Georges Perec : Les choses
Georges Perec : Les choses
Georges Perec publie en 1965 le récit de la vie ordinaire quotidienne d’un jeune couple : Jérôme et Sylvie, issu des classes moyennes à une période historique bien déterminée qui celle de la mutation économique et sociale des années 1960 en France, qui voit l’avènement de ce qu’on a appelé « la société de consommation ».
Pour situer notre étude nous pouvons commencer par une citation du livre qui définit cette couche sociale dont Georges Perec va nous décrire la vie quotidienne :
« Ils étaient des‘‘ hommes nouveaux ’’ de jeunes cadres n’ayant pas encore percé toutes leurs dents, des technocrates à mi-chemin de la réussite. Ils venaient presque tous de la petite bourgeoisie, mais ces valeurs, pensaient-ils, ne leur suffisaient plus. Ils lorgnaient avec envie, avec désespoir, vers le confort évident, le luxe, la perfection des grands bourgeois. Ils n’avaient pas de passé, pas de tradition, ils n’attendaient pas d’héritage.( À l’exception de quelques uns), pour eux l’enfance avait eu pour cadre des salles à manger et des chambres à coucher façon Chippendale ou façon rustique normand, telles qu’on commençait à les concevoir à l’aube des années 1930 ; des lits de milieu recouverts de taffetas ponceau, des armoires à trois portes agrémentées de glaces et de dorures, des tables effroyablement carrées, aux pieds tournés, des porte-manteaux en faux bois de cerf. Là, le soir, sous la lampe familiale, ils avaient fait leurs devoirs. Ils avaient descendu les ordures, ils étaient ‘‘allés au lait’’, ils étaient sortis en claquant la porte. Leurs souvenirs d’enfance se ressemblaient, pouvaient être presque identiques : les chemins qu’ils avaient suivis, leur lente émergence hors du milieu familial et les perspectives qu’ils semblaient s’être choisies. »
I. Données historiques
1) Le paysage social des années 1960
Demandons-nous d’abord quelles sont les différentes générations en 1960 et quelles sont les mutations sociales qui vont provoquer entre les générations une sorte de rupture dont on verra les faits dans la crise de 1968.
Quelles sont ces générations ?
« La première génération celle des grands-parents est de la génération du Général de Gaulle né en 1890, autrement dit des hommes qui sont nés en 1900, qui ont passé leur enfance dans la France de la Belle Epoque, - une France rentière et malthusienne. Né avant 1914, la grande guerre est l’expérience majeure de leur jeunesse. Cette génération est profondément enracinée dans la France traditionnelle : la plupart de ces grand-parents ont des liens directs avec le monde rural.
La seconde génération, c’est celle des parents qui sont peu nombreux, nés entre les années 1920 et 1930, ils ont connu la seconde guerre mondiale ; et la France de leur enfance et de leur adolescence était encore peu différente de la France des grands-parents. Ils ont été marqués par la pénurie, l’inconfort, l’absence de salle de bains, les poêles à bois, les engelures, les vacances à la campagne, le catéchisme. Ils ont attendu plusieurs années leur première quatre chevaux. Ils ont entassé leurs enfants dans des appartements exigus.
La troisième génération est celle des enfants qui atteignent leur adolescence dans les années 60. Ils appartiennent à la génération du « baby boom ». La France traditionnelle, la France éternelle, ils ne l’ont jamais connue ; c’est celle des récits des grands-parents que l’on écoute, c’est celle du « père De Gaulle ». Ils sont nés dans la jeune France de l’automobile et de la télévision, ils sont si nombreux qu’ils font craquer les écoles, ils sont nés dans le monde de la consommation, ils ont leur propre vision de la consommation, leurs journaux, leur musique. »
2) Les mutations sociales :
« De 1960 à 1974 nous allons assister à quinze ans de bouleversements sociaux préparés par la quatrième République ; les mutations sociales décisives s’effectuent sous l’autorité du Général de Gaulle jusqu’en 1969, puis pendant la présidence du Georges Pompidou de 1969 à 1974. Il s’agit de transformer la France en un pays économiquement compétitif. Le Gaullisme au pouvoir choisit la modernité. Le discours du général lui permet de se faire entendre même par ceux qui gardent quelque attachement aux lampes à huile et à la marine à voile. Il appartient en effet à la génération des anciens combattants de 1914 et sa formation est traditionnelle ; il parle naturellement le langage patriotique de la France éternelle que comprennent les anciennes classes moyennes, inquiètes de l’irruption de la modernité ; et, en même temps, aux nouvelles classes moyennes il tient le langage de l’industrialisation et de la compétitivité.
