Unité du genre humain et pluralité des cultures
Introduction
1. L’idée du genre humain s’est constituée très tôt ; elle est contemporaine de la naissance de notre culture indoeuropéenne.
Dans un cœur de l’Antigone de Sophocle (442 av. J.C.) on lit les vers suivants :
« Il est bien des merveilles en ce monde ; il n’en est pas de plus grandes que l’homme… Parole, pensée vite comme le vent, aspiration d’où naissent les cités, tout cela il se l’est enseigné à lui-même… Bien armé contre tout, il ne se voit désarmé contre rien de ce que lui peut offrir l’avenir. »
Ce texte souligne ce qui constitue l’originalité de l’homme comparé aux autres êtres vivants, l’invention des techniques, le langage, la pensée et principalement le fait que tout cela « il se l’est enseigné à lui-même », de sorte que, à la différence des espèces animales, s’ouvre pour lui un avenir qui est entre ses mains.
Le second texte est le Mythe d’Épiméthée et de Prométhée que Platon fait raconter à Protagoras, célèbre sophiste, dans le dialogue qui porte son nom. Dans ce mythe, les dieux ont chargé les deux frères (Épiméthée et Prométhée) de distribuer à toutes les races mortelles les qualités nécessaires à leur survie. Épiméthée qui s’est chargé de la distribution découvre qu’il a dépensé toutes les facultés en faveur des animaux et qu’il a oublié l’homme. L’homme est donc nu et désarmé, n’ayant aucune des facultés qui lui permettent de survivre. C’est alors que Prométhée corrige l’erreur de son frère en apportant aux hommes le feu qu’il a dérobé aux Dieux. Et c’est ainsi que l’homme devient le seul être vivant capable d’inventer lui-même toutes les conditions qui vont permettre à l’espèce de survivre.
La notion de genre humain se constitue à partir du moment où l’on veut distinguer l’homme en tant que tel des espèces animales, en quelque sorte pour rejeter l’idée d’espèce humaine qui implique, plus qu’une parenté, une même appartenance à la nature. La notion de genre humain n’est rien d’autre au point de départ que l’affirmation de la « spécificité » de l’espèce humaine.
Mais, la réflexion sur cette idée de genre humain n’implique pas l’idée de l’unité du genre humain.
2) Le discours sur les « variétés dans l’espèce humaine » commence avec l’appréhension de la « différence ».
C’est le pluriel, semble-t-il, qu’il convient d’employer
Les différences sont d’abord des caractères apparents, le plus souvent immédiatement visibles, chez l’homme la couleur de la peau, la formegénérale du visage avec ses traits distinctifs, le type de chevelure [cf. la constitution d’une anthropologie physique). Aux différences physiques visibles s’ajoutent celles du vêtement, de la parure, de la langue et des mœurs.
De fait c’est l’amalgame de ces différences qui constitue la « différence » et permet de distinguer entre les « gens du soi » et les autres. plus radicalement en nous opposant, nous les « hommes », aux autres, les « non-hommes ».
L’appréhension des différences est inséparable de l’élaboration par les peuples de leur identité.
Ce rapport à l’identité, que tous les peuples élaborent et définissent par l’interprétation systématique de la différence, place chaque discours culturel et historique particulier dans l’obligation de rendre compte non seulement de la distinction de l’homme et de l’animal, et des hommes entre eux, mais aussi de la relation des hommes à une histoire qui les dépasse, où se jouent la vie et lamort des sociétés humaines.
L’évolution de la notion de genre humain est instructive parce qu’elle nous fait assister à ce processus idéologique qui tente de penser l’unité et la pluralité du genre humain pour expliquer, justifier et consacrer un ordre du monde et de la société.
I. De l’idée de genre humain à la négation de la diversité des cultures
A. L’évolution de la notion de genre humain
1) En Grèce :
Au V° siècle avant Jésus-Christ, l’élaboration de l’idée de genre humain ne comporte pas l’idée de l’unité ou de l’universalité et n’entre pas en contradiction avec la reconnaissance d’une diversité des peuples entre lesquels la réflexion introduit déjà une hiérarchie.
En premier lieu, si les Grecs se considèrent eux-mêmes comme « les hommes, les vrais, les bons, les meilleurs », qualités qui s’appliquent à toutes les cités où l’on parle grec. Des peuples se trouvent exclus de cette « humanitas » : Ce sont les barbares, dont le nom désigne ceux qui ne parlent pas grec et s’expriment dans une langue qu’on ne comprend pas. (Le terme barbare vient, dit-on, de l’onomatopée « bar-bar », qui imite une langue que l’on ne comprend pas.)
Mais en second lieu, cette distinction n’empêche pas les Grecs de reconnaître des différences entre les barbares : Une diversité entre les peuples dont certains sont considérés comme « civilisés », tels les Égyptiens et les Perses, d’autres comme « sauvages », tels les Scythes et les Thraces.
2) L’hellénisme
A partir de la seconde moitié du V°siècle, une série de guerres opposant les cités liguées autour d’Athènes et de Sparte interdit l’unification politique de la Grèce. Dès la fin du siècle, les sophistes, se déplaçant d’une cité à l’autre pour enseigner la rhétorique et la politique, s’appuient sur la distinction entre « nature » et « convention » (nomos) pour affirmer que si les hommes diffèrent par leur loi (nomos, par les conventions), ils sont semblables par nature. L’un d’eux, Antiphon, écrit : « le fait est que par nature, nous sommes tous de naissance identique, Grecs et barbares ; et il est permis de constater que les choses qui sont nécessaires de nécessité naturelle, sont communes à tous les hommes et qu’aucun de nous n’a été à l’origine distingué comme barbare ou comme Grec. »
A la fin du siècle suivant, l’archipel des cités grecques est conquis par Philippe II de Macédoine et intégré dans l’empire de son fils Alexandre. Cette période de trouble favorise les mouvements de population qui peuplent les cités d’étrangers venus des diverses parties de l’empire. C’est le déclin de la « polis ».
Avec les stoïciens l’unité de l’humanité apparaît comme une idée positive. Zénon, fondateur de l’école écrit : « tous les hommes sont des concitoyens, puisqu’il y a en eux une seule vie et un seul ordre de choses, comme pour un troupeau uni sous la règle d’une loi commune. » Pour lui, hommes bien nés, affranchis, esclaves, barbares, participent également de la raison universelle qui gouverne le monde.
En droit, la polis est remplacée par la cosmospolis, par « la société universelle du genre humain », où ne valent plus tant les lois positives que la loi de la nature gouvernée par le logos divin. Sénèque écrira « je considèrerai toutes les terres comme miennes et les miennes comme appartenant à tous… Je saurai que ma patrie, c’est le monde »
2) Le christianisme
Le christianisme ne considère pas avant tout l’individu comme un être raisonnable, mais comme prochain, indépendamment de l’usage qu’il peut faire de sa raison. Les « simples » sont aussi mes frères ; et aussi les méchants. Tous les hommes sont égaux en tant que créatures de Dieu.
C’est pourquoi Saint-Paul dit : « Je me dois aux Grecs comme aux barbares, aux gens cultivés comme aux ignorants. » Quand on passe à l’ « homme nouveau » qui vit selon les préceptes du Christ, « il n’y a plus Grec et Juif, circoncis et incirconcis, barbare, Scythe, esclave, homme libre, mais Christ : il est tout et en tous ».
On voit cependant que cet universalisme, attribué le plus souvent à Paul, a des limites. Indépendamment de la question du souci que le chrétien doit prendre des païens, l’idée même de « prochain » et de « frère » reste ambiguë. Le « prochain » n’est pas un homme abstrait, mais quelqu’un avec qui, de quelque manière, on est en rapport ; le « frère » peut être en principe tout homme rencontré : il subsiste pourtant au fond de cette notion l’idée d’une alliance, telle que le frère par excellence reste, sinon le proche parent ou le compatriote, du moins celui qui partage la même foi. La « Cité de Dieu » conçue par le christianisme laisse nécessairement beaucoup d’hommes hors d’elle-même.
Cependant, le fait même que le christianisme se soit développé au milieu des cultes païens et la dette des Pères de l’Église envers la culture grecque ont empêché la fracture religieuse de se transposer en fracture anthropologique.²
La question de la race s’inscrit plus particulièrement, au niveau tant biologique qu’anthropologique, dans le devenir historique propre à l’Occident cherchant à dominer tous les peuples de la terre.
3) Les voyages : la découverte de la pluralité des cultures
a) La découverte de l’Amérique : la controverse de Vallalodid
Dans un cadre chrétien, le problème de l’unité de l’humanité sera frontalement posé dans de tout autres circonstances, avec la découverte de l’Amérique.
Dans la genèse de la notion de « genre humain » en Occident, la découverte de l’Amérique a sans conteste été un moment essentiel. La rencontre de l’autre y a été tout à fait singulière, révélant l’existence d’hommes dont nul ouï-dire, nul souvenir, nulle trace n’avait encore indiqué la présence. La question fut de savoir si les Indiens étaient égaux et semblables aux chrétiens, différents d’eux ou inférieurs à eux.
Les réponses vont du déni d’humanité pur et simple, de l’idée que les Indiens sont des « bêtes à figure humaine », ou encore de l’opinion d’un Tomas Ortiz pour qui les Indiens sont plus bêtes que des ânes, ou celle d’Oviedo pour qui ils sont possédés par Satan, à l’entière reconnaissance de leur humanité, et plus rarement, au respect de leur différence.
Dans tous les cas, l’humanité est mesurée à l’aune de la religion chrétienne, mais cette mesure unique permet toutefois de distinguer diverses nuances entre ces positions extrêmes. Affirmer l’égalité des hommes au nom du christianisme, comme le fait Bartolomé de Las Casas, c’est d’abord faire valoir qu’il n’y a pas eu de différences dans l’acte de leur création. A cet égard, il n’y a pas de différence entre chrétiens et gentils, et tous pourront être sauvés. Las Casas écrit : « Notre religion chrétienne convient également à toutes les nations du monde et elle est ouverte à toutes de la même façon ; et, n’ôtant à aucune sa liberté ni sa souveraineté, elle n’en met aucune en état de servitude, sous prétexte de distinction entre hommes libres et serfs par nature ».
L’idée que la religion chrétienne est ouverte à toutes les nations n’est certes aucunement nouvelle. La nouveauté de Las Casas apparaît en comparaison de la position traditionnelle, qui veut qu’en attendant d’être converties, toutes ces nations ne soient pas d’égale dignité.
Ne peut-on pourtant concevoir une égalité dans la différence, hors de la perspective d’une religion commune ? Là est l’audace de Las Casas, qui considère que l’égale dignité des hommes peut se fonder sur plusieurs formes de religion, et non sur la seule religion chrétienne. On peut reconnaître à l’autre une pleine humanité, et reconnaître en lui l’égal d’un chrétien, quoique peut-être il ne soit pas chrétien ni destiné à le devenir, pourvu qu’on retrouve dans sa religion les traits essentiels du christianisme. Après avoir d’abord considéré les Indiens comme de bons chrétiens potentiels, doux, paisibles et obéissants, Las Casas finit par découvrir en eux une piété qui, pour n’être pas référée au Dieu de la Bible, l’est à une divinité dont le sens, la fonction et la dignité sont équivalents à ceux du Dieu chrétien. La reconnaissance d’une parfaite humanité implique toujours ici une référence au christianisme, mais cette référence se fait indirecte, dans la mesure où il est découvert qu’à leur manière les Indiens sont comme des chrétiens. Une fois le concept de l’humanité véritable soustrait à un horizon théologique fermé, le genre humain peut réellement accéder à son homogénéité.
Le point décisif dans l’élaboration de la notion de genre humain est l’apparition et le développement de cette idée que des hommes puissent être égaux sans avoir pour autant à être identiques.
b) XVI° et XVII° siècles
Cette évolution du statut de l’autre, par laquelle la différence n’est pas interprétée comme le signe d’une infériorité, est manifeste dans les Essais de Montaigne : Il y a diversité entre les hommes au point « qu’il y a plus de distance de tel à tel homme qu’il n’y a de tel homme à telle beste. »
Le genre humain comporte presque autant de sorte d’hommes qu’il y a d’espèces animales. Mais, pas plus entre les hommes qu’entre l’homme et l’animal la différence ne doit être appréciée en termes de supériorité ou d’infériorité. Pour Montaigne une telle expérience de pensée montre combien il est ridicule de partir de soi-même pour juger les autres : « Je n’ai point cette erreur de juger d’un autre selon que je suis…Pour me sentir engagé à une forme je n’y oblige pas le monde.. et, au rebours du commun, je reçois plus facilement la différence en nous que la ressemblance. »
A ses yeux le sauvage n’est pas un barbare ni le barbare un sauvage. Le sauvage est celui qui est resté proche de la « naïveté originelle » ; le barbare est celui qui commet des actes cruels, comme ceux auxquels on assiste dans les guerres de religion avec le raffinement des supplices.
S’il devait y avoir une mesure universelle de l’humanité, elle pourrait se trouver, plutôt que dans la civilisation, dans cette naïveté originelle que nous trouvons chez les sauvages et que nous avons irrémédiablement perdue.
Tel est le mouvement de pensée qui se développe à partir de la fin du XIX° siècle, dans la période que Paul Hazard a caractérisée comme « La crise de la conscience européenne ».
c) Le siècle des Lumières : le débat du monogénisme et du polygénisme
L’anthropologie du siècle des Lumières est particulièrement significative car elle cherche à rendre compte de l’existence, récemment découverte, des nations sauvages, pour mieux l’opposer à celle du monde européen civilisé. Ce qui intéresse les philosophes, c’est de découvrir le sens des nations européennes.
Ce faisant, ils confondent les apparences « raciales » et les « productions sociologiques et psychologiques des cultures humaines » (C. Lévi-Strauss, Race et histoire) et cherchent à renvoyer les hommes sauvages parmi les ancêtres historiques de l’homme moderne. Cet ordre historique créait du même coup l’ordre des valeurs.
a) Dès 1749, Buffon, dans son Histoire naturelle de l’homme, marquait très nettement la séparation entre l’homme et l’animal. Cependant, il cherchait en même temps à expliquer les causes des « variations dans l’espèce humaine ». Les critères que reconnaissait Buffon sont la couleur de la peau, la forme et la taille, enfin ce qu’il nomme le naturel. Si les deux premiers critères sont d’emblée corporels et visibles, le « naturel » renvoie à l’interprétation des comportements culturels.
Pour expliquer les variations tout en posant l’unité du phénomène humain, il faut croire qu’à partir d’un modèle originel les hommes se sont peu à peu distingués de lui pour « dégénérer » au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient de la zone tempérée. Car, écrit Buffon, « c’est sous ce climat qu’on doit prendre le modèle ou l’unité à laquelle il faut rapporter toutes les autres nuances de couleur et de beauté ».. Ce sont donc des causes accidentelles qui font varier les nations qui peuplent la Terre.
