Le procès (Kafka)
Le procès (Kafka)
Introduction
Un processus mystérieux
« Il fallait qu’on ait calomnié Joseph K. : un matin, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté. » La contradiction scandaleuse énoncée par cette première phrase chargée d’allusions mystérieuses ne sera jamais résolue au cours du récit. Un innocent a donc été victime d’une erreur judiciaire ou d’une machination. La surprise, l’indignation, l’assurance que donnent à K. la certitude de son innocence feront place à l’angoisse, puis au découragement. Finalement, K. sera exécuté avec cruauté, dans des conditions aussi surprenantes et aussi révoltantes que l’arrestation initiale :
« Où était le juge qu’il n’avait jamais vu ? Où était le tribunal suprême, jusque auquel il n’était jamais arrivé ? Il leva les mains, écartant tous les doigts. Mais sur la gorge de K. se posèrent les mains de l’un des messieurs, tandis que l’autre lui plongeait le couteau dans le cœur et l’y retournait deux fois. Comme ses yeux se révulsaient, K. vit encore les deux messieurs, tout près de son visage, observant joue contre joue la conclusion : Comme un chien !, dit K. C’était comme si la honte allait lui survivre.
Une vision, une interrogation, un échec programmé :
Max Brod écrit : « On ne peut pas comprendre Kafka si l’on ne sait pas lire entre les lignes de ses trois grands romans, encore que l’auteur ne le montre pas du doigt, un sentiment croissant de culpabilité. »
Précisons ce sentiment que nous communique l’œuvre de Kafka :
Nous sommes tous, en tant qu’hommes, coupables d’une faute que nous n’avons pas commise.
Mais le Procès nous révèle autre chose : Comme Joseph K., nous employons notre vie à nous défendre comme si nous étions innocents, mus par une interrogation à la fois sérieuse et angoissée : De quoi sommes-nous coupables ?
Une interrogation, dont nous savons d’avance, sans nous l’avouer, qu’elle est sans réponse.
Révoltés d’abord par cette inculpation « injuste », très vite, nous cherchons de l’aide auprès des autres, pour découvrir cette vérité : tout le monde appartient au Tribunal . Les avocats appartiennent au tribunal, mais aussi le peintre Titorelli, et les femmes, dont la sexualité est redoutable ; enfin le prêtre, que Joseph K. rencontre dans la cathédrale, qui ne peut lui dévoiler le sens de la parabole, parce que, lui aussi, doit avouer qu’il appartient au Tribunal.
Seul joseph K. est exclu ; et c’est pourquoi il est seul. Il n’y a pas de communauté humaine que l’individu pourrait espérer rejoindre, mais bien une « institution », où chacun remplit une fonction qui n’a d’autre finalité que la conservation, la « reproduction », la pérennité de l’institution.
Si l’interrogation est sans réponse et vaine la tentative de découvrir la vérité : la raison de la culpabilité, c’est que personne ne peut répondre à la question du sens.
Peut-être est-ce le monde que nous habitons qui nous interdit de répondre, parce qu’il ressemble à une immense machinerie qui s’impose à nous à travers des signes abstraits qu’aucun individu ne saurait déchiffrer.
Et, toute tentative pour en déceler le sens renvoie l’homme à son isolement. C’est alors que la machinerie se transforme en Tribunal : Quand nous cherchons un coupable, nous ne pouvons que nous en prendre à nous-mêmes : la naissance est sans doute cette faute dont nous sommes innocents. Mais, que dira-t-on de la mort ? La vérité est que nous ne mourons pas : « Sans cesse tu parles de mort et pourtant tu ne meurs pas. »
Joseph K est contraint pour mourir de faire appel au Tribunal qui envoie « deux hommes à demi-muets qui ne comprennent rien »
Si nous ne mourons pas, il en résulte que nous ne vivons pas non plus. Dans ces conditions, qu’est-ce que la vie sinon un « interminable » procès : un procès interminable?
Le non sens de l’existence, cela ne signifie pas qu’elle n’a pas de sens ; cela veut dire tout simplement que le sens n’est pas donné : « il ne t’est pas donné d’achever l’œuvre, et cependant, c’est une tâche à laquelle tu n’as pas le droit de te dérober »
Il faut entrer dans le Procès par la porte la plus mystérieuse, qui s’ouvre et se ferme sans arrêt comme pour troubler le processus et accélérer le rythme du processus : Cette porte est celle du Désir ou, si l’on préfère, de l’Eros, qui nous pousse à vivre, même si la vie n’a pas de sens parce que le procès n’a pas de fin.
L’érotisme
K. rencontre toujours d’étranges jeunes femmes, d’un même type global, à chacune de ses démarches
Les femmes
Elsa, la petite amie d’avant le procès, servante de cabaret
Mlle Bûrstner, « petite dactylo qui ne lui résisterait pas longtemps »
La laveuse, amante du juge et de l’étudiant et femme de l’huissier
Léni, l’infirmière-bonne secrétaire de l’avocat
Les petites filles perverses de Titorelli
Le rapport amoureux
Les rapports amoureux de K. mêlent violence et consentement, emportement du désir et maladresse.
Que l’initiative vienne de K. ou des femmes, que l’élan soit partagé ou non, le contact s’établit avec une rapidité impudique, à laquelle l’homme ajoute en général une touche d’avidité particulièrement forte, voire de brutalité ;quand K. se précipite comme un vampire sur Melle Bürstner, la force de cet élan inattendu, mais silencieux, n’a rien à envier à l’assaut brutal de l’étudiant contre la laveuse et, si elle ne se déploie pas en plein jour et au milieu d’une salle pleine, elle n’en comporte pas moins un élément de défi (il est vrai qu’il s’agit moins d’une découverte que d’une habitude).
A chaque rencontre, K. est troublé par la vue ou le contact des corps féminins, mais son désir trouve chez Léni des ingrédients uniques : l’odeur poivrée de son corps, quand elle est excitée, et la petite membrane entre l’annulaire et le majeur de sa main droite (un « hymen déplacé », selon Hans Hiebel).
Dans le manuscrit, le chapitre VI « L’oncle, Léni » s’achevait sur la phrase de Léni attirant K. sur le plancher : « Maintenant, dit-elle, tu m’appartiens », qui donnait un caractère dramatique à la scène de séduction.
1ère remarque : toutes appartiennent à un segment (un rouage) de la grande machinerie qu’on appelle Justice :
Elsa, la petite amie de K. avant l’arrestation, est si liée au segment bancaire qu’elle ne sait rien du procès et que K., allant la retrouver, ne pense plus lui-même à ce procès et ne songe qu’à la banque ; la laveuse est liée au segment des fonctionnaires subalternes, la femme de l’huissier au juge d’instruction ; Leni, au segment des avocats.
2ème remarque : K. sollicite leur aide pour tenter d’échapper à son procès, mais cette tentative a l’effet contraire : elle le précipite dans une nouvelle séquence.
K. n’arrête pas de chercher l’aide des femmes et de ne pas l’obtenir. Dès le début, sérieusement ou pour séduire, K. demande, ou feint de demander, l’aide de Melle Bürstner.
Puis, c’est la rencontre inopinée de la femme de l’huissier : Après avoir éludé les avances de celle-ci en apprenant, qu’elle a reçu aussi des cadeaux du juge, il se ravise et a envie de la prendre pour lui, afin de jouir à la fois de la déconvenue de ses rivaux et de « ce grand corps opulent, souple et chaud, (…) (qui n’appartient qu’à lui ».
Plus loin, quand, en train de gravir l’escalier de Titorelli, K. se voit assailli par un essaim de fillettes, « un mélange de puérilité et de corruption », c’est comme si son idée de harcèlement par les femmes prenait corps, mais à son encontre. Et le peintre en chemise de nuit et en caleçon, assiégé jusque sous son lit par les petites filles gâtées aux voix tendres, joue une réplique comique de K. Car celui-ci mérite aussi le titre qu’il décerne au juge : coureur de jupons.
Quel est donc ce type de jeunes femmes aux yeux noirs et tristes ?
Elles ont le cou nu, dégagé. Elles vous appellent, elles se serrent contre vous, elles s’assoient sur vos genoux, elles vous prennent la main, elles vous caressent et se font caresser, elles vous embrassent et vous marquent de leurs dents, ou inversement se font marquer, elles vous violent et se laissent violer, parfois elles vous étouffent, et même vous battent, elles sont tyranniques, mais elles vous laissent partir ou même vous font partir, et vous chassent, vous envoyant toujours ailleurs.
La jeune femme est semblable à la justice, sans principes, Hasard, « elle te prend lorsque tu viens et te laisse quand tu t’en vas ».
Quel rôle jouent-elles ? Quel est le rapport de ces femmes avec la justice ?
Pourquoi la femme ou la jeune fille réapparaît-elle de façon intempestive à chaque étape du procès ?
Il n’est pas besoin de souscrire à la thèse de Deleuze, selon laquelle le désir est seul productif du réel pour retenir son interprétation : Les femmes sont des connecteurs.
Deleuze nous explique : On voit bien la fonction connectrice de ces femmes, dès le début du Procès où « une jeune femme aux yeux noirs en train de laver du linge d’enfant dans un baquet » désigne « de sa main savonneuse la porte ouverte de la pièce voisine ». Chacune marque l’ouverture d’une phase du procès et d’un segment de la justice auquel elle appartient. Elle en marque aussi la fin, soit que K. les abandonne, soit qu’elles abandonnent K., parce qu’il est passé ailleurs, même sans le savoir. Mais, surtout, chacune a précipité son segment de procès, en l’érotisant ; et le segment suivant ne commence et ne finit, que sous l’action d’une autre jeune femme.
Loin de détourner K. , comme on l’a soutenu, de sa tâche et de son procès, les femmes érotiques n’ont pas du tout un rôle de détournement ou de retardement dans le procès ; elles en accélèrent le cours.
Elles précipitent, écrit Deleuze, la « déterritorialisation » de K.
Ce concept créé par Deleuze renvoie à une expérience, dont, selon lui, l’œuvre de Kafka est pour ainsi dire le commentaire.
Si le monde n’est pour l’homme, comme pour tout être vivant, qu’un territoire qu’il délimite par des « signes », ( créés, selon Deleuze, par la puissance même de la vie qui se manifeste dans le Désir), force est de constater que, quand il s’agit de l’homme, ce monde où s’investit la force de vie, constitue, à travers l’institution d’un champ social, un réseau de signes qui ont perdu leur sens, où l’homme s’emprisonne, (comme une araignée qui deviendrait prisonnière de sa toile.) C’est ce réseau, qui devient une immense machinerie, dont Joseph K. est la victime innocente.
