Les philosophes de la troisième Voie

 

Le problème philosophique

et les philosophies de la troisième voie

 

 

I. Le problème fondamental

 

1) La genèse et les termes du problème

 

Dès les origines de la philosophie, la réflexion découvre une dualité de l’expérience humaine, qui sans doute n’est pas étrangère à la situation du penseur coupé par son activité même de la pratique des hommes :

Il appréhende la réalité sous une double face :

- l’une qui est la réalité immédiate concrète, cet arbre ou cette table, ce qu’il peut voir, toucher, entendre etc.

- et l’autre : les représentations qu’il en a : ses idées, ses souvenirs, ses projets, qui constituent une réalité d’un autre ordre, une réalité « idéale ».

Nous comprenons dès maintenant qu’il y a dans cette distinction entre le concept ou l’idée et l’image sensible, entre l’objet donné à la pensée et la chose perceptible aux sens, la possibilité d’une séparation et même d’une opposition entre ces deux modes d’existence, entre ces deux réalités : la pensée et la chose, l’abstrait et le concret, l’idéel et le réel.

 

On pourrait montrer comment la situation du penseur le conduit à convertir cette dualité qui se découvre à la « réflexion » en un dualisme qui constitue les termes du problème philosophique :

D’une part la pensée qui est directement en prise avec les idées, d’autre part la réalité matérielle qui nous est « donnée » au travers de nos organes des sens.

 

La réflexion philosophique se trouve dès ce moment confrontée à un problème insoluble :

Comment comprendre le rapport spécifique de l’homme au réel – ce qui nous semble bien être l’objet de la philosophie – alors que la réflexion, dès ses origines, se voit pour ainsi dire contrainte d’élaborer un concept de la pensée comme une activité de l’esprit qui ne saurait se comprendre à partir de l’expérience sensible, et un concept de la réalité dont l’expérience sensible témoigne qu’elle est indépendante de la pensée, sans que l’on puisse dire « quelle elle est » en elle-même, de sorte qu’on ne peut désigner cette réalité autrement que comme « matière », à proprement parler : « indéterminée » (apeïron) ?

 

2) Un problème insoluble : Le dualisme instauré par le cogito

 

Le problème revêt une autre forme, plus aporétique encore, avec l’avènement de la science moderne (classique) :

Avec la physique galiléenne, puis la mécanique rationnelle de Newton, la diversité qualitative des changements est réduite au mouvement dans l’espace et à l’écoulement homogène et éternel d’un temps unique. Le devenir se trouve mathématiquement réduit au mouvement.

Dès ce moment, la science classique, « devait » conclure au déterminisme universel, au caractère illusoire des processus qui constituent le monde que nous habitons et qui nous ont produit, êtres vivants et parlants. Le monde régi par des lois universelles, constitue un univers dont le déterminisme est indépendant de l’homme.

Quelque soit le langage que la physique prête à la nature, toujours ce langage définit un monde naturel d’où l’homme est exclu. Cette appréhension du monde comme une nature-automate indépendante de l’homme débouche sur une énigme : comment l’homme qui est exclu de la nature peut-il la comprendre ? ( Prigogine)

A partir de ce moment c’est cette énigme qui constitue le problème de la connaissance.

 

II. L’ouverture d’une troisième voie : le renversement copernicien

 

1) Point de départ et motivation de Kant

 

Kant doit prendre en compte le développement de la science, qui avec la physique de Newton, impose la représentation du monde comme un univers entièrement soumis à un déterminisme, où tous les phénomènes constatés dans l’expérience s’expliquent par des causes, dont l’action dans l’espace et dans le temps ne laisse aucune place à la contingence, parce que ces phénomènes obéissent à des lois universelles (la gravitation).

La motivation profonde de Kant -son but avoué (2° préface de La Critique de la Raison Pure)- c’est de sauvegarder contre la représentation déterministe de la nature que nous impose la science (newtonienne) la liberté humaine, condition de la responsabilité et de la moralité.

Dès lors, pour sauvegarder la liberté et la morale, et montrer que l’homme en son essence n’appartient pas à la nature, il lui faut inverser la démarche naturelle et montrer que ce que nous appelons nature, loin d’être une réalité extérieure à l’homme, est toujours déjà constituée par le rapport de l’homme aux choses.

Pour élaborer sa philosophie transcendantale Kant part du fait a priori qu’une connaissance systématique de ces objets est possible comme l’existence de la physique le démontre. Dès lors il s’agit dans la démarche critique d’énoncer les conditions de possibilité a priori de ce mode de connaissance que la science met en œuvre.

« Les conditions de possibilité de l’expérience d’un objet son aussi les conditions de possibilité de son existence. » Cette phrase résume la révolution copernicienne ; le sujet ne tourne plus autour de son objet, essayant de découvrir à quelle loi il est soumis ; quel type de langage peut permettre de le déchiffrer ; c’est lui qui est au centre et le monde, tel qu’il lui est donné dans l’expérience, est toujours-déjà structuré par les formes de la sensibilité et les principes de l’entendement.

Le monde auquel nous avons affaire, que la science nous représente comme un univers soumis au déterminisme n’est pas cette réalité qui existe en soi indépendamment du sujet, mais un univers déjà structuré par des schémas qui sont l’application au donné sensible de catégories de la pensée ( tel le principe de causalité).

 

2) Les étapes de la démarche

 

-l’Esthétique transcendantale :

Certes on ne peut mettre en doute que la connaissance commence par les impressions des sens, mais -c’est là le raisonnement par l’absurde- comment pourrait-on avoir à faire à des objets, si ces impressions n’étaient pas toujours-déjà liées, reliées entre elles dans l’espace et dans le temps ?