L’Europe, par le progrès qu’elle manifeste, se doit de convaincre les sauvages de réintégrer la nature de l’homme. Et Buffon se félicite de ce que les sauvages « sont venus souvent d’eux-mêmes demander à connaître la loi qui rendait les hommes si parfaits ». Ainsi l’Europe se voit offrir, en raison de la dégénérescence des sauvages, la mission de les ramener sous sa loi supérieure. Ce devait être l’alibi des conquêtes coloniales.
b) La démarche de Voltaire est autre, mais ses conclusions rejoignent celles de Buffon en ce qu’il place l’Europe au sommet de la civilisation. Il voit entre les peuples de la Terre de telles différences qu’il croit d’une autre espèce les hommes sauvages. Il distingue des degrés qui vont de la « stupidité » et de l’« imbécillité » à la « raison commencée », pour atteindre chez certains peuples le stade de la « raison perfectionnée » qui suppose la reconnaissance du vrai Dieu. C’est en s’appuyant sur « ces différents degrés de génie et ces caractères des nations « qu’on voit si rarement changer » que Voltaire proclame la supériorité des nations policées et la logique de leur domination partout dans le monde. Et s’il proteste contre les atrocités des conquérants, c’est qu’il voudrait voir triompher la civilisation non par la violence, mais seulement par le droit et la raison.
c) Avec Rousseau, la différence manifeste entre les peuples est complètement dégagée des déterminations raciales et de l’histoire naturelle des espèces. À l’opposé de tous les animaux, l’homme, de par sa supériorité, peut vivre selon un « état de nature » puisque, tout en restant isolé, il peut commander en même temps à cette nature qui l’environne. L’homme ne dépend pas des autres hommes dans l’état de pure nature, il est libre et par là se distingue de l’animal.
Mais, en usant de cette liberté, il invente à chaque moment son histoire.Celle-ci peut manifester diverses formes selon que les hommes vivent dans l’état de nature ou qu’ils se constituent en sociétés. « Celui qui voulut que l’homme fût sociable, écrit Rousseau, toucha du doigt l’axe du globe et l’inclina sur l’axe de l’univers. À ce léger mouvement, je vois changer la face de la terre et décider la vocation du genre humain. »L’état de nature, « qui n’a peut-être pas existé », laisse ouverte la possibilité d’existence aux sociétés politiques fondées sur l’inégalité au service des plus forts.L’homme est donc renvoyé d’abord à sa liberté originelle et puis, de révolution en révolution, à son destin politique qu’il doit maîtriser pour y réintroduire sa liberté.
Les auteurs du siècle des Lumières n’accordent aux peuples sauvages qu’une représentation mythique en regard de quoi ils élaborent l’idéologie de leur propre société et celle de ses transformations. L’homme sauvage est toujours opposé à l’homme civilisé et, le plus souvent, réduit à la qualité de « primitif ». L’histoire ainsi orientée renvoie les peuples sauvages dans l’enfance de l’humanité, et désigne l’Europe comme missionnaire de la civilisation après l’avoir été de la religion. C’est au nom de la « supériorité » du civilisé qu’il lui revient d’imposer le progrès et son ordre.
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Au XIX° siècle
La traite des Noirs, dont l’acmé se situe au XVIIe siècle, est en évidente corrélation avec les premières argumentations du racisme biologique, dont se moque spirituellement Montesquieu
Il faut attendre les temps modernes pour qu’apparaisse l’explication quasi systématique et scientifique des racistes contemporains. C’est probablement que la science paraît seule digne de fournir une garantie indiscutable au sérieux d’une thèse. L’un des initiateurs du racisme, Gobineau (1816-1882), se fonde sur l’anatomie comparée du cerveau pour affirmer que celui du Huron ne saurait contenir, même en germe, un esprit semblable à celui de l’Européen. Il n’est pas le seul à penser ainsi ; d’excellents esprits ne sont pas loin de partager de telles opinions à la même époque, ou quelque temps avant : ainsi, paradoxalement, ce sont les travaux de Linné (1707-1778) et de Buffon (1707-1788), lesquels ne sont d’ailleurs pas exempts de préjugés, qui préparent la voie au racisme prétendument scientifique ; on s’appuie aussi sur l’autorité de Darwin.
Et, à la fin du XIXe siècle, l’Europe cultivée est convaincue que le genre humain se partage en races supérieures et en races inférieures (voir, par exemple, Renan et l’anthropologue Broca).
Le privilège de la race blanche a été réaffirmé au XIXe siècle pour en faire une idée reçue avec d’autant plus de conviction qu’elle convenait aux prises de possession et aux conquêtes de l’Europe partout dans le monde.
Par son Essai sur l’inégalité des races humaines, le comte de Gobineau allait dès 1853 proposer une théorie qui satisfaisait les besoins inconscients de l’élite européenne. Il ne faisait que reprendre et systématiser les idées de son siècle et de la classe politique de son temps.
Chez Gobineau, la détermination « scientifique » de l’homme joue un rôle précis et discriminatoire. La notion d’homme n’a en effet selon lui qu’un contenu biologique. Il n’y a pas l’homme, ni un genre humain, mais seulement la multiplicité des individus, c’est-à-dire des hommes particuliers avec leurs conditions particulières de vie, et, surtout leurs déterminations biologiques particulières. L’individu n’est donc que l’expression du groupe particulier auquel il appartient. L’élément déterminant est collectif : ethnique, ou plus exactement, car le physique détermine absolument le caractère racial. C’est leur constitution corporelle, telle qu’elle se constitue biologiquement au gré de l’évolution de leur collectivité particulière, qui détermine les hommes ; elle échappe à leur volonté, à leur intelligence, et même à leur conscience. Nulle éducation, nulle liberté, nul progrès n’est possible : comportement, pensée, volonté et passions sont fonction de la race. L’inné oblitère absolument l’acquis, et les progrès que peut réaliser une race sont toujours limités par sa constitution particulière. Le déterminisme est ici absolu.
Comment passe-t-on alors de l’affirmation de ce déterminisme intégral au principe d’une hiérarchie ? En posant que les races se sont toutes constituées par mélange, et que le résultat de ce mélange peut avoir plus ou moins de valeur en fonction des éléments qu’il combine.
Au niveau supérieur, une nation, ou une civilisation, est constituée par un mélange qui absorbe les éléments hétérogènes qui le composent, et produit un juste milieu, comme la race blanche. En fin de compte, il s’agit donc d’une hiérarchie de la domination qui dépend du caractère plus ou moins dominateur des races, c’est-à-dire de chaque mélange. Le mélange est heureux lorsqu’il inclut un pôle dominateur que sa vitalité met en état de subjuguer les autres, comme les Arians (Aryens) qui auraient constitué la race germanique. La supériorité des Blancs se manifeste, selon Gobineau, dans le fait qu’ils ont toujours su imposer leurs valeurs et leur mode de vie.
Dans cette théorie, on remarquera donc qu’il n’y a pas de race « pure », si par « pureté » on entend un caractère originel et l’absence de tout mélange. La différence des races est une différence d’énergie, de vitalité, et non une affaire de pureté. Une race est un mélange stabilisé ; mais aucune stabilisation n’est durable, et toutes les races sont destinées à continuer de se modifier par mélange.
Le mouvement est inexorable car il naît d’un paradoxe impossible à résoudre, à savoir qu’une société est d’autant plus forte qu’elle est bien mélangée, et une race d’autant plus faible qu’elle est plus mélangée. Les deux mouvements vont de pair ; à mesure qu’une société forte soumet les plus faibles, elle altère son identité et amorce son déclin.
Le sens du déterminisme qu’impose le biologisme ne laisse pas de choix : il n’y a pas d’autonomie de la civilisation par rapport à la race, et il n’est pas possible que la domination de la première puisse par elle-même compenser l’affaiblissement de la seconde. La logique de leur rapport conduit l’humanité vers une entropie croissante : inexorablement, il viendra un moment où nulle domination ne sera plus possible, et où l’affaiblissement sera général. A cet égard, l’unification du genre humain coïncidera avec sa dégénérescence.
L’Essai sur l’inégalité des races humaines développe une sombre philosophie de l’histoire. Gobineau constate que toutes les civilisations ont fini par la décadence : ce phénomène universel ne s’explique selon lui ni par la volonté de Dieu, comme le pensait Bossuet, ni par le relâchement des mœurs comme l’ont affirmé tous les moralistes, ni par l’action du climat supposée par Montesquieu. La cause du mal réside en l’homme même : à l’origine du monde, les races, d’ailleurs inégalement douées, étaient pures, mais le mélange des sangs a ravalé les meilleures au rang des pires.Loin de croire que l’humanité soit perfectible à l’infini, l’avenir la verra s’abrutir de plus en plus dans la déchéance des métissages.
Cette thèse posée, Gobineau l’illustre par une histoire fantastique du genre humain ; il montre comment les Aryans primitifs, la plus noble des races, partis de l’Asie centrale, se sont noyés au cours de leurs migrations dans les flots impurs des Noirs et des Jaunes. Vision grandiose qui atteint souvent à l’épique. Le paradis qu’il situe au pays des Aryans, perdu depuis des millénaires, est à jamais inaccessible et la race des seigneurs pour toujours abolie. Tout au plus admet-il que, dans l’abjection des foules, « des conjonctions fortuites » peuvent créer des individus qui conservent par miracle l’originelle pureté, ceux qu’il nomme, dans Les Pléiades, les « fils de roi ». Mais ces êtres exceptionnels ne sauraient interrompre la décadence de l’espèce livrée à l’aveugle déterminisme du sang.
B. Les thèses idéologiques : La négation de la diversité des cultures
À partir de la diversité de fait que chacun peut constater entre les groupes humains, il existe deux attitudes qui conduisent toutes deux, quoique par des chemins opposés, à légitimer la violence d’un groupe sur l’autre. En réalité ces deux attitudes ont en commun une même négation de la différence. Elle supposent la discrimination et, par là même, l’affirmation exclusive de soi.
1) Un faux évolutionnisme
La première attitude est « une tentative pour supprimer la diversité des cultures, tout en feignant de la reconnaître pleinement. Car, « si l’on traite les différents états où se trouvent les sociétés humaines, tant anciennes que lointaines, comme des stades ou des étapes d’un développement unique qui, partant du même point, doit les faire converger vers le même but, on voit bien que la diversité n’est qu’apparente. L’humanité devient une et identique à elle-même ; seulement, cette unité et cette identité ne peuvent se réaliser que progressivement et la variété des cultures illustre les moments d’un processus qui dissimule une réalité plus profonde ou en retarde la manifestation » (Lévi-Strauss, op. cit.).
Privilégier ce processus de nature historique c’est vouloir écrire dans les faits une histoire pour soi, une histoire pour l’Europe, une histoire pour le Blanc..
C’est ce faux évolutionnisme qui a permis de réduire la diversité des cultures en la rendant moins inquiétante et de sauvegarder une précieuse et rassurante image de soi. Il est clair que le pouvoir trouve ici raison de nier la différence et de vouloir réduire la diversité en forçant l’autre à l’identité. C’est ne réhabiliter l’autre qu’en en faisant un autre soi-même ; et pour cela la force est dans « le » sens de l’histoire.
Toutes les techniques d’« assimilation », d’intégration, de même que toutes les contraintes allant jusqu’à l’extermination physique ou culturelle sont légitimées.
2) La « pureté » de la race
La seconde attitude n’admet la différence des cultures que pour mieux la valoriser en termes de rapport de forces.
Le racisme met l’accent sur une différence biologique , réelle ou supposée, à partir de laquelle il déduit une conduite qu’il veut légitime. Ainsi, la couleur et les traits physiques des Noirs, qui seraient le signe de leur infériorité biologique, autoriseraient les Blancs à les gouverner. Le Juif, caractérisé d’abord par une description biologique, devient un « être du mal », à la fois maudit et générateur des pires catastrophes pour les autres.
La différence biologique est seulement un point de départ, l’assise d’une construction qui la dépasse infiniment. Pour asseoir sa démonstration, le raciste fait flèche de tout bois : tantôt il s’appuie sur l’indice céphalique, qui serait le meilleur critère de l’état mental et spirituel du sujet ; tantôt il privilégie un détail psychologique du comportement individuel, qu’il étend ensuite à tout un groupe ; tantôt il croit déceler un trait collectif, qu’il attribue à tout individu du groupe.
Maintenir la « pureté » de la race contre les mélanges qui la font dégénérer devient la préoccupation obsédante et la tâche essentielle du pouvoir. À partir d’une différence, on institue une discrimination qui devient la charte du pouvoir, de l’ordre et de la sécurité. Peu importe la manière dont est reconnue la supériorité congénitale d’une fraction de l’espèce humaine, elle est un dogme. Cette discrimination fondamentale a pour conséquence logique de désigner l’autre pour victime.
Le racisme fut l’idéologie de la traite des Noirs et de la colonisation naissante. L’argument biologique fut utilisé pour la première fois systématiquement par les nobles espagnols dans leur lutte contre les Juifs convertis au christianisme et qui avaient gagné ainsi là des droits égaux aux leurs ; une insurmontable différence de « sang » fut leur dernière trouvaille pour contester cette acquisition. Cette idée sera reprise par les nazis pour justifier l’expansion allemande.
Hitler, dans son livre Mein Kampf,ne cesse de s’en prendre aux juifs qu’il accuse « de vouloir détruire par l’abâtardissement résultant du métissage cette race blanche qu’ils haïssent, la faire choir du haut niveau de civilisation et d’organisation politique auquel elle s’est élevée et devenir ses maîtres ».
Pour Hitler, la supériorité de la race aryenne des seigneurs et son combat pour défendre la pureté de cette race trouvent leur pendant dans la description qu’il fait du peuple juif. Il écrit : « [Le juif] empoisonne le sang des autres, mais préserve le sien de toute altération [...]. Par tous les moyens il cherche à ruiner les bases sur lesquelles repose la race du peuple qu’il veut subjuguer. »
Hitler désigne aux siens une victime pour préserver à tout prix leur sang de toute altération. Mais, en même temps, il accuse la race juive de vouloir préserver sa pureté.
L’Autre est le bouc émissaire que l’on sacrifie pour se délivrer d’une culpabilité collective. Tous les génocides que l’histoire a connus sont porteurs de cette idée de purification. La terrible violence exterminatrice, en supprimant les victimes, allège le poids de la culpabilité et purifie.
Comprendre le génocide, c’est sans doute chercher dans chaque cas la cause de ce phantasme, qui n’appartient pas à la psychologie collective, mais bien à l’histoire, où l’antagonisme, à son paroxysme, exige une « solution finale ».
C. De l’ethnocentrisme à l’ethnocide ?
1) L’ethnocentrisme
L’ethnocentrisme correspond aux différentes formes que prend le refus de la diversité des cultures. « On nomme ethnocentrisme cette vocation à mesurer les différences à l’aune de sa propre culture.
Une première question se pose : notre culture détient-elle le monopole de l’ethnocentrisme ? L’expérience ethnologique permet d’y répondre. Considérons la manière dont les sociétés primitives se nomment elles-mêmes. On s’aperçoit qu’en réalité il n’y a pas d’autodénomination, dans la mesure où, en mode récurrent, les sociétés s’attribuent presque toujours un seul et même nom : les Hommes. Illustrant de quelques exemples ce trait culturel, on rappellera que les Indiens Guarani se nomment Ava, qui signifie les Hommes ; que les Guayaki disent d’eux-mêmes qu’ils sont Aché, les Personnes ; que les Waika du Venezuela se proclament Yanomami, les Gens ; que les Eskimos sont des Innuit, des Hommes. On pourrait allonger indéfiniment la liste de ces noms propres qui composent un dictionnaire où tous les mots ont le même sens : hommes. Inversement, chaque société désigne systématiquement ses voisins de noms péjoratifs, méprisants, injurieux.
Toute culture opère ainsi un partage de l’humanité en deux parts : elle-même, qui s’affirme comme représentation par excellence de l’humain, et les autres, qui ne participent qu’à un moindre titre à l’humanité. Le discours que tiennent sur elles-mêmes les sociétés primitives traditionnelles, qui se trouve condensé dans les noms qu’elles se confèrent, est donc ethnocentriste de part en part : affirmation de la supériorité de son soi culturel, refus de reconnaître les autres comme des égaux. L’ethnocentrisme apparaît alors la chose du monde la mieux partagée, et, de ce point de vue au moins, la culture de l’Occident ne se distingue pas des autres.