Georges Pompidou qui lui succède en 1969 accentue le choix industriel ; dés sa première conférence de presse il précise que le premier objectif économique est de faire de la France un véritable pays industriel. Cette orientation s’accompagne du lancement de grands projets, du complexe de sidérurgie de fos-sur-mer, par exemple, symbole coûteux de la volonté de transformer la géographie industrielle de la France. Cette politique soutenue par une conjoncture économique internationale favorable permet une très rapide croissance économique, la constitution de grands groupes industriels et une élévation générale du niveau de vie des français. Elle marque l’entrée décisive de la société française dans l’ère des loisirs et de la consommation de masse. »
3) La société de consommation
De 1960 à 1975 le revenu national disponible par habitant a presque doublé. La très rapide croissance de la production permet une multiplication des produits disponibles ; l’indicateur le plus concret de cette évolution est la diffusion des quatre produits symboles de ce nouvel âge : le réfrigérateur, l’automobile, la télévision et la machine à laver le linge. En 1965 plus de la moitié des ménages français disposent d’un réfrigérateur, en 1966 d’une automobile et de la télévision, en 1968 d’une machine à laver le linge. Encore au début des années 1960 ces biens de consommation sont répartis de manière très inégalitaire, mais progressivement leur diffusion s’étend à l’ensemble de la société. En 1970 plus de 70% des ménages de contremaîtres et d’ouvriers qualifiés disposent d’une automobile. De 1960 à 1975, le nombre des véhicules automobiles en circulation passe de 5 à 15 millions. Le premier tronçon de l’autoroute du Sud est inauguré en 1960 et Georges Pompidou célèbre son achèvement au début des années 1970. Les logements neufs se multiplient ; ils disposent dorénavant du confort; rappelons qu’en 1954, 17,5% des logements seulement étaient équipés d’une salles de bains ou de douches : le pourcentage atteint 70% en 1975. C’est en 1963 que s’ouvre à Sainte-Geneviève-des-Bois le premier hypermarché Carrefour. Le cadi des grandes surfaces est le symbole de l’époque, permettant des transporter les produits du magasin au parking, et devient une silhouette familière des banlieues.
Les Français consomment dans les années 1960 : la part des revenus consacrée aux dépenses d’alimentation passe de 34% à 27 %, alors s’accroissent les dépenses de logement, de santé et de loisirs. L’Institut National de la Consommation est créé en 1966 ; et, selon le titre du livre de Galbraith (traduit en 1961), la France entre dans « l’ère de l’opulence ». Un sociologue publie en 1962 un essai intitulé « Vers une civilisation des loisirs ». De cette époque date l’épanouissement du club Méditerranée, la multiplication des résidences secondaires et la pratique du week-end. Mais c’est surtout la diffusion de la télévision qui marque cette période : en 1968 il y a moins d’un million de récepteurs, en 1973 il y en a 11 millions ; la télévision pénètre dans tous les foyers.
II. La génération de 1960 :
1) Comment sont perçues par la génération de 1960 ces mutations économiques ?
Le roman nous le dit dès le premier chapitre après avoir décrit l’appartement dont rêvent Jérôme et Sylvie :
« la vie, là, serait facile, serait simple, toutes les obligations, tous les problèmes qu’implique la vie matérielle trouveraient une solution naturelle… une femme de ménage serait là chaque matin ; on viendrait livrer chaque quinzaine le vin, l’huile, le sucre ; il y aurait une cuisine vaste et claire avec des carreaux bleus armoriés, trois assiettes de faïence décorées d’arabesques jaunes, des placards partout, une belle table de bois blanc au centre, des tabourets, des bancs ; il serait agréable de lire et s’y asseoir chaque matin après une douche, à peine habillé ; il y aurait sur la table un gros beurrier de grès, des pots de marmelade, du miel, des toasts, des pamplemousses coupés en deux. Il serait tôt, ce serait le début d’une longue journée de Mai. »
Et Perec poursuit : « Leur appartement serait rarement en ordre mais son désordre même serait son plus grand charme. Ils s’en occuperaient à peine ; ils y vivraient. Le confort ambiant leur semblerait un fait acquis, une donnée initiale, un état de leur nature. »
« Nul projet ne leur serait impossible. Ils ne connaîtraient pas la rancœur ni l’amertume ni l’envie, car leurs moyens et leurs désirs s’accorderaient en tous points, en tous temps. Ils appelleraient cet équilibre le bonheur. »
Est-ce à dire que ce roman est une analyse sociologique de la société de consommation à travers l’existence quotidienne de ce couple, Jérôme et Sylvie, qui entrent dans la vie : une vie qu’ils espèrent, qu’ils estiment facile, vouée à un bonheur sans histoire, où tous les problèmes matériels sont résolus ?
