La condition humaine

 

 

 

 

 

 

André MALRAUX

 

 

 

 

 

Introduction à La Condition humaine

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Unité Originale de la Vie et de l'Oeuvre

 

d'André MALRAUX

 

liée à l'Histoire

 

 

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André Malraux est persuadé, comme l'écrit Vincent Berger, le héros des “Noyers de l'Altenburg” que “ l'homme n'est pas ce qu'il cache mais ce qu'il se fait ”.

Pour André Malraux, l'individu n'est rien avant que la vie ne le fasse ce qu'il est; mais, en général la vie fait de nous ce que nous sommes, malgré nous, à notre insu : elle se déroule ou s'écrit sous le signe d'une totale inconscience ; certes, nous agissons mais ce sont les circonstances, les hasards qui, comme une fatalité - un destin que nous subissons, nous font ce que nous sommes.

Soudain la mort transforme notre vie en destin sans qu'à aucun moment nous n'ayons tenté de le comprendre ni de le prendre en mains : à la fin “ les jeux sont faits ” selon l'expression de Jean-Paul Sartre, mais c'est le hasard qui a mené le jeu.

L'originalité d'André Malraux, de sa vie et de son oeuvre, c'est le refus de cette condition humaine où l'homme serait victime de son destin sans avoir cherché tous les moyens de le dominer, de le prendre en mains.

 

La volonté de prendre en mains sa vie pour donner un sens à son destin est le point de départ de la vie et de l'oeuvre d'André Malraux.

En un siècle traversé de grands changements -de grands bouleversements et de grands espoirs-, l'histoire devient le lieu incontournable, le champ privilégié où l'individu peut trouver le chemin de la manifestation de sa personnalité, de la réalisation de son individualité.

Pour celui qui veut aller au bout de soi-même, l'aventure ne peut plus être la tentative rimbaldienne du poète maudit : elle passe par l'engagement historique où le héros rencontre les hommes.

Très vite, André Malraux s'engagera dans cette voie.

 

Mais n'y a-t-il pas une contradiction à vouloir réaliser sa destinée personnelle au travers du DESTIN des hommes ?

 

Jouer sa vie, comme le dira un héros de Malraux, sur un jeu plus grand que soi ”, cela ne reste-t-il pas un jeu, qui transforme l'engagement historique en une aventure périlleuse, exigeant certes du courage mais guettée par la déception ou la trahison ?

Vouloir écrire sa vie comme un roman en écrivant l'Histoire, n'est-ce pas transformer l'histoire réelle et difficile des hommes en une vision lyrique du destin pathétique de l'humanité ?

Enfin, vouloir sortir des limites de soi-même, pour combler par la stature d'une vie individuelle la distance qui sépare irrémédiablement toute existence humaine du processus sans limites de l'histoire des hommes, n'est-ce pas une tentative impossible que viendra, à la fin, signer le désespoir ?

 

A la fin, André Malraux signera :

 

Ma vie sanglante et vaine ”.

 

 

 

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I. MAL du SIECLE et MAL d'une GÉNÉRATION

 

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Allons tout de suite à l'essentiel : Le point de départ de la réflexion d'André Malraux, et (-nous le verrons-) de son attitude face à la vie, c'est une grande mutation qui s'annonce à la fin du XIXème siècle et s'accomplit au XXème siècle (et n'est pas achevée aujourd'hui).

Ce qui change -en même temps que se produisent de grands changements économiques et sociaux-, c'est la conscience que l'homme prend de lui-même.

Ce n'est pas ici le lieu d'analyser le long processus économique et social par lequel les conditions matérielles et sociales d'existence se transforment en un monde étranger aux hommes qui s'impose à eux comme une sorte de puissance anonyme, de fatalité aveugle.

Commencé au XIXème siècle, ce processus n'est pas achevé aujourd'hui où ce monde étranger aux hommes apparaît sous la forme occulte des puissances financières.

 

Une nouvelle prise de conscience

 

Ce qui nous importe, c'est de comprendre ce qui se produit quand l'individu réfléchit alors à lui-même : Tous ses rapports avec le monde qui constituaient sa vie personnelle et lui conféraient à ses propres yeux une identité (une sorte de nature propre) lui apparaissent soudain comme étrangers :

Tout se passe comme si quand il désire, quand il aime, quand il agit, c'était un autre qui avait pris sa place : d'une certaine façon, il n'“est” pas (il n'est pas vraiment) ce que jusqu'à présent il croyait être : cet amant, ce mari fidèle, ce père de famille, ou ce célibataire, ce professeur ou ce garçon de café.

Quand se retournant sur lui-même, il se pose la question : ““ Qui suis-je ? ”

que découvre-t-il ? Il n'est rien d'autre que la conscience qu'il prend de lui-même; et, tout ce qu'il croyait être, lui est devenu étranger : cette conscience qu'il prend de soi est l'appréhension d'une sorte de vide, de néant.

 

Cette expérience, c'est celle qu'André Malraux décrit dans “La Condition Humaine”, lorsque Kyo écoutant l'enregistrement de sa voix sur des disques découvre qu'ils ne transmettent pas le vrai son de sa voix, celle de sa gorge.

 

Dans “Les Voix du Silence”, André Malraux revient sur cette séquence :

 

J'ai conté jadis, écrit-il, l'aventure d'un homme qui ne reconnaît pas sa voix qu'on vient d'enregistrer, parce qu'il l'entend pour la première fois à travers ses oreilles et non plus à travers sa gorge ; et parce que la gorge seule nous transmet cette voix intérieure, j'ai appelé ce livre La Condition Humaine.

 

Qu'est-ce à dire sinon que l'homme n'est immédiatement pour lui que la conscience de lui-même. Tout le reste, y compris sa propre voix, lorsqu'il l'entend, lui apparaît irrémédiablement étranger.

 

Toute l'angoisse de notre condition, commente Gaëtan Picon, semble bien contenue dans l'appréhension subjective de la conscience individuelle. ”

 

La solitude n'est-elle pas dès lors la découverte par l'homme de son propre néant, celle du gouffre pascalien où l'individu, seul avec lui-même, condamné à cette solitude par sa condition d'homme, ne peut qu'éprouver ce que Pascal appelait “ l'ennui ”, ce sentiment que la génération d'André Malraux appelle l'angoisse ?

Nous devons, selon André Malraux, ce sentiment à notre culture chrétienne, mais un évènement nouveau vient donner un nouveau sens à cette découverte. Si toute l'apologie de Pascal cherchait à exaspérer le sentiment de notre néant en dénonçant tout divertissement, n'était-ce pas parce qu'il était lui-même assuré de Dieu et voulait contraindre les athées à tourner leur regard vers Dieu et les convertir ?

Mais telle est bien la mutation des Temps Modernes : Si Dieu n'existe pas, le drame de sa condition, dont l'homme a pris conscience avec le Christianisme, devient une tragédie.

C'est Tchen qui dit dans “La Condition Humaine” : “ Que faire d'une âme, s'il n'y a ni Dieu, ni Christ ? ”.

Le héros de “La Voie Royale” avait déjà exprimé cette tragédie en disant : “Être homme, plus absurde encore qu'être un mourant.

 

La révélation de l'Absurde

 

La conscience subjective que l'individu prend de lui-même le conduit à comprendre la condition humaine comme un non-sens. L'Absurde est l'expérience de toute une génération : celle d'Albert Camus et celle de Jean-Paul Sartre.

Aidons-nous de la réflexion d'Albert Camus pour comprendre la genèse de ce sentiment et de cette idée de l'Absurde.

Bien des expériences, nous explique Albert Camus, dans le “Mythe de Sisyphe”, peuvent faire naître ce sentiment :

-la simple lassitude de la vie quotidienne (métro-boulot-dodo)

-l'étrangeté des choses quand soudain le monde n'est plus pour nous l'univers des objets familiers, mais nous apparaît comme l'immensité d'une nature éternelle, qui était là avant nous et sera là quand nous aurons disparu.

-le visage ou les gestes d'autrui, par exemple de cet être aimé quand, après une absence, il m'apparaît soudain étranger.

Alors, “ les décors s'écroulent ”, écrit Albert Camus : “ Pourquoi ceci ? Pourquoi cela ? Pourquoi cette femme, ce métier, cet appétit de vivre. Et pour tout dire : pourquoi cette agitation à vivre ?

Vivre en jugeant que cela est vain, voilà qui crée l'angoisse ”.

 

Mais, derrière toutes ces expériences, qu'y a-t-il sinon l'idée de la mort ?

Quand l'individu se retrouve seul face à lui-même, “ tout lien coupé avec les êtres et les choses”, il est confronté à l'idée de la mort.

 

Albert Camus explique :

... L'horreur vient du côté mathématique de l'évènement ... Ce côté élémentaire et définitif de l'aventure fait le contenu du sentiment absurde. Sous l'éclairage mortel de cette destinée, l'inutilité apparaît. Aucune morale ni aucun effort ne sont a priori justifiables devant les sanglantes mathématiques de notre condition. ”

 

Rien d'autre que la mort ne définit la condition humaine :

 

Après l'absurde, écrit Albert Camus, tout est ébranlé. Cette idée que “je suis”, ma façon d'agir comme si tout avait un sens, tout cela se trouve démenti d'une façon vertigineuse par l'absurdité d'une mort possible. ”

 

L'individu, coupé du monde qui lui est devenu étranger, est confronté à l'idée de la mort. C'est alors que l'existence humaine par laquelle nous cherchons à donner un sens à notre vie, se trouve d'un seul coup privée de tout sens, de toute signification.

Telle est l'expérience de toute une génération : celle de l'Absurde, c'est-à-dire du non-sens de l'existence et de la condition humaine. Et, telle est aussi l'interrogation d'André Malraux : “ La mort n'est-elle pas notre destin ?