Il faudra poser la question :
Doit-on penser l’ethnocentrisme comme une propriété formelle de toute formation culturelle? Appartient-il à l’essence de la culture d’être ethnocentriste, dans la mesure où toute culture se considère comme la culture par excellence ?
Et, s’il en est ainsi, comment peut-on « concilier » la pluralité des cultures avec l’universalité du genre humain ?
C’est à cette question qu’il nous faudra reprendre d dans la seconde partie de notre réflexion, quitte à dénoncer les termes dde cette problématique
Il reste auparavant un obstacle à lever : S’il est vrai que toute culture est ethnocentrique peut-on affirmer que l’ethnocentrisme est en même temps ethnocidaire ?
Cette question nous conduit sur le terrain dd l’histoire : Comment comprendre la violence, de nature « exterminatrice, qui se manifeste deans les ethnocides et les génocides ?
Voici un constat qui doit nous permettre de répondre à ces questions : Si toute culture est ethnocentriste, seule l’occidentale est ethnocidaire.
2) la violence dans l’histoire : aperçu historique
a) ethnocide et conquête espagnole
Si le génocide antisémite des nazis fut le premier à être jugé au nom de la loi, il n’était en revanche pas le premier à être perpétré. L’histoire de l’expansion occidentale au XIXe siècle, l’histoire de la constitution d’empires coloniaux par les grandes puissances européennes, est ponctuée de massacres méthodiques de populations autochtones. Néanmoins, par son extension continentale, par l’ampleur de la chute démographique qu’il a provoquée, c’est le génocide dont furent victimes les indigènes américains qui retient le plus l’attention. Dès la découverte de l’Amérique, en 1492, une machine de destruction des Indiens se mit en place.
La démarche évangélisatrice est la première forme de l’ethnocide
Apparaissent au premier rang, en Amérique du Sud mais aussi en bien d’autres régions, les missionnaires. Propagateurs militants de la foi chrétienne, ils s’efforcent de substituer aux croyances barbares des païens la religion de l’Occident. L’ethnocide s’exerce pour le bien du sauvage.»
Mais, derrière ce débat théologique, l’enjeu économique est important. En effet, la puissance de l’Espagne de la « Reconquista » repose sur la richesse des Indes et l’esclavage de ses habitants. Dans les pays conquis, l’exploitation des richesses repose sur le système de l’« encomienda » ou « repartimiento », selon lequel on confère à chaque colon le droit d’utiliser le travail d’un groupe d’Indiens pour exploiter les terres ou les mines qui lui ont été attribuées..
En 1492, début de la conquête de l’Amérique, l’Espagne est devenue une puissance mondiale, la première des temps modernes, fondée sur un impérialisme économique.
Jean-Claude Carrière met en relief le contexte historique dans les derniers chapitres de son livre : après que le légat du Pape a rendu sa décision affirmant que les habitants des terres nouvelles sont des êtres comme nous et doivent être traités avec la plus grande humanité et justice, les deux colons qui ont assistés à la controverse sont interrogés par le Cardinal qui leur donne la parole :
« - Nous sommes venus mon ami et moi, envoyés par tous nos amis, pour parler de notre installation, de notre vie (…) de tous les problèmes que nous avons. Il faut travailler avec eux, on n’a pas le choix (…) mais ils sont sales et paresseux, ils sont voleurs.
(…) Si nous devons les payer, les traiter comme des chrétiens, leur accorder des lois, nous occuper d’eux et de leur famille, ça va coûter beaucoup d’argent. (…) Cet argent, il faudra le soustraire aux revenus de la Couronne et aux revenus de l’Église
- Dans quelle proportion demande doucement le prélat ?
- Oh, dans des proportions énormes, c’est tout le système qu’il faudra changer.(…) Tout a été calculé depuis le début, d’une certaine manière, on nous a indiqué des terres et des hommes pour les travailler en nous laissant une part du profit (…) Sur notre part, nous pouvons payer des impôts et même faire des dons, au couvent en particulier. Maintenant, si tout le système vient à changer… »
Les colons avouent ainsi clairement les raisons économiques de la colonisation, allant jusqu’à indiquer que la fin du système constituerait un dommage financier pour la Couronne et pour l’Église, un dommage économique pour l’Espagne.
L’ethnocide s’éclaire à la lumière de cette analyse..
b) Ethnocide et formation des Etats-nations
On peut prendre l’exemple de la France :
A l’aurore de la nation française, lorsque la France n’était que la Franchimanie et son roi un pâle seigneur du nord de la Loire, la croisade des Albigeois s’abattit sur le sud pour en abolir la civilisation. L’extirpation de l’hérésie cathare, prétexte et moyen d’expansion pour la monarchie capétienne, traçant les limites presque définitives de la France, apparaît comme un cas pur d’ethnocide : la culture du Midi – religion, littérature, poésie – était irréversiblement condamnée, et les Languedociens devinrent sujets loyaux du roi de France.
La Révolution de 1789, en permettant le triomphe de l’esprit centraliste des Jacobins mène à son terme l’unification de la nation nécessaire au développement économique de la bourgeoisie. Les provinces, comme unités territoriales, s’appuyaient chacune sur une ancienne réalité, homogène du point de vue culturel : langue, traditions politiques, etc. On leur substitua le découpage abstrait en départements, propre à briser toute référence aux particularismes locaux, et donc à faciliter partout la pénétration de l’autorité étatique.
Ultime étape de ce mouvement par lequel les différences s’évanouissent l’une après l’autre devant la puissance de l’État : la IIIe République transforma définitivement les habitants de l’Hexagone en citoyens grâce à l’institution de l’école laïque, gratuite et obligatoire, puis du service militaire obligatoire. l’État ne connaît que des citoyens égaux devant la loi.
Ce qui subsistait d’existence autonome dans le monde provincial et rural y succomba. La francisation était accomplie, l’ethnocide consommé : langues traditionnelles traquées en tant que patois d’arriérés, vie villageoise ravalée au rang de spectacle folklorique destiné à la consommation des touristes, etc.
L’ethnocide, comme suppression plus ou moins autoritaire des différences socioculturelles, est inscrit dans le développement des Etats-nations, qui apparaît comme une exigence du développement du capitalisme.
De nos jours la politique d’assimilation dite d’intégration s’inscrit dans ce mouvement.
c) Du XIX-me siècle à nos jours
À la fin du XIXe siècle, les Indiens de la pampa argentine furent totalement exterminés afin de permettre l’élevage extensif des moutons et des vaches, qui fonda la richesse du capitalisme argentin. Au début de ce siècle, des centaines de milliers d’Indiens amazoniens périrent sous les coups des chercheurs de caoutchouc.
Actuellement, dans toute l’Amérique du Sud, les derniers Indiens libres succombent sous l’énorme poussée de la croissance économique, brésilienne en particulier. Les routes transcontinentales, dont la construction s’accélère, constituent des axes de colonisation des territoires traversés : malheur aux Indiens que la route rencontre ! Au cours de ces dernières années, des massacres d’Indiens ont été dénoncés au Brésil, en Colombie, au Paraguay
Produire ou mourir, c’est la devise de l’Occident. Les Indiens d’Amérique du Nord l’apprirent dans leur chair, tués presque jusqu’au dernier, afin de permettre la production . Un de leurs bourreaux, le général Sherman, le déclarait ingénument dans une lettre adressée à un fameux tueur d’Indiens, Buffalo Bill : « Autant que je peux l’estimer, il y avait, en 1862, environ 9 millions et demi de bisons dans les plaines entre le Missouri et les montagnes Rocheuses. Tous ont disparu, tués pour leur viande, leur peau et leurs os [...]. À cette même date, il y avait environ 165 000 Pawnees, Sioux, Cheyennes, Kiowas et Apaches, dont l’alimentation annuelle dépendait de ces bisons. Eux aussi sont partis, et ils ont été remplacés par le double ou le triple d’hommes et de femmes de race blanche qui ont fait de cette terre un jardin et qui peuvent être recensés, taxés et gouvernés selon les lois de la nature et de la civilisation. Ce changement a été salutaire et s’accomplira jusqu’à la fin. »
Dans ces conditions, peut-on, d’un point de vue historique maintenir qu’il y a une solution de continuité entre l’ethnocide et le génocide ?
d) Le génocide et la traite des noirs
A ceux qui voudraient que le terme de génocide ne s’appliquât qu’à la Shoah, Aimé Césaire rappelle la déportation des noirs africains :Les génocides accompagnant les brigandages des pays de chrétienté aux Amériques qui ont conduit aux saignées à mort de peuples d’Afrique déportés en masse pour creuser les mines et labourer les sols.
Ceux qui se demandent si l’on peut penser après Auschwitz, se sont-ils demandés s’ils pouvaient penser après Saint-Domingue, après n’importe lequel des ports de déchargement où les bétaillères des traites vomissaient leur charge d’esclaves, d’êtres humains idéologiquement et juridiquement réduits à l’état de bêtes de somme ?
C’est Raphael Lemkin, juif polonais (1901-1959) qui est l’inventeur du mot génocide, conseiller du juge Robert H. Jackson qui siégea au tribunal de Nuremberg ; c’est lui qui dès 1944 dans son livre Axis Rule in Occupied Europe, écrit à propos du mot « génocide » qu’il emploie pour la première fois: dans un contexte contemporain« un nouveau mot pour décrire une « pratique ancienne . »
L’historien pose la question : -
Que contient la civilisation occidentale qui la rend infiniment plus ethnocidaire que toute autre forme de société ?
3) Ethnocide et capitalisme
La réponse semble se trouver dans la nature même du système capitaliste, qui n’a d’autre fin que sa propre reproduction et son développement sans limite
« La société industrielle, écrit l’historien, la plus formidable machine à produire, est pour cela même la plus effrayante machine à détruire. Races, sociétés, individus ; espace, nature, mers, forêts, sous-sol : tout est utile, tout doit être utilisé, tout doit être productif, d’une productivité poussée à son régime maximal d’intensité. »
L’aperçu historique montre que dans sa phase de conquête, qui correspond à l’accumulation du capital, le capitalisme est ethnocidaire et qu’il le demeure tout au long de son histoire.
L’apparition et le développement du capitalisme semble bien introduire dans l’histoire une forme de violence inconnue jusqu’alors.
Rappelant le siècle qui a suivi la révolution industrielle - celui des « orgies du capital » - on peut aller plus loin et montrer que le capitalisme a assuré son développement au prix du sacrifice de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants
Or, il n’y a pas de solution de continuité entre l’ethnocide et l’extermination de masse, qui mérite le nom de génocide
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NOTA (référence au cours sur la violence dans l’histoire ; ethnocides et génocides)
Ce serait sans doute une erreur de faire du génocide l’essence du capitalisme, L’explication historique, qui doit se donner pour tâche de comprendre, à chaque époque historique, la spécificité du phénomène ?
Concernant la Shoah,
Si l’on récuse la thèse du totalitarisme qui, pour défendre l’unicité de la Shoah, la comprend comme un évènement incompréhensible et à proprement parler « impensable », il faut tenter d’expliquer historiquement la spécificité de ce génocide..
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Conclusions :
1°L’étude historique des ethnocides et des génocides montre que l’ensemble des phénomènes qu’on peut qualifier ainsi ne saurait être compris comme la résultante de l’ethnocentrisme.
Aucune culture n’est en elle-même ethnocidaire.
2° L’ethnocentrisme doit être compris comme l’expression des conditions historiques dans lesquelles les peuples constituent leur identité.
Comme l’écrit Claude Lévi-Strauss dans Anthropologie structurale II : « L’ethnocentrisme est un phénomène naturel, résultant des rapports directs ou indirects entre les sociétés »
3° Comprendre cette forme particulière de violence dans l’histoire que constituent les ethnocides et les génocides c’est découvrir les rapports de forces qui s’instaurent entre les sociétés au cours de leur devenir, sur la base desquels elles sont contraintes d’élaborer, d‘affirmer, voire de défendre leur identité.
L’ethnocentrisme est l’expression idéologique des rapports de forces sur la bases desquels elles ont constitué leur identité
Rien n’est plus mystificateur que de présenter ces phénomènes historiques que sont les ethnocides et les génocides comme la conséquence de l’incapacité de l’homme à reconnaître l’Autre et – n’hésite-t-on pas à l’écrire - comme « la mise en œuvre d’un principe d’identification, d’un projet de réduction de l’Autre au même, la volonté de réduction de la différence et de l’altérité, le sens et le goût de l’identique et de l’Un. ».
Cette démarche proprement idéaliste conduit, en inversant les choses, à imputer à la nature humaine les violences de l’histoire qui sont responsables de l’inhumanité des hommes.
II. De la pluralité des cultures à l’unité du genre humain
A) le débat idéologique
“L’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat.”
Ces propos de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, qui datent des années 1980, ouvrent le débat sur l’avenir culturel de la planète.
Le débat idéologique oppose deux interprétations de l’évolution de l’humanité :
Pour les uns cette évolution révèle une tendance centripète à l’uniformisation culturelle sous la poussée des universaux symboliques de la consommation de masse et des réseaux techniques de l’information en temps réel. .
Aux antipodes de cette représentation, d’autres pensent que l’homogénéisation n’est pas à l’ordre du jour sur la planète, submergée qu’elle est par les fractures sociales et économiques comme par les crispations nationalistes, voire les replis identitaires.
Si d’aucuns sont tentés de tirer un trait d’équivalence entre la victoire sur l’espace et le temps par le truchement des techniques de communication à longue distance et la disparition des inégalités entre les différentes sociétés qui composent le globe,
d’autres estiment que la fabuleuse avancée des moyens de transport et de communication jette l’humanité dans une lutte pour la suprématie de certaines sociétés sur d’autres et engendre une nouvelle hiérarchisation des nations.
Dans quelle mesure ces deux thèses opposées rendent-elles compte de la complexité en devenir de la culture et des cultures ? Comment situer cette phase historique de l’évolution de nos sociétés?
Telle est la question à laquelle il faudra tenter de répondre en dépassant le débat idéologique.
B) Sommaire des thèses de l’unification culturelle
1) Au XIX°siècle
L’idée qu’il existe une tendance inéluctable à l’unification culturelle du monde ne date pas d’aujourd’hui. Une de ses premières formulations est contemporaine du développement des premiers réseaux techniques au XIX e siècle. Fondateur du mode de communication moderne avec les chemins de fer, le télégraphe électrique, le câbles sous-marin, le téléphone, la communication sans fil, les steamers, les canaux interocéaniques, ce siècle, voit aussi fleurir les premiers discours sur la vertu agglomérante des réseaux de communication.
Cette lutte prend la forme d’un affrontement de type darwinien pour l’hégémonie linguistique : Quelle langue l’emportera en Europe et dans le monde ?
C’est la question que se pose le romancier Herbert George Wells (1866-1946) au tournant du siècle dans une œuvre de science-fiction intitulée Anticipations. Selon Wells la compétition centrale va se jouer entre le français et l’anglais. Cependant, toujours selon Wells, toutes ces forces qui vont contre le “maintien de systèmes sociaux locaux” et mènent le monde vers l’adoption d’une ou de deux “langues rassembleuses”, et qu’il déduit en extrapolant les réalités de son temps, n’impliquent pas nécessairement l’homogénéité. Car “plus grand sera l’organisme social, plus complexes et diverses les parties, plus enchevêtrés et variés les jeux combinés de la culture, les croisements”. En l’an 2000, la multiplication des formes les plus diverses de la communication, les contacts, les voyages, les transports, aura forcé le monde à établir un “compromis bilingue”, où chaque communauté fera usage d’une langue à vocation œcuménique et de la sienne, limitée à la sphère de chaque communauté particulière.