2) L’origine sociale :
Ce roman n’est pas le récit d’une vie facile, le roman du bonheur. Car ces « hommes nouveaux », ce couple que Perec nous décrit, ce sont bien de jeunes cadres, mais, comme le dit le texte que nous avons cité, ce sont de jeunes cadres qui « n’ont pas encore percé toutes leurs dents » ; ce sont « des technocrates » mais qui sont « à mi-chemin de la réussite ».
Ils vont tomber dans le piège de la société de consommation, parce que la société met à leur disposition tous les biens et services. Mais, c’est précisément parce que la vie s’ouvre à eux comme un chemin facile, qu’ils vont retarder leur entrée dans la vie pour jouir de leur jeunesse, des facilités de l’existence. C’est ainsi qu’ils abandonnent leurs études, Jérôme après la propédeutique, Sylvie après deux années de licence, - tellement persuadés que la réussite leur est promise dés le moment où ils décideront de s’engager dans une carrière. Issus de la petite bourgeoisie, ils n’attendent pas d’héritage, mais ils possèdent une sorte de certitude intime : « on attend après eux ».
Ils choisissent la profession de psychosociologue, profession récente, née en même temps que la société de consommation, qui consiste à faire « des enquêtes de motivations ». ;
Citons le roman « Depuis plusieurs années déjà les études de motivation avaient fait leur apparition en France ; cette année là elles étaient encore en pleine expansion, de nouvelles agences se créaient chaque mois à partir de rien, ou presque. On y trouvait facilement du travail, il s’agissait la plupart du temps d’aller dans les jardins publics, à la sortie des écoles ou dans les HLM de banlieue demander à des mères de famille si elles avaient remarqué quelques publicités récentes ou ce qu’elles en pensaient. Ces sondages express appelés Testing ou enquête minute, étaient payés 100 francs. C’était peu mais c’était mieux que le baby-sitting, que les gardes de nuit, que la plonge, que tous les emplois dérisoires, traditionnellement réservés aux étudiants. Puis la jeunesse même des agences, leur stade presque artisanal, la nouveauté des méthodes, la pénurie encore totale d’éléments qualifiés pouvaient laisser entrevoir l’espoir de promotions rapides, d’ascension vertigineuse. Ce n’était pas un mauvais calcul, ils passèrent quelques mois à administrer des questionnaires, puis ils trouvèrent un directeur d’agence qui, pressé par le temps, leur fit confiance. Ils partirent en province un magnétophone sous le bras ; quelques uns de leurs compagnons de groupe, à peine leurs aînés, les initièrent aux techniques. Ils apprirent à faire parler les autres et à mesurer leurs propres paroles ; ils surent déceler sous les hésitations embrouillées, sous les silences confus ; sous les allusions timides des chemins qu’il fallait explorer. Ils percèrent les secrets de ce « hm » universel, véritable intonation magique, par lequel l’interviewer ponctue le discours de l’interviewer. Le mot le met en confiance, le comprend, l’encourage, l’interroge, le menace même parfois. …
Et pendant quatre ans peut être plus, ils explorèrent, interviewèrent, analysèrent :
Pourquoi les aspirateurs très longs se montent-ils si mal ? Que pense t-on dans les milieux de modeste extraction de la chicorée ? Aime t-on la purée toute faite et pourquoi ? Parce qu’elle est légère, parce qu’elle est onctueuse, parce qu’elle est si facile à faire ? Trouve t-on vraiment que les voitures d’enfant sont chères ? N’est- on pas toujours prêt à faire un sacrifice pour le confort des petits ! Comment votera la Française ? Aime t-on le fromage en tube ? Est-on pour ou contre les transports en commun ? A quoi fait-on d’abord attention en mangeant un yaourt ? A la couleur ? A la consistance ? Au goût ? Au parfum naturel ? Lisez-vous beaucoup, un peu, pas du tout ? Allez-vous au restaurant ? Aimeriez-vous, Madame, donner en location votre chambre à un Noir ? Que pense t-on franchement de la retraite des vieux ? Que pense la jeunesse ? etc.…
Rien de ce qui était humain ne leur fût étranger. Pour la première fois ils gagnèrent quelque argent. Leur travail ne leur plaisait pas, aurait-il pu leur plaire ! il ne les ennuyait pas trop non plus, ils avaient l’impression de beaucoup y apprendre ; d’année en année, il les transforma.