Pas si innocente que cela, puisque la rencontre des femmes lui dévoile que cette machinerie est l’œuvre du désir, dont la force animale, brutale, imprévisible resurgit sans cesse qui pousse Joseph K. à tenter d’échapper aux agencements de cette machine en en démontant les rouages.
Tentative vaine de sortir du territoire, se développant comme un processus de « déterritorialisation », qui ne peut que le conduire à l’isolement, à l’impossibilité de vivre en le séparant du monde (devenu cette machinerie où la vie s’est aliénée).
L’appartenance de ces femmes à la justice s’éclaire : les investissements sociaux, sont à proprement parler érotiques, parce que, en opérant tout un investissement politique et social, le désir, manifestation de la vie, a emprisonné l’individu en un monde – un territoire -, dont il ne déchiffre pas les signes et dans les mailles d’un procès interminable.
« Les jeunes femmes ne sont pas équivoques parce qu’elles cachent leur qualité d’auxiliaires de la justice, au contraire elles se révèlent auxiliaires parce qu’elles font jouir identiquement juges, avocats et accusés, d’un seul et même désir polyvoque. Tout le Procès est parcouru d’une polyvocité de désir qui lui donne sa force érotique. »
Recourir au secours des femmes pour échapper à cet emprisonnement ne fait que précipiter la « déterritorialisation », confirmer l’isolement de celui qui est incapable de s’adapter au monde.
C’est pourquoi le prêtre reprochera à K. d’attendre un quelconque secours des femmes : « Tu vas trop chercher l’aide des autres, et surtout des femmes ».
Parce que le Tribunal est cette machinerie socio-politique, où l’homme ne peut reconnaître son territoire, devenu prisonnier de ce monde dont il a lui-même tissé les enchevêtrements ( comme une araignée sa toile), ce Tribunal investit les principaux domaines de la vie de Joseph K.
La vie aliénée
1) La famille
La famille est l’un de ces domaines :
K se reconnaît coupable de l’avoir négligée : il accepte presque sans discuter de suivre son oncle chez l’avocat et de changer ainsi la façon dont il a pris jusque-là son procès. Mais il lui reste du ressentiment d’avoir capitulé si vite, on le voit aussi à l’ennui où le plonge la discussion chez l’avocat et à la façon cavalière dont il le quitte, ce que son oncle, furieux, interprète comme un sabotage de ses efforts.
Le rapport le plus caractéristique est celui de Joseph K. avec sa mère, une femme agée, de santé fragile, qui habite seule en province et qu’il est en train de perdre la vue. Non qu’il éprouve quelque sentiment « K. s’y attendait déjà depuis des années après ce qu’avaient dit les médecins, et l’état général s’était amélioré. K. manque depuis deux ans à la promesse qu’il lui a faite d’aller fêter son anniversaire avec elle. Quand, approchant de ses trente et un ans (et donc, sans le savoir, de sa mort), il décide de lui rendre visite, c’est moins par amour filial – la piété grandissante de la vieille femme le remplit d’aversion – que parce qu’il cède depuis peu à ses propres lubies.
On ne peut s’empêcher d’évoquer ici l’indifférence réciproque qui « unit » Camus à sa mère qu’il exprimera dans L’Etranger à travers l’attitude de Meursault à la nouvelle de la mort ; mais il est une différence essentielle : c’est le sentiment de culpabilité éprouvée par Joseph K., qui se reproche de ne rien éprouver.
Ces scènes nous renvoient à l’événement traumatique de la vie de Kafka : en juillet 1914, cette scène affreuse dans une chambre d’hôtel d’Ascanie, à Berlin. Il avait convoqué la famille de sa femme pour s’expliquer et se justifier. La mère pleurait, le beau-père siégeait en manches de chemise, personne d’ailleurs ne lui faisait de reproche. On comprenait fort bien ses scrupules de tous ordres, ce qu’il en était de son caractère singulier, des nécessités anti-familiales de son art, et de sa situation matérielle. Il n’en souffrait que davantage. Cette innocence qui torturait tout le monde lui paraissait proprement « diabolique ». Il nota le mot le même soir dans ses tablettes. Et cette chambre d’hôtel prenait dans son esprit les proportions d’un tribunal : un tribunal tragique qui précise en lui la version d’une justice qui se rend entre la serviette, le lavabo et l’armoire à glace. La justice gardera pour Kafka une odeur d’essuie-mains, un climat de mansarde, un jour de cave, une atmosphère de vestibule. Elle fera son nid dans une cage d’escalier. Désormais les placards le jugent et les porte-manteaux le condamnent.
« Diabolique en toute innocence » : L’on assisterait dans ces scènes à un retour familial ou conjugal oedipien de culpabilité : Suis-je capable d’aimer mon père ? Suis-je capable de me marier ? Suis-je un monstre ?
Peut-on soutenir pour autant que le Procès est l’expression de ce traumatisme, le développement d’une tragédie intérieure, un exercice de sublimation destiné à délivrer son auteur d’une névrose liée à ses rapports avec ses géniteurs ?
La lettre au père a une tout autre portée que celle développée par les interprétations psychanalytiques:
Tout est la faute du père : si j’ai des troubles de sexualité, si je n’arrive pas à me marier, si j’écris, si je ne peux pas écrire et si j ‘ai du construire un autre monde infiniment désertique.. Kafka sait parfaitement que tout cela n’est pas vrai : son inaptitude au mariage, son écriture et son enfermement dans un autre monde ne sont pas des réactions dérivées du rapport au père. »
La lettre est tardive, fait observer Deleuze, et Kafka l’a écrite pour « grossir » l’effet que les romans cherchent à produire : le sentiment de culpabilité, en en donnant une explication « grossière », qui en même temps concourt au mystère en égarant le lecteur.
Dans cette lettre, il donne la parole à son père : tu veux démontrer « premièrement que tu es innocent, deuxièmement que je suis coupable, et troisièmement que, par pure générosité, tu es prêt non seulement à me pardonner, mais encore, ce qui est à la fois plus et moins, à prouver et à croire toi-même, à l’encontre de la vérité d’ailleurs, que je suis innocent »
Bien évidemment Kafka s’emploie à démontrer à son père qu’il est à l’origine de sa culpabilisation ; et pour cela il attribue à son père le processus que lui-même met en œuvre pour se délivrer de sa culpabilité : déclarer qu’il lui pardonne : ce qui est une façon de confirmer sa culpabilité ; déclarer qu’il est innocent pour qu’il soit amené à reconnaître lui-même que ce n’est pas vrai et qu’il est réellement coupable et le confirmer dans le sentiment de sa culpabilité.
Comme le souligne Deleuze, « Kafka passe d’un OEdipe classique type névrosé où le père bien aimé est haï, accusé, déclaré coupable à un OEdipe beaucoup plus pervers », qui consiste à tirer de l’innocence supposée du père une accusation pire encore » : celle d’un machiavélisme inimaginable.
« Ce glissement pervers, explique Deleuze, a évidemment un but et un effet : le nom du père surcode les noms de l’histoire : juifs, tchèques, allemands » (trio quirecouvre le triangle oedipien) et l’inextricable machinerie où l’individu ( le juif qui parle allemand) n’a pas sa place, exclu d’un système dont il ne peut déchiffrer les signes, dont le sens lui échappe.
Le sentiment de culpabilité est l’indice, non pas d’une névrose, mais d’une situation fondamentale de l’individu au sein d’un système, capable de produire toutes les névroses.
Il faut aller plus loin pour explorer cette situation.
2) Le bureau et l’institution
L’organisation où Kafka a passé toute sa vie adulte : le bureau, est un autre réseau de la vie aliénée.
Voici l’analyse de Kundera dans son livreL’art du roman :
Dans le monde bureaucratique du fonctionnaire, primo, il n’y a pas d’initiative, d’invention, de liberté d’action ; il y a seulement des ordres et des règles : c’est le monde de l’obéissance.
Secundo, le fonctionnaire effectue une petite partie de la grande action administrative dont le but et l’horizon lui échappent ; c’est le monde où les gestes sont devenus mécaniques et où les gens ne connaissent pas le sens de ce qu’ils font.
Tertio, le fonctionnaire n’a affaire qu’à des anonymes et à des dossiers : c’est le monde de l’abstrait.
Pourquoi situer un roman dans ce monde de l’obéissance, du mécanique et de l’abstrait, où la seule aventure humaine est d’aller d’un bureau à l’autre ?
On peut trouver la réponse dans une lettre qu’il a écrite à Milena : « Le bureau n’est pas une institution stupide ; il relèverait plutôt du fantastique que du stupide ».
Mais que veut dire : le bureau relève du fantastique ?
L’ingénieur praguois saurait le comprendre : une erreur dans son dossier l’a projeté à Londres ; ainsi il a erré à Prague, véritable fantôme, à la recherche du corps perdu, tandis que les bureaux qu’il visitait lui apparaissaient comme un labyrinthe à perte de vue provenu d’une mythologie inconnue.
Grâce au fantastique qu’il a su apercevoir dans le monde bureaucratique, il a réussi à élargir le décor aux dimensions gigantesques d’un univers, dont l’image nous fascine par sa ressemblance avec la société qu’il n’a jamais connue et qui est celle des Praguois d’aujourd’hui.
Comment faut-il comprendre cet univers que le Procès nous découvre comme un tribunal : image d’une société, métaphore d’une aliénation sociale ou prophétie d’une réalité à venir ?
La prophétie politique
1) L’image d’une société
Sans doute faut-il suivre d’abord l’analyse de Kundera ;
On a essayé d’expliquer les romans de Kafka comme une critique de la société industrielle, de l’exploitation, de l’aliénation, de la morale bourgeoise, bref, du capitalisme. Mais, dans l’univers de Kafka, on ne trouve presque rien de ce qui constitue le capitalisme : ni l’argent et son pouvoir, ni le commerce, ni la propriété et les propriétaires, ni la lutte des classes.
Le kafkaïen ne répond pas non plus à la définition du totalitarisme. Dans les romans de Kafka, il n’y a ni le parti, ni l’idéologie et son vocabulaire, ni la politique, ni la police, ni l’armée.
Il y a des tendances dans l’histoire moderne qui produisent du kafkaïen dans la grande dimension sociale : la concentration progressive du pouvoir tendant à se diviniser ; la bureaucratisation de l’activité sociale qui transforme toutes les institutions en labyrinthes à perte de vue ; la dépersonnalisation de l’individu qui en résulte.