Il faut donc bien considérer que l’espace et le temps ne sont pas, comme le voulait Newton, des contenants où se déploient les phénomènes de la nature, mais bien des structures (Kant dit des formes), qui appartiennent aux rapports de l’hommes aux choses (autrement dit à la sensibilité proprement humaine) pour constituer ce que nous appelons l’expérience sensible (si l’on veut la perception des choses). De cette première étape de l’analyse de la connaissance, il faut donc conclure que nous n’avons pas affaire à des choses extérieures à l’homme qui produiraient les impressions sensibles, de sorte que nous n’aurions jamais affaire qu’à un chaos d’impressions, mais au contraire, il faut soutenir que nous avons affaire à la façon dont les choses nous apparaissent en précisant que ces apparences ne sont pas des illusions (des apparences : schein) mais bien des phénomènes (ta phainomena) c'est-à-dire des objets constitutifs de notre rapport au monde.

 

- L’Analytique transcendantale

Mais,: Kant doit rendre compte, non seulement du fait que nous percevons des objets, mais aussi du fait que la science établit entre ces objets des relations nécessaires.

Dans l’analytique des concepts, Kant développe un tableau des catégories (principe de non contradiction, de causalité etc.) que nous avons l’habitude de considérer depuis Aristote comme une logique formelle (c'est-à-dire des formes de la pensée), de sorte que, on pourrait croire que c’est l’application de ces catégories de la pensée qui viennent structurer les phénomènes (c'est-à-dire les objets tels que nous les percevons). Mais alors intervient ce que l’on peut appeler la surprise de la Déduction transcendantale, où Kant montre que toute cette logique loin de venir après-coup structurer les phénomènes, est en fait tirée par le philosophe de l’analyse de notre expérience.

 

Ainsi se trouve résolu, selon Kant, le problème posé par Descartes, qui, pour avoir distingué le sujet de la connaissance comme pensée et son objet comme une réalité extérieure à la pensée, s’interdisait de comprendre la possibilité de la connaissance et l’objectivité de la science. Bien plus, partant de la seule certitude du cogito ( de la conscience de soi), il ne pouvait prouver l’existence de la réalité hors de la pensée, soulevant « le problème de l’idéalisme », ouvrant ainsi la porte à l’évêque Berkeley, dont la thèse consista à soutenir que le réel n’existe pas hors de la perception qu’on en a («  esse est percipi »).

La réflexion « critique », au terme de l’Esthétique et de l’Analytique transcendantales, élimine définitivement, selon Kant, l’idéalisme problématique, c’est-à-dire le problème de l’idéalisme : Comment la raison peut-elle connaître une réalité hors de soi ?

L’on découvre en effet, grâce à la réflexion transcendantale, que l’objet n’est pas une chose en soi : Une chose n’a de sens que “ pour nous ”, c’est à dire comme objet, et son sens est inséparable des structures rationnelles qui s’expriment dans nos concepts.

La solution Kantienne a consisté à démontrer que l'expérience sensible -notre soi-disant rapport immédiat avec les choses- était -dans sa structure même- un univers d'objets, déjà constitués par leur rapport au sujet de la connaissance. Grâce à ce renversement, l’expérience sensible cesse d'être un monde d'apparences illusoires pour devenir l'horizon de toute connaissance possible.

La connaissance n’est pas l’œuvre de la raison, qui donnerait accès à l’essence des choses, mais de l’entendement qui est la faculté de juger, par quoi le divers qui constitue la réalité concrète déployée dans l’espace et le temps, se trouve subsumé selon des schèmes qui constituent la structure de l’expérience, où l’on doit reconnaître des catégories de la pensée (tel le principe de causalité ) que révèle l’analyse de la connaissance.

 

Mais le problème n’est pas résolu tant que l’on n’a pas mis à jour l’illusion qui est à l’origine du problème insoluble de la connaissance, qui nait du dualisme de la pensée et de la nature.

 

Le secret de la troisième voie

 

C’est Kant qui inaugure cette nouvelle démarche d’une « troisième voie », promise à une extraordinaire postérité au XX° siècle : Il s’agit de dépasser le problème fondamental de la philosophie, qui oppose la pensée à l’être en le dénonçant comme un faux problème.

Cette dénonciation est mise en œuvre dans le chapitre premier de la Dialectique, intitulé « Des paralogismes de la raison pure ».

Kant part d’une constatation : La dualité entre le moi ( la conscience que je prends de mon existence) et l’existence d’une réalité extérieure est l’objet d’une conscience immédiate :

« Les choses extérieures existent tout aussi bien que j’existe moi-même et ces deux existences reposent, il est vrai, sur le témoignage immédiat de notre conscience.. »

Si telle est notre expérience immédiate, comment passe-t-on de cette dualité au dualisme de la pensée et de la réalité, sinon par un paralogisme, c'est-à-dire par un raisonnement qui dépasse cette expérience ( et que Kant appelle pour cette raison « dialectique »)

Quelle « différence, demande Kant, y a-t-il entre les représentations que j’ai de moi-même comme sujet pensant et celles que j’ai des choses, sinon que je rapporte les premières à un sens interne et les représentations des êtres étendus à un sens externe » ?

« Tant que nous rattachons les uns aux autres les phénomènes intérieurs et extérieurs comme simples représentations, nous ne trouvons rien d’absurde ni rien qui rende étrange l’union de nos deux sens. »

 

En simplifiant l’exposé kantien, on peut dire que la démarche paralogique est double :

a) La première démarche paralogique consiste en cette illusion que Kant appelle « l’hypostase subreptice de la conscience » : C’est la transformation de la conscience - constituée par les représentations que nous attribuons naturellement au sens interne - en une substance , une « réalité » existant par elle-même et pour elle-même..

Kant développe cette démarche en plusieurs raisonnements : Pour avoir converti la conscience en une « réalité » - une chose - nous lui attribuons non seulement l’identité d’une substance (res cogitans), mais aussi la simplicité (la coïncidence avec soi ( que Descartes exprime par un raisonnement tautologique : cogito ergo sum), et la permanence dans le temps qui confère à cette substance l’unité d’un moi.

C’est le cogito qu’il faut repenser : le sujet du « je » pense n’est pas l’ « ego » du cogito : un moi qui existerait comme une substance, identique à lui-même, qui serait l’objet d’une perception interne qu’on appelle conscience de soi.