 

C'est devant la mort que tous les héros de l'oeuvre d'André Malraux découvrent la vie et son non-sens : Garine va mourir, Perken meurt sous les yeux de Claude Vanec, Gisors et May perdent Kyo, Dietrich Berger se suicide.

 

Pour les penseurs de ce temps et pour André Malraux lui-même, la révélation de l'Absurde ne conduit pas au désespoir mais à une interrogation sur le sens de la condition humaine :- Quel est le sens de la vie pour un être que sa condition voue à la mort ?

et aussi à une interrogation morale ou vitale :

-Comment l'homme, s'il veut être un homme, doit-il se conduire face à son destin mortel ?

 

C'est à cette double question -philosophique et éthique- que toute la vie et l'oeuvre d'André Malraux cherchent à donner réponse.

 

 

II. De l’expérience indochinoise à la condition humaine

 

 

1] La seconde aventure indochinoise : celle du journaliste, le défi au colonialisme

 

Après la première aventure indochinoise d'André Malraux, qui a eu lieu en 1923-1924, et donnera lieu à l'écriture de la “Voie Royale” publiée seulement en 1930, voici la seconde aventure où André Malraux repart en Indochine en compagnie de Clara pour créér un journal qui défende la cause des Annamites contre l'injustice du système colonial.

Comme nous l'avons indiqué, c'est la rencontre par Clara sur le bateau, qui la ramenait en France, d'un homme qui est à l'origine de ce projet.

Cet homme est Paul Monin, fils de grands bourgeois lyonnais, parti en Indochine dès 1917, qui s'est très vite conquis une réputation d'avocat de talent au barreau de Saïgon, non seulement par ses qualités professionnelles mais par son attitude politique comme défenseur des indigènes.

Il se fait le défenseur des Annamites contre l'injustice du système colonial. Ni marxiste, ni révolutionnaire, c'est au nom des principes de la Révolution de 1789, au nom du respect de la personne humaine qu'il s'attaque au système colonial et à l'administration française.

Si André Malraux et lui crééent un journal, ce n'est point pour des raisons idéologiques ou révolutionnaires, c'est parce qu'ils estiment que la cause des Annamites contre l'injustice du système colonial doit être défendue non seulement en justice mais sur le terrain politique.

 

C'est en Février 1925 qu'André et Clara Malraux arrivent à Saïgon pour la seconde fois, où Paul Monin les attend. Ils repartiront le 30 Décembre de la même année.

Avant de rappeler quelques détails de cette aventure, rappelons l'importance de l'épisode: c'est en effet cette expérience qui à elle seule va constituer la base -documentaire et humaine- des deux principaux romans d'André Malraux, que sont “Les Conquérants” et “La Condition Humaine”.

 

C'est à partir de cette “expérience” que va naître et se développer la légende d'André Malraux, militant de la Révolution Chinoise, héros de l'insurrection de Canton de 1925, sinon du soulèvement de Shangaï de 1927, la silhouette de celui qu'on a appelé dès son retour en France: “l'homme qui revenait de Chine- ”.

 

Le récit biographique qu'on peut faire maintenant de cette aventure permet de la ramener aux justes proportions de la réalité au risque de détruire la légende ; mais elle doit nous conduire en même temps à réfléchir sur la genèse de cette légende qui n'a pu prendre corps qu'avec l'assentiment et par le silence d'André Malraux. Loin de nous amener à dénoncer une sorte de supercherie, elle doit nous permettre de comprendre ce qu'André Malraux entend par ses expériences qui constituent l'essentiel d'une vie, où il ne faut pas voir seulement la réalité des faits mais bien le sens que cette réalité revêt pour celui qui la vit.

Comprendre André Malraux, n'est-ce pas comme il le disait lui-même assister au processus par lequel chez l'homme l'expérience se transforme en conscience, c'est-à-dire en compréhension de la signification du destin des hommes ?

 

Quand André Malraux débarque à Saïgon, l'Indochine est un pays de dix sept millions d'Annamites, répartis entre le semi-protectorat du Tonquin, le protectorat d'Annam et la colonie de Cochinchine, -une population de sous-êtres, de sous-hommes, bons à faire des coolies de plantations, des nhaqués de rizières, et de petits fonctionnaires auxquels on donnait de modestes compensations aux dépens du Laos et du Cambodge-

 

Le système se lézardait, mais c'est en Chine que pendant ce temps était en train de naître la Révolution. Canton, la ville la plus proche de l'Indochine était devenue la capitale de la Révolution Chinoise. C'est là que se nouait la grande alliance entre l'aile gauche du Kuomintang et le jeune parti communiste chinois. C'est de Chine que Pham Boi Chau, puis Nguyen Ai Quoc qui allait devenir Hô Chi Minh appelaient leurs compatriotes à la révolte.

En cette année 1925, ce n'est pas à une Chine en fièvre qu'André Malraux a affaire, mais à une Indochine en désarroi, une Indochine souffrante et brimée où se trament, sur le mode mineur, tous les complots et les mouvements d'où sortiront les bouleversements de 1945.

 

Revenons aux faits : pour réaliser leur projet, Paul Monin et André Malraux devaient d'abord assurer le financement du journal : ils trouvèrent leur bailleur de fonds, essentiellement dans la bourgeoisie annamite cultivée, mais surtout dans la communauté chinoise de Cholon (près de Saïgon) largement acquise au Kuomintang et pour qui tout progrès de l'émancipation du peuple indochinois était la promesse d'un soutien futur à la cause de la libération chinoise.

La remise des fonds eut lieu au cours d'un banquet du Kuomintang où comme l'écrit Clara, “André prit conscience de ce qu'un ensemble d'hommes n'est pas la somme des individus qui le composent mais un élément nouveau qui les dépasse”. ” (Jean Lacouture)

 

Clara ajoute cette réflexion lucide qui pourrait résumer ce processus de la transformation de l'expérience en conscience, cette transfiguration par laquelle les faits prennent un sens qui les dépasse et par laquelle l'homme qui vit ces évènements devient peu à peu un autre homme.

Elle écrit : “ [Lorsqu'on est contraint à la soumission], à quel moment souffre-t-on de cette soumission au point de souhaiter agir sur le monde ? A partir, répond-elle, de l'instant où rêver de retourner la situation n'est plus une absurdité pure ...

Et elle ajoute, parlant d'André Malraux, : d'instant en instant, je voyais mon compagnon devenir davantage ce qu'il faisait ”.

 

Voilà qui éclaire de façon simple le processus par lequel un homme comme André Malraux, qui ne fait pas partie des humiliés -ni des coolies de l'Asie, ni des prolétaires de Barcelone- peut penser la condition humaine à partir des conditions de vie des humiliés, éprouver comme une nécessité interne ce qui est pour les autres une nécessité vitale et peut enfin pendant tout le temps que dure la fraternité du combat, devenir un autre homme.

 

Le journal “L'Indochine” fut un journal de combat : il s'en prit au gouverneur général de la Cochinchine : Cognacq, à son adjoint qu'on appelait le bourreau de Thaï-Nguyen, aux présidents de chambre de Commerce et d'Agriculture ; il dénonça le scandale de la société immobilière qui pour développer le port de Saïgon-Cholon, avait fait financer par la municipalité l'opération d'accaparement des terrains en ruinant d'innombrables petites entreprises.

 

Mais, au cours de cette expérience de journaliste, André Malraux et Paul Monin éprouvèrent qu'il leur fallait aller plus loin que la satire et la polémique qu'un journal peut mettre en oeuvre. Ils jugèrent le moment venu de ressusciter un mouvement politique appelé Jeune Annam qui était tombé en désuétude.

Mais ce mouvement n'eut guère d'autres militants que les collaborateurs du journal et quelques amis. Il n'eut pas de militants, il n'eut aucune action, il n'inquiéta ni le gouverneur de la Cochinchine, ni la Sûreté et disparut sans laisser de trace.

Cela n'empêcha pas André Malraux de se présenter plus tard dans diverses interviews et correspondances comme le chef ou l'un des chefs du mouvement Jeune Annam.

 

Pendant ce temps le gouverneur Cognacq poursuivait son objectif qui était l'étranglement du journal de ces “bolcheviks”. Il fit savoir à l'imprimeur de “l'Indochine” que s'il persistait à travailler pour ces “bolcheviks”, il n'aurait plus aucune commande et pourrait bien avoir une grève des typographes. Le 14 Août 1925, faute d'imprimeur, le journal cessa de paraître.

 

Voici le second épisode de l'aventure : André Malraux, Paul Monin et leurs camarades ne s'avouent pas pour battus : ils ont une presse, ils ne leur manquent que les caractères d'imprimerie.

C'est alors que Clara et André s'embarquent pour Hong-Hong où s'exerce l'autorité britanique de façon moins bornée que l'autorité française à Hanoï ou à Saïgon. C'est là qu'ils récupèrent de vieux caractères d'imprimerie mis en vente par des jésuites qui modernisent l'équipement de leur journal. Le gouverneur Cognacq prévenu fait confisquer les caisses à leur arrivée à Saïgon ; mais les jésuites en avaient expédié une partie qui arrivèrent à bon port, transportées dans un baluchon par quelques coolies. C'est ainsi que “l'Indochine” fit place au nouveau journal : “L'Indochine enchaînée”.

 

Mais, “l'Indochine Enchaînée” n'eut pas longue vie.

Dès le mois de Décembre, ni les Malraux, ni le journal n'ont de fonds pour poursuivre leurs activités. Paul Monin a fait l'objet d'une tentative d'assassinat, il ne reste plus qu'à partir ; ce sont leurs amis chinois qui leur prêtent l'argent de leurs billets de retour.

 

Que faut-il conclure de cette aventure ?