Dans son roman fantastique Le Monde libéré (The World Set Free), publié peu avant la Première Guerre mondiale et qui attendra 1995 pour être traduit en français, il transporte le lecteur dans un monde où, à la suite d’un conflit planétaire, les bombes atomiques n’ont laissé que ruines. La vieille civilisation ayant été balayée, l’humanité accède à la maîtrise de cette nouvelle forme d’énergie et entreprend de bâtir une civilisation nouvelle. Wells renoue avec le vieux rêve de l’utopiste français Charles Fourier (1772-1837), qui voyait dans l’unité de langage, de mesures, de signes typographiques et de voies de communication” le garant de l’harmonie universelle.
2) L’“américanisation”
Dès la fin des années 1920, New York devient le centre de la nouvelle économie-monde<<<<<<<<< ;. Dès cette date, des créateurs et des intellectuels européens s’alarment de la rencontre inégale entre les produits culturels manufacturés par les industries d’un Nouveau Monde qui a tissé des relations intimes entre le cinéma et le pouvoir financier et la tradition de la culture classique du Vieux Continent. Une notion apparaît qui stigmatise ce bouleversement des critères de l’universel : l’“américanisation”.
Cette expression entend circonscrire la menace que constitue cette inversion des rapports de dominance culturelle : Volonté individuelle, machinisme, démocratie grégaire, nivellement par le bas, industrialisation, enrégimentement, religion de la propriété, matérialisme, etc. – tout cela est considéré comme étant américain et comme représentant un danger qui menace, de l’extérieur, l’esprit européen.”
Crise que, dès la fin de la Grande Guerre, l’Allemand Oswald Spengler a diagnostiquée comme le“déclin de l’Occident”. Cette maladie de civilisation va hanter de nombreux philosophes et écrivains de l’entre-deux-guerres.
Paul Valéry, à la veille du séisme qui allait ravager l’Europe et le monde, identifiait comme “crise de l’esprit” cette crise de l’identité européenne, de l’universalité dont elle répondait.
“Culture, civilisation, écrivait Valéryen 1939 dans La Liberté de l’esprit, ce sont des noms assez vagues que l’on peut s’amuser à différencier, à opposer ou à conjuguer. Je ne m’y attarderai pas. Pour moi, il s’agit d’un capital qui se forme [...].Mais ce matériel ne suffit pas. Pas plus qu’un lingot d’or, un hectare de bonne terre ou une machine ne sont des capitaux, en l’absence d’hommes qui en ont besoin et qui savent s’en servir. Notez ces deux conditions. Pour que le matériel de la culture soit un capital, il exige, lui aussi, l’existence d’hommes qui aient besoin de lui, et qui puissent s’en servir – c’est-à-dire des hommes qui aient soif de connaissance et de puissance de transformations intérieures, soif de développements de leur sensibilité ; et qui sachent, d’autre part, acquérir ou exercer ce qu’il faut d’habitudes, de discipline intellectuelle, de conventions et de pratiques pour utiliser l’arsenal de documents et d’instruments que les siècles ont accumulé.”Or, ce qui met ce capital culturel en crise, c’est la raréfaction de ces hommes qui “savaient lire : vertu qui est perdue”, ces hommes qui“savaient entendre et même écouter”, qui“savaient voir, relire, ré-entendre et revoir”.
3) L’apogée des contestations
Durant l’après-guerre, la notion d’américanisation fait fortune. Dans l’Europe de la reconstruction, elle sert de cadre de référence pour analyser les prolongements culturels du plan Marshall, cheval de Troie par lequel affluent d’outre-Atlantique non seulement les marchandises, mais aussi des modèles d’excellence à suivre. La modernisation de l’appareil économique, grâce à l’introduction de l’human engineering et du management, a signifié l’importation de systèmes de valeurs, de “technologies sociales”, qui ont eu pour enjeu l’“américanisation de la société française”, comme le constatera en 1982 le sociologue Luc Boltanski dans son ouvrage sur l’émergence de la catégorie sociale des “gestionnaires” ou “cadres”.
Dans les années 1960, décennie de la rébellion sur les campus américains, des grandes protestations contre la guerre du Vietnam, de la contestation étudiante dont Mai-68 en France fut le symbole, et des mouvements de solidarité avec le Tiers Monde, la critique de l’américanisation se confondit avec le refus de la culture de masse produite par la “société de l’abondance”, le refus de cette “culture de la société du spectacle”,de cette “Weltanschauung devenue effective, matériellement traduite”, de cette “vision du monde qui s’est objectivée” sur la “surface sociale de chaque continent”, comme l’écrivait en 1967, dans son ouvrage, La Société du spectacle, Guy Debord, un des fondateurs de l’Internationale situationniste, et une des figures du mouvement de Mai.
Pendant ces décennies militantes l’idée l’emporte que le monde se dirigeait à tombeau ouvert vers l’uniformisation des modes de vie à travers la consommation de produits standardisés, vecteurs de l’American way of life.
Les firmes transnationales américaines adoptent elles-mêmes le terme d’américanisation pour nommer la geste de leurs implantations multiples.
4) Vers la “société globale”
Au tournant des années 1960, les notions de “village global”(ou “village planétaire”) et de “société globale” font alors leur apparition. Ces expressions tendent à supprimer la ligne de démarcation entre une puissance culturellement hégémonique et les autres nations et à gommer les différences et les différenciations.
Marshall McLuhan
Sur le vaisseau Terre devenu un“théâtre global” grâce à l’instantanéité télévisuelle, les publics sont devenus des acteurs, des producteurs plutôt que des consommateurs. Tous sont logés à la même enseigne dans un monde qui s’est transformé en un“village global”. C’est l’enseignement que développe dès 1969, dans un ouvrage intitulé Guerre et paix dans le village planétaire, le Canadien Marshall McLuhan. Le nouvel environnement de la technologie électronique qui agit de façon permanente sur le sensorium, propulse vers le progrès à marche forcée les territoires non industrialisés, comme la Chine, l’Inde et l’Afrique.
Dans cette vision du monde comme “village planétaire”, tout advient par la seule vertu de l’impératif technologique, un médium prétendument neutre, transparent et universel imposant sa loi émancipatrice.
D’autres théoriciens font de la thèse de Mc Luhan une arme dans la guerre des idées, à un moment caractérisé par la montée de la contestation sociale à travers le monde,: Selon ces idéologues, l’avènement des nouvelles technologies d’information et de communication annonce la “fin des idéologies”, l’essor d’une nouvelle idée du changement social qui rendrait définitivement caduque la vieille obsession des révolutions politiques. La“révolution des communications”est porteuse d’une“révolution mondiale” (ce slogan grand public naît précisément dans la seconde moitié des années1960),
Ce mythe de la fin des idéologies sous-tend la trajectoire de la notion d’homogénéisation des cultures et des sociétés.
En 1969, le politologue Zbigniew Brzezinski, futur conseiller en matière de sécurité nationale du président des Etats-Unis Jimmy Carter, publie Between Two Ages, sous-titré America’s Role in the Technetronic Era, traduit dès 1971 en français sous le titre de La Révolution technétronique. Avec cet ouvrage, on pénètre dans la géopolitique à l’âge de la révolution scientifico-technologique. Il traite en effet de l’espace-monde et de la place qu’y occupe et que devrait y occuper dans les décennies à venir la superpuissance Etats-Unis dans sa compétition contre l’autre superpuissance, l’Union soviétique.
La notion de globalité est centrale : Le monde n’est pas un “village global”, mais une “ville globale” parce que les moyens de communication et l’informatique ont créé une “société aux éléments extraordinairement enlacés”, un “nœud de relations interdépendantes, nerveuses, agitées et tendues” à l’inverse de “la stabilité qui caractérise l’intimité d’un village”.
Dans ce monde entrelacé, les États-Unis représentent la “première société globale de l’histoire”, principal centre de propagation de la révolution technétronique. Elle est la société qui “communique” plus que toute autre, et c’est là le point décisif de l’analyse de Brzezinski, elle est la seule à avoir réussi à proposer un modèle global de modernité, ainsi que des schémas de comportements et de valeurs universels. Que ce soit à travers ses productions culturelles ou ses modes de vie. C’est précisément à cause de ce caractère global qu’il est de plus en plus inadéquat de parler de son influence dans le monde et de ses rapports avec les autres peuples en termes d’impérialisme. Le rayonnement de la révolution technologico-scientifique made in U.S.A. a changé radicalement les données du problème. La force de cette révolution est telle qu’“elle incite les pays les moins avancés à importer des techniques, des méthodes et des pratiques d’organisation nouvelles”. Cette nouvelle ère, placée sous les auspices de la seule société globale existante, fait passer l’humanité de la“diplomatie de la canonnière” à la “diplomatie des réseaux”, d’une société de confrontation à une société mondiale fondée sur la recherche d’un nouveau consensus.
5) Une vision géo-économique de la culture
Extrait du rapport annuel (1986) d’une firme de communication
“Nous vivons une ère de communications globales. Les scientifiques et les technologues ont réalisé ce que depuis longtemps les militaires et les hommes d’État ont tenté d’établir sans y arriver :l’empire global. Il n’y a aucun doute que le monde est en train de devenir une marketplace. Marché de capitaux, produits et services, management et techniques de fabrication sont tous devenus globaux par nature. Résultat, les firmes trouvent de plus en plus qu’elles doivent concourir à travers le monde entier sur la global marketplace. Ce nouveau développement émerge au moment même où les technologies avancées transforment l’information et la communication.”
Cet extrait du rapport annuel (1986) d’une firme de communication donne une idée de la mutation intervenue au cours des années 1980. Dans cette décennie, en effet, une nouvelle phase d’expansion de l’économie mondiale se met alors en place :
.C’est surtout à la faveur du mouvement de globalisation financièreque ces doctrines de gestion de l’entreprise se sont imposées.
De nouveaux idéologues apparaissent qui ont soutenu leur façon de voir la logique d’unification du monde par l’intégration des marchés : C’est la doctrine dite de la “standardisation universelle”, dont un des premiers initiateurs fut, en 1983, Theodore Levitt, alors directeur de Harvard Business Review
Une des voies obligées pour accéder à ce régime économique planétaire a été la constitution de groupes de communication à travers des acquisitions-fusions transnationales. En outre, le marché global des produits culturels a repoussé ses frontières en annexant les nouveaux territoires de l’ancien bloc communiste et en faisant franchir à l’Inde et à la Chine, fort en retard en matière d’équipement télévisuel des foyers, un grand pas vers l’intégration audiovisuelle régionale à travers l’établissement de systèmes de satellite.
La construction de grandes zones de libre-échange et des marchés uniques a ouvert la chasse aux universaux culturels. La création d’un marché unique d’images est un enjeu des redéploiements industriels. Cette quête d’une culture globale à travers des chaînes panaméricaines, panasiatiques, paneuropéennes ou tout simplement planétaires s’appuie sur les messages diffusés par la culture de masse dans l’imaginaire de consommateurs appartenant pourtant à des cultures très diverses. C’est ce que les stratèges de la gestion des marchés transfrontières appellent la“convergence culturelle des consommateurs”, postulat de base de l’“approche globale”.
Sous les mots génériques “global” et “globalisation”, l’industrie de l’entertainment américain est toujours bien présente. Ses produits sont des “supports naturels d’universalité”.
“La globalisation signifie n’avoir jamais à dire que vous êtes désolé”, constate l’écrivain mexicain Carlos Monsiváis en 1994, voulant indiquer par là que le globalisme s’est converti en un prêt-à-porter idéologique qui dilue les responsabilités des divers acteurs mondiaux dans la production de la “misère du monde”. Tout devient tellement enchevêtré que plus personne ne doit rendre des comptes.
Ces visions globalitaires ont alimenté l’imaginaire du grand public sur l’avenir de la communauté humaine.
Les nouvelles versions du mythe de la “fin des idéologies” ont pris un bain de jouvence avec la chute du Mur de Berlin,.
Un de ses plus fameux avatars est le recyclage qu’en a fait, à la fin de l’année 1989, Francis Fukuyama, directeur adjoint de la cellule stratégique du Département d’État américain, sous la forme du mythe de la “fin de l’histoire”.
Le fait que les transistors soient devenus un gadget en Chine populaire, que Mozart serve de musique de fond dans les supermarchés japonais et que la musique rock soit à Prague l’expression d’une révolte contre une idéologie stalinienne sont pour ce néo-conservateur de trente-six ans un signe irréfutable de l’homogénéisation démocratique du monde sous les auspices du libéralisme occidental.
Depuis lors, l’idée a pris racine dans la rhétorique du libre-échange : l’expansion des produits de l’industrie de l’entertainment amène automatiquement la liberté civile et politique. Tout se passe comme si le statut de consommateur était l’équivalent de celui de citoyen.
III. La réflexion philosophique
Problématique
Le problème de l’humanité, considérée comme un corps unique, se pose dès le moment où nous entrons dans une civilisation planétaire, caractérisée par un progrès, qui s’impose à l’ensemble du genre humain.
Ce phénomène pose la question de la diversité des cultures qui constitue l’histoire de l’humanité. En quoi, ce développement global de l’humanité met-il en cause la pluralité des cultures qui sont pour ainsi dire contraintes de s’y adapter ?
A. La réponse de l’ethnologie
Tout le développement de l’ethnologie, depuis les thèses culturalistes jusqu’à l’anthropologie sociale de Mauss, rejette l’explication évolutionniste qui conduit droit à l’ethnocentrisme et considère chaque culture qu’elle étudie comme un phénomène spécifique, unique.
Dès ce moment la difficulté est de conjuguer la culture au singulier et la culture au pluriel. Si la culture est universelle, comment caractériser ses traits constants et sa nature ? Si l’on se tourne vers la diversité des cultures, comment les comparer et sur quels critères ? Un culturaliste écrit :
Il est une structure générale qui sert de base aux traits les plus évidents et les plus frappants de la relativité culturelle. Toutes les cultures constituent autant de réponses distinctes aux mêmes questions essentielles posées par la biologie humaine et l’ensemble de la situation humaine. Des comparaisons valables entre les différentes cultures pourraient être faites à partir de points de référence invariants issus des données biologiques, psychologiques et socioculturelles de la vie humaine. »
1) Segalen, « Approche d’une connaissance exotique »
C’est par une réflexion autant métaphysique qu’esthétique que Segalen, grand voyageur sur les traces de Rimbaud et de Gauguin répond à cette interrogation en définissant ce qu’il appelle : « un certain rapport nomade au monde ? ».
Segalen entreprend-il son travail de réflexion afin de différencier le véritable exotisme de ce qu’il estime être ses contrefaçons littéraires (je pense à Loti) ou touristiques, en dégageant un art d’approcher l’altérité, art qu’il désigne par le terme d’« esthétique ». Il s’agit de développer ce que Segalen appelle la « notion du différent ». Le « pouvoir d’exotisme » est le « pouvoir de concevoir autre ». L’exotisme englobe ce qui échappe au connu, au déjà vécu. Il désigne la perception de « Tout ce qui est "en dehors" de l’ensemble de nos faits de conscience actuels, quotidiens, tout ce qui n’est pas notre "Tonalité mentale" coutumière ». Ce « pouvoir de concevoir autre » est une affaire de sensibilité, laquelle débouche sur une connaissance du réel considéré comme plan d’existence de la diversité.
