Les Choses Perec bis

 
 
LES CHOSES
Roman de Georges PEREC
Commentaire de texte : Chapitre I
 
 
 
 
 
 
Le premier chapitre est consacré à la description de l’appartement du couple de Jérôme et Sylvie, dont le récit se propose de décrire le mode de vie. A première lecture une première remarque s’impose : cette description est rédigée au conditionnel. Le choix de ce mode ne laisse pas d’être paradoxal s’il s’agit, comme nous venons de le dire, de la description d’une réalité sociale, qui, d’ailleurs, a été reprise par les sociologues pour illustrer leurs analyses. Cette observation nous permet d’émettre une première hypothèse pour rendre compte de ce paradoxe : Georges Perec entend sans doute souligner que ce roman ne doit pas être confondu avec le récit biographique d’un couple de jeunes gens : cet appartement pourrait être celui de n’importe quel autre couple de jeune gens des années soixante. La fiction permet de présenter la synthèse des traits communs à toute une génération : nous sommes avertis dés le premier chapitre que ce récit concerne non pas Jérôme et Sylvie mais, à travers ce couple, toute la génération des années soixante.
Est-ce à dire que le couple Jérome-Sylvie n’est qu’un paradigme et le roman une illustration des analyses sociologiques ?
La lecture de ce premier chapitre doit nous mettre sur le chemin d’une réponse : Derrière la description des objets meublant cet appartement qui constituent l’environnement de ce couple, peut-être n’est- ce pas seulement un mode de vie qui se révèle à nous de « l’extérieur », mais précisément, selon le mot du langage courant par lequel on désigne souvent l’appartement : un « intérieur » ; autrement dit, derrière le « système des objets » qui dénotent un mode de vie, la connotation d’un mode de relation « intime », « personnel » entre les partenaires. Au delà de la description de nouvelles conditions et de nouvelles façons de vivre où se manifeste une importante mutation sociale, qu’on peut objectivement (scientifiquement) expliquer, ce que le roman nous permet de comprendre, c’est la profonde mutation des rapports personnels entre les individus et de leur individualité même qui se trouvent modifiée en son fond.
 
Suivons la description :
  • D’abord un long corridor haut et étroit, les murs seraient les placards de bois clair d’où les ferrures de cuivre luiraient, trois gravures etc…

  • Ce serait une salle de séjour longue de sept mètres environ, large de trois, à gauche une petite alcôve avec un gros divan de cuire noir fatigué. Deux bibliothèques en bois de merisier pâle où des livres s’entremêlent pêle-mêle. Au-delà une petite table basse sur un tapis de prière en soie. Trois étagères qui supporteraient des bibelots, des agates et d’autres pierres, des boîtes à priser, des bonbonnières, des cendriers de jade, des coquilles de nacre, une montre de gousset en argent etc. La fenêtre du séjour est garnie de rideau blanc et brun imitant la toile des Jouy. »

 
Arrêtons-nous sur cette description. Nous sommes entrés par un long corridor étroit, mais c’est la salle de séjour qui nous fait réellement pénétrer dans l’intérieur de la vie du couple. La salle de séjour est en effet, dans ces appartements des années soixante, la pièce la plus importante qui porte le nom de « living » : C’est le lieu de vie du couple ou de la famille qui remplace deux pièces des anciens intérieurs bourgeois, la salle à manger où la famille se réunissait pour les repas et le salon dont les meubles étaient couverts de housses et que l’on ne découvrait que pour recevoir les amis. Cette modification topographique qui est le signe d’un changement du mode de vie, est le reflet d’une véritable mutation sociale :
L'appartement et la maison bourgeoise se caractérisaient par une différence entre les pièces de réception et les autres : d'un côté, ce que la famille montre d'elle-même, de l'autre, ce qu'elle tient à l'abri des regards indiscrets. La famille proprement dite, n'avait pas sa place au salon, les enfants n'y pénétraient pas quand on recevait des visiteurs (Les photos de famille y auraient été déplacées).
Les pièces de réception aménageaient un espace de transition entre la vie privée proprement dite et l'existence publique. La vie privée constituait ainsi, dans la bourgeoisie de la Belle époque et jusqu’après-guerre, un domaine délimité Mais la vie privée, n'est pas seulement un espace, c'est aussi un découpage de l'activité humaine : entre l'activité sociale du travail, l'activité professionnelle, qui est le privilège du chef de famille, et les activités domestiques, où règne la « maîtresse de maison », qui est la cheville de la vie de famille.
Ce qui est mise en cause dans la nouvelle disposition de l’appartement moderne, c’est la démarcation entre l’extérieur et l’intérieur, la séparation entre la vie professionnelle et la vie privée. Le séjour est un lieu de vie ouvert sur l’extérieur : on reçoit les amis dans le lieu même où l’on vit en couple ou en famille, non seulement comme si l’on n’avait rien à cacher, mais plutôt comme si l’on souhaitait présenter aux autres, au travers des objets, une image de ce que l’on est vraiment, vus de l’intérieur. Si le séjour est un lieu de vie, c’est aussi parce que l’essentiel de la vie n’est plus dans la vie professionnelle, qui assurait les moyens de vivre de la famille ; la vraie vie, c’est celle que l’on retrouve après le travail, libérée des contraintes, où l’on peut être vraiment soi-même, exprimer sa personnalité. Le roman ne nous le dit pas, parce qu’il met en scène un couple, mais le séjour est aussi le lieu où vivent ensemble les parents et les enfants : la suppression de cette barrière entre eux qui constituaient la structure de la famille traditionnelle.
 