Les Etats totalitaires, en tant que concentration extrême de ces tendances, ont mis en évidence les rapports étroits entre les romans de Kafka et la vie réelle. Mais si en Occident on ne sait pas voir ce lien, ce n’est pas seulement parce que la société dite démocratique est moins kafkaïenne que celle de Prague d’aujourd’hui. Car la société dite démocratique connaît elle aussi le processus qui dépersonnalise et qui bureaucratise ; toute la planète est devenue la scène de ce processus.
Est-ce à dire (comme l’écrit Kundera) que les romans de Kafka sont une hyperbole onirique et imaginaire de cette évolution historique; dont l’État totalitaire sera une hyperbole prosaïque et matérielle ?
Mais pourquoi Kafka a-t-il été le premier romancier à saisir ces tendances, qui pourtant ne se sont manifestées sur la scène de l’Histoire, en toute clarté et brutalité, qu’après sa mort ?
La réponse à cette question passe par la réflexion de Deleuze.
2) La réflexion de Deleuze.
« A l’heure où Kafka écrit, l’Amérique est en train de durcir et de précipiter son capitalisme, la décomposition de l’empire autrichien et la montée de l’Allemagne préparent le fascisme, la révolution russe produit à grande vitesse une nouvelle bureaucratie inouïe, nouveau procès dans le processus, « l’antisémitisme atteint la classe ouvrière », etc. Désir capitaliste, désir fasciste, désir bureaucratique, Thanatos aussi, tout est là qui frappe à la porte.
Familier des mouvements socialistes et anarchistes tchèques, Kafka n’emprunte pas leur voie. Croisant un cortège d’ouvriers, il montre la même indifférence que K en Amérique : « Ces gens-là sont maîtres du monde ; et cependant ils se trompent. Derrière eux s’avancent déjà les secrétaires, les bureaucrates, les politiciens professionnels, tous ces sultans modernes dont ils préparent l’accès au pouvoir. »
La révolution russe semble à Kafka production d’un nouveau segment du système, plutôt que bouleversement et renouveau. L’expansion de la révolution russe est une avance, une poussée segmentaire, croissance qui ne se fait pas sans une violente fumée.
« La fumée s’évapore, seule reste alors la vase d’une nouvelle bureaucratie ; les chaînes de l’humanité torturée sont en papier de ministère. »
De la bureaucratie des Habsbourg à la nouvelle bureaucratie soviétique, il n’est pas question de nier le changement, c’est un nouveau rouage pour la machine, ou plutôt c’est un rouage qui fait nouvelle machine à son tour.
« Les Assurances sociales sont nées du mouvement ouvrier, l’esprit lumineux du progrès devrait donc les habiter. Or, qu’y voyons-nous ? Cette institution n’est qu’un sombre nid de bureaucrates, parmi lesquels je fonctionne en qualité de juif unique et représentatif ».
La bureaucratie ne fait qu’un avec le fonctionnement d’un certain nombre de rouages, l’exercice d’un certain nombre de pouvoirs qui déterminent, en fonction de la composition du champ social sur lequel ils ont prise, leurs mécaniciens autant que leurs mécanisés. Les machines techniques sont seulement des indices pour un agencement plus complexe, qui fait coexister machinistes, pièces, matières et personnels machinés, bourreaux et victimes, puissants et impuissants, dans un même ensemble collectif.
La machine de justice n’est pas dite machine métaphoriquement : c’est elle qui fixe le sens premier, non seulement avec ses pièces, ses bureaux, ses livres, ses symboles, sa topographie, mais aussi avec son personnel (juges, avocats, huissiers), ses femmes attenantes aux livres pornos de la loi, ses accusés qui fournissent une matière indéterminée. Une machine à écrire n’existe que dans un bureau, le bureau n’existe qu’avec des secrétaires, des sous-chefs et des patrons, avec une distribution administrative, politique et sociale, mais érotique aussi, sans laquelle il n’y aurait pas et il n’y aurait jamais eu de « technique ».
Kafka ne pense pas seulement aux conditions du travail aliéné, mécanisé, etc. : il connaît tout cela de très près, mais son génie est de considérer que les hommes et les femmes font partie de la machine, non seulement dans leur travail, mais encore plus dans leurs activités adjacentes, dans leur repos, dans leurs amours, dans leurs prestations, leurs indignations, etc.
Puisqu’on ne peut pas compter sur la révolution officielle pour rompre l’enchaînement précipité des segments, on comptera sur une machine littéraire qui devance leur précipitation, qui dépasse les « puissances diaboliques » avant qu’elles ne soient toutes constituées, Américanisme, Fascisme, Bureaucratie : comme disait Kafka, semblent être moins un miroir qu’une montre qui avance.
L’écriture est pour Kafka le seul moyen pour « monter » les agencements qui constituent cette machinerie, et, sans doute aussi comme essaierons de le monter, la seule issue pour tenter – en vain – de s’y soustraire.
Il restera à comprendre comment son expérience personnelle, la singularité de son existence lui permettent de construire à partir des tendances historiques un univers fictif qui se donne pour une réalité vécue, une image du réel.
Il ne fait pas de doute que, pour nous, cette image obsédante a valeur de prophétie ; il n’en reste pas moins que pour Kafka le procès n’est en aucun cas un processus historique. S’il décrit cette machinerie, non comme un miroir, mais comme un mouvement, c’est celui de la montre qui avance, accélérant follement sa course en une sorte de tachycardie arythmique, sans sortir du cercle, sans échapper aux rouages de sa secrète et minutieuse machinerie interne.
Aussi Kafka est-il obligé dans le roman de nous livrer le secret de cette machinerie, de ce système qui fait de l’individu une victime innocente.
Mais, là encore, comme l’analyse Deleuze, il conduit le lecteur sur un chemin où il doit s’égarer, peut-être pour lui faire comprendre qu’il n’y a rien à comprendre.
Le chapitre intitulé « Dans la cathédrale », à la fin du roman, développe l’hypothèse théologique.
« Dans la cathédrale » : le faux-sens
1) La parabole
C’est l’aumônier des prisons qui raconte à K. la parabole « Devant la Loi » qui commence ainsi : « Devant la porte de la Loi se tient un gardien. Ce gardien voit arriver un homme de la campagne qui sollicite accès à la Loi. Mais le gardien dit qu’il ne peut le laisser entrer maintenant. » À la fin de cette parabole, l’homme venu de la campagne est arrivé au terme de son existence. « Le gardien se rend compte alors que c’est la fin et, pour frapper encore son oreille affaiblie, il hurle : « Personne d’autre n’avait le droit d’entrer par ici, car cette porte t’était destinée, à toi seul. Maintenant je pars et je vais la fermer“. »
Le tribunal serait la métaphore d’une transcendance qui s’impose comme une puissance invisible : Si ce monde obéit à une logique incompréhensible, c’est qu’un Dieu lui a imposé sa Loi.
Telle est l’interprétation théologique. Dieu attend l’homme, mais reste inaccessible à ceux qui ne le trouvent pas d’emblée. À moins que Dieu n’existe que dans la recherche et l’attente des hommes ?
La Loi n’est possédée ni interdite par aucun gardien, dans aucun temple. Elle se trouve sous nos yeux, en nous-mêmes peut-être. La culpabilité se comprend à partir de la transcendance de la Loi.
La Loi veut en effet, dans la théologie du judaïsme, que l’homme réalise son destin dans le monde, ait une famille, des enfants, appartienne à la communauté.
Kafka, s’il abandonne le bonheur terrestre d’une vie normale, abandonne aussi la fermeté d’une vie juste, se met hors la loi, se prive du sol et de l’assise dont il a besoin pour être. Etre exclu du monde, ce n’est pas selon la perspective chrétienne se détacher du monde dans l’espérance d’un autre monde ; cela veut dire être exclu de Canaan, errer dans le désert, comme si, jeté hors du monde, il était condamné à une migration infinie,
Enfin, à partir de cette hypothèse théologique, l’écriture du roman se comprendrait comme la tentative désespérée pour faire de ce dehors un autre monde, dans lequel on puisse échapper à l’exil et retrouver une patrie au sein même de la dispersion.
2) L’analyse de Deleuze
Les trois thèmes du procès, à partir desquels on a élaboré beaucoup d’interprétations, sont : la transcendance de la Loi, l’intériorité de la culpabilité et la subjectivité de l’énonciation ( l’écriture étant l’expression d’un drame intérieur). Or, s’il est vrai que ces trois thèmes sont essentiels au mouvement du roman, il s’agit d’examiner comment ils fonctionnent.
Rien ne nous permet de connaître l’ordre des chapitres et leur importance respective ; Or, c’est en accordant au chapitre « dans la cathédrale » une place d’honneur, comme s’il indiquait la clef du roman, que Max Brod a pu soutenir son interprétation du Procès comme une théologie négative.
Faire de ce chapitre l’argument principal d’une interprétation religieuse est contredit par son propre contenu : le récit du gardien de la Loi est très ambigu ; et K. s’aperçoit que le prêtre qui fait ce récit est un membre de l’appareil judiciaire.
En fait (selon l’analyse de Deleuze) ;
1. Il s’agit moins pour Kafka de dresser cette image de la loi transcendante et inconnaissable que de démonter le mécanisme d’une machine d’une tout autre nature, qui a seulement besoin de cette image de la loi pour accorder ses rouages et les faire fonctionner ensemble « avec un synchronisme parfait ».
Le Procès doit être considéré un compte rendu d’expériences sur le fonctionnement d’une machine, où la loi risque fort de jouer seulement le rôle d’armature extérieure.
2. C’est du point de vue d’une transcendance supposée de la loi, que celle –ci a un certain rapport nécessaire avec la culpabilité, avec l’inconnaissable, avec la sentence. La culpabilité est en effet l’a priori qui correspond à la transcendance, par rapport à laquelle chacun est fautif ou innocent. La loi n’ayant pas d’objet, mais étant pure forme, elle ne peut pas être du domaine de la connaissance, mais exclusivement de la nécessité absolue ; le prêtre dans la cathédrale expliquera qu’on « n’est pas obligé de croire vrai tout ce que dit le gardien, il suffit qu’on le tienne pour nécessaire ».
3. Enfin, parce qu’elle est pure forme vide comme l’impératif kantien, la loi ne se détermine qu’en s’énonçant, et ne s’énonce que dans la sentence et l’acte du châtiment, à même le réel,.
Tous ces thèmes sont bien présents dans le Procès. Mais précisément c’est eux qui font l’objet d’un démontage minutieux, et même d’une démolition, à travers la longue expérimentation de K.
