Dostoïevski
Crime et Châtiment
L’analyse de l’acte et le problème de la liberté
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I. Un Roman Policier ?
a. Le Roman Policier
Jean-Louis Backes écrit :
“A l'autre bout de l'Europe, un roman que deux journaux ont déjà donné au jour le jour : L'affaire Lerouge, d'Emile Gaboriau, que l'on s'accorde aujourd'hui à considérer comme l'ancêtre de tous les romans policiers.
Ce qui fait l'originalité de L'affaire Lerouge, au milieu de toute la production dite “populaire”, c'est que l'auteur, bien avant Conan Doyle et Agatha Christie, a construit son livre autour d'une enquête criminelle et donné un rôle de toute première importance à un détective qui, trait singulier et prémonitoire, n'est pas un professionnel. Gaboriau n'est certes pas le premier à introduire des policiers dans le roman ; on pense à Balzac, à son Vautrin ; à Hugo, au Javert des Misérables. On pense aussi à Edgar Poe, au Double assassinat dans la rue Morgue, dont Baudelaire a publié une traduction en 1855.
Mais le récit de Poe est une nouvelle, qui propose peu de péripéties. L'affaire Lerouge est un roman assez long parce que l'auteur utilise, avec une incontestable habileté, la technique du leurre. Le personnage central du livre est l'enquêteur, dont les hésitations, les découvertes, les bévues font avancer l'histoire beaucoup plus que les réactions des différents suspects. Il croit avoir découvert le coupable, et il s'est trompé. L'erreur vient de ce qu'il a cru aveuglément à ce que révélaient les indices matériels, sans tenir compte des vraisemblances psychologiques. ”
b. Crime et Châtiment est le récit d'une affaire criminelle
“On retrouve dans Crime et Châtiment une affaire criminelle, un enquêteur de première force ; on retrouve aussi la technique du leurre : le petit peintre s'accuse du meurtre, et la police est bien obligée de le croire, ou de faire comme si elle le croyait, puisque l'aveu est spontané. On retrouve enfin la question manifestement importante à l'époque, du conflit entre ceux qui ne se fient qu'aux preuves matérielles et ceux qui tiennent le plus grand compte de la psychologie. Porphyre Petrovitch, le juge d'instruction, appartient en principe à la première école, et se désole de ne posséder aucun indice matériel qui lui permette d'inculper Raskolnikov à coup sûr. ”
Nota (1) Dostoïevski a-t-il lu L'affaire Lerouge ? - Peu importe. Il a dévoré nombre de romans-feuilletons qui doivent leur existence au développement relativement récent du journal à grande diffusion. Il est familier avec le monde fictif où, entre la haute pègre et la grande aristocratie, se promènent les héros d'Eugène Sue et de ses imitateurs. On soutient, non sans vraisemblance, que son propre livre Humiliés et Offensés n'est pas très loin, à certains égards, des Mystères de Paris.
Mais voici des différences essentielles :
1) La différence entre les deux livres saute aux yeux : dans le roman de Dostoïevski, l'identité de l'assassin est connue dès le début, avant même que le crime ne soit commis. Et c'est du point de vue de cet assassin, non de celui de l'enquêteur, que le récit est mené.
Récit, certes, à la troisième personne, mais toujours présenté en fonction de Raskolnikov, au moins tant que celui-ci est en scène. En particulier lorsque se déroule une discussion entre Porphyre Petrovitch et Raskolnikov, le lecteur ne peut pas deviner les pensées que le magistrat n'exprime pas, mais a l'impression de connaître toutes celles qui passent par la tête du jeune homme. Il se trouve donc dans une position qui coïncide exactement avec celle du héros : il entend des paroles et cherche à en interpréter le sens. ”
2) En avançant, du point de vue même de Raskolnikov, l'hypothèse que le juge pourrait avoir tout compris, en refusant jusqu'au dernier moment de dire, avec l'objectivité qu'on attend de l'auteur, ce que pense réellement Porphyre, la narration peut persuader le lecteur que, de fait, il a tout deviné. On se trouve alors, par rapport aux habitudes qui se sont, après Dostoïevski, introduites dans le roman policier, dans une situation fort étrange : l'enquête se poursuit alors que l'enquêteur est sûr du résultat.
3) Et l'enquêteur, contrairement là encore à la règle du roman policier classique, évite de se laisser prendre au leurre. Pour le dire en termes psychologiques, l'aveu spontané du petit peintre le laisse un instant désemparé, mais il se ressaisit vite. La technique de narration efface pourtant cette réalité vraisemblable que reconstruit l'analyse. En fait, le juge d'instruction, immédiatement après la scène avec le peintre, met un terme à l'entretien qu'il avait avec Raskolnikov, puis disparaît lui-même de la scène. Quand il reparaît aux yeux du lecteur, sa conviction est faite, et il explique pourquoi l'aveu est mensonger. ”
II- La vérité impossible
1) La psychologie “à double tranchant”
“Le mot est prononcé assez souvent. Il est, à l'époque, relativement récent. On l'emploie volontiers chez les criminologues. L'avocat en fera un large usage dans Les frères Karamazov, quand il prononcera sa plaidoirie en faveur de Mitia. Et l'on retrouve dans sa bouche l'expression qui figurait déjà dans Crime et Châtiment : “La psychologie est une arme à double tranchant.”