En fait, toute la vision de Segalen s’esquisse dans cette question du rapport (exotique) entre le Même et l’Autre. Ce rapport s’impose comme dilemme philosophique autant que littéraire, social et cosmologique, car il travaille l’ensemble du réel, à toutes les échelles. Bref, le monde entier est un et divers à la fois.
Aussi ce monde, Segalen en a parfaitement conscience, se révèle comme le lieu d’exercice de tendances différenciées qui peuvent, selon la tournure de l’histoire, devenir contradictoires au point d’entrer en conflit, lorsqu’une tendance désire supplanter l’autre. L’abrasion de la diversité culturelle sous la pression occidentale - la situation difficile de la culture Maorie, par exemple - est une illustration de l’antagonisme qui peut exister, menaçant l’équilibre unifié du « Divers », lorsqu’une force se développe jusqu’à la réduction des autres. La diversité c’est la vie ; l’équilibre social et cosmologique idéal résidant dans une tension différentielle plutôt que dans la présence envahissante d’une logique unique et totalitaire, homogène.
Or la facilité des transports met le monde à portée des grands nombres, risque de briser les distances et, par conséquent, de tuer l’exotisme en brouillant les différences. La modernité soumet-elle l’univers à une entropie irréversible qui anéantirait, à plus ou moins long terme, toute forme d’altérité ? Ou bien, est-ce que l’avancée de l’homogénéité peut être compensée par un sens accru de la diversité ? Autrement dit, la diversité du réel peut-elle se régénérer, et régénérer avec elle l’intensité de la vie, qui, sans cela, serait condamnée à une inexorable « tiédeur » ?
C’est à partir de ces interrogations générales que Segalen aborde la question du destin social et historique de l’humanité. Il pose alors ses considérations esthétiques en terme de « doctrine » sociale. « Le Divers décroît. là est le grand danger terrestre. C’est donc contre cette déchéance qu’il faut lutter, se battre, - mourir peut-être avec beauté. »
Quant aux moyens de lutte, Segalen les envisage en termes de connaissance, car il entend proposer, en développant son esthétique du divers, un « outil de connaissance » maniable par chaque individu :
C’est la connaissance « esthétique » qui permet d’atteindre cette part de beauté que chaque esprit, qu’il le veuille ou non, détient, développe ou néglige. »
2) Lévi-Strauss : un pessimisme ethnologique
Le principal souci de Lévi- Strauss, au travers de l’ethnologie, est sans doute de mettre toutes les cultures sur un pied d’égalité, seule façon de faire progresser l’universalité.
Rejetant le point de vue diachronique, qui, sous la forme de l’évolutionnisme, conduit tout droit à l’ethnocentrisme, il tente d’établir que toutes les cultures sont autant de systèmes symboliques créés par les hommes pour régler leur existence collective.
En rompant avec le règne animal dont les structures assurent la survie des espèces, les hommes ont subordonné la reproduction de l’espèce et sa survie à l’instauration d’un ordre reposant sur des structures (un certain nombre de systèmes symboliques) qui doivent régler ou régir leurs rapports entre eux : leur co-existence.
Toutes les médiations sont faites pour apporter des solutions à un problème commun à la pensée sauvage et à la nôtre : Comment vivre ensemble, à la bonne distance, ni trop près ni trop loin c’est à dire sans s’entre-dévorer , s’entre-détruire. Lévi-Strauss trouve dans les mythes, dans les rites, dans toutes les formes de culture, la capacité d’équilibre des sociétés humaines.
Ainsi la pluralité des cultures est essentielle au mode d’existence des sociétés humaines, qui est inséparable de l’activité symbolique par lequel se réalise le lien social.
Le problème de l’unité de la culture à travers la diversité des cultures se résout à partir du moment où l’analyse de l’ethnologue met à jour, à travers les structures des mythes, une architecture de l’esprit humain qui impose à une nature, où l’homme a émergé par hasard, les formes et les lois qui régissent l’activité de la pensée.
La Culture est l’ensemble des activités médiatrices, mises en œuvre à travers le langage, - qui vont des règles matrimoniales à l’art, la science et la religion, en passant par les manières de table - ,dont toutes ont pour fonction de combler l’écart, l’abîme ouverts, dès l’origine, par la venue de l’homme, son émergence, au sein de la nature.
La nature en elle-même, sa réalité en soi, ainsi que l’origine de l’homme sont à jamais perdues, parce qu’elles sont « informées », structurées par la pensée humaine et recouvertes par la culture.
Il ne peut y avoir de réalité sociale, de groupe humain relativement stable, que parce que la pensée est capable d’ordonner, de structurer les rapports entre les hommes, leur permettant, grâce à son activité médiatrice, de « vivre ensemble ».
Même en proie à des perturbations historiques, les cultures s’adaptent et retrouvent l’équilibre nécessaire à la coexistence des hommes entre eux.
Les mythes apparaissent comme des compromis imaginaires destinés à rendre la vie possible quand surviennent des migrations, des guerres, des phénomènes de colonisation. Mais, les mythes ne parviennent jamais, de façon intégralement satisfaisante, à remplir leur fonction, d’une part « en raison des conditions de fonctionnement propres à chaque système, d’autre part parce que l’histoire introduit des éléments allogènes, détermine des glissements d’une société vers une autre, et des inégalités dans le rythme relatif d’évolution de chaque système particulier ;»
L’histoire, qui a été mise entre parenthèses dans la démarche structuraliste pour rendre compte de la culture, reprend ses droits :
Commentla pensée, structurant le réel - et depuis toujours aussi bien - et les structures qu’elle a mis en œuvre- peuvent-elles avoir changé sinon par des brisures hasardeuses, des discontinuités inexplicables ?
S’il est vrai que le monde n’a de sens pour nous qu’à travers les structures que la pensée a imposées au réel, il faut bien reconnaître que hors de nous, c’est l’incontrôlable et absurde extériorité du hasard. Dès lors, si les structures rendent compte du sens que le monde revêt pour nous, c’est l’Événement, c’est à dire la contingence de l’histoire qui explique les discontinuités, le changement des structures, le passage d’une culture à une autre et l’extinction de civilisations tout entières.
Lévi-Strauss écrit :
« Pour autant qu’en deçà de la diversité apparente des sociétés humaines, l’analyse structurale prétend remonter à des propriétés fondamentales et communes, elle renonce à expliquer l’émergence des nouvelles structures (même si celles-ci obéissent à des lois d’invariance…) Pour être viable, une recherche tout entière tendue vers les structures, commence par s’incliner devant la puissance et l’inanité de l’Événement. »
Quand les mythes - et toutes les médiations - ne remplissent plus leur fonction de structuration du réel, on assiste à une inéluctable perte de sens.
A la fin du compte, l’équilibre du système est précaire ; l’ordonnancement de la vie par les hommes en société est porteuse d’entropie, de destruction.
Et Lévi-Strauss voit dans la civilisation occidentale la manifestation et le développement irréversible de ce mouvement : il exprime les plus grandes inquiétudes devant la civilisation identique à elle-même qui se développe, civilisation des « détritus » : Son uniformité est faite de déchets et de son inaptitude à les éliminer. Ce qui menace l’humanité, c’est l’inertie indifférenciée, autrement dit l’entropie.
Il écrit encore :
« La civilisation occidentale a établi ses soldats, ses comptoirs, ses plantations et ses missionnaires dans le monde entier ; elle est directement ou indirectement intervenue dans la vie des populations de couleur ; elle a bouleversé de fond en comble leur mode traditionnel d’existence, soit en imposant le sien, soit en instaurant des conditions qui engendraient l’effondrement des cadres existants sans les remplacer par autre chose. »
Il faut, pense Lévi-Strauss, pour assurer la survie de la culture, sauvegarder les écarts différentiels d’une civilisation à une autre : Seule manière de coexister.
Lévi-Strauss rejoint la vision métaphysique de Segalen.
Si l’on ne veut pas donner raison à ce pessimisme ethnologique, il faut, - en restituant le point de vue diachronique, poser concrètement la question :
En quoi le développement de l’humanité met-il en cause la pluralité des cultures qui sont pour ainsi dire contraintes de s’y adapter ?
B. La réflexion de Ricoeur
Analyse de l’essai de Paul Ricœur :« Civilisation universelle et cultures nationales »
En quoi le développement de l’humanité conduit-il à une civilisation universelle mondiale ?
Pour répondre à cette question il faut d’abord caractériser les plans sur lesquels se développe ce mouvement d’universalisation de l’humanité.
1) Comment comprendre ce mouvement d’universalisation de l’humanité?
1. Ricœur, en prenant pour point de départ la technique, dont le foyer de diffusion est l’esprit scientifique, croit pouvoir affirmer l’unité purement abstraite et rationnelle de l’espèce humaine. C’est l’esprit scientifique avant tout, qui unifie l’humanité, à un niveau très abstrait et qui sur cette base donne à la civilisation humaine un caractère universel.
En effet, écrit-il, « Si la science est grecque d’origine, puis européenne à travers Galilée, Descartes, Newton…, ce n’est pas en tant que grecque et européenne, mais en tant qu’humaine qu’elle développe ce pouvoir de rassemblement de l’espèce humaine. Autrement dit, la science en tant qu’œuvre de l’homme susceptible d’être universellement reçue par tous, implique de fait une unité du genre humain purement abstraite et rationnelle. »
2. La deuxième source d’universalité, qui est lié au développement de la connaissance scientifique, est constitué par la technique, dont le développement crée tôt ou tard une situation irréversible.
En effet, écrit-il, « s’il est possible d’attribuer l’invention de l’écriture alphabétique, de l’imprimerie, de la machine à vapeur…, à telle ou telle nation, à telle ou telle culture, ces innovations créent une situation irréversible pour tous, car leur diffusion, si elle peut-être retardée ne peut être absolument empêchée. Parce que les révolutions techniques s’additionnent, elles échappent au cloisonnement culturel.
Puisque la technique se développe comme une unique civilisation, chaque fois qu’une nation accède à la modernisation, elle accède du même coup à la mondialisation.
Nous sommes en face d’une universalité de fait de l’humanité. »
3. Le troisième étage de cette civilisation universelle, c’est, à travers la diversité des régimes politiques, le développement d’un état moderne dont le pouvoir revêt la forme d’une gouvernance prenant en main l’administration du corps social.
4. Le quatrième phénomène consiste dans le développement d’un genre de vie universel, ou plutôt d’une uniformisation des genres de vie : Non seulement les techniques de production, mais aussi de transports, de relations, de bien-être, de loisirs, d’information.. N’est-ce pas ce phénomène qui aboutit à une culture de consommation ?
II La signification de ce phénomène d’universalisation
Il faut noter d’abord que le processus de développement de l’humanité est un phénomène d’accumulation : Il y a une histoire de l’humanité dans la mesure où tous les acquis depuis la technique jusqu’aux savoirs se transmettent de génération en génération. Le problème posé est donc de savoir si ce phénomène d’accumulation constitue un progrès.
A. Voici la réflexion de Ricoeur
1) Il est difficile de nier que cette évolution représente une forme de progrès
1- La multiplication des relations humaines fait de l’humanité un réseau de plus en plus interdépendant et de toutes les nations et des groupes sociaux une unique humanité qui développe son expérience. L’humanité qui, jusqu’à présent a vécu par procuration en quelque sorte, à travers quelques civilisations privilégiées ou quelques groupes d’élites, pour la première fois depuis deux siècles concerne l’ensemble des masses humaines et la possibilité de leur accès au progrès.
2- Ce mouvement vers une civilisation mondiale entraîne une sorte de mutation dans l’attitude de l’humanité prise dans son ensemble, à l’égard de sa propre histoire. Loin de subir leur sort comme un destin effroyable, un nombre croissant d’hommes ont conscience de faire (leur) l’histoire : Il s’agit d’un véritable accès à la majorité.
3- La culture de consommationelle-même représente un progrès dans la mesure où elle concerne les masses et leur permet d’accéder à un bien être élémentaire et à une culture de base.
2) Mais ce progrès est manifestement antagonique :
« Il faut bien avouer, écrit Ricoeur, que ce même développement présente un caractère contraire. En même temps qu’une promotion de l’humanité, le phénomène d’universalisation de l’humanité constitue une sorte de subtile destruction, non seulement des cultures traditionnelles, mais de ce que j’appellerai le noyau créateur des grandes civilisations, des grandes cultures
Nous sentons bien, que cette unique civilisation mondiale exerce une sorte d’action d’usure ou d’érosion aux dépens du fond culturel qui a fait les grandes civilisations : Tout se passe comme si l’humanité en accédant en masse à une première culture de consommation, était aussi arrêtée en masse à un niveau de sous-culture. »
3) Il y a plus ; « La découverte de la pluralité des cultures est une épreuve grave pour la culture européenne. Au moment où nous découvrons qu’il y a des cultures et non pas une culture, nous faisons l’aveu de la fin d’une sorte de monopole culturel (illusoire) nous sommes menacés de destruction par notre propre découverte : il devient soudain possible que nous soyons nous-mêmes qu’une culture parmi d’autres.
Dès lors toute signification d’une histoire commune se trouve abolie. Et nous nous promenons à travers les civilisations comme à travers des vestiges, ou des ruines. L’humanité entière devient une sorte de musée imaginaire « Où irons-nous ce week-end ? Visiter les ruines d’Angkor ou faire un tour au Tivoli de Copenhague ? » Nous pouvons très bien nous représenter un temps qui est proche où n’importe quel humain moyennement fortuné pourra se dépayser indéfiniment et goûter sa propre mort sous les espèces d’un interminable voyage sans but. A ce point extrême, le triomphe de la culture de consommation, universellement identique et intégralement anonyme représenterait le degré zéro de la culture-création. »
Pour éclairer ces constats, Ricoeur nous invite à une “ herméneutique de la conscience historique ”.
Trois thèmes, nés avec la philosophie des Lumières ont éclairé le XXème siècle, jusqu'à ces dernières décennies : “ la croyance que l'époque présente ouvre sur le futur une nouveauté sans précédent ; la croyance que le changement vers le mieux s'accélère, enfin la croyance que les hommes sont de plus en plus capables de “faire” leur histoire.”
“ L'idée que l'histoire est soumise au “Faire humain” est la plus neuve et sans doute la plus fragile ”, puisque, à la fin de ce XXème siècle, elle sera contredite par cette autre découverte, qui est sans doute “le second versant” de la conscience historique, savoir que “ ce qui arrive est toujours autre chose que ce que nous attendions ”, que “ l'action engendre des résultats non voulus ”, qu'enfin “ nous nous “affectons ” nous-mêmes par l'histoire que nous faisons ” (comme si nous la subissions).
“ L'humanité n'est une espèce que dans la mesure où elle est une histoire ”, telle est la découverte de notre modernité mais la question est posée : “ Pour qu'il y ait histoire ”, il faut que l'humanité soit “ sujet de cette histoire ”, mais comment interpréter ce sujet qu'est l'humanité, ce “ singulier collectif ? ”
B. Raymond Aron : L’universalité du genre humain, une utopie.
Comme le souligne Raymond Aron, dans son livre ; Les désillusions du progrès, l’idée d’universalité : d’une identité du genre humain qui s’impose au-delà de la diversité des ethnies, des coutumes et des usages, des cultures et des conditions, est un thème de notre modernité. Tout se passe comme si l’évolution de nos sociétés, sans doute pour des causes économiques mais aussi par des progrès techniques, tels que les moyens de transport et de communication, conduisait à la disparition des frontières entre nations, à l’interpénétration des cultures, à une uniformisation des mœurs, et à une image unifiée de la condition humaine. Pour la première fois l’idée d’une unité du genre humain s’incarne dans l’idée que l’humanité vit une seule et même histoire.
