La chambre des officiers
De Marc Dugain (Note de lecture)
On ne peut lire ce roman sans rappeler ce que fut le bilan de la Grande Guerre : celle de 1914, dont le narrateur est, comme ses camarades, à la fois le héros et la victime.
Le nombre des morts était au 1er juin 1919 de 1.295.000 ( déduction faite de 72000 hommes des troupes indigènes), sur une population active masculine de 13.100.000 soit près de 10%, auxquels il faut ajouter 388000 mutilés et 1 million d’invalides. Ce qui se traduit par 600.000 veuves et 700.000 orphelins ;
Mais ce roman ne décrit pas l’atrocité de cette guerre telle qu’elle a été vécue par des millions d’hommes, qu’on mesure à la lecture des Croix de bois de Roland Dorgelès ou du Feu d’Henri Barbusse. A peine est-elle évoquée dans les premières lignes du roman comme la toile de fond d’une tragédie qui permet d’éprouver la face cachée de cet holocauste, où ce ne sont pas seulement les vies humaines qui sont détruites mais le visage humain des hommes : un secret qui appartient aux survivants.
« …la tranchée boueuse, l’humidité qui transperce les os, les gros rats noirs en pelage d’hiver qui se faufilent entre des détritus informes, les odeurs mélangées de tabac gris et d’excréments mal enterrés… »
Et le roman commence par cette phrase, qui résonne comme une provocation : « la guerre de 14, je ne l’ai pas connue. »
Où se situe donc la leçon de cette guerre pour qui ne l’a pas connue ?
De tout invalide, on peut dire que l’atrocité de la guerre est inscrite dans sa chair ; mais, la blessure, qui exclut le héros de la tragédie de la guerre, annonce une autre tragédie : celle des mutilés de la face, qui n’ont plus de visage humain.
Qu’est-ce qu’un visage humain ? – C’est celui où chacun reconnaît son semblable. Perdre son visage, n’est-ce pas être exclu de toute collectivité, de la communauté humaine, être condamné à une solitude où s’impose la tentation de la mort ?
C’est cette vérité toute simple que le roman nous conduit à redécouvrir,
La tragédie commence avec l’arrivée du héros qui n’a plus de visage dans la chambre réservée aux officiers mutilés de la face, dont il est le premier occupant ; alors même qu’il est encore seul dans cette chambre, le premier événement dont il est témoin, lui fait soupçonner en un éclair au milieu de ses souffrances – et symbolise pour le lecteur – le sens de la tragédie : c’est l’enlèvement de tous les miroirs : Celui qui n’a plus de visage ne saurait avoir une image de soi ; au delà des douleurs physiques, la plus grande souffrance n’est-elle pas la perte de toute image de soi ?
La question est sous-jacente, inscrite dans cette souffrance : l’identité d’un homme n’est-elle pas tributaire, inséparable de l’image de soi ?
La tragédie, que le roman développe, naît de cette interrogation : un homme peut-il vivre sans visage, c’est à dire sans image de soi ?
Pour bien entendre la réponse sous-jacente au roman , il faut rappeler que cette interrogation est au centre d’une réflexion philosophique : S’il est vrai que chacun ne peut vivre sans une image de soi, puis-je dire « qui » je suis en dehors de cette image, Suis-je rien d’autre que l’image que, à travers le regard des autres, je crois détenir de moi-même ?
Dans la Pensée 323, Pascal demandait : « Qu’est-ce que le moi ? » ; Si un homme me voit passer dans la rue, puis-je dire que c’est moi qu’il voit ? Il s’agit pour Pascal de faire prendre conscience aux hommes de leur néant pour qu’ils découvrent Dieu comme leur Créateur. La réflexion contemporaine reprend l’interrogation pascalienne pour dévoiler l’aliénation comme le sens de la condition humaine : L’homme est étranger à lui-même, parce qu’il n’est rien en dehors de la présence et du regard des autres qui seuls possèdent une image de lui.
Le roman ne développe pas de thèse philosophique ; il répond à l’angoissante question de l’identité en décrivant un long apprentissage : comment des hommes qui ont perdu leur identité en même temps que leur visage, réapprennent à vivre.