Ce furent les plus grandes heures de leur conquête : ils n’avaient rien, ils découvraient les richesses du monde. »
Telle est la seconde face du nouvel univers aux yeux de la nouvelle génération : Non seulement les choses sont offertes, mais les carrières sont ouvertes. Le temps n’est plus où la carrière était un chemin tracé pour des héritiers ; maintenant, quelle que soit l’origine sociale, - fut-elle modeste ( quand on est issu de la petite bourgeoisie), pourvu qu’on ait fait quelques études, l’avenir est ouvert, les carrières offertes ; on est pour ainsi dire promis à la réussite sociale.
« C’est ( pensent Jérôme et Sylvie) un métier qui laisse espérer beaucoup : « on ne reste jamais très longtemps simple enquêteur ; à peine formé le psychosociologue gagne au plus vite les échelons supérieurs ; Il devient sous-directeur ou directeur d’agence ; on trouve dans quelques grandes entreprises une place enviée de chef de service chargé du recrutement du personnel, de l’orientation, des rapports sociaux ou de la politique commerciale. Ce sont de belles situations : les bureaux sont recouverts de moquette, il y a deux téléphones, un dictaphone, un réfrigérateur de salon et même parfois un tableau de Bernard Buffet sur l’un des murs. »
On peut donc retarder le moment de faire carrière : « Hélas, pensaient souvent et se disaient parfois Gérôme et Sylvie, qui ne travaille pas ne mange pas ; certes, mais qui travaille ne vit plus. »
Il faut d’abord commencer par vivre, se conserver, se préserver la liberté de vivre, de bien vivre.
3) Leur mode et leur idéal de vie :
C’est ainsi qu’ils gagnent suffisamment d’argent pour abandonner leur chambre d’étudiant et s’installer dans un appartement qui n’est pas très grand mais qui ressemble déjà à celui dont ils rêvaient dans le premier chapitre, un appartement qu’ils aménagent eux-mêmes suivant leurs goûts.
Ils lisent l’Express, « l’hebdomadaire dont ils faisaient le plus grand cas, qui correspondait à leur art de vivre ; ils y trouvaient chaque semaine les préoccupations les plus courantes de leur vie de tous les jours. Ils avaient besoin sans doute que leur liberté, leur intelligence, leur gaieté, leur jeunesse soient en tout temps et en tout lieu convenablement signifiés. Ils laissaient l’Express les prendre en charge parce que c’était plus facile : - où auraient-ils pu trouver plus exact reflet de leurs goûts, de leurs désirs ? N’étaient-ils pas jeunes, n’étaient-ils pas riches ? modérément. L’Express leur offrait tous les signes du confort : Les gros peignoirs de bain, les plages à la mode, la cuisine exotique, les trucs utiles, les analyses intelligentes, les secrets des dieux, les petits trous pas chers, les différents sons de cloche, les idées neuves, les petites robes, les plats surgelés, les détails élégants, les scandales bon ton et les conseils de dernière minute. Ils rêvaient à mi-voix de divans Chesterfield ; l’Express y rêvait avec eux. Ils passaient une grande partie de leurs vacances à courir les ventes de campagne ; ils y acquéraient à bon compte des étains, des chaises paillées, des verres qui invitaient à boire, des couteaux à manches de corne, des écuelles patinées dont ils faisaient des cendriers précieux. »
Le roman décrit, tout au long des premiers chapitres, leur mode de vie : la façon dont ils profitent des libertés que leur laisse leur métier. Ce sont les promenades dans Paris, les visites au marché aux puces où ils découvrent des objets rares et pas chers, le cinéma, qui n’est pas culturel, et surtout les réunions avec les amis autour d’un bon repas dans un petit restaurant.
