Le Grand Meaulnes

 
 
 
 
 
Le Grand Meaulnes
 
Alain Fournier
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Le Grand Meaulnes
 
 
Introduction : un roman d’apprentissage ?
 
On désigne par roman d’apprentissage (roman d’éducation ou de formation) un récit au cours duquel le héros se forme à travers un certain nombre d’épreuves. La description du passage de l’enfance à l’âge adulte place au cœur du roman le moment de la transition qui est celui de l’adolescence. Un moment de crise parce que c’est celui où les rêves de l’enfance, encore présents, vivants, doivent être réinvestis dans des projets qui dessinent une réalité à venir, en se transformant peu à peu en souvenirs. C’est une importante mutation, parce que le présent devient ce vide entre un passé qui n’est pas mort – ni renié ni enfoui – et un à venir qui ne parvient pas à prendre la forme concrète d’un futur. Comme l’on vit toujours au présent, cette période de la transition se traduit par un mal de vivre, une grande difficulté d’être.
La transition est d’autant plus longue et difficile que la nécessité d’entrer dans la vie qu’on appelle « réelle », ne s’impose pas comme l’urgence d’un futur prochain. Ce n’est pas tout à fait sans raison qu’on a pu dire que l’adolescence était un luxe réservé aux enfants privilégiés. On vérifierait sans peine qu’au cours de la longue ascension de la bourgeoisie au XIX°siècle, l’écriture des romans d’éducation par ceux à qui les rentes permettaient de « choisir » la carrière littéraire, s’est imposée à eux à des moments historiques de transition où se révélait à toute une génération « la triste réalité » de l’avenir qui leur était promis par une classe bourgeoise dont le triomphe montrait le prosaïque visage. Ce fut le cas de Musset décrivant le mal du siècle dans « Les Confessions » après les « journées » peu « glorieuses » de 1830 ; Plus encore, ce fut sans doute le ressort de la vocation de Flaubert après que l’instauration du Second Empire, confirmant la victoire et confortant l’ascension de la bourgeoisie, eut détruit toutes les espérances de la révolution de 1848, que ses fils avaient un instant épousées. L’ « Education sentimentale » restera le modèle du roman d’éducation.
D’après ce modèle, on peut analyser le ressort « dramatique » d’un roman d’éducation : c’est la mise en œuvre de ce qu’on pourrait appeler une logique de l’échec : il faut qu’à travers le héros, ou mieux, comme dans « L’Education sentimentale », au cœur de chacun des personnages, soient « affirmées » la vérité des rêves, la valeur des idéaux, la précieuse émotion des rencontres, dessinant l’horizon de l’avenir, pour que le déroulement, la succession, apparemment naturels, des évènements viennent contredire, détruire, « nier » un à un tous les espoirs. C’est cette logique : la succession des négations, l’accumulation des échecs, qui, à la fin, fait apparaître la vie comme un non sens et, par une dialectique de renversement, convertit la réalité en un mauvais rêve.
On aura compris l’originalité du « Grand Meaulnes », si on l’on comprend l’écriture du roman comme l’envers d’un roman d’éducation : si l’on découvre comment il met en œuvre une logique inattendue, « incroyable » des péripéties romanesques qui, pas à pas, prend le contre pied de la logique de l’échec, cette logique insidieuse qui nous fait « croire » au non sens de l’existence pour nous faire accepter, alors qu’à la jeunesse tout est possible, la triste réalité d’une vie que l’avenir récuse.
C’est cette découverte du « Grand Meaulnes » à laquelle il faut nous attacher, si l’on veut comprendre pourquoi, alors qu’on n’y croit plus, notre attachement reste profond à la vérité qu’il nous révèle : cet appel à l’enfance, comme le témoignage d’une autre présence au monde, qui nie le temps présent pour attester d’une autre existence possible.
Il reste à éclairer la démarche d’Alain Fournier en analysant le moment historique, où s’inscrit une vie singulière, fauchée dès les premiers jours d’une guerre, - pas n’importe quelle guerre : celle fomentée par un capitalisme aux prises avec ses contradictions qui doit étendre au monde la logique inhumaine de son développement au prix de toutes les destructions, qui commencent par l’holocauste de la jeunesse ,
Une jeunesse, confrontée à la triste réalité de « la Belle Epoque », qui, pour exprimer son refus de cette caricature dérisoire de la vie et du bonheur, eut juste le temps d’élever un chant à la gloire de l’enfance, de l’idéal et du rêve avant de mourir au « champ d’honneur ».
 
 
I. L’enfance et le rêve :
 
Comment représenter ce qui n’existe plus ? – en restituant à la réalité son mystère.
 
1) Les « miracles » du Grand Meaulnes
 
L’écriture romanesque de l’enfance est possible parce qu’il existe un réel univers de l’enfance dont l’écho vient jusqu’à nous, sans date, sans raison dont la mémoire rétrospective souvent s’empare pour le situer dans un récit du passé. Si l’écrivain veut restituer avec les mots de notre discours cet univers, il faut d’abord qu’il s’absente du récit en empruntant le point de vue d’un personnage.
Mais, il faut ensuite que manque dans le temps du récit les évènements permettant au lecteur de se représenter l’histoire vécue ( à travers le regard d’un personnage) comme la chronologie sans faille d’un temps objectif (où l’intelligibilité naît de la succession des évènements à travers la motivation des personnages).
Rien ne semble au premier abord original dans l’écriture du Grand Meaulnes : La critique littéraire contemporaine a depuis longtemps désigné l’adoption par l’écrivain du point de vue d’un personnage comme le procédé de la focalisation interne ; et elle s’est attachée à étudier les modalités temporelles du récit, sans lesquelles on ne pourrait pas même parler de la fiction que met en oeuvre l’écriture littéraire d’un roman.
Sur ces deux points, il y a pourtant dans l’écriture de ce roman une différence inaperçue qui est essentielle pour que le lecteur, étranger à son enfance, la retrouve sous la forme d’une réalité mystérieuse.
Car, c’est là le miracle du « Grand Meaulnes ».
 
Dans tout roman qui met en œuvre la « focalisation interne », le lecteur adhère à la fiction parce qu’elle a, au travers du regard du narrateur, la réalité d’un vécu ; mais il reste en même temps spectateur parce qu’il ne peut faire autrement que se distinguer du narrateur, dont il ne peut oublier au cours de sa lecture qu’il n’est qu’un personnage. C’est le choix du personnage de François qui change tout dans le « Grand Meaulnes », parce que ce personnage d’un bout à l’autre du roman, en même temps qu’il est partie prenante de l’histoire, reste un témoin objectif, C’est ainsi que le lecteur prend sa place : il entre naturellement dans cette histoire comme s’il « avait été » François, parce que François raconte l’histoire comme nous pourrions le faire nous-même avec la distance qui nous sépare de notre enfance. Tout se passe comme si tous nous avions passé nos vacances dans un village comme celui-là (peut-être même sommes-nous allés quelque temps à cette école)..,rencontré un élève qui ressemblait à Meaulnes, découvert un Château dans les bois, assisté à l’arrivée d’une troupe de bohémiens dans le village, dont on a dit qu’ils étaient voleurs.. Parce que le narrateur a pris sa place, le lecteur n’a pas d’effort à faire pour croire au « Domaine merveilleux », à la Rencontre d’une jeune fille, à la Quête d’un bonheur impossible. De prime abord, il ne s’agit que de la transfiguration poétique de ses souvenirs.
Tel est le premier miracle de l’écriture du « Grand Meaulnes » qu’il nous faut explorer : A travers le récit objectif du narrateur, tout se passe comme si nous évoquions nous-mêmes des souvenirs d’enfance oubliés. C’est la même illusion du réel que nous éprouvons quand pour avoir entendu maintes fois le récit des évènements de notre enfance par nos parents, nous croyons les avoir vécus.
 
A quel moment cette distance qui nous sépare de la réalité de notre enfance va-t-elle se transformer en mystère ? comment cette réalité va-t-elle se métamorphoser en rêve ? Comment, à un moment donné, perdant pied, nous laissons nous « ravir » au point que cette enfance retrouvée nous paraît plus vraie que la réalité du présent, au point que la poésie de ces retrouvailles condamne la prose de notre vie, au point que nous envahit peu à peu le sentiment d’une trahison ?
Pour que ce second miracle de l’écriture se produise, il faut que peu à peu nous perdions le fil sans nous en rendre compte. C’est toute la construction du roman qui doit nous permettre de comprendre comment la mise en œuvre de la fiction, qui en général repose sur la continuité du récit, exige ici la rupture de la continuité, voire la mise en cause de la forme classique du roman.
 
Jacques Rivière, le condisciple en khagne de Fournier, puis son ami, explique très bien qu’Alain Fournier ne réussit à écrire un roman qu’à partir du moment où il renonça à écrire des poèmes en prose pour incarner le mystère dans la réalité.
Il lui écrivait : « je voudrais procéder d’un poète ( il cite J.Laforgue), mais en écrivant un roman. C’est contradictoire, mais cela ne le serait plus, si l’on ne faisait, de la vie avec ses personnages, que des rêves qui se rencontrent.. ; j’entends par rêve : vision du passé, espoirs, une rêverie d’autrefois revenue qui rencontre une vision qui s’en va, un souvenir d’après-midi qui rencontre la blancheur d’une ombrelle et la fraîcheur d’une autre pensée.. Mon idéal c’est justement d’arriver à rendre cette forme, cette façon d’énoncer la vie tangible dans des romans, d’arriver à ce que ce trésor incommensurablement riche de vies accumulées qu’est ma simple vie, arrivent à se produire au grand jour sous cette forme de rêves qui se promènent..
Mon livre futur sera peut-être un perpétuel va et vient insensible du rêve à la réalité : Rêve, entendu comme l’immense et imprécise vie enfantine planant au-dessus de l’autre et sans cesse mise en rumeur par les échos de l’autre…
Je n’aime la merveille que lorsqu’elle est étroitement insérée dans la réalité. Non pas quand elle la bouleverse et la dépasse. »
 
Avant d’essayer de comprendre comment naît cette seconde dimension du réel, qu’on appelle « mystérieuse », il faut commencer par ce constat paradoxal : il n’y a rien d’irréel dans les évènements, dans les vies et les personnages.
 
2) L’univers de l’enfance :
 
L’école de village
Le groupe social des enfants: le chef de bande
Le jeu de piste
Le domaine merveilleux
La fête
La rencontre
Les bohémiens
L’amitié et la promesse
 
La liste des souvenirs d’enfance n’est pas exhaustive. Ce dont nous sommes grés à Fournier, sans nous en rendre vraiment compte, c’est d’avoir su réanimer des souvenirs d’enfance que nous croyions avoir oubliés. Car il ne s’agit pas, comme voudraient nous le faire croire ceux qui ont perdu le chemin de leur enfance, de phantasmes, de morceaux d’imagination ou de création poétique. D’ailleurs, comme nous le soulignions à la suite de Rivière, Fournier n’a réussi à écrire ces émotions qu’à partir du moment où il a renoncé à vouloir les exprimer en des poèmes. Ce ne sont que des souvenirs, qui sont comme un patrimoine commun à toute une génération, en particulier à une jeunesse dont les familles bourgeoises ont préservé les liens avec leurs origines paysannes. Promis par l’ascension sociale de leurs familles à un autre héritage culturel, voués à des études supérieures (en général littéraires), ces adolescents refoulèrent difficilement les souvenirs de leur enfance, réservant à l’écriture de poèmes (plus compatibles avec leur emploi du temps scolaire et leur projet de carrière) l’expression de leurs émotions enfouies. Parmi eux Fournier est l’exception : celui qui n’a pas voulu, ou qui n’a pas pu, emprunter le chemin de l’oubli que conseille la mémoire et qu’exige la vie. Un Evènement l’attache à son enfance, qui le rend prisonnier de l’impossible ; car il s’agit d’une Rencontre, qui est toujours le seuil qu’on ne peut pas franchir, où l’avenir se dévoile, selon l’expression de Char, comme un « possible prohibé ».
Rivière est le meilleur témoin, qui décrit dans l’Introduction à « Miracles »(p.29 sqq.) « cet événement si discret qui fut l’aventure capitale de sa vie et ce qui l’alimenta jusqu’au bout de ferveur, de tristesse et d’extase. »
 
« Est-ce une exaspération de son attente qui la lui fit croire tout à coup comblée ? Ou bien la vie vint-elle réellement, comme il arrive, au devant de son imagination et lui présenta-t-elle son rêve authentiquement incarné ?
Le fait est simplement qu’il rencontra un jour, dans Paris, au Cours-la-Reine, une jeune fille merveilleusement belle qu’il suivit, dont il découvrit par mille ruses le nom et l’adresse, qu’il retrouva et, bien qu’elle eût l’air extrêmement réservée, aborda. Le miracle est qu’il obtint d’elle quelques mots de réponse qui purent lui donner à croire qu’il n’était pas dédaigné. Et il sentit que l’étrange apparition devait faire un effort sur elle-même pour briser l’entretien et lui dire : « Quittons-nous ! Nous avons fait une folie. »
Des années passèrent sur cette rencontre sans effacer l’impression que Fournier en avait reçue ; au contraire elle alla en s’approfondissant. La jeune fille avait quitté Paris ; Fournier eut beaucoup de peine à retrouver sa trace ; et quand il y parvint, longtemps plus tard, ce fut pour apprendre, avec un immense désespoir, qu’elle était mariée.
Ayant suivi Alain Fournier depuis son adolescence jusqu’à sa mort, je puis dire que cet événement si discret fut l’aventure capitale de sa vie et ce qui l’alimenta jusqu’au bout de ferveur, de tristesse et d’extase. Ses autres amours n’effacèrent jamais celui-là, ni même, je crois, n’intéressèrent jamais les mêmes parties de son âme. Il voyait toujours la parfaite jeune fille penchée sur lui ; il ne lui demandait pas de se caractériser ni de se révéler à lui dans sa différence ; il n’avait aucun besoin, dans le fond, de la connaître au sens complexe et dangereux du mot ; il lui suffisait qu’elle fût impossible comme la vie ; elle non plus, n’était « peut-être pas tout à fait un être réel » : c’est par quoi, en le comblant d’amertume, elle le consolait aussi. »
 
Avant de trouver place dans le roman pour en illuminer le sens, cette rencontre est la lampe inconnue du poème :
« Vous êtes venue,
une après-midi chaude dans les avenues,
sous une ombrelle blanche,
avec un air étonné, sérieux,
un peu
penché comme mon enfance,
Vous êtes venue sous une ombrelle blanche.
 
Avec toute la surprise
inespérée d’être venue et d’être blonde,
de vous être soudain
mise
sur mon chemin,
et soudain, d’apporter la fraîcheur de vos mains
avec, dans vos cheveux, tous les étés du Monde.
 
Vous êtes venue :
Tout mon rêve au soleil
N’aurait jamais osé vous espérer si belle.
Et pourtant, tout de suite, je vous ai reconnue.
 
Tout de suite, près de vous, fière et très demoiselle
et une vieille dame gaie à votre bras,
il m’a semblé que vous me conduisiez, à pas
lents, un peu, n’est-ce pas, un peu sous votre
ombrelle
à la maison d’Eté, à mon rêve d’enfant. »
 
 
 
 
 
 
 
II. Le réalisme des souvenirs
 
1) Les lieux :
 
Rivière a souligné l’ancrage de Fournier dans le milieu paysan de ses origines où il trouve ses sources d’inspiration et les thèmes de son œuvre :
« Fournier comprend que ses sources d’inspiration sont d’ordre populaire, qu’il doit obéissance à son hérédité paysanne et que c’est du milieu dont il sort que monteront à son esprit les vrais thèmes de son œuvre future. Toutes ses lettres sont pleines de descriptions de son pays, de grands récits de promenades, de conversations avec des paysans qu’il me rapporte méticuleusement : « Il me répondait, dit-il de l’un d’eux, avec une grossièreté, et une lenteur, et une prudence qui me prenaient le cœur. » Et plus loin : «  Je voudrais dire avec le même amour les injures de celui qui veut qu’on ferme les barrières de ses prés, et qui n’est que haine déchaînée – et les paroles du braconnier que, revenant en retard, nous avons rencontré, poussé, le long de la haie, par l’orage menaçant et le vent rouge, vers la nuit d’août tombée, etc. »
 
La restitution des souvenirs d’enfance passe par la fidélité d’Alain Fournier à ses origines : Fait majeur, tant il est vrai que l’accession à la culture crée inéluctablement la distance qui sépare l’écrivain de son milieu d’origine et lui interdit de véritables sources d’inspiration populaire.
 
Les lieux où se déroule l’action du roman sont tous liés à la vie d’Alain Fournier.
Sainte-Agathe, c’est Epineuil-le-Fleuriel où Fournier a passé son enfance. Nancay, en Sologne, où Fournier passait chaque année la fin de ses vacances, est devenu le Vieux-Nancay dans le roman. La Chapelle-d’Angillon où il est né est devenue dans le roman La Ferté-d’Angillon ; les bords du Cher sont les chemins de promenade…Tous les lieux et les paysages appartiennent à l’enfance d’Alain Fournier.
Mais il y a bien plus, bien davantage que des repères et des descriptions qui dans tout roman réaliste permettent d’ancrer l’histoire dans la réalité, ni même, - là où le roman reprend le secret de la poésie -, de créer les « correspondances » qui permettent de recréer la vie des personnages au travers des liens qui les unissent au monde. Ici, dans le « Grand Meaulnes », le réel est l’objet du roman tout autant que l’histoire et la vie des personnages. Car, c’est le monde de l’enfance qu’il faut retrouver, où précisément la vie et le réel ne sont pas dissociés.
Il ne s’agit pas pour Fournier de recréer un environnement, ni même une « atmosphère » ou une vie, mais de remettre ses pas dans des lieux qui n’ont pas disparus, de décrire un univers qu’il continue d’habiter, d’écrire une vie qui n’a pas cessé d’être familière.
Non pas une géographie du pays ou de la région mais une topographie des lieux, qui portent un nom :
Le village de Sainte-Agathe, le petit bourg où se passent les deux premières parties du roman et ses alentours sont connus jusque dans leurs moindres recoins, sont désignés par des noms précis : la ferme de la Belle Etoile, le chemin de la Vieille Planche, les Petits-Coins, le Pont des Glacis. Comparant point par point la demeure de Sainte-Agathe et celle d’Epineuil qui lui sert de modèle où Alain Fournier a vécu jusqu’à douze ans, plusieurs études critiques ont conclu à l’exactitude minutieuse des descriptions.
Non pas des lieux mais un univers habité : Sainte Agathe a ses institutions villageoises (les pompiers, les gendarmes …) ; dans le vieux-Nancay, on retrouve le magasin de Florentin, l’oncle de François Seurel, qui a sa clientèle spécifique de chasseurs et de braconniers, et dans la boutique le fouillis détaillé des « objets de bazar » qu’on y vend.
Non pas seulement un monde, mais une vie qui a ses rythmes propres : la maison d’école est le lieu de l’ordre familial, de la discipline et du rituel scolaires, où la vie est rythmée par les récréations et les heures d’études, les sorties du jeudi, la messe du dimanche.
Non pas seulement une vie, mais un vécu qui n’appartient qu’aux enfants : La maison d’école abrite l’autorité (du père et du maître), le quotidien familial et représente en même temps la stabilité, un refuge. François évoque comme un foyer protecteur « la lampe autour de laquelle nous étions une famille heureuse ». Le préau de l’école, centre de la vie quotidienne écolière, est souvent présenté comme sombre et glacé, jusqu’à ce que, un jour, grâce à l’arrivée de Meaulnes, il soit illuminé de la lueur magique des feux d’artifice. La boutique du maréchal-ferrant représente le monde du travail ; mais, à la venue de Meaulnes, elle est métamorphosée par l’attente d’une « entreprise extraordinaire ». La mansarde de la maison d’école, qui a une fonction utilitaire et sert de chambre à François et à Meaulnes, est pour les enfants un poste de guet ou de vigie.
 