C’est en recréant entre eux une collectivité à part du monde, dans l’espace préservé de la chambre, qu’ils échappent à leur solitude et au vertige de la conscience de soi. N’est-ce pas dire qu’il existe des rapports humains qui échappent à l’aliénation, où la reconnaissance de soi par l’autre n’est pas un piège, mais bien la base et le ciment d’un visage humain singulier? A chaque menace nouvelle du monde extérieur, où le regard des autres rappelle à chacun qu’il n’a pas de visage, ce sont les liens qu’ils ont noués entre eux qui les sauvent d’un nouvel assaut du désespoir. Ce sont ces nouveaux rapports entre les hommes qui permettent d’intégrer à la collectivité l’infirmière, rejetée par sa famille, cloîtrée dans sa solitude, doublement étrangère parce qu’elle est une femme et parce qu’elle est mutilée. C’est enfin le groupe qui sauve Weil menacé par le nazisme qui a accolé à cet homme sans visage l’image du juif. A l’abri de l’univers nazi, « notre petite communauté respirait la joie de vivre. » N’est-ce pas dire que le sens de la vie repose sur ces nouveaux rapports humains, qui, comme l’amitié, sont fondés, non sur une image ou une identité fictive, mais sur la reconnaissance, de ces différences qui constituent un être singulier ?
D’aucuns se suicident dès le premier moment de cette découverte qui est la perte de leur identité ; mais la tentation du suicide reste présente, sans cesse résurgente, telle que certains passeront à l’acte, toujours à la suite de ce moment décisif où chacun doit sortir du groupe et de la chambre pour affronter le regard de ses proches, de ceux qui l’aiment. Sans doute est-ce la question la plus poignante et la plus profonde posée par ce récit qui est traversé par une histoire d’amour : Lorsque ceux qui vous aiment sont pour ainsi dire « interdits » d’aimer parce qu’ils ne vous reconnaissent plus : vous qui êtes ce profil, ce regard, ce visage, une douloureuse interrogation submerge l’un et l’autre, chacun des partenaires : Puis-je savoir qui j’aime, ou qui j’aimais, puisque dorénavant l’amour semble d’un seul coup appartenir au passé ?
Pascal encore une fois, dans la suite de la Pensée 323, a voulu donner à cette interrogation une signification théologique :
« Celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus. Et, si l’on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps ni dans l’âme ? Et, comment aimer le corps ou l’âme sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car, aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et sans quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut et cela serait injuste . » Et Pascal conclut abruptement : « On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. »
Le dessein de Pascal est de montrer que l’amour humain est impossible sans le secours de Dieu : on ne peut aimer autrui : une créature qui n’a en elle-même aucune essence, qu’à travers l’amour de Dieu, qui seul confère être et valeur à la créature.
Encore une fois le raisonnement par l’absurde de Pascal sera repris par la réflexion contemporaine pour montrer que, si Dieu n’existe pas, l’amour humain est réellement impossible ; il est condamné à n’être qu’une poursuite sans fin, parce que l’homme est précisément cet être qui n’a pas d’essence, qui, à proprement parler, n’est rien en dehors des qualités qu’on lui attribue pour lui conférer, sous la forme d’une image, une réalité qui définitivement lui manque.
L’histoire d’amour qui traverse le roman réfute les interprétations, théologique ou métaphysique. L’amour est toujours une rencontre comme celle de Clémence par notre héros la veille de son départ. Qui voudrait que l’amour, nécessairement éphémère, qui les unit le temps d’une nuit sans lendemain, soit étranger à ce profil et cette élégance naturelle qu’elle a aimé en lui, à la profondeur de son regard à elle où lui-même s’est plongé ?
Mais, ce ne sont pas les circonstances particulières, exceptionnelles de la rencontre qui « précipite » l’amour ( en tous sens, y compris en une acception chimique). Il est de l’essence de l’amour d’être vécu comme un instant de foudre : tout se passe comme si l’éclair des apparences illuminait soudain la profondeur d’un paysage – comme un visage - jusqu’alors plongé dans la nuit.
Ceux qui voudraient que l’amour reposât sur une illusion, qui revêt le partenaire de « qualités »( comme le disait Pascal) qui ne sauraient lui appartenir en propre, ( mais seulement à son image), ceux-là sont eux-mêmes victimes de la plus radicale illusion : considérer un individu indépendamment de ces qualités à travers lesquelles il se présente dès le premier instant de toute rencontre, ce n’est rien d’autre que substituer à l’homme réel : à un individu vivant, concret, une idée abstraite de l’homme,
La démarche philosophique repose, comme le soulignait Pascal lui-même sur une abstraction : elle cherche à définir l’essence après avoir « mis entre parenthèses » la réalité concrète : C’est alors que toutes les qualités à travers lesquelles toute réalité se manifeste à nous, la façon dont les choses et les êtres nous apparaissent, qui constituent le visage concret du monde, deviennent synonymes d’apparences, derrière lesquelles l’être se dissimule comme une vérité cachée.