 

En ce qui concerne les faits : Saïgon, Cholon, Phnon-Penh, quelques incursions à Hanoï, un rapide voyage à Hong-Hong en 1925, tels furent les contacts d'André Malraux avec l'Asie.

Une chose certaine, André Malraux n'a pas pu participer ou simplement assister à l'insurrection de Canton de 1925 et encore moins au soulèvement de Shangaï de 1927. A part une brève excursion à Hong-Hong, André Malraux n'est pas allé en Chine.

 

C'est peu, écrit Jean Lacouture, si on compare ces faits aux “embellissements pathétiques” qu'André Malraux laissera se créer et qu'il contribuera même à entretenir. Faut-il parler d'une supercherie, d'un montage pseudo-historique ? ”

Mais, c'est beaucoup, ajoute Jean Lacouture, si l'on considère le climat de passion, d'intensité, de conflits dans lequel se déroule cette expérience. Mais que signifie encore une fois l'expérience ? ”

 

Ce qu'on peut dire en premier lieu, c'est que ses deux grands romans asiatiques ne sont nullement des “reportages”, puisque l'auteur ne fut mêlé de près à aucun des évènements décrits. L'expérience n'est donc pas le récit des faits ou de données biographiques puisque sont prouvés le caractère fallacieux de la présence d'André Malraux à Canton et l'aspect mythique du parti Jeune Annam qui n'a pratiquement pas eu d'existence.

 

Ce qui importe dans cette aventure, c'est la lutte menée en commun par André Malraux avec des Asiatiques opprimés, ce sont les risques assumés au coude à coude avec des colonisés et des humiliés. ” (Jean Lacouture)

 

L'expérience consiste dans la prise de conscience que la condition humaine -sa misère et son espérance- ne peuvent être comprises seulement comme la confrontation de l'individu avec l'absurdité de sa mort mais bien davantage au travers de la lutte des hommes contre l'oppression et l'humiliation qui les condamnent comme tout être vivant à la mort sans le secours de l'espérance humaine.

 

 

 

2) Le sens ou les leçons de l'expérience asiatique

 

Si l'on met à part “La Voie Royale”, qui est le récit autobiographique de la première aventure indochinoise, la transformation de l'expérience en conscience s'accomplit en trois moments auxquels correspondent trois livres :

 

“La Tentation de l'Occident”, publié en Juillet 1926, complété par un essai D'Une Jeunesse Européenne, publié en Mars 1927

 

“Les Conquérants”, publié dès le mois de Mars 1928, dont le récit s'organise autour de la grande grève de Canton de 1925,

 

“La Condition Humaine”, publié en 1933 qui reçut le prix Goncourt.

 

Il ne peut s'agir ici, bien sûr, d'analyser les œuvres mais simplement d'essayer de montrer comment s'effectue par l'écriture cette transfiguration de la réalité permettant à André Malraux d'intégrer ses expériences à la construction de sa personnalité et au sens de sa vie.

 

a) “La Tentation de l'Occident”

 

En quittant l'Indochine en 1925, André Malraux avait promis à ses amis de mener campagne à Paris contre le système colonial.

Au lieu des discours et des meetings révolutionnaires prévus à cet effet, nous assistons à la genèse d'une oeuvre littéraire où Jean Lacouture a pu dire que s'étalait une virtuosité de khâgneux en voyage et dont, sans aller jusque là, on peut dire qu'elle rélève de préoccupations philosophiques tout à fait étrangères à la dénonciation du système colonial.

La Tentation de l'Occident” se présente comme un échange de lettres entre un jeune chinois, Ling, et son contemporain français désigné par les initiales A.D. Dans ce dialogue, les deux personnages, inquiets de leur civilisation respective, s'emploient à mettre en lumière la différence essentielle qui sépare les deux cultures.

Par ce double éclairage, il s'agit pour André Malraux de comprendre le “malheur de l'homme” tel qu'il est vécu par l'individu dans la civilisation occidentale.

Comme l'explique Ling, les européens n'ont jamais connu cet état qui, pour un oriental constitue la vie même, où l'homme ne s'apparaît pas comme un individu séparé du monde, mais comme un fragment du monde : vous n'avez jamais connu, dit Ling “ cette désagrégation de l'âme au sein de la lumière éternelle. ”

Pour l'homme occidental, le monde -avec lequel il a perdu toute parenté et toute communication immédiate- n'est qu'une réalité construite, un univers d'objets, ou selon l'expression d'André Malraux, “ un mythe cohérent ” : la conscience totale du monde pour un occidental, écrit-il, est “ mort ”.

Pour l'occidental, le monde a cessé d'être une énigme qu'il faut déchiffrer pour n'être plus que l'univers abstrait qu'il se représente : il a, pourrait-on dire, tué le Sphinx

Et, c'est parce que le monde n'est plus pour l'occidental qu'une représentation, un univers abstrait, que l'homme -et chaque individu- se trouvent réduits à la conscience qu'il prend de soi-même. Le monde hellénique est la première étape de cette séparation de l'homme d'avec l'univers ; le christianisme a donné à cette séparation un sens tragique, parce qu'il a transformé ce divorce de l'homme d'avec son monde en la solitude de l'individu face à Dieu.

 

Il est au coeur du monde occidental, explique l'interlocuteur français de “La Tentation de l'Occident”, un conflit sans espoir, celui de l'homme et du monde qu'il a créé. ”

 

Entre toutes les grandes cultures, le christianisme constitue la prise de conscience la plus aiguë de la solitude propre à la condition humaine dont elle ne libère l'homme que par l'espérance en Dieu.

Mais, telle est bien la mutation des Temps Modernes, si Dieu est mort, comme nous le savons depuis Nietzsche, le drame de sa condition dont l'homme a pris conscience avec le christianisme, devient une tragédie.

Pour échapper à cette tragédie, l'humanisme de la civilisation occidentale a bâti une image de l'Homme auquel il a donné, dans son univers, la stature d'un Dieu. Mais, écrit André Malraux, “ vient alors un moment où l'homme est las de lui-même, où, avec son image à peine atteinte, il découvre qu'il ne peut pas se passionner pour elle. Après la mort du Sphinx (de cette énigme qu'est le monde) Oedipe (l'homme tragique) s'attaque à lui-même. ”

 

Ce moment pour André Malraux, est celui que cette époque est en train de vivre où l'homme découvre, dans une solitude sans Dieu, son propre néant et l'absurdité de son existence.

 

Déclin de la civilisation occidentale, mort de Dieu, solitude de l'homme, absurdité de la condition humaine, dans tous ces thèmes, on reconnaît chez Malraux, au travers de la méditation de Pascal, de Nietzsche et de Dostoïevski, cette idée qui, comme disait Albert Camus, est “ le point de départ ” de la réflexion de toute une génération, qu'André Malraux comme Albert Camus a trouvé dans “ les rues de son temps ” : celle de l'étrangeté du monde et de l'absurdité de la condition humaine.

 

La première leçon, pour André Malraux, de son expérience asiatique, c'est bien une interprétation philosophique de la condition humaine à partir d'une réflexion sur l'histoire des cultures et des civilisations.

 

Dans l'essai : d' “Une Jeunesse Européenne”, qu'André Malraux publie en Mars 1927, il confirme cette interprétation philosophique de la condition humaine.

Nous voilà contraints à fonder notre notion de l'Homme sur la conscience que prend chacun de soi-même. Dès lors, quels liens nous attachent à notre recherche ? La première apparition de l'absurde se prépare … Pousser à l'extrême la recherche de soi-même, c'est tendre à l'absurde … Il faut oser maintenant regarder en nous-mêmes, nous y retrouverons le mystère de l'Europe …

L'expérience asiatique n'a pas été pour André Malraux la rencontre avec les hommes et avec l'histoire.

Comme le souligne Gaëtan Picon :

La méditation pascalienne sur la mort est plus profonde et plus ancienne que la rencontre et la méditation sur l'histoire, c'est par le nihilisme européen, dénoncé en premier par Nietzsche, que Malraux tente de répondre à la conscience pascalienne de la condition humaine. ”

 

Le malheur de l'individu, découvrant l'absurdité de l'existence, est interprété par André Malraux comme l'expression du déclin de la civilisation européenne.

 

Il n'est pas indifférent, note Gaëtan Picon, que l'action des premiers livres de Malraux se déroule loin de l'Europe, c'est moins l'avenir de la révolution que recherche ses héros que la rupture avec le passé européen … Malraux attend de l'histoire le soutien que l'individu ne peut plus se donner à lui-même et qu'il ne peut plus recevoir de Dieu. ”

 

Dans son essai d'“Une Jeunesse Européenne”, André Malraux parlait à la jeunesse d'une nouvelle cause capable de répondre à son désespoir, à sa violence négative et destructrice.

Quelle est cette cause, quelle solution André Malraux propose-t-il à la jeunesse pour échapper à l'absurde qui semble bien constituer le sens de la condition humaine ?

 

 

b) La première réponse se trouve dans “Les Conquérants”

 

Dès sa parution, le succès des Conquérants fut immense, soulevant la polémique, les uns saluant le style de journaliste et la qualité du reportage, les autres l'art du romancier qui avait su, au travers du vécu de l'expérience, transmettre un nouveau message humaniste.

C'est André Malraux lui-même qui, dans une conférence en 1929, à la salle des Sociétés Savantes, lors d'un débat public, nous dévoile le sens de l'expérience et de l'oeuvre.

Il s'agit, explique-t-il d'abord, d'un débat entre le bolchevik pour qui la bourgeoisie est une réalité sociale, “ vouée à être dépassée par le cours de l'histoire ” et Garine, un type d'homme, pour qui la révolution est une certaine attitude humaine ”.