Le psychologue est celui qui prétend expliquer un acte humain par des motifs (des raisons) ou des mobiles ( des passions).
-Pour le psychologue, un acte humain comprend : La conception d'un but, une délibération, une décision et enfin l'exécution (effective) de cette décision.
Fort bien. Mais une difficulté se fait jour aussitôt : comment peut-on “ passer ” des motifs, éléments psychiques, sans épaisseur aucune, ou de la décision, moment spirituel, à la réalisation ou à l'action qui a lieu dans l'univers matériel ?
La question se pose à nous : Comment se peut-il que le sens commun ne rencontre point là d'obscurité, alors qu'il fait nettement si on l'interroge, la distinction entre les éléments intérieurs de l'acte et ses éléments matériels ?
Si on le met à la question, il nous avouera qu'il n'y a point là de difficulté, puisque les motifs sont précisément la cause de l'action. C'est donc grâce à l'effet magique du mot que l'on évite la difficulté et l'embarras.
2) L'explication de l'acte
On construit l'acte humain sur le modèle de la causalité physique. On commence par établir deux ordres de phénomènes distincts ; puis on effectue le passage à la faveur de l'obscurité du mot : ici le mot : “cause”.
Les motifs deviennent les causes de l'acte et l'action l'effet. Quand l'acte n'a pas eu lieu, on parle d'un obstacle, comme si l'acte humain se produisait dans les conditions de l'expérience physique.
Mais certains actes mettent en échec cette “ explication ” physique, mécanique de l'acte humain :
Prenons l'exemple de Dimitri Karamazov, qui n'est pas passé à l'exécution de l'acte( le meurtre de son père ), alors qu'il avait tous les motifs de le commettre et qu'aucun obstacle ne s'opposait à sa réalisation.
Dimitri Karamazov “ devait ” tuer son père. Il avait tous les motifs et mobiles pour le faire : La jalousie d'abord puisqu'il craignait que d'une minute à l'autre Grouchineka n'allât chez son père ; le besoin d'argent puisqu'il savait qu'une somme égale à sa dette était prête pour Grouchineka, enfin et surtout le désir si fort, en s'emparant de cette somme, de sauver Grouchineka , de recommencer à vivre, avec la possibilité de “ partir ”, la chance de salut, d'honnêteté, de régénération. De plus aucun obstacle ne se présentait : son frère était parti “exprès”, le vieux domestique était malade. Y-avait-il un obstacle d'ordre affectif ? - Aucun. Dostoïevski prend bien soin de nous dire qu'il avait été élevé par le vieux domestique Grigori et qu'il n'avait jamais reçu de son père aucune marque d'affection.
Dimitri devait donc tuer son père, et, de fait, les juges et les jurés, son frère, ses amis, qui, comme tout le monde et comme le sens commun, parlent le langage de la causalité, ont conclu au meurtre.
Si, d'ailleurs on avait pu leur prouver l'innocence de Dimitri, comment auraient-ils expliqué que l'acte n'ait pas eu lieu, puisque tous les motifs de tuer étaient ici rassemblés ?
Cette anomalie les aurait-elle mis en éveil, les aurait-elle obligés à remettre en question leur idée de l'acte humain ? - Certainement pas. Ils tiennent toute prête une “ explication ” nouvelle et le sens commun avec eux. De même que la jalousie, la cupidité, le désir de régénération étaient les “ causes ” du meurtre, on trouvera, -maintenant qu'on connaît l'innocence de Dimitri-, une cause aussi certaine expliquant que Dimitri Karamazov n'ait pas commis ce crime : par exemple la bonne éducation reçue de Grigori ou le fonds d'honnêteté maternelle, etc … et l'on dira que cette “ cause ” a eu plus de “ force ” que les autres. On n'est pas pris. A ce petit jeu, on n'est jamais dans l'embarras.
3) L'acte humain réfute la psychologie qui prétend expliquer l’acte, en faisant surgir le problème de la liberté.
Il arrive que l'on ait toutes les raisons pour agir “ ainsi ” et que la décision,- l'acte -surgisse incompréhensible, mystérieux parce que contraire à tous les motifs et les mobiles.
C'est le cas de Dimitri Karamazov : lorsqu'onvient l'arrêter, qu'amis et policiers l'interrogent, il ne se fait point prier : il explique lui-même qu'il avait bien réfléchi:
- “ Je haïssais mon père ”
- “ Quels étaient les motifs de votre haine ? lui demande le Procureur
- “ La jalousie ? ”
“ Eh oui, la jalousie, reconnaît Dimitri, et autre chose encore. ” - Des démêlés d'argent ? - Eh oui l'argent jouait aussi un rôle. Tout prouve qu'il avait besoin des trois mille roubles … il n'avait qu'une seule solution : tuer son père ; il avait pris une arme : un pilon et l'heure venue s'était dirigé vers la maison de son père. Tout le monde, à ce moment, ses amis eux-mêmes, sont convaincus de la culpabilité de Dimitri Karamazov ; Dimitri reconnaît qu'il s'accuse lui-même d'un bout à l'autre.
Ecoutons comment Dostoïevski raconte le moment capital :
“ Arrivé au moment où, à la vue de son père penché hors de la fenêtre, il avait frémi de haine et sorti le pilon de sa poche, Dimitri s'arrête subitement, comme à dessein. Il regardait le mur et sentait les regards de ses juges fixés sur lui … Eh bien, vous avez saisi votre arme et que s'est-il passé ensuite ?
