Les Mots de Jean-Paul Sartre
Le projet du récit
Jean-Paul Sartre est né le 21 juin 1905 à Paris. Son père Jean-Baptiste Sartre, officier de marine, est mort en 1906.
Le projet de Sartre se présente comme un récit autobiographique : il s’agit en effet de la narration d’une tranche de sa vie comprise entre les années 1909 et 1916. Cette période va de l’enfance – les premiers souvenirs évoquent ses quatreans – au début de l’adolescence : En 1916, Sartre a 11 ans.
Mais, le véritable sujet des Mots c’est, comme Sartre l’explique lui-même, la formation de sa personnalité : il s’agit de dire qui il était pour expliquer ce qu’il est devenu.
A cette intention première, Sartre, dans les interviews ou les articles concernant l’écriture de ce récit, ajoute deux autres intentions :
1.« A travers mon histoire, écrit-il, c’est celle de mon époque que je veux transcrire (…) ce qui m’intéresse ce n’est pas seulement de retrouver le sens d’une vie parmi d’autre, mais de retrouver l’évolution assez curieuse d’une génération. »
C’est donc, d’après lui, un témoignage socio-historique qu’il nous propose en même temps qu’un récit autobiographique.
2- Le projet autobiographique comporte une autre ambition : Selon Sartre il s’agit, à la fin du compte, d’un témoignage sur « l’humaine condition » ; Les Mots se concluent sur cette phrase « Si je range l’impossible au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes, et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. »
C’est le sens de ce projet qu’il nous faut comprendre à partir de l’analyse de l’œuvre. Quel rôle joue dans ce récit la philosophie de Sartre : sa compréhension de la condition humaine ?
On peut découvrir les thèmes de l’œuvre au fur et à mesure de la progression du récit.
Le récit commence par un arbre généalogique, celui de la famille Schweitzer, grands-parents et parents de sa mère, bien ancrée dans une société bourgeoise, dont ils deviennent pour l’enfant le parangon. Une page seulement est consacrée à la famille Sartre, pour évoquer le mariage de sa mère Anne-Marie avec Jean-Baptiste Sartre.
Première notation : une critique sociale
La critique consiste à décrire la famille bourgeoise où le hasard l’a fait naître : un monde régi par des codes sociaux en décalage avec son âge et avec son époque :
- Son grand-père, « un homme du XIX°siècle, qui imposait à son petit fils des idées en cours sous Louis- Philippe », qui exerce une autorité despotique.
« Je prenais le départ avec un retard de quatre vingt ans. »
- Revenant sur l’union de ses grands-parents, il insiste sur le caractère social du mariage dominé par le sens du devoir et l’absence d’amour et de sensualité. Sa grand-mère maternelle s’était fait délivrer des « certificats de complaisance » pour être « dispensé du commerce conjugal » et avoir « le droit de faire chambre à part ». Le mariage était pour elle « une suite infinie de sacrifices coupée de trivialités nocturnes ». Il note de même que sa mère « jusqu’à ce que son mari meurt, « le soigna avec dévouement mais sans pousser l’indécence jusqu’à l’aimer ; elle préféra le devoir au désir. »
Deuxième notation :
Sartre note que « la conception des enfants dans ces familles bourgeoises est aussi dépourvue de sens que le mariage. : le grand-père, Charles Schweitzer, « engendra quatre enfants par surprise », le grand-père Sartre, « de temps à autre sans un mot, engrossait sa femme », et son propre père « fit un enfant au galop ».
L’arrière plan philosophique se dévoile à travers ce constat :
N’est-ce pas le fait de tout homme « d’être là », par hasard, sans raison ?
Troisième notation :
Immédiatement après la mort de son père, la mère et l’enfant « Poulou », sans père, s’installent à Meudon chez Karlémami ( charles et mamie). Et, sous le toit paternel, sa mère redevient la fille de ses parents.
Sartre fait le portrait de cette mère, fille cadette de quatre enfants. Elle fut soumise à l’éducation bourgeoise des jeunes filles ; elle apprit à « s’ennuyer , à se tenir droite, à coudre ». Enfant négligée et oubliée, mariée en hâte à 19 ans, mère « au galop » à 20 ans, et veuve à 21 ans.