1. Le premier aspect de ce démontage consiste à « éliminer à priori toute idée de culpabilité », celle-ci faisant partie de l’accusation même : la culpabilité n’est jamais que le mouvement apparent où les juges et même les avocats vous cantonnent pour vous empêcher de faire le mouvement réel, c’est-à-dire de vous occuper de votre propre affaire.
2.En second lieu, K. s’apercevra que, si la loi reste inconnaissable, ce n’est pas parce qu’elle est retirée dans sa transcendance, mais simplement parce qu’elle est dénuée de toute intériorité : elle est toujours dans le bureau d’à côté, ou derrière la porte, à l’infini (on le voyait déjà dès le premier chapitre du Procès, où tout se passait dans « la pièce voisine ».
3. Enfin, ce n’est pas la loi qui s’énonce en vertu des exigences de sa feinte transcendance, c’est presque le contraire, c’est l’énoncé, c’est l’énonciation qui fait loi, au nom d’un pouvoir immanent de celui qui énonce : la loi se confond avec ce que dit le gardien et les écrits précèdent la loi, loin d’en être l’expression nécessaire et dérivée.
Dès lors, il faut renoncer plus que jamais à l’idée d’une transcendance de la loi. Si les instances ultimes sont inaccessibles et ne se laissent pas représenter, ce n’est pas en fonction d’une hiérarchie infinie propre à la théologie négative, mais en fonction d’une nécessité immanente au système qui fait que ce qui se passe est toujours dans le bureau d’à côté : la contiguïté des bureaux, la segmentarité du pouvoir remplacent la hiérarchie des instances et l’éminence du souverain.
Si tout le monde appartient à la justice, si tout le monde en est l’auxiliaire, du prêtre aux petites filles, ce n’est pas en vertu de la transcendance de la loi, mais de l’immanence du désir qui précipite le mouvement de la machinerie.
Et c’est bien sur cette découverte que débouche très vite l’investigation ou l’expérimentation de K : alors que l’oncle le pressait de prendre au sérieux son procès, donc d’aller voir un avocat pour passer par tous les défilés de la transcendance, K s’aperçoit que lui non plus ne doit pas se laisser représenter, qu’il n’a pas besoin de représentant, personne ne devant s’interposer entre lui et son désir. Il ne trouvera la justice qu’en bougeant, en allant de pièce en pièce, en suivant son désir. Il prendra en main la machine d’expression : il rédigera la requête, il écrira à l’infini, il demandera un congé pour se consacrer entièrement à ce travail « presque interminable ».
La transcendance de la loi étaitmachine abstraite, mais la loi n’existe que dans l’immanence de l’agencement machinique de la justice.
C’est en ce sens que le Procès lui-même est un roman interminable. Un champ illimité d’immanence, au lieu d’une transcendance infinie. Le Procès, c’est la mise en pièces de toute justification transcendantale.
3) Que signifie le désir ?
Non pas, comme le veut Deleuze, la puissance de la vie qui, produisant le réel, s’investit dans le champ politique et social où elle s’aliène, mais bien, selon la leçon de Spinoza ( que Deleuze interprète), dans la propriété immanente à tout être de persévérer dans son être.
Que nous révèle Kafka, sinon que le système n’a d’autre finalité que sa reproduction, à l’infini, c’est à dire indéfiniment ?
Au delà des agencements machiniques, à travers lesquels Kafka construit une image de la réalité vécue où nous reconnaissons une prophétie : celle du monde aliéné où la concentration progressive du pouvoir tend à se diviniser ; où la bureaucratisation de l’activité sociale transforme toutes les institutions en labyrinthes à perte de vue ; où triomphe la dépersonnalisation de l’individu, ce que Kafka met à jour, c’est l’essence du système, qui sous la forme de la bureaucratie totalitaire ou du capitalisme triomphant n’a d’autre but que sa reproduction.
Le Tribunal: une machinerie dont la construction par Kafka est un véritable « démontage » du « système » qui dévoile, derrière la complexité de ses rouages, le vide, l’inanité de son mouvement perpétuel.
Comme nous l’annoncions, il reste à comprendre comment l’expérience personnelle de Kafka, la singularité de son existence lui permettent de construire à partir des tendances historiques un univers fictif qui se donne pour une réalité vécue, une image du réel et dévoile à son insu le secret du système.
Kafka et son expérience singulière
1) Le personnage de Joseph K :
1. Le mal-être
Ce qui est manifeste dès les premières scènes du roman, c’est le mal-être de Joseph K. dans ses rapports avec les autres. Quand sa logeuse émet des soupçons sur la personne de Mlle Bürnster que K. ne connaissait pas avant sa rencontre de la veille, le voici qui s’insurge pour la défendre, allant jusqu’à menacer de donner son congé pour partir avec elle : la disproportion de la réaction par rapport à l’événement nous fait soupçonner que nous avons affaire à un personnage dont le fonctionnement psychique échappe à la normalité.
Le mal être se confirme, quand, assistant à la scène de l’arrestation à travers les yeux de Joseph K., - lorsqu’il est emmené par les policiers, nous sentons avec lui les regards des voisins à leurs fenêtres qui manifestement le guettent, prêts à voir déjà en lui un coupable.
Le personnage ne cessera d’être en porte à faux face aux autres, aux évènements, - en décalage constant par rapport à la réalité.
2. La forfanterie :
Exemple : sa défense au tribunal
Joseph K. se comporte face au tribunal en homme convaincu de son innocence – il la réaffirme sans cesse -, mais aussi dépourvu du sentiment d’injustice qui serait normal chez un accusé dans son cas.
L’incohérence est manifeste dans son attitude viv à vis de son inculpation : sa première idée, quand il est convoqué au tribunal, est de se débarrasser du procès le plus vite possible : « ce premier interrogatoire serait aussi le dernier ». En même temps, il ne peut s’empêcher de la prendre comme un défi, ou un combat : il rudoie en paroles l’inspecteur, dès que celui-ci le laisse en liberté, prononce tout un réquisitoire contre la justice en pleine salle d’audience et se moque de l’étudiant, le bras droit du juge. Il prétend dénier toute importance à ce procès. Il le traite de « néant ridicule » devant sa logeuse, prétend ailleurs que l’issue lui en est « totalement indifférente » et , par une forfanterie inattendue, il dit au juge que c’est par pure « pitié » pour le tribunal qu’il accepte de se conduire en accusé. Une troisième attitude, plus involontaire encore, apparaît au chapitre IV : une curiosité, mal explicable, le pousse à retourner à la salle d’audience sans avoir été convoqué, à suivre l’huissier dans les greniers et à poser des questions aux accusés qu’il rencontre. En fait, ces trois attitudes conduisent toutes à un échec : le tribunal le prend au mot, ne le convoque plus et le prive ainsi de toute parade belliqueuse.
Au chapitre VII, K apparaît très changé : non seulement il ne feint plus d’ignorer son procès, mais il ne cesse d’y penser, et le souci de sa défense le poursuit jusque dans son bureau. Il ne songe plus à attaquer le tribunal, mais à se justifier devant lui dans une longue requête, écrite de sa main.
3. La poltronnerie, la couardise, la lâcheté
Exemple : L’épisode du fouetteur :
La scène du fouetteur révèle aussi des traits peu reluisants, et plutôt inattendus chez lui : à la peur du scandale, K. ajoute en effet la poltronnerie – incapable d’éviter les coups de verge aux deux gardiens, il décampe en vitesse – et la brutalité : pour se libérer de Franz qui le supplie, il le pousse à terre d’une « bourrade sans violence ».
Mais la bourrade au gardien, qu’il regrette ensuite, n’est rien à côté de l’explication assez infâme qu’il trouve pour calmer les deux domestiques accourus : « ce n’est qu’un chien qui crie dans la cour ». Un chien, au lieu d’un homme battu, et dont il pense peu après qu’il a pu mourir sous les coups.
Risquer le scandale à la banque, il s’en convainc lui-même, est « un sacrifice que personne ne pouvait vraiment exiger de lui ».
A la lâcheté, il ajoute la couardise, qui confirme sa médiocrité.
4. Le célibataire
Sans famille et sans conjugalité, le célibataire est d’autant plus social, social-dangereux, social-traître, et collectif à lui tout seul : « Nous sommes en dehors de la loi, personne ne le sait et pourtant chacun nous traite en conséquence ». C’est que voilà le secret du célibataire : il désire à la fois la solitude et être connecté à toutes les machines de désir, note Deleuze. Ce qui signifie que le désir qui , comme tout être, le pousse vers les autres, le renvoie à son isolement, pour ne se manifester que dans les accès d’un érotisme brutal.
On dit très souvent que les romans de Kafka expriment le désir passionné de la communauté et du contact humain, comme si l’être déraciné qu’est K. n’a qu’un seul but : surmonter la malédiction de sa solitude. Or cette explication est un contresens. K. n’est pas du tout à la conquête des gens et de leur chaleur. Il veut être accepté non pas par une communauté, mais par une institution. Et, parce qu’il n’y parvient pas, son obsession, ce n’est pas la solitude, mais la solitude violée.
2) La personnalité de Kafka : un handicapé du cœur
Il faut rappeler son enfance au bord du cercle familial, dans lequel il n’a jamais compté que physiquement, en marge de la partie de cartes qui réunit tous les parents.
Au fond de lui-même, il demeure accablé de son insuffisance affective, de son excès de Moi, de son indifférence, de son isolement, de son inadaptation.
Kafka écrit dans son journal :
« Dans ce monde la situation serait effroyable,- ici sur un chemin abandonné où l’on ne cesse de faire des faux pas dans l’obscurité, dans la neige ; de plus un chemin privé de sens, sans but terrestre (il mène au pont ? pourquoi là-bas ? d’ailleurs je ne l’ai pas même atteint) ; de plus, en ce lieu, moi aussi abandonné …, incapable d’être connu de personne, incapable de supporter une connaissance, au fond plein d’un étonnement infini devant une société gaie ou devant des parents avec leurs enfants (à l’hôtel, naturellement, il n’y a pas beaucoup de gaieté, je n’irai pas jusqu’à dire que j’en suis la cause, en ma qualité d’ « homme à l’ombre trop grande », mais effectivement mon ombre est trop grande, et avec un nouvel étonnement je constate la force de résistance, l’obstination de certains êtres à vouloir vivre « malgré tout » dans cette ombre, juste en elle …
Abandonné non seulement ici, mais en général, même à Prague, mon « pays natal », et non pas abandonné des hommes, ce ne serait pas le pire : tant que je vis je pourrais leur courir après. mais abandonné de moi par rapport aux êtres, de ma force par rapport aux êtres ; je sais gré à ceux qui aiment, mais je ne puis aimer, je suis trop loin, je suis exclu ; sans doute, puisque je suis cependant un être humain et que les racines veulent de la nourriture.