- Ensuite ? - J'ai tué … j'ai porté à mon père un coup de pilon qui lui a fendu le crâne ?
- D'après nous mais d'après vous ?
- D'après moi, messieurs, d'après moi, voici ce qui est arrivé ”
Dimitri raconte qu'il s'est sauvé sans toucher à son père. Et il insiste lui-même sur le paradoxe : “ je comprends très bien, dit-il, que je suis arrivé au point capital : après avoir tragiquement décrit ma volonté de tuer mon père … je me suis enfui. Non seulement j'ai voulu tuer mais je le pouvais”. Une seule explication possible : c'est “ mon ange gardien qui m'a sauvé du crime, voilà ce que vous ne pouvez pas comprendre. ”, s'écrie-t-il.
Voilà la réfutation vivante de la psychologie.
Ce que la psychologie s'interdit de comprendre c'est que les motifs sont toujours insuffisants ou inefficients. - Qu'on ne nous oppose pas que nous avons choisi un exemple privilégié, celui d'un romancier qui a précisément pour but de démontrer la réalité de l'acte gratuit.
D'abord, nous le montrerons, ce n'a jamais été l'intention de Dostoïevski dont l'expérience de la liberté excède de beaucoup une simple théorie de l'acte gratuit.
Ensuite la conclusion que cet exemple impose reste valable à propos de n'importe quel acte, même lorsque l'acte n'est pas, comme ici, un reniement soudain et un désaveu incompréhensible de ses prémisses, mais bien la conséquence naturelle d'une délibération et d'une élaboration rationnelle ou le résultat d'une logique passionnelle.
Le philosophe Nabert en fait la démonstration dans ce qu'il nomme “ une analyse progressive ” : il s'agit de revivre la production de la décision “ dans le courant ” ; au lieu de remonter aux motifs comme à des causes, il s'agit de refaire le chemin naturel qui mène des motifs à l'acte. Quand bien même je partirais de mon caractère par exemple, pour expliquer tel motif, il est un moment où la chaîne se brise, où la continuité se perd ; du dernier motif à la décision, il y a un pas, un saut, une faille, mais qui a la mesure d'un abîme : il faut toujours un “ je ne sais quoi ” de plus …
“ Toutes ces raisons réunies, écrit Nabert, pour conclure la démarche “progressive”, ne font pas le plus petit commencement de décision effective. ”
Ce qui nous importe ici, c'est le résultat de la description : Les motifs restent toujours insuffisants à produire un acte : une décision ; la décision ne peut être du même ordre que les motifs qui l'inspirent : elle ne peut être la conséquence du développement des motifs : une simple conclusion au raisonnement préalable. Elle est d'un “ tout autre ” ordre : Comment faut-il comprendre leur rapport ?
Voici le problème philosophique, l'aporie.
- Si les motifs qui justifient l'acte, les mobiles qui le “ causent ” ne peuvent expliquer l'acte, l'acte humain a-t-il encore un sens ? N'est-il pas un pur jaillissement, un “ commencement absolu ” ?
Cette découverte de la liberté comme un pur jaillissement, “ un commencement absolu ” met en cause toute la psychologie :
• Comment comprendre un acte ou un homme ?
•Comment porter un jugement sur ses actes et sur lui-même ?
Mais elle pose une question plus radicale encore :
•Celui qui agit détient-il lui-même le sens de son acte ?
III. La question du sens de l’acte
A. La Technique Romanesque
• L'explication interminable de Raskolnikov à Sonia.
Jean-Louis Backès écrit :
“ Peut-on contrôler le discours de la psychologie ? - Peut-on maîtriser les généralités qui y foisonnent et dont on attendrait qu'elles rendent compte de tout le réel ? Peut-on -c'est toujours la même idée- expliquer le geste de Raskolnikov ?
Le roman pose, à un certain moment, la question de la manière la plus brûlante, et échoue à la résoudre. La scène essentielle, de ce point de vue, est celle ou Raskolnikov tente de répondre aux interrogations de Sonia, à qui il vient d'avouer son crime d'une manière d'ailleurs assez bizarre, et qui demande explications. Il faut répondre à une question extrêmement nette : “ Mais comment, comment un homme comme vous a-t-il pu se décider ? … Mais enfin, pourquoi ?”.
Dans les pages qui suivent, jusqu'à la fin du chapitre, on voit reparaître, réunies, toutes les motivations qui ont pu être invoquées dans différents monologues intérieurs du criminel, toutes ces motivations que les critiques énumèrent à leur tour, en essayant de les concilier entre elles, ou de les trier pour déterminer laquelle est la plus vraie.
Or le texte du roman a pour unique effet de les détruire les unes après les autres. Il suffit que Raskolnikov avance l'une d'entre elles pour que Sonia dise, presque aussitôt : “ Non, ce n'est pas ça. ” Et, plus ou moins rapidement, le jeune homme acquiesce, quand il n'a pas pris les devants : ce n'est pas ça. Formule extrêmement simple, dont il faut voir le sens exact. Dans cette phrase fruste, la négation l'emporte sur tout le reste. Le démonstratif “ ça ” ne désigne rien, sinon ce dont on suppose que l'on devrait parler, mais qu'on ne peut atteindre, et qui n'existe finalement peut-être pas. Ce qui n'est pas, ce qui manque, c'est la parole qui dirait la vérité, qui expliquerait le comportement de Raskolnikov.