Elle abdique de son statut de femme pour redevenir une enfant dans la maison paternelle de Meudon. Indigente matériellement (on oubliait de lui donner de l’argent), affectivement, socialement, elle devait demander la permission pour sortir, et de plus, elle était considérée coupable par ses parents d’avoir épousé un mari qui n’avait pu assumer ses fonctions.
Elle redevint après l’installation à Meudon, mineure, une vierge avec tache ; et,privée de toute indépendance (elle se fit gouvernante, infirmière, majordome, dame de compagnie, servante).
Pour le jeune Sartre, celle qu’il appelle le plus souvent par son prénom, est moins une mère qu’une sœur, une amie. Sa mère partageant la chambre avec son fils, sans aucune autorité sur lui, - parce que celui-ci est pris en charge par son grand-père, est pour lui « cette jeune fille de tous les matins ».
Ils entretiennent une relation équivoque ; ils forment un couple hors-normes : « ma mère et moi nous avions le même âge et nous ne nous quittions plus. Elle m’appelait son chevalier, son petit homme (…) nous parlions de nous à la troisième personne. »
Quatrième notation : L’absence du père
Jean-Baptiste Sartre, officier de marine, décédé prématurément en 1906, dont une photographie est accrochée au mur, est réduit au rôle de géniteur. L’absence du père est déterminante dans l’évolution de Sartre. Sa mort constitue « la grande affaire de sa vie ».
Cette absence du père est déterminante sur deux plans :
D’une part dans la formation de sa personnalité : la psychanalyse a bien montré le rôle structurant de la présence du père dans la constitution de l’individualité d’un homme qui se constitue à partir du refoulement des pulsions ( « ça ») sous l’action du « sur-moi », par l’intériorisation des interdits, qui sont les conditions de son adaptation à la vie sociale : C’est à travers « l’image du Père » que ces interdits s’imposent à la conscience de l’enfant comme valeurs, sous la forme d’une morale ( laïque ou religieuse) : « Si mon père vivait, je connaîtrais mes droits et mes devoirs ; il est mort et je les ignore. »
Dans sa réflexion philosophique Sartre ne manquera pas de montrer que les valeurs qui s’imposent comme des idéaux transcendants sont en fait une création des hommes, que les individus « choisissent » pour se délivrer du souci d’avoir à décider de leurs actes et du sens de leur vie.
Le sentiment de son inutilité est d’autant plus important qu’il n’est pas le « continuateur de l’œuvre paternelle ». La prise de conscience de son néant est due en partie à cette paternité inachevée. Il se demande ce qu’il est « venu foutre sur terre ».
D’autre part, telle est l’autre portée de l’absence du père : en réduisant ce père qu’il n’a pas connu à une fonction biologique : « quelques gouttes de sperme qui font le prix d’un enfant. », - en niant ainsi ses origines, Sartre conclut qu’il est « le fils de personne » comme s’il était « sa propre cause »
La réflexion philosophique développera cette expérience : Quel être peut être dit « cause de soi », sinon Dieu ? Si dieu n’existe pas, l’homme est cause de lui-même : tout se passe comme s’il s’était, pour ainsi dire, auto-engendré. Mais, découvrant qu’il n’y a pas de raison à sa naissance, le voici contraint de poursuivre toute sa vie le « projet d’être Dieu ».
Cinquième notation : La vie de famille –les rapports de Poulou avec son grand-père
Le grand-père Charles occupe une place importante dans le récit. Ce patriarche, « qui a passé sa vie à écraser et emmerder ses fils (…)- Dieu de colère, se transforme en un Dieu d’amour qui a pour culte son petit-fils ».
Plein de tendresse il appelle Sartre « mon tout petit, mon trésor, mon fief de soleil » il va jusqu’à « jouer à la cachette avec lui et se laisse aller à des chansons enfantines câlines telles que « A cheval sur mon bidet ».
Mais Sartre se demande si ce que son grand-père aime en lui, ce n’est pas sa propre générosité. L’amour pour son petit-fils ne lui sert-il pas de faire valoir ?
Cette expérience de l’enfant : ce doute qu’il exprime au sujet de la « sincérité » des sentiments de son grand-père à son égard, trouvera un écho dans la philosophie de Sartre : Y a-t-il un seul sentiment humain qui puisse être « désintéressé » ou « altruiste », quand on sait que ce que chaque individu attend d’autrui, ce n’est rien d’autre que l’assurance d’être soi : la conscience de sa « valeur » ?