C’est cette idée que R.Aron se donne pour tâche de pourfendre, parce qu’elle recouvre cette autre idée qui est au cœur de l’analyse de Marx, à savoir que les hommes font leur histoire.
Et, toute la démarche de R .Aron consiste à montrer que cette idée est contredite par les faits : La concurrence mondialisée entre les pays riches, les inégalités de développement entre les pays riches et les pays pauvres, la renaissance des nationalités, l’affrontement des ethnies, la guerre des fondamentalismes religieux , tels sont les phénomènes « qui caractérisent l’aube d’une histoire universelle. »
Sans aucun doute, pour Aron, l’idée d’une identité du genre humain et le thème de l’universalisation de l’humanité à travers son histoire constituent une illusion majeure des temps modernes, que ne manque pas d’exploiter l’utopie marxiste.
Mais, selon Aron, d’où naît l’illusion ?
C’est dans le dernier chapitre du livre : « Technique et Histoire » que Raymond Aron répond à cette question
« Le progrès scientifico-technique intéresse, à n’en pas douter, toutes les caractéristiques par lesquelles, à travers les siècles, l’humanité de l’homme a été définie ; parole et communication, outils et maîtrise du milieu naturel, connaissance ou raison… »
L’idée de l’universalisation du genre humain ( comme l’illusion du progrès) naît des conquêtes techniques de notre époque, qui ont marqué une révolution comparable à la révolution néolithique. »
Mais, il faut bien constater qu’en même temps, « les progrès scientifiques et techniques prennent l’apparence d’une sorte de fatalité. Le jour où les Etats décident de fabriquer des avions de transport supersoniques pour gagner trois heures sur le trajet New York-Paris quitte à les reperdre dans les embouteillages entre l’aérodrome et le centre des villes – les responsables, publics et privés, se contentent le plus souvent de répondre par la formule dénuée de sens : « On n’arrête pas le progrès … Il semble parfois que les sociétés elles-mêmes ont d’autant moins la maîtrise de leur destin qu’elles ont, par l’intermédiaire de la technique, une maîtrise accrue du milieu naturel.
Le devenir de ces sociétés n’est pas soumis à une volonté consciente. Il se déroule selon les imprévisibles péripéties de l’histoire et il continue de paraître à maints égards immoral et irrationnel. »
Aron formule lui-même l’objection
« Ne faut-il pas imputer cette fatalité par laquelle le devenir des sociétés échappe à la volonté des hommes, au système « économico-social » tout entier, où la propriété privée des moyens de production, le mécanisme de prélèvement de la plus-value par le capital, les rapports d’exploitation qui s’en suivent, interdiraient de maîtriser la production ? »
« Marx avait eu le sentiment juste d’une brusque accélération dans le progrès technique ; mais, emporté par son ardeur polémique et par sa foi révolutionnaire, il a englobé, dans le même concept de rapports de production, l’organisation du travail, le prélèvement de la plus-value, le statut de propriété.
De nos jours, le progrès de la science et des techniques s’accélère à un point tel dans les régimes dits capitalistes que, sur le plan proprement scientifique, nul ne peut établir une corrélation simple entre production et rapports de production (ou régime économico-social »
L’extraordinaire révolution des sciences et des techniques, au point de départ de l’évolution de nos sociétés industrielles, par l’abondance des biens qu’elle produit et accumule, sans commune mesure avec les besoins réels, que, d’un seul coup, elle multiplie, transforme les idées, qui habitent les hommes depuis des temps immémoriaux, en perspectives « historiques » qui, se substituant à l’eschatologie des religions, donnent sens à leur vie : un sens collectif à leurs vies individuelles.
C’est la « même abondance » qui permettrait de « prévoir » l’extinction des inégalités , l’accession de chaque individu à une personnalité intégralement développée, l’unification de l’humanité sous la forme d’une histoire commune, économique, sociale et culturelle.
Nous assistons à une véritable conversion des idées en valeurs qui éclairent les chemins de l’histoire :
- L’idée d’égalité, par quoi les hommes reconnaissent la même dignité à tout être humain, se transforme en la perspective d’une égalisation des conditions, qui s’accompagnerait pour chacun des mêmes chances de bonheur.
- L’aspiration naturelle et légitime de chaque individu à la réalisation de soi qui donne sens à sa vie ( à sa biographie singulière) se transforme en l’idée d’un processus historique de réalisation de l’individualité humaine.
- L’idée d’une universalité du genre humain, fondée sur l’idée d’une nature ou d’une essence de l’homme, qui est le contenu de l’humanisme, se transforme en la perspective de l’unification de l’humanité au delà des nations et des cultures.
C’est cette croyance en la réalisation historique des idées, qu’on appelle progrès, qui crée l’illusion d’un sens de l’histoire, comprise dès lors comme une aventure collective ayant pour finalité la réalisation par les hommes de leur « humanité » , et pour perspective leur concorde et leur bonheur sur la terre.
A côté de l’idée d’égalité ( qui se heurte aux inégalités flagrantes), à côté de l’idéal de personnalisation ( qui conduit à un individualisme sans contenu et sans richesse), l’idée d’une réalisation de l’humanité est l’une des illusions du progrès :la marche vers l’unification de l’humanité est ruinée par les effets d’une mondialisation économique qui sacrifie les peuples aux intérêts financiers, dégrade la planète et divise le monde selon les frontières de la richesse et de la pauvreté.
Les trois valeurs qui m’ont paru immanentes à la civilisation moderne, égalité, personnalité, universalité, dont chacune comporte des interprétations divergentes, se nourrissent, peut-être toutes trois, à la source de la modernité, l’ambition prométhéenne : l’ambition, pour reprendre la formule cartésienne, de devenir maîtres et possesseurs de la nature grâce à la science et à la technique. »
Mais, le devenir des sociétés globales ne se confond pas avec le progrès de la science et de la technique, et ce progrès lui-même, bien qu’il apparaisse rétrospectivement comme une accumulation, a revêtu un caractère historique, au sens fort de ce terme.
La question que chacun se pose : - ne peut-on maîtriser, à travers la technique l’évolution des sociétés humaines ? ne saurait appeler qu’une réponse négative, puisque hommes et sociétés humaines ont une histoire, non une nature, une fois pour toutes fixée. L’histoire est la résultante de volontés humaines animées par des croyances particulières et orientées vers des objectifs divers, ce qui interdit à jamais d’en prévoir le sens.
Voici la conclusion de R.Aron, qu’il énonce dès l’Introduction : « Qu’il s’agisse de science ou de technique, l’avenir ne prolongera pas l’état présent, il résultera de créations et de mutations, pour une large part imprévisibles…..
L’histoire n’est pas finie. Les sociétés présentes interrogent l’avenir et en attendent une réponse. Mais l’avenir ne nous répond pas, ou plutôt il nous renvoie, sous une autre forme, les questions que nous lui avons posées. »
Conclusions : pluralité des cultures et histoire du genre humain
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la pluralité des cultures : solution de l’aporie philosophique
(réponse à Ricoeur)
Le paradoxe est énoncé ainsi par Ricoeur :
« Le fait étrange, c’est qu’il y ait des cultures et non point une unique humanité. Le simple fait qu’il y ait des langages différents est déjà troublant et semble indiquer qu’aussi haut que l’histoire permet de remonter, on trouve déjà des figures historiques cohérentes et closes, des ensembles culturels constitués. D’emblée semble-t-il, l’homme est autre que l’homme… Voilà l’étonnant : L’humanité ne s’est pas constituée dans un seul style culturel, mais « a pris » (comme l’on dirait d’une mayonnaise qu’elle a prise) dans des figures historiques cohérentes, closes : les cultures. »
Or, il n’y a réellement paradoxe , qu’autant que Ricoeur, pour comprendre la diversité et la disparité des cultures ( leur fermeture sur elles-mêmes) part de l’idée abstraite d’humanité , qui équivaut à une essence de l’homme?
La formulation de Ricoeur souligne l’idéalisme de la démarche, qui est à l’origine de l’aporie. Il n’existe pas d’unique humanité indépendamment des sociétés humaines,sinon sous la forme d’une idée élaborée par les hommes au cours de leur histoire.
C’est la notion de « genre humain » qui masque l’abstraction :en définissant l’humanité par des caractères spécifiques, qui la distingue des autres êtres vivants. Parler de genre humain, c’est identifier l’humanité à une espèce vivante.
Or ce qui distingue l’humanité, c’est précisément qu’elle n’est pas une espèce comme les autres :
Le bond que l’on constate à un moment donné dans le procès de l’hominisation), préparé par une longue évolution corporelle, loin d’être inscrit dans un patrimoine génétique, qui marquerait l’avènement d’une nouvelle espèce vivante, est « produit » par les individus lorsqu’ils commencent à produire socialement leurs moyens d’existence.
Il s’agit d’un véritable renversement du rapport entre les individus et l’espèce : Là où, dans le règne animal, l’individu est tout entier défini par son appartenance à l’espèce, ce sont maintenant les rapports des individus entre eux qui, en produisant leur vie matérielle, déterminent l’apparition et le développement d’une nouvelle espèce.».
Dès les origines, - et c’est en cela que consistent le passage de l’animal à l’homme et l’avènement de cette espèce nouvelle qu’est l’humanité, les hommes font leur histoire, dans la mesure où ils produisent non seulement leurs moyens de subsistance , mais les conditions de leur existence, qui sont indissolublement les moyens de la production et les rapports qu’ils nouent entre eux dans la mise en œuvre de ces moyens.
« La Société, écrit Marx dans les Grundisse : n'est pas constituéed'individus, mais exprime la somme des rapports où ces individus se situent les uns par rapport aux autres. »
-La société, c’est l’ensemble des rapports (sociaux) réels que les individus entretiennent entre eux dans le procès sans cesse renouvelé de la production de leur existence commune.
Le propre du développement de l'humanité, c'est en produisant ses conditions d'existence, de produire avec la nature et entre les hommes une infinité de rapports sociaux, qui vont des rapports de travail -déterminants dans la structure des vies individuelles- aux rapports familiaux, aux relations de couple, aux rapports scolaires, aux rapports juridiques et politiques, aux rapports entre les peuples ... .
L’humanité n’est pas un caractère spécifique résidant dans l’individu comme un marque distinctive, mais bien le produit de leur histoire commune.
L’histoire n’est pas la manifestation de l’humanité ; elle est sa production même.
ens.
La pluralité des sociétés humaines trouve là sa base réelle, dont on ne saurait faire abstraction si l’on veut comprendre la diversité des cultures
La culture est ce monde que les individus - les êtres humains - produisent en dehors d’eux, où s’inscrit le développement de leur humanité.
La diversité des cultures est donc le fait premier : « elle correspond, comme l’a noté Lévi-Strauss, à la distribution des sociétés dans l’espace et le temps ; surtout, elle varie « en fonction du nombre des sociétés, de leur importance numérique, de leur éloignement géographique et des moyens de communications (matériels et intellectuels) dont elles se servent ».
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2) la problématique historique
Dès lors le problème est celui de l’évolution historique. Double question posée par le développement de la civilisation mondiale, économique, scientifique, technique, juridique, etc.:
Comment les cultures traditionnelles peuvent-elles résister à l’action d’usure de cette civilisation mondiale ? Et, cette civilisation mondialisée est-elle capable de produire ce que nous appelons une culture ?
Des anthropologues – dont beaucoup sont originaires des pays du Tiers Monde – ont entrepris la critique des discours consacrés sur le rapport entre les flux culturels transfrontières et les cultures singulières. Pour eux, l’intensification de la circulation des flux culturels, l’existence bien réelle d’une tendance à la mondialisation de la culture ne conduisent pas à l’homogénéisation du globe, mais vers un monde de plus en plus métissé.
“La globalisation de la culture, écrivait en1990 l’anthropologueindien Arjun Appadurai, n’est pas la même chose que son homogénéisation. Mais la globalisation implique l’usage d’une variété d’instruments d’homogénéisation (armements, techniques de publicité, hégémonie de certaines langues, styles d’habillement) qui sont absorbés dans les économies politiques et culturelles locales.”
Cet anthropologue se risque même à parler de “modernité alternative”. Ce concept fait écho à celui de “ moderne tradition ”,forgé par l’anthropologue brésilien Renato Ortiz. Démystifiant la notion de modernisation comme projection univoque des valeurs de l’Occident qui a dominé sans partage les références jusque dans les années 1970, ces nouveaux concepts entendent montrer que loin de disparaître de la carte du monde les cultures locales se reformulent, en procédant à un alliage du moderne et de la tradition.
Les nouvelles hypothèses sur les rapports interculturels, qui sont attentives aux médiations et aux interactions, indiquent qu’a commencé, un peu partout dans le monde, un processus de revalorisation des cultures spécifiques, condition préalable à l’invention de modèles de développement qui ne soient pas soumis aux seuls impératifs dictés par le marché.
Mais sans méconnaître l’ouverture que permettent ces nouveaux regards sur les liens qui se tissent entre le global et le local, par rapport à l’idée de la fatalité de la“monoculture”, il faut s’empresser de dire que la pulsion puissante qui pousse en cette fin de siècle les peuples et les nations à se réapproprier leur histoire et leur culture est ambivalente. Cette pulsion peut en effet conduire aux tentations extrêmes de la fermeture sur sa propre identité : le retour au tribalisme, à la pureté des identités ethnoculturelles et aux expressions multiples de l’intolérance envers l’étranger. Toutes ces formes radicales de l’exclusion de l’Autre ne peuvent-elles pas aussi être interprétées comme des ripostes confuses aux exclusions inhérentes aux logiques ségrégatives de la globalisation sous le signe du libre-échangisme ?
Le contexte économique et technologique mondial reste, plus que jamais, marqué par l’inégalité des échanges et l’accroissement des disparités entre les divers pays ou régions et entre les divers groupes sociaux.
Là est sans doute l’obstacle majeur au développement de nouvelles formes de culture encore difficiles à imaginer :
Le développement des liens sociaux à l’échelle mondiale, libérés de la logique du Marché, est porteur d’une civilisation « non encore apparue », celle qu’annonçait le poète, civilisation dont les horizons et les parois ne sont que des pailles furieuses. »
Annexe : La question du génocide
A. De l’ethnocide au génocide
Le génocide a existé de tout temps sous la forme de l’ethnocide, et, de toute manière bien avant que le mot ne soit inventé.
1) Néologisme pour une vieille pratique
Raphael Lemkin, juif polonais (1901-1959), est celui sans qui, très probablement, la Convention n’aurait pas vu le jour. Jeune avocat, il plaide sans succès à Madrid dès 1933, à l’intention de la Société des Nations, pour l’introduction du « crime de barbarie – actes d’oppression et de destruction dirigés contre des individus membres d’un groupe national, religieux ou racial » Fuyant la Pologne occupée, où il s’était engagé dans la Résistance, Lemkin se réfugie aux États-Unis et publie en 1944 Axis Rule in Occupied Europe. Il écrit à propos du mot « génocide » : « ce nouveau mot, forgé par l’auteur pour décrire une pratique ancienne dans un contexte contemporain, provient du mot grec genos (race, tribu) et du latin cide (caedere, tuer) ». L’inventeur du mot génocide, conseiller du juge Robert H. Jackson qui siégea au tribunal de Nuremberg, risque sereinement la comparaison nécessaire et difficile entre l’impensable et la série interminable des épisodes d’une « pratique ancienne ». History of Genocide, inédit du même Lemkin, comporte trois volumes : le premier est consacré à l’Antiquité, le deuxième au Moyen Âge, le dernier aux Temps modernes. Autrement dit, cet inventeur du mot historicise sans hésiter le crime majeur du racisme hitlérien et ses effets, qui bientôt seront réputés impossibles à penser, impossibles à situer dans une continuité historique.