Poursuivons cette description du séjour par l’examen du mobilier :
Cette pièce, à la différence des appartements bourgeois des générations antérieures, est sans aucun style : ni Louis XVI, ni Regency, ni même style rustique ou normand.
Rien, autrement dit, qui ne renvoie, ne se réfère au passé, à la tradition qui assurait la continuité entre les générations. Tout se passe comme si la rupture avec le passé, qui ressemble plutôt à l’oubli, à une défaillance de la mémoire, permettait à cette jeunesse d’entrer dans une nouvelle vie sans le secours de personne et de constituer par elle-même, sans efforts ( ceux qu’exigent le savoir et la culture) une personnalité nouvelle.
Rien, non plus, dans ce mobilier, qui dénote un certain niveau social : un rang dans la hiérarchie de la bourgeoisie, où le choix du mobilier, - d’un style plutôt qu’un autre – distinguaient les différentes couches de cette classe sociale ; « il suffit, écrit Baudrillard, de comparer cette description à une description d’intérieur chez Balzac pour voir que nulle relation humaine n’est inscrite ici dans « les choses ». ;Derrière ces objets les véritables relations – les rapports sociaux – restent illisibles. » 
Enfin –dernière notation - le mobilier est médiocre et usagé comme ce divan de cuir noir « fatigué ». Mais, ce détail ne connote pas ici, dans la description, une absence de moyens qui serait un signe du niveau de vie ou de l’appartenance sociale. Il s’agit plutôt d’un signe de négligence qui ne manque pas de charme ! C’est une usure qui reflète l’usage ; ce mobilier est celui d’un lieu de vie où la vie est facile, où l’on peut se laisser aller, se délasser des fatigues de la vie extérieure dans la douceur du cuir fatigué !
 
Mais surtout, si l’on s’attarde à l’examen de ce mobilier, l’on remarque que le choix est tout à fait hétéroclite : à côté du divan de cuir noir, deux bibliothèques en merisier pâle, et, au-delà du divan, une petite table basse puis un autre divan. Tout se passe comme si chacun de ces meubles avait été choisi sans aucun projet d’ameublement et sans aucune cohérence, mais pour répondre à quelque inspiration chaque fois différente, pour satisfaire au goût du jour : le cuir noir est à la mode pour les divans, le merisier pâle pour les meubles bibliothèques ; le second divan est en velours brun parce que cette couleur et cette texture ont fait l’objet de publicités des grandes marques ; enfin autre exemple : les rideaux blancs et bruns imitent la toile de Jouy parce que ce décor a été mis à la mode par les magasines au moment où la bourgeoisie aisée achetait et meublait des maisons de campagne.
Plus caractéristique encore sont les objets qui encombrent les étagères, des agates, des œufs de pierre, des boîtes à priser, des bonbonnières ; il ne s’agit pas d’objets de valeur acquis chez les antiquaires mais, comme le précisera la suite du récit, d’objets « intéressants », de bibelots, glanés au cours de promenades, en « chinant » au marché aux puces.
 
Un mot, qui n’est pas prononcé, permet de définir le style ou plutôt l’absence de style de cet intérieur : c’est le mot ambiance.
 