Poulou devient le compagnon de jeu de Karl qui trouve en son petit-fils un public bienveillant. Ils forment ensemble un couple qui s’invente un monde rien que pour eux : « Nous jouions ensemble une ample comédie (…) : le flirt, les malentendus vite dissipés, les taquineries débonnaires, et les gronderies gentilles, le dépit amoureux, les cachotteries tendres, et la passion… »
Cette attitude de son grand-père devient un obstacle à la formation de Sartre et à son adaptation; il décide qu’il doit être scolarisé, mais, blessé dans son orgueil par ce qu’on a infligé à son petit génie un zéro en orthographe, il le retire au bout de 24 heures. Sartre sera ainsi longtemps exclu de toute relation avec la collectivité des enfants de son âge.
Sa vocation est tracée, il sera « petit-fils d’Alsacien en même temps que français, professeur agrégé de Lettres et écrivain, vengeur de l’Alsace martyre. » Poulou devient ainsi un véritable chargé de mission à la solde de son grand-père.
Voici la seconde conséquence de ce rapport privilégié du petit fils avec son grand-père : Parce que Poulou est le faire-valoir de Charles, il se fait, lui-même, « caniche d’avenir ».
Encore une expérience décisive dans l’élaboration de la réflexion philosophique de Sartre : Un homme peut-il être autre chose que ce que les « autres » attendent de lui : conforme à l’image que les autres se font de lui-même ?
Sixième notation : La conscience de soi
L’expérience va plus loin : Poulou, nous explique Sartre, a pour seule compagnie celle des adultes : « jusqu’à dix ans, je restais seul entre un vieillard et deux femmes. » Il a des lectures d’adulte, il vit au-dessus de son âge : « Cet enfant sous séquestre est un faux enfant, un leurre, une sorte d’hologramme animé par les siens. »
Ne faut-il pas aller jusqu’à cette découverte philosophique : « je » n’existe » que « pour Autrui ».
Et, à travers la vie de Poulou, lorsque Sartre décrit « qui il était », il répond à la question qui sera au cœur de sa réflexion : Si je ne suis que « pour les autres », qui suis-je « pour moi » ?
Voici une double expérience qui éclaire la réponse du philosophe :
1. Dans ce monde qui l’entoure où tout lui semble fictif, comme une sorte de décor, il s’appréhende lui-même comme « un pur objet » ou un animal domestique : « un chien de salon » ou « un caniche d’adulte », ou mieux encore comme une chose, « une fleur en pot. »
Il est réduit à une vie végétative, « respirant, digérant, déféquant ». Il est venu au monde comme « un poisson dans un joli bocal ».
On connaît l’importance que prend cette description tant dans les ouvrages philosophiques de Sartre que dans ses romans : Lorsque la conscience sommeille, qui le sépare des autres et de lui-même, la présence de l’homme au monde n’est plus rien d’autre que l’appréhension de son corps en ses fonctions biologiques, où pour ainsi dire « il s’englue », il s’enlise. Il découvre ce que Sartre appelle sa « facticité » : dès le moment où il cesse d’être conscient, c’est à dire toujours à distance de ce qu’il est, il s’appréhende comme une chose parmi les choses ; il est alors envahi par « la nausée ».
2. Mais, dès qu’il fait retour sur lui-même, quand il prend conscience de soi, il fait l’expérience inverse : En un mot, écrit il, « je n’étais pas consistant ni permanent (…) j’étais rien : une transparence ineffaçable. »
Il a le sentiment de son néant, de sa non-existence : « moi qui n’existait pas encore ».
« Pour soi » l’homme n’est à proprement parler « rien » : quand il cherche à saisir son être, « l’être lui glisse entre les doigts . »
Ce n’est pas la découverte du gouffre pascalien, mais l’appréhension d’une inconsistance, d’une inutilité, d’où naît le sentiment de l’absurde.
Mais dès lors, comment combler ce vide ?
Sartre décrit alors l’expérience décisive de son enfance.