Ouvrant le chemin à Husserl, Kant montre qu’il n’y a pas de perception interne du moi indépendamment des rapports qui constituent notre perception externe ; le moi, dont nous avons conscience, fait partie de notre expérience, où, situé dans l’espace et dans le temps, il est relié à tous les phénomènes de sorte qu’il apparaît déterminé comme l’ensemble des objets qui nous sont donnés à connaître.

Si l’on veut comprendre la possibilité de la connaissance qui se présente toujours comme un rapport à un objet, il faut , - comme nous l’a montré l’Analytique transcendantale - comprendre le « je » du « je pense » comme un sujet qui dépasse l’expérience (la transcende et que pour cette raison Kant appelle « sujet  transcendantal ») : Ce qu’on appelle le sujet n’est pas un moi mais une condition de l’expérience, c’est à dire de la synthèse du « donné sensible », grâce à laquelle nous avons affaire à des « objets ».

 

Au terme de cette démarche, si la conscience n’est rien d’autre que ce rapport à un objet, qui « constitue » la synthèse de nos représentations, on est en droit de se poser la question : - D’où vient que nous continuions à considérer nos représentations comme de simples modes de conscience, des façons de penser que nous dirions aujourd’hui « subjectives », ou, comme le veut Hume : des images mentales qui renvoient aux impressions des sens ?

 

b) La réponse à cette question constitue la deuxième partie des raisonnements paralogiques, développée dans le quatrième paralogisme intitulé « paralogisme de l’idéalité du rapport extérieur ».

: Qu’est-ce qui interdit de comprendre que la conscience n’est rien d’autre que rapport à un objet - quel qu’il soit - et que le « je » du cogito n’est pas une chose, mais un « je transcendantal » ?

- Rien sinon ce préjugé - que Kant nomme un réalisme transcendantal - qui pose l’objet comme une réalité transcendante, c'est-à-dire une chose existant en soi indépendamment de son rapport à la conscience.

Dès le moment où l’on commence par poser la réalité de la chose indépendamment de la conscience, l’existence de la chose en soi indépendamment du sujet , dans la mesure où nous n’avons jamais affaire qu »à des représentations, le problème de la connaissance est insoluble :

« Si nous prenons les objets extérieurs pour des choses en soi, il est alors tout à fait impossible de comprendre comment nous pourrions arriver à la connaissance de leur réalité hors de nous en nous appuyant simplement sur la représentation qui est en nous. En effet, il est évident qu’on ne peut pas sentir hors de soi, mais simplement en soi-même, et que toute conscience de nous-mêmes ne nous fournit par suite uniquement que nos déterminations. »

 

Autrement dit, pour Kant, ce n’est pas ( comme on aurait pu le penser en raison de«l’hypostase subreptice de la conscience »  )  parce qu’on convertit la conscience en une « réalité », en une substance, support de nos représentations, que l’on ne peut comprendre comment nous pouvons connaître la réalité telle qu’elle est en soi indépendamment de la conscience. Il faut inverser l’explication ; c’est parce que nous commençons par poser l’existence de la chose en soi, d’une réalité existant indépendamment de la conscience, que nos représentations sont converties en simples déterminations subjectives, en images mentales, en réalité psychique, et pour tout dire, en simples apparences.

 

Mais, il y a plus : Si j’affirme l’existence de la chose en soi - indépendamment de la conscience, mes représentations d’un objet quel qu’il soit ne peuvent être qu’une reproduction de la chose, comme le voulait Hume : une image mentale.

Or, si je n’ai jamais affaire qu’à des images mentales, comment prouver l’existence de la chose indépendamment de la représentation : le doute est permis qui donne lieu, selon les termes de Kant, à un « idéalisme sceptique ».

 

Et, dans ces conditions, ne peut-on aller, comme l’évêque Berkeley, jusqu’à nier l’existence de la chose ? C’est l’expérience elle-même qui alors devient illusoire ; le réalisme transcendantal ( la position de l‘existence de la réalité indépendamment du sujet) conduit droit à « l’idéalisme empirique » ( à la mise en doute de l’existence même de la réalité que nous appelons matière).

 

Sans aller jusqu’à la mise en doute de l’existence de la réalité ( comme l’immatérialisme de Berkeley), on doit reconnaître que c’est l’affirmation de l’existence d’une réalité indépendante de la conscience qui est à l’origine du dualisme de la pensée et de la matière et qui génère toutes les difficultés inhérentes à la réflexion philosophique :

C’est à Descartes que Kant se réfère pour dénoncer l’illusion.

Si,- par une hypostase subreptice - il convertit la conscience en une substance ; une réalité existant en soi et pour soi - res cogitans -, c’est parce qu’il conçoit la réalité comme une matière existant en soi, indépendamment de la connaissance, une réalité composée d’étendue et de mouvement - res extensa -. Dès ce moment, lorsqu’il pose la question :- Qu'est ce qu'une chose qui pense ?, il est contraint de convertir toutes nos représentations en déterminations de la conscience : modi cogitandi ;: une chose qui pense (res cogitans), c'est-à-dire, écrit-il une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent."

Le « je » du cogito est converti en une réalité psychique qui s’oppose en un insoluble dualisme à une réalité matérielle ; Ce qui rend incompréhensible la connaissance rationnelle.

«  Toutes les difficultés qui concernent l’union de la nature pensante avec la matière résultent sans exception uniquement de cette représentation dualiste subreptice : que la matière n’est pas une simple représentation de l’esprit, mais bien l’objet en soi tel qu’il existe hors de nous et indépendamment de toute sensibilité. »

 

En d’autres termes,à travers la démarche kantienne, il est clair que la troisième voie n’a d’autre objectif que d’échapper au matérialisme ( la position de l’existence de la matière indépendamment de la conscience) qui seul rendrait insoluble le problème fondamental de la philosophie  posé dans les termes du dualisme. de la conscience ( « la nature pensante ») et de la matière,

 

 

III. La postérité de Kant ou les philosophies de la troisième voie

 

L’objectif des philosophies de la troisième voie, c’est de dépasser le problème fondamental de la philosophie qui s’est constitué comme un dualisme :

-Chez Platon : dualisme des idées et des choses

-Chez Descartes : dualisme de la pensée et de la nature. (que Spinoza puis Leibniz ont cherché a résoudre en commençant par poser l’existence de la totalité soit un être infini et infiniment parfait, c'est-à-dire Dieu, chez l’un la Nature, chez l’autre l’Esprit, pour essayer de comprendre le dualisme comme un point de vue de l’homme, mode particulier (monade chez Leibniz) sur l’Etre.