A la sortie du restaurant, « ils pensaient que leur vie ne serait que l’inépuisable somme de ces moments propices et qu’ils seraient toujours heureux parce qu’ils méritaient de l’être, parce qu’ils savaient rester disponibles, parce que le bonheur était en eux …
A partir de cette table servie, ils avaient l’impression d’une synchronie parfaite : ils étaient à l’unisson du monde, ils y baignaient, ils y étaient à l’aise, ils n ‘avaient rien à en craindre. »
II. Une contradiction vécue
C’est alors que dans le roman ,comme dans la vie du jeune couple, se produit un tournant :
« L’ennui, avec les enquêtes, c’est qu’elles ne durent pas. Dans l’histoire de Jérôme et de Sylvie était déjà inscrit le jour où ils devraient choisir : ou bien connaître le chômage, le sous emploi, ou bien s’intégrer plus solidement à une agence, y entrer à plein temps, devenir cadre. Car, si on admet aisément de la part d’individus qui n’ont pas encore atteint la trentaine qu’ils conservent une certaine indépendance et travaillent à leur guise, si même on apprécie parfois leur disponibilité, leur ouverture d’esprit, la variété de leur expérience ou ce que l’on appelle encore leur polyvalence, on exige en revanche de tout futur collaborateur qu’une fois passé le cap des trente ans -faisant ainsi justement des trente ans un cap, il fasse preuve d’une stabilité certaine et que soient garantis sa ponctualité, son sens du sérieux, sa fidélité, sa discipline. »
Et dès lors, Jérôme et Sylvie « se sentaient enfermés, pris au piège, faits comme des rats…. Ils croyaient encore que tant et tant de choses pouvaient encore leur arriver, que la régularité même des horaires, la succession des jours, des semaines, leur semblaient une entrave qu’ils n’hésitaient pas à qualifier d’infernale. C’était pourtant, en tout état de cause, le début d’une belle carrière ; un bel avenir s’ouvrait devant eux, ils en étaient à ces instants épiques où le patron vous jauge un jeune homme, se félicite in petto de l’avoir pris, s’empresse de le former, de le façonner à son image, l’invite à dîner, lui tape sur le ventre et lui ouvre d’un seul geste les portes de la fortune…
Ils aimaient leurs longues journées d’inaction, leurs réveils paresseux, leurs matinées au lit avec un tas de romans policiers ou de science fiction à côté d’eux, leur promenade dans la nuit le long des quais et le sentiment presque exaltant de liberté qu’ils ressentaient certains jours, le sentiment de vacances qui les prenait chaque fois qu’ils revenaient d’une enquête en province. Mais, ils savaient bien sur que tout cela était faux, que leur liberté était qu’un leurre. »
C’est le moment de nous interroger sur le piège. Où est le piège de ce monde de la modernité qui, tout naturellement, a ouvert ses portes au couple de Jérôme et Sylvie ?
Ce monde de la consommation, qui rend la vie si facile, c’est aussi l’univers de la compétitivité qui est le maître mot et le secret de cette transformation, de cette mutation économique qui voit l’expansion des entreprises, et leur concentration. Ces jeunes, à qui l’on offre toutes les facilités de vivre, tous les moyens de satisfaire leurs désirs, on attend d’eux qu’ils se mettent au service des entreprises, qu’ils deviennent des cadres dévoués, consacrant tout leur temps et leur liberté à concourir à l’expansion des entreprises.
Voici les réflexions de Jérôme et Sylvie : « Des gens qui choisissent de gagner d’abord de l’argent, ceux qui réservent pour plus tard, pour quand ils seront riches, leur vrai projet, ils n’ont pas forcement tort. Ce qui ne veulent que vivre et qui appellent vie la liberté la plus grande, la seule poursuite du bonheur, l’exclusif assouvissement de leurs désirs ou de leurs instincts, l’usage immédiat des richesses illimitées du monde (Jérôme et Sylvie avaient fait leur ce vaste programme), ceux-là seront toujours malheureux…
L’impatience, se disent Jérôme et Sylvie, est une vertu du XXe siècle. A vingt ans quand ils eurent vu ou cru voir ce que la vie pouvait être, la somme de bonheur qu’elle recelait, les infinies conquêtes qu’elle permettait, etc. ils surent qu’ils n’auraient pas la force d’attendre. Ils pouvaient, tout comme les autres, arriver mais ils ne voulaient qu’être arrivés.
