L'Etranger

 
 
Questions sur L’Etranger
 
 
 
Question : Pourquoi Meursault est-il condamné ?
 
Meursault a-t-il tué l’Arabe avec préméditation ou ce meurtre n’est-il qu’un accident ?
Il faut partir d’une constatation : le déroulement du procès est invraisemblable et le verdict rendu par les juges ne tient pas. Au vu des circonstances du meurtre et de la personnalité de la victime, un tribunal « normal » en 1939/1940 l’aurait acquitté.
D’une part il s’agit d’un arabe. Même s’il n’est pas question de prétendre (comme on l’a fait) que le roman est le point de vue d’un « pied-noir » qui s’exprime inconsciemment, il faut remarquer qu’il n’est jamais question au cours du procès de l’Arabe que Meursault a tué sur la plage. Cela nous rappelle qu’aux yeux des colons un arabe n’est rien, n’existe même pas. Le choix d’un arabe par Camus est celui d’une victime anonyme, qui rend le meurtre absurde.
D’autre part, le personnage de Meursault, tel que Camus le décrit, n’a pas le profil d’un criminel ; tout son comportement se caractérise par des traits négatifs : c’est un homme simple, sincère, qui n’a ni ambition ni arrière pensée, qui ne voit jamais plus loin que l’instant présent, donc un être foncièrement inoffensif.
Comment expliquer l’erreur judiciaire ?
Meursault est condamné non pour ce qu’il a fait , mais pour ce qu’il est. Camus écrit lui-même : « Dans notre société, un homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort. » Meursault est condamné parce qu’ « il ne joue pas le jeu », qui consiste à se conformer aux codes sociaux
Mais il y a plus :
Meursault est nécessairement condamné, non pas parce qu’il a commis un crime mais, parce que, refusant d’expliquer son acte, il est pour les autres un homme qui n’est pas comme les autres, qui ne leur ressemblent pas, qu’ils ne peuvent pas comprendre, en un mot : un étranger. il est condamné pour étrangeté !
En quoi consiste l’étrangeté ? S’il refuse d’ « expliquer » son acte, de donner des raisons, c’est parce qu’il est persuadé que cet acte n’a pas de sens. Comme le demande son avocat : « Est-il accusé d’avoir enterré sa mère ou d’avoir tué un homme ? ». A la fin du procès, on ne sait plus quel est son crime : Les juges le condamnent parce qu’ils sont en face d’un homme qui, à travers ce meurtre, affirme qu’aucun acte n’a de sens.
Le président du tribunal, les juges, les témoins, les jurés, mais aussi tous les hommes, parce qu’ils vivent dans l’illusion que tout acte a un sens, n’ont d’autre objet que découvrir les raisons : mobiles ou circonstances qui « expliquent » l’acte, Le crime n’est pas un simple fait ; c’est un acte humain, donc il a un sens !
Meursault enterre sa mère, prend une maîtresse, commet un crime. Ces différents faits sont relatés par les témoins, puis groupés et expliqués par l’avocat général.
Or, Meursault, qui écoute, a l’impression qu’on parle d’un autre : ce pour quoi il n’essaie pas d’expliquer ; il acquiesce : toutes les explications se valent, parce qu’aucune raison, aucune circonstance, aucune explication ne saurait rendre compte de l’acte; - n’est-ce parce que le sens de l’acte nous échappe, tout autant que le sens de notre vie ? Marie, qui vient à la barre des témoins avec l’intention de sauver celui qu’elle aime, compose un récit dont elle voudrait qu’il justifiât l’acte ; mais elle éclate en sanglots et dit «  que ce n’était pas cela, qu’il y avait autre chose, qu’on la forçait à dire autre chose que ce qu’elle pensait. ».
Pourquoi avec la meilleure volonté et cet amour, cette tendresse qui sont les sentiments de Marie, ne peut-on justifier l’acte, exprimer son sens, sinon parce que la vie elle-même, qui n’est que la succession de nos actes, est privée de sens, à proprement parler injustifiable ?
Cet acte est un paradigme où il est « montré » par l’auteur que vouloir donner un sens à la vie en donnant des raisons de nos actes n’est rien que l’illusion qui nous permet de supporter la vie, de nous dissimuler son non sens.
 