Un seul lieu semble échapper au « réalisme » des souvenirs d’enfance : le Domaine sans nom.
Les critiques ont souligné que « la maison des Sablonnières occupe une place ambiguë dans le roman, constituant ce qu’on pourrait appeler un lieu mixte. »
Citons le commentaire qui dit bien les choses tout en révélant l’embarras de l’interprétation : «  La Maison se rattache en effet à l’espace du rêve puisqu’elle est une partie du Domaine découvert au cours de l’étrange aventure ; en même temps, elle appartient au réel. Yvonne de Galais et Meaulnes y vivent mariés. Il faut donc définir les Sablonnières comme le Domaine sans nom qui a reçu un nom une fois qu’il a été localisé et identifié, le Domaine perdu qui a été retrouvé. Mais la maison des Sablonnières n’est plus qu’une partie du Domaine, un Domaine mutilé, ce qu’il en reste une fois que les bâtiments ruinés ont été abattus. Ainsi, bien que les Sablonnières appartiennent à l’ancienne aventure, elles ne sont que ce qui subsiste de ce rêve. » Et le critique pose alors la question : « Peut-on faire se rejoindre ces deux univers ? ».
On ne peut pas faire se rejoindre le rêve et la réalité, si on les a séparés ; mais c’est précisément cette séparation qui est niée par l’écriture du roman. Le critique indique lui-même la solution de l’énigme, quand il écrit : «  L’utilisation de l’espace est ici particulièrement signifiante. Il est dit en effet que pour attendre la maison des Sablonnières, Meaulnes reprend volontairement le chemin qu’il avait suivi jadis pour découvrir le Domaine sans nom. Il y accède à chaque fois par « l’allée détournée qu’il a prise autrefois ». C’est grâce à ce parcours symbolique que l’espace du rêve et l’espace du réel, que le passé et le présent, pourront alors peut-être se confondre. »
Le Domaine mystérieux ne reçoit un nom que si l’on sort du domaine de l’enfance ; et, quand cela se produit, - si l’on sort de l’enfance, il n’y a plus que des ruines. En reprenant le chemin d’autrefois, Meaulnes « refuse » la découverte qu’il « doit » faire.
Nous vérifierons que le roman n’a d’autre signification que d’exprimer ce refus qui, pour Fournier, est la seule motivation - le seul moteur – de l’écriture : L’espace du roman est « utilisé » pour retrouver le chemin de l’enfance.
 
Si l’espace où s’enracine l’histoire est celui de l’enfance, l’histoire elle-même : les évènements, les scènes décrites, ne nous font-ils pas entrer dans l’imaginaire ?
 
2) Les évènements et les scènes :
 
a. L’aventure 
 
Le Grand Meaulnes roman d’aventures ?
Cherchant toujours à comprendre le mystérieux attrait qu’exerce encore sur nous l’histoire du Grand Meaulnes, on ne peut manquer d’évoquer – voire d’invoquer le thème de l’aventure.
Tous les ingrédients de l’aventure sont présents : Le « départ » de Meaulnes, quittant l’espace fermé de l’école pour un ailleurs, la découverte du Domaine, le secret des deux bohémiens révélé à Meaulnes dans la chambre où il est caché, la fuite de Frantz, le guet-apens et le vol du plan au cours de l’embuscade ménagée par les écoliers, le bandeau taché de sang du bohémien, l’appel mystérieux et enfin le secret de toute l’histoire dévoilé par le journal de Meaulnes caché dans une malle. Nombre de ces aventures donnent leurs titres aux chapitres : « L’évasion », «  nous tombons dans une embuscade », «  la grande nouvelle », « le secret » etc. de sorte que la trame narrative est constituée par ces péripéties. Tout se passe comme si l’auteur voulait nous conduire par la main de l’évasion fictive de l’aventure à l’évasion imaginaire du rêve. Et, l’on voudrait, s’appuyant sur cette analyse, que l’aventure expliquât le « charme », qui est toujours près d’envahir le lecteur immature ou docile. « Tout le mystère du roman, écrit un critique, est de donner l’impression de découverte, d’évasion ».
Cette analyse donne raison aux blasés et aux détracteurs : la seule énumération de ces aventures pour qui n’aurait pas lu le roman ou n’aurait pas subi le charme, - pour qui serait « interdit d’enfance », ne suggère qu’un seul vocable, celui de puérilité, qui est le contraire de l’enfance.
Il faut se rendre à l’évidence : L’évasion ne dépasse guère les frontières d’un département et le récit des aventures : les voyages, les rencontres, les pièges, les secrets n’appartiennent qu’à l’espace imaginaire et « puéril »( ?) de l’enfance.
Pour François, l’aventure commence hors de l’espace clos de la salle de classe, quand il suit, par la fenêtre, l’évasion de Meaulnes ; ou bien dès qu’il franchit le périmètre connu du bourg, lorsqu’il s’avance dans le chemin de terre, à la lisière du bois qui pourrait le mener au Domaine. Les routes de l’aventure sont pour lui les quelques kilomètres qu’il parcourt à bicyclette pour retrouver son ami à la Ferté-d’Angillon.
Meaulnes, lui, est le « chasseur de piste » que son évasion grise ; il repart, revient puis reprend son voyage, ses recherches ; mais la voiture qui l’emmène, disparaît..  au tournant des Quatre-Routes !
Frantz, lié aux « gens du voyage », semble incarner l’aventure ; mais est-il réellement parti ? n’est-il pas seulement « déguisé » en bohémien ? Pour qui les bohémiens incarnent-ils l’aventure sinon pour les enfants qui tournent autour des roulottes – ces maisons du voyage qui viennent d’arriver au village ? C’est aux yeux des écoliers seulement – et, pour nous à travers leur regard – que Frantz est un personnage qui fascine, porteur d’une étrange aventure.
L’espace ouvert par le Grand Meaulnes : celui des routes et des aventures, avec ses départs, ses voyages, les voitures qui s’en vont et reviennent, les roulottes, est l’espace clos ( pour nous définitivement clôturé) qui n’appartient qu’à l’enfance, où la barrière n’est pas encore dressée qui sépare la réalité de la fiction.
On se trompe, on s’illusionne quand on cherche à montrer que le roman nous fait pénétrer dans cet espace, nous introduit dans le « royaume ». Fournier n’a d’autre ambition que nous communiquer sa croyance : le Domaine n’est pas perdu parce qu’il n’a pas de nom.
Rivière est le témoin de cette croyance qui emplit toute la vie de Fournier et qu’il cherchait à communiquer à son plus proche ami bien avant qu’il ne réussît à la mettre en œuvre par l’écriture du Grand Meaulnes :
« Dans presque toutes ses lettres depuis 1907, il me parlait du Pays sans nom ;tout ce qu’il écrivait s ‘y rapportait, devait en faire partie ; mais ce n’étaient jamais que des morceaux et l’œuvre ne venait pas dans son ensemble.
Le Pays sans nom, c’était le monde mystérieux dont il avait rêvé toute son enfance, qu’il avait vu, auquel il se voulait fidèle toute sa vie, dont il n’admettait pas qu’on pût avoir l’air de suspecter la réalité, qu’il se sentait comme unique vocation de rappeler et de révéler.
Le Pays sans nom, c’était, à ce moment, dans son esprit, non pas le germe, mais la fleur trop épanouie, impossible à force d’extension et de fragilité, de ce qui plus tard, dans Le Grand Meaulnes devait s’appeler ; le domaine mystérieux. »
 
Comment nous « faire croire » à un pays qui pour nous n’a pas de nom, pas de contours, à peine un contenu, mais pas d’existence réelle ?
Les aventures du roman, ce ne sont rien d’autre que les histoires que les enfants se racontent, qui les « piègent » totalement ; mais comment sommes-nous, nous-mêmes, à un moment donné, pris au piège ?
La réponse à cette question exige une réflexion philosophique sur le processus de la croyance, qui doit permettre de comprendre la technique romanesque capable de mettre en œuvre « artificiellement » ce processus.1)
Qu’il nous suffise ici de définir le « piège » de la croyance, qui repose sur un cercle : chacun ne peut « croire » que s’il « fait croire » aux autres ; mais les autres ne peuvent croire que si chacun y «  croit » : personne ne peut transmettre un message relatif à ce qui n’existe pas ou pas encore, que s’il existe une « assemblée des fidèles » ; mais il ne peut exister d’assemblée qui si le messager transmet la « bonne nouvelle ».2)
Fournier ne nous demande pas de retrouver, de revivre notre enfance. Il nous annonce seulement la bonne nouvelle, dont il est le messager : l’enfance existe comme un domaine dont on a perdu le nom, dont on ne peut éviter de chercher le chemin !
 
Nota 1) Ce qu’on a l’habitude d’analyser et de condamner comme utopie ( dans le cadre d’une réflexion sur l’idéologie) repose sur l’effectuation de ce processus, qui se produit sur des bases historiques déterminées : la croyance fonde le lien social sur un paradigme ( l’élaboration d’un modèle) quand l’espérance d’une réalité à venir, née des exigences du réel, est déçue, retardée, ou seulement coupée des luttes qui seules peuvent transformer le possible « formel » en un futur prochain.
Nota 2) : le piège n’est pas mystérieux si l’on découvre que la bonne nouvelle trouve sa base dans les conditions de la vie réelle, de sorte que le message qu’on entend n’est que la réponse à une attente. C’est en cela que l’utopie, fondée sur l’espérance, diffère radicalement de l’idéologie qui veut sa mort.
La fameuse « utopie communiste » qu’on a voulu combattre en proclamant la « fin des idéologies » répond à une exigence inscrite dans la réalité à venir que le poids du présent écrase et que l’idéologie cherche désespérément à masquer. C’est toujours au moment où la perspective semble s’éloigner, où le présent, secouru par le mensonge, semble démentir l’avenir, que le possible est converti en modèle, le message en croyance et le rassemblement de ceux qui luttent, ayant perdu le chemin, en assemblée qui ressemble à une église
b. Le « merveilleux » : La Fête
 
Le « merveilleux » est un des chemins de la croyance. « On définit le merveilleux comme un monde qui charme et étonne parce qu’il échappe aux lois ordinaires, sans pour autant que l’énigme qu’il pose soit inquiétante ; au contraire, elle ravit. »
On voudrait que le « charme » naquît de la création d’un univers « féerique », qui prendrait la place de la réalité, où nous entrerions comme par enchantement pour faire l’expérience d’une liberté qui nous délivre des déterminations ( du déterminisme) du réel. Et le miracle est là : voici une liberté qui, loin de nous angoisser, parce qu’elle nous livre à nous-mêmes, nous ravit parce qu’elle nous délivre. Mais de quoi nous délivre-t-elle ? de quelles lois ? de quelles barrières ?
Peut-être n’entrons nous nulle part ; comment entrer dans un univers dont nous savons qu’il n’existe pas ?
D’où naît l’illusion de la liberté en quoi consiste le « ravissement » ? L’analyse des éléments de la Fête étrange nous dévoile le secret de l’énigme que pose le merveilleux. Ce n’est pas à l’émergence, à la construction, à la création d’un univers (par quoi le merveilleux se confondrait avec l’onirique ou le fantastique) que nous assistons, mais à la négation joyeuse des lois du réel, à l’abolition des barrières, à l’annulation des aliénations.
Le merveilleux qui gouverne la Fête étrange se reconnaît à plusieurs traits, dont chacun fait tomber une de ces barrières qui délimitent l’aliénation de notre vie :
1.Le déguisement que revêtent tous les invités du Domaine n’est pas là (comme on le dit, pour nous transporter dans un autre monde (par quel miracle ?), mais tout simplement (comme tous les déguisements sans lesquels il ne saurait y avoir de fête) pour mêler les époques et abolir la chronologie historique à laquelle s’appuie notre conscience du présent.
2.Le déguisement a un autre effet qui n’est pas, comme on le dit, de « rendre mystérieux et charmants ceux qui le portent », mais bien de masquer des visages inconnus à force d’être quotidiens, anonymes à force de porter un nom, devenus étrangers à force d’être familiers : le déguisement et le masque, en dissimulant son identité, restituent à l’autre, artificiellement, son mystère.
3.Les références au théâtre avec l’intervention des comédiens dans la chambre où se réfugie Meaulnes, la farandole du Pierrot dans les couloirs du Domaine, ne sont pas là pour nous « introduire eux aussi dans un monde de féerie et d’illusion », mais pour accomplir ce qui est le miracle du théâtre : représenter la vie réelle comme une illusion, lui ôter son coefficient de réalité, la reléguer à l’étage d’un quotidien d’où le sens s’est absenté.
4.Ce ne sont pas seulement les époques qui sont confondues grâce au déguisement, mais les classes sociales, puisque, comme le soulignent les critiques, on a invité au château tous les paysans des environs. Ce qui s’évanouit à la faveur de la fête, ce sont ces barrières sociales qui, à leur insu, comme des obstacles invisibles, séparent les êtres. La fête organisée pour les fiançailles ne devait-elle pas réunir Frantz, l’enfant gâté d’une noblesse d’autrefois avec Valentine, dont, en apprenant qu’elle était une humble modiste, nous comprendrons qu’elle a fui à cause de cette barrière sociale, qui interdisait leur union. La fête n’était-ce pas la négation intempestive et folle d’une aliénation, qui sera la plus forte, entraînant la suite dramatique des évènements, le départ de Frantz, la complicité de Meaulnes et leur quête infinie d’un bonheur impossible ?
5.Mais c’est surtout le rôle des enfants qui est décisif pour comprendre le sens du merveilleux. Les enfants sont les rois de la Fête ; ce sont eux qui guident le Grand Meaulnes dans sa découverte du Domaine ; le déroulement des jeux est réglé par leur volonté. L’essentiel a été dit par le critique : « Cette Fête où les enfants font la loi se présente comme l’image inversée du monde réel. »
Ce ne sont pas les enfants qui reconnaissent le merveilleux : ils ne le peuvent, car ils ignorent ce que nous appelons le réel. C’est nous-mêmes parce que le merveilleux n’est rien d’autre que l’image inversée du réel, que nous mettons en œuvre pour échapper à la reconnaissance d’une réalité qui contredit nos espérances.
 
c. Le jeu
 
Quand de nos rivages d’adulte nous découvrons le jeu comme l’horizon de notre enfance, nous avons déjà oublié depuis longtemps de « partir » en mer. Le roman nous le rappelle : Avant de « jouer » à « partir », c’est un voyage réel dont les enfants rêvent, en lisant comme Fournier « L’île au Trésor » de Stevenson : le récit s’ouvre par une métaphore marine où l’école est «  la demeure d’où partirent et où revinrent se briser, comme des vagues sur un rocher désert, nos aventures. » Ce n’est pas du tout un hasard si, « curieusement » ( comme s’en étonne le critique) la Sologne du Grand Meaulnes est peuplée de marins ; Monsieur de Galais est un ancien capitaine de vaisseau ; Frantz porte une pèlerine et une casquette à ancre de marine ; certains vieillards de la fête sont sans doute d’anciens marins et le frère du Grand Meaulnes lui-même…
Si le jeu se confond avec le royaume de l’enfance, n’est-ce que « partir » est le seul moyen de dessiner le paysage d’une vie à venir, de rejoindre, avant de le pouvoir, l’horizon des possibles, de rendre présent ce qui n’existe pas encore. Là où le jeu est pour l’adulte la façon de combler le vide qui a pris la place de la vie - la risquant fictivement pour exorciser la mort, jouer n’est pour l’enfant rien d’autre que l’ouverture d’un à venir qui a encore le sens d’une aventure.
L’aventure commence avec l’école buissonnière de Meaulnes, mais une fugue est toujours un faux départ, souvent la tentative de ceux qui n’ont pas la chance ou les moyens de pouvoir jouer.
Il est significatif (et il faudra y revenir) que le jeu entre dans le roman avec le personnage de Frantz, fils d’un châtelain qui accède à tous ses caprices. Enfant, Frantz avait voulu une maison pour lui tout seul (la « maison de Frantz ») pour jouer et s’amuser. Il décidait d’y vivre quand cela lui plaisait. Adolescent, l’activité ludique reste dominante : elle culmine dans la « Fête étrange » qu’il organise pour ses fiançailles où spectacles et déguisements sont de son invention. Lorsqu’il devient élève à l’école de Sainte-Agathe, c’est lui, à la tête de sa petite troupe, qui dirige l’embuscade et les « tournois » de la récréation.
Ce que nous avons qualifié de caprice ( parce que le « grand » jeu semble réservé aux enfants gâtés) a une tout autre signification dans le roman, même si Alain Fournier est naturellement conduit à inventer le personnage d’une jeunesse privilégiée pour donner au jeu toute sa dimension. Un mystère se cache dans ce choix que Fournier lui-même souligne par l’intermédiaire de son narrateur, quand François Seurel, observant Frantz dans la salle de classe, pense : « On eût dit qu’il jouait là quelque jeu extraordinaire dont nous ne connaissions pas le fin mot ».
Le fin mot, c’est le message dont le roman est porteur : La vie n’est rien d’autre qu’un jeu extraordinaire ; elle ne peut être que cela ; seul l’envahissement de la vie par le jeu rend la vie possible. Et, c’est à travers le personnage de Frantz et son histoire qu’il nous est donné de comprendre cette énigme.
En devenant comédien, Frantz ne satisfait pas un quelconque goût pour le jeu, un penchant ludique qui lui viendrait de son enfance privilégiée : il tire la conclusion d’une expérience décisive. Comme le remarque le critique, c’est après son suicide manqué qu’il a décidé de ne vivre qu’à travers le jeu et le déguisement, sans autres « interlocuteurs » que ses compagnons de jeux. L’expérience décisive qui conduit Frantz à « jouer » sa vie, à confondre sa vie avec un immense jeu, c’est, à travers l’échec de ses fiançailles, la découverte de l’impossibilité du bonheur, d’une vraie vie, dont l’obstacle mystérieux semble résider dans la vie elle-même. A l’image du Pierrot de la pantomime qui l’accompagne, mi-comique, mi-tragique, la décision de vouer la vie à un jeu perpétuel est mise en œuvre de la dérision , ce que Malraux appellera une « accusation » de la vie. Le jeu est l’antidote du désespoir, le refus d’abandonner la partie.
 