2) L’aperçu historique
Le délit juridiquement défini de génocide s’enracine donc dans le racisme, il en est le produit logique et, à la limite, nécessaire : un racisme qui se développe librement, comme ce fut le cas dans l’Allemagne nazie, ne peut conduire qu’au génocide. Les guerres coloniales qui se sont succédé depuis 1945 à travers le Tiers Monde ont d’autre part donné lieu à des accusations précises de génocide contre les puissances coloniales. Mais le jeu des relations internationales et l’indifférence relative de l’opinion publique ont empêché l’institution d’un consensus analogue à celui de Nuremberg : il n’y eut jamais de poursuites.
Si le génocide antisémite des nazis fut le premier à être jugé au nom de la loi, il n’était en revanche pas le premier à être perpétré. L’histoire de l’expansion occidentale au XIXe siècle, l’histoire de la constitution d’empires coloniaux par les grandes puissances européennes, est ponctuée de massacres méthodiques de populations autochtones. Néanmoins, par son extension continentale, par l’ampleur de la chute démographique qu’il a provoquée, c’est le génocide dont furent victimes les indigènes américains qui retient le plus l’attention. Dès la découverte de l’Amérique, en 1492, une machine de destruction des Indiens se mit en place. Cette machine continue à fonctionner là où subsistent, au long de la forêt amazonienne, les dernières tribus « sauvages ». Au cours de ces dernières années, des massacres d’Indiens ont été dénoncés au Brésil, en Colombie, au Paraguay.
3) Le débat
Beaucoup plus près de nos jours que des aurores de l’ère moderne, voici des sommets indiscutés de l’abjection : les Jeunes-Turcs et leur tentative d’élimination des Arméniens, les nazis et celle d’éliminer les Juifs, les Tsiganes et les Slaves, les Hutu au Rwanda et celle d’éliminer les Tutsi.
En dehors de ces trois désastres, on est loin de l’unanimité sur la qualification en génocide des crimes contre l’humanité qui ont ensanglanté tant de régions, décimé tant de groupes, déporté tant de peuples, tant et tant tué, bestialisé, asservi.
À un extrême, ceux qui s’indignent qu’on puisse comparer quoi que ce soit à la Shoah et qui dénoncent, au nom de sa spécificité, la lettre et l’esprit de la Convention, qui, par excès, banaliserait le sens du mot génocide.
À l’autre, ceux qui, comme Israel W. Charny, directeur de l’Institute on the Holocaust and Genocide de Jérusalem, critiquent par défaut cette même Convention parce qu’elle ne permet pas d’englober sous le terme juridique par elle défini des pratiques qui en relèveraient. Ainsi faut-il parler de « meurtre de masse », de « carnage », de « massacre », de « violation des droits de l’homme », d’« anéantissement », de « pogrom », mais pas de génocide lorsqu’on évoque des tueries massives, des incendies de villages, l’élimination de communautés accomplis sans toutefois l’intention claire d’éliminer un peuple entier ? L’« euthanasie » des malades mentaux allemands, première cible des éliminations nazies, entre-t-elle sous l’extension du génocide ou lui échappe-t-elle parce que ces malades n’ont pas été tués à cause de l’appartenance à une race, mais sacrifiés pour en préserver une « sans tares » ? Affamer à mort l’Ukraine, achever les Kalmouks ou les Allemands de la Volga, déporter des peuples entiers – les Balkars, les Tchétchènes, les Tatars de Crimée, les Ingouches, les Karatchaïs –, accusés tous de sabotage ou de trahison ?
Parlera-t-on de génocide au Timor-Oriental, dans telle ou telle région du Kurdistan, contre les Mayas au Guatemala, contre les Miskitos au Nicaragua ? Évoquera-t-on les sauvageries nippones en Asie continentale, serbes en ex-Yougoslavie ? Aura-t-on une pensée pour le génocide des Aborigènes en Australie ?
Deux réflexions philosophico-historiques s’opposent : celle, emblématique, d’Adorno et celle, couverte par un abîme de silence, de Césaire.
a) La thèse d’Adorno : Penser après Auschwitz
Dès 1947, au fil de la logique la plus rigoureuse, Theodor Adorno fustige les sinistres avatars des Lumières dont son temps est témoin et se demande si la pensée peut leur survivre. En clair : peut-on penser après Auschwitz.
Adorno lit « civilisation », « humanité », « droit des gens » tels que ces concepts ont été reconstruits à l’intérieur de la philosophie moderne ; tels que façonnés par le travail incessant d’une rationalité dont l’humanisme enflamme l’aurore de la Renaissance et de la Réforme ; tels que ciselés par la pensée philosophique, anthropologique, politique des Lumières ; tels qu’ils irriguent l’idéalisme allemand, plurivoque certes, mais dont la source est le criticisme kantien, lui-même manifestation souveraine du brillant des Lumières... et de leurs ombres.. L’interrogation d’Adorno est légitime. Peut-on penser encore dans la continuité de ce devenir philosophique comme si cette continuité n’avait été tronquée et condamnée à jamais par l’avènement des folies eugénistes, racistes, esclavagistes, génocidaires du national-socialisme ?
À chacun de répondre. À moins d’évacuer le problème par la surprenante boutade de Hannah Arendt, en contradiction totale avec l’esprit de sa propre philosophie : « Le nazisme ne doit rien à une quelconque tradition occidentale, allemande ou non allemande, catholique ou protestante, chrétienne, grecque ou romaine... Au contraire, le nazisme représente l’effondrement des traditions allemandes et européennes, des bonnes comme des mauvaises. » Bref, il serait venu de nulle part et son imprévisibilité rendrait vain, par pure logique, tout effort de vigilance pour en rendre impossible l’imprévisible avatar.
Si Adorno a raison de recadrer l’absurde et lancinante question – lancinante, tant il est vrai qu’il ne cesse de penser Auschwitz et son après – et si Hannah Arendt a tort d’extraire, soudain, le fait de sa gangue idéologique pour le dérober à l’histoire, c’est à un prix dont l’énormité et le tragique sautent aux yeux de Césaire
b) La réponse d’Aimé Césaire
Huit ans après l’interrogation d’Adorno, Aimé Césaire risque l’insupportable réponse : « Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches de Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en soi un Hitler qui s’ignore, que Hitler l’habite, que Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique. »
Le philosophe se demande s’il peut penser après Auschwitz. Philosophie et Droit se sont-ils demandés s’ils pouvaient penser après Saint-Domingue, après n’importe lequel des ports de déchargement où les bétaillères des traites vomissaient leur charge d’esclaves, d’êtres humains idéologiquement et juridiquement réduits à l’état de bêtes de somme ?
B. Le « crime contre l’humanité »
1) Une définition toute récente : La convention
Réalité pluriséculaire, le génocide devient mot dans la littérature juridique en 1944, entre dans la technicité du langage faisant loi à Nuremberg en 1945 et, le 11 décembre 1946, fait l’objet d’une résolution des Nations unies, les cendres de la Seconde Guerre mondiale à peine dispersées. Cette résolution inspire à son tour la Convention internationale adoptée le 9 décembre 1948 et entrée en vigueur le 12 janvier 1951, en pleine guerre froide.
Nuremberg, acte d’accusation du 8 octobre 1945 : les grands criminels de guerre allemands « s’étaient livrés au génocide délibéré et systématique, c’est-à-dire à l’extermination de groupes raciaux et nationaux parmi la population civile de certains territoires occupés afin de détruire des races ou classes déterminées de populations et de groupes nationaux, raciaux ou religieux ».
En vertu de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948, il est capital de rappeler, mot à mot, comment les nations définirent ce néologisme. Voici :
« Les parties contractantes,
Considérant que l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies, par sa résolution 96 (I) en date du 11 décembre 1946, a déclaré que le génocide est un crime du droit des gens, en contradiction avec l’esprit et les fins des Nations Unies et que le monde civilisé a condamné ;
Reconnaissant qu’à toutes les périodes de l’histoire le génocide a infligé de grandes pertes à l’humanité ;
Convaincues que pour libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux la coopération internationale est nécessaire,
Conviennent de ce qui suit :
Article Ier. Les parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir.
Article II. Dans la présente Convention, le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel :
– meurtre de membres du groupe ;
– atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
– soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
– mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
– transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.
Article III. Seront punis les actes suivants : le génocide ; l’entente en vue de commettre le génocide ; l’incitation directe et publique à commettre le génocide ; la tentative de génocide ; la complicité dans le génocide.
Article IV. Les personnes ayant commis le génocide ou l’un quelconque des actes énumérés à l’article III seront punies, qu’elles soient des gouvernements, des fonctionnaires ou des particuliers. »
Les quinze articles suivants déterminent l’instrumentalisation juridique du contenu du préambule et des quatre premiers articles de la Convention.
2) La portée du texte
Sous son exhaustivité de forme, cette détermination de l’extension et de la compréhension juridiques du génocide reflétait « l’état des lieux » en matière de rapports droit / force entre les « grands », à une époque dont il convient de rappeler quelques traits dominants : Le IIIe Reich est terrassé. L’Occident découvre l’horreur des camps nazis. Hiroshima et Nagasaki sont deux tas de cendre. Le stalinisme est à son zénith.
Quels sont, dans l’esprit des parties contractantes, ce « droit des gens », cette « humanité » et cette « civilisation » évoqués dans la Convention, sinon condamnation du génocide par le « monde civilisé » ?
Le droit des gens, c’est le jus inter gentes de Francisco de Vitoria/ Celui-ci demandait des comptes à la couronne de Castille pour ses agissements illicites dans le Nouveau Monde ; puis, en corollaire de ses brillants syllogismes prouvant la pleine et entière souveraineté des Indiens chez eux et l’illégitimité des justifications de la guerre qui leur est faite, les livrait pieds et mains liés aux armes et aux toges des Castillans.
Le jus inter gentes de Vitoria est celui qui, pendant des siècles donne carte blanche aux nations de chrétienté pour asservir, piller, déporter, persécuter, esclavager et massacrer à l’aise – traites et colonialismes – jusqu’aux années quarante du XXe siècle. Temps du brigandage chrétien programmé, civilisé. Temps des codes noirs. Temps des codes de l’indigénat. Temps de mille et une tentatives de règlements juridiques et compensations économiques après le vacarme des fusils et des canons pour rafistoler des rapports de paix entre belligérants présentables parce que civilisés, temps de massacres juridiquement non avenus chez tous les Untermenschen, comme on disait en allemand, chez tous les homunculi de la planète, comme disaient en latin les Espagnols.
Pour qu’il y ait droit entre les peuples (jus inter gentes), il faut des peuples face à face. La pensée que révoque Adorno au spectacle de la barbarie nazie et blanche frappant en Europe des Européens blancs est celle-là même qui philosophait tranquillement des siècles durant, se souciant éperdument de la barbarie européenne sévissant dans des contrées où elle avait déterminé qu’il n’y avait ni gens ni peuples, mais des étendues hantées par des hordes sauvages sans feu ni lieu, sans foi ni loi. Ni droit.
Le sens octroyé à la notion de droit des gens, en fonction duquel le génocide est un crime, définit du même coup, par simple corollaire, celui des deux autres concepts clés « naturels » du préambule de la Convention, ceux d’humanité et de civilisation. L’« humanité », c’est celle qui prend forme à la Renaissance, s’élargit et, hélas, se hiérarchise avec les Lumières, s’historicise avec Hegel et ses nombreux disciples, éjectant dans le même mouvement des régions entières hors itinéraire de l’Esprit. La « civilisation » est elle aussi entendue selon les critères découlant de cet eurocentrisme ou blancocentrisme qui a produit ces acceptions particulières de « droit des gens » et d’« humanité ». La boucle est bouclée.
3) Le génocide jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale :Un crime entre Blancs
A Nuremberg d’abord, à l’O.N.U. ensuite, les puissances victorieuses ont condamné les nazis pour avoir installé dans la blanchitude – racialement homogène selon des critères de classification vieux et dignes comme Buffon – un nuancier qui culminait à l’Aryen, et inventé des déficits d’humanité de plus en plus lourds pour d’autres « groupes raciaux blancs », dont il convenait de délester l’avenir fulgurant et pur d’« un Reich pour mille ans ». Et les puissances victorieuses n’eurent aucun mal à rappeler au passage le précédent fondateur du génocide dont la Turquie terrassa les Arméniens : là aussi, les victimes étaient de même signe racial que les bourreaux selon les critères hérités des Lumières. Là encore une blanchitude était humiliée par une autre. Et la croix par le croissant, malgré la laïcité de l’agresseur.
On peut s’étonner que la Convention n’ait pas intégré dans sa définition du génocide les groupes économiques et sociaux, politiques, sexuels à la liste de ceux qu’énumère son article II.
En revanche, chacun concédera qu’on s’étonne beaucoup moins que les puissances occidentales aient pu, d’abord à Nuremberg puis à l’O.N.U., décrire le génocide et ses formes, et le condamner sans envisager un seul instant qu’elles se dénonçaient alors elles-mêmes pour peu qu’elles étendent à leurs empires les notions de « civilisation », d’« humanité », de « droit des gens » ayant valeur juridique chez elles. Elles avaient seulement à considérer ce qu’elles avaient fait par le passé, ce qu’elles faisaient encore pendant qu’elles siégeaient à Nuremberg et à l’O.N.U. sans avoir aucunement l’intention de cesser : des civilisations saccagées, des humanités décimées, des coutumes et des lois ignorées dans leurs empires coloniaux.
On a beaucoup pensé en Occident avant de se demander s’il était bien raisonnable de penser encore. Le regard de Césaire, le poète, est plus perçant que celui d’Adorno, le philosophe qui dédommage l’Histoire de ce dont l’idéologie de l’hégémonisme blanco-européen l’avait engrossée et de ce dont le nazisme accoucha.
Conclusion des approches philosophique et juridique
Libératrice par définition, la philosophie cohabite des siècles durant avec le génocide sans aucunement s’en offusquer. Normatif par essence, le droit étend son domaine en soumettant la force, mais légitime, des siècles durant, le génocide avant de l’exécrer et de le condamner.
1) Le débat
Beaucoup plus près de nos jours que des aurores de l’ère moderne, voici des sommets indiscutés de l’abjection : les Jeunes-Turcs et leur tentative d’élimination des Arméniens, les nazis et celle d’éliminer les Juifs, les Tsiganes et les Slaves, les Hutu au Rwanda et celle d’éliminer les Tutsi.