 
Question : Pourquoi Meursault a-t-il tué l’Arabe ?
Répondre à cette question, c’est se demander : Pourquoi Camus met-il en scène précisément un meurtre ?
 
S’il veut nous faire adhérer à cette philosophie de l’absurde, du non-sens de l’existence, nous qui croyons fermement qu’à travers des projets nos actes cherchent à atteindre des buts et notre vie à réaliser un idéal, le roman doit conduire la démonstration jusqu’au bout :
Si l'action n'est pas la mise en œuvre d'un projet, la conclusion logique d'une idée, l'incarnation d'un idéal dans l'espace et le temps d'une vie et d'une histoire, tout acte n'est qu'un pur fait, un “fiat”, un jaillissement incompréhensible, une explosion “intempestive”, comme un moment de foudre.
Le modèle de l'acte, n'est-ce pas alors un meurtre ? Car, rien ne peut justifier un meurtre : Alors que n'importe quel acte peut être justifié par des motifs - excuses, par des raisons - mensonges, qui nous délivrent de notre liberté comme des circonstances atténuantes (grâce auxquelles la liberté prend la forme atténuée et rassurante de la responsabilité morale), le meurtre ouvre l'abîme d’une action, d'une liberté, d’une vie que rien ne peut justifier : aucun motif, c'est-à-dire aucun mensonge !
Alors que l'individu peut rendre raison de n'importe lequel de ses actes, le meurtre est un acte dont le sens dépasse à la fois le présent où il “ a lieu ” et “ l'individu ” qui l'accomplit et qui renvoie à l’absence de raison, où soudain l’on découvre le non-sens de l’existence.
Telle est, semble-t-il, la signification de l’événement intempestif que constitue le meurtre incompréhensible d’un arabe par Meursault.
Dans la longue description de la scène, Camus prend soin de montrer qu’il n’existe aucun motif ni mobile ni, non plus, aucune circonstance qui permettraient d’ « expliquer » l’acte : il n’y a pas trace d’un quelconque racisme par exemple ; et, au moment où l’acte se produit, quand Meursault retourne vers les arabes, toute menace a disparu.
Il n’y a aucune raison à l’éclosion de l’acte : « j’ai pensé à ce moment qu’on pouvait tirer ou ne pas tirer et que tout cela se valait. »
Pas de raison sinon le poids du soleil : «  J’étais assez loin de lui, à une dizaine de mètres…son image dansait devant mes yeux, dans l’air enflammé. ;;Il y avait deux heures que la journée n’avançait plus ( comme si le temps s’était arrêté !)..j’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire et tout serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil avançait derrière moi …La brûlure du soleil gagnait mes joues et j’ai senti des gouttes de sueur s’amasser dans mes sourcils. C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman, et, comme alors, le front me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. A cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter j’ai fait un pas en avant.. » 
 
L’acte se produit tout seul, hors de tout contrôle, car « c’est le soleil, l’aveuglante lumière qui, comme l’écrit Robbe Grillet, vont commettre le crime par sa main tétanisée. Les quatre coups de feu, tirés en plein midi sur la plage déserte éclatent comme une implosion attendue »
Réfléchissons en suivant la réflexion d’Alain Robbe-Grillet : Qu’est-ce qui constitue le contenu de ce que nous appelons notre conscience, qui ressemble à une sorte d’intériorité face au monde extérieur ? Ce sont nos émotions, nos sentiments, nos passions, nos idées. Or Meursault, dans cette vie que Camus nous a décrite, a rejeté tout cet « attirail » d’émotions, de sentiments, etc , comme autant d’illusions par lesquelles l’individu cherche à échapper au poids de sa vie ; A l’intérieur de lui-même, il a ainsi fait le vide ; ou, bien plus, l’intériorité a disparu pour laisser place à un abîme : ce néant qui n’est autre chose que notre être véritable. « Un dangereux déséquilibre se produit entre l’univers extérieur trop plein et cette conscience minée parce que, dans sa vie, Meursault a fait le vide .. C’est alors que l’éclatement, l’implosion sont inévitables.. la conscience, à bout de forces, réabsorbe d’un coup la totalité du monde », sa force matérielle, ou, comme l’écrivait Camus dans le Mythe de Sisyphe, son hostilité primitive.
 