Si tout était ainsi qu’il apparaît sur le chemin dans la neige, ce serait effrayant, je serais perdu, cela non pas entendu comme une menace, mais comme une exécution immédiate. Mais je suis ailleurs. Seulement, la force d’attraction du monde des hommes est monstrueuse, en un instant elle peut faire tout oublier. Mais grande aussi est la force d’attraction de mon monde ; ceux qui m’aiment, m’aiment parce que je suis « abandonné ».
3) L’expérience singulière de Kafka :
Le déracinement, comme malade, comme juif, comme individu.
Joseph K., c’est le célibataire, au sens immense que Kafka donne à ce mot : le célibataire du cœur, le célibataire de l’âme, l’homme sans postérité, sans tradition, sans sol, sans climat nourricier et sans air respirable, l’homme qui a les coudes pointus et qui tremble de froid, le sinistre gagnant du Moi, dont il esquisse tant de caricatures.
Un solitaire, quatre ou cinq fois déraciné, par son moi et sa tradition, dans son moi et sa tradition, par sa race, dans sa race, dans sa famille aussi et jusque sur cette terre, dix fois seul, accablé, par un père terriblement terrestre et scandaleusement triomphant, d’un complexe d’infériorité qui devint l’axe de sa pensée,.
La tradition lui est inconnue, du moins dans ce qu’elle a de vivant, comme au petit Kafka de Prague qui apprendra plus tard l’hébreu et se passionnera pour le théâtre juif pour retrouver la grande veine israélite. C’est le petit Kafka dans sa famille, le petit Juif d’Occident dans la grande tradition, le Juif tout court parmi les nations, l’écrivain dans la société, le tuberculeux dans la vie, le célibataire au milieu des familles, l’âme ignorante au pays de la Loi, l’homme étranger parmi les hommes, la créature étrangère à la création, le Moi lui-même étranger au Moi. La solitude au sein de la solitude. Une solitude surhumaine. Le troisième cercle de l’enfer.
L’analyse de la personnalité et de la vie singulières de Kafka nous conduisent à poser la question : Le personnage de Joseph K. est-il le miroir grossissant de Kafka lui-même ou bien ce miroir déformant en quoi consiste toute œuvre, dont il faut chercher le secret ailleurs que dans le drame singulier de l’auteur parce qu’elle est autre chose qu’un message et recèle un sens qui appartient à une histoire «collective » (Deleuze) ?
Nous voici dans ces conditions confrontés à la question essentielle à la compréhension de l’œuvre : Au sein du système qui semble bien lui être étranger, en quoi consiste la culpabilité de l’individu, qui conduit à l’impossibilité de vivre ?
La première réponse à cette question est celle que nous livre Kafka au travers de ses lettres et de son Journal où l’impossibilité de vivre apparaît comme l’expression d’un drame profond, fondamental, constitutif d’un rapport « originaire de l’homme au monde : un drame éclairé par la proximité et l’imminence de la mort.
Mais, peut-être le roman nous dévoile-t-il un autre sens de ce drame, vécu, à travers le sentiment de culpabilité, comme la révélation métaphysique d’une situation « originelle », en mettant à jour le secret de sa genèse.
L’impossibilité de vivre sous menace de mort
L’absurdité et l’impossibilité de vivre ne naissent pas de l’appréhension par l’individu de son néant, l’enfermant dans sa solitude ; ce sont au contraire les liens qui l’unissent aux autres et qui conduisent l’individu, malgré lui, à l’isolement.
Personne ne peut renoncer délibérément à la vie normale : « l’individu, - Kafka plus que quiconque - cherche désespérément l’équilibre dans le lien avec la communauté, par la femme , par la tradition, par la profession, par la religion, en un mot par la vie. » Selon la formule de Vialatte, Kafka est « l’homme de bonne volonté ».
Le « juste » n’est pas celui qui se retire au Désert pour préparer son salut en un autre monde, mais celui qui veut la « Terre promise », ici- bas, pour les siens.
Ni ce monde-ci ni la Terre Promise ne sont notre séjour, « et il n’y a pas de troisième terre pour les hommes. »
L’individu qui prend conscience de soi doit reconnaître sa médiocrité : une vie enracinée dans la réalité d’une famille petite bourgeoise, qui n’est pas mise en cause, engluée dans le marais quotidien des sentiments qui ne sont jamais reniés ; des actes qui se confondent avec les tâches de chaque jour et s’enlisent dans la routine ; une conscience morale, hantée par le souci d’une vie normale, qui s’épuise dans les méandres du scrupule..
La conscience sourde de cette aliénation provoque une interrogation angoissante : « Qu’ai-je de commun avec moi ? ».
Mais l’angoisse renvoie à la conscience de soi : - N’est-ce pas ma faiblesse qui est cause de cette aliénation ?
Ne dois-je pas reconnaître que je suis le seul coupable ? L’échec de mes rapports avec ce monde qui m’apparaît absurde ; le mur qui m’isole des autres ; le schisme qui me sépare de moi-même ne trouvent-ils pas leur origine dans « un manque d’amour », seul capable de combler l’abîme que la vie creuse sans cesse sous les pas de l’homme ?
« Les hommes savent que l’abîme est sous eux, pourtant ils s’engagent sur la corde. »
Il n’est pas un homme qui puisse ne pas éprouver ce sentiment de culpabilité, quand il éprouve combien « la puissance d’attraction des hommes est monstrueuse ».
Découvrir d’où vient l’abîme, n’est-ce pas comprendre pourquoi l’amour ne peut le combler ?
Voici l’interprétation métaphysique:
Felix Weltsch, qui a bien connu Kafka, écrit (cité par Vialatte) : « Le vrai thème de toutes ses créations, c’est la situation métaphysique de l’homme, la place de l’être humain dans le cosmos, ou si l’on veut, comme on dit aujourd’hui, la question de l’existence humaine.. ; même si Kafka n’est pas un écrivain religieux, nul doute que ce soit là un thème religieux, c’est le thème religieux : Dieu et l’homme. »
A l’angoissante question de la culpabilité, le christianisme répond par le dogme du péché originel. Rien de plus étranger au judaïsme qui est, comme nous l’analyserons, le sol de la réflexion de Kafka.
Claudel nous met sur le chemin, quand il écrit qu’ « au fond du cœur humain réside le sentiment obscur … d’une culpabilité innée », que « tous les hommes naissent coupables et sous le coup d’une condamnation à mort », ce qui les oblige à vivre, ajoute-t-il, « dans le monde du contumace, de l’alibi, du quiproquo ».
Il n’est pas un homme qui puisse ne pas éprouver ce sentiment de culpabilité, quand il éprouve combien « la puissance d’attraction des hommes est monstrueuse ». Kafka pourrait faire sienne la formulation de Tolstoï : « si je n’ai pas d’amour en moi, de ce seul fait, je suis déjà coupable. »
Mais d’où vient l’abîme, sinon de l’imminence et l’immanence de la mort ?
Celui qui aime est innocent, mais c’est une « innocence diabolique », parce que nous appartenons toujours déjà à l’autre rive.
La faute inexcusable, c’est d’être nés : une faute dont nous sommes innocents, mais que nous devons assumer, parce que nous sommes condamnés à ne pas mourir : L’autre rive, c’est « là » où nous ne sommes pas, mais c’est « ici » notre séjour, où nous ne pouvons demeurer : il n’y a pas de pont qui conduise d’une rive à l’autre, pas même l’amour qui est notre « nourriture essentielle », où la vie s’alimente. Rien ne peut combler l’abîme : nous sommes condamnés à mourir vivants.
Seul l’écrivain le sait parce qu’il ne peut jamais achever son œuvre : « Il est le bouc émissaire de l’humanité, il permet aux hommes de jouir d’un péché innocemment, presque innocemment. »
Le non-sens de la vie : c’est l’absence de fin
1) L’isolement et l’aliénation
La solitude n’est pas la prise de conscience par l’individu de son « gouffre intérieur » sous la menace de la mort ; mais bien au contraire la rencontre d’un moi qui existe bien davantage que moi : celui que « je » suis « réellement », figé dans ses gestes, ses habitudes, son caractère, façonné par son métier, soucieux de son image ; qui peut renier ses parents et sa famille, tourner le dos à ses amis, vivre sans exercer un métier ?
C’est alors invinciblement, par une pente naturelle, que chacun s’enfonce peu à peu dans la solitude et s’approche au plus près de l’absurdité et de l’impossibilité de vivre ; Mais, il continue de vivre ».
Et, c’est ainsi que, comme l’écrit M.Blanchot à propos de Gregor, Joseph K. « est l’état même de l’être qui ne peut pas quitter l’existence : exister, c’est être condamné à retomber toujours dans l’existence. »
L’absurdité et l’impossibilité de vivre ne naissent pas de l’appréhension par l’individu de son néant, l’enfermant dans sa solitude ; ce sont au contraire les liens qui l’unissent aux autres et qui conduisent l’individu, malgré lui, à l’isolement.
Mais, d’où naît l’isolement ? D’où vient que chacun ne peut rejoindre l’Autre ?
Joseph K. nous en dévoile la raison au travers de sa perigrination, où il découvre que tout le monde appartient au Tribunal : Là où il cherche des hommes, et même lorsqu’il rencontre des femmes, dont le désir violent semble l’arracher au processus sans fin de son existence, il n’a affaire qu’à des fonctionnaires. Et, lui-même est-il autre chose qu’un fonctionnaire, d’abord employé compétent et zélé de la Banque ; et peu à peu, entraîné par le procès, il devient pour ainsi dire un auxiliaire de la justice en tant qu’accusé, qui n’a d’autres rapports qu’avec des juges et des avocats de seconde zone, des employés, des sbires !
joseph K. est exclu, disions- nous ; et c’est pourquoi il est seul. Mais, tout le monde est seul, parce qu’il n’y a pas de communauté humaine mais seulement une « institution », où chacun remplit une fonction, une grande machinerie dont chacun n’est qu’une pièce machinée.
La cause de l’isolement, ce n’est rien d’autre que l’aliénation de l’individualité, qui fait de chacun une chose ; bien plus une pièce indispensable au fonctionnement du système.
Hors de leurs fonctions qui s’enchaînent l’une à l’autre, il ne saurait y avoir de rapports entre les hommes, parce que le système lui-même n’a d’autre finalité que sa conservation, sa « reproduction », sa pérennité.