Il vaut la peine de regarder ces pages en détail et d'examiner leur construction. On s'aperçoit vite qu'elle est relativement indistincte, quelque peu embrouillée. Il suffirait de peu de chose pour qu'elle atteigne à une satisfaisante clarté : il suffirait que, conformément à l'image qui vient d'être esquissée, les différentes motivations possibles du geste de Raskolnikov soient énumérées les unes après les autres et réfutées dans leur ordre d'apparition. Et, de fait, c'est ainsi que l'on commence. A la question “pourquoi” de Sonia, l'assassin répond : “ Eh bien, pour voler ” (page 435). Sonia réplique : “ Tu avais faim ! C'était pour venir en aide à ta mère ? - Oui? ”
Hypothèse simple, et certes non absurde. Le malheur de Raskolnikov est aussi lié à la misère ; il faudrait peut-être ne pas l'oublier, ne pas tout ramener à la métaphysique ténébreuse. On note, en passant, que la question de Sonia pourrait lui être adressée à elle-même. Elle aussi avait faim ; elle aussi avait une famille.
La réponse de Raskolnikov commence par “non”, mais n'est pourtant pas entièrement négative :“Je n'avais pas si faim que ça … et voulais en effet venir en aide à ma mère, mais ce n'est pas tout à fait cela ; ne me tourmente pas, Sonia …”
Première apparition de la formule “ ce n'est pas ça ” modulée de manière significative ; on se trouve dans l'ambiguïté. La solution semble aisée : les motivations vont se superposer, en allant de la plus simple à la plus subtile, de la plus réelle à la plus fantastique.
Le dialogue pourtant ne va pas s'organiser de cette manière. Il commence par jouer, grâce à Sonia, de la pseudo-logique psychologique, pour tenter une impossible réfutation de l'hypothèse première. Deux implications d'allure générale, appartenant à la vraisemblance admise par tous, sont évoquées : d'abord, si quelqu'un tue pour voler, il ne va pas ensuite faire la charité ; ensuite, si quelqu'un tue pour voler, il s'intéresse au produit de son larçin. Or Raskolnikov a donné de l'argent à la famille Marmeladov, et il n'a pas regardé ce que contenait la bourse trouvée sur le cadavre de l'usurière.
Ces bizarreries amènent Sonia à formuler pour elle-même une hypothèse qu'elle écarte tout de suite, et arbitrairement : le jeune homme serait fou. Il nous faudra examiner plus tard cette hypothèse simple, que nombre de critiques ont avancée avec moins de prudence que le personnage.
La discussion est alors ponctuée par une phrase de Raskolnikov, qui peut être tenue pour une conclusion provisoire : “ Si la faim seule m'avait poussé à commettre cet assassinat, […] je serais maintenant … heureux, sache-le bien ! ” Il faut retenir cette relation affirmée entre la présence d'une explication simple et le bonheur ; on serait tenté de comprendre que la félicité d'un individu ne tient pas le moins du monde à sa vertu, à son respect des codes moraux, mais à la possibilité qu'il aurait de fournir de lui-même une image cohérente et claire.
Il semble que Raskolnikov fasse immédiatement de ce curieux principe une application, assez inattendue, lorsqu'il déclare : “ C'est parce que je n'ai plus que toi que je te demandais hier de me suivre […] Je ne te demande qu'une seule chose et ne suis venue que pour cela : ne m'abandonne pas. ” Non seulement il cite, ce disant, Marmeladov et, à travers lui, l'Evangile, mais encore il simplifie sa propre image, échappant ainsi à la confusion dans laquelle il se débat : il serait celui qui s'est attaché Sonia et s'est attaché à elle .pour des raisons que Dostoïevski a fortement soulignées dans ses carnets : il n'est pas question entre eux d'amour selon un modèle habituel. Mais Raskolnikov a lui-même indiqué que son mouvement est “instinctif” : “Je l'ai fait instinctivement, sans comprendre ”.
Il a le sentiment d'avoir vraiment voulu, du plus profond de lui-même cette aide qu'il demande à Sonia, alors que, plus d'une fois, et jusque dans le dialogue que nous analysons, il lui est arrivé de penser que son crime avait un caractère fortuit, inattendu, qu'il lui était en partie étranger.
La question ne se pose pas de savoir si les discours de Raskolnikov rendent exactement compte de ce qui se passe, comme on dit, en lui. L'intériorité d'un personnage de fiction ne peut pas ne pas faire l'objet d'un certain doute de la part de l'analyste, même si le lecteur, spontanément, y croit et s'abandonne à l'illusion réaliste. Ce qui doit compter, c'est la cohérence propre du discours tenu par le personnage ; ici, la cohérence repose en partie sur le retour d'un principe : on se sent bien quand on a de soi une image claire et nette.