Pour le lecteur du roman, la révélation est claire et brutale : ce n’est pas Meursault qui a tué, mais un « autre », un homme qui a toujours été- ou qui est devenu -étranger à sa vie, étranger à lui-même.
Et voici l’interrogation angoissée qui envahit chacun d’entre nous : moi qui jusqu’à présent croyais être l’auteur de mes actes et par les décisions les plus importantes donner un sens à ma vie, ne suis-je pas réellement un autre, absent de chacun de mes actes, étranger à ma vie, dans un monde où ne vivent que des anonymes, mimant leur vie à travers des paroles, des sentiments convenus qui leur tiennent lieu de sens ?
 
 
Question : Quel sentiment provoque la lecture du roman ?
 
A première lecture, le roman est la mise en scène d’un personnage dont l’ « étrangeté » semble consister en une indifférence, un détachement naturel. Si l’on ne s’intéresse qu’au personnage, on est amené à se poser des questions qui ne diffèrent guère de celles des juges : Meursault aimait-il ou non sa mère ? A-t-il tué l’arabe avec préméditation ou par accident ? Est-il capable des mêmes sentiments que chacun d’entre nous ? En fin de compte, s’agit-il d’un monstre ou d’un innocent ?
Ni l’un ni l’autre, mais bien de cet étranger, qui donne son titre au livre. La question se pose : pourquoi cet homme, dont la vie est somme toute banale, et, dans sa médiocrité ressemble à beaucoup d’autres, nous donne-il, dès les premières lignes du récit, le sentiment d’être un « étranger» ?
Le secret du sentiment que nous éprouvons réside dans la nature même du récit : nous avons affaire à un récit qui a l’apparence d’une auto biographie ; mais nous avons affaire à un narrateur qui raconte sa vie comme si elle ne le concernait pas. Le lecteur, qui, par le jeu de la fiction, se met à la place du narrateur, est victime d’un dédoublement permanent : le « je » parle de lui avec la même impartialité, la même objectivité que s’« il » était un autre. Le lecteur est à la fois « dedans » à cause du « je » de la narration et «  dehors » à cause de la vision objective, impersonnelle adoptée par le narrateur.
Dès lors, si le personnage nous apparaît, à nous lecteurs, comme un étranger, c’est parce qu’il est étranger à sa propre vie.
Voici le secret : la fiction, en nous obligeant à nous identifier au personnage, fait naître en nous un malaise : ne sommes- nous pas nous-mêmes étrangers de la même façon à notre vie : au monde qui nous entoure, aux êtres avec lesquels nous vivons, à ces actes qui constituent la trame de notre vie ?
Les désirs, à travers lesquels toutes choses ont une valeur pour nous, les sentiments qui nous attachent aux autres, les raisons qui expliquent nos actes, les idéaux ou les valeurs qui éclairent notre jugement et notre conduite, ne sont-ils pas autant d’illusions qui nous aident à « supporter » la vie, à vivre « tout simplement » ?
Si, à un moment donné, un seul instant, ces illusions s’effondrent, le malaise devient un sentiment qui nous envahit : celui de l’absurde.
Dans le Mythe de Sisyphe, dont l’écriture est contemporaine de L’Etranger, Camus donne une définition de l’absurde que Meursault, en prison, pourrait reprendre à son compte : « Dans un univers soudain privé d’illusions et de lumières, l’homme se sent un étranger. Cet exil est sans recours, puisqu’il est privé du souvenir d’une patrie perdue ou de l’espoir d’une terre promise. Ce divorce entre l’homme et son monde, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité. » Et, plus loin, Camus écrit : «  Pour toujours je serai étranger à moi-même…étranger à moi-même et à ce monde. »
 
 
 
Question : Comment naît le sentiment de l’absurde et comment le comprendre ?
 