 
d. La quête : l’amour impossible
 
Ni roman d’aventure, car l’évasion ne dépasse jamais les frontières des souvenirs d’enfance, ni roman d’évasion, car les héros ne trouvent pas le bonheur dans l’espace imaginaire du jeu, le Grand Meaulnes n’est-il pas un roman d’initiation ?
Toutes les épreuves que traversent ces adolescents qui sont les héros du roman sont autant de rites de passage qui devraient logiquement conduire chacun d’eux à devenir adulte par ce long et secret processus qui transforme en souvenirs dociles, inoffensifs, lointains, l’émerveillement sans lendemain des rencontres, la fièvre enthousiaste des jeux, la folle exigence des amitiés et des promesses.
Et, pourtant, il en va tout autrement. Dans un monde, bien différent de celui des sociétés primitives, où il n’y a plus de rites sociaux de passage, l’initiation n’a plus cours : Passage interdit, prohibé ! Bien plus, tout se passe comme si les héros, à leur insu, refusaient le passage. C’est sans doute le secret qu’il faut découvrir. En attendant, un seul mot vient à l’esprit pour qualifier ce mouvement dramatique, dont nous soupçonnons qu’il n’aura pas d’issue, cette histoire qui ne saurait avoir de dénouement : la « Quête ».
Mais, avec cette découverte de la quête qui semble exprimer le mieux la signification du drame, le ressort profond de ces vies que le roman met en « scènes », nous voici confrontés au mystère : Comment l’échec de ces amours d’adolescents – celui de Meaulnes mais aussi celui de Frantz – qui n’ont d’autre réalité, d’autre contenu que l’image fugitive, et qu’aucune sève n’alimente sinon le miracle de la rencontre, la fascination de l’apparence, comment cet échec, qui n’est, comme le dit Yvonne de Galais, qu’un instant de « folie », peut-il interdire à ces enfants le passage, prohiber le bonheur, provoquer le refus et les condamner à l’errance ? Tout se passe comme s’il y avait une malédiction attachée à la pure vérité de l’amour.
A travers toute la littérature, ce mystère a été résolu par la mise en œuvre d’un mythe, que Rougemont analyse à partir de l’histoire de Tristan et Iseult, dont il voudrait qu’il fût, à travers l’Amour courtois, l’expression déguisée du malheur de l’Occident.
Pour éclairer le « mystère » du Grand Meaulnes, le critique est alors naturellement amené à invoquer la geste de l’amour courtois que décrit le mythe : « Comme dans les romans de chevalerie, la femme semble inaccessible du fait de son élévation sociale, Le Grand Meaulnes présente une relation amoureuse marquée par la distance. Meaulnes, le paysan, est amoureux d’une châtelaine. Conformément à la tradition médiévale de l’amour courtois, le héros doit traverser des épreuves pour « mériter » sa Dame. Après sa rencontre avec Yvonne de Galais, Meaulnes connaît l’épreuve de l’absence (il ne retrouve plus la jeune fille), l’épreuve du découragement (à Paris), l’épreuve de la tentation (Valentine). Se montrer digne de la femme aimée est le maître mot du code courtois. Mais Meaulnes a fait preuve de faiblesse en doutant de pouvoir retrouver Yvonne de Galais et s’est laissé aller à l’aventure avec Valentine. « Je ne suis pas digne de vous », répète-t-il à Yvonne devenue sa femme. Il s’impose alors une nouvelle épreuve : la séparation. Il ne pourra mériter l’amour d’Yvonne qu’après avoir réparé sa faute et ramené Frantz et Valentine, mariés. La fidélité au serment, à la parole donnée qui le lie à Frantz, appartient elle aussi à cette morale chevaleresque. »
Mais, qu’est-ce qui se cache derrière la geste de l’amour courtois ?
Sans se prononcer, comme l’écrit Denis de Rougemont lui-même (pour outrepasser ensuite cette prudence dans l’élaboration de sa thèse) sur «  la nature des rapports » entre la geste de l’amour courtois : le mythe de l’amour impossible, tel qu’il s ‘exprime dans la poésie des Troubadours, et l’ascétisme de la religion des Cathares, reprenant la vision des grands mystiques ( Sainte Thérèse ou Saint Jean de la Croix), le rapprochement des deux phénomènes idéologiques, qui ont peut-être la même base historique, éclaire la fonction du mythe.
Là où l’amour de Dieu et l’exigence de Vivre dès à présent « en Lui », conduit le mystique à reconnaître l’impossibilité de vivre, lui enjoignant de « mourir vivant », la célébration par le poète de l’amour impossible exprime à l’envers, en la dissimulant, la même contradiction : celle d’une vie, tellement précieuse comme un don qu’elle nous interdit de vivre et nous enjoint de refuser le don.
A cette différence près que pour le poète Dieu est absent à qui on pourrait le lui rendre – ce don en désirant la mort ( n’est-ce pas ce désir qui conduit au suicide ?), de sorte que le voici, adolescent et poète, condamné (et manquant son suicide) à poursuivre l’impossible dans une Quête sans fin.
Derrière le mythe de l’amour impossible, qui est au cœur même du Grand Meaulnes , ce qui se dissimule, c’est l’idée que « la vie est impossible ».
Et, l’on comprend dès maintenant que cette idée, née d’une émotion qui ne s’est pas éteinte, qui s’investit dans un sentiment profond, constitue le véritable moteur de l’écriture du roman.
 
Pour avoir mis à jour la signification du mythe qui préside à l’écriture du roman, nous n’avons jamais été aussi près d’une interprétation métaphysique ; il n’est qu’un seul chemin pour échapper à cette spéculation : découvrir la base de cette contradiction, vécue par Alain Fournier, que le mythe a pour fonction de masquer. C’est toute une jeunesse – celle d’une avant-guerre – qu’il faudra interroger pour comprendre un drame, aujourd’hui sans doute dépassé, et éclairer un message à peine encore audible :
  • Comment s’explique l’émotion intempestive de la Rencontre et la fascination de l’apparence ?

  • Comment comprendre l’investissement du désir dans le sentiment qui transforme l’émotion en l’exaltation de la pureté des fiançailles ?

  • D’où vient à toute une jeunesse cette idée de l’impossibilité de vivre qui s’accompagne d’une quête angoissée du bonheur ?

 
Ce que nous avons désigné comme le « réalisme des souvenirs », qui récuse l’envolée métaphysique, trouve son dernier mot dans l’analyse des personnages.
 
 
 
 
3) Les personnages :
 
A-t-on remarqué que les personnages du Grand Meaulnes ne sont ni des héros comme dans les romans d’aventure, ni des anti-héros comme souvent dans les romans d’apprentissage.
 
a) Qui est Meaulnes ?
 
Les caractérisations les plus fréquentes du personnage de Meaulnes sont celles qui le comparent à un chasseur et à un paysan. C’est sous ces traits qu’il est présenté par sa mère aux Seurel. François revient sans cesse, dans ses évocations, sur le chapeau de feutre paysan, le gros ceinturon, le couteau, la tête rasée de son ami. Sa rudesse, son silence sont donnés comme caractéristiques de la campagne. On a noté le bonheur qu’il éprouve parmi les paysans de la Fête et le malaise qu’il ressent au contraire à Paris. Fils ou petit-fils de paysan, il n’a rien d’un héros. L’adolescent est un chef de bande, au sein du groupe social qui est celui de l’école ; Seule l’admiration et l’allégeance de ses camarades ont consacré sa supériorité et fait de lui un être à part ; ce sont les écoliers qui lui ont donné son surnom de « Grand Meaulnes ».
 
b) Frantz est un « enfant gâté »
 
Admiré par son père et sa sœur qui lui ont passé toutes ses folies, qui lui ont tout pardonné, Frantz ne manque pas d’un charme mystérieux. Le narrateur l’a voulu tel : Son physique est celui d’un jeune héros romantique : il est délicat, nerveux ; son visage est fin, ses manières aristocratiques. Son prénom l’apparente au romantisme allemand, et on le voit d’ailleurs parcourir les routes d’Allemagne à la recherche de sa fiancée. Après avoir demandé en mariage une couturière que son père a chassée de chez lui, Il organise une fête démesurée, où les enfants sont rois, où les adultes sont étrangers sous leurs masques. Son suicide est l’acte le plus spectaculaire ; la fréquentation des bohémiens n’est qu’une suite naturelle de cette fuite hors de soi. Qu’il s’agisse de ses fantaisies ou de ses actes les plus fous, il n’est rien de mystérieux dans le comportement du personnage dont l’adolescence est celle d’un enfant gâté. On comprend dans la suite du roman comment ce jeune châtelain a ruiné sa famille par ses dettes et ses fantaisies.
Il y avait encore en Sologne avant guerre d’anciennes familles nobles, dont les enfants se retrouvaient naturellement avec les fils de paysans ou de commerçants à l’Ecole communale ? Frantz n’est que l’un d’eux.
 
 
 
 
c) François
 
Sans doute le personnage le plus lié au quotidien, le plus prosaïque du roman. C’est par lui, comme nous l’avons noté, que les évènements sont inscrits dans le réel ; son témoignage est le garant de leur authenticité.
Mais, en même temps, le personnage est individualisé : Socialement c’est un fils d’instituteur - ce qui l’oblige à une certaine réussite scolaire et à quelque réserve dans les relations avec ses camarades. Psychologiquement, c’est ainsi, naturellement, un enfant solitaire et rêveur, qui a besoin d’un modèle à admirer : D’un compagnon de jeu il fait un héros, dont il devient le confident et le chevalier servant, prêt à s’exalter à l’écoute de ses aventures: « J’attendais de lui, sans oser me l’avouer, quelque entreprise extraordinaire qui vînt tout bouleverser. »
Nous avons dit comment le lecteur était près de s’identifier à ce personnage, qui est un narrateur objectif, qui reste témoin du drame auquel il participe. C’est par lui que pour le lecteur l’aventure, le merveilleux, la folie ne dépassent jamais l’horizon rassurant des souvenirs d’enfance.
 
 
d. Yvonne de Galais
 
Le mystère de son apparition, sa beauté, le miracle de la rencontre font d’Yvonne de Galais, comme le soulignent les critiques, « une figure rêvée, un idéal »M.
Peu de précisions sont d’ailleurs données sur son apparence physique ; simplement, une silhouette : grande, mince, un grand manteau marron sur les épaules. Quelques traits posés dès la première entrevue : la grâce, la gravité, la fragilité définissent le personnage tout au long du roman. 
Revenant sur le mystère de la Rencontre, nous aurons à comprendre comment l’idéalisation est inséparable de la fascination de l’apparence, sans doute parce que la Rencontre nous met en présence de ce qui n’existe pas :Yvonne de Galais est à la fois la jeune fille, la femme et la mère. « C’était, dira François, la plus grave des jeunes filles, la plus frêle des femmes ».
Et, malgré tout, malgré le rôle central que joue dans le roman le « miracle » de la Rencontre, Yvonne de Galais est un personnage vivant : un plan rapproché nous dévoile un profil pur, les yeux bleus, la lèvre un peu mordue. Mais il y a plus : elle est individualisée socialement par son rang de châtelaine. La situation sociale introduit symboliquement la distance que la Rencontre doit miraculeusement abolir.
 
Complétons par les personnages secondaires et nous voici au cœur du réel reconstitué par nos souvenirs d’enfance. Nous avons affaire à un petit groupe de « copains » - écoliers, puis collégiens – qui appartiennent à toutes les classes, dans une France encore rurale, où l’on « monte » encore à Paris.
Dans le roman, Paris, qui fut le lieu de la Rencontre, est d’abord le lieu de la trahison : c’est là que Meaulnes, venu désespérément chercher Yvonne de Galais, non seulement trahit Frantz, à son insu, en se liant avec Valentine, mais commet la plus grande faute : renoncer à la pureté de la quête en acceptant l’amour comme la satisfaction du désir. A la fin du roman Paris est le symbole du démenti infligé par le réel, non point à l’idéal ou au rêve, comme on a voulu le dire, mais au récit lui-même : Ce n’est pas l’histoire qui s’achève par l’attente et le désespoir de Meaulnes, car, au fond, cette histoire n’a jamais existé hors de la mémoire ; C’est le narrateur qui met fin à l’histoire : en racontant la fin à ses camarades curieux et incrédules, François accomplit l’ultime trahison : non seulement à l’encontre de la fidélité de l’amitié mais aussi de la vérité des souvenirs.
 
En vérité, il n’y a pas d’histoire du Grand Meaulnes, mais une mise en œuvre des mythes qui furent, peu ou prou, l’horizon de toute une jeunesse, violée par la jouissance triviale d’une époque et, de façon prémonitoire, menacée dans son avenir.
Avant de tenter de découvrir le secret du récit qui met en scène la fable des souvenirs, il faut identifier les mythes.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
III. Les mythes d’une jeunesse d’ « Avant-Guerre »
 
 
    1. Le mythe du « départ »

 
La jeunesse dont nous parlons ne rêve pas d’aventure, mais de rupture ; Non pas lectrice de Stevenson : il est trop tard quand il n’y a plus rien à conquérir. Le symbolisme aussi est dépassé qui alimenta le rêve de Fournier par la lecture de Clara d’Ellébeuse . Voici la jeunesse enivrée de la découverte de Rimbaud qui dénonce le piège de la beauté, proclame la rupture des aliénations (sociales et spirituelles). pour retrouver la « rugueuse réalité ».
Mais, les fils de notre bourgeoisie de la Belle époque, -adolescents promis à une carrière sont trop privilégiés, trop « libres » ou trop fragiles, trop éloignés de la rugueuse réalité, pour recueillir la leçon de Rimbaud ; sinon ils auraient appris qu’ « on ne part pas ».
Rivière décrit parfaitement ce que fut pour Fournier la découverte de Rimbaud : ce sont « Les illuminations », par lesquelles le poète, « ébranlant les paysages et les êtres » selon sa vision intérieure, métamorphose le réel eu « un Opéra fabuleux » : « Avec Rimbaud, on a la sensation, écrit Rivière, que toute l’étrangeté du spectacle lui vient du dehors, fourni par le regard du poète. »
Fournier « invente une sorte de désorientation plus complète : par la sympathie », qui cherche à supprimer la frontière entre « le cœur » et le spectacle indifférent des choses.
Quel écho eut en lui cette « phrase » de Rimbaud : «  Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, - en une plage pour deux enfants fidèles,- en une maison musicale pour notre claire sympathie, - je vous trouverai . »
Ou bien cette extraordinaire confidence d’adolescent, si près encore de son enfance : « Avivant un agréable goût d’encre de chine, une poudre noire pleut doucement sur ma veillée. –Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et, tourné du côté de l’ombre, je vous vois, mes filles ! mes reines ! »
Pour comprendre la portée qu’eut pour Fournier la lecture des Illuminations, il faut relire tous ces poèmes en prose, et, notamment, celui intitulé  Enfance :
 « A la lisière de la forêt – les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent, - la fille à lèvres d’orange, les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des prés, nudités qu’ombrent, traversent et habillent les arcs-en-ciel, la flore, la mer.
Dames qui tournoient sur les terrasses voisines de la mer ; enfantes et géantes, superbes noires dans la mousse vert-de-gris…jeunes mères et grandes sœurs aux regards pleins de pèlerinages, sultanes, princesses de démarche et de costumes tyranniques, petites étrangères et personnes doucement malheureuses. »
La poésie des Illuminations vient confirmer pour Fournier, comme le note Rivière, la leçon « idéaliste » de son professeur de philosophie, lui enseignant que les choses, par le pouvoir du cœur et l’esprit, peuvent être « transformées en idées » : L’irréalisme de Fournier, poursuit Rivière, est foncier ; il en ferait presque un système, occupé de la mise en œuvre de l’illusion : « Je trouve que ce qui est difficile, écrit-il, c’est beaucoup plus de se donner partout l’illusion complète de la beauté, ou, plus simplement l’illusion. »
 
Ce qui reste étranger à Fournier, c’est l’immense cri – les délires – de « La Saison en Enfer », qui dénoncent les pièges de l’esprit et l’illusion de la Beauté consacrant toutes les aliénations, contre lesquels il n’y a pas d’autre recours que le départ sans retour couronné par le silence.
Le souffle révolutionnaire qui traverse la révolte de Rimbaud et lui fait découvrir à la base de toutes les aliénations l’asservissement du travail qu’on ne saurait abolir qu’en libérant le travail lui-même, - en changeant le réel -, reste lettre morte pour la jeunesse d’Alain Fournier.
Cette jeunesse d’une bourgeoisie triomphante ne connaît de l’aliénation que la perspective toute tracée de cette carrière qui lui est réservée , où ces adolescents voient l’enlisement de leur vie comme la fin de leurs rêves ; leur révolte s’adresse aux parents et aux professeurs : - celle-là même que Rimbaud exprimait violemment en accusant son maître Isambard : 
« Vous revoilà professeur. On se doit à la Société, m’avez-vous dit ; vous faites partie des corps enseignants : vous roulez dans la bonne ornière ! »
Fournier retient de Rimbaud « ce mot qui a fait fortune : changer », qui deviendra le mot d’ordre de « changer la vie » ; mais changer la vie, ce n’est pas changer le monde, le transformer, c’est le transfigurer par la pensée, par la poésie, par le rêve : « Je me jouais du monde avec la moindre de mes pensées.. ; c’est une certaine âme de mes campagnes que j’invente chaque jour un peu plus, écrit-il. Et encore : La vie s’éclaire sans qu’on y pense. Le monde est « joué » avec une seule pensée. » Comme le note Rivière, qui supporte mal cet idéalisme ( qui « lui tape sur les nerfs »), l’émotion est pour Fournier « un moyen créateur, presque métaphysique, une source de déplacement des objets et comme l’origine de la procession qui les transfigurera. »
Fournier n’est pas à l’abri de la crise mystique.
En 1907, après une année de préparation intensive, « malgré tous ses efforts, handicapé par une fatigue cérébrale », il échoue pour la troisième fois au Concours de l’Ecole Normale supérieure ; « il a vingt trois ans ; il n’a pas su encore « se faire une situation » ; il sent très bien entre ses mains une sorte de maladresse à forcer la vie. »
Le voici pour deux ans au service militaire : «  Pour la première fois il entrait en contact intime, familier, avec les gens du peuple, et non plus seulement avec les paysans, avec les ouvriers aussi : il les aima, fermant les yeux à leurs défauts. Il sentit l’immense misère et le charme enivrant de la camaraderie militaire. Il traversa à pied, de la seule allure qui permette d’y adhérer vraiment, une foule de pays nouveaux ; il apprit la France, pas à pas, les environs de Paris d’abord, puis la Brie, la Champagne, Mailly, puis la Touraine, puis la région de Laval, où il fut élève-officier, enfin le Gers et les Pyrénées, - car il fut envoyé, pour ses six derniers mois, comme sous-lieutenant, à Mirande.
Dans les six derniers mois, officier dans la petite ville de Mirande, retiré le soir dans sa chambre il revit le souvenir de la Rencontre, et, solitaire, fête cet anniversaire. Il entre en contact avec Dostoïevski, la Bible, l’Imitation .. »
A la lecture de l’Evangile, il écrit à Rivière : « C’est la perfection de mon art, le baiser de mon amour, la consolation de ma peine, l’exaltation de ma joie. Ce n’est pas, comme je l’ai cru…, le livre de la pureté, écrit pour les anges ; c’est une réponse inépuisable à toutes mes questions de l’homme – c’est comme une auberge, dont parle Jammes, une auberge bleue où je me suis assis sale et fatigué ; et, sur le coup de midi, je m’aperçois qu’elle m’a porté au Paradis, où elle vient de s’envoler, les ailes repliées. »
 