Voici le passage essentiel où André Malraux définit le personnage de Garine qui est son porte-parole :

 

La question fondamentale pour Garine est bien moins de savoir comment on peut participer à une révolution que de savoir comment on peut échapper à ce qu'il appelle l'absurde. L'ensemble des Conquérants est une revendication perpétuelle, et j'ai d'ailleurs insisté sur cette phrase : échapper à cette idée de l'absurde en fuyant dans l'humain. Il est certain qu'on pourra dire qu'on peut fuir autrement. Je ne prétends en aucune façon répondre à cette objection. Je dis simplement que Garine est un homme qui, dans la mesure où il a fui cette absurdité qui est la chose la plus tragique devant laquelle se trouve un homme, a donné un certain exemple …

Il s'agit de savoir si l'exemple donné par Garine, agit avec efficacité en tant que création éthique.

 

Au travers de ces deux personnages principaux, le bolchevik – Borodine- et son héros Garine, André Malraux oppose deux conceptions de l'histoire :

 

- la conception marxiste pour laquelle l'histoire est l'évolution -le développement- d'une réalité sociale où s'affrontent des classes sociales, la bourgeoisie du grand capital et le prolétariat, dont l'une (la bourgeoisie) est “ vouée à être dépassée ” par le cours même de l'histoire, au cours d'une révolution qui doit assurer le triomphe du prolétariat.

La révolution est un moment décisif du conflit entre les classes sociales où les hommes n'interviennent pas en tant qu'individus mais comme membres d'une classe, où ils agissent non pour lutter contre l'humiliation ou exprimer leur révolte mais pour concourir au triomphe de la “ cause ”.

 

- Pour André Malraux, l'histoire n'est rien d'autre que la forme que revêt (comme nous l'expliquait “La Tentation de l'Occident”) le conflit de l'homme avec le monde qu'il a créé :

Avec l'histoire, “ l'étrangeté ” du monde, qui révèle à l'homme l'absurdité de son existence, de sa condition d'homme (de sa présence “ injustifée ” au monde) revêt la figure d'un Destin.

 

Ce qui apparaît à l'individu solitaire, confronté au monde étranger de son existence quotidienne, comme le non-sens de sa vie, apparaît à ce même individu, lorsqu'il est confronté à l'histoire, comme une défaite des hommes face à leur destin.

 

Dès lors, la révolution n'est pas, comme le veut le marxisme, un moment décisif du développement social où une classe sociale cherche à prendre en mains, grâce à sa victoire historique, le destin des hommes … c'est l'occasion pour l'individu d'échapper au non-sens de sa vie en haussant sa révolte contre l'absurdité de la condition humaine au niveau d'une révolte contre le destin des hommes.

 

Citons le commentaire de Gaëtan Picon :

 

Les premiers héros de l'œuvre de Malraux n'agissent guère pour créer quelque chose mais seulement pour combattre, pour ne pas accepter. Vivre,agir, vaincre? Non point. Mais se donner à soi-même la preuve que l'on a refusé l'inéluctable défaite, fut-ce dans l'instant fulgurant d'une mort les armes à la main.

 

Être tué, disparaître, peu lui importait ; il ne tenait guère à lui-même … Mais accepter vivant la vanité de son existence, comme un cancer, vivre avec cette tiédeur de mort dans la main … Qu'était ce besoin d'inconnu, cette destruction provisoire des rapports de prisonnier à maître, que ceux qui ne la connaissent pas nomment aventure, sinon sa défense contre elle ?

 

La révolution, pour Garine, ne représente guère plus que l'aventure pour Perken: elle est une “ grande action quelconque ”. Garine n'aime pas ceux avec qui il combat, et n'attend pas grand chose de la transformation de l'ordre social.

Dans l'action s'affirme la puissance qui fait de l'homme autre chose qu'un esclave fasciné. Et cette puissance ne vaut que pour avoir conscience d'elle-même …

Toute la démarche d'André Malraux consiste à entrer directement en contact avec ce qui l'accable, à penser la mort, à étreindre le destin.

 

Il ne s'agit pas de savoir si l'action est historiquement efficace mais si (disait André Malraux dans le texte que nous avons cité) l'exemple de Garine a une efficacité éthique.

Autrement dit : il s'agit de savoir si l'action dans l'histoire peut être pour l'individu cette façon de vivre (cette éthique) qui lui permet d'échapper à l'absurdité de son existence.

 

Jean Lacouture :

 

André Malraux rode autour du marxisme, mais en vain. Sa pensée est centrée tour à tour sur Pascal et sur Nietzsche, constamment hantée par Dostoievski. Il ne sait ni se trouver lui-même dans le monde, ni découvrir un sens au monde (il refuse le sens que le marxisme donne à l'histoire). Il croit savoir seulement qu'à l'Absurde, l'action oppose une réponse digne de l'homme. [Mais] leur défaite voue Garine comme Perken au néant. Le temps est venu de créer des héros que l'échec ne voue pas à l'absurde, parce qu'ils auront rencontré, dans l'action révolutionnaire, la fraternité des hommes. ”

 

André Malraux a trente ans. Il écrit “La Condition Humaine”.

 

 

c) “La Condition Humaine”

 

Le 1er Décembre 1933, “La Condition Humaine” reçoit le Prix Goncourt.

- Pourquoi avoir choisi cet épisode particulièrement complexe de la Révolution Chinoise: le soulèvement de Shangaï fomenté par les Communistes et réprimé par Tchang-Kaï-Chek ?

 

- En premier lieu, nous savons qu'il ne s'agit pas d'un reportage : André Malraux n'a pas assisté ni de près ni de loin à cet évènement qui a lieu en 1927 alors qu'André Malraux était revenu d'Indochine en Février 1926.

Nous savons qu'il a utilisé des coupures de journaux et quelques notations de son ami le reporter Georges Manue, qu'il avait invité à suivre sur place l'ascension de Kuomintang.

André Malraux n'a jamais écrit de livre plus imaginaire. Rien dans “La Condition Humaine” ne ressemble à une compréhension de ce que peut-être un épisode révolutionnaire : nulle part n'apparaissent la réalité historique et sociale de la Chine à cette époque, ni les forces sociales qui s'affrontent, ni le rôle des partis dans cette lutte

 

L'écrivain soviétique Ilya Erhenbourg, après avoir reconnu que le livre avait recueilli un succès mérité explique :

 

Ce n'est pas un livre sur la Révolution ni une épopée. C'est un journal intime, une radioscopie par l'auteur de lui-même, fragmentée en plusieurs héros … ”.

 

Et il poursuit :

 

Ses personnages vivent et nous souffrons avec eux, nous souffrons parce qu'ils souffrent, mais rien ne nous fait sentir la nécessité d'une telle vie et de telles souffrances. Isolés du monde dans lequel ils vivent. Ces héros nous apparaissent comme des romantiques exaltés. La révolution qu'a vécue un grand pays devient l'histoire d'un groupe de conspirateurs. Ces conspirateurs savent mourir héroïquement mais, dès les premières pages du roman, il est clair qu'ils doivent mourir. Ils raisonnent énormément … Certes, ils s'occupent beaucoup de distribuer des fusils, mais il est difficile de dire à quoi leur servent ces fusils […]. Quand la révolution est vaincue, ce n'est ni la défaite d'une classe, ni même la défaite d'un parti, c'est un effet de la fatalité qui pèse sur le métis Kyo ou sur le Russe Katow… ”

 

- Quel est donc le sujet et le sens du roman ?

 

Dans l'esprit de Malraux, écrit Jean Lacouture, il s'agissait d'écrire un roman dostoievskien, digne des Frères Karamazov, que Malraux tenait pour le “cinquième évangile”. ”

 

Sans faire ici l'analyse du roman, on peut dire -en retenant l'expression d'Ilya Ehrenbourg-, qu'il s'agit d'une véritable radioscopie.

Au travers des héros -personnages vivants, de chair et d'os (là est tout l'art du romancier), au travers de leurs actes, de leurs paroles et de la philosophie qu'ils expriment, se trouvent explorées toutes les attitudes que l'homme peut adopter, lorsqu'il découvre sa solitude, pour échapper à la misère (en termes pascaliens) ou à l'absurdité (en termes contemporains) de la Condition Humaine.

 

Le diagramme présenté dans le “Profil”consacré à l'analyse de “La Condition Humaine” illustre bien autour d'un point central qui est la découverte par l'individu de sa solitude toutes les solutions possibles que l'homme peut mettre en œuvre pour tenter de résoudre la tragédie de la Condition Humaine.

 

- D'un côté sont explorés toutes les fausses tentatives, qui sont autant de tentations, par lesquelles l'homme cherche des échappatoires, qui sont toutes vouées à l'échec parce qu'elles consistent pour l'homme à dissimuler, à oublier sa condition : ce sont l'illusion du pouvoir, le rêve ou le retour illusoire à l'enfance, le jeu de l'érotisme, la simulation par le joueur du risque de la mort, enfin la drogue et les paradis artificiels.

 

- De l'autre côté, sont explorées ce qu'on pourrait appeler des chances ou des promesses : l'amour, s'il pouvait reposer non sur l'érotisme mais sur une égalité fraternelle de l'homme et de la femme dans le combat “révolutionnaire” contre le destin ; l'art, s'il pouvait encore être comme l'art oriental, non pas le message où l'homme ne parle que de lui-même en se dressant contre la création, mais un véritable accord -une fusion- avec les choses concrètement présentes dans les signes et les symboles, grâce auxquels l'homme triompherait de sa solitude ; enfin, la fraternité, si le lien de camaraderie virile, éprouvé par les individus dans le combat et au moment crucial de leur mort, pouvait survivre à l'exaltation lyrique de l'action et devenir la réalité quotidienne de nouveaux rapports humains, solidaires et fraternels.