Le roman est une invitation impérieuse à réfléchir le parcours de notre vie au travers du regard de Meursault : cela se passe ainsi mais on ne comprend pas pourquoi : tout se passe comme si notre vie était privée de sens. Un seul mot convient : Absurde.
 
Le discours philosophique du mythe de Sisyphe nous donne les clefs du roman ; « Sur plus d’un point, comme l’écrit Sartre, le roman est construit de manière à fournir une illustration des thèses soutenues dans le Mythe de Sisyphe » ; et pourtant ce roman n’est pas un roman à thèse. Il y a quelque chose de plus dans le roman : un personnage qui est l’envers de nous-mêmes, que l’endroit nous dissimule ; une expérience qui est la nôtre mais que nous occultons.
En reprenant les étapes de la réflexion philosophique, cherchons le secret de l’œuvre.
 
1) L’étrangeté des choses
 
Rappelons l’expérience, telle qu’elle est décrite dans le Mythe de Sisyphe :
Lorsque nous nous retrouvons seuls face à une nature dont l’infinitéet l’éternité nous dépasse et nous écrase : «  voici qu'à la minute même, les choses perdent le sens illusoire dont nous les revêtions... L'hostilité primitive du monde, à travers les millénaires, remonte vers nous.
 
Le lieu où se déroule le drame n’est pas indifférent : c’est le décor algérois qui est celui de l’enfance et de l’adolescence de Camus, avec lequel nous faisons connaissance dès les premières pages : le trajet en autocar vers l’asile de Marengo, le long chemin à pied jusqu’au cimetière, la chaleur suffocante des plaines de la Mitidja brûlées par l’été, et, par dessus tout, la poussière sèche et l’aveuglante lumière ? C’est le « paysage natal » de Camus , aussi essentiel pour lui que pour tout poète, où il a puisé toutes ces joies, dans l’assaut du vent, le bain de la mer ou du soleil, la fraîcheur des soirs  ; des liens profonds l’unissent à ce pays ; « Des matins, des soirs clairs,, d’implacables après-midi, voilà, écrit Sartre ses heures favorites ; l’été perpétuel d ‘Alger, voilà sa saison. » .  Et Camus a bien du mal, dans le roman lui-même, à ne pas exprimer poétiquement ces liens. Parlant de la nuit, il écrit : « Je me suis réveillé avec des étoiles sur le visage. Des bruits de campagne montaient jusqu’à moi. Des odeurs de nuit de terre et de ciel rafraîchissaient mes tempes. La merveilleuse paix de cet été endormi entrait en moi comme une marée. »
Le roman opère un véritable renversement : c’est ce lieu de la familiarité la plus grande qui se transforme en la métaphore de l’étrangeté.
Le parti pris du roman, qui se propose de mettre en scène le non sens, dissimule et appelle une autre face de l’expérience de Camus.
Certes, l’éternité du monde, sa matérialité, semble « nier » la présence éphémère de l’homme, lui faisant découvrir dans sa condition mortelle le sens de sa destinée. Mais, l’expérience est ambiguë : n’y a-t-il pas une autre face de cette négation de l’existence humaine par l’éternité des choses ? Elle affirme la valeur de la présence de l’homme au monde : le miracle de vivre, dont l’homme prend soudain conscience.
Telle est bien , dans les œuvres de jeunesse, la leçon du soleil.
Dans l’Etranger, Camus va conduire la négation jusqu’au bout : jusqu’au point où le soleil prenant la place de l’homme ( qui est devenu étranger aux choses) devient le personnage principal, le seul acteur de la tragédie : la « cause » du meurtre !
 