Il faudrait faire ici la place de la rencontre de Fournier avec Péguy, dont il a fait la connaissance en 1910. Voici le récit de Rivière :
« Fournier avait lu avec enthousiasme Notre Jeunesse et avait rédigé pour Paris-Journal, où il venait d’ouvrir un courrier littéraire, un petit portrait de Péguy. Puis : «  Je viens de lire le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, m’écrivait-il en août. C’est décidément admirable. Je ne crains pas de le dire … J’aime cet effort, surtout dans le commentaire de la Passion, pour faire prendre terre, pour qu’on voie par terre, pour qu’on touche par terre, l’aventure mystique. Cet effort qui implique un si grand amour. Il veut qu’on se pénètre de ce qu’il dit jusqu’à voir et à toucher. » Ainsi tout de suite c’est son application à incarner le mystère, c’est son immense matérialisme spirituel que Fournier admire chez Péguy.
Péguy, non seulement par ses écrits, mais par toute son attitude, le fortifiait dans la croyance que « les rêves se promènent », que l’Invisible est le vrai, ou plutôt qu’il n’y a d’Invisible que pour les âmes faibles et méfiantes. Il lui montrait le surnaturel immanent de la vie quotidienne, les saints nous protégeant, nous gouvernant, à leur tour de calendrier.. » Son plus grand regret, irraisonné, dont Péguy lui-même s’étonne : ne pas avoir accompagné Péguy au pèlerinage de Chartres
Cette crise mystique de Fournier et cette dernière anecdote concernant l’incompréhensible désarroi qu’il éprouve pour n’avoir pas participé au pèlerinage de Chartes permettent de mesurer l’exigence de rupture éprouvée par la jeunesse qui s’exprime dans le mythe du départ, prête à s’investir dans toutes les croyances et les idéologies.
L’ironie de l’histoire voudra que le combattant de Dieu et le poète de l’enfance s’en aillent à la guerre et sacrifient leur vie au chant du Départ.
 
Toute l’ambiguïté du mythe est déjà inscrite dans le poème de Rimbaud :
 
Départ
 
Assez vu. La vision s ‘est rencontrée à tous les airs.
Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et toujours.
Assez connu. Les arrêts de la vie. –O Rumeurs et Visions !
Départ dans l’affection et le bruit neufs !
 
Dans un monde où toute vision, toute possession, toute connaissance n’apportent plus rien de nouveau, comment changer la vie ? - Dans un monde où sont pétrifiés tous rapports avec les choses et les êtres, partir, est-ce autre chose que restaurer de vrais rapports humains : rompre par l’affection le silence d’une réalité anonyme ?
 
Le « départ » devient un mythe à la faveur de cette ambiguïté : Prenant racine dans la nécessité de « changer la vie », il devient pour toute une jeunesse l’alibi « rêvé » d’une rupture avec un monde, - une société – qui leur trace un avenir sans espérance dominé par une menace mortifère, qui ne laisse pas de leur apparaître ( aux plus sensibles du moins comme Fournier) comme la conclusion logique de leur jeunesse mystérieusement perdue :
«  Je suis las et hanté, écrit Fournier à quelques encablures de la guerre, de voir finir ma jeunesse. Je ne m’éparpille plus. Je suis devant le monde comme quelqu’un qui va s’en aller. »
 
Le mot « alibi » n’est pas péjoratif ; l’ « alibi » c’est l’ « Ici » d’un ailleurs qui est un possible prohibé, c’est l’appel au présent d’un à venir qui paraît impossible à naître, rebelle à conquérir.
 
Le Mythe du Départ, sans cesse repris et élaboré à nouveau de génération en génération, restera le patrimoine d’une jeunesse qui subit et comprend l’aliénation comme l’étrangeté d’un monde qui la dépossède de son héritage.
Son appartenance à ce monde, qui est la condition de cet héritage, elle doit, à son insu, en payer le prix : ses désirs esclaves de la possession, ses passions au service de la volonté, sa liberté prisonnière de ses choix, tous ses possibles convertis en pouvoir. Là voici obligée d’oublier son enfance, de renier ses rêves, d’abolir en elle l’espérance d’avenir dont toute jeunesse est porteuse. Là voici contrainte d’accepter un héritage, qui la prive de sa richesse : celle qui tout entière réside dans le partage.
Tel est le secret que cette jeunesse refoule. Aussi est-elle, plus qu’aucune autre, encline à prolonger l’adolescence. Par tous moyens.
Le jeu est de ceux-là.
 
    1. Le mythe de l’aventure : le jeu

 
Le risque est au cœur de l’aventure, car il s’agit de transformer l’avenir en un parcours dont on ignore la fin. En risquant la vie l’aventure dénonce la fatalité de la mort ; l’imminence récuse la menace. Elle métamorphose le destin en hasard.
Le jeu est un substitut de l’aventure. Comme on l’a remarqué depuis longtemps,
il s’agit de confier sa vie au hasard, à la contingence radicale, sans la mettre en danger : le jeu, où l’on s’identifie au hasard, offre l’illusion d’être maître de son destin, parcourant en quelques instants tous les chemins du possible – tour à tour élu et damné, condamné et sauvé – en sachant en même temps, secrètement, qu’on ne risque pas sa vie.
Force est d’admettre que l’enfance ne « joue »pas, précisément parce que sa vie se confond avec l’exploration des possibles, - toujours, quand il joue, à l’écart des adultes dont l’univers est celui des prohibitions, et toujours inconscient des limites et des risques parce qu’il ne connaît pas l’imminence de la mort : il y a effectivement une vie où rien n’est impossible que nous sommes condamnés à ne jamais comprendre : c’est l’enfance. Condamnés à ne jamais entrer dans le jeu des enfants, parce que tout est toujours déjà « joué », parce que les jeux sont déjà faits, quand on est sorti de l’enfance. Voilà pourquoi à nos yeux étonnés et soi-disant attendris, l’enfance restera toujours une énigme.
Le jeu est un péché d’adulte qui ne naît qu’à partir du moment où la vie devient « nécessairement » un possible prohibé. Et, parce qu’on comprend cette nécessité de vivre comme un péché originel, on a fait de l’enfance un paradis perdu.
 
Revenant à la jeunesse dont nous parlons qui appartient à un monde où la nécessité de vivre apparaît sous la forme de chemins tracés comme des ornières, il est clair que ces adolescents savent, au fond d’eux-mêmes, qu’ « on ne part pas », parce que l’avenir leur est offert comme un futur prochain.
Aussi, de tout temps ont-ils « joué » et,– tant que les « héritiers » resteront les acteurs inconscients de la « reproduction sociale »-, ils « joueront  à »  partir , afin de différer le moment où, interdits de « changer la vie », - épousant une femme et une carrière -, ils joueront inconsciemment leur rôle social.
Sur la même base sociale, à chaque période historique correspond une forme originale du jeu selon la situation concrète de cette jeunesse : Du jeu de pistes à la quête de l’amour impossible, que met en scène Fournier à la veille de la guerre, on assistera dans l’après-guerre des Années folles à la tentative de recréer le paradis artificiel de l’enfance par le jeu dans l’espace incestueux de la chambre, que Cocteau met en œuvre dans « Les Enfants terribles ».
L’espace ouvert de l’aventure, tout autant que l’espace clos de la chambre, n’existent pas. Ce ne sont pas les enfants qui « jouent à partir » parce qu’ils vivent dans l’univers du possible, mais l’adolescence qui veut déjouer le piège d’une vie aliénée, ce que Char appelle « le possible prohibé ».
Ce sont ceux-là même qui, par leurs origines, sont « destinés » à jouer un rôle social, qui cherchent par avance à « déjouer » ce destin : eux seuls, à qui la société a ouvert le champ des possibles et le développement de leur individualité ( de leurs capacités personnelles), peuvent  vivre  par avance la situation sociale à laquelle on les promet, comme un reniement des promesses qu’on leur a faites, et comme aliénation de leur personnalité, jusqu’à percevoir cet avenir comme un destin dont il faut à tout prix retarder l’échéance. Ce n’est pas leur enfance qu’ils veulent retrouver par le jeu mais le futur qu’ils veulent déjouer, refusant la perspective d’une mystérieuse aliénation (aliénation mystérieuse, incompréhensible pour eux parce qu’elle n’est pas inscrite dans les conditions matérielles de leur vie).
 
L’écriture romanesque de cette appréhension secrète du réel ne saurait « recréer » un pays qui n’existe pas - pas plus que n’existe, dans une Illumination de Rimbaud, « le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques » ! Elle invente le royaume de l’enfance comme un paradis perdu pour remplacer la vraie vie ou la terre promise.
A un moment où cette même jeunesse rencontrera l’histoire tragique des milliers d’hommes, Malraux le dira autrement : On ne peut échapper au destin, à l’absurdité d’une vie condamnée par l’imminence de la mort, qu’ « en jouant sa vie  sur un jeu plus grand que soi. »
 
    1. Le mythe de l’amour impossible: La pureté

 
S’il est vrai que « jouer sa vie » exprime l’aveugle rejet d’une vie aliénée (comprise à la fois comme un reniement et comme un destin où s’annonce la mort), il faut chercher pourquoi ce refus s’investit dans le mythe de l’amour impossible.
En rapprochant la poésie de l’amour courtois et la religion des Cathares, Denis de Rougemont semble éclairer l’un par l’autre, sans qu’on puisse expliquer l’origine et la raison de cette parenté, sinon, comme l’auteur, par une vision métaphysique, bien proche de l’idéologie religieuse.
Pourquoi Tristan et Iseult que le philtre de l’amour rapproche irrésistiblement l’un de l’autre, lorsqu’ils se retrouvent côte à côte couchés dans la forêt du Morhois placent eux-mêmes entre eux l’épée qui leur « interdit » de « faire l’amour » ? C’est à cette question qu’il faut tenter de répondre.
La pureté qui a donné son nom à l’hérésie cathare, ne peut se comprendre ici comme la purification qui permet, selon l’expression de Simone Weil, «  à qui veut atteindre le réel de se détacher du monde, enjoignant à celui qui veut vivre « réellement » de « mourir vivant ». Car, jusqu’à la preuve du contraire, qui est refusée à l’homme, la vie réelle n’est nulle part ailleurs qu’ici-bas ; et l’amour n’existe pas réellement hors l’union de deux êtres de chair.
En dehors de l’idéologie religieuse et de l’idée de péché, que signifie le rejet de l’ « amour charnel » ?
 
a) Le mythe de Tristan et Iseut
Faisons un détour par l’analyse de Denis de Rougemont.
 
Le récit de Tristan et Iseult fait apparaître que l'amour, la passion qui conduit inéluctablement à la mort, est "inexplicable", tant dans sa genèse (seul le philtre lie les amants l'un à l'autre) que dans son histoire: L'amour, dont la naissance est inexplicable, est en même temps impossible : "fondamentalement" impossible :
Bien des épisodes du récit (dont le plus connu est celui de la forêt du Morrois que nous avons cité) montrent que les obstacles qui empêchent la réalisation de la passion (et le bonheur) sont symboliques ou imaginaires, de sorte que l'impossibilité de l’amour apparaît, à travers le mythe, comme l'essence même de la passion : C’est pour dissimuler la vraie nature de la passion que le récit fait intervenir des obstacles imaginaires, "des obstacles voulus", "Tout manifeste, dans le comportement du chevalier et de la princesse une exigence ignorée d'eux, -et peut-être du romancier,- mais plus profonde que leur bonheur.." "Cette préférence accordée à l'obstacle voulu, nous révèle que l’exigence ignorée des amants, c'est l'affirmation de la mort :... les amants malgré eux n'ont jamais désiré que la mort. L'on assiste in extremis au renversement de la dialectique passion-obstacle .... l'obstacle devient le but, la fin désirée pour elle-même : la passion n'a joué qu'un rôle d'épreuve purificatrice au service de cette mort qui transfigure".
Passion veut dire souffrance, chose subie, prépondérance du destin sur la personne libre et responsable. Aimer l'amour plus que l'objet de l'amour, aimer la passion pour elle-même, de l'amabam amare d'Augustin jusqu'au romantisme moderne, c'est aimer et chercher la souffrance. Amour-passion : désir de ce qui nous blesse, et nous anéantit par son triomphe.
Le succès prodigieux du roman de Tristan révèle en nous, que nous le voulions ou non, une préférence intime pour le malheur. Que ce malheur, selon la force de notre âme, soit la "délicieuse tristesse" et le spleen de la décadence, ou la souffrance qui transfigure, ou le défi que l'esprit jette au monde, ce que nous cherchons, c'est ce qui peut nous exalter jusqu'à nous faire accéder, malgré nous, à la "vraie vie" dont parlent les poètes. Mais cette "vraie vie", c'est la vie impossible. Ce ciel aux nuées exaltées, crépuscule empourpré d'héroïsme, n'annonce pas le Jour, mais la Nuit ! La "vraie vie est ailleurs " dit Rimbaud. Elle n'est qu'un des noms de la Mort, seul nom par lequel nous osions l'appeler - tout en feignant de la repousser.
La passion fait la preuve de l'impossibilité de la vie qui est la base de la conversion, de toute mystique du salut : "La vraie vie est ailleurs". "La passion "mortelle" se ramène à une mystique".
Le mythe révèle le lien profond de la passion et de la mort, qu’il a pour fonction de dissimuler.
Voici l’interprétation métaphysique qui constitue la thèse de Denis de Rougemont :
« C'est un secret dont l'Occident n'a jamais toléré l'aveu, et qu'il n'a pas cessé de refouler,- de préserver. Pourquoi l'homme d'Occident veut-il subir cette passion qui le blesse et que toute sa raison condamne ? Pourquoi veut-il cet amour dont l'éclat ne peut être que son suicide ? C'est qu'il se connaît et s'éprouve sous le coup de menaces vitales, dans la souffrance et au seuil de la mort. Le troisième acte du drame de Wagner décrit bien davantage qu'une catastrophe romanesque: il décrit l'essentielle catastrophe de notre sadique génie, ce goût réprimé de la mort, ce goût de se connaître à la limite, ce goût de la collision révélatrice qui est sans doute la plus inarrachable des racines de l'instinct de la guerre en nous.
Marquons ici une incidence qui méritera plus tard son développement : c'est la liaison ou la complicité de la passion, du goût de la mort qu'elle dissimule, et d'un certain mode de connaître qui définirait à lui seul notre psyché occidentale.. La persistance du mythe, ajoute Rougemont, nous invite à porter sur l'avenir de l'Europe un jugement très pessimiste. »
Denis de Rougemont justifie cette vision catastrophique de l’histoire par une véritable ontologie : le malheur " vécu", "vissé" dans la passion, recherché, est transmué en propension "essentielle" de l'homme au malheur.
La transcendance ou le désir d’infini qui est l’essence de l’homme l’oblige à dépasser sans cesse ses limites ; et, cherchant à outrepasser les limites inscrites par la mort au cœur même de sa vie, l'homme fait l'épreuve de sa finitude, c’est à dire de l'impossibilité de vivre : il est naturellement conduit à nier sa vie, à vouloir la mort. C’est cette force anti-vitale (cet instinct de mort qui n’est que la contre face de la puissance de vie), longtemps contenue par le mythe, qui l’emporte quand se dissocient les liens sociaux jusqu’à conduire l’humanité à sa perte.
Telle est la métaphysique que développe Denis de Rougemont pour rendre compte du mythe de l’amour impossible. Nous ne sommes pas éloignés de la vision théologique pour qui l’impossibilité de l’amour humain : son insatisfaction, s’explique par le Désir de Dieu.
Denis de Rougemont nous invite lui-même à fermer la parenthèse lorsqu’il écrit : « De cette extrémité tragique, illustrée, avouée et constatée par la pureté du mythe originel, redescendons à l'expérience de la passion telle que la vivent les hommes d'aujourd'hui. »
 
b) L’expérience de l’amour
 
Reprenons encore une fois la description de Rougemont.
Le contenu manifeste du Mythe tient dans le très beau vers d'Aragon : "Il n'y a pas d'amour heureux". Et Denis de Rougemont comme s'il commentait le poète, écrit :"L'amour heureux n'a pas d'histoire dans la littérature occidentale ... l'obsession de l'Européen, c'est le secret de Tristan : Connaître à travers la douleur l'amour-passion, à la fois combattu et partagé, anxieux d'un bonheur qu'il repousse, magnifié par sa catastrophe : l'amour réciproque malheureux ...".
Denis de Rougemont pose alors la question :
"D'où vient que l'amour réciproque soit malheureux ?
Voici la réponse :
"Amour réciproque, en ce sens que Tristan et Iseult (les amants) "s'entraiment", ou du moins qu'ils en sont persuadés ...
Il est vrai qu'ils sont l'un envers l'autre, d'une fidélité exemplaire. Mais le malheur (souligné par D. de Rougemont) c'est que l'amour qui les "démeine" n'est pas l'amour de l'autre tel qu'il est. Ils s'entraiment mais chacun n'aime l'autre qu'à partir de soi, non de l'autre. Leur malheur prend sa source dans une fausse réciprocité ...".
Là encore une interprétation métaphysique est possible qui est celle d’une psychologie existentielle : c’est soi-même que chacun cherche dans le regard et l’amour de l’autre ; et c’est ce projet qui fait de l’amour réciproque une tentative « impossible », vouée à l’échec et porteuse du malheur.
Mais, il faut alors comprendre, comme l’écrit Rougemont, « comment nous en sommes venus à voir en cet amour-passion une promesse de vie plus vivante, une puissance qui transfigure, une béatitude. »
Voilà le paradoxe : D'un côté la passion d'amour est promesse d'une vraie vie, de l'autre elle signifie le malheur.
Comment s'expliquer le paradoxe ? Quelle est la réalité qui se cache sous cette ambiguïté de la passion d’amour ?
C’est là qu’il faut abandonner l’analyse de D. de Rougemont,qui juxtapose à l’interprétation métaphysique une explication qu’il voudrait sociologique : la réalité que dissimule l’ambiguïté de l’amour, c’est le « fait » de l’adultère : "la société où nous vivons et dont les moeurs n'ont guère changé (depuis le siècle où l’amour courtois vit le jour) réduit l'amour passion, neuf fois sur dix, à revêtir la forme de l'adultère...".
Selon Denis de Rougemont, le malheur de la passion, que le mythe a pour fonction de dissimuler, s'expliquerait dans la société qui est la nôtre par le fait que passion et adultère se confondent, c'est à dire, si l'on traduit simplement, par le fait que la contrainte sociale,- l'institution du mariage- renforcée et consacrée par les contraintes religieuses et morales, oblige l'amour à ne se réaliser que dans l'adultère. Autrement dit : "la réalité sociale" que le sociologue "découvre" à l'origine, à la base du mythe se confond avec la société comme norme, comme règle, comme contrainte. Et ainsi, la dissimulation qui est la fonction du mythe se réduit à un refoulement, à une censure.
Le culte de la passion "mortelle" ne fait que refouler le désir de l'adultère, "refusant de le nommer" et le travestissant dans le rêve de l'amour-impossible.
 
c) Le rêve de l’amour impossible et le mythe de la pureté
 
Restant sur le terrain d’une explication sociologique, on pourrait observer que l’effondrement de l’interdit de l’adultère avec l’évolution des mœurs, n’a pas mis fin au mythe de l’amour impossible. C’est même le contraire qui se produit. A lire les poètes, d’Aragon à René Char, la reconnaissance de l’amour impossible s’approfondit : la malédiction qui semble attachée à l’amour se révèle n’être essentiellement que la trahison de la Promesse dont l’amour est porteur. (Quelle est cette promesse dont l’amour est porteur, c’est ce qu’il nous faut comprendre à travers la lecture du Grand Meaulnes.)
 