2) le non-sens de la vie
Le non-sens de la vie, écrit Deleuze, c’est ce processus, ce champ d’immanence que le peintre Titorelli analyse sous le nom d’atermoiement illimité. Texte déterminant du Procès, et qui fait de Titorelli un personnage spécial. Il distingue trois cas possibles en principe : l’acquittement définitif, l’acquittement apparent et l’atermoiement illimité.
L’acquittement réel étant hors de question, la question de l’innocence « ou » de la culpabilité tombe tout entière sous l’acquittement apparent qui détermine les deux périodes discontinues et le renversement de l’une à l’autre. L’innocence d’ailleurs est une hypothèse encore plus perverse que celle de la culpabilité. Innocent ou coupable, c’est la question de l’infini ; car, dans l’acquittement apparent, la question reste entière du sens de ce procès qu’est la vie. Et, comme le dit Deleuze, cette question n’est sûrement pas celle de Kafka.
Le sens de la vie, c’est précisément l’atermoiement illimité, c’est à dire le fait que la vie n’a pas de fin.
Mais, pourquoi la vie, le procès (ou le processus) que constitue une vie singulière, n’a-t-il pas de fin, de sorte que l’individu identifie la fin avec la mort ? Au point que la mort lui paraît être à l’origine de la question du sens de la vie.
Et, comment ne se sentirait-il pas coupable d’être né et coupable de vivre, si l’imminence de la mort prive la vie de tout sens ?
A ces questions le roman nous apporte la réponse : La vie singulière d’un individu n’a pas d’autre sens que la mort, parce que l’individualité n’est que la pièce d’un système qui n’a pas de finalité, d’autre finalité que son propre fonctionnement.
La question du sens de la vie restera indéfiniment posée, s’il est vrai, comme le pense Kafka, que le procès de la vie – de toute vie singulière – se confond avec le fonctionnement du système, dont elle ne fait qu’assurer la reproduction.
Comme l’écrit Deleuze, l’atermoiement est parfaitement positif et actif : Lorsqu’on reconstruit, comme Kafka, le mécanisme du système, on s’aperçoit que l’atermoiement ne fait qu’un avec le démontage de la machine, avec la composition de l’agencement, toujours une pièce à côté de l’autre. Il est le processus en lui-même, le tracé du champ d’immanence, en quoi consiste un système qui n’a d’autre fin que lui-même.
Max Brod remarque justement: « Comme le procès, d’après ce que disait Kafka, ne devait jamais réussir à parvenir à la suprême instance, le roman se trouvait lui aussi inachevable en un certain sens ; il pouvait se prolonger à l’infini. »
Telle est sans doute la raison de la modernité de l’œuvre de Kafka et particulièrement du Procès ; Mais, avant d’analyser cette perspective de l’œuvre qui annonce la littérature contemporaine, il reste une question :
Comment mettre un terme à un procès qui n’a pas de fin ?
Le dernier chapitre : « mourir comme un chien » une fausse fin
La mort de Joseph K. est un arrêt brutal du procès, qui semble bien contradictoire avec l’atermoiement, c’est à dire le fait que le procès n’a pas de fin.
Aussi Deleuze formule-il l’hypothèse que le texte a été, délibérement, par Max Brod, placé à la fin du roman pour constituer une fin à un roman dont il reconnaît lui-même qu’il était en un certain sens inachevable et pouvait se prolonger à l’infin. Dans ces conditions ne s’agit-il pas d’un rêve, s’interroge Deleuze en se référant à un récit de Kafka qui porte ce titre ? Une autre façon pour Joseph K. d’échapper à un processus sans fin, en imaginant sa mort sous la forme d’une exécution ordonnée par le Tribunal ?
Toujours est-il que c’est une fausse fin.
En toute rigueur en effet Joseph K ne peut pas mourir, parce qu’il n’est qu’une pièce de la machine, un rouage du système. Pour qu’un individu pût mourir, il faudrait qu’il fût autre chose qu’une chose.
Quand je meurs, celui qui meurt, ce n’est pas moi, mais cet autre : celui que « je » suis « réellement », figé dans ses gestes, ses habitudes, son caractère, façonné par son métier, soucieux de son image ; qui ne peut renier ses parents et sa famille, tourner le dos à ses amis, vivre sans exercer un métier ?
Kafka s’écrit dans son Journal : « Qu’ai-je de commun avec moi ?
C’est une conscience profonde de l’aliénation qui provoque cette interrogation à la fois ironique et angoissée.
Si je ne peux pas mourir parce que je ne suis pas un « homme », il ne me reste, comme Joseph K., qu’à mourir « comme un chien ».
Aujourd’hui, on peut dire que seuls les animaux savent mourir.
En guise de conclusion
Le Kafka connu par les exégèses n’a pas grand-chose de commun avec celui qui, entre 1912 et 1924, a travaillé dans le silence et la solitude, sans autre ambition que de décrire, en toute vérité et discrétion, ce qu’il appelait son impossibilité de vivre.
Il est grotesque, écrit Deleuze, d’opposer la vie et l’écriture chez Kafka, de supposer qu’il se réfugie dans la littérature par manque, faiblesse, impuissance devant la vie.. .. Une seule chose fait de la peine à Kafka et le met en colère, en indignation : qu’on le traite d’écrivain intimiste, trouvant un refuge dans la littérature, auteur de la solitude, de la culpabilité, du malheur intime.. Il est stupide de prétendre voir un refuge loin de la vie dans la littérature de Kafka, et aussi une angoisse, la marque d’une impuissance et d’une culpabilité, le signe d’une tragédie intérieure… »
Il a lui-même tendu ce piège, mais il le déjoue par le rire, celui qu’il provoquait chez ses amis à la lecture de ses manuscrits, et par ses déclarations de clown..
Pour épouser Kafka, comme l’écrit encore Deleuze, il faut considérer les deux pôles qu’il a lui-même unifiés dans l’écriture de son œuvre :
« C’est un auteur politique, le devin d’un monde futur, branché sur les agencements du réel en train de se faire pour leur faire rendre des sons encore inconnus qui sont du proche avenir – fascisme, stalinisme, américanisme -, toutes les puissances diaboliques qui frappent à la porte. Et, d’un autre côté, c’est l’œuvre d’un nomade en train de fuir les mouvements sociaux branchés sur le socialisme, sur l’anarchisme », pour s’employer dans la solitude à démonter par l’écriture tous les ressorts, toute la machinerie d’un système qui se dévoile comme le seul coupable du non sens de l’existence.(Deleuze)
C’est cette double face de la vie et de l’œuvre qui permet de comprendre la modernité de Kafka.
La modernité de Kafka : le procès de la littérature
I. La vocation nouvelle de la littérature
« L’existentialisme » de Kafka résume le monde et l’existence à un système de signes que plus personne ne sait interpréter. Le génie de l’écrivain aura consisté à faire de son écriture littéraire le sens de ce système indéchiffrable.
1) La passion de la littérature
Kafka disait : « Tout ce qui n’est pas littérature m’ennuie et je le hais, même les conversations sur la littérature »
Il n’a rien écrit qui ne rende vivante la réalité de ce sentiment exclusif : Possédé et déchiré par l’écriture, c’est sa passion, sa « croix » qu’en vérité il donne à porter à ses héros.
La littérature est toujours liée d’une manière ou d’une autre à ce qui arrive au héros, mais ici - dans l’œuvre de Kafka et en particulier dans le cas de Joseph K. – la littérature, vouant finalement le heros à l’échec, est impliquée comme lui dans un obscur procès.
L’écrivain est partout dans ce monde imaginaire qui paraît tout à la fois familier et affecté d’une étrange folie. Mais pour répondre à la situation inextricable où il se trouve en face de la littérature et de la société de son temps, il est partout déplacé, dénaturé, , dé-nommé en quelque sorte. Il est K L’arpenteur ; ici Joseph K ; il n’est plus que l’initiale de son nom : une lettre anonyme.
Par une ironie dont lui seul sans doute pouvait sentir toute l’amertume, ce possédé de l’art est dépossédé de tous ses traits personnels, de la fonction qui remplit sa vie, de sa plume et même de son nom : il ne lui reste que sa passion têtue et apparemment absurde pour un idéal apparemment chimérique.
Par la vérité intransigeante de l’expérience vécue, en dépit ou plutôt à cause de son extrême singularité, l’œuvre de Kafka donne à connaître non seulement le malaise de l’écrivain isolé, mais une situation tout à fait générale de l’art. avec ses questions, ses contradictions, son tragique.
2) Expression et composition : le procès de la littérature.
Il y a une raison profonde pour lequel le narrateur n’a plus de nom ; c’est que Kafka est sorti de la « grande littérature », celle qui, selon Deleuze, repose sur « la distinction et la complémentarité d’un sujet d’énonciation, en rapport avec le sens, et d’un sujet d’énoncé, en rapport avec la chose désignée ».
Toutes les analyses qui précèdent montrent que, dans le Procès, l’énonciation n’est pas le « discours » d’un sujet ( l’auteur par le truchement d’un narrateur) transmettant à un lecteur (un récepteur) l’image ou la vision d’une réalité indépendante du regard, qui serait « l’espace, le milieu social servant de toile de fond à une affaire individuelle (familiale , conjugale etc.) qu’une intrigue noue à d’autres affaires individuelles ».
Tout au contraire l’espace est immédiatement « politique », constitué d’agencements collectifs, où « chaque affaire individuelle est immédiatement branchée, de sorte qu ‘elle est comme grossie au microscope, parce que c’est une tout autre histoire qui s’agite en elle. ».
Le procès n’est- il pas une affaire individuelle, celle de Joseph K., employé de bureau, victime d’une machinerie qui n’est rien d’autre que la société où il vit ? Et, pour décrire cet univers, les traits réalistes ne manquent pas, qu’on en finirait pas de relever, qu’il s’agisse des lieux ou des personnages : un tribunal logé dans des soupentes poussiéreuses, encombré de paperasses et d’archives, des juges et des avocats dont la vénalité et la lubricité sont connus de tous, des petits fonctionnaires irresponsables, et des auxiliaires soumis, des accusés perdus dans le dédale des lieux et des procédures, enfin l’iniquité, l’absurdité et la brutalité du système.
Là où Max Brod, à qui l’on doit la publication des manuscrits qui composent le Procès, a reconstitué une histoire, orientée d’une situation initiale ( l’arrestation de K.), à travers maintes péripéties, jusqu’à un dénouement qui est la mort du héros, dont le sens est éclairé par la scène pénultienne qui a lieu « dans la cathédrale », n’a-t-on pas affaire à la mise en œuvre du « récit » narratif, qui constitue la structure du roman traditionnel, par un familier et un partisan de la grande littérature (à travers l’Ecole de Prague et l’œuvre de Goethe) ?