 

La Condition Humaine” est bien la dénonciation de toutes les échappatoires par lesquelles l'homme tente de se dissimuler sa condition ; et c'est aussi l'exaltation de toutes les promesses que recèle l'existence de l'être humain, d'un vivant qui ne ressemble à aucun autre : promesse d'une fusion avec l'autre dans l'amour, promesse d'une fusion avec les choses dans l'art, promesse d'un avenir fraternel entre les hommes.

 

Mais, “ peut-être, écrit André Malraux, l'angoisse est-elle toujours la plus forte et peut-être, dès l'origine, est-elle empoisonnée la joie qui fut donnée au seul animal qui sache qu'elle n'est pas éternelle ”.

 

Au travers du roman de “La Condition Humaine”, où sont explorées toutes les tentations et toutes les promesses de l'homme, c'est l'Angoisse qui l'emporte : “La Condition Humaine”, inscrite dans le destin mortel de l'homme, est telle que l'homme ne peut transformer les promesses en réalité ni convertir son espérance en Espoir du Futur.

Il ne peut qu'affirmer, en mettant en jeu sa vie, le refus de son destin. C'est ce refus, et rien d'autre, qui fait sa grandeur : Seule l'action révolutionnaire, où l'homme risque sa vie “avec” les autres, lui permet d'affirmer à l'instant de sa mort, sa victoire sur son destin mortel.

 

On pouvait croire que l'échec de Perken et de Garine résidait dans leur solitude. On peut croire avec “La Condition Humaine” que la victoire de Kyo consiste dans le lien fraternel qui l'unit à ses camarades.

 

Mais, écrit Gaëtan Picon, :

 

pas plus que le sentiment de l'isolement individuel n'est pour Malraux le vrai drame de l'homme, pas davantage la rencontre d'une collectivité n'est sa vraie victoire. S'élever d'une conscience individuelle à une conscience commune il est vrai que c'est tout son effort mais cette conscience commune n'est nullement pour Malraux la chaleur d'une communauté vivante. Bien plus qu'il ne cherche à sortir de soi pour trouver les autres, Malraux cherche à trouver en lui-même une force plus forte que lui, une puissance qui le transcende pour être celle d'un homme non d'un individu. ”

 

Jouer sa vie sur un jeu plus grand que soi

 

Cette phrase, qu'André Malraux fait prononcer à Garine, est peut-être le secret de cette fièvre qui anime Malraux depuis son adolescence et qui va lui faire embrasser dans la suite de sa vie des causes qui semblent se contredire : celle du peuple aux côtés du Parti Communiste, et dans la Guerre d'Espagne ; celle de la patrie dans la lutte contre l'occupant nazi et dans la Guerre de libération, celle de la Nation à la droite du Général De Gaulle et dans la croisade anticommuniste, enfin celle de l'Art comme le véritable “Chant de l'Histoire” par lequel les hommes triomphent de leur destin.

Mais, pour comprendre les contradictions de la vie d'André Malraux, il faut bien comprendre le sens de cette phrase prononcée par Garine.

Quand André Malraux parle de jouer sa vie sur un jeu plus grand que soi ”, “ il ne faut pas entendre, écrit Gaëtan Picon, qu'il veuille servir d'autres êtres que lui-même ou concourir à la réalisation par l'humanité de son avenir ” :

Dans son engagement historique, il n'a en vue -sinon peut-être dans la fièvre du combat- ni la libération d'un peuple, ni des lendemains qui chantent pour les masses opprimées, ni l'avenir d'une nation, ni le triomphe de la culture qui passe par sa démocratisation.

 

Ce qu'il veut, ce qui nourrit sa fièvre, ce qui le pousse sans cesse à épouser de nouvelles causes historiques, c'est la volonté de donner à son action, une force et une durée supérieure à sa propre vie, c'est la volonté de donner à sa propre vie une dimension qui dépasse les limites de l'existence d'un homme.

 

 

* *

*

Annexe :

Portrait comparé de Tchen et Kyo

 

 

 

INTRODUCTION

 

1. Situation du passage

 

- Le passage que nous allons étudier se situe presque à la fin de la première partie. L'action, qui est l'insurrection du prolétariat de Shangaï en mars-avril 1927, est nouée : nous avons assisté au meurtre par Tchen d'un trafiquant pour obtenir un document de livraison d'armes ; les révolutionnaires se sont réunis pour organiser l'insurrection. A la fin du chapitre, ce sera l'attaque du bâteau pour récupérer les armes nécessaires à l'insurrection.

 

Nous avons fait connaissance avec tous les personnages, les révolutionnaires : Tchen, instrument de l'action terroriste, Kyo, le chef révolutionnaire, Katow, le militant confirmé mais aussi Hemmelrich, l'humilié et la victime, Clappique, mythomane et farfelu ; enfin, May, la femme militante de Kyo et son père, Gisors.

 

- La scène, où se situe notre passage, est une sorte d'arrêt de l'action. Tchen, isolé des autres par son acte -le meurtre- s'adresse à Gisors, pour se faire comprendre, peut-être pour échapper à la solitude à laquelle son acte l'a condamné. Le personnage de Gisors, présenté comme un sage, un philosophe, ancien professeur de l'Université de Pékin est le seul, dans le roman, qui ne participe pas à l'action : tout se passe comme si les autres personnages pris dans le rythme de l'action et de l'Histoire, venaient chercher auprès de lui leur vérité : celle de leurs actes et de leur vie.

 

N'est-ce pas pour André MALRAUX le moment essentiel où l'expérience, au travers du personnage de Gisors, se transforme en conscience ?

Le portrait que nous allons lire se présente donc comme un monologue intérieur de Gisors.

 

 

 

LECTURE du passage

 

« Dès qu’il avait observé Tchen, il avait compris que cet adolescent ne pouvait vivre d’une idéologie qui ne se transformât pas immédiatement en actes. Privé de charité, il ne pouvait être amené par la vie religieuse qu’à la contemplation ou à la vie intérieure ; mais il haïssait la contemplation, et n’eût rêvé que d’un apostolat dont le rejetait précisément son absence de charité. Pour vivre, il fallait don d’abord qu’il échappât à son christianisme. (De demi-confidences, il semblait que la connaissance des prostituées et des étudiants eût fait disparaître le seul péché toujours plus fort que la volonté de Tchen, la masturbation ; et avec lui, un sentiment toujours répété d’angoisse et de déchéance.) Quand, au christianisme, son nouveau maître avait opposé non des arguments, mas d’autres formes de grandeur, la foi avait coulé entre les doigts de Tchen, peu à peu, sans crise, comme du sable. Détaché par elle de la Chine, habitué par elle à se séparer du monde au lieu de soumettre à lui, il avait compris à travers Gisors que tout s’était passé comme si cette période de sa vie n’eût été qu’une initiation au sens héroïque : que faire d’une âme, s’il n’y a ni Dieu ni Christ ?

Ici Gisors retrouvait son fils, indifférent au christianisme mais à qui l’éducation japonaise (Kyo avait vécu au Japon de sa huitième à sa dix-septième année) avait imposé aussi la conviction que les idées ne devaient pas être pensées, mais vécues. Kyo avaient choisi l’action, d’une façon grave et préméditée, comme d’autres choisissent les armes ou la mer : il avait quitté soin père, vécu à Canton, à Tientsin, de la vie des manœuvres et des coolies-pousse, pour organiser les syndicats. Tchen – l’oncle pris comme otage et n’ayant pu payer sa rançon, exécuté à la prise de Swatéou – s’était trouvé sans argent, nanti de diplômes sans valeur, en face de ses vingt-quatre ans et de la Chine. Chauffeur de camion tant que les pistes du Nord avaient été dangereuses, puis aide-chimiste, puis rien. Tout le précipitait : l’action politique : l’espoir d’un monde différent, la possibilité de manger quoique misérablement (il était naturellement austère, peut-être par orgueil), la satisfaction de ses haines, de sa pensée, de son caractère. Mais, chez Kyo, tout était plus simple. Le sens héroïque lui avait donné comme une discipline, non comme une justification de la vie. Il n’était pas inquiet. Sa vie avait un sens, et il le connaissait : donner à chacun de ces hommes que la famine, en ce moment même, faisait mourir comme une peste lente, la possession de sa propre dignité. Il était des leurs : ils avaient les mêmes ennemis. Métis, hors-caste, dédaigné des blancs et plus encore de blanches, Kyo n’avait pas tenté de les séduire : il avait cherché les siens et les avait trouvés. « Il n’y a pas de dignité possible, pas de vie réelle pour un homme qui travaille douze heures par jour sans savoir pour quoi il travaille. »Il fallait que ce travail prît un sens devînt une patrie. Les questions individuelles ne se posaient pour Kyo que dans sa vie privée. »

 

 

 

A première lecture, la réflexion de Gisors cherchant à comprendre ses deux fils -son fils naturel et son fils adoptif ou spirituel- se présente comme un portrait comparé où chacun se définit par opposition à l'autre mais s'agit-il réellement d'un portrait ?

Pour André MALRAUX, -on le sait- un homme n'est rien d'autre que ce qu'il fait, ce que ses actes font de lui. L'action historique nous a mis en présence de deux héros révolutionnaires. Et, dès lors, au travers de cette comparaison entre les deux hommes, l'objet de la réflexion est de comprendre non seulement ce qui oppose les personnages mais aussi la différence de leurs attitudes face à la Révolution.

Le texte nous présente en même temps l'explication de la motivation des personnages et le sens que revêt pour chacun d'eux la Révolution.

Nous avons affaire d'un côté au portrait de deux types d'homme dont la biographie - leur origine, leur formation- explique leur personnalité et d'un autre côté au portrait de deux héros en qui s'incarnent deux attitudes face à la vie et à l'Histoire.