2) la négation des sentiments :
 
La révélation majeure de la réflexion philosophique, commune à tous les penseurs de ce temps est bien celle-ci : le monde n'a d'autre sens que celui dont nous le revêtons: Alors que tout le contenu de notre vie singulière est “ réellement ” constitué de nos liens avec le monde, nous découvrons que le monde n'a d'autre “ réalité ” que ces liens. Ce sont nos sentiments qui, les premiers, tissent nos liens avec le monde : cet amour, cette amitié, et tous ces rapports humains qui semblent bien constituer la valeur de notre vie.
Ce n’est pas un hasard si les premières lignes du roman mettent en scène l’image de la mère : l’amour filial est le premier, le plus « naturel » des sentiments, qui n’est jamais, même par la mort, complètement rompu. Pour un fils la douleur de la mort d’une mère est porteuse d’une rupture qui change son rapport au monde. Or, souvenons-nous de la phrase qui cloture l’événement de cette mort : « j’ai pensé que c’était toujours un dimanche de tiré, que maman était maintenant enterrée , que j’allais reprendre mon travail et que, somme toute, il n’y avait rien de changé. » . Il n’y a qu’un mot pour qualifier l’attitude de ce fils : une incompréhensible « indifférence », qui nous scandalise parce qu’elle n’est pas naturelle.
Mais, lorsqu’on a lu les œuvres de jeunesse, dans « L’Envers et l’Endroit », l’événement de la mort, qui déclenche le récit de la vie de Meursault a une tout autre portée.
Rapprochons le roman de l’expérience de Camus. Lorsque le président du tribunal demande à Meursault pourquoi il a mis sa mère à l’asile, il répond qu’il manquait d’argent pour la faire garder et soigner ; mais, « c’était aussi parce qu’ils n’avaient plus rien à se dire ; ni maman ni moi n’attendions plus rien l’un de l’autre. »
Et voici le récit autobiographique : Lorsqu’il tomba malade, d’une longue maladie, « elle ne s’occupa pas de lui ;Ce fut un oncle qui s’occupa de lui et sa mère n’y trouva rien à redire..Il savait qu’elle avait pour lui un grand sentiment …Elle allait le voir chez cet oncle, s’enquérant de son état :- tu vas mieux ? –oui . Elle se taisait alors, et, restés face à face, tous deux s’épuisaient en efforts pour trouver quelque chose à se dire..Elle n’ignorait pourtant pas la gravité de son mal, mais elle promenait ainsi sa surprenante indifférence. «  Il est clair que le roman emprunte à cette expérience la description de l’attitude de Meursault face à la mort de sa mère.
Mais, là encore, l’expérience est tronquée : La mère est morte ; nous ne sommes témoins que de l’attitude du fils ; or, si l’on en croit le récit autobiographique, l’indifférence du fils répond à l’indifférence de la mère. Et, pourtant,  « elle avait un grand sentiment pour lui », et lui-même, comme il le dit au Juge : « j’aimais bien maman ».
Que signifie donc cette réciproque indifférence ?
Dans la vie les sentiments qu’on exprime obéissent à des codes sociaux, instaurant entre les êtres des faux-semblants pour permettre à chacun d’échapper à sa solitude ; Et notre vie est ainsi convertie en un immense mensonge par lequel les hommes sont réellement étrangers les uns aux autres.
Ce qu’exprime l’indifférence de Meursault, c’est le refus de ce mensonge, de ces faux rapports codifiés entre les hommes, à travers lesquels ils deviennent réellement étrangers les uns aux autres, déchargés du poids de leur existence, de l’angoisse et en même temps de l’exigence de prendre leur vie en mains.Meursault refuse de prononcer les paroles, d’exprimer les sentiments, d’adopter les attitudes qu’on attend de lui « en la circonstance », d’un fils à la mort de sa mère.
La leçon que Camus a appris dans le monde de la pauvreté, aux côtés d’une mère analphabète est celle-ci: les liens véritables, les vrais rapports humains ne s’expriment que par le silence.
 