-Dualisme du sujet et de l’objet, que Kant essaiera de résoudre par l’Analyse des conditions de possibilité de la connaissance qui permettent de comprendre le rapport de l’entendement à la nature.

 

Le point de départ des différentes démarches philosophiques pour dépasser le dualisme sous toutes ses formes historiquement développées par la philosophie classique, consiste à attribuer l’origine du dualisme au fait que la philosophie dès l’origine est partie d’une réflexion, sur la connaissance. C’est bien la réflexion sur la connaissance qui fait apparaître les deux aspects inconciliables de la réalité que sont l’intelligible et le sensible, l’idéel et le matériel. . Si l’on veut ouvrir une troisième voie à la philosophie, il faut retenir la leçon de Kant : Ce n’est pas l’hypostase subreptice de la conscience(la réification de la conscience comprise comme la réalité première) qui est à l’origine du problème insoluble de la connaissance, mais bien ce que Kant nomme le réalisme transcendantal, c'est-à-dire la position « naturelle » et naïve qui consiste à poser, au point de départ de la réflexion, l’existence d’une réalité indépendante de la conscience.

Autrement dit, la seule façon d’échapper au débat de l’idéalisme et du matérialisme, c’est de contester au point de départ de la réflexion ce qui constitue le principe du matérialisme : l’affirmation de l’existence de la matière indépendamment de la conscience.

 

 

La démarche consiste dès lors à partir non pas de la réflexion sur la connaissance, mais d’une réflexion sur le rapport de l’homme au monde, sur le sens de ce complexe qui constitue ce que Heidegger appellera le Dasein, c'est-à-dire la réalité-humaine, au cœur de laquelle émerge un monde qui apparaît à l’homme comme séparé de lui-même.

 

 

Ce qui est en jeu dans l’analyse des philosophies contemporaines, c’est le sort même de cette démarche : peut-on dépasser le problème fondamental de la philosophie en niant la primauté de la matière sans restaurer l’idéalisme ?

 

 

 

I) Husserl

 

Husserl tente d’apporter une solution au dualisme en commençant paradoxalement par ce qui constitue avec Descartes le point de départ de la philosophie moderne, à savoir le cogito. Husserl met entre parenthèse (épochè) par la réduction phénoménologique la thèse, c'est-à-dire la position, (qui est aussi notre attitude naturelle) qui consiste à poser l’existence d’une réalité indépendante de la conscience. En ce sens, en partant de la mise en cause de l’existence du monde extérieur, qui ressemble au doute cartésien, Husserl se situe en fait dans la droite ligne de la démarche kantienne, c'est-à-dire de la philosophie transcendantale.

Constatant d’abord que la conscience ne peut exister par elle-même sans être rapport à un objet (conscience de quelque chose), Husserl, fidèle à la démarche transcendantale, va tenter de montrer comment l’objet (qui est le cogitatum du cogito, ou le corollaire de la conscience) est pour ainsi dire constitué par la conscience ; non pas la conscience au sens psychologique du terme -composée de nos différents états de conscience, mais bien quelque chose comme le sujet transcendantal de Kant c'est-à-dire un sujet pour ainsi dire impersonnel. Cet « ego transcendantal » selon le titre du premier livre de Sartre, constitue non seulement le monde en tant que réalité physique (la nature comme chez Kant) mais tout objet auquel nous avons affaire dans notre expérience.

Il n’y pas d’ontologie au sens de la position de l’existence d’un être, mais des ontologies régionales, suivant les différentes visées d’objet qui constituent notre expérience concrète.(non seulement l’objet de la perception (qu’on appréhende comme nature), mais aussi les entités idéales, comme les objets mathématiques,.

Dès lors la phénoménologie comme son nom l’indique n’est pas une explication de nos différents rapports avec le réel, (par exemple explication de la perception à partir de la sensation, explication de l’existence d’autrui à partir d’un raisonnement par analogie…etc..) mais une description ou une explicitation en chaque domaine de la façon dont l’objet nous apparaît - apparaître qui loin de constituer une apparence, constitue le sens (la signification) de tel ou tel rapport de l’homme (ou de la conscience) à un objet. On pourra décrire ainsi ce rapport à la nature que nous appelons la perception, ce rapport au paysage ou au visage que nous appelons émotion, ce rapport à autrui que nous appelons désir ou passion, ce rapport qui est la négation du réel auquel nous donnons le nom d’imagination.

 

Etapes de sa réflexion

a - Si Husserl commence par une réflexion sur la logique (à laquelle on peut ramener les mathématiques) c’est afin de poser la réalité objective des idées pour récuser immédiatement la position « réaliste » qui voit dans ces idées, des images, c'est-à-dire des copies ou des reflets d’une réalité extérieure à la conscience. Dans les Recherches logiques après avoir critiqué l’interprétation psychologisante des lois logiques et posé les vérités logiques comme en-soi , il relie les significations du langage à l’acte de donner sens, dont ces significations deviennent le corrélat objectif ; puis, à partir de la cinquième recherche, il fonde ce rapport sur un trait général de toute conscience, au sens d’expérience vécue, à savoir la propriété de se rapporter à quelque chose. Cette intentionnalité fut longtemps conçue par Husserl en un sens qui satisfait à sa fonction logique ; l’intentionnalité ne se borne pas à la formule vague : toute conscience est conscience de... ; viser quelque chose, c’est viser quelque chose d’identique, un « même », susceptible d’être répété et reconnu comme même ; ce que nous appelons objet est une telle unité de sens ; ainsi l’intentionnalité, au sens fort, est la visée d’un sens identique.