Et c'est justement sur ce principe que porte la tirade suivante :
“ Voilà, tu attends que je m'explique, Sonia, je le vois bien ; tu es là à attendre mon récit, mais que te dirai-je ? […] Comment peux-tu m'aimer si lâche ? ”
Le jeune homme est parvenu à se qualifier, non sans se juger, à se décrire psychologiquement et moralement. Il a fourni ainsi une explication :
“ Sonia, j'ai le cœur mauvais ; prends-y garde ; cela explique bien des choses. C'est parce que je suis mauvais que je suis venu vers toi. ”
Que cette explication soit justement un peu trop simple, voilà ce que pense probablement plus d'un lecteur. Voilà ce que semble penser aussi Raskolnikov puisque, au lieu de s'en contenter, il se lance à nouveau dans une longue tirade, et plus fumeuse que les précédentes : “ Oui, je voulais devenir un Napoléon, voilà pourquoi j'ai tué. ”
On remarque tout de suite que ce retour à l'énumération des motivations du crime n'observe pas l'ordre qui pourrait sembler naturel. Après la misère, on pouvait évoquer le souhait de commencer une belle carrière : le crime devait fournir la mise de fonds nécessaire. Nous savons que la lettre à Katkov avait surtout insisté là-dessus. Or ce discours n'intervient que plus loin, après que Sonia a suggéré : “Vous feriez mieux de me parler simplement sans donner d'exemples. ”.
Le mot “exemple” lui a été soufflé par Raskolnikov. Il pose d'infinies questions. On peut en effet le prendre dans un sens logique : Napoléon serait l'un des innombrables individus qui ont commencé une carrière brillante par un forfait ; n'importe quel autre individu appartenant au même ensemble pourrait être évoqué ; l'essentiel, dans l'argumentation, demeure la catégorie générale, catégorie dans laquelle Raskolnikov a souhaité, lui aussi, figurer. Cette catégorie fournit un principe d'explication, sous la forme d'une maxime parfaitement machiavélique : si l'on veut réussir dans la vie, il faut commencer par agir sans scrupules.
On peut envisager une autre lecture, qu'il faudrait appeler “mythologique”. Napoléon ne serait pas seulement un exemple entre mille, mais une figure particulièrement admirable, objet de vénération et de culte, à laquelle on pourrait envisager de s'identifier. Dans cette façon de prendre les choses, la catégorie générale s'efface au profit de la singularité de la figure. Le résultat, un peu étrange, de ce détour est que Raskolnikov se représente Napoléon dans une situation tout à fait concrète; il n'est pas seulement celui qui n'a pas de scrupules ; il est montré en train de tuer et de dévaliser “ une simple petite vieille parfaitement ridicule, une veuve usurière ”. Au fond, ce n'est pas Raskolnikov qui s'identifie à Napoléon, c'est Napoléon qui s'identifie à Raskolnikov.
L'explication n'a peut-être pas grande valeur, et la réplique de Sonia est là pour le suggérer.
On revient vers plus de vraisemblance lorsque Raskolnikov déclare qu'il a voulu “ employer une méthode radicale pour commencer une nouvelle vie, et devenir indépendant ”. Il dit un peu plus loin : “ Je voulais tout oublier, et recommencer ma vie, et surtout, Sonia, mettre fin à ces soliloques. ”.
Une nouvelle motivation est en jeu : le meurtre devait mettre un terme à l'obsession qu'il avait créée de tuer la vieille, - obsession qu'il entretenait, justement parce que l’idée n'avait pas été réalisé pratiquement par un acte. Il suffit de l'accomplir pour s'en passer l'envie, pour être enfin libéré de ce que cette envie pouvait avoir de maladif.
Cette nouvelle explication intervient au milieu de discours où reviennent certaines des idées que Raskolnikov avait exprimées dans son article : on retrouve les distinctions entre êtres supérieurs et inférieurs, le droit de tuer. On découvre aussi un étrange calembour sur le mot “expérience”. “ Quand je me suis rendu chez la vieille je ne pensais tenter qu'une expérience … Sache-le. »
Le mot russe que traduit “tenter une expérience” est construit sur la même racine que celui qui est rendu par “répétition” au début du roman. La répétition doit servir à organiser rationnellement le meurtre, mais aussi à prouver que Raskolnikov est capable de le perpétrer.
Tout doucement, au milieu de tirades embrouillées qui semblent aller du crime causé par la faim au crime provoqué par l'orgueil le plus diabolique, s'insinue une vision un peu différente des autres : le crime serait voulu pour lui-même, pour sa brutalité, pour son caractère irrémédiable ; il serait à la fois une manière d'en finir et une manière de tout recommencer. Il serait l'acte pur. “ J'ai simplement tué pour moi, pour moi seul ”.
Il serait totalement déplacé d'introduire ici la célèbre expression : “acte gratuit”. Il est de fait que le texte a écarté toutes les motivations qui pourraient paraître à peu près compréhensibles, même si elles demeurent aussi inacceptables que l'acte lui-même. L'expression “acte gratuit”, avec son allure d'oxymore, suggère que, en droit, tout acte doit être motivé. Or l'acte de Raskolnikov est moins motivé que passionnément désiré. Et le mot “gratuit” ne rendrait pas compte de cette force du désir, de cette force incompréhensible du désir.
L'assassin a une phrase étonnante : “ Mais comment ? …comment assassine-t-on ainsi ? Est-ce ainsi qu'on s'y prend pour commettre un crime ? ”. ”
N’est-ce pas dire qu’il y a un mystère de l’acte : Comment passer d’une idée à la réalisation pratique ? Il n’y a pas de commune entre l’idée et l’acte lui-même.