 

 

 

ANNONCE DU PLAN

 

 

I- Portrait de deux personnages

En examinant :

1) leurs origines sociales

2) leurs formations (leur éducation)

3) leurs expériences

Nous pourrons comprendre :

 

- les traits de leur personnalité

 

Tchen • solitaire

• intellectuel

• mystique

 

Kyo • humilié

• fraternel

• discipliné et rationnel

 

 

Mais, derrière les traits des personnages, tels qu'ils peuvent se comprendre à partir de leur biographie, nous découvrons deux attitudes “humaines” face à l'engagement historique.

D'un point de vue humain, la Révolution est le moment critique de l'Histoire, parce qu'elle pose à ceux qui s'engagent le problème du sens de leur engagement.

Ce sont ces deux attitudes face à l'engagement historique que la réflexion de Gisors sur les motivations de ces deux fils doit nous permettre de comprendre.

 

Chacun d'eux, acceptant de sacrifier sa vie pour la Révolution, est sans doute un héros ; mais quel est le sens de l'héroïsme ?

 

Tel sera la deuxième partie de notre réflexion sur ce texte.

 

II- Deux attitudes “révolutionnaires” résultant de deux motivations différentes

 

1) Tchen :

Pour qui la Révolution est la voie du salut pour échapper à soi-même et donner un sens à sa vie individuelle et solitaire, est le type du héros “terroriste”.

2) Kyo :

Pour qui la Révolution est la transformation du monde qui doit permettre aux opprimés et aux humiliés de retrouver le sens humain de la vie et de recouvrer leur dignité d'homme, est le type du Militant communiste.

 

Mais chercher à comprendre ce qui fait d'un homme un héros, acceptant le risque de la mort, n'est-ce pas s'interroger sur le sens de la vie, de la Condition Humaine ?

 

 

III- Les deux sens de la Condition Humaine.

 

Ce sera l'objet de notre troisième partie.

 

Tel nous semble être l'intérêt de ce texte :

 

Idée directrice

Comprendre au travers de l'opposition des personnages la double motivation de l'engagement historique pour découvrir que le problème posé est en fin de compte celui du sens de la Condition Humaine.

 

 

 

Développement-Commentaire

 

 

Le passage que nous venons de lire est en quelque sorte la conclusion d'un long monologue intérieur. Après avoir écouté Tchen qui est venu se confier à lui et après s'être remémoré la jeunesse de son fils adoptif, la comparaison s'impose à Gisors entre Tchen dont il est devenu le père spirituel et Kyo dont la personnalité ne fait pas mystère pour lui parce qu'il le comprend et le connaît comme son fils naturel. Pourquoi sont-ils si différents ?

 

En effet, bien qu'ils soient tous deux dévoués à la Révolution, il est clair pour Gisors que la Révolution n'a pas le même sens pour chacun ; et c'est là ce que Gisors cherche à comprendre Au travers de la réflexion de Gisors, c'est bien évidemment André MALRAUX qui nous propose au travers des personnages deux attitudes humaines face à la Révolution.

 

 

- I -

 

PORTRAIT COMPARE de TCHEN et KYO

 

 

 

1) Le personnage de Tchen

 

Dès la première phrase, Gisors pour comprendre son fils adoptif évoque son enfance et sa formation ; la parenthèse où il nous rappelle que son oncle a été pris comme otage de sorte que Tchen s'est trouvé orphelin, fait allusion à l'enfance de Tchen que le début du monologue nous a exposé:

 

Origine double :

Tchen, fils de Chinois a été confié par son père à une institution religieuse à laquelle son père l'a vite soustrait, conscient de l'influence néfaste de cette éducation

 

Formation chrétienne et intellectuelle :

luthérienne, pour lui faire suivre les cours marxistes de Gisors, alors professeur à l'Université de Pékin.C'est ainsi que, comme l'indique notre texte, Tchen s'est trouvé à vingt quatre ans “ sans argent, nanti de diplômes sans valeur”, condamné, pour survivre, à ce qu'on appellerait aujourd'hui des“petits boulots”.Ce retour de Gisors sur l'enfance et l'éducation de Tchen constitue pour lui une explication et prépare (dans notre texte), la compréhension de l'attitude de Tchen, face à la Révolution : “ Tout le précipitait à l'action politique.” Qu'est-ce qui, dans son enfance et sa formation conduit - ou précipite- Tchen, à l'action politique ?

 

Une double rupture.

a) formation intellectuelle

En voulant faire bénéficier son fils de la cultureoccidentale, son père l'a coupé de la communauté chinoise. Il se retrouve “ en face de la Chine ”, il a ainsi perdu toute attache à la fois avec la culture de son pays et avec le peuple auquel il appartient.

b) formation chrétienne

En choisissant pour sa première formation une éducation chrétienne et, qui plus est, protestante, son père a fait de Tchen, une victime du christianisme au travers duquel l'homme fait l'expérience privilégiée de la solitude, de sa séparation d'avec le monde.

 

Conséquence : Révolution = Religion

Dès lors, quand il fut remis par son père entre les mains de Gisors, sociologue marxiste, la Révolution ne pouvait plus apparaître à Tchen que comme une idée abstraite, sans lien avec le malheur et l'humiliation des hommes : un idéal au même titre que l'idée de Dieu pour un chrétien.

Ainsi il se précipite dans l'action politique pour échapper à sa solitude comme un chrétien cherche son salut.

 

Transition

Pour un tel homme quel sens peut-avoir la Révolution ? Nous le comprendrons mieux quand nous aurons comparé l'itinéraire et la motivation de Tchen au parcours et à la prise de conscience de Kyo.

 

 

2) Le personnage de Kyo

 

Dans sa réflexion, Gisors va tenter de comprendre le personnage et l'attitude de son fils par opposition à Tchen. Cette opposition est marquée dans notre texte par la conjonction de coordination “mais”. Le contraste est exprimé par une seule formule : “ Chez Kyo, tout était plus simple ”. Et immédiatement le narrateur nous précise qu'il s'agit de définir le “ sens de l'héroïsme ”.

 

Deux sens de l'héroïsme

 

En effet, si le héros est toujours un homme qui accepte de sacrifier sa vie, nous allons découvrir en comparant Kyo àTchen, qu'il y a en réalité deux types de héros. Le personnage de Tchen nous présente le premier visage du héros : celui qui, risquant sa vie pour une cause, se sacrifie pour donner un sens à sa vie comme le chrétien accepte le sacrifice pour le salut de son âme. Mais il existe un autre héros pour qui tout est simple, pour qui le sacrifice est naturel parce qu'il a déjà voué sa vie personnelle à la cause des autres.

 

Origine de Kyo

Telle est bien la situation de Kyo : S'il est vrai qu'il n'appartient pas au prolétariat, son origine qui fait de lui un métis le situe “ hors-caste, dédaigné des Blancs et plus encore des Blanches ”, il fait partie des humiliés, il appartient à une communauté ; loin d'être coupé des autres hommes, sa vie a le même sens que celle des autres, il n'a donc pas à s'interroger sur le sens de son existence pour répondre à l'angoisse qui naît de la solitude : le sens héroïque n'était pas, dit Gisors “ une justification de sa vie. Il n'était pas inquiet. Sa vie avait un sens, et il le connaissait. ”.

 

Formation

Bien plus, à la différence de l'intellectuel pour qui la souffrance est toujours difficile à supporter et pour qui l'action est toujours une manifestation intempestive, Kyo par sa formation à la rigueur du mode de vie japonais imposé par sa mère, a appris à soumettre son corps et ses actes à la discipline. C'est ainsi qu'il fait preuve des qualités essentielles du chef révolutionnaire : l'organisation l'efficacité, la connaissance des choses et des hommes.

 

Appartenance à une communauté : celle des humiliés

Mais ce qui le distingue radicalement de Tchen, c'est le sens que revêt pour lui l'action politique et la Révolution : “ Donner à chacun de ces hommes que la famine, en ce moment même, faisait mourir comme une peste lente, la possession de sa propre dignité ”. Pour les humiliés, la Révolution n'est pas seulement le moyen d'échapper à la misère mais la seule voie pour retrouver leur dignité d'homme. Et sous forme de ce discours direct attribué à Kyo par Gisors, André MALRAUX explique en quoi consiste pour les opprimés - pour les prolétaires - la perte de la dignité : “ Il n'y a pas de dignité possible, pas de vie réelle pour un homme qui travaille douze heures par jour sans savoir pourquoi il travaille. ”

 

Le sens de l'aliénation

Cette phrase prononcée par Kyo fait référence à l'analyse marxiste de l'aliénation: si le propre de l'activité humaine est de poursuivre un but, une fin, un homme qui travaille douze heures par jour pour simplement survivre “ sans savoir pourquoi il travaille ” n'a pas d'autre but que de reproduire simplement sa vie. Sa vie n'a d'autre sens que de lui assurer le moyen de vivre. Rien ne différencie alors l'existence de cet homme de la reproduction de la vie en laquelle consiste la vie même d'un animal.

A travers la réflexion attribuée à Kyo, André MALRAUX met ici l'accent sur la portée humaniste de l'analyse marxiste de l'aliénation. Lorsque les moyens de production (les usines, les machines, etc.) sont la propriété d'un “autre”, lorsque le produit du travail, avant même que le processus de production ne commence, appartient à un autre -, destiné à devenir une marchandise dont la valeur sera convertie en profit pour son propriétaire, ce n'est pas seulement le résultat - ou le fruit - de son travail qui échappe au travailleur, mais le sens de son activité. Et, parce que sa vie tout entière est absorbée et se confond avec le travail, c'est l'existence de cet homme qui est vidée de tout sens. Cet homme, du même coup, broyé par sa propre vie, perd sa qualité d'homme.