 

b) Mais la formule générale de l’intentionnalité devait entraîner la phénoménologie à dépasser sans cesse le cadre de ses préoccupations logiques initiales ; elle affirme d’abord l’aspect noétique – le pouvoir de se rapporter à quelque chose – de tous les actes non objectivants : affects, volitions, etc. ; elle découvre ensuite la variété des formes de remplissement par lesquelles la visée de quelque chose s’accomplit concrètement ; elle souligne en outre l’aspect positionnel, thétique, par lequel la conscience affirme l’être de ce qu’elle vise ; e

Le sens s’enracine dans les fonctions prélinguistiques ;

En tout cela, le langage a perdu sa prééminence ; il est seulement la couche de l’expression ; comme tel, il ne produit rien, sinon la transposition, dans les articulations du signe, de ce qui est déjà préarticulé dans la structure de la noèse (ou visée) et du noème (ou corrélat objectif). Husserl reconnaît au terme de cette réflexion, que les différents rapports qui constituent nos rapports conscients avec le monde, et que l’on peut exprimer sous la forme prédicative (sujet, verbe, prédicat) sont précédés d’un rapport primitif avec le réel que Husserl appellera le monde de la vie : Lebensweltet que Merleau-Ponty appellera l’être sauvage. Et ainsi, le sens de ces rapports que la phénoménologie met au jour est pour ainsi dire prélevé sur le monde de la vie (Lebenswelt) que la réflexion philosophique a pour tâche d’expliciter, c'est-à-dire d’exprimer en concepts.

Cette dernière compréhension de notre rapport au monde par Husserl annonce la réflexion de Merleau-Ponty qu’il met en œuvre dans la Phénoménologie de la perception où il explicite le sens de nos rapports avec le monde : en tant qu’être concret, dont la subjectivité est inséparable de la corporéité, car le corps est bien ce par quoi, d’abord, nous sommes en rapport avec le monde et pour ainsi dire situés dans le monde.

 

C - Et pourtant, il est difficile d’appeler la phénoménologie husserlienne une ontologie. Dans les Idées (1912) et plus encore dans les Méditations cartésiennes (1929), Husserl donne une interprétation idéaliste de ces structures ; selon la thèse de la constitution : c’est la conscience qui constitue non seulement le sens, mais les caractères d’être correspondant à la conscience doxique Le monde, comme ensemble des corrélats de conscience, pourrait ne pas être ; seule la conscience est ce qui ne peut pas ne pas exister ; c’est elle donc qui a l’être nécessaire et l’absolu ; le monde, par sa contingence, a seulement l’être relatif du phénomène.

Ainsi, de la même manière que par son développement la phénoménologie marquait le dépassement de son propre point de départ logique, elle reste incapable de dépasser son propre point d’arrivée idéaliste.

L’interprétation idéaliste de la phénoménologie n’est pas en effet arbitraire ; elle est la transcription, dans les termes du débat avec le réalisme (matérialisme), du primat du cogito qui règne encore dans les analyses de l’antéprédicatif et de la Lebenswelt.

 

 

2) Heidegger

 

Ce qui est renversé, c’est le primat de la relation sujet-objet, qui domine encore la phénoménologie husserlienne

Heidegger rompt avec le cogito. En effet, selon lui, en partant d’un cogito où le soi est immédiatement donné, en même temps que ma conscience -sous forme de la conscience de soi-, et où le moi apparaît comme un être dans le monde, un étant parmi les étants, on oublie la question de l’être. On oublie que nous ne saurions poser l’être ni même parler de l’être, de quelque chose, si le fait d’être jeté-au-monde (déréliction, fortfallen) ne faisait surgir un monde pour nous. La présence de l’homme au monde constitue cette ouverture par laquelle il y a un monde, par laquelle il y a quelque chose plutôt que rien.

Cette présence au monde constitue notre être-là, c'est-à-dire Dasein, c'est-à-dire le fait que par notre ek-sistance nous faisons apparaître les choses qui se tiennent debout, là, devant nous, c'est-à-dire les étants.

Si l’on cherche à comprendre la réalité-humaine (dasein), il faut dire que l’homme n’est rien d’autre que cet être qui pose la question de l’être, et qui en posant cette question, constitue cette différance qui nous distingue des étants.

« l’homme est un être pour lequel il est dans son être question de son être »

 

L’errance de la philosophie s’explique par le fait que, étant préoccupé par les choses auxquelles nous avons affaire (à « titre d’ustensiles » comme dira Sartre), les choses de notre vie quotidienne, nous nous apparaissons non pas comme un « être au monde » (in-der-Welt-Sein), un être par lequel il y a un monde, mais comme un être dans le monde, un étant parmi les étants, une chose parmi les choses. 

Cette proximité avec les choses qui nous fait apparaître comme une chose, et qui constitue notre vie quotidienne, est définie par ce que Heidegger nomme l’inauthenticité. C’est ainsi que nous vivons dans l’oubli de l’être, c'est-à-dire de ce rapport originaire à l’être qui constitue notre ek-sistence.

Le problème insoluble de la philosophie, qui repose sur le dualisme du sujet et de l’objet sous la forme du problème de la connaissance, naît de celle illusion par laquelle nous nous appréhendons comme un être dans le monde, un étant parmi les étants, une chose parmi les choses. 

 

L’existence authentique consiste à nous délivrer de cette illusion pour poser la question de l’être. Mais la question de l’être n’est pas la question métaphysique de l’existence des choses, des étants, (de l’origine du monde) mais bien la question de notre être-là : c’est par nous qu’il y a un monde, mais pourquoi sommes-nous au monde ?

Et s’il on pose cette question, il n’est pas de réponse sinon cette découverte, que le sens de notre ek-sistence ne peut être que la mort, c'est-à-dire notre propre disparition avec laquelle le monde lui-même disparaît.

L’existence authentique, c’est l’être-pour-la mort.