Or tout leur donnait tort et d’abord la vie elle-même. Ils voulaient jouir de la vie mais, partout autour d’eux la jouissance se confondait avec la propriété. Ils voulaient rester disponibles et presque innocents ; mais les années s’écoulaient quand même, et ne leur apportaient rien. Les autres avançaient chargés de chaînes peut être, mais eux n’avançaient pas du tout. Les autres finissaient par ne plus voir dans la richesse qu’une fin, mais eux ils n’avaient pas d’argent du tout. »
L’univers de la modernité prend sa revanche. « Ils étaient encore jeunes mais le temps passait vite … Et l’économique parfois les dévorait tout entier, ils ne cessaient pas d’y penser, leur vie affective même dans une large mesure en dépendait étroitement. Tout donnait à penser que, quand ils étaient un peu riches, quand ils avaient un peu d’avance, leur bonheur commun était indestructible… Mais ces moments étaient privilégiés, il leur fallait plus souvent lutter : au premier signe de déficit il n’était pas rare qu’ils se dressent l’un contre l’autre, ils s’affrontaient pour un rien, pour cent francs gaspillés, pour une paire de bas, pour une vaisselle pas faite… Entre eux se dressait l’argent. C’était un mur, une espèce de butoir qu’ils venaient heurter à chaque instant… Et ils leur semblaient parfois que leur seul vraie conversation concernait l’argent, le confort, le bonheur ; alors le ton montait, la passion devenait plus grande, ils parlaient et tout en parlant ils ressentaient tout ce qu’il y avait en eux d’impossible, d’inaccessible, de misérable ; ils s’énervaient… il leur semblait que leur vie la plus réelle apparaissait sous son vrai jour, comme quelque chose d’inconsistant, d’inexistant.
C’est à ce point qu’ils se brouillèrent avec leurs amis : « Jérôme et Sylvie furent sévères, furent injustes, ils parlèrent de leur trahison…. Ils se plurent à assister au ravage foudroyant que l’argent -disaient-ils- creusait chez ceux qui lui avaient tout sacrifié et auquel, pensaient-ils, ils échappaient encore ; ils virent leurs anciens amis s’installer, presque sans peine, presque trop bien, dans une hiérarchie rigide et adhérer sans recul au monde dans lequel ils entraient, le monde sérieux des cadres, le monde de la puissance ; Ils n’étaient pas loin de penser que leurs anciens amis étaient en train de se faire valoir. »
Eux qui dans leur génération avaient pensé qui n’était pas nécessaire de poursuivre leurs études pour réussir dans la vie, puisque la vie leur était offerte, « ils se posaient maintenant un problème insoluble : Comment faire fortune ? Et pourtant, chaque jour, sous leurs yeux, ils voyaient des individus qui parvenaient parfaitement à résoudre ce problème : des exemples à suivre… Ils savaient tout de l’ascension de ces chéris de la fortune, chevaliers de l’industrie, polytechniciens, requins de la finance, littérateurs sans ratures, globe-trotteurs, pionniers, marchands de soupe en sachets, prospecteurs de banlieue, play-boys, chasseurs d’or, brasseurs de millions : leur histoire était simple, ils étaient encore jeunes et étaient restés beaux, avec la petite lueur de l’expérience au fond de l’œil, les temps de crise des années noires, le sourire ouvert et chaleureux qui cachait leurs dents longues, les pouces opposables, la voix charmeuse. Ils se voyaient bien dans ces rôles. Mais ils n’avaient pas choisi la voie nécessaire. Ils n’avaient pas non plus d’héritage. Ils rêvaient donc, les imbéciles heureux, d’héritage, de gros lots, de tiercés ; la banque de Monte-Carlo sautait, dans un wagon désert une sacoche oubliée dans un filet, des liasses de gros billets, dans une douzaine d’huîtres un collier de perles…. De grands élans les emportaient.. mais ils ne les emportaient nulle part… Ils rêvaient d’abandonner leur travail, de tout lâcher, de partir à l’aventure. Ils rêvaient de repartir à zéro, de tout recommencer sur de nouvelles bases, ils rêvaient de ruptures et d’adieu. »