Après cette description du séjour Georges Perec définit cette ambiance : « tout serait brun, ocre, fauve, jaune : un univers de couleur un peu passé au ton soigneusement presque précieusement dosé au milieu desquels surprendrait quelques tâches plus claires… »
Et il poursuit : « le séjour serait ainsi une pièce du soir ; alors l’hiver le coin des bibliothèques, la discothèque, le secrétaire, la table basse entre les deux canapés, les vagues reflets dans le miroir, les grandes zones d’ombres où brillerait toutes les choses, le bois poli, la soie lourde et riche, le cristal taillé le cuir assoupli, cette pièce serait havre de paix, terre de bonheur »
 
L’ambiance, c’est l’atmosphère qui, à l’intérieur, reflète l’accord de ce couple - de ces individus - avec le monde extérieur, témoignant d’une vie facile, sans problème : « le confort ambiant, écrit Perec, leur semblerait un fait acquis, une donnée initiale, un état de leur nature…La vie, là, serait facile serait simple, toutes les obligations, tous les problèmes qu’implique la vie matérielle trouveraient une solution naturelle ; une femme de ménage serait là chaque matin »
 
Voici l’explication : Dans le nouvel univers qui est celui de la société de consommation il y a comme une mystérieuse harmonie entre les individus et le monde où ils vivent : « leurs moyens et leurs désirs s’accorderaient en tous points, en tous temps. Et ils appelleraient cet équilibre leur bonheur. »
 
Dans les vitrines et les grands magasins l’univers de la consommation, cet horizon multiple, infini, qui ordonne les objets, les biens et les services, instaurent une égalité fictive entre les hommes. Chaque individu a la même capacité de consommation. A travers la profusion des objets qui s’offrent à tous, chacun, alors qu’il acquiert les objets correspondant à ses moyens, a l’illusion de pouvoir acquérir la totalité.
Ainsi s’établit une sorte d’harmonie pour les individus de la « classe moyenne », à quelle que couche qu’ils appartiennent, entre leurs moyens et leurs désirs, jusqu’à ce que, comme Jérôme et Sylvie, ils prennent conscience, - en avançant dans la vie -, que leurs moyens leur interdisent de satisfaire tous leurs désirs.
C’est cet équilibre provisoire qui leur fait identifier le bien-être au bonheur :
« Le bonheur, écrit Baudrillard, inscrit en lettres de feu derrière la moindre publicité pour les Canaries ou la salle de bains, c'est la référence absolue pour la société de consommation. »
De son côté, Gilles Lipovetsky proclame : « Une nouvelle civilisation s’est édifiée, ne s’employant plus à juguler le désir mais à l’exacerber, à le déculpabiliser ; les jouissances du présent, le temple du moi, du corps et du confort sont devenus la nouvelle Jérusalem des temps modernes. »
 
 
Les analyses de Jean Baudrillard, dans son livre « Le système des objets », nous permettent d’éclairer le lien entre l’univers des objets qui constituent « l’intérieur » de Jérôme et Sylvie et la relation qui constitue l’intériorité du couple : une nouvelle forme de relation humaine.
En analysant les couleurs et les matériaux employés dans l’aménagement des appartements modernes Baudrillard éclaire le concept d’ambiance, il écrit :
« En fait, nous n’avons plus alors exactement à des couleurs, mais à des valeurs plus abstraites : le ton, la tonalité. Combinaison, assortiment, contraste de tonalités constitue le vrai problème de l’ambiance en matière de couleur. Le bleu peut s’associer au vert, mais certain bleu avec certain vert, et ce n’est plus alors une question de bleu ou de vert c’est une question de chaud ou de froid. Simultanément la couleur n’est plus ce qui souligne chaque objet et l’isole dans le décor, les couleurs sont des plages opposées, de moins en moins valorisées dans leur qualité sensible, dissociée souvent de la forme et ce sont leurs différences de ton qui vont « rythmer une pièce ».
Et il poursuit «  l’analyse des couleurs et des matériaux nous mène ainsi à quelque conclusion. L’alternance systématique du chaud et du froid définit au fond le concept même de « l’ambiance »qui est toujours à la fois chaleur et distance.
 