Une promesse qui a la couleur de l’enfance :
 
Dansons aux baronnies
 
En robe d’olivier l’Amoureuse avait dit
Croyez à ma très enfantine fidélité
 
Et depuis
Une vallée ouverte Une côte qui brille
Un sentier d’alliance ont envahi la ville
 
Où la libre douleur est sous le vif de l’eau
 
 
La trahison est au cœur de l’histoire du Grand Meaulnes s’incarnant dans le personnage de Valentine, dont nous n’avons pas jusqu’à présent parlé, parce qu’il est absent de la scène, connue uniquement au travers de récits et de témoignages : les confidences de Frantz, le récit de la tante Moinel et le journal intime de Meaulnes.
Or, ce personnage, qui n’existe pas par sa présence, est au centre du drame ; son refus d’épouser Frantz et de croire possible ce bonheur est l’événement qui déclenche la drame ; sa liaison avec Meaulnes qui, la considérant comme sa femme, renonce à la Quête de l’amour impossible, relance l’action, provoquant à nouveau son départ à la recherche de Frantz pour les réunir, quand il découvre en elle la fiancée de son ami.
Meaulnes, lui-même, en apprenant plus tard qu’elle a fait le malheur de son ami, la chassant cruellement, la rend responsable de tout le mal : « Ah ! poursuivit-il avec fureur, quel mal vous nous avez fait, vous qui n’avez voulu croire à rien. Vous êtes cause de tout. C’est vous qui avez tout perdu ! tout perdu ! ».
De quel malheur Valentine est-elle coupable ? Un triple malheur dont le dénominateur commun est la « trahison » : Elle a brisé le rêve de Frantz en refusant de croire aux « fiançailles » qui devaient « fêter » la possibilité du bonheur. En devenant pour Meaulnes « sa femme », et lui faisant oublier la « jeune fille » fragile et pure de la Rencontre, elle a rompu la quête du bonheur et failli mettre fin à son rêve. Par-dessus tout, peut-être, elle est responsable d’une trahison « involontaire » : Avec elle – avec la femme – Meaulnes a trompé son ami « à son insu » ; autrement dit, sans avoir « voulu » commettre la faute, il est coupable. C’est la vérité de tout rapport humain dont l’amitié seule est porteuse, qui est mise en cause. Cette faute que l’homme n’a pas commise, est-ce autre chose que le péché originel ? La femme est responsable de la trahison.
La lecture du Grand Meaulnes pourrait peut-être nous aider à répondre à la question :- D’où vient l’idée du péché originel ?
De quelle « promesse » la femme est-elle porteuse, qui sans doute la dépasse, pour qu’elle soit tenue pour coupable de mettre en cause la vérité des rapports humains, de trahir l’espérance du bonheur, dont rêvent les hommes ?
Le Grand Meaulnes nous met pour ainsi dire en présence de la question parce qu’il incarne la contradiction en deux visages de la femme, dont l’un est éclairé par le rêve et l’idéal, l’autre assombri par la réalité de la vie.
L’écriture du roman est la mise en œuvre de cette contradiction, qui est au cœur de la vie d’Alain Fournier.
En écrivant le Grand Meaulnes, il s’agit pour lui de sauvegarder la promesse de la vie qui s’incarne dans un mythe propre à l’adolescence ( plus encore en ce temps-là qu’aujourd’hui) : celui de la pureté, qui, comme tout mythe a pour effet de masquer la contradiction.
Dès son premier essai : sur le Corps de la Femme, le mythe de la pureté est mis en œuvre : «  il suffit d’avoir une fois cédé à la chair pour ne plus trouver de rémission ni d’asile ; la souillure est trop forte », écrit Rivière ; mais, si l’on relit cet essai « mystique », on assiste à l’élaboration du mythe : habiller le corps de la femme d’un vêtement qui préserve le mystère de son innocence.
« Le corps féminin n’est pas cette idole païenne, ce nu de courtisane… » La présence ne se révèle qu’à travers la silhouette d’une Rencontre : «  On s’en allait entre les haies d’un chemin détourné. A cette tranquillité, à cette douceur mystérieuses en nous, nous sentions sa présence et nous savions que cela était une femme, la seule au monde et que cela était vivant comme nous..et je suivais, entre les ronciers pendants à terre, la traîne grise de sa robe…je l’ai vu s’en aller je ne sais où dans le soleil.
Et, depuis lors, nous avons gardé l’image lointaine et l’amour obscur d’une jeune femme inconnue qu’on voit venir de loin… »
Ecoutons Char dans « Les Biens égaux » :
«  je n'ai retenu personne sinon l'angle fusant d'une Rencontre.
Sur une route de lavande et de vin, nous avons marché côte à côte dans un cadre enfantin de poussière à gosier de ronces, l'un se sachant aimé de l'autre. »
Et Fournier poursuit : « Ce corps ainsi doucement réapparu, ce n’est pas en le dévoilant que nous le connaîtrons mieux.. depuis notre enfance nous lui connaissons ce vêtement. Et cette toilette, bien autre chose qu’une parure est devenue comme la grâce et la signification essentielle du corps féminin.. le vêtement de celle qui doit être notre vie à venir…Mais, comme cela est impalpable et comment oserions-nous y toucher, puisque toute l’essence et la délicatesse de la femme est dans son vêtement.. »
 
Les confidences de Jacques Rivière concernant la psychologie de son ami éclairent le sens du mythe :
« Seules les femmes qui m’ont aimé peuvent savoir à quel point je suis cruel, lui disait Fournier. Il les appelait, les invitait, mais aussitôt leur prescrivait mentalement un certain angle sous lequel elles avaient à entrer dans sa vie, un certain rôle qu’elles y devaient jouer. Et à la moindre faute qu’elles commettaient, au moindre lapsus, il les accablait de reproches, leur racontait méchamment, en détail, tout ce en quoi elles étaient défaillantes à son idéal. »
Ce n’est pas l’échec de ces expériences amoureuses, fussent-elles décevantes, qui explique la « cruauté «  de Fournier envers les femmes qui l aiment, mais bien l’idée qu’il se fait de la femme ; ce qu’il attend d’elle, cette même promesse que chaque rencontre fait naître et que chaque aventure déçoit. Après la Rencontre, toutes les femmes sont des courtisanes, toutes sont soupçonnées de l’être !
« Les expériences charnelles qu’il avait faites, écrit Rivière, ça avait pu être dans l’impatience, le dégoût ; toujours est-il qu’ils les sentaient comme irrémédiables ; l’amour l’avait instruit, marqué », au point qu’il n’attendait plus rien de l’aventure. Tout se passait comme si la « folie » de la première rencontre lui avait interdit de franchir le seuil de la vie réelle : « Se retrouver jeté dans la vie sans savoir comment s’y tourner et s’y placer, écrivait-il à son ami. Avoir chaque soir le sentiment plus net que cela va être tout de suite fini. Ne pouvoir plus rien faire, ni même commencer, parce que cela ne vaut pas la peine, parce qu’on en aura pas le temps. Après le premier cycle de la vie révolu, s’imaginer qu’elle est finie et ne plus savoir comment vivre…. je ne suis pas guéri… » ; Dans un poème en prose que cite Rivière, se représentant sous les traits de « l’adolescent de la nuit, du veilleur aux colombes », il évoque l’approche de la folie : «  Dans sa vie très simple, chaque fois quelque chose de monstrueux, tant cela est pur et désirable, se glisse comme une parole incompréhensible dans les discours de celui qui va devenir fou. »
Nous aurons à revenir sur le «miracle » de la Rencontre : - Comment cet événement, à peine vécu, a-t-il pu « alimenter sa vie jusqu’au bout » ? «  Il voyait toujours la jeune fille penchée sur lui ; il n’avait aucun besoin de la connaître ; il lui suffisait qu’elle fût impossible comme la vie. »
Face à cette impossibilité de vivre où Fournier reconnut plus d’une fois la menace de la folie, il ne lui restait plus qu’à exprimer dans une fiction l’impossible aventure de la vie, à écrire ce qu’il est interdit de vivre : un amour qui fut comme une Rencontre, sans lendemains qui viennent abolir sa pureté en écrivant une histoire. Et, pourtant, cette histoire Fournier l’a écrite, « minutieusement construite », acceptant de décrire les détails réels d’une vie, de faire le récit des aventures et de mettre en scène des personnages vivants. C’était ainsi sous peine de ne pouvoir le dire, se condamnant comme le poète au silence. Ce n’est qu’in extremis, dans l’instant du dénouement, qu’il réussit à « purifier »l’histoire, à faire triompher cette vision pure de la vie impossible, par la fuite de Meaulnes et par la mort d’Yvonne de Galais, « par cette grande chasteté glissée au sein de leur union ».
Rivière raconte comment Fournier tenta d’échapper à l’ « impureté » du Grand Meaulnes par le projet d’un nouveau récit, qui devait s’appeler Colombe Blanchet . Il suffit de lire le sujet ramené à l’essentiel par Rivière pour appréhender l’impasse où Fournier eut été conduit :
« Le sujet en était extrêmement compliqué ; c’était l’histoire des amours d’un jeune instituteur, dans une petite ville de province déchirée par les rivalités politiques. Le héros, Jean-Gilles Autissier, s’éprenait d’abord d’une jeune fille, Laurence, qui devenait sa maîtresse, mais trop facilement et sans que se calmât la grande attente où il avait vécu d’un amour intact et parfait. C’est chez Colombe, à qui, malgré l’hostilité du vieux père Blanchet contre les instituteurs, il donnait des leçons, qu’il trouvait enfin l’être idéal dont il avait rêvé. Il finissait par s’enfuir avec elle à bicyclette ; ils voyageaient tous les deux pendant trois jours, couchant dans les vignes, comme des enfants perdus. Mais un ennemi les rattrapait, racontait à Colombe la liaison de Jean-Gilles avec Laurence, et ses aventures. Colombe, qui avait cru jusque-là son ami aussi pur qu’elle-même, le quittait brusquement et allait se noyer. ».
 
La phrase de l’Imitation qu’il voulait mettre en épigraphe de ce récit, qu’il n’aurait jamais pu écrire, est sans doute le dernier mot d’Alain Fournier : 
« Je cherche un « cœur pur » et  j’en fais le lieu de mon repos. » 
 
Sous peine d’y voir un phantasme de l’adolescence, ( telle qu’elle pouvait être frustrée alors), il faut découvrir le secret de ce mythe de la pureté qui va s’imposer à plusieurs générations : A quel besoin répond-il ? A quelle exigence ?
 
Une dernière énigme nous met sur le chemin de la réponse.
 
 
4) L’énigme de l’amitié : la promesse
 
Le Grand Meaulnes, ce n’est pas d’abord une histoire d’amour ; c’est une histoire entre amis. Si François n’était pas là pour nous la raconter, il n’y aurait pas d’aventure du Grand Meaulnes ; et nous ne croyons à l’histoire que parce qu’elle avait un témoin, qui a joué un rôle. D’abord, élève comme un autre, simple confident, qui devient chevalier servant du Grand, qu’il admire, le voici engagé dans la même quête, non pas seulement la recherche du Domaine mais la poursuite d’un rêve ; c’est lui qui, après que Meaulnes, retour de Paris, a renoncé à rechercher la jeune fille, la retrouve, bien vivante, la rencontre chez son oncle et prépare, pour les rapprocher enfin, une vraie partie de campagne. On peut imaginer qu’il est témoin à leur mariage. Grâce à François nous sommes entrés dans la vie réelle. Certes, il y a, à ce moment, le « départ » de Meaulnes le soir de son mariage, répondant à l’Appel de Frantz : Un coup de folie ! François devient alors le personnage de premier plan : il recueille les confidences d’Yvonne, lui tient compagnie, élève la petite fille de son ami. C’est enfin lui, qui, après la mort d’Yvonne, dans un chapitre dont on a noté qu’il était intitulé « Le fardeau », descend l’escalier en portant la morte dans ses bras. Le poids du réel, c’est François qui le porte.
Rien n’obligeait François à raconter cette histoire, - combien romanesque ! - sinon qu’elle fut la sienne : Voilà pourquoi nous y croyons.
Quel est le support du roman sinon cette amitié mystérieuse ?
Il n’y a rien de commun entre François et Meaulnes :
Meaulnes reste une silhouette, une image aussi idéale, aussi abstraite que la jeune fille de la rencontre, même si le profil est aussi viril que la silhouette à l’ombrelle est fragile. François est un « homme du réel » : Il souffre d’une infirmité, une maladie de la hanche qui le rend craintif et timide et le différencie d’emblée du héros de l’aventure. Il appartient au quotidien, ancré, dès le début du récit, dans la vie du village, de l’école, de la famille. Et de tous les personnages masculins du roman, il est en outre celui qui s’inscrit le plus dans un contexte social précis. Tout au long du roman, il fait preuve d’un esprit positif et pratique. Après la merveilleuse Rencontre, il persuade Meaulnes de remettre ses projets de recherche à l’été ; il raisonne Frantz lorsque celui-ci appelle ses amis à son secours. C’est à lui que revient la décision d’organiser les retrouvailles entre Meaulnes et Yvonne de Galais. A la fin du roman, il exerce une profession (instituteur), il a un domicile fixe, il a une responsabilité (il gère l’héritage de M. de Galais jusqu’au retour de Meaulnes).
Cette amitié est une véritable énigme : il n’y a pas de lien réciproque. Tout repose sur une promesse aussi mystérieuse que celle qui unit Meaulnes à Frantz : tout se passe comme si François accomplissait un devoir en racontant cette histoire ; quand le roman s’achève, le récit prend valeur de témoignage, presque de testament. Plus qu’un devoir de fidélité envers un ami, une promesse qui n’est pas exprimée, qu’il faut délivrer avant qu’il ne soit trop tard : nous ne trahirons pas notre enfance.
On reconnaît dans l’amitié la même énigme que dans l’amour : une promesse qu’il faut tenir.
Et c’est la même interrogation qui nous contraint : Quelle est cette promesse ?
C’est la minutieuse construction du roman qui va nous aider à répondre à cette question.
En effet, si l’on oublie pas que le narrateur représente l’auteur absent, il est clair que cette promesse mise en œuvre à travers l’écriture du roman n’est pour Fournier que le serment de fidélité à son enfance.
 