En dehors de ces trois désastres, on est loin de l’unanimité sur la qualification en génocide des crimes contre l’humanité qui ont ensanglanté tant de régions, décimé tant de groupes, déporté tant de peuples, tant et tant tué, bestialisé, asservi. À un extrême, ceux qui s’indignent qu’on puisse comparer quoi que ce soit à la Shoah et qui dénoncent, au nom de sa spécificité, la lettre et l’esprit de la Convention, qui, par excès, banaliserait le sens du mot génocide. À l’autre, ceux qui, comme Israel W. Charny, directeur de l’Institute on the Holocaust and Genocide de Jérusalem, critiquent par défaut cette même Convention parce qu’elle ne permet pas d’englober sous le terme juridique par elle défini des pratiques qui en relèveraient. Ainsi faut-il parler de « meurtre de masse », de « carnage », de « massacre », de « violation des droits de l’homme », d’« anéantissement », de « pogrom », mais pas de génocide lorsqu’on évoque des tueries massives, des incendies de villages, l’élimination de communautés accomplis sans toutefois l’intention claire d’éliminer un peuple entier ? L’« euthanasie » des malades mentaux allemands, première cible des éliminations nazies, entre-t-elle sous l’extension du génocide ou lui échappe-t-elle parce que ces malades n’ont pas été tués à cause de l’appartenance à une race, mais sacrifiés pour en préserver une « sans tares » ? Affamer à mort l’Ukraine, achever les Kalmouks ou les Allemands de la Volga, déporter des peuples entiers – les Balkars, les Tchétchènes, les Tatars de Crimée, les Ingouches, les Karatchaïs –, accusés tous de sabotage ou de trahison ?
Parlera-t-on de génocide au Timor-Oriental, dans telle ou telle région du Kurdistan, contre les Mayas au Guatemala, contre les Miskitos au Nicaragua ? Évoquera-t-on les sauvageries nippones en Asie continentale, serbes en ex-Yougoslavie ? Aura-t-on une pensée pour le génocide des Aborigènes en Australie ?
Peut-il y avoir une pesée unique et une seule classification face aux données multiformes ?
2) L’horreur qui dépasse l’entendement ?
Compréhensible que le Maya et le Miskito organisent leur vision du génocide en fonction de leur calvaire, que le Tchétchène compte à l’impossible calendrier de son temps de douleur interminable ce que le Juif pondère en mortelle intensité et le Congolais en cycles d’amputations et de tortures. Comment s’y retrouver, et à quoi bon cette polémique sur les degrés de l’horreur dans l’homogénéité de l’horreur absolue ?
a) les faits dépassent l’entendement
Écoutons Simon Wiesenthal : « Pendant le procès de Nuremberg, après la guerre, je parlais avec un Sturmbannführer, membre des services secrets SS à Budapest, qui témoignait pour l’accusation. Voici ce qu’il me raconta : « C’était en octobre 1944, à Budapest, nous (cinq SS et Eichmann) étions assis. Un des jeunes officiers, faisant allusion aux Juifs qu’il fallait exterminer, demanda :
– „Combien y en a-t-il ?
– Environ cinq, répondit Eichmann.
Nous savions tous qu’il voulait dire cinq millions. Puis quelqu’un demanda, sans réfléchir :
– Mais après la guerre ? Est-ce qu’on ne va pas nous demander où sont passés ces millions ?
– Eichmann eut un geste de la main et répondit :
– Cent morts, c’est une catastrophe. Un million de morts, c’est une statistique.“
Eichmann avait raison. Un million de morts dépasse l’entendement. »
Ce qui dépasse l’entendement a du mal à cadrer avec l’intelligibilité de l’histoire et peut parfaitement servir l’idéologie. Aussi invraisemblable que la chose puisse paraître, ce basculement des faits à leur projection statistique et de cette projection statistique à leur négation s’est produit avec toutes les apparences de la scientificité : c’est le chapitre répugnant du négationnisme aussi bien du génocide dont les Jeunes-Turcs et Atatürk furent coupables que de celui dont les Juifs furent victimes.
b) Le négationnisme
- Extermination par génocide des Arméniens ? Allons donc ! Les morts arméniennes furent la conséquence de combats civils et interethniques, et non de massacres et de déportations. Lewis V. Thomas vous le dit, Justin McCarty vous le jure.
- Les Juifs dans les chambres à gaz ? Ernst Zundel, Arthur Butz, David Irving, Bradley Smith, Paul Rassinier et Robert Faurisson déploient leurs talents à tergiverser devant les données historiques, à « démontrer » que le gaz zyklon B utilisé à Auschwitz n’a servi à rien d’autre qu’à désinfecter, s’arrangent jusqu’infiniment au-delà de l’impudeur pour présenter les Juifs comme les artisans de leur propre extermination, bricolent de longues théories de syllogismes aboutissant à charger l’U.R.S.S. autant, sinon plus, que l’Allemagne nazie dans l’avènement de la Shoah.
Achevons avec le cas d’Ernst Nolte. Historien, philosophe, il enseigne à l’Université libre de Berlin. Il signe un article en juillet 1980 dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung.
Deux thèmes essentiels ; Le IIIe Reich fut une étape indispensable dans la marche de l’Allemagne vers sa modernisation ; il est donc inutile et malsain de considérer cette période comme un moment exceptionnel ne devant provoquer que l’horreur. Second thème : il convient de lire la Shoah dans le contexte, plus précisément dans la continuation, d’autres crimes accomplis au XXe siècle, notamment en U.R.S.S., là où « la barbarie asiatique » (mot de Hitler que Nolte reprend) a, somme toute, servi de modèle aux nazis pour l’extermination des Juifs. Aussi clair et simple que cela.
Jürgen Habermas répond, démonte et brocarde ces « arguments » dans Die Zeit le 11 juillet. La « querelle des historiens » (Historikerstreit) est lancée.
c) L’unicité de la Shoah
Selon Alan S. Rosenbaum, ceux qui plaident pour l’unicité de la Shoah alignent les arguments suivants : l’intentionnalité délibérée d’un État moderne d’exterminer un peuple ; l’instrumentalisation à cette fin d’un antisémitisme exterminateur installé depuis des siècles ; l’adhésion absolue de tous à une idéologie ; la mobilisation à cette fin de tout un appareil social et administratif ; l’effort immense pour rafler dans le pays génocidaire et dans les pays occupés tous les Juifs pour les soumettre à un processus bureaucratique et techno-industriel ayant pour but de les réduire en esclavage et de les éliminer.
Et voici, d’un autre côté, ce qui est proposé par Christian Delacampagne :
Pour qu’on puisse parler d’entreprise génocidaire, il faut quatre propriétés, « jamais toutes réunies dans aucune autre forme de crime de masse », dont trois ont été de manière plus ou moins explicite prises en compte par la définition de la Convention, qui n’aurait pas relevé la quatrième et dernière : 1) volonté de détruire un groupe (ou une partie significative de celui-ci) en tant que tel 2) pour des raisons d’ordre national, ethnique, racial ou religieux ; 3) volonté délibérée de cette destruction ; 4) utilisation, à ces fins, des ressources de la bureaucratie et de la technologie, des moyens d’action « collectifs et modernes ».
Les trois chapitres turc, allemand, rwandais de l’histoire contemporaine du génocide sont ainsi enfermés par Delacampagne dans une même catégorie au profil net.
Mais que faire, alors, de la longue liste qui s’ouvre, pour le XXe siècle, avec les Arméniens, se ferme en ex-Yougoslavie et au Rwanda et énumère, au fil du temps, les exploits du Japon en Mandchourie, ceux de l’Australie, du Brésil, des États-Unis sur de nombreuses tribus indigènes, et bien d’autres encore ? Ce sinistre catalogue n’en est pas établi par une O.N.G. gauchisante, mais par l’équipe internationale au sérieux incontesté qui anime à Jérusalem, autour d’Israel W. Charny, l’Institute on the Holocaust and Genocide.
Conclusion :
1) un constat : La lente progression du droit
La première mention de « crimes contre l’humanité » en droit international apparaît dans une déclaration britannico-franco-russe de 1915 condamnant les massacres des populations arméniennes de l’Empire ottoman. Dix ans auparavant, le génocide dont furent victimes les Herero, dans le Sud-Ouest africain, actuelle Namibie, n’avait dérangé personne dans le monde dit civilisé. La Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, dont le génocide, est adoptée par l’Assemblée générale de l’O.N.U. le 26 novembre 1968. La Convention européenne sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, dont le génocide, et des crimes de guerre, s’inspirant du texte évoqué à l’instant, est votée à Strasbourg en 1974. Son but : ôter l’éventuel bénéfice d’une possible prescription à quiconque sera accusé d’un ou plusieurs des crimes nommés. Un bon quart de siècle après ces dates et les bouleversements que l’on sait, une Cour pénale internationale permanente est enfin installée pour que cette imprescriptibilité produise des effets juridiques repérables et incontestables. Les choses avancent ou piétinent selon le bon vouloir des États et leur souci premier de préserver intègre leur souveraineté, à laquelle ils veillent avec une ferveur particulière lorsque des violences altèrent leur rythme quotidien : crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocides, ce sont, quasi nécessairement, des crimes d’État. Il suffit de le rappeler pour saisir l’impasse.
Nota :
Le droit a parlé néanmoins, en louvoyant entre juridictions nationales et internationales, sans attendre l’avènement de cette Cour dont la compétence est incontestable. Précisons encore le cadre juridictionnel. Le 9 décembre 1948 l’Assemblée générale de l’O.N.U. approuvait la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, déterminant en son article VI que « les personnes coupables de génocide seront traduites devant les tribunaux compétents de l’État sur le territoire duquel l’acte a été commis ou devant la cour internationale qui sera compétente ». C’est parce que celle-ci tarde trop à venir qu’en 1985 le rapport Whitaker souligne qu’il « serait avantageux d’habiliter les tribunaux de tous les pays à juger les coupables de génocide réfugiés à l’étranger et de produire un protocole donnant compétence aux tribunaux de pays autres que ceux où le crime de génocide avait été commis ». L’élargissement de ces suggestions aux crimes contre l’humanité est facile. Nous restons encore dans le monde des vœux, sauf dans le cas remarquable de la Belgique.
Le droit aura pourtant suivi ses propres voies dans le sillon des avancées vers une internationalisation effective, constante, ordinaire, et ce en instruisant, jugeant et condamnant des génocides et des crimes contre l’humanité dans les instances judiciaires nationales. Des poursuites judiciaires internationales ont eu lieu contre les génocides perpétrés en Allemagne (1939-1945), en ex-Yougoslavie (1992-1994), au Rwanda (1994). Le tribunal militaire international de Nuremberg a jugé pour l’Allemagne ; un tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a été institué en mai 1993 par le Conseil de sécurité de l’O.N.U., il a été installé à La Haye ; un tribunal de même statut pour le Rwanda a été institué en novembre 1994 et installé à Arusha, en Tanzanie ; requête a été déposée en mars 1993 auprès de la Cour internationale de justice pour « application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide » par la Bosnie-Herzégovine contre la Yougoslavie.
Des procès nationaux ont eu lieu. Le premier en Turquie, où un tribunal militaire spécial entame un procès à propos des 1,2 million d’Arméniens tués entre 1915 et 1918. La tentative dure deux mois, du 27 avril au 27 mai 1919. Les sentences seront révoquées par le nouveau gouvernement. L’Allemagne de 1939-1945 sera mise en accusation, outre Nuremberg, lors d’autres procès militaires et civils, par la Pologne, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Norvège. Dès décembre 1945, la R.F.A. poursuivra en ses propres tribunaux et créera un bureau central au ministère de la Justice pour enquêter sur les crimes nazis. Israël a jugé Eichmann en 1961. Ultérieurement, l’Australie, le Royaume-Uni, le Canada, la France, l’Italie, Israël ont poursuivi pour crimes de guerre selon leurs législations nationales. Un procès contre le Pakistan pour l’élimination de un à trois millions de Bangladais lors de la sécession Bangladesh-Pakistan en 1971, introduit en application de la loi de 1973 relative aux crimes internationaux, a été interrompu sans aboutir. Le Rwanda ouvre des procès en ses propres tribunaux en décembre 1997. D’autres pays – la France, la Suisse – poursuivent judiciairement des Rwandais accusés d’être impliqués dans les carnages de 1994. L’Éthiopie, forte de sa propre définition du génocide, qui compte les « groupes politiques » parmi les « groupes des victimes » et retrouve ainsi l’extension de Nuremberg que l’O.N.U. devait restreindre, poursuit devant ses propres tribunaux, dès 1994, d’anciens fonctionnaires et membres du gouvernement Mengistu.
Une impression d’ensemble : le droit peine, en ce domaine plus encore que d’habitude, à se dégager du politique. Une illustration claire de cela ? Le manque flagrant de volonté des États membres d’agir pour forcer Pol Pot et les chefs khmers rouges à répondre du génocide commis au Cambodge, quelque difficulté sémantique que certains soulèvent à appeler de ce nom le fait, pour un régime, d’égorger son propre peuple pris dans son unité totale. Le flou du droit face à la malléabilité du politique. Beaucoup d’États membres de l’O.N.U., et non des moins influents, ont freiné des quatre fers l’avènement de la Cour pénale internationale, évoquée dès 1946, pour se donner le temps de régler sans « ingérences extérieures » de nombreuses affaires domestiques et coloniales. Il faudra attendre 1993 et 1994, nous l’avons vu, pour que le Conseil de sécurité institue des tribunaux pénaux internationaux habilités à poursuivre pour génocide autres crimes contre l’humanité et autres violations des droits de l’homme au cours des désastres en ex-Yougoslavie et au Rwanda. Tribunaux temporaires par juridique constitution.
Certes, puissante sera la Cour, que la ratification par soixante États a suffit à instituer ; mais, sauf à réintroduire explicitement l’imprescriptibilité, seuls les crimes commis après son institution pourront être jugés par elle, son avènement valant prescription pour tous les crimes et délits antérieurs pour lesquels elle se veut statutairement impuissante.
2) L’idéologie et le droit.
Le traitement juridique et pénal de la notion de génocide en est une illustration majeure du lien profond entre l’idéologie et le droit.
Lemkin prêcha dans le désert avant de se faire entendre. Et si l’on a entendu Adorno, qui a écouté Césaire ? Heureusement, il y a toujours des voix qui, à force de tonner dans le désert, arrivent à tirer l’opinion de son sommeil : l’histoire en témoigne. Nous en sommes à la naissance d’une Cour pénale internationale statuant que le génocide est un crime absolu. Lemkin eut raison quelques années avant tout le monde, et le droit suivit. Ils eurent raison contre Aristote ces penseurs de son temps, raillés par l’immense philosophe, qui osèrent prétendre que « l’esclavage par nature » est radicalement impensable. Combien de siècles a-t-il fallu à l’idéologie pour condamner l’utilitarisme aveugle d’Aristote et qualifier l’esclavage de crime absolu ? Combien en a-t-il fallu au droit ?
Idéologie et droit parviendront-ils un jour à dépasser la querelle de l’unicité ou de la comparabilité des génocides sur l’échelle de l’horreur ?
3) L’histoire du génocide se lit au pluriel.
Énoncés au pluriel, les génocides déclenchent des polémiques malsonnantes parmi ceux qui, en politique ou en droit, en historiographie ou en idéologie pure et dure, s’établissent aujourd’hui, comme jadis théologiens et sorciers, en détenteurs du vrai, se croyant honorés de ce formidable privilège par l’opinion publique. On polémique sur la nature des faits et l’épaisseur des temps comme si la condamnation de ces crimes et la distribution des blâmes à leurs auteurs exigeait de herser à peine le champ de l’histoire sans en retourner profondément le sol à la charrue. (article de l’Encyclopedia Universalis).
Conclusion :
L’étude historique des ethnocides et des génocides montre que l’ensemble des phénomènes qu’on peut qualifier ainsi ne saurait être compris comme la résultante de l’ethnocentrisme.
Aucune culture n’est en elle-même ethnocidaire.
C’est ce que confirme l’étude des génocides, qui fait clairement apparaître que la violence dans l’histoire semble bien relever de tout autres causes.