III. Et après ? La traversée du désert.
Nous sommes à la moitié du roman. C’est le hasard qui leur força la main :
« A la mi-septembre 1962, au retour de vacances médiocres gâchées par la pluie et le manque d’argent, leur décision pour eux semblait prise. Une annonce parue dans le Monde aux premiers jours d’Octobre offrait des postes de professeurs en Tunisie, ils hésitèrent, ce n’était pas l’occasion idéale, ils avaient rêvé des Indes, des États-Unis, du Mexique, ce n’était qu’une offre médiocre, terre à terre, qui ne promettait ni la fortune, ni l’aventure, ils ne se sentaient pas tentés, mais ils partirent quand même. Les vrais départs se préparent longtemps à l’avance, celui-ci fut manqué, il ressemblait à une fuite »
Alors commence ce qu’on pourrait appeler leur traversée du désert :
« ils arrivèrent à Sfax le surlendemain vers deux heures de l’après-midi après un voyage de sept heures en chemin de fer, la chaleur était accablante, en face de la gare s’allongeait une avenue interminable, grise de poussière, plantée de palmiers laids, bordée d’immeubles neufs. »
Sylvie était nommée au collège technique de Sfax, Jérôme n’obtint qu’une place d’instituteur dans un village à trente cinq kilomètres de là et il la refusa. Commence pour Sylvie sa vie de professeur. « Jérôme d’abord avait essayé de trouver du travail, il s’était plusieurs fois rendu à Tunis, avait rencontré quelques fonctionnaires à l’information, à la radio, au tourisme, à l’éducation nationale. Ce fut peine perdue, les études de motivation n’existaient pas en Tunisie ni les mi-temps et les rares sinécures étaient trop bien tenues ; il n’avait pas de qualification, il n’était ni ingénieur ni comptable, ni dessinateur industriel, ni médecin, on lui offrit à nouveau d’être instituteur ou pion, il n’y tenait pas, il abandonna très vite tous espoirs, le salaire de Sylvie leur permettait de vivre petitement ; et c’était à Sfax le mode de vie le plus répandu. »
« L’emploi du temps de Sylvie rythmait leur vie. Leur semaine se composait de jours fastes, le lundi parce que la matinée était libre et parce que les programmes des cinémas changeaient, le mercredi parce que l’après-midi était libre, le vendredi parce que la journée entière était libre et parce que, à nouveau changeaient les programmes des cinémas. Et deux jours néfastes : les autres. Le dimanche était un jour neutre, agréable le matin : ils restaient au lit ; les hebdomadaires de Paris arrivaient l’après-midi ; sinistre le soir à moins que par hasard un film ne les attira. Ainsi passaient les semaines, elles se succédaient avec une régularité mécanique, quatre semaines faisaient un mois, ou à peu près, les mois se ressemblaient tous, les jours après avoir été de plus en plus courts devinrent de plus en plus longs, l’hiver était humide, presque froid, leur vie s’écoulait… leur solitude était totale. »
Voici la suite. Il y a t-il une suite ?
« Tout aurait pu continuer ainsi. Ils auraient pu rester là toute leur vie. Jérôme à son tour aurait pris un poste, ils n’auraient pas manqué d’argent, on aurait bien fini par les nommer à Tunis, ils auraient acheté une voiture, ils auraient eu à la Marsa ou à Sidi Bou Saïd une belle villa, un grand jardin, mais il ne sera pas si facile d’échapper à leur histoire … »
C’est alors que le temps encore une fois travailla à leur place :
« L’année scolaire s’achèvera, la chaleur deviendra délicieuse, Jérôme passera ses journées à la plage et Sylvie, ses cours finis, viendra le rejoindre. Ils sentiront venir les vacances, ils se languiront de Paris, du printemps sur les berges de la Seine, de leurs arbres tout en fleurs, des Champs-Élysées, de la place des Vosges, ils se souviendront émus de leur liberté si chérie, de leurs grasses matinées, de leurs repas aux chandelles avec leurs amis. Et si nous revenions, dira l’un ; tout pourrait être comme avant, dira l’autre. »
L’épilogue :
Et les voici qui rêvent de leur retour.
Tout le chapitre est écrit au futur : « Pour leurs dernières heures à Sfax ils referont gravement leur promenade rituelle, ils traverseront le marché central, longeront un instant le port, admireront, comme chaque jour, les énormes éponges séchant au soleil… Deux minutes plus tard ils prendront place dans une 403 de louage prêts à partir, leurs valises depuis longtemps seront amarrées sur le toit, ils serreront contre leur cœur leur argent, leurs billets de bateau et de chemin de fer, leur ticket d’enregistrement. Ils se baigneront longuement à Carthage au milieu des ruines, ils iront jusqu’à Utique où ils achèteront de poteries, puis un matin à six heures ils seront au port ; la traversée sera sans histoire ; à Marseille ils boiront un café au lait accompagné de croissants, ils achèteront le Monde de la veille et Libération. Ils arriveront à onze heures du soir, tous les amis les attendront, ils seront bronzés comme de grands voyageurs et coiffés de grands chapeaux de paille tressés. Ils raconteront Sfax, le désert, les ruines magnifiques, la vie pas chère, la mer toute bleue. On les entraînera au Harris’, ils seront ivres tout de suite..