Le pari de Camus en écrivant l’Etranger, c’est de nous faire croire à un personnage qui incarne ce refus, instinctivement détaché, naturellement absent de ce monde devenu étranger à l’homme, à proprement parler « inhumain ». C’est alors, à ce prix, que peut se dévoiler à nous lecteurs, l’absurdité d’un monde auquel nous sommes adaptés, comme d’inconscients complices. « L’étranger qu’il veut peindre, écrit Sartre, c’est un de ces terribles innocents qui font le scandale d’une société parce qu’ils n’acceptent pas les règles de son jeu. Il vit parmi les étrangers mais pour eux aussi il est un étranger. »
La démonstration est complétée par sa rencontre avec son voisin de palier qu’il lui est indifférent d’appeler son ami ; mais, qui n’a pas un jour accepté qu’une simple relation de circonstance use du même mensonge ?
Enfin la liaison régulière qui s’établit avec Marie grâce à l’opportunité d’un bain de mer conduit à la question du « m’aimes-tu ? ». Sommes-nous vraiment scandalisés que Meursault lui dise qu’il accepte de l’épouser pour lui faire plaisir en lui avouant qu’il ne l’aime point ?
 
3) Le non-sens de la vie: l’annulation du temps et la négation du sens
 
Ce qui donne sens à la vie, n’est-ce pas le temps avec sa dimension d’à venir ? De désir en désir, de projet en projet, d’acte en acte, sous notre regard, rétrospectivement, notre vie s’organise, s’ordonne, suivant un chemin où tout s’enchaîne : orientée comme un vecteur qui conduit quelque part,,Quelque part, la locution est devenue un tic de notre langage, quand nous voulons dire que quelque chose a un sens …C’est ainsi que, dans notre vie, tout a un sens : une direction en même temps qu’une signification.
Quelque part mais où ? Où ce vecteur nous conduit-il sinon au « fiasco »de la mort qui transforme le chemin en impasse, met un terme à nos projets en annulant le temps, en le privant de l’avenir, sa dimension essentielle. La mort est le seul but que, selon l’expression de Blanchot, nous ne pouvons pas prendre pour fin.
C’est ce fait que le Mythe de Sisyphe désigne comme « la mathématique » de l’existence humaine :
« ma façon d'agir comme si tout avait un sens, tout cela se trouve démenti d'une façon vertigineuse par l'absurdité d'une mort possible. ”
Tout se passe comme si Meursault avait instinctivement compris cette mathématique.
Il ne vit pas de désirs qui le conduiraient d’objets en objets, de conquêtes en conquêtes, suscitant l’espoir de plaisirs renouvelés. Il ne désire que pour vivre : il n’oublie jamais l’heure du dîner ; il a besoin d’un sommeil réparateur, notamment après les fatigues de l’enterrement de sa mère : « j’ai pensé que j’allais me coucher et dormir pendant douze heures » ; il apprécie les bains de mer parce qu’ils détendent le corps. Il travaille pour vivre, sans ambition ni projet : Quand son patron lui propose une nouvelle situation lui permettant de vivre à Paris et de voyager une partie de l’année ? » vous êtes jeune, et il me semble que c’est une vie qui doit vous plaire. » J’ai dit que oui mais que dans le fond cela m’égal. Il m’a demandé alors si je n’étais pas intéressé par un changement de vie. J’ai répondu qu’on ne changeait jamais de vie, qu’en tout cas toutes se valaient et que la mienne ici ne me déplaisait pas du tout. Il a eu l’air mécontent, m’a dit que je répondais toujours à côté, que je n’avais pas d’ambition et que cela était désastreux dans les affaires. Je suis retourné travailler alors. J’aurais préféré ne pas le mécontenter, mais je ne voyais pas de raison pour changer ma vie. En y réfléchissant bien, je n’étais pas malheureux. Quand j’étais étudiant, j’avais beaucoup d’ambitions de ce genre. Mais quand j’ai dû abandonner mes études, j’ai très vite compris que tout cela était sans importance réelle.
 