 
.IV. La mise en intrigue : « des rêves qui se rencontrent »
 
« Ecrire une histoire, combiner ce piège où la curiosité se prend ; faire agir sur le lecteur cet infaillible instrument d’intérêt qu’est l’événement ; au lieu d’allusions, de tentatives directes sur sa sensibilité, l’impliquer dans une suite organisée de péripéties, aussi naturelles que possible : tel est le programme que Fournier tout à coup se propose et à la réalisation duquel il sent que toutes ses forces vont enfin pouvoir harmonieusement s’employer ». C’est ainsi que Rivière décrit le projet d’Alain Fournier.
Mais, comment « écrire » l’impossibilité de vivre en décrivant la vie, ses péripéties, et les aventures qui mettent en scène des personnages vivants ?
Quel est le secret du roman ?
Le pari est tenu en éliminant du récit toutes les péripéties qui constituent une intrigue.
Si, dans une appréhension immédiate, l’essence du roman est liée à la mise en intrigue grâce à laquelle l’enchaînement des évènements permet d’expliquer l’évolution des personnages dont l’écrivain se propose de raconter la vie : une tranche particulièrement significative, « dramatique, de cette vie, essayons, selon l’expression de Rivière, de « ramener à l’essentiel » le roman du Grand Meaulnes.
Nous avons suffisamment insisté sur le « réalisme » des souvenirs pour résumer en une phrase la situation initiale : Dans un village de Sologne, caractéristique de la France rurale d’avant la guerre de 1914, un grand gars nouveau venu, pensionnaire de la famille d’instituteurs, va rompre la monotonie des jours vécue par les élèves de cette école de village.
Remarquons que le caractère rétrospectif du récit, dont le narrateur, François, fut à la fois le témoin et l’acteur, permet, comme nous avons essayé de le montrer de conférer aux faits, objectivement rapportés, le charme des souvenirs. Et, jusque là, dans ces premiers chapitres du roman qui occupent quarante pages et couvre une période de plus de trois mois, rien d’autre que l‘évocation subjective des faits par l’un des personnages. L’évènement déclenchant : l’évasion de Meaulnes est un banal épisode d’école buissonnière, propre à provoquer la curiosité et l’admiration de ses camarades, rompant la monotonie des jours.
C’est alors que se produit la rupture. Comme on l’a justement souligné, si la logique d’un point de vue unique semble respectée au début du récit par ces mots de François : « Maintenant. ;je puis raconter son étrange aventure.. », tout le récit de l’aventure se déroule du point de vue de Meaulnes : La description de la Fête où les enfants sont rois ; la Rencontre de la jeune fille, suivie dans une promenade en bateau, qui lui dit son nom ; la découverte de Frantz qui lui confie l’échec de ses fiançailles ; le désarroi qui achève la fête ; un coup de feu dans la nuit, puis la vision fugitive du Pierrot emportant un corps dans ses bras. C’est la vision de Meaulnes, mais la rupture est inaperçue, parce que la parole reste au narrateur. Tout se passe comme si s’ouvrait dans la continuité du récit une parenthèse, de sorte que l’étrangeté de l’aventure s’inscrit naturellement dans le réel, comme un souvenir. 
Le miracle de la Rencontre, l’univers de la fête, le monde de l’enfance, célébrés et, pour ainsi dire émergés à notre insu d’une obscurité anonyme, font partie de la mémoire et maintenant nous attirent, comme si nous les avions vécus.
Quand le récit de l’aventure s’achève, on n’attend plus rien : la vie à l’école et au village est redevenue morne ; et, comme dans une nouvelle, le récit pourrait s’arrêter là. Quelques années plus tard, les amis, sortis de l’enfance, pourraient retrouver, au hasard d’une promenade, à quelques kilomètres du village, le domaine qui avait paru à Meaulnes si lointain, et, dans leurs souvenirs encore si merveilleux, qui n’était que ce château maintenant en ruines. Cette fin trouvera sa place dans le roman, chargée d’une autre signification, après que le rêve aura repris ses droits.
Au début de la deuxième partie, c’est un événement bien réel qui relance le récit : l’arrivée d’une troupe de bohémiens au village. Entre eux et les écoliers, la connivence s’installe, qui provoque les jeux ; le chef de bande des bohémiens au crane bandé participe à l’embuscade, au cours de laquelle le plan de Meaulnes (celui qui devait le conduire au domaine) est dérobé ; devenu élève de l’école le bohémien rend à Meaulnes le plan complété et lui donne l’adresse à Paris d’Yvonne de Galais, en échange de la promesse : répondre à un mystérieux signal d’appel. C’est le réel qui « fait signe » : le domaine sans nom existe et la rencontre a eu lieu ! Pendant ce temps le bourg est agité par la rumeur des chapardages ; arrive le soir du spectacle et Meaulnes, dans les coulisses, reconnaît Frantz dans le jeune homme à la tête bandée.
Le mystère de l’étrange aventure va s’éclaircir et l’aventure va trouver son dénouement. Mais, le lendemain du spectacle, les bohémiens ont quitté le village.
La fin de la seconde partie, c’est la fin de l’aventure : Meaulnes est parti à Paris, où il restera un an et demi. François ne recevra d’autres nouvelles, que trois lettres où Meaulnes explique qu’il s’est présenté en vain à l’adresse d’Yvonne indiquée par Frantz ; il n’a rencontré qu’une jeune femme qui attendait comme lui. Il reste à Paris pour oublier.
A la volonté d’oubli de Meaulnes répond une sorte de trahison de François ; il se laisse aller à raconter l’étrange aventure aux autres écoliers. Avec le secret, c’est le mystère qui s’effondre. Ce n’est pas seulement à son ami que François est infidèle, mais à leur enfance. Le miracle de la Rencontre, la féerie de la Fête, le vertige du Jeu, l’énigme du Départ peuvent-ils être racontés ? Ce que les mythes voilaient, le récit le dévoile.
N’est-ce pas l’écriture du roman qui est mise en doute ?
Quand s’ouvre la troisième partie du roman, la vie réelle a triomphé.
Le Domaine, situé à proximité du village, porte un nom : Les Sablonnières, dont il ne reste plus, à côté de ruines que quelques bâtiments, habités par un vieil homme et sa fille. C’est chez un commerçant que François rencontre par hasard Yvonne de Galais avec son père. La jeune fille n’a pas oublié le Grand Meaulnes. Il s’agit maintenant de les réunir « pour le meilleur et pour le pire », dont le mélange est l’essence même de la vie. François se réjouit de ce retour au réel : il peut maintenant enfin « organiser » la rencontre sans la majuscule du Rêve. Une partie de campagne ; mais qui ne se déroule pas comme prévu : Meaulnes fait le cruel inventaire des ruines : l’ancien château abattu, les poneys de la fête vendus : le carrosse devenu la carriole, traînée par le vieux cheval Bélisaire, épuisé : le triste couple d’un vieil homme et sa fille ruinés par les fantaisies d’un frère qui a disparu. Cette rage d’auto destruction est dirigée contre la jeune fille, comme s’il fallait pour mettre fin à l’enfance, s’attaquer à celle qui fut l’image et le symbole. Mais l’enfance est-elle vraiment morte, s’il faut ainsi la détruire ?
C’est au soir, en sanglots, que Meaulnes demande Yvonne de Galais en mariage.
On ne peut imaginer de plus belle fin au roman, quand ainsi la vie triomphe comme si elle réalisait le rêve.
 
Mais, qui dit que nous avons affaire à un roman ?
Au soir des noces, l’Appel de Frantz. Le Départ de Meaulnes répondant à l’appel.
Comment comprendre la Promesse qui exige ce départ à nouveau ?
Voici la réponse d’Alain Fournier: La jeune femme reste seule : elle meurt en mettant au monde un enfant. La vraie vie, qui était l’objet de la Quête est « réellement » impossible.
Cette réponse est le ressort de l’écriture du roman.
 
Il ne s’est rien passé au cours de cette histoire. C’est une intrigue pleine de trous, un récit scandé de points d’interrogation :
  • Pourquoi la fiancée de Frantz s’est-elle sauvée, comme si le bonheur était interdit ?

  • Pourquoi la Rencontre de la jeune fille, qui est celle de la beauté et de l’amour, est-elle nécessairement sans lendemain ?

  • Pourquoi, à la fin, la Promesse triomphe-t-elle du présent où s’inscrit le sens de la vie ?

 
Ces questions renvoient à l’aphorisme du poète :
« Nous n’appartenons à personne sinon à la lueur d’une lampe inconnue de nous, inaccessible à nous, à la pointe du monde »
 
L’énigme reste entière : C’est à l’instant même où le bonheur est enfin possible qu’il devient à proprement parler impossible.
 
Nous avons assisté à la célébration d’un mythe
Tout commence avec l’échec des fiançailles de Frantz, qui n’a pas d’autre raison que le refus de sa fiancée de croire à la possibilité du bonheur, - provoquant le départ de Frantz et le condamnant à une définitive errance, à une enfance sans fin.
En contrepoint, comme le signe d’une contradiction, s’ouvre, avec le miracle de la Rencontre de Meaulnes avec Yvonne de Galais le chemin de la chance : celui d’un bonheur qu’il faut conquérir.
C’est alors que la Quête devient le fil conducteur d’une histoire en laquelle il n’y aurait point de mystère, puisqu’elle est le temporaire destin de l’adolescence, si ce n’était le privilège du poète de vouloir échapper à la lutte des contraires en ne retenant de la vie que le miracle de la rencontre,- ce que Char, faisant retour sur son enfance, exprimera ainsi :
Moi qui jouis du privilège de sentir tout ensemble accablement et confiance, défection et courage, je n'ai retenu personne sinon l'angle fusant d'une Rencontre.
 
Nous avons découvert comment, à partir de la Rencontre, l’impossibilité du bonheur, reflet de l’impossibilité de vivre ( telle que nous l’avons décrite au cœur même de l’adolescence de Fournier) est exprimée par la composition du récit en une succession de contre-temps. Là où la chronologie du réel voudrait qu’il y eût continuité, chaque étape du récit introduit la rupture :
Le contre-temps, a-t-on fait remarquer, est le ressort des romans d’aventure où un événement imprévu vient s’interposer pour différer le moment de la découverte. Mais, ici, dans la progression du drame, le contre-temps est une rupture dans le récit qui se produit d’elle-même, sans la survenance de quelque évènement extérieur, de la même façon qu’un rêve s’interrompt brutalement par un retour à la réel au moment même où il était près de se réaliser, nous dévoilant le secret de cette vie nouvelle, de cette vie « rêvée », où tout est à portée de mains.
Rien n’était plus vrai que la Fête , la promenade en bateau, la Rencontre, quand tout s’achève dans la confusion des retours. On ne sait d’où est venue la nouvelle qui a mis fin à la féerie. Si l’histoire n’a pas de suite, n’est-ce parce que la jeune fille a « interdit » à Meaulnes de la suivre ? Cet interdit, qui passe inaperçu dans le récit, est le secret de toute la mise en scène de la fête. Nous n’avons pas affaire au récit d’une aventure mais à la célébration d’un mythe que l’on représente sous nos yeux : le rêve qui se promène en chacun de nous d’un amour « hors du temps » ( de la dégradation du temps) concrétisé sous la forme de la Rencontre, où le réel s’identifie à l’apparence.
Il s’agit, écrivait Fournier d’« une rêverie d’autrefois revenue qui rencontre une vision qui s’en va, un souvenir d’après-midi qui rencontre la blancheur d’une ombrelle et la fraîcheur d’une autre pensée.. Mon idéal c’est justement d’arriver à ce que ce trésor incommensurablement riche d’une simple vie, arrive à se produire au grand jour sous cette forme de rêves qui se promènent.. »
Quand le récit de l’aventure s’achève, on n’attend plus rien : la vie à l’école et au village reprend son cours naturel ; et, comme nous le soulignions, le récit pourrait s’arrêter là, parce qu’il n’était rien d’autre que la mise en forme du Mythe.
Avec l’arrivée des bohémiens au village la narration reprend ses droits dans la seconde partie pour une nouvelle mise en scène du Mythe. Alors que, sous la forme de la Rencontre, la première partie exhaussait l’amour à hauteur du mythe, comme une promesse, le projecteur éclaire maintenant le personnage de Frantz. Là où la Rencontre rend la vie possible sous la forme d’une Quête de l’impossible, l’échec des fiançailles sanctionne l’impossibilité de vivre sous la forme du suicide manqué. Pour le rescapé, condamné à vivre, il n’est d’issue que de ne pas sortir de l’univers de l’enfance. Une découverte s’impose : La vie, qu’on voulait « réelle », n’est qu’un jeu : non pas le chemin qui permet de retrouver un paradis perdu, mais un défi qui consiste à déjouer le réel, à poursuivre la négation de la réalité jusqu’à la faillite de la vie dans une logique qui est le contraire de la Quête. Rien n’est vrai dans le jeu que la vacuité d’une promesse sans objet, sans finalité, qui fonde une relation sans avenir.
Avec le départ des bohémiens le jeu s’achève ; et, quand Meaulnes part à Paris, c’est bien une page qui est tournée ; il n’est pas question de retour ; les lettres de Meaulnes à François confirment qu’il a décidé d’oublier.
L’ellipse de temps qui sépare la troisième partie de la seconde a creusé la distance ; l’aventure est reléguée par la mémoire. C’est le « hasard de la vie », ce substitut de la chance, qui prend les choses en mains, en mettant François en présence d’Yvonne de Galais. L’idée de les réunir dans une partie de plaisir est la répétition qui met définitivement hors jeu l’image de la rencontre. La cruauté de Meaulnes à l’égard d’Yvonne de Galais s’adresse à l’image qu’il faut briser. Et, quand Meaulnes éclate en sanglots, le sacrifice sur l’autel de l’enfance d’un amour impossible est accompli.
Avec le mariage, les noces de campagne, on est bien certain que la vie a triomphé de la Promesse ( celle d’une vraie vie) en faisant signe au bonheur.
 
L’appel de Frantz, le départ de Meaulnes le soir même des noces remettent tout en cause. Le mariage, qui semblait être le dénouement naturel du drame, la conclusion de ce difficile passage de l’enfance à l’âge d’homme, qui ne va pas sans le sacrifice de bien des rêves, se trouve soudain « annulé », pratiquement avant d’être consommé, par un événement intempestif qu’on ne sait pas appréhender autrement que comme une mystérieuse promesse dont le sens nous échappe. Des contre-temps, qui nous avaient paru interrompre la continuité du récit, nous voici conduits à une mise en cause du temps du récit lui-même par un dénouement qui contredit la mise en intrigue du drame.
Nous ne sommes pas loin de regretter de nous être laissés prendre par le charme des souvenirs d’enfance; puisque, d’un seul coup, le sens du drame se dérobe/ le chemin ne menait nulle part, sinon à l’énigmatique impasse de la Promesse. Tout se passe comme si nous ne pouvions pas comprendre parce que nous avons nous-mêmes trahis !
Quelle promesse avons-nous trahi ?
Le narrateur nous a conduit par la main pour nous égarer hors du chemin où il nous avait conduit, qui, à travers nos souvenirs d’enfance, nous menait du rêve à la réalité, nous permettant de passer l’éponge sur notre trahison.
Rivière a souligné le paradoxe qui constitue le caractère exceptionnel du roman : « C’est à partir du moment où il s’écarte du chemin (tracé par le récit) et où il nous en écarte, que le rêve de Fournier se met enfin à vivre. Il suffit qu’il nous repousse loin de lui pour que naisse la force qui nous attire vers lui. Il suffit qu’il ne veuille plus de nous que comme des spectateurs relégués derrière une rampe, pour que tout ce qui se passait en lui et laissait notre attention languissante, prenne un mystère et un attrait imprévus ».
 
Fournier nous a forcé la main : Par la fuite de Meaulnes et par la mort d’Yvonne de Galais, « par cette grande chasteté glissée au sein de leur union », nous voici contraints de croire : à la pureté de l’amour, au vertige du Jeu, au miracle de la Rencontre, à tous ces rêves qui démontrent l’impossibilité de vivre.
 
La question est maintenant posée : Quel est le sens de la trahison ?
 
Les mythes, portés par la croyance, sont prêts à passer d’une génération à l’autre, accueillis par une jeunesse qui, sous l’idée de la trahison de son enfance, exprime et voile en même temps la force d’une promesse dont elle ignore le sens.
Pour que les mythes soient crédibles, encore faut-il que le récit renoue les fils du drame en dévoilant le sens de la promesse qui justifie le dénouement de l’intrigue : C’est le rôle du Journal de Meaulnes découvert par François au fond d’une malle. L’ellipse d’un an et demi correspondant au séjour de Meaulnes à Paris, pendant lequel nous avions compris que Meaulnes faisait le deuil de son enfance et de ses rêves, est comblé par un événement qui non seulement joue un rôle décisif dans le développement de l’intrigue mais dissipe le mystère du dénouement : le départ de Meaulnes à l’appel de Frantz par fidélité à la promesse. Nous apprenons que Meaulnes a connu à Paris une jeune femme, qui avait jadis abandonné son fiancé, avec laquelle il a entretenu une liaison ; il la présentait comme sa femme pour contrebattre un amour encore vivant : « Et chaque fois, en prononçant sourdement ce mot, il avait l’impression de commettre une faute », en trahissant l’amour de son enfance. La plus grande faute, il l’éprouve quand il apprend de la bouche de Valentine qu’elle était la fiancée de Frantz : à son insu il a trahi son ami ; mais, la chassant cruellement, il s’interdit de réparer la faute en réunissant les fiancés d’un jour. La promesse que le bohémien avait exigé de lui, trouve maintenant son objet : répondre à l’appel de Frantz pour réparer la faute. Il termine son journal en écrivant : « Je ne reviendrai près d’Yvonne que si je puis ramener avec moi Frantz et Valentine mariés. »
Le dénouement : le départ intempestif de Meaulnes renonçant à son bonheur, n’est plus mystérieux, parce que la promesse a maintenant un objet, une finalité, une explicite signification. En même temps que les fils de l’intrigue sont ainsi renoués, et ainsi rétabli dans sa continuité le cours du temps, le romanesque triomphe du mythe. La vie n’est plus une mystérieuse promesse, puisqu’elle trouve sa finalité dans la réalisation du bonheur.
Et, nous qui, de force, croyions au miracle de la Rencontre, à la pureté de l’amour, prêts à reconnaître comme la vérité de notre vie l’impossibilité de vivre, voici qu’il nous faut, difficilement, reprendre pied sur une terre ferme, en quittant la brume des matins de Sologne.
 
Mais, comment le Journal de Meaulnes pourrait-il nous délivrer le message : le sens de l’aventure que nous vivions à travers les personnages, alors qu’il n’est rien d’autre qu’un moment du récit, un ressort de l’intrigue ? Ce n’est pas un hasard si les chaînons manquants du drame sont relégués dans un journal où ne s’exprime que le point de vue de Meaulnes, sa compréhension des faits ; cela signifie que la signification du drame est ailleurs, provoquant l’interrogation du lecteur.
L’épilogue est le dernier mot de Fournier ; Avec le Départ de Meaulnes, le sens
est ouvert . Le secret du Grand Meaulnes n’est pas dans le récit de l’aventure, mais dans le Mythe, dont il faut découvrir l’énigme.
 
Pour reprendre la réflexion de Rivière : « Fournier n’exprime rien de ce qu’il porte et de ce qui l’agite, mais les chemins qu’il bâtit de nous à lui nous appelleront invinciblement et nous contraindront à jamais à deviner, de tout notre amour ».le sens du message.
V. Le secret du « Grand Meaulnes » : la Rencontre et la promesse.
 
Face à cette impossibilité de vivre où Fournier reconnut plus d’une fois la menace de la folie, il ne lui restait plus qu’à exprimer dans une fiction l’impossible aventure de la vie, à écrire ce qu’il est interdit de vivre : un amour qui fut comme une Rencontre, incarnant une promesse qu’il ne faut pas trahir.
 