Là où nous sommes en présence d’un récit, que nous lisons « comme un roman », ne faut-il pas découvrir que Kafka n’a écrit que des « fragments » ?
Arrêtons-nous un instant pour rappeler une perspective (que nous ne pouvons développer qu’en annexe), qui est celle de la modernité : l’adoption de la composition fragmentaire non seulement par la littérature dans la mise en cause de la narration ( en particulier dans la composition de l’autoportrait), mais par l’art tout entier dans la contestation de la « représentation » ( depuis le collage tel que l’ont pratiqué les cubistes en introduisant dans leurs tableaux des fragments prélevés sur le réel).
Voilà qui autorise à voir dans l’œuvre de Kafka ou plutôt dans « l’impossibilité » de l’œuvre ( telle qu’elle se révèle en particulier dans l’impuissance et le renoncement à faire du Procès une œuvre) , non seulement le drame intime de sa création et la tragédie de son existence, mais bien une étape décisive sur la voie qui conduit à la mise en cause de l’Art par lui-même.
Roland Barthes( dans Roland Barthes par Roland Barthes) note : « les fragments sont des pierres sur le pourtour du cercle : je m’étale en rond : tout mon petit univers en miettes ; au centre, quoi ? »
Deleuze répond à sa façon, quand, analysant l’œuvre de Whitman dans Critique et clinique, il y voit l’accomplissement d’une écriture fragmentaire qui a « la valeur immédiate d’une énonciation collective ».
Au centre du cercle qui est le regard anonyme de joseph K. il y a, - mille fois grossies, comme à travers l’œil d’un insecte -, toute une réalité sociale et une histoire collective qui se donnent à chacun et à tous comme une immense machinerie, dont on ne peut déchiffrer les signes.
Le héros anonyme n’est là que pour servit de miroir grossissant : grossissant- déformant, de sorte que les choses, les évènements, les êtres , tout devient, au travers de chaque fragment, insolite, extravagant, inquiétant, « grotesque ».
Tout se passe comme si – et c’est ainsi que procède Kafka – l’on ne pouvait construire une image de cette immense machine qu’en la « démontant » pièce à pièce, - pour employer le terme devenu à la mode : en la « déconstruisant »
Dans le chapitre IV de son « Kafka » ; intitulé : les composantes de l’expression,
Deleuze analyse ainsi l’écriture de Kafka :
Nous sommes « devant une machine d’expression capable de désorganiser ses propres formes, et de désorganiser les formes de son contenu, pour libérer de purs contenus, qui se confondront avec les expressions dans une matière intense. »
Du roman-récit « ne reste que les agencements machiniques, dont les indices se groupent, donnent naissance à des séries, se mettent à proliférer entraînant toutes sortes de figures humaines ; des bouts de figures »
Ce qui est la structure du roman « cesse d’être une machine abstraite, réifiée et séparée ; elle n’existe plus hors des agencements concrets, sociaux-politiques.. Enfin l’agencement ne vaut pas comme une machine en train de se monter, au fonctionnement mystérieux, ni comme une machine toute montée, qui ne fonctionne pas ou ne fonctionne plus : il ne vaut que par le démontage qu’il opère de la machine et de la représentation ; et, fonctionnant actuellement, il ne fonctionne que dans et par son propre démontage. Il naît de son propre démontage…. Cette méthode de démontage ne passe pas par la critique (sociale), qui appartient encore à la représentation. Elle consiste plutôt à prolonger à prolonger, à accélérer le mouvement qui traverse déjà tout le champ social : elle opère dans un virtuel déjà réel sans être actuel (« les puissancecs diaboliques »).
L’agencement se découvre, non pas une critique sociale encore codée et territorialisée, mais dans un décodage, dans une déterritorialisation ( comme pour la langue allemande) ; C’est un procédé beaucoup plus intense que toute critique. K. le dit lui-même : on est supposé vouloir transformer ce qui n’est encore qu’ un procédé dans le champ social en une procédure comme mouvement virtuel infini, qui donne à la limite l’agencement machinique du procès comme réel à venir et déjà là.
L’ensemble de l’opération s’appelle un processus interminable. Ce n’est certes pas un processus mental, psychique, intérieur ».
N’est-ce le procès même de la littérature ( et de l’art), à partir du moment ( qui marque le tournant de la modernité), où elle veut rompre avec la « représentation » du réel ?
Déjà avec Kafka, mais surtout après lui, la littérature ( ou l’art) n’est plus seulement un miroir grossissant ou déformant, mais un miroir brisé .
Le miroir brisé n’est-il pas ainsi le stade suprême du miroir : Exaltation de sa défaite ou Vocation nouvelle?
II. Le langage et l’écriture de Kafka
1) La situation de Kafka : Prague ville pluri-ethnique (Encyclopedia)
Tout, dans la vie de Kafka, ramène en effet à cette ville que les Tchèques appelaient « la petite mère » et qui, pour l’auteur du Procès, était plutôt une marâtre impitoyable (« Prague ne nous lâchera pas, écrit-il à un ami de jeunesse, la petite mère a des griffes. ») Son œuvre, en un sens, est une tentative pour fuir les sortilèges de la vieille cité : c’est pourquoi, si elle est le vrai théâtre de ses récits, il ne l’a jamais décrite ni nommée.
Capitale de la Bohême, centre administratif et, en principe, résidence excentrique de la double monarchie, la Prague de Kafka est en fait une petite ville, cosmopolite d’un côté, provinciale de l’autre, qui, par son étrange configuration sociale et ethnique, occupe une place de choix parmi les monstres de l’ancienne Europe, pourtant riche en absurdités.
Peuplée d’une minorité d’Allemands qui appartiennent en général à la haute bureaucratie et n’ont de commun avec l’Allemagne que la langue, une langue du reste passablement corrompue ; de Tchèques qui forment le fond de la population laborieuse, sans toutefois constituer un véritable prolétariat ni même une petite bourgeoisie ; de Juifs enfin qui, tout juste sortis de leur ghetto médiéval, exercent le plus souvent des professions commerciales et libérales, mais sont soumis en fait à toutes sortes de mesures vexatoires et de discriminations, la ville, sous les dehors de l’ordre impérial, vit quotidiennement l’anarchie et l’absurdité que Kafka n’a pu décrire qu’en inventant une nouvelle forme de fantastique.
Les trois groupes humains rassemblés là depuis des siècles, et séparés néanmoins par tout ce qu’impliquent les différences de langue, de mœurs et de culture, ont dressé entre eux des murs infranchissables derrière lesquels ils étouffent également, car aucun ne se rattache à une vaste nation, mais aucun non plus ne peut subsister dans l’isolement. Les Tchèques n’ont pas plus que les Juifs d’existence nationale. Quant aux Allemands de Bohême (les Sudètes), coupés de l’Allemagne depuis deux siècles, ils se trouvent dans la position d’un petit groupe de colons privé de toute métropole. Entièrement cloisonnées dans leurs quartiers respectifs, les diverses couches de la population présentent encore entre elles des différences sociales tranchées : les Allemands occupent le haut de la hiérarchie, les Tchèques le bas ; les Juifs jouissent parfois d’une situation privilégiée que les tracasseries, le mépris ou la haine des deux autres groupes leur font bien sûr chèrement payer. Comme intellectuel issu d’une famille de commerçants juifs partiellement germanisés, Kafka subit un état de choses dégradant et lourd de confuses menaces ; impliqué dans des conflits dont il n’est pas responsable, mais dont il ne peut ni ne veut se désolidariser, il sent à chaque instant autour de lui une suspicion qui finira par lui paraître justifiée.
En tant que juif, en effet, il est triplement suspect aux yeux des Tchèques, car il n’est pas seulement juif, mais allemand, et il est aussi le fils d’un commerçant dont tous les employés sont tchèques, d’un exploiteur par conséquent. Or, allemand, il ne l’est que par la langue, ce qui certes le relie fortement à l’Allemagne et à sa littérature, mais nullement aux Allemands de Bohême, qui sont eux-mêmes déracinés et sans liens vivants avec leur culture d’origine. Il est d’ailleurs éloigné d’eux non seulement par leurs préjugés de race, mais par le ghetto aux murs invisibles dont la bourgeoisie juive, plus raffinée, s’est elle-même volontairement entourée. Ainsi, Kafka change de monde en changeant de quartier ; qu’il fasse quelques pas hors de Prague, et il se trouve aussitôt en pays étranger, voire ennemi. Les lieux et les objets ont beau lui être familiers, ils n’en sont pas moins insolites, imprévisibles, inquiétants ; leur proximité vaguement menaçante ne fait qu’aggraver sa solitude, et son sentiment d’être à jamais en exil.
2) Le dépaysement de la langue : L’allemand (Encyclopedia)
Ce malaise devait naturellement peser très lourd sur la vie de l’écrivain qui, lui, n’était pas seulement gêné dans son existence quotidienne, mais frappé personnellement dans ses relations intimes avec son art, dans ses possibilités d’expression et son commerce avec le public. L’écrivain allemand de Prague – qu’il fût juif ou non, mais la chose se compliquait évidemment beaucoup pour le Juif – héritait en effet une langue dont l’état ne reflétait que trop bien celui du petit groupe qui la parlait. Privée de l’apport substantiel que toute littérature nationale tire d’un langage populaire et vivant, tenue à l’écart des mouvements profonds qui, en Allemagne, entraînaient les œuvres et permettaient leur évolution, la langue souffrait du même déracinement que les hommes, elle était comme eux sans histoire ni tradition. Desséchée par un usage restreint, confinée dans les chancelleries, elle était en même temps corrompue par les deux autres langues qui empiétaient sur son territoire : le bohémien et le yiddish. Rigide et pauvre, elle n’offrait au poète que de maigres ressources naturelles et l’obligeait en quelque sorte à tirer ses mots du néant. Ainsi, tous les écrivains pragois de cette époque ont eu à surmonter tout à la fois la corruption et l’indigence de leur langue. Certains, comme Rilke et Werfel, n’y sont parvenus qu’en allant chercher ailleurs, l’un à Paris, l’autre à Vienne et en Italie, la force de rompre le maléfice de Prague. Mais, pour Kafka, ni l’émigration ni aucune sorte de fuite n’étaient concevables : conscient d’être l’hôte toléré d’un pays qui n’était que légalement le sien, et non pas le possesseur ou le maître, mais, selon ses propres termes, l’invité de la langue allemande (c’est parce qu’il ne la possédait pas qu’il la regardait comme son « éternelle bien-aimée »), il refusa de contourner la vérité ou de l’atténuer grâce à de quelconques expédients. L’impossibilité qu’on lui faisait de vivre et d’écrire normalement, elle du moins était vraie dans ce monde artificiel où il était plongé : il en fit donc sa vérité.