L’essentiel est dit : Nous n’agissons jamais « réellement », mais, comme Meursault, pour « passer le temps », afin d’oublier cette mathématique qui, d’instant en instant, de projet en projet, d’acte en acte ne nous mène nulle part ailleurs qu’à la mort. Aussi nous employons-nous sans cesse à donner des raisons de nos actes, en invoquant des motifs pour les insérer dans la continuité d’une vie que nous construisons nous-mêmes par le récit que nous en faisons. Les policiers ou les juges ne font pas autre chose lorsqu’ils cherchent à expliquer un crime en construisant la chaîne des mobiles, qu’ils identifient à des causes.
Si l’on met à part les raisons – motifs ou mobiles – par lesquels nous donnons un sens à nos actes, toutes les actions se valent, tous les actes sont « équivalents » : Ecrire un roman ou boire un café crème, c’est la même chose.
Notre vie n’est-elle rien d’autre que la succession d’actions en elles-mêmes dépourvue de sens ?
Pourvu que nous réussissions à passer le temps sans poser la question du sens, comme Meursault, nous ne sommes pas éloignés du bonheur !
 
Quelle est la conclusion du roman ?
 
En écrivant ce roman, l’objectif de Camus est de provoquer en nous la question angoissée du sens de notre vie ; et, à cet effet, il met en œuvre une technique romanesque, qui, nous faisant spectateurs étrangers de notre existence, permet de « nier » la valeur des liens qui nous attachent inconsciemment à la vie et nous dissimule notre condition humaine, qu’éclaire l’imminence de la mort ;
Est-ce à dire que la négation du sens de la vie, qui devrait conduire au suicide, est le dernier mot de la démarche de Camus ?
Le Mythe de Sisyphe pose la question :
«  Tout contribue à brouiller les cartes…On a feint de croire que refuser un sens à la vie conduit à déclarer que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, mais il n’y a aucune mesure entre ces deux jugements. ; certes on se tue parce que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, voilà une vérité sans doute..Mais est-ce que son absurdité exige qu’on lui échappe, par l’espoir ou par le suicide, voilà ce qu’il faut mettre à jour. L’absurde commande-il la mort ? Il faut donner à ce problème le pas sur tous les autres. »
 
« Sous l’éclairage mortel de notre destinée, l’inutilité apparaît. »
Le dernier chapitre de L’Etranger, où Meursault attend son exécution, décrit cette prise de conscience : « Je mourrai donc. ;plus tôt que d’autres, c’était évident. Mais tout le monde sait que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Dans le fond, je n’ignorais pas que mourir à trente ans ou à soixante dix ans importe peu, puisque, naturellement dans les deux cas, d’autres femmes et d’autres hommes vivront, et cela pendant des milliers d’années. Rien n’était plus clair en somme, c’était toujours moi qui mourais..
J’avais vécu de telle façon et j’aurais pu vivre de telle autre. J’avis fait ceci et je n’avais pas fait cela. Et après ?
Que m’importaient la mort des autres, l’amour d’une mère, son Dieu, les vies qu’on choisit, les destins qu’on élit, puisqu’un seul destin devait m’élire moi-même et avec des milliards de privilégiés. »
La vie jugée, comprise, à l’aune de la mort est dépourvue de sens, parce que tous les liens qui constituaient ma vie s’effondrent. C’est toujours moi qui meurs.
Nous disposons d'un texte de jeunesse d'Albert Camus : “Le vent à Djemila” qui reprend la réflexion sur la mort là où le “Mythe de Sisyphe” l'a laissée : au moment où le penseur concluait que l'évènement imprévisible et mathématique de la mort, l'appréhension par l'homme de sa condition mortelle suffisaient à rendre compte de la conscience du non-sens de l'existence.
 