Ils rêveront encore quelque temps, ils tenteront de vivre comme avant, ils renoueront avec les agences d’antan mais les charmes seront rompus. A nouveau ils étoufferont, ils croiront crever de petitesse, d’exiguïté, ils rêveront de fortune.
Alors un jour - n’avait-il pas toujours su que ce jour viendrait ? Ils décideront d’en finir une fois pour toutes, comme les autres. Leurs amis alertés leur chercheront un travail, on les recommandera auprès de plusieurs agences, la chance, mais ce ne sera pas exactement de la chance, sera pour eux, on les convoquera » et ils seront enfin entrés dans la vie.
« Ce ne sera pas vraiment la fortune, ils ne seront pas président-directeur- généraux. Ils ne brasseront jamais que les millions des autres, on leur en laissera quelques miettes pour le standing, pour les chemises de soie, pour les gants de pécari fumé ; ils présenteront bien, ils seront bien logés, bien nourris, bien vêtus. Ils n’auront rien à regretter. Ils auront leur divan Chesterfield, leur fauteuil de cuir naturel souple et racé comme des sièges d’automobile italienne, leur table rustique, leur lutrin, leur moquette, leur tapis de soie, leur bibliothèque de chêne clair. Ils auront des pièces immenses et vides, lumineuses, des dégagements spacieux, des murs de verre, les vues imprenables, ils auront les faïences, les couverts d’argent, les nappes de dentelles, les riches reliures de cuir rouge. Ils n’auront pas trente ans. Ils auront la vie devant eux ».
A la fin – une fin que Perec écrit au futur – Jérôme et Sylvie acceptent, sous la contrainte des choses, d’entrer dans la vie, en devenant l’un de ces cadres que le patron se félicite d’avoir engagé pour le former, le façonner à son image : il l’invite à dîner, lui tape sur le ventre et lui ouvre d’un seul geste les portes de la fortune…à la seule, mais impérative condition qu’il devienne un cadre dévoué, c’est à dire qui consacre tous ses efforts, mais aussi toutes ses forces, son temps, ses libertés et voue sa vie à l’expansion de l’Entreprise, jusqu’à modeler ses pensées, son discours et ses façons d’être à la mesure des performances que l’Entreprise exige de lui pour relever les défis de la compétitivité !
Si « Les choses » sont, non pas seulement un témoignage sur une réalité sociale, mais un roman, c’est que le couple qui représente cette génération des années 60, contemporaine de l’avènement de la société de consommation, Jérôme et Sylvie, vivent un drame qui est le moteur du récit parce qu’il est au cœur de leur vie : Ce monde de la consommation, qui rend la vie si facile, c’est aussi l’univers de la compétitivité qui est le maître mot et le secret de cette transformation, de cette mutation économique qui voit la concentration et l’expansion des entreprises.
L’illusion de la vie facile, de la réussite à portée de la main, du bien-être lui-même vécu comme un cadeau du présent, se heurtent à un mur, qui, comme le dit le roman, est celui de l’argent, non pas l’argent qu’ils découvriraient sous la forme des puissances financières qui dominent l’économie, mais ce levier de la « fortune », dont il faut disposer pour atteindre au bonheur à travers la consommation des biens. Le système leur refuse ce qu’il leur promet, à moins d’en accepter les exigences et les contraintes et d’en épouser les objectifs, jusqu’à devenir un autre que celui qu’ils rêvaient d’être, conformes à un modèle proposé comme un idéal, qui contredit les promesses et les aspirations communes.
Le drame s’achève par l’adhésion au système que le narrateur nous décrit au futur, pour ne pas condamner l’inconscience d’une jeunesse qui renie malgré elle l’espérance qu’elle n’aura pas pu identifier, d’une autre vie, qui implique le changement des « choses ».
Ce qui s’exprime dans ce drame, n’est-ce pas la contradiction d’un système qui ne peut assurer sa reproduction et, peut-être, sa survie, qu’en soumettant les individus à la consommation des choses pour reproduire leur vie ?