Baudrillard indique comment ces nouvelles relations entre les objets traduisent de nouveaux rapports entre les hommes.
« L’intérieur « d’ambiance » est fait pour que joue entre les être la même alternance chaleur-non chaleur, intimité-distance qu’entre les objets qui le compose.
Amis ou parents, famille ou client, une certaine relation est toujours de rigueur mais elle doit rester mobile c’est à dire il faut qu’elle soit à tout moment possible : les divers types de relation doivent pouvoir s’échanger librement. »
 
Après avoir cité la description de l’appartement de Jérôme et Sylvie par Georges Perec, il écrit :
« Tout est signe. Rien n’a de présence ni d’histoire, tout par contre y est riche de références : oriental, écossaise, early American, etc.
Nous sommes entrés dans l’univers de la consommation … Or,la suite du récit laisse entrevoir la fonction d’un tel système d’objets qui sont des signes. Loin de symboliser, de traduire une relation, ces objets décrivent le vide de la relation, visible partout dans l’inexistence l’un à l’autre des deux partenaires. Jérôme et Sylvie n’existent pas en tant que couple : leur seule réalité c’est « Jérôme - et - Sylvie » pure complicité transparaissant dans le système d’objets qui lui donne un sens. Ne disons pas non plus que les objets se substituent à la relation absente et comble un vide, non : ils décrivent ce vide, le lieu de la relation dans un mouvement qui est tout ensemble une façon de ne pas la vivre mais de la désigner quand même toujours à une possibilité de vivre. La configuration des objets la plupart du temps pauvre, schématique, close, ne ressasse que l’idée d’une relation qui n’est pas donnée à vivre. Divan de cuir, électrophone, bibelots, cendrier de jade : c’est l’idée de la relation qui se signifie dans ces objets se consomme en eux et donc s’y abolie en tant que relation vécue. Ceci définit l’univers de la consommation. »
 
Baudrillard fait référence à Marx : « De même que les besoins, les sentiments, la culture, le savoir, toutes les forces propres de l’homme sont intégrées comme marchandises dans le mode de production de notre société et sont matérialisées pour être vendues, aujourd’hui tous les désirs, les projets, les exigences, toutes les passions et toutes les relations se matérialisent en signes et en objets pour être achetés et consommés. Le couple par exemple : sa finalité objective devient la consommation d’objets, entre autres des objets qui jadis symbolisaient des relations. »
 
L’analyse de Marx est décisive pour comprendre comment naît, à la suite des mutations économiques et sociales de la période de croissance économique des Trente Glorieuses, la profonde mutation des rapports personnels entre les individus et de leur individualité même qui se trouvent modifiée en son fond.
 
La transformation de couches sociales de plus en plus nombreuses en une classe salariée crée l’illusion de l’uniformisation des conditions de vie, de la disparition progressive des inégalités et de l’abolition des barrières sociales
Pour tous les individus vivant cette période historique, c'est la fin d'une certaine forme de conscience : celle dans laquelle les conditions sociales d'existence apparaissent comme inhérentes à l'individualité.
L'individualité sociale, -l'appartenance de l'individu à telle ou telle condition (classe sociale)- ne se confond plus avec la "personne", avec la conscience de l'identité personnelle. C'est la fin de ce sentiment (de cette conscience de soi) par lequel l'individualité sociale (le fait d'être ce bourgeois, ce patron, propriétaire exploitant ou manager, commerçant, artisan ou propriétaire agricole) apparaissait comme constitutive de l'identité personnelle pour ainsi dire "essentielle" à la personne.
Cette forme de réification de l’individualité, née avec la division de la société en classes, où l’individu trouve son identité au travers de son appartenance sociale, devient caduque à partir du moment où le capitalisme réussit, sous la contrainte de son développement, à transformer la majorité de la population en une classe salariée hétérogène et sans frontières.
C’est cette mutation de la conscience que les sociologues désignent comme une réelle dépersonnalisation.
 
La conséquence de cette mutation, c’est la naissance au cœur des individus d’un immense besoin de personnalisation, d’une profonde aspiration à être soi, en même temps qu’une exigence de vraies « relations humaines ».
Là où la chosification de l’individu à travers l’identité de l ‘appartenance sociale s’effondre, c’est au travers des choses que chacun cherche à reconstituer un statut de l’individualité : une personnalité fictive. Et, c’est au travers de « signes de reconnaissance », que chacun cherche à combler le vide de la relation avec autrui.
« Toute personne se qualifie par ses objets. » : Ce sont les signes qui différencient entre eux les individus, voués ou condamnés à vivre cette nouvelle aliénation que constitue la société de consommation.
 
 
 
 
 
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