Septième notation : « Jouer un rôle »
Poulou n’existe que dans la mesure où il joue un rôle. Très vite, il comprend ce que les adultes attendent de lui et il s’y conforme : « on m’adore donc je suis adorable. ». Autrement dit, il ne vit que par et pour le regard des autres : « J’avais appris à me voir par leurs yeux. » Il ne se définit que par la comédie. Il est ancré dans l’art du paraître et de l’illusion ; il est toujours et partout en représentation : avec la bonne, avec le facteur, avec son chien, mais aussi à l’extérieur de son environnement familial, avec le pauvre dans la rue qu’il gratifie d’un beau sourire égalitaire, forçant d’admiration les invités qui s’extasient : « c’est réellement un ange ». Sa mère s’emploie à lui cacher sa laideur, allant même jusqu’à faire corriger les photos et lui laissant longtemps ses longs cheveux bouclés. Et il écrit : « on me dit que je suis beau, et je le crois. »
Voici la première partie de la leçon : personne ne peut « être » sans jouer le rôle de quelqu’un, qui devient son propre rôle : Sartre a décrit longuement dans « L’Etre et le Néant », la scène du garçon de café, qui n’est lui-même qu’en forçant les gestes , les attitudes pour être ce personnage, qu’il ne peut jamais être « vraiment » : Un homme peut-il coïncider avec son être, comme une chose : cette table ou cette pipe ?
Mais Poulou se montre souvent mauvais acteur. Il se fait grimacier, pasquin, polichinelle, il est « un faux enfant avec un faux panier à salade », il fait preuve d’une fausse bonhomie, il connaît une fausse gloire et il se dissimule derrière un faux incognito.
Autrement dit l’enfant n’est pas dupe et il sait qu’il ne joue que de faux beaux rôles pour un public qui lui est acquis, donnant la réponse aux grandes personnes. Il sait q’il est identifié à ses rôles, que ses rôles lui collent à la peau. Aussi va-t-il jusqu’à grimacer devant le miroir de la salle de bain pour s’enlaidir et se venger de ses rôles. Il vit dès lors une double vie où l’on est juge de l’autre « Je menais deux vies toutes deux mensongères : publiquement j’étais un imposteur : le fameux petit-fils du célèbre Charles Schweitzer ; seul je m’enlisais dans une bouderie imaginaire. »
Voici la seconde partie de la leçon : S’il est vrai qu’un homme ne peut être quelqu’un qu’en faisant semblant de l’être, il ne peut jamais se confondre avec le rôle qu’il joue sans être de « mauvaise foi ». Il se dédouble ; et il vit cette double vie dans un étrange malaise.
Hutième notation : comment on devient ce que l’on est.
La succession chronologique des rôles est le véritable motif structurant du récit, qui permet à Sartre au travers de sa biographie de comprendre et d’expliquer au lecteur sa « vocation » d’écrivain :
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son premier rôle fut celui de l’enfant sage, qui ne pleure jamais, ne fait pas de bruit, se laisse bichonner. Acteur dont tous les gestes répondent à ce que les adultes attendent de lui.
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son deuxième rôle fut celui du lecteur passionné. Il s’initie au cérémonial qu’il a observé chez son grand-père, prenant les volumes dans la bibliothèque, faisant semblant de les lire ou de les remettre à leur place quand quelqu’un entrait dans la bibliothèque, afin que l’on pût dire : « Mais c’est qu’il aime Corneille ! »
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Son troisième rôle fut celui de l’enfant cultivé. Il laissait croire qu’il avait lu les tragédies les plus célèbres de Corneille alors qu’il s’était contenté d’en lire les résumés ; il prenait des bains de culture pour être à la hauteur « de la comédie de la culture » que lui imposait l’autorité de son grand-père.
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Son dernier rôle fut celui de l’écrivain.
L’initiation à l’écriture est prise en charge par son grand-père – Poulou se fit d’abord versificateur ; initié aux règles de la prosodie par sa mère, il entreprend de réécrire les Fables de La fontaine, embrassant dès ce moment, à ses yeux, la carrière d’écrivain.
Mais le résultat frisant le ridicule, il se fit ensuite prosateur. Plagiaire d’abord, il réécrit un récit en images paru dans son illustré préféré le mois précédent.
Puis il écrit pour son plaisir ce qu’il appelle ses romans : par personnage interposé, il s’invente un autre lui-même, diamétralement opposé à celui qu’il était : il se fait tyran, méchant, téméraire, assoiffé de pouvoir. Il se laisse emporter par son imagination.
Et, plus il s’éloigne de la réalité plus il se sent exister : « je ne jouais plus, le menteur trouvait sa vérité dans l’élaboration de ses mensonges. Je suis en de l’écriture : avant elle il n’y avait qu’un jeu de miroirs ; écrivant, j’existais, j’échappais aux grandes personnes. »
L’écriture dès ce moment prend une fonction thérapeutique qui le guérit de son mal-être et du sentiment du néant de son existence.