 

3) Gabriel Marcel

 

Le même retour à l’ontologie, opéré par Heidegger à partir de la phénoménologie, est effectué par Gabriel Marcel à partir de descriptions de caractère beaucoup plus existentiel ;; par existence, il faut entendre, comme chez Kierkegaard, le surgissement concret de l’individu humain, considéré à la fois dans son incarnation physique et sociale, dans sa relation dramatique à un « toi » et dans sa capacité de refuser ou d’assumer sa condition mortelle ; c’est de cette existence que, dans un texte de 1925, Existence et objectivité, Gabriel Marcel dit qu’elle précède la pensée par objet ou par représentation. S’il est vrai du cogito qu’il « garde le seuil du valable », ou encore du problématisable, l’existence ouvre, comme le Dasein chez Heidegger, l’accès au mystère.

Mais à la différence de Heidegger, il privilégie les relations de personne à personne, auquel le théâtre est plus apte que la philosophie à rendre justice ; dès lors, rien n’est moins abstrait que l’ontologie ; s’inspirant de Nietzsche il voit dans l’esprit d’abstraction, dirigé contre la vie, l’expression de la puissance dévastatrice du « ressentiment », générateur de fanatisme ;

S’opposant au ressentiment et ripostant à la tentation du désespoir, l’espérance du malgré tout est sans doute l’expérience ontologique par excellence ; par elle, nous avons l’assurance d’appartenir à « un monde invisible hors duquel tout ne serait que délirante absurdité et dont les grands spirituels d’une part, les grands musiciens de l’autre, un Bach, un Mozart, un Beethoven, avant tout, nous ont livré les inestimables et fulgurantes prémices ».

 

 

4) Sartre :

 

Le point de départ de Sartre n’est pas la compréhension de la réalité humaine du Dasein, qui constitue notre existence même et fait apparaître un monde, mais bien l’affirmation de l’existence première, avant la venue de l’homme au monde de ce que Sartre appelle un en-soi, c'est-à-dire un être dont toute la réalité est de coïncider avec son être. Dès lors si (ou lorsque) l’homme est jeté au monde, comment peut-il être lui-même, ipse, comment peut-il exister pour-soi, sinon en niant sans cesse qu’il n’est pas une chose comme l’en-soi, autrement dit, en néantisant tout ce qu’il est ?

Il ne s’agit pas pour Sartre comme pour Heidegger de définir la réalité humaine en disant que l’homme est un être pour lequel il est dans son être question de son être, il faut ajouter que « l’homme est un être pour lequel il est dans son être question de son être en tant que cet être implique un autre être que lui ».

Le pour-soi se détermine sans cesse lui-même à être autre chose que l’en soi en niant sans cesse qu’il est ce qu’il est. Chaque conduite, chaque attitude dans l’existence consistera dans cette néantisation.

L’être de l’homme est de n’être pas ce qu’il est et d’être ce qu’il n’est pas;

« Le pour-soi projette sans cesse d’être en tant que pour soi un être qui soit ce qu’il est. »

L'épreuve de l'aliénation, qui aboutit à une impasse : -l'impossibilité d'être soi-même inscrite dans la structure même de "mon" existence- nous oblige à réitérer la question :

Si je ne suis pas moi-même en étant ce que je suis, n'est-ce pas parce que j'ai à l'être ?

La réponse à la question, loin d'être la découverte d'une nécessité, n'est-elle pas la reconnaissance d'une obligation éthique ? -

 

5) Merleau-Ponty

 

Le but de Merleau-Ponty est clair et clairement énoncé. Il s’agit de dépasser les termes du débat philosophique qui se présente comme une alternative entre l’idéalisme et le matérialisme..

« Il y a deux vues classiques de la philosophie (…) » écrit Merleau-Ponty, c'est-à-dire deux solutions opposées à ce problème fondamental de la philosophie (qui est celui du rapport de la conscience à la réalité) qui s’excluent l’une l’autre :

« D’un côté l’homme est une partie du monde et de l’autre il est conscience constituante de monde (…) »

- la première solution « consiste à traiter l’homme comme le résultat des influences physiques, physiologiques et sociologiques qui le détermineraient du dehors et feraient de lui une chose entre les choses. »

Nous remarquons que Merleau-Ponty emploie le terme d’influences et non point le terme de conditions et qu’il met sur le même plan les influences physiques, physiologiques et sociologiques, autrement dit le déterminisme de la nature, les influences physiologiques, autrement dit le déterminisme biologique, enfin les influences sociologiques, c'est-à-dire les conditions sociales.

Autrement dit, il nous dresse le profil d’une philosophie dans laquelle l’homme est le produit (il dit : le résultat) d’une réalité matérielle qui se présente sous trois formes : les lois de la nature, les processus biologiques et les conditions sociales.

- La seconde position philosophique consiste « à reconnaître dans l’homme, en tant qu’il est esprit, et construit la représentation des causes mêmes qui sont censées agir sur lui, une liberté a-cosmique/

Dans cette expression « conscience constituante du monde », Merleau-Ponty ne fait pas référence à l’idéalisme subjectif de Berkeley, pour qui la réalité n’existe pas indépendamment de nos représentations (esse est percipi) mais bien à l’idéalisme transcendantal de Kant, pour lequel les formes de la sensibilité que sont l’espace et le temps et les catégories de l’entendement (de la pensée) constituent (structurent) la réalité telle qu’elle se présente à nous dans l’expérience.

Ainsi, Merleau-Ponty oppose entre eux :

- un matérialisme pour lequel l’homme est une partie du monde, produit d’une réalité matérielle, soumis au déterminisme..

- un idéalisme transcendantal qui résout le problème des rapports de la pensée à la réalité en nous montrant que nous n’avons jamais affaire à la réalité telle qu’elle est en soi mais à une réalité toujours-déjà structurée par la sensibilité et l’entendement de l’homme.