Le personnage de Valentine est au centre du Journal de Meaulnes : Le sentiment de la faute que Meaulnes éprouve à la suite de sa liaison avec Valentine quand elle lui apprend qu’elle est la fiancée de Frantz, restitue à la promesse d’enfance toute sa valeur : elle la réanime et en quelque sorte la légitime et l’actualise : ce n’est plus l’enfant qui est concerné mais l’homme qui ne peut se reconnaître comme tel qu’à travers la fidélité à une promesse inscrite au cœur de l’enfance. Quel est pour celui qui cherche à devenir un homme le sens de cette promesse qui met en cause les liens qui constituent sa vie et exige de lui un nouveau Départ ?
L’explication n’est claire qu’en apparence : c’est, nous dit le récit du journal intime, le sentiment de culpabilité qui rend compte du « départ » de Meaulnes à l’appel de Frantz pour tenir sa promesse ; Mais, de quoi Meaulnes est-il coupable alors qu’il a trahi son ami « à son insu » ?
Le roman ne nous dit pas quelle faute il a commise. Que Meaulnes ait trahi à son insu – sans le savoir -, n’est-ce pas dire que l’écrivain ignore le sens de la trahison, ne pouvant l’exprimer qu’en la voilant sous la forme d’une fiction qui, sous couvert d’une intrigue, met en scène un drame qui, d’une certaine façon, ne lui appartient pas, et qui met en œuvre non pas la souffrance qu’il éprouve, mais, comme dira le poète : une « douleur qu’il habite », comme une contradiction.
Il s’agit bien d’une énigme qu’il faut éclairer par nos seuls moyens.
Nous le soupçonnions en rencontrant le personnage de Valentine que Meaulnes lui-même, dans l’éclair de sa cruauté – la chassant – rend responsable de tout le mal. Elle n’est pas seulement coupable de la trahison par Meaulnes de son ami. Car, pourquoi serait-elle responsable, plus que Meaulnes, de l’aventure qu’ils ont eue ensemble sinon parce qu’elle est une femme; mais la question n’est que repoussée : pourquoi la femme est-elle reconnue par l’homme – ici : par Meaulnes - comme la tentatrice ?
Sans vouloir établir un lien avec le mythe du péché originel (auquel l’hérésie a de tout temps attachée l’idée du mépris de la chair), c’est bien un mythe, présent au cœur de la vie d’Alain Fournier, dont Meaulnes est porteur : celui de la pureté selon lequel la vérité de l’amour : du rapport privilégié de l’homme et de la femme – est indépendante, exclusive ( en son essence) du rapport charnel qui apparaît comme sa base, son support. C’est précisément ce rapport charnel qui alimente chez Meaulnes le sentiment de la faute. Or il nous révèle en même temps que la faute ne réside pas dans le rapport charnel en tant que tel, mais en un fait qui est vécu comme une trahison. Ce dont Valentine est réellement coupable, c’est de contraindre Meaulnes à « oublier » Yvonne de Galais : -n’est-ce pas lui qui s’emploie, s’ingénie à présenter Valentine comme sa femme pour éloigner, renier son amour pour Yvonne ? Ce que Meaulnes trahit à travers son aventure avec Valentine, (- trahison dont il lui attribue la responsabilité), c’est l’image de la jeune fille qui incarne la vérité de l’amour. Le mythe de la pureté n’exprime pas le refus ou le rejet du rapport charnel, mais l’exigence secrète de préserver l’image idéale , ou, plus précisément, ce qui est appréhendé comme une vérité de ce rapport privilégié avec la femme qu’on appelle l’amour, qui est née –et reste inséparable - de l’instant de foudre de la rencontre.
Si l’on veut comprendre le drame que le Grand Meaulnes met en scène, il faut en premier lieu mettre au jour cette vérité cachée qui constitue le miracle de la Rencontre.
Mais, il est une question qu’on ne peut éluder parce qu’elle fait partie de la recherche de cette vérité  : Pourquoi la vérité de l’amour : de la rencontre avec la femme, est-elle nécessairement trahie par la réalité de l’amour, que l’on identifie ( dans notre civilisation) aux rapports charnels ?
C’est le personnage de Valentine qui doit répondre à cette question ; car, avant de provoquer la « faute » de Meaulnes , - qui lui interdit de rejoindre Yvonne (de retrouver celle qui incarne pour lui la vérité de l’amour), cette jeune femme est cause première de tout le drame. Elle doit répondre : Pourquoi, par sa fuite le jour des fiançailles, a-t-elle refusée l’union avec Frantz, qui n’était rien d’autre que la concrétisation de leur rapport, la perspective de « réalisation » de leur amour : de la promesse de vivre ensemble qui constitue la vérité de l’amour ?
La promesse dont la Rencontre est porteuse, autrement dit la vérité de l’amour qui s’incarne dans une image idéale, ne se peut comprendre que si l’on découvre la réalité dont l’image fait abstraction pour affirmer la possibilité de l’amour; le « miracle » de la rencontre ne se peut comprendre que si l’on découvre le mal qu’elle veut exorciser.
 
1) Le « miracle » de la rencontre
 
Le Grand Meaulnes nous met pour ainsi dire en présence de la question parce qu’il incarne la contradiction en deux visages de la femme, dont l’un est éclairé par le rêve et l’idéal, l’autre assombri par la réalité de la vie. L’écriture du roman est la mise en œuvre de cette contradiction, qui est au cœur de la vie d’Alain Fournier.
 
Le problème de la double face de l’amour ou du double visage de la femme : déesse et compagne charnelle nous renvoie à la réflexion platonicienne qui pose le problème du rapport de l’idéal et du réel sous la forme du dualisme.
Le Grand Meaulnes est, d’une certaine façon, le poème de la Rencontre que Fournier ( selon Rivière) aurait voulu écrire.
Ainsi sommes-nous justifiés, pour analyser le miracle de la rencontre d’emprunter à Char les poèmes où il met en œuvre ce qu’il a appelé lui-même un « moment de foudre ».
Relisons le premier de ces poèmes, que nous avons déjà cité : « Dansons aux baronnies » , qui réunit le miracle de la rencontre à celui de l’enfance :
 
En robe d’olivier l’Amoureuse avait dit
Croyez à ma très enfantine fidélité
 
Et depuis
Une vallée ouverte Une côte qui brille
Un sentier d’alliance ont envahi la ville
 
Où la libre douleur est sous le vif de l’eau
 
Et, l’on peut emprunter à Paul Veyne, biographe et commentateur de Char l’interprétation platonicienne, métaphysique du « mystère » de la rencontre :
« A Bois-les-Baronnies, dans le haut Vaucluse … l’adolescent a dansé avec une très jeune fille en robe verte qui l’abandonne à un doux aveu
Toute sa vie la Beauté, sa déesse aura pour René Char visage féminin ; presque toujours un visage féminin deviendra aussitôt, dans son imagination, celui de sa déesse … C’est à Bois que, par la grâce de la jeune fille, Char est tombé amoureux de sa déesse ; c’est là qu’il a rencontré ce qui devait être la vraie grande passion de sa vie, une amourette avec une fillette entrevue un seul jour et qui devient à jamais la déesse de la beauté et la muse du poète … [de même que] un jour de mai 1274, Dante rencontre un moment une fillette de 9 ans, Béatrice qu’il ne reverra jamais … »
Paul Veyne va jusqu’au bout de cette interprétation idéaliste de la rencontre : la femme est l’allégorie au travers de laquelle le poète exprime la découverte du divin : « Certains spectacles, écrit-il, - un carré de linge blanc au soleil, une adolescente en robe verte – sont quelque chose de plus qu’ils semblent être. Ces choses sont à la fois dans notre monde et dans un autre, elles sont plus que ce qu’elles sont. »
Le second poème « Les Biens égaux », que nous avons également reproduit, évoque l’alternance où l’adolescence s’épuise entre accablement et confiance, défection et courage, à laquelle elle n’échappe que par le souvenir, la « rétention »du miracle de la rencontre.
« Moi qui jouis du privilège de sentir tout ensemble accablement et confiance, défection et courage, je n'ai retenu personne sinon l'angle fusant d'une Rencontre. Sur une route de lavande et de vin, nous avons marché côte à côte dans un cadre enfantin de poussière à gosier de ronces, l'un se sachant aimé de l'autre. Ce n'est pas un homme à tête de fable que plus tard tu baisais derrière les brumes de ton lit constant. Te voici nue et entre toutes la meilleure seulement aujourd'hui où tu franchis la sortie d'un hymne raboteux. L'espace pour toujours est-il cet absolu et scintillant congé, chétive volte-face ? Mais, prédisant cela j'affirme que tu vis ; le sillon s'éclaire entre ton bien et mon mal. La chaleur reviendra avec le silence comme je te soulèverai, Inanimée ».
 
A la lecture de ce poème, Paul Veyne croit pouvoir confirmer son interprétation : « Le poète, écrit-il, ne veut se souvenir de rien d’autre que de la Beauté qu’il a croisée au passage et qu’il a entrevue sous un angle oblique. » 
Pour lui, cette“ lampe inconnue de nous, inaccessible à nous, à la pointe du monde, tenant éveillés le courage et le silence ”, dont parle le poète, - cette lueur qu’allume la rencontre, loin d’être une espérance qui se projette vers l'avenir, n’est autre que l’Idéal, présent au cœur de l’homme, qui ne s'éteint jamais..
Comment ne pas interpréter ainsi la Quête de Meaulnes. Et nous lisons : « Si Meaulnes s’échappe, s’évade, disparaît, c’est qu’il ne tient pas à la vie ordinaire : il est en quête de l’absolu ; et, tant qu’il ne l’a pas trouvé, ou retrouvé, rien ne peut le satisfaire. »
A travers son interprétation de la poésie de Char, P.Veyne nous dévoile la source de la tentation mystique qui a hanté l’adolescence d’Alain Fournier. Cette lueur d'espoir inaccessible ressemble beaucoup à ce que Kierkegaard appelait le paradoxe de l'existence chrétienne ; Char n’écrit-il pas : «L'intelligence avec l'ange, notre primordial souci. Ange, ce qui, à l'intérieur de l'homme, tient à l'écart du compromis religieux, la parole du plus haut silence, la signification qui ne s'évalue pas. Ange : la bougie, qui se penche au nord du coeur
« L'idéal, commente P.Veyne, n'a pas de pourquoi, de quoi ni de comment ; il chante l'air de l'espérance sans les paroles ; il ne dit rien, mais vaut plus que tout et il a un autre nom : l'Impossible. »
Or ce que précisément la Rencontre éclaire, ce n’est pas la présence de la Beauté dont l’absence –l’inaccessibilité- désespère le poète, qui l’a entrevue ; c’est la contradiction vécue par l’homme, dans le temps de son adolescence, sous la forme de « l’accablement et de la confiance », « de la défection et du courage », qui témoigne d’un double rapport de l’homme au monde. La fin du poème nous le dit : Le monde est une réalité étrangère à l’homme, semblable à un espace qui le « congédie », le renvoie à lui-même dans « une chétive volte-face » comme un être n’existant que pour lui-même, - séparation d’où naît accablement, défection et « cette » douleur qu’on ne saurait éteindre. Mais c’est aussi le pays qu’il habite, non pas comme une maison qui lui appartiendrait mais comme le séjour où se joue son devenir et son avenir, pourvu qu’il ne fasse pas « volte face », prisonnier de sa solitude et hanté par sa douleur, pourvu qu’il découvre le chemin d’alliance entre douleur et courage.
Que nous découvre la Rencontre de la femme ou : l’amour, sinon cette impossible alliance où l’Autre ne peut nous appartenir qu’à la condition de n’être jamais possédé ?
 
Tel est donc l’enjeu du procès de l’amour :
Comment l’opposition entre l’Amour et le Désir (l’Eros), entre la déesse de la Beauté et la compagne charnelle peut-elle être comprise non comme un dualisme ( une dualité essentielle à l’existence humaine) mais comme une contradiction dont la résolution ne s’accomplit que sous la forme d’une promesse qui ne saurait être « réalisée » que dans l’instant du poème ?
Pourquoi l’amour semble-t-il condamné à n’être qu’une affirmation qu’on ne peut soutenir, une promesse qu’on ne peut tenir?
 
Voici le poème de Char qui évoque cette lampe dont la clarté se confond avec la silhouette de la jeune fille qui s’en va,..et, le dos tourné au soleil, n’est pas plus visible, plus réelle qu’une ombre:
 
« Congé au vent »
A l’époque de la cueillette, il arrive qu’on fasse la rencontre extrêmement odorante d’une fille dont les bras se sont occupés durant la journée aux fragiles branches. Pareille à une lampe dont l’auréole de clarté serait de parfum, elle s’en va le dos tourné au soleil couchant. Ce serait sacrilège de lui adresser la parole.
 
La rencontre, c’est le moment – le seul moment – où l’être se confond avec l’apparence ; il n’est pas de distance à parcourir, pas d’écart à combler pour rejoindre l’autre; l’être se donne tout entier comme présence :
Fournier en son poème :
Vous êtes venue :
Tout mon rêve au soleil
Et, tout de suite, je vous ai reconnue.
 
Eluard dans « L’amour, la mort, la vie » :
Tu es venue le feu s’est alors ranimé
Et la terre s’est recouverte
De ta chair claire et je me suis senti léger
Tu es venue la solitude était vaincue..
J’allais vers toi j’allais sans fin vers la lumière
La vie avait un corps l’espoir tendait sa voile
 
Henri Pichette dans le poème des Epiphanies :
« Elle était si naturelle sous sa robe. De coutume le cœur de la biche ne boule pas ainsi, l’eau a moins de charme, les oiseaux ne tombent pas si verticalement sur le ciel..Je vois enfin le plus beau frisson de l’arbre. Et le silence a trop vite plongé son glaive dans la pierre pour que je ne devine rien : Tu es là. »
 
Rappelons la première approche de Fournier dans « Le corps de la femme :
 
« A cette tranquillité, à cette douceur mystérieuses en nous, nous sentions sa présence et nous savions que cela était une femme, la seule au monde..celle qui doit être notre avenir. »
 
 
Avec la première Rencontre, avec la découverte de l’amour, le vent se lève ; Tout est possible.
C’est là ce que nous dit un autre poème d’Eluard :
Dans l'amour la vie a toujours
Un coeur léger et renaissant
Rien n'y pourra jamais finir
Demain s'y allège d'hier.
 
La double contrainte du passé et du futur qui étrangle le présent n’a plus cours ; le passé qui m’enchaînait à moi-même est aboli. Le futur à sens unique a perdu tous ses panneaux indicateurs ; Le présent est maintenant à venir.
Char, encore une fois, a décrit cet effet « bouleversant » de la rencontre que le vent symbolise :
« Ton lit te sera léger ».
« Tu rêveras du lendemain » « Tu rêveras que ta maison n'a plus de vitres »
 
Rejetant les tendresses qui nous gouvernent, ne faut-il pas refuser toute charge, tout fardeau ? Rêver d'une maison sans vitres, c'est rêver de retrouver un contact direct avec les choses, -ce monde prénatal- où l'enfant « penché sur les végétaux du jardin désordonné est attentif aux sèves, baisant des yeux formes et couleurs. ».
« Tu es impatient de t'unir au vent qui parcourt une année en une nuit»
 
On sait la place que le vent tient dans l'imaginaire de Char, à la mesure de la violence du mistral qui sans cesse transforme les paysages du Lubéron, lave le ciel à l'aurore, parcourt les plaines de l'air en annulant les nuages, accélère l'espace et le temps, parcourant une année en une nuit ..
Analysant la signification du vent dans l'univers imaginaire du poète, Jean-Pierre Richard décrit le miracle de la Rencontre :
Tout commence par un « murmure d’appel qui devient cri et véhémence »... Le vent a pour fonction première de bousculer les ordres établis et d'ouvrir l'horizon d'une vraie vie, mais sans y propager les germes d'aucune fécondité ... Le privilège du vent, c'est surtout qu'en brûlant les obstacles, multipliant changements et expériences, il réussit à accélérer vertigineusement le temps ... capable de parcourir une année en une nuit ... [ainsi], il réveille en nous l'instinct de liberté, le besoin de notre liberté et de celles des autres ... le poète dit à la femme aimée : “ je veux être pour vous la liberté et le vent de la vie.”»
L’amant s’imagine que la vie
est un jour de vent perpétuel
Le dé bleu du combat, le guetteur qui sourit
Quand sa lyre profère : « Ce que je veux, sera »
 
Ce qui, par le miracle de l'amour, se trouve aboli, ce n'est pas seulement l'étrangeté du monde, c'est la réalité du temps. Le temps n'est plus un espace où nous sommes situés entre un passé qui n'est plus et un avenir qui n'est pas encore, comme s'il s'écoulait en dehors de nous, à la façon du sable dans le sablier. Si l'instant seul existe, la vie est pure présence, sans cesse renouvelée, à soi et au monde, et, comme l'écrit René Char : « le sable épouse follement le sablier » Véritable sorcellerie !
S'il est un miracle de l'amour, il n'est pas dans l'entente des corps ou l'accord des chairs, il est toujours dans la Rencontre.
Quand nous découvrions que la rencontre de la femme ou : l’amour, est cette impossible alliance où l’Autre ne peut nous appartenir qu’à la condition de n’être jamais possédé , nous étions prêts à conclure qu’à travers l’amour se manifestait un besoin d’absolu que rien - aucune possession - ne saurait satisfaire. Dans l’idéalisation de l’amour grâce à l’élaboration du mythe de la rencontre, il faut reconnaître le processus de conversion de l’idéal en le contraire du réel : l’irréalisable, qui s’exprime dans l’amour comme l’union impossible de l’esprit et de la chair : c’est à partir de ce moment, par une sorte d’inversion, que l’amour apparaît comme la quête de l’absolu.
Il fallait parcourir l’itinéraire de la poésie pour pouvoir affirmer, malgré le mythe de l’amour impossible :
La rencontre n’est pas le symbole de l’amour impossible mais la métaphore de l’avenir, qui revêt la forme d’une promesse.
 
Mais, si la Rencontre est la métaphore où s’exprime la promesse de l’avenir, la question est la suivante : - pourquoi la femme est-elle porteuse de cette promesse. ?
 
 
2) Le « possible prohibé »
 
Le Grand Meaulnes nous met pour ainsi dire en présence de la question parce qu’il incarne la contradiction en deux visages de la femme, dont l’un est éclairé par le rêve et l’idéal, l’autre assombri par la réalité de la vie.
L’écriture du roman est la mise en œuvre de cette contradiction, qui est au cœur de la vie d’Alain Fournier.
 
  • Pourquoi la fiancée de Frantz s’est-elle sauvée, comme si le bonheur était interdit ?

  • Pourquoi la Rencontre de la jeune fille, qui est celle de la beauté et de l’amour, est-elle nécessairement sans lendemain ?