Faut-il, pour expliquer ce passage, qui est un véritable saut : le franchissement d’un abîme, invoquer le mystère de la liberté ?
Ou bien, pour comprendre cette incompréhensible distance entre la pensée et la pratique, n’est-ce pas le rapport de la pensée et de l’action qu’il faut penser autrement ?
B. Le Problème Philosophique
• Que signifie l'insuffisance des motifs pour expliquer l'acte ?
1) Le cas de Dimitri Karamazov
Si avant l'acte lui-même, avant le fait, ou après l'acte devant ses juges, Dimitri Karamazov tente de donner ses raisons ou ses motifs, que se passe-t-il ?
L'on se trouve devant un roman, devant une histoire tout entière : Expliquer les motifs du crime, rendre compte de l'intention qui a présidé au fait, c'est pour Dimitri Karamazov tout autre chose que de donner des preuves, que de donner une explication.
Pour comprendre pourquoi il voulait tuer son père, il faut comprendre tout un “drame ” : il faut se souvenir d'abord de la révélation qu'il eût le jour où, Catherine Ivanovna se trouvant à sa merci pour lui avoir emprunté de l'argent, Dimitri brusquement renonça, d'une façon encore incompréhensible pour lui, à profiter d'elle ; c'est ce jour-là que le déchirement commença : De l'enfer de la débauche et du mépris de soi-même, il fut pris d'un immense désir de pureté, d'honnêteté ; il comprit que la pureté lui était donnée à lui aussi, la possibilité d'une régénération. En rencontrant Grouchinëka, menacée en sa vie de coutisane par le même mépris, le même enfer que lui, il s'aperçoit qu'avec elle seulement, et non avec Catherine, un “ départ ”, une “ marche avant ” est possible par quoi l'on se dépouille du vieil homme.
Alors, lorsqu'on demande à Dimitri Karamazov de rendre compte du fait : du crime comme un fait accompli, c'est sur cet avenir, c'est sur cette possibilité qui conjuguait bonheur et pureté qu'il fixe son regard : Lorsqu'il a décidé de tuer son père pour prendre l'argent, lorsqu' avec précision il était prêt à accomplir tous les gestes nécessaires, c'est le pays de neige où naît la chance de pureté qui s'ouvrait à lui, c'est la nouvelle vie qui se levait comme “ un hymne tragique au Dieu de la joie ”.
Roman que tout cela ! C'est de ce roman que rient les juges et les jurés ; mais, s'ils rient précisément c'est que pour eux, parce qu'ils ont arrêté Dimitri, la “ praxis ” (l’action par laquelle ce qui n’est pas encore peut devenir réel ) est arrêtée aussi : il n'y a plus qu'un fait, qu'un évènement : le crime , qu'il s'agit d'expliquer : c'est le moment où il faut rechercher les motifs, reconstituer une intention : on invoquera la jalousie, on invoquera le besoin d'argent, etc …
Dimitri est toujours d'accord. Comment ne le serait-il point ? - Dès le moment où l'on n'agit plus, toutes les preuves sont également bonnes, sont également vraies, également fausses aussi : Quand on parle de besoin d'argent, lorsque l'on parle de jalousie, il n'y a là que des mots.
2) Le cas de Raskolnikov
Dans Crime et Châtiment, le cas de Raskolnikov est analogue : une fois l'acte accompli, le meurtre de la vieille usurière, il en a perdu le sens ; l'argent qu'il avait pris, il n'y a point touché.
Lorsqu'il tente de rendre compte de son acte à Sophie Semionovna, la petite Sonia malheureuse et perdue comme lui qui le suivra en Sibérie dans son pélerinage de pureté, il parle longtemps, longuement : il passe en revue toutes les raisons, tous les motifs possibles ; il ne rencontre que des mots, toutes les raisons sont également vraies et fausses : elles sont toutes insuffisantes, radicalement insuffisantes.
Le policier philosophe Porphyre sait fort bien tout cela, comme le savait aussi l'avocat de Dimitri Karamazov : le sens est à notre disposition, à double face : le fait est “ indifférent ”. Il prouve aussi bien l'envers que l'endroit : telle intention mais aussi l'intention contraire : Porphyre accuse en louant et en excusant ; l'avocat de Dimitri montre que l'acte excuse en accusant.
Dostoïevsky ne se lasse pas de répéter que la psychologie est une arme perfide, à double tranchant.
Devant le meurtre des Frères Karamazov ou celui de Crime et Châtiment, il est possible de conclure à la perversité ou à la volonté de régénération, à la bonté de Dimitri ou de Raskolnikov : Dimitri a tué parce qu'il était jaloux mais aussi parce qu'il était honnête ; Raskolnikov a tué par paresse mais aussi pour l'amour de sa mère et de sa sœur : parce qu'il ne voulait plus être à leur charge. L'amour, la paresse, la jalousie, l'honnêteté, la bonté, ce sont des mots. Sous les mots le sens véritable se dérobe, nous fait faux bond.
IV. La Question du sens
1) Agir sans preuves
Personne, mieux que Platon, n'a compris ce fait : C'est dans le Phédon(1) qu'il pose ironiquement la question : On parle de gens courageux, de gens tempérants : courage et tempérance ne sont-ce pas des mots ?