Quel sens peut avoir la Révolution pour ces hommes qui, subissant l'exploitation, sont dépossédés de leur vie et de leur dignité d'homme ? - Tout naturellement, tout “simplement”, de changer les choses - le monde tel qu'il est -, pour retrouver le sens humain de la vie et recouvrer leur “qualité d'homme”.

 

Transition

Au travers du portrait comparé de Tchen et de Kyo, au travers des itinéraires opposés de leur vie, que développe le monologue de Gisors, pour André MALRAUX ce qu'il s'agit d'explorer, de mettre en lumière : ce sont non seulement les motivations des personnages mais bien les deux sens, - la double valeur - que peut avoir, dans une vie d'homme, le choix de la Révolution.

 

Voilà ce qu'il nous faut maintenant explorer dans notre texte.

 

 

 

- II -

 

DEUX SENS de L'ACTION HISTORIQUE,

du CHOIX REVOLUTIONNAIRE

 

 

 

1) L'engagement révolutionnaire de Tchen

 

L'évocation de la biographie de Tchen, - de ses origines et de sa formation - n'est que la fiction narrative destinée à mettre à jour l'une des formes essentielles de la conscience que l'homme peut prendre de sa condition.

 

Appréhension pascalienne pour l'homme de son néant

L'itinéraire de Tchen est le paradigme de “ la conscience de soi ” qui est celle de l'homme occidental depuis l'avènement du Christianisme, renforcée par la civilisation moderne qui a figé le monde en un univers abstrait, étranger à l'homme.

C'est à la description par Pascal de la “misère humaine” qu'il faut revenir pour comprendre cette appréhension par Tchen de la condition humaine : Dans toute expérience où un individu, coupé de tout lien avec le monde, fait l'épreuve de la solitude, il n'est plus rien d'autre que la conscience subjective de lui-même ; il découvre alors que cet être dont il est “conscience”, n'est pas à proprement parler “rien”. Dans l'angoisse, ce qu'il appréhende, c'est son “ néant, son impuissance, son vide ”.

Pascal, dans son Apologie, ayant pour but de convaincre les libertins, athés, attendait de cette découverte par l'homme de son “néant” un véritable renversement, la “conversion” vers Celui qui seul est capable de combler ce vide : Dieu ; de l'appréhension par l'homme de sa finitude, il attendait que naisse en lui l'appel de l'Infini, et de la compréhension de sa mort, il attendait que naisse le désir d'une autre vie, éternelle.

Dans l'angoisse, l'homme, au travers de la conscience vide de soi, ne doit-il pas retrouver son âme et l'espoir d'une autre vie.

 

La Révolution comme Idéal

Mais, c'est à Tchen qu'André MALRAUX fait dire (quelques lignes avant notre texte) : “ Que faire d'une âme, s'il n'y a ni Dieu, ni Christ ? ”.

Les circonstances de la vie de Tchen, qui le mettent en contact avec l'enseignement “marxiste” de Gisors, lui apportent la réponse.

 

Quel est l'enseignement de Gisors ?

L'explication historique qui prévoit l'avènement d'un autremonde, bâti par les hommes à la mesure de l'homme, l'instauration de nouveaux rapports humains, fraternels, délivrant l'individu de sa solitude, et le changement de l'homme lui-même, délivré de l'angoisse par la perspective de l'avenir, tout cet enseignement de Gisors et du marxisme prend pour Tchen la place de la religion et de la foi et la valeur d'une mystique : la Révolution est l'équivalent d'une conversion : elle ouvre la voie du SALUT. “ L'Espoir d'un autre monde”, mieux que l'espérance chrétienne d'une autre vie, sauve l'individu de l'angoisse.

Par l'action politique l'individu donne un sens à sa solitude.

 

Ainsi Tchen incarne l'une des voies qui conduit à l'action politique et à l'engagement révolutionnaire. Mais la motivation et la nature du choix déterminent les actes d'un homme et le sens de sa vie.

 

Le héros terroriste

Qu'est-ce donc que l'action “révolutionnaire” pour Tchen etquel type de héros est-il ? - Quel est le sens de son héroïsme ?

La comparaison avec Kyo nous oblige à répondre à ces questions.

L'incipit de la Condition Humaine, qui nous fait assister à la scène du meurtre, dont la mission a été confiée à Tchen, permet de formuler la première réponse : Tchen fait partie du commando “terroriste”.

Mais, nous pouvons maintenant comprendre pourquoi Kyo sans doute lui a réservé ce rôle.

 

L'action politique

Chez celui qui adhère à la Révolution pour échapper à sasolitude, l'action ne saurait être une longue et méthodique préparation prenant en compte tous les aspects du réel pour atteindre au but : c'est une manifestation “intempestive”, dont le sens tient tout entier dans l'exécution de l'acte, dans l'instant où il a lieu et dans les gestes qu'il faut faire. Mais bien plus : celui qui agit pour “ sortir de soi ”, ne peut, au moment de l'acte, échapper tout à fait à lui-même ; nous l'avons vu dans la scène du meurtre, ce n'est pas la raison du meurtre, l'objet de sa mission qui anime Tchen, mais toutes les pulsions qui resurgissent de l'inconscient. Et ici encore, dans notre texte, Gisors le précise : ce n'est pas seulement “ l'espoir d'un monde différent ” qui détermine son action politique, mais aussi “ la satisfaction de ses haines, de sa pensée, de son caractère ”.

Ce qui s'exprime dans l'action terroriste, ce n'est pas la violence de la Révolution, mais celle de l'individu. Parmi ses compagnons révolutionnaires, le “terroriste” reste un être à part, un être solitaire, à qui l'on confie des “missions”. Concourant à la Révolution dans sa phase violente, n'est-il pas condamné à être éliminé par la Révolution lorsqu'elle s'organise et lorsqu'elle triomphe ?

André MALRAUX répondra à cette question dans l'Espoir.

 

Le sacrifice héroïque

Est-ce à dire que Tchen n'est pas un héros ? Sans doutene peut-on lui refuser ce titre puisqu'il risque sa vie et accepte de la sacrifier pour la Cause. La Révolution qui triomphe, sans doute, l'honorera, s'il a disparu. Mais ne doit-on pas mesurer la valeur d'un acte au sens que l'individu lui donne ?

De ce point de vue, il faut bien reconnaître que le dévouement à la Cause au risque de sa vie n'est pas motivé chez Tchen par l'objectif du triomphe de cette Cause : le sacrifice conserve pour lui un sens religieux : il accepte de mourir parce qu'il estime sa vie à peu de prix ; la mort reste pour lui le sacrifice de soi pour se sauver lui-même (de sa solitude, de l'absurdité de l'existence) et donner un sens à sa vie, se hausser au dessus de lui-même et de sa condition.

 

Transition

Nous allons le comprendre avec Kyo : l'héroïsme pour le révolutionnaire, militant communiste, revêt un autre sens.

 

 

2) Le sens de l'engagement révolutionnaire pour Kyo

 

Gisors définit l'action politique de Kyo et son héroïsme par opposition à l'attitude de Tchen : l'action est une “ discipline ” et l'héroïsme n'est pas une “ justification de la vie ”.

 

L'action

Là où l'action était pour Tchen l'exécution intempestive d'un acte, comme si cet acte avait lieu hors du temps et du monde, l'action politique est pour Kyo l'équivalent d'un “travail”, méthodique, de préparation, d'organisation exigeant la connaissance de tous les aspects du réel, de la situation concrète et des hommes qui participent à l'action.

A Hemmelrich qui regrettait de ne pas prendre les armes, il a répondu : “ à chacun son travail ”. A Tchen, il a confié le rôle qu'il pouvait le mieux remplir. Il a soigneusement, méticuleusement préparé l'insurrection, depuis la prise des armes jusqu'à la visite des garages, la position des groupes révolutionnaires. Dans l'espace et dans le temps, l'action doit se dérouler suivant un plan.

 

L'appartenance de classe

Mais, ce qui distingue radicalement Kyo de Tchen, c'estle sens de son engagement et de son héroïsme.

Parce qu'il appartient à la communauté des exploités, parce qu'il éprouve la même humiliation, ce n'est pas en lui, dans sa vie individuelle (ou “privée”) qu'il trouve les raisons de son engagement mais dans la situation commune qui est faite à tous les humiliés et les opprimés.

En nous rappelant ce qu'est la situation des exploités, selon l'analyse marxiste de l'aliénation, nous pouvons comprendre pourquoi “ tout est simple ” pour Kyo : Si l'exploitation économique n'a pas seulement pour effet de condamner les hommes à la misère mais va jusqu'à les déposséder du sens de leur vie, et les priver de leur dignité, c'est-à-dire de leur qualité d'homme, n'est-ce pas de la vie même que naît naturellement chez les humiliés la résolution de changer leurs conditions d'existence, de mettre en cause ce monde qui leur interdit de vivre comme des hommes ?

Kyo le dit ainsi : c'est parce qu'il n'y a pas pour les exploités de “ dignité possible ”, ni de “ vie réelle ” que s'impose à eux l'exigence de changer leur vie.

 

La prise de conscience révolutionnaire

La prise de conscience révolutionnaire chez un militantcommuniste se produit à l'inverse de la motivation d'unintellectuel comme Tchen : Loin qu'elle naisse au cœur de sa vie individuelle comme le besoin d'échapper à l'absurdité de cette vie, elle est inséparable de la prise de conscience de son appartenance à une communauté : à la classe des opprimés ; Elle naît lorsqu'un individu - humilié - comprend qu'il n'a aucune chance d'accéder à une vie personnelle - simplement humaine - sans changer les conditions de vie de tous les opprimés, de cette classe d'hommes à laquelle il appartient.

Et, comment changer les conditions de vie de toute une classe sociale sans mettre en cause la structure même de la Société (la division de la Société en classes) ?