 
L’énigme est la même : C’est à l’instant même où le bonheur est enfin possible qu’il devient à proprement parler impossible.
C’est le personnage de Valentine qui doit répondre, car elle est responsable de tout, comme le lui reproche Meaulnes, et surtout elle est à l’origine du drame : C’est elle qui a rompu les fiançailles, mis fin à la Fête ; et c’est à cause d’elle que Meaulnes a perdu l’amour né de la rencontre.
Il faut faire cette remarque : La rencontre par Meaulnes de la jeune fille « idéale » se produit le jour où échouent les fiançailles de Frantz avec une jeune femme bien réelle, dont le refus, incompréhensible, est comme une fuite devant un mystérieux obstacle. La coïncidence, la simultanéité nous échappe parce que le roman incarne cette double face de l’amour en deux relations distinctes. Imaginons que Frantz et Meaulnes soient un seul et même personnage, un seul et même jeune homme. N’est-ce pas l’obstacle qui s’oppose à la « réalisation » de fiançailles avec cette jeune femme bien réelle, incarnée par le personnage de Valentine, qui provoque l’idéalisation de l’amour de la jeune fille, incarnée par le personnage d’Yvonne de Galais ?
On peut énoncer ce paradoxe : la rencontre de la jeune fille ou : l’amour idéal pour Yvonne de Galais n’est possible que parce que l’amour de Valentine : d’une jeune femme bien réelle ( qui est décrite comme telle dans le roman) est à proprement parler impossible.
Pour éclairer ce paradoxe, décrivons le personnage de Valentine et demandons pourquoi, avec elle, l’amour est impossible ; notant que l’impossibilité est réciproque : elle-même refuse l’amour de Frantz ; et, Meaulnes, qui a pris la place de Frantz, la rejettera, incapable de l’aimer : de trouver en elle l’idéal qu’il a perdu.
Empruntons à la critique le relevé des détails réalistes qui situent le personnage :
« Par ses origines, Valentine se trouve liée à la misère sociale : fille d’un pauvre tisserand, elle-même modiste ou couturière, elle a passé son enfance dans les faubourgs de Bourges. Une fois chassée par son père, elle mène une existence vagabonde et précaire. Quand elle quitte son métier pour suivre Meaulnes et que celui-ci la renvoie, il ne se présente plus à elle qu’une solution : « Je deviendrai certainement une fille perdue ».
On lui voit toujours associés des signes de misère morale. Les lieux dans lesquels Meaulnes la rencontre ou la cherche lui ressemblent : cadres urbains, misérables, impurs ; les alentours de la cathédrale de Bourges, « quartier malpropre, vicieux », sa maison d’enfance, face à un terrain vague. A Paris, elle attire les plaisanteries vulgaires d’un ouvrier ; à Bourges, Meaulnes lui écrit dans un café où des officiers boivent, crachent et racontent des histoires de femmes. A la fin du roman, lorsqu’elle s’installera enfin avec Frantz dans leur maison, François pourra voir en passant « une manière de jeune ménagère en collerette, qui balayait le pas de sa porte ».
Elle s’enfuit le jour des fiançailles, prise de panique : c’est une « folie » - l’une des « folies »de Frantz, de vouloir épouser une fille comme elle ; fêter les fiançailles, ce temps de l’amour pur, est plus qu’un rêve, une hérésie pour celle qui sait depuis toujours qu’on fait l’amour. Comment imaginer que le projet de Frantz soit autre chose qu’un caprice, une fantaisie, un jeu ? L’obstacle est en elle : si le bonheur est impossible, c’est d’abord parce qu’elle ne peut y croire : elle sait qu’elle appartient à un autre monde qu’il est impossible d’oublier. L’amour est un lien réel, charnel : le contraire du rêve.
Frantz rêve-t-il ? Non, car, sans doute il connaît l’obstacle. De quoi rêve-t-il ? – précisément d’abolir l’obstacle. Au jeune homme privilégié, comme à l’enfant gâté, tout laisse croire que tout est possible : ce qui s’offre à lui ; c’est un avenir sans frontières où plus rien n’est à conquérir. Et, pourtant, quand il rencontre Valentine, cette liberté qu’il exerce comme un jeu, rencontre une limite cachée qui met en jeu le sens de sa vie : L’interdit est dans ce rapport privilégié à l’autre, où la femme : cet être avec qui l’on doit toujours « faire » sa vie, est une étrangère. Pour qui la vie ouvrait tout le champ du possible, c’est l’impossibilité de vivre qui devient l’évidence première. Après le suicide manqué, il ne reste plus de la vie que l’absurdité d’une promesse sans objet : un Appel désespéré à l’Autre.
C’est à Meaulnes qu’il appartient de recueillir la promesse.
On ne peut récuser l’impossibilité de vivre qu’en démontrant que le possible est la négation du réel, de la vie telle qu’elle est : en affirmant que le possible, parce qu’il est prohibé par la vie, est synonyme de l’irréalisable , - non point parce qu’il n’existe pas, mais parce qu’il est « interdit ».
A la jeunesse dont nous parlons, l’avenir qu’on lui promet est reniement de la promesse ; Même le futur prochain que la société lui réservait comme un chemin tracé – l’ornière de la carrière ! – est menacé par la proximité de la guerre. Pour ces adolescents, privilégiés pour quelques années encore, le rêve est la forme de la révolte. Si l’on ne peut changer la vie, c’est à ce prix : - le rêve si proche de la « folie » -, qu’on peut ne pas trahir – tenir coûte que coûte - la promesse dont la vie est porteuse.
A cette jeunesse, désespérée de l’espérance, il n’est plus d’autre recours que d’affirmer la vérité de l’amour.
Qu’est-ce que la « vérité » de l’amour ? Pourquoi la femme est-elle porteuse de l’espérance ?
C’est à Rimbaud, le précurseur des révoltes de toutes les générations à venir, qu’il faut demander le secret de cette vérité de l’amour incarné dans la rencontre de la femme.
L'actualité de la Commune de Paris, son expérience révolutionnaire avaient conduit Arthur Rimbaud de la découverte de l'aliénation (-où “Je” est un autre : étranger à lui-même) à l'espoir de changer la vie, à la folle volonté d'apporter la preuve qu'un devenir-autre de l'homme est possible.
Après « le mouvement failli » de l'histoire, qui l'a emporté sur les espérances des hommes, comment redonner vie à « l'espoir » d'un avenir de l'homme, dont la poésie explore le sens par tous les moyens ?
Citons ce passage, souvent inaperçu, de la lettre à Demény, où Rimbaud assigne au poète sa mission : se faire « voyant » ; mettre à jour du « nouveau » - idées et formes -, en attendant que, dans un nouvel avenir de l’homme, la poésie précède l’action, parce que la marche-avant de l’homme aura fait naître de nouveaux rapports humains ; Et, pour concrétiser cette perspective d’un changement véritable de la vie , inséparable de l’avènement de ces rapports inédits, voici ce qu’il écrit pour évoquer l’avenir : «  Alors, ces poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme , - jusqu’ici abominable, -lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? – Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons. »
Arthur Rimbaud, pour faire comprendre ce que sera la transformation poétique du réel, consécutive au changement des rapports réels des hommes entre eux et avec la nature, évoque le changement de la vision du monde consécutif à la libération de la femme.
Si l’on demande : De quelle « promesse » la femme est-elle porteuse ?, il est clair qu’il s’agit de l’avènement de nouveaux rapports humains. de l’espérance du bonheur dont rêvent les hommes. 
Voici le secret de l’obstacle qui métamorphose l’amour en un instant de foudre où le réel – la « servitude » du réel – se trouve abolis: l’amour « véritable », à travers lequel la femme apparaît comme l’avenir de l’homme ( celle avec laquelle il doit bâtir sa vie), n’est possible – et ne serait réalisable – que par l’abolition de l’obstacle qui se révèle, à la fin du compte, n’être autre qu’une barrière sociale. C’est pourquoi l’amour de la femme est porteur d’une promesse d’avenir.
Dans le roman, là où Yvonne de Galais incarne la promesse, Valentine incarne l’obstacle. En ce double visage de la femme s’incarne une contradiction qui est au cœur du réel.
A travers la Rencontre de la femme, dans le moment de foudre de l’amour, ce qui est « follement » - et secrètement - affirmé, c’est la possibilité de « changer la vie », qui se trouve contredite par la vie elle-même.
 
On peut maintenant essayer de comprendre le miracle de la rencontre : la fascination de l’Impossible.
 
3) L’instant de foudre de l’amour : la fascination de l’impossible
 
Le rêve de « changer la vie est à la mesure de ce qui n’existe pas ou pas encore. Char , en parlant de Rimbaud, écrivait : « « Rimbaud est le premier poète d'une civilisation non encore apparue, civilisation dont les horizons et les parois ne sont que des pailles furieuses. Il ne s'établit pas. Il ne fait surgir un autre temps …que pour l'abattre aussitôt et revenir dans le présent, cette cible au centretoujours affamé de projectiles, ce port naturel de tous les départs..on n'obtient la durée qu'en détruisant le temps. »
 
Dans la vie de chaque jour le possible est à la mesure du réalisable : Ce sont les possibilités, inscrites dans le réel comme des chemins tracés, qui permettent à l'individu -chaque jour de sa vie- de “se” réaliser, de « réaliser » son identité (sociale), et dénoncent comme « prohibée » toute possibilité de changer le réel, de changer la vie, de se changer « lui-même ». “Son” passé et “son” futur sont les liens qui « réalisent » son appartenance au monde, ou mieux la « réifient », transforment son présent, -sa présence au monde ou sa vie- en une réalité, sans laquelle il lui faudrait bien reconnaître qu'il n'a pas d'identité.
Aussi est-il contraint de penser son âge d'or dans le passé sous la forme de la nostalgie, son paradis dans le futur sous la forme du désir et du bonheur, et le présent n'est rien sinon la conscience qu’il prend de lui-même comme d’un être dont il est, par le temps, radicalement séparé. C’est à travers l’actualisation de ces possibilités réelles que chacun, chaque jour, peut reproduire sa vie.
 
Une description objective (dans des termes empruntés au sociologue) de l’instant de foudre de l’amour que célèbrent les poètes, nous permet d’analyser les éléments constitutifs du « miracle » de la Rencontre.
- La condition première de cet instant de foudre, c’est la rencontre de deux êtres qui ne se connaissaient pas. Inconnu, l'autre doit l'être et il l'est souvent au sens banal : celui qui m'aime, je ne l'avais pas jusqu'alors rencontré. Inconnu, il peut l'être aussi en ce sens que je trouve soudain dans un familier une étrangeté jusqu'ici inaperçue. »Le phénomène ne peut se produire que si chacun -l'un pour l'autre- est “étranger”, s'il n'a point d' “identité”, déjà révélée, déjà connue, s'il est véritablement non pas “le même” mais radicalement “autre”. « D'une manière ou d'une autre, écrit le sociologue, on ne peut être amoureux que d'un inconnu. »
- Le second phénomène constitutif de l’instant de foudre est une révélation :
«Tout se passe comme si chacun découvrait alors en soi un être nouveau, jusqu'alors latent et soudain éveillé ».
Mais ce qui est vrai pour l'Un l'est en même temps pour l'Autre. Ce qui se produit, «c'est d'abord ce don réciproque d'une nouvelle identité, ou plus exactement, de ce qui est perçu par l'un et par l'autre comme leur véritable identité, hier encore secrète, aujourd'hui exaltée » : “Je” -chacun pour soi- devient Autre, en même temps que l'Autre le découvre comme un être nouveau, singulier : A la faveur de la Rencontre, grâce à l'amour de l'autre, chacun a acquis « une nouvelle identité ».
Véritable paradoxe, puisque chacun doit perdre son identité, devenir-“autre”, pour devenir en même temps un être nouveau, singulier, jusqu'alors caché, masqué, oublié !
- Cette révélation s’accompagne d’une négation : Ce que chacun « était » : ses relations familières avec les êtres et les choses, tout est pour ainsi dire «annulé», mis entre parenthèses comme si « tout ce qu'il avait éprouvé jusqu'alors n'avait été que faux semblant ». « j'étais un petit employé, j'avais mes habitudes, mes qualités et mes défauts … j'étais estimé peut-être, j'avais des amis, mes parents trouvaient plaisir à me voir …» Soudain … tout cela n'existe plus, au point que « les amoureux sont seuls au monde».
- Le troisième aspect du phénomène semble être le corollaire ou la conséquence des deux premiers : « L'aveu réciproque les fait entrer dans un univers nouveau, où tout paraît possible et d'avance promis …
Il semble toujours qu'il n'y ait pas de commune mesure entre ce qui a été fait et ce qui a été obtenu. Une limite a été franchie. Le couple est entré dans un «ailleurs» dont il n'avait pas jusqu'ici connaissance.
 
Ainsi , en cet instant, la possibilité de changer la vie, de devenir un Autre -en prenant un nouveau départ-, tout devient possible dans un « autre »monde.
 
Où se trouve l’obstacle ? C'est là ce qu'il faut éclairer.
 
Chaque face de l'expérience comprend une contradiction qu'aucun des amants ne comprend ; une contradiction qui reste inaperçue de chacun des acteurs du drame et qui, au regard objectif des autres -spectateurs du drame- est comprise comme une illusion.
1. Quand se produit « cette soudaine transformation » où chacun voit s'abolir son identité “réelle” (qui est « révélée » par les contours de son appartenance au monde), n'y a-t-il pas une contradiction entre ce qu'il était jusqu'alors et ce qu'il est maintenant pour l'être aimé ? Car, à cet instant, il est à la fois « le même » (celui qu'il était) et l'autre (celui qu'il est pour son partenaire).
Ce qui lui reste dissimulé par l'état de grâce de l'amour, c'est l'essentiel, éprouvé seulement dans l'instant de foudre de la Rencontre : le fait que « cet être singulier » que l'Autre découvre en lui, il ne l'est pas, il ne peut l'être, mais seulement le «devenir ». A cet instant, ce n'est pas une reconnaissance qui a lieu, c'est une exigence que l'amour fait naître : Ce que l'abolition de son « identité réelle » (celle que la vie de chaque jour a «réalisée ») au moment de la Rencontre doit laisser «entrevoir», c'est que l'identité de l'être singulier (qu'il découvre en lui) n'est pas, ni au passé ni au futur, parce qu'elle est dans le présent -à tout instant- toujours « à venir ».
 
2. De la même façon, quand le “monde” -les liens de cette appartenance qui constitue leur identité- se trouve d'un coup « annulé », en même temps que ces liens sont abolis, « tout se passe comme si » les amants, se trouvant seuls au monde, «entraient dans un univers nouveau ». Mais le monde reste là et la contradiction est flagrante, que dissimule l'illusion d'un « monde réduit en seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, en une plage pour deux enfants fidèles, en une maison musicale pour une claire sympathie.» (1)
Il a suffi de « mettre en parenthèses » les liens qui constituent notre appartenance réelle au monde pour que tout soit alors « possible et d'avance promis ».
 
 
«Enchantés l'un par l'autre, ils se promènent ensemble dans des terres inconnues, qui leur sont comme un paradis retrouvé ».
« Ce nouvel univers est comme une grâce », que contredit la pesanteur du monde réel où le futur est inscrit dans le cours des choses.
L'Amour ? « deux étrangers acharnés à se contredire et à se fondre ensemble, si leur rencontre aboutissait ! », écrit Char.
 
- Parce que le monde qu'il habite, « révèle » à chacun son identité, il est impossible à quiconque de ne pas « déclarer son Nom »,
- Parce que les possibilités de chacun sont inscrites dans les tâches de chaque jour, où il « réalise son identité », hors “ce possible diurne”, tout possible -tel ce nouveau départ que promet la Rencontre- est prohibé
- Parce que le possible n'est rien d'autre que la reproduction du réel, parce que vivre pour chacun n'est, chaque jour, que “décliner” son identité, se “réaliser” soi-même, pour cette raison (-ces raisons-) la « vraie vie » est impossible.
 
Pour que la contradiction fût résolue, il faudrait l'impossible : que l'amour durât tout le temps, que cette vraie histoire d'une rencontre devînt une histoire vraie, au point que la vie en fût changée.
 
Il faut bien alors reconnaître qu’il y a deux sortes de possible : Le premier est le « possible diurne » que tracent ces liens avec le monde qui, d’une certaine façon, nous aliènent – nous rendent étrangers à nous-mêmes ; le second est le « possible prohibé » où le présent se révèle n’être que la promesse d’un avenir interdit. Il faudrait « rendre, s’il se peut, le premier ( qui est le chemin de notre vie de chaque jour), l’égal du second ( qui est l’horizon irrécusable de l’avenir de l’homme) . Nous entrons alors, comme le voulait, le poète dans « la voie royale du fascinant impossible. »
 
Quand on parle de promesse d’un avenir de l’homme, il faut entendre cette expression comme la possibilité, ouverte à un certain moment de l’histoire, de nouveaux rapports humains. C’est alors que le Poète, pour qui « il n’y a pas d’amour heureux », voulut répondre à la promesse par « une salve d’avenir », en annonçant la bonne nouvelle : « la femme est l’avenir de l’homme ».
C’est bien de la transformation des rapports humains dont il est question sans laquelle on ne peut changer la vie.
L’unité vraie (-ni spirituelle, ni charnelle, mais les deux à la fois-) de l’homme et sa compagne a-t-elle un autre sens que la promesse d’un avenir de l’homme ?
 
 
En guise de conclusion :
 
Pourquoi la promesse d’avenir s’investit-elle dans l’idée, le sentiment, l’épreuve de l’amour impossible ?
C’est ainsi qu’il faut poser la question. Car, ce n’est pas seulement un mythe que le Grand Meaulnes met en œuvre ; comme nous l’indiquions d’entrée de jeu, au travers du mythe de l’amour impossible, ce que l’œuvre exprime, c’est une épreuve vécue par toute une jeunesse qui refuse l’avenir qu’on lui prépare au nom d’une promesse dont le sens lui échappe et qui reste pour elle une énigme.
Veut-on dans le roman un signe de cette épreuve qui fait du Grand Meaulnes un drame ? Souvenons-nous des retrouvailles de Meaulnes avec Yvonne au cours de la partie de campagne organisée par François ; il ne reste plus rien du miracle de la rencontre ni dans le réel qui est en ruines, ni dans le cœur de Meaulnes après l’ascèse de l’oubli qu’il s’est imposée pendant son long séjour à Paris.
Il s’acharne cruellement à détruire l’image de la jeune fille en qui s’incarnait la promesse de vivre. Il ne reste plus rien du rêve ni de l’espérance. Et c’est alors, au moment de sceller le constat de l’échec que Meaulnes éclate en sanglots en demandant la jeune femme en mariage.
 
L'air investit, le sang attise
L'oeil fait mystère du baiser
Mon amour à la robe de phare bleu
Je baise la fièvre de ton visage
Où couche la lumière qui jouit en secret
J'aime et je sanglote. Je suis vivant.
 
Vivant, on ne peut pas arracher à la vie sa promesse, à la jeunesse l’espérance dont elle est porteuse, à l’amour l’attestation de l’avenir.
L’homme est, selon l’expression de Char ce « vivant inespéré ».
 
Dans l’épilogue, avec le départ de Meaulnes portant sa fille dans les bras, la question est posée :
  • Pourquoi, à la fin, la Promesse triomphe-t-elle du présent où s’inscrit le sens de la vie ?

 
La réponse est inscrite dansl’aphorisme du poète :
 
« Nous n’appartenons à personne sinon à la lueur d’une lampe inconnue de nous, inaccessible à nous, à la pointe du monde ».
 
Mais, c’est une tout autre histoire.
 
 
 
 
 
 
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