La formation de l’écrivain, minutieusement expliquée, donne tout son sens à l’écriture de l’autobiographie parce qu’elle répond à la question : comment Sartre est-il devenu écrivain ?
Le dernier mot de l’expérience
Rêver de gloire, c’est se donner un but, une raison d’exister, « se faire pardonner son existence » : « longtemps j’avais redouté de finir comme j’avais commencé, n’importe où, n’importe comment (…) Ma vocation changea tout (…) Le hasard m’avait fait homme, la générosité me ferait livre » et il ajoute « Pour renaître, il fallait écrire. »
Il envisage sa véritable existence par-delà la mort. Comme les auteurs qu’il a rencontrés dans la bibliothèque de son grand-père, il serait métamorphosé en livre : « Moi : vingt-cinq tomes (…) Mes os sont de cuir et de carton, ma chair parcheminée sent la colle et le champignon. » Chaque lecteur le ressusciterait : « on me lit, je saute aux yeux ; on me parle, je suis dans toutes les bouches (…) je n’existe plus nulle part, je suis, enfin ! je suis partout. »
Et il résume l’histoire de sa vocation en ces termes : « jamais je ne me suis cru l’heureux propriétaire “d’un talent” : ma seule affaire était de me sauver – rien dans les mains, rien dans les poches – par le travail et par la foi.
Conclusion
A travers une autobiographie qui se propose d’expliquer la formation de sa personnalité : comment il est devenu ce qu’il est, Sartre nous livre le secret de ce qu’il est convenu d’appeler une « vocation ». Mais, après tout, qu’est-il si ce n’est « un homme, fait de tous les hommes, et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. » ? Et, ce qu’il nous dévoile, n’est-ce pas le secret de toute existence humaine ?
Comme Poulou, tout homme est « là », jeté au monde, sans raison: C’est à cette condition fondamentale de la présence de l’homme au monde que la philosophie donne le nom de contingence ; ce qui arrive « par hasard ».
En l’absence d’un dieu qui l’eut créé à son image, l’homme n’a point de nature : une forme de l’ « humaine condition », comme le voulait l’humanisme de toute notre culture ; il n’a point d’ « essence », qui précéderait et déterminerait son existence. Il lui appartient à lui, et à lui seul, de donner un sens à son existence : ce que Sartre exprime en affirmant que l’homme est condamné à la liberté . Il n’est pas d’autre condition humaine que cette nécessité pour l’homme de devenir ce qu’il « n’est pas ». Sans doute est-ce le « drame » - au sens étymologique » - de l’existence humaine: L’homme est condamné à « agir ».
Mais là est le piège :
Etant là, né sans raison, peut-il agir - se proposer un but - autrement que pour se donner une raison d’être, pour justifier sa présence au monde ou, comme l’écrit Sartre dans notre texte, « pour se faire pardonner son existence » ?
Comme il l’avoue, il n’est devenu « écrivain » que pour se sauver, échapper à la contingence qui est au cœur de l’existence. Voilà pourquoi on ne peut pas parler de vocation, mais seulement d’un travail forcené : de fait, un travail interminable, parce que la vie n(a pas de finalité , mais seulement une fin qui est un fiasco : une mort aussi contingente que la naissance ; la vie s’achève par hasard comme elle a commencé !
A la fin du compte, on ne peut faire le bilan. On « est » ce qu’on a voulu qu’après la mort ; donc, on ne l’est jamais pour soi mais seulement pour les autres.
Certes chaque lecteur le ressuscitera « on me lit, je saute aux yeux ; on me parle, je suis dans toutes les bouches (…) je n’existe plus nulle part, je suis, enfin ! je suis partout. ».
Mais, il ne sera pas là pour le voir , pour le savoir.
La tentative d’être « soi-même », qui est le ressort, le moteur de l’existence – le projet d’être Dieu – peuvent-ils être autre chose qu’un échec ?
Après la lecture de cette autobiographie, on peut se poser la question : -est-ce la biographie qui rend compte, comme le veut Sartre, de sa vocation d’écrivain et de sa réflexion philosophique.
Ou bien, plutôt, n’est-ce pas sa philosophie qui explique le récit autobiographique. Sartre n’est-il pas victime de l’illusion qu’il dénonce : la narration n’est-elle pas une justification de son existence ?