Si, à la lumière de cette histoire d’amour, tout aussi banale et vraie qu’une autre, on fait retour au concret, on découvre que l’amour n’est possible que parce qu’il est toujours la rencontre de deux êtres singuliers : Sans le dessin de ce profil, la lumière soudaine d’un regard, l’amour ne pourrait voir le jour.
L’expérience concrète réfute la démarche philosophique : Y a-t-il une seule réalité concrète ( s’agissant d’une chose ou d’un être) dont l’essence existe indépendamment des apparences au travers desquelles elle se manifeste à nous ?
Est-ce à dire, comme le voudrait le scepticisme soi-disant enseigné par l’expérience, qu’il n’y a point de vérité au delà des apparences ?
Il y a sans doute une vérité de l’amour, sinon pourquoi notre héros – et tout homme eut fait comme lui – chercherait-il à revoir Clémence ? Cette vérité n’est certes pas dans l’instant « miraculeux » de la rencontre ; mais elle n’est pas non plus cachée derrière les apparences comme un mystère qui devrait se dévoiler pour que l’instant de foudre se convertît en la clarté apaisée d’une union durable, dont chacun sait qu’elle risque de se confondre avec un clair-obscur où le dessin se perd.
Qu’il s’agisse de la perception d’un objet ou d’un paysage, ou bien de l’émotion à la rencontre d’un visage, qui troublent le peintre ou l’amant, le miracle de l’instant réside dans la coïncidence « immédiate » de l’être et des apparences, qui constitue la présence ensoleillée de l’homme au monde. C’est Nietzsche qui disait que l’être se confond avec le soleil des apparences, attribuant à la pensée la responsabilité du divorce, - du dualisme - qui nous fait chercher la vérité dans un au-delà mythique.
Que se passe –t-il quand, en l’homme qui a perdu son visage, l’aimée ne peut plus reconnaître le profil qu’elle aimait ?
Rien d’autre n’a disparu sinon ce qui constituait l’instant de foudre de la rencontre. Après cette nuit d’amour qui suit l’éclair, nos amants n’eussent-ils pas été séparés par le temps de la guerre, qu’il leur eût fallu « refaire » l’amour. N’est-ce pas toujours avec le lendemain que commence l’épreuve de la vérité ?
La conscience du temps est ce pouvoir, qui appartient seulement aux hommes, de transformer le hasard et les avatars de leur venue au monde en à venir de leur humanité.
Quand il s’agit des choses, la connaissance n’est pas la découverte d’une vérité cachée derrière les apparences, non plus que le filet par quoi nous les prenons au piège, mais bien la vérification, à travers la conquête et la maîtrise des phénomènes de la terre, de nos hypothèses sur le ciel : la nature de la lumière et de l’énergie de la matière.
Quand il s’agit des êtres, le sentiment n’est pas la révélation d’un être enfoui dans le souterrain d’un moi profond, non plus qu’un phantasme hérité de l’enfance, mais bien la genèse d’un rapport neuf entre deux êtres singuliers, qu’il leur appartient de bâtir à travers leur vie commune.
Aimer, c’est transformer, par la pratique et l’usage de la vie, - en récusant l’usure du temps -, la promesse des apparences en vérité de l’amour.
Notre héros sait bien que l’amour est encore possible, puisqu’il part à la recherche de Clémence, sachant que cet amour est sa chance et sa raison de vivre. L’ayant retrouvée, rien n’interdit un nouveau départ à partir d’une nouvelle rencontre, puisque son mari est mort. Il est plus facile de rebâtir une vie que de reconstruire un visage.
Et pourtant le survivant renonce à revivre. Ce qui est encore possible devient impossible. Sans doute parce que la guerre a non seulement décimé des vies et mutilé des visages, mais coupé les hommes de l’histoire, et des autres qui regardent les survivants comme des étrangers.
Cette guerre n’était pas la « der-des-der » : et savez-vous que, jusqu’à la prochaine, on célébra la gloire des hommes sans visage à travers le slogan des « Gueules cassées » inscrit sur les billets de la Loterie Nationale. C’est la tragédie transformée en farce ; la « der-des der », c’est la dérision.
Le récit nous laisse un goût amer, quand Clémence, rencontrée une dernière fois par le hasard, avoue à notre héros qu’elle était prête à refaire avec lui une vie que la guerre a mutilée, - où l’histoire des hommes a perdu son visage humain.
Si la guerre est une tragédie collective, c’est bien parce qu’elle met en cause ce qui constitue la base de toute collectivité humaine : la reconnaissance de l’autre à travers la simple perception de son visage humain.