Derrière cette lutte sur les deux fronts, le principal souci de Merleau-Ponty est de dénoncer ce qu’il appelle le « préjugé du monde objectif », c'est-à-dire le réalisme - la position matérialiste - qui, affirmant l’existence de la réalité indépendamment de la conscience, prétend ( comme si l’homme était une partie de la nature) « expliquer » l’homme et tous les phénomènes humains comme l’objet d’une connaissance objective. Ce réalisme est pour Merleau-Ponty l’expression de l’objectivisme chosiste et physicaliste de la pensée scientifique naïve. Comme nous le lisons dans l’avant-propos à la Phénoménologie de la perception, il n’hésite pas à affirmer que la phénoménologie est d’abord «  le désaveu de la science ».

Dans ses premiers ouvrages marquants, qui furent ses deux thèses : La Structure du comportement (1942) et la Phénoménologie de la perception (1945), cette lutte contre le préjugé du monde objectif ( qui est la base du matérialisme), Merleau-Ponty va la mener sur le terrain de la psychologie.

La Structure du comportement s’attaque à l’explication physiologique du comportement compris par le behaviorisme, sur la base de l’activité réflexe comme une réponse de l’organisme aux stimulations du milieu ou par Pavlov, sur la base de l’étude des réflexes conditionnés, comme le produit de l’Activité Nerveuse Supérieure ( A.N.S.).

A l’origine de cette explication du comportement, on retrouve le préjugé objectif qui consiste à poser l’existence du monde comme une nature : une réalité physique. En prenant comme base du comportement l’activité réflexe, on identifie les stimulations du milieu aux excitants qui sont des réalités physiques auxquels l’organisme répond - terme à terme - par des réactions physiologiques : L’organisme et le milieu sont compris comme deux réalités distinctes, celles-là mêmes que les sciences étudient séparément, comme leurs objets propres.

Le réflexe est ainsi conçu comme « l’opération d’agent physique ou chumique défini sur un récepteur également défini qui provoque par un trajet défini une réponse définie . » Or, l’organisme ne joue pas un simple rôle de récepteur (comme un clavier ou un téléphone automatique) par rapport à des stimuli extérieurs ; il contribue à les constituer : « la forme de l’excitant est crée par l’organisme lui-même, par sa manière propre de s’offrir aux actions du dehors. » Ou encore : « le stimulus ne peut se définir en soi et indépendamment de l’organisme ; ce n’est pas une réalité physique, mais physiologique ou biologique. » L’erreur consiste à prolonger à l’intérieur du système nerveux la discontinuité des terminaisons sensorielles, si bien que le fonctionnement du système nerveux est représenté comme une mosaïque de processus autonomes qui interfèrent et se corrigent les les autres. »

De fait, « le système nerveux est le lieu où s’élabore une image totale de l’organisme. »

 

Retenant les analyses de Goldstein dans La structure de l’organisme, Merleau-Ponty montre que « le milieu se découpe dans le monde selon la structure de l’organisme »

Le comportement est une forme, c'est-à-dire un mode d’être spécifique qui unit chaque être vivant à son milieu. La forme qui caractérise le comportement humain est à décrire comme une manière de transcendance par quoi l’homme dépasse la simple coexistence au milieu vital pour élever ce milieu vital au niveau d’une réalité assumée et prise en charge. Dans le même moment, cette assomption et cette prise en charge font de celui qui les exerce un sujet. Il serait donc peu adéquat de définir l’homme et son existence par la conscience en tant que telle. En fait, la transcendance constitutive du comportement significatif propre à l’homme appelle « la notion d’une vie de la conscience qui déborde sa connaissance expresse d’elle-même ».

 

La Phénoménologie de la perception entreprend l’étude et la critique des concepts classiques de la psychologie proprement dite (sensation, association, mémoire, jugement ). Pour dénoncer l’impuissance de la philosophie à rendre compte de la perception, il faut redécouvrir la perception comme notre rapport originaire au monde : en termes heideggeriens, ce rapport à l’être par quoi il y a pour nous un monde.

L’erreur de la psychologie prend sa source dans le préjugé qui est à l’origine de l’errance de la philosophie, qui consiste, pour comprendre le rapport de l’homme au monde, à commencer par poser l’existence d’une réalité indépendante de la conscience. La sensation, qu’elle prend comme point de départ de la perception et comme élément de base de la vie mentale, n’est que le transfert dans le sujet, à titre d’élément psychique, d’une réalité physiologique qui est l’impression sensorielle. A partir de cet élément, qui est une pure abstraction, la psychologie se donne pour tâche de reconstituer le monde perçu qui se présente comme la diversité des choses distinctes les unes des autres dans l’espace, ayant chacune la forme, le relief, l’identité : tout ce qui leur confère le statut d’objet.

Il n’est pour la psychologie que deux solutions alternatives : celle de l’empirisme, hérité de Hume, qui prétend expliquer la constitution de l’objet par l’association des images fournies par les sens ; celle de l’intellectualisme, qui, s’inspirant de Descartes, prétend que la perception de la chose ne se peut comprendre que par l’inspection de l’esprit, qui détient préalablement une idée de l’objet.

Nous pouvons essayer de comprendre la « troisième voie » que cherche à définir Merleau-Ponty.

Pour la philosophie classique, la représentation que nous avons des choses, c’est, dans la thèse de l’idéalisme, le résultat d’une activité de l’esprit, l’exercice d’un pouvoir qui est celui de la pensée, ou bien, dans la thèse du matérialisme, la re-production, le reflet de la réalité matérielle.

La troisième voie consiste à montrer qu’il n’est pas nécessaire pour rendre compte de la possibilité de la représentation, d’invoquer un mystérieux pouvoir de l’esprit, parce que la représentation trouve sa possibilité dans la présence de l’homme au monde.. Si l’on cherche à définir la conscience comme un caractère spécifique de l’homme, il faut dire que l’homme est, comme l’animal, présent au monde, mais qu’à la différence de l’animal, il est capable de le re-présenter.

Selon Merleau-Ponty, ce qui constitue la conscience, c’est précisément le fait que la présence de l’homme au monde implique qu’il soit « capable » de se le re-présenter.. Par sa présence au monde, l’homme re-présente ce à quoi il est présent.

Voici cette troisième voie exprimée par Merleau-Ponty:

« Il faut reconnaître à l’homme une manière d’être très particulière : l’être intentionnel ».