L'idée de la Révolution prend corps dans l'expérience même de la vie et de la lutte.

 

Révolution ≠ Idéal = Nécessité

Aussi pour cet homme, l'engagement politique et révolutionnaire n'est-il pas, comme pour Tchen, un idéal qui se situe au-delà de la vie présente, semblable à l'espérance religieuse d'une autre vie et d'un autre monde : c'est la prise de conscience d'une nécessité qui s'impose chaque jour comme une exigence, parce que l'épreuve de l'humiliation est quotidienne. L'individu, parce qu'il partage cette humiliation avec des millions d'hommes, engage la lutte avec eux : Loin d'être un révolté, il devient un militant.

Et, dès lors, dans cette lutte avec les autres, le “ monde différent ” qu'il s'agit de mettre au jour, n'est pas un “ autre monde ”, dont la vision ou le rêve nourrissent l'espérance : il prend forme, au cœur de la lutte et de la vie militante, dans les rapports fraternels qui s'instaurent entre les hommes.

Là où Tchen “cherchait” les autres sans pouvoir sortir du désert de sa solitude, Kyo les a déjà “trouvés”.

Là où la Révolution a pour Tchen valeur d'une prophétie, elle est pour Kyo la mise en œuvre d'un plan qui prépare la transformation du réel.

 

Le sens de la vie

Pour Kyo, l'héroïsme n'est pas dans l'évènement de la mort, dont il accepte le risque : il est déjà présent dans la lutte quotidienne par laquelle le militant accepte de “sacrifier” sa vie privée à sa vie militante.

Les questions individuelles ne se posaient pour Kyo que dans sa vie privée ”, précise Gisors ; c'est dire que pour un militant, le sens de la vie d'un homme n'est pas dans sa vie privée, ni dans le secret de sa conscience mais bien, hors de l'individu, dans le destin des hommes.

Aussi n'est-ce pas, comme pouvait le penser Tchen, par la mort qu'un individu peut donner un sens à sa vie ; c'est au contraire par sa vie qu'il donne un sens à sa mort.

Telle est la condition humaine que la vie d'un homme n'aura jamais d'autre sens que “ ce qu'il a fait ” pour donner un sens au destin des hommes.

 

Au travers du personnage de Kyo, dont Gisors dessine le portrait, c'est bien un autre sens de l'action politique et de l'engagement révolutionnaire qu'André MALRAUX explore : la conscience “exemplaire” d'un militant communiste.

Mais, avec la réflexion de Gisors sur le personnage de Kyo n'est-ce pas, en même temps que le sens de son engagement historique, un autre sens de la vie, une nouvelle attitude de l'homme face à sa condition humaine qui nous sont dévoilés

 

 

 

 

 

- III -

 

DEUX SENS de la CONDITION HUMAINE

 

 

 

A travers les silhouettes contrastées des personnages, derrière les motivations opposées de leur choix révolutionnaire, ce sont bien deux compréhensions différentes de la condition humaine qui déterminent deux attitudes de l'homme face à son destin.

 

TCHEN

 

C'est à partir de la conscience qu'il prend de lui-même, dans le huis-clos d'une solitude, qui le sépare des autres et du monde, que Tchen appréhende le sens de l'existence. C'est alors qu'à l'individu, qui cherche en lui, sa vérité, l'être qu'il croyait être lui “ glisse entre les doigts ” ; Sa vie, réduite au simple fait d'exister, lui apparaît privée de sens, fait du hasard de naître, révélation de la contingence.

S'agit-il d'une expérience faussée par la solitude, provoquée par un isolement, un désintérêt, une lassitude momentanés, provisoires ? - N'est-ce pas au contraire une expérience privilégiée ? - S'il estvrai qu' “ on meurt toujours seul ”, la solitude n'est-elle pas la voie d'accès à la vérité de notre condition humaine ? - N'est-ce pas la mort, son imminence inscrite au cœur de la vie, qui met en cause l'insouciance de nos désirs, la certitude de nos sentiments, la valeur de nos projets, la vérité de nos actes ?

A la fin du compte, celui qui s'interroge sur le sens de la vie humaine à partir de la réflexion sur lui-même, ne doit-il pas reconnaître que la mort est la seule vérité de la condition humaine ? “ La Mort n’est-elle pas notre Destin ” ?

 

Mais, s'il en est ainsi, si la vie, loin d'être notre séjour, est une terre d'exil où l'homme est “jeté“ par hasard, que faire ? - Quelle éthique est encore possible ?

- la protestation contre la Condition Humaine, la révolte de l'homme contre son Destin.

Seule l'action, - l'engagement historique - permet d'échapper au malheur de la conscience, à l'absurdité du monde, au non-sens de l'existence.

On peut dire de Tchen ce qu'André MALRAUX disait de Garine, le héros des Conquérants : “ L'homme qui a fui cette absurdité, qui est la chose la plus tragique du monde, a donné un certain exemple. ”.

 

Tchen est bien un “modèle” ; le “personnage” est bien le paradigme d'une certaine attitude de l'homme face à son destin, inséparable d'une certaine compréhension de la Condition Humaine : l'appréhension chrétienne, pascalienne de la “misère” de l'homme.

Aussi n'est-il pas étonnant que le visage du Héros rappelle les traits du Martyr : Comme le Christ, se sentant abandonné de Dieu, accomplit le sacrifice de sa vie pour témoigner du “divin” ; le héros, qui fait l'épreuve de la misère de l'homme sans le secours de la Foi, sacrifie sa vie à la Révolution pour témoigner de “l'humain”.

 

Que vaut l'exemple ?

André MALRAUX lui-même posait la question à propos de Garine : “ Il s'agit de savoir si l'exemple ainsi donné [par le héros] peut agir avec efficacité en tant que création éthique ”.

 

Au travers du portrait d' “ un héros révolutionnaire ”, c'est un problème éthique que pose André MALRAUX : Quelle doit-être l'attitude de l'homme face à la Condition Humaine ?

Il écrit lui-même, encore une fois à propos de Garine : “ La question fondamentale est bien moins de savoir comment on peut participer à une Révolution que de savoir comment on peut échapper à ce qu'on appelle l'Absurde.

Et il ajoute : “ La Révolution est une certaine attitude humaine ”.

Que vaut cette attitude ? - Que vaut cette éthique où l'homme, ne pouvant changer ni la vie, ni le monde, ne peut que témoigner de la “grandeur” de l'homme, par le refus de sa condition, par un perpétuel défi à la mort ?

 

KYO

 

Pour que la question se pose, ne faut-il pas qu'une attitude inverse, une alternative nous soit proposée ?

N'est-ce pas, dans la construction romanesque de La Condition Humaine, la raison d'être du personnage de Kyo ?

Face au héros tragique, qui incarne la Révolte contre l'absurdité de l'existence, n' y-a-t-il pas un autre “ sens de l'héroïsme ” ?

C'est bien cette question qui est expressément posée dans le portrait comparé où Gisors définit l'attitude humaine de Kyo par opposition à Tchen.

Le portrait nous montre comment cette “autre” attitude face à la Révolution est en même temps un autre sens de la vie, qui repose sur une appréhension toute différente de la Condition Humaine.

Pour celui qui appartient à la communauté des humiliés, à la classe des opprimés, l'expérience première, fondamentale n'est pas l'angoisse et le désespoir de l'individu, solitaire, confronté à sa mort, c'est la souffrance de l'humiliation partagée avec tous les opprimés, confrontés à des conditions sociales d'existence qui les privent de toute “ vie réelle ” et dénient “ leur dignité d'homme ”.

Ce n'est point l'existence qui est absurde ; ce sont les conditions réelles de la vie qui sont inhumaines.

De cette épreuve, douloureusement et constamment vécue par les humiliés, naît un autre sens de la vie : non plus protester contre la condition de l'homme mais changer les conditions d'existence pour accéder à une vie humaine.

Dès le moment où, luttant contre l'oppression, l'homme humilié prend conscience que ses conditions d'existence, loin d’être une fatalité, sont une réalité sociale et historique, l'action politique s'impose à lui comme l'exigence de changer la société existante ; l'adhésion à la Révolution n'a plus rien à voir avec la révolte de l'individu contre sa condition d'homme : elle est un engagement historique fondé sur la conviction que les hommes peuvent changer le monde et changer la vie.

N'est-ce pas une nouvelle éthique, où le sens de la vie humaine se confond avec l'aventure collective des hommes pour changer leur destin ?

 

Conclusion : La Question

 

Mais Kyo, au terme de la fiction narrative, mourra. Et, comme tous les hommes, il mourra, “seul”, dans l'ignorance de l'avenir des hommes auquel il a consacré sa vie et pour lequel il a accepté de mourir.

N'est-ce pas dire -et ne dira-t-il pas lui-même ? - que par sa vie, il a “voulu” donner un sens à sa mort ?

Donner un sens à sa vie, n'est-ce pas une façon de vouloir triompher de la mort ?

Défaite ou victorieuse, la Révolution, comme toute action, comme toute activité des hommes, n'est-elle pas une tentative de triompher de la Condition Humaine, de remporter une victoire sur la mort ?

Kyo est-il si éloigné de Tchen ?

 

Nous comprenons maintenant pourquoi le portrait comparé de Kyo et Tchen, par le procédé de la focalisation interne, se développe sous la forme du monologue intérieur de Gisors :

En exposant au travers de la conscience de Gisors deux attitudes de l'homme face à la vie, incarnées dans deux types de héros “révolutionnaires”, André MALRAUX ne met pas en scène deux vérités et deux éthiques, deux sens de la vie et deux façons de vivre entre lesquelles il faudrait choisir, il met “en œuvre” le problème du sens de la Condition Humaine, qui est au cœur de sa vie, au centre de son œuvre, comme une question et une inquiétude sans réponse.

 

 

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