Qu'est-ce que cela signifie ? - Cet homme s'est battu férocement jusqu'au dernier souffle ; cet autre, au su de tous, mène une vie exemplaire et remarquable de sérénité, de droiture, etc … Tempérance, droiture, sérénité, ce sont des mots : le fait de cette vie ainsi vécue, de cet évènement, de ce combat ainsi mené sont-ils des preuves de courage ou de tempérance ? - Mais qui n'avouera que “ l'on peut être courageux par lâcheté : par peur de tomber aux mains de l'ennemi ” ; qui ne reconnaîtra que ces gens qu'on dit “ tempérants ” subissent la domination de quelques plaisirs et que c'est ainsi seulement qu'ils en dominent d'autres ?
Dans le « Gorgias » ()§ 69 a ) Platon écrit ; “ Nos actes ressemblent étrangement, selon l'expression de Socrate, à ces propos à double sens qu’on tient à table.”
Platon n'hésite pas à affirmer qu'on peut passer de tempérance à jouissance, de courage à lâcheté, sans la moindre difficulté, sans le moindre saut : il y a un “ échange universel ”. ( allagè )
Qui se révoltera ? - Qui s'offusquera ? - Les juges de Dimitri Karamazov ou de Raskolnikov ? - Mais c'est leur métier même de vouloir rendre compte de l'action, de vouloir des preuves.
- Qui donc aussi ? - tous ceux qui désirent que le fait, que l'acte leur tiennent lieu de preuve. Lorsqu'on donne les motifs, les raisons pour le sens même de l'acte, c'est que l'on veut une preuve de sa bonté, de son courage, etc … ; Si l'on comprend le sens de l'acte dans une intention, dans des motifs, c'est pour que la réalité effective et le fait constituent des preuves, prennent “ acte ”.
Aveu précieux encore : ceux qui, au nom de la morale, récuseront le témoignage de Dostoïevski, ou s'indigneront de la conclusion platonicienne, ce sont les pharisiens.
Pharisiens ceux qui se donnent pour de vrais héros, pour de vrais chrétiens, pour de vrais amants, etc … Ils ne disent que des “ mots ”.
Il faut reconnaître qu'il ne peut y avoir de vrais amants, de vrais coupables, etc … Mais qu'est-ce que cela signifie ? - Est-ce une profession de pyrrhonisme ? - Pas le moins du monde.
“ Vois les mourants, s'écrie Rilke, ne soupçonneraient-ils pas qu'il n'y a que prétexte dans tout ce qu'ici nous produisons ?”(1)
Qu'entend-on par là ? - Dire que le motif, que la raison ou l'intention sont prétextes, est-ce dire, comme le voudraient ceux qui justifient ainsi leur inaction et leur neutralisme, que la Production ( l’action) humaine est dépourvue de sens, que toute action implique une fondamentale et manifeste absurdité ?
Loin de là : cela définit le sens même de la “Production” Humaine, de l'action propre à l'homme.
Dostoïevski nous met sur le chemin de la compréhension : Nous avons admis plus haut que la drame de Raskolnikov était d'avoir perdu le sens de son acte. Ne sachant pourquoi il a agi, Raskolnikov ne saurait pas même s'il a agi : c'est bien l'impression que Dostoïevski crée de tout son art : le personnage évolue à distance, échappe à nos prises ; il semble qu'il soit toujours absent de ses actes, crime et dévouement ; c'est la raison sans doute pour laquelle il fait tout avec pureté, même son crime.
Dostoïevski ne veut-il pas suggérer par là que tout acte est ainsi du domaine de l'absurde et qu'il échappe à tout sens, que nous sommes tous comme Raskolnikov absent de nos actes ?
Est-ce vraiment de cela qu'il s'agit ?(2)- Ce qui se produit en réalité, c'est ce que nous pourrions appeler “ une prise de conscience ”. Nous entendons par là que Raskolnikov peu à peu reconnaît, expérimente le sens de la Production Humaine. C'est à la naissance d'un homme que nous avons affaire. Il a agi sans mesurer ce qu' “ agir ” voulait dire.
Son expérience, sa découverte est la suivante : sous l'effet de la poursuite judiciaire, c'est-à-dire en somme de la mise en jugement que constitue la présence des autres, il doit reconnaître peu à peu que le fait n'est pas “acte ”, qu'agir est prendre en charge.
Nota (1) Rilke : Élégies de Duino IV Traduction Angellos
Sich, die Sterbeuden
Sollten sir nicht vermuten, wie woll vorwand das alles ist, was wir hier leisten
(2)Cette interprétation s'appliquerait bien mieux à Kafka qu'à Dostoïevski.
C'est alors qu'il choisit Sonia pour qu'elle assume à sa place ou avec lui le sens de son action ; et c'est là l'erreur, la fausse manœuvre qui lui révèle le sens de la Production Humaine ; il découvre alors, nous l'avons vu, que tous les motifs, toutes les explications sont insuffisantes, car agir ne fait acte ni preuve ; il comprend qu'on ne peut jamais rendre suffisamment raison : “ didonaï logon ”, suivant l'expression chère à Platon.
Et par là, c'est le sens même de cette “ insuffisance fondamentale ” qui nous est révélé. Cela ne signifie pas, comme on pouvait le penser et comme on aurait pu nous le reprocher au terme de notre analyse précédente, que tout acte est dépourvu de sens et fait partie du domaine de l'absurde de sorte que l'on pourrait, au plus grand profit de tous, confondre une simple volition et une action véritable, une démonstration verbale et une production conséquente ; cela veut dire que la Production Humaine est telle que le sens n'est jamais donné mais à-faire et que l'on doit soi-même le “ faire ”.
Telle est la découverte de Raskolnikov : Le crime c'est d'agir, le châtiment c'est d'être un homme.
3) Le sens de la Responsabilité
Nous sommes maintenant en mesure de comprendre le sens même de la “Production ” : Dostoïevski emploie la parabole évangélique pour nous mettre sur le chemin :
“Alors Jésus fut emmené par l'Esprit dans le désert pour être tenté par le diable…
Le tentateur s'étant approché lui dit : Si tu es Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent pains. Jésus répondit : l'homme ne vivra pas de pain seulement mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. Le diable le transporta dans la ville sainte, le plaça sur le haut du temple et lui dit : Si tu est Fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit :
Il donnera des ordres à ses anges à ton sujet et ils te porteront sur leurs mains de peur que ton pied se heurte contre une pierre.
Jésus lui dit : il est aussi écrit : Tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu.( Mathieu IV)”
Ce qu'il veut signifier par là, c'est que, toute preuve nous est refusée. Agir c'est précisément faire sans preuves.
Aussi quand nous disons avec Platon que tempérance et courage “s'échangent ” ou “ s'équivalent ”, ce n'est pas mettre en question la valeur du courage ou de la tempérance, c'est seulement remettre à chacun le souci de “ prouver ” par la “praxis ”, dans sa vie même, sa tempérance et son courage, sachant qu'il n'est pas d'autre preuve que l'action même.
Il n'y avait donc aucun pyrrhonisme dans la condamnation de la morale identifiée avec le pharisaïsme ; Si l'on se dédie de la confiance en la morale, faut-il répéter après Nietzsche mais en un tout autre sens, c'est par moralité.
Quand nous affirmons qu'il n'est pas de vrais amants, de vrais chrétiens, etc … d'hommes courageux, honnêtes, etc … nous voulons seulement dire qu'il n'est pas de preuve de l'amour, de l'honnêteté, du courage hors du “faire”, étant bien entendu que le sens n'est jamais “ fait ”.
Rilke pose tragiquement la question :
“ Amants, vous qui vous suffisez dans votre chaude étreinte, je vous demande votre secret.
Vous vous touchez l'un l'autre. Auriez-vous des preuves ?
Amants est-ce encore vous lorsqu'ainsi l'un à l'autre vous vous portez aux lèvres trait sur trait.
Oh, comme le buveur de l'acte étrangement s'évade … ” (Elégie de Duino II - Traduction de Maurice Betz)
Que Rilke sous entende une conclusion plus proche de la réponse heideggerienne que de la nôtre, peu nous importe : la question est parfaitement posée.
C'est le sens de la responsabilité que nous avons mis à jour : Être responsable, c'est précisément n'avoir point de preuves ; La responsabilité définit le sens même de la Production Humaine.
Conclusion : La Mythologie psychologique
Nous sommes en mesure de comprendre maintenant l'origine de la Mythologie psychologique: elle est refus de la responsabilité. Ce que l'on cherche en donnant des motifs, des raisons, c'est à annuler le sens effectif de la Production Humaine.
Par l'action, par le “ faire ”, l'on ne cherche plus qu'à faire preuve de …
Lorsque j'explique ou lorsque j'avoue avoir agi par amour ou par jalousie, je me délivre de la nécessité d'agir, c'est-à-dire de prendre en charge la réalité effective de la Production même.
Ce sont des mots ou des ensembles de mots qui me dispensent d'avoir moi-même à rendre compte par mon action :
Le mythe, c'est le mot, l'histoire par quoi je suis déchargé du sens même. Dans le temps où le sens se fait mythe, le sens de la Production Humaine est nié.
C'est, on le voit, dans le sens même de la Production Humaine que le mythe prend racine. Dès le moment où Agir c'est faire sans preuves, il est nécessaire que le “ sens ” soit toujours en question, menacé de n'être que faux-sens, ou mythe ; lorsqu'on considère un acte comme le résultat des motifs et des mobiles ou la réalisation d'une intention, c'est pour se délivrer de la nécessité d'agir réellement ; autrement dit : de supporter le sens par le fait, par l'action.
Si Dimitri Karamazov acceptait de reconnaître que son “ acte ” est le fait de la jalousie ou du besoin d'argent ; si Raskolnikov admettait qu'il a agi par paresse, parce qu'il n'avait pas le courage de lutter pour vivre, gagner sa vie et faire en même temps ses études, Dimitri Karamazov et Raskolnikov ne seraient pas des héros : comme tout le monde, ils refuseraient par là de supporter par l'action, dans leur vie même, le “ logos ”, ils oublieraient le sens de la “ praxis ”, ils refuseraient d'agir.
Dès le moment où l'on considère l'acte comme un fait et où l'on en donne une explication, l'on admet que l'on peut rendre totalement raison (ikavôs didonaï logon) : les mots tiennent lieu de sens en même temps que l'on oublie le sens “ pratique ” du “ logos ”. .
C'est cette usurpation, ce détournement, cette perversion du sens qui est proprement mythologie : Dans les mots le sens devient mythe. L'on comprend ce que cela signifie.