C’est bien évidemment ici la référence à la réflexion de Husserl. Cette manière particulière d’être qui caractérise l’homme est le fait que l’homme n’est pas d’abord, comme le voulait le cogito cartésien, conscience de soi, mais toujours-déjà rapport à quelque chose. Ainsi la conscience n’est pas une entité, une réalité qui s’opposerait à la matière, comme Descartes oppose « res cogitans » et « res extensa » en un dualisme insoluble ; c’est une manière d’être de l’homme par quoi il ne peut être lui-même qu’en étant en rapport avec autre chose ; par quoi il ne peut avoir conscience de soi qu’en étant conscience de quelque chose.

Avec cette définition husserlienne de la conscience, le rapport de la conscience à la réalité extérieure à la conscience se trouve-t-il résolu ?

Non point. parce que ce quelque chose dont la conscience est conscience, cet objet que la conscience vise, car la conscience est visée de quelque chose (in-tentionnalité : tendre vers), est aussi bien ce triangle quand je fais des mathématiques ou ce moment de mon passé dont je me souviens, que cette table ou ce pommier en fleurs. Autrement dit cet objet de la conscience est-il une réalité (matérielle) ou simplement un corrélatif de la conscience, un objet de pensée : le cogitatum d’un cogito ?

Dans les Idées (1912) et plus encore dans les Méditations cartésiennes (1929), la thèse de la constitution semble restaurer - en l’étendant à tout objet « de » conscience - un idéalisme transcendantal : Si la conscience constitue non seulement le sens, mais toutes les structures qui constituent nos rapports à l’être, le monde risque de n’être rien d’autre que l’ensemble des corrélats de conscience. Le problème n’est point résolu du rapport de la conscience et du réel, de la pensée et de la matière : la menace de l’idéalisme est réelle.

Merleau-Ponty tente de récuser cette objection : il ne faudrait pas croire, précise-t-il, que la conscience, qui est visée d’un objet, crée cet objet : « On pourrait conclure du fait que la conscience est visée d’un objet, que la conscience construit cet objet. »

Pourquoi, selon Merleau-Ponty peut-on et doit-on rejeter l’objection ?

« Si l’on considérait que c’est l’esprit qui est constitutif de cet objet que la conscience vise comme son corrélatif, on rendrait incompréhensibles nos attaches corporelles et sociales. »

Que signifie cette dernière indication par laquelle Merleau-Ponty nous renvoie pour comprendre le rapport de la conscience et de la réalité à nos « attaches corporelles et sociales » ?

Il s’agit de nous renvoyer à notre compréhension « pré-réflexive » de la condition humaine par laquelle nous nous appréhendons à la fois comme cet être qui appartient à une réalité qu’il n’a pas choisi – ce que Sartre appelle la facticité – (qu’il s’agisse de notre corps ou de nos conditions sociales) et comme cet être qui est capable de nier cette réalité, de dépasser ces conditions pour faire surgir d’autres possibles.

Autrement dit, c’est la compréhension de l’être de l’homme ou de la condition humaine qui nous donne la clé du problème insoluble de la philosophie réflexive.

En fin de compte, la solution au problème philosophique des rapports de la conscience à l’être tient tout entière dans la description (phénoménologique) de la condition humaine. « Tout se passe comme si », c’est la locution qui permet de passer de la phénoménologie à l’ontologie…« Tout se passe comme si » j’étais déterminé par les choses qui m’entourent, mais en tant qu’homme je suis capable de nier, de dépasser ces déterminations. Comme le développe le dernier chapitre de la Phénoménologie de la perception, c’est cette transcendance qui constitue la liberté et définit la condition humaine.

La publication de Le Visible et l’Invisible (1963), dont la rédaction commencée en 1959 fut interrompue par la mort de l’auteur (1961), a permis de mesurer le chemin parcouru par celui-ci depuis la phénoménologie de la perception.

Dans la Phénoménologie de la perception Merleau-Ponty avait explicité le sens de nos rapports avec le monde : en tant qu’être concret, dont la subjectivité est inséparable de la corporéité, car le corps est bien ce par quoi, d’abord, nous sommes en rapport avec le monde et pour ainsi dire situés dans le monde.

Dans Le Visible et l’Invisible il va plus loin : il fallait rompre avec la philosophie de la conscience qui animait l’enquête psychologique de la Phénoménologie de la perception ; et même il fallait rompre avec cette forme subtile de la philosophie de la conscience que l’auteur avait élaborée sous le titre du « cogito tacite » et avec l’appui des significations non langagières. La rupture avec la psychologie du vécu n’est complète que si l’on cesse de partir de la distinction conscience-objet et si l’on adopte le préalable heideggérien de l’implication du sujet dans l’être ;

Les notes obscures, en appendice à l’ouvrage posthume, sur l’être des lointains, sur l’être de latence, sur l’être sauvage, sur le langage de l’être annoncent une ontologie en lutte avec le langage traditionnel et avec son propre langage ; en particulier le concept même de chair – ma chair est la chair du monde –, appliqué désormais au visible, au monde, à l’histoire, vise à une inscription sensible du rapport avec l’être qui devient, pour la philosophie, l’innommable

Toute la philosophie de Merleau-Ponty consiste à exprimer notre entrelacs, ce qu’il appelle notre chiasme, notre connivence ou notre co-existence au monde et à autrui. Par notre incarnation, au sein même du corps propre, se confonde la corporéité et la subjectivité : C’est cette puissance, cette dimension, que Merleau-Ponty nomme la chair. Dans un de ses derniers livre, le visible et l’invisible, il écrit « la chair n’est pas matière, n’est pas esprit, n’est pas substance. Il faudrait pour la désigner le vieux terme d’élément au sens où on l’employait pour parler de l’eau, de l’air, de la terre et du feu, c'est-à-dire au sens d’une chose générale, à mi-chemin de l’individu spatio-temporel et de l’idée, sorte de principe incarné qui importe un style d’être (une façon d’être au monde) partout où il s’en trouve une parcelle. »

 

 

 
 
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