3) L’invention de l’écriture (Deleuze)
Dans son œuvre, Kafka renoncera vite au principe du narrateur, tout comme il refusera malgré son admiration pour Goethe une littérature d’auteurs ou de maîtres. Il n’y a pas en effet de sujet, mais seulement des agencements collectifs d’énonciation. Et la littérature exprime ces agencements dans la mesure où ils existent comme puissance diabolique à venir.
La solitude de Kafka l’ouvre à tout ce qui traverse l’histoire aujourd’hui. La lettre K. ne désigne plus un narrateur ou un personnage, mais un agencement d’autant plus machinique, un agent d’autant plus collectif, qu’un individu s’y trouve branché dans sa solitude.
Qu’est-ce que cette machine collective d’expression que Kafka met en œuvre ? C’est le rapport de « déterritorialisation » qu’il a avec la langue dans laquelle il écrit : Situation des juifs qui ont abandonné le tchèque en même temps que le milieu rural, mais aussi situation de la langue allemande de Prague telle qu’elle est dans sa pauvreté :« un langage de papier »… L’adopter c’est pour Kafka toujours aller plus loin dans la « déterritorialisation » à force de sobriété.
D’ordinaire en effet, le langage n’existe que par la distinction et la complémentarité d’un sujet d’énonciation, qui est en rapport avec le sens, et d’un sujet d’énoncé qui est en rapport avec la chose désignée directement, ou par métaphore. Un tel usage du langage peut-être nommé « représentatif ».
Or voilà : La situation de la langue allemande à Prague, comme langue desséchée, mêlée de tchèque ou de yiddish va rendre possible une invention de Kafka : Le sens ainsi appauvri est pour ainsi dire neutralisé et c’est le son, l’accent du mot, son intensité qui règne en maître. Vocabulaire desséché, syntaxe incorrecte, usage incorrect de prépositions, abus du pronominal, emploi de verbes passe-partout (« mettre, asseoir, poser enlever »), multiplication et succession des adverbes, tous ces traits de pauvreté d’une langue se retrouvent chez Kafka, mais pris dans un usage créateur, au service d’une nouvelle sobriété, d’une nouvelle flexibilité, d’une nouvelle intensité.
Kafka écrit « pas un mot ou presque, écrit par moi ne s’accorde à l’autre, j’entends les consommes grincer les unes contre les autres avec un bruit de ferraille, et les voyelles chanter comme des nègres d’Exposition. » Le langage cesse d’être représentatif pour tendre vers ses extrêmes, ou ses limites.
Kafka ne s’oriente pas vers une reterritorialisation par le tchèque. Ni par un usage hyperculturel de l’allemand, avec surenchère onirique, symbolique te mythique, même hébraïsante, comme on trouve dans l’école de Prague. Ni vers un yiddish oral et populaire ; mais, cette voie que montre le yiddish, il la prend d’une toute autre façon, pour la convertir à une écriture unique et solitaire.
Il faut penser à l’usage du français comme langue parlée dans les films de Godard. Là-aussi accumulation d’adverbes et de conjonctions stéréotypées qui finissent par constituer les phrases : étrange pauvreté qui fait du français une langue mineure en français ; Procédé créateur qui branche directement le mot sur l’image ; moyen qui surgit en fin de séquence en relation avec l’intensif de la limite. « C’est assez, assez il y en a marre » ; intensification généralisée, coïncidant avec un panoramique, où la caméra tourne et ballaient sans se déplacer, faisant vibrer les images.
Même majeure, une langue est susceptible d’un usage intensif : Invention, et pas seulement lexicale, le lexique compte peu, mais sobre invention syntaxique. Il suffit de penser à ce que Céline a fait du français, suivant une autre ligne, l’exclamatif au plus haut point. L’évolution syntaxique de Céline : du Voyage à Mort à crédit, puis de Mort à crédit jusqu’à Guignol’s Band I ensuite, Céline n’avait plus rien à dire sauf ses malheurs, c’est à dire n’avait plus envie d’écrire, il avait seulement besoin d’argent. Et ça se termine toujours par le silence, l’interrompu, l’interminable, ou pire encore. Mais quelle création folle entre temps, quelle machine d’écriture - !
Penser aussi à ce qu’Artaud a fait du français, les cris-souffles.
Conclusion : Le drame de l’écrivain (Encyclopedia)
Les difficultés intérieures et extérieures, qui, dans la vie de Kafka, allaient causer un conflit permanent et contribuer pour une large part au délabrement de sa santé, ne sont pas telles d’abord qu’il puisse les croire tout à fait insolubles. Dans sa jeunesse, en effet, Kafka se sent malgré tout solidement lié à la langue, à la culture, et même, jusqu’à un certain point, à l’histoire allemandes. Vivant dans le commerce continuel de Goethe, sans doute a-t-il l’espoir d’apporter sa part, à son tour, à la grande littérature dont il est nourri. Sa première souffrance lui vient donc surtout des sautes de son inspiration, qui l’empêchent de rien achever et le laissent en face d’une masse énorme de fragments, puis, peu après, de l’exercice d’une profession qu’il abhorre parce qu’elle vole à la littérature la majeure partie de son temps. Comme il ne veut ni ne peut vivre de sa plume – il l’eût peut-être voulu plus tard, si son éditeur n’eût été un peu effarouché par l’insolite de ses récits –, il lui faut bien effectivement gagner sa vie. Pour cela, il fait du droit – matière aussi éloignée que possible de son art et qui, pourtant, y contribuera par un biais inattendu – et prend un poste dans une compagnie d’assurances où il a du reste de lourdes responsabilités. Pendant des années, il ne peut donc écrire que la nuit, ce qui brise son élan créateur et, par surcroît, mine sa santé.
Le conflit, pourtant, ne devient vraiment aigu qu’en 1912, lorsque, ayant rencontré la jeune fille avec laquelle il se fiancera et rompra deux fois, Kafka se voit placé devant le choix décisif de sa vie.
Va-t-il se marier, travailler pour faire vivre sa famille, et réserver à la littérature la part chichement mesurée dont s’accommode une existence normale ? Ou, au contraire, rester seul, choisir l’ascétisme le plus rigoureux et tout sacrifier à cette œuvre qui, pour l’instant, n’existe qu’à l’état d’ébauche et dont il ignore s’il la mènera jamais à bien ? Vivre comme tout le monde, c’est renoncer à la littérature absolue, qui est son seul but et sa seule justification ; mais écrire comme il y est obligé en vertu de sa nature, c’est consentir à un renoncement monstrueux, franchir sans retour les limites de l’humain. L’alternative ainsi posée est évidemment sans issue, il s’ensuit une crise violente qui ne se dénoue qu’en 1917, grâce à l’apparition d’une tuberculose opportune qui permet à Kafka de rester seul comme il le veut, sans l’avoir vraiment choisi. Cependant, le débat entre l’art et la vie n’est pas clos : il est devenu une lutte acharnée où la littérature l’emporte momentanément, en attendant d’être elle-même vaincue.
On trouve dans Le Procès, roman posthume et inachevé, le reflet de cette recherche inquiète d’un art juste, non pas ennemi de la vie, mais logé au cœur de la vie elle-même, dont Kafka rêvait pour résoudre son impossible dilemme.
Deux formes d’art en effet s’offrent tour à tour comme une issue au roman : d’abord l’autobiographie de Joseph K., qui représente l’exploitation de la littérature à des fins douteuses d’autodéfense. Joseph K. la commence, mais ne la finit pas, cela suffit à la condamner. Puis l’art du peintre Titorelli, qui peint toujours les mêmes paysages de landes gris et monotones, sans attrait et sans talent, mais qui est malgré tout le peintre officiel de la Justice, c’est-à-dire de la collectivité, et peut en tant que tel communiquer à Joseph K. des informations sûres quant au fonctionnement du mystérieux Tribunal. Dans un passage barré par Kafka, ce peintre minable, mais sage à sa manière, prend même l’aspect d’un véritable sauveur : il opère sur Joseph K. une mystérieuse métamorphose, puis disparaît dans un halo de lumière. Il est vrai que cela se passe en rêve, et qu’une fois de plus le salut n’a lieu que dans la tête du rêveur.
À mesure que son œuvre mûrit et aggrave sa solitude, Kafka porte sur son art, et jusqu’à un certain point sur l’art de son temps qu’il a conscience de représenter, un regard de plus en plus pessimiste. Il lui semble alors que l’œuvre pour laquelle il a renoncé à une vie normale parmi les hommes n’a guère profité de son sacrifice, car il la voit desséchée, obscure, marquée par l’isolement, la monotonie, l’inachèvement qui ont été son lot à lui. L’inspiration, qui lui semblait naguère une garantie de sa perfection, il la juge maintenant suspecte, empoisonnée par les fantômes de ses nuits sans sommeil. En 1922, alors que les progrès de son mal lui laissent pressentir sa fin, il écrit à Max Brod, que son état sans doute inquiète : « La création est une merveilleuse et douce récompense, mais en échange de quoi ? Cette nuit, j’ai vu clairement, avec la netteté d’une leçon de choses enfantine, que c’est un salaire pour le service du diable. Cette descente vers les puissances obscures, ce déchaînement d’esprits qui par nature sont liés, ces étreintes louches et tout ce qui peut encore se passer en bas dont on ne sait plus rien en haut quand on écrit des histoires en plein soleil [...]. Peut-être y a-t-il une autre littérature, je ne connais que celle-là ; la nuit, quand l’angoisse m’empêche de dormir, je ne connais que celle-là. » Ce que Kafka condamne dans un tel art, c’est la complaisance à soi, ce que les psychanalystes appellent narcissisme, et où il voit pour sa part la cause immédiate d’une peur terrible de la mort. L’étincelle qu’il avait en lui, il a le sentiment qu’il ne s’en est pas servi pour créer, mais pour « illuminer » son cadavre.
Ayant joué la littérature contre la vie, il a perdu les deux, sans profit ni espoir de rédemption : « Ce que j’ai joué va vraiment arriver. Je ne suis pas racheté par la littérature. Je suis mort tout le long de ma vie, et maintenant je vais vraiment mourir. Ma vie était plus douce que celle des autres, ma mort sera d’autant plus terrible. »
Son échec était inévitable : être l’Étranger, l’Exilé absolu, et réclamer de la collectivité la consécration d’une œuvre virtuelle, empreinte par surcroît de l’individualisme le plus extrême, c’était effectivement vouloir l’impossible.