Dans “Le Vent à Djemila”, Albert Camus reprend l'expérience pour mettre à jour une vérité qui contredit la conclusion de l'Absurde.
 
Ce qui m'étonne toujours … c'est la pauvreté de nos idées sur la mort … Et pourtant, c'est bien l'important, cet homme devant moi, lourd comme la terre, qui préfigure mon avenir. Mais puis-je y penser vraiment ? Je me dis : je dois mourir, mais ceci ne veut rien dire, puisque je n'arrive pas à le croire et que je ne puis avoir que l'expérience de la mort des autres … ”
 
Cette première partie de la phrase semble bien ne rien ajouter à la réflexion du “Mythe de Sisyphe”, mais voici la découverte d'une vérité qui contredit le raisonnement qui conduisait de l'idée de la mort (dont on n'a aucune expérience) à l'idée du non-sens de la vie.
 
J'ai vu des gens mourir, surtout j'ai vu des chiens mourir … Je pense alors : fleurs, sourires, désirs de femmes et je comprends que toute mon horreur de mourir tient dans ma jalousie de vivre. Je suis jaloux de ceux qui vivront et pour qui fleurs et désirs de femmes auront tout le sens de chair et de sang. Je suis envieux parce que j'aime trop la vie. ”
 
La vérité de l'expérience qui est à l'origine de l'idée de la mort, ce n'est pas le constat irrécusable du non-sens de l'existence, c'est, tout au contraire la découverte du sens irremplaçable de la vie.
Albert Camus oppose à l'horreur de la mort la jalousie de vivre. Ce n'est pas seulement (par un simple renversement des contraires) l'amour de la vie qui donne sens à la mort. Car la jalousie de vivre, que l'on ressent à la pensée de la mort, c'est “ la jalousie de ceux qui vivront ”, qui continueront à vivre, à sentir, à souffrir, à aimer.
De quoi s'agit-il dans cet aveu troublant ? Albert Camus nous le suggère très simplement dans la sincérité de l'aveu : on est toujours jaloux de quelqu'un ; et, quand on pense à la mort, on est jaloux de tous les autres, “ qui continueront à vivre ”. Ce que l'on a peur de perdre en mourant, ce n'est pas un “ego”, une quelconque “individualité irremplaçable”, ou bien la conscience de soi qui est le privilège (ou l'essence) de l'homme, ce sont tous les rapports avec les autres, et avec les choses qui constituent notre vie.
Parce que la vie humaine (donc la nôtre) n'est rien d'autre que l'ensemble des rapports des hommes entre eux et avec la nature, qu'est-ce que l'éternité -celle que nous perdons en mourant- sinon la pérennité de la vie humaine à travers les vies singulières des hommes ?
 
Qu'appelerai-je éternité, s'écrit Albert Camus, sinon ce qui continuera après moi ? ”
 
Le roman de L’Etranger s’achève par une évocation de la mère :
 « Si près de la mort, maman devait se sentir libérée et prête à tout revivre.. Et, moi aussi je me suis senti prêt à tout revivre…vidé d’espoir, devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles, je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde.. »
Il faut renverser la leçon : Que prouve l’étrangeté du monde, l’indifférence des autres et la douleur de leur disparition qui est notre seule expérience de la mort ?
Rien d’autre sinon que la valeur de la vie tient tout entière dans les liens que chaque homme noue avec elle dans ses rapports avec les choses et les êtres, sans lesquels il ne serait à proprement parler rien. Cela est si vrai qu’à l’instant de la mort, quand il est près de disparaître, chacun est prêt à tout revivre.
C’est parce que Meursault, étranger à sa propre vie, n’a pas su comprendre cette vérité, que recèle n’importe quelle vie d’homme, qu’il n’a plus rien à attendre des autres, assistant à sa mort, sinon des cris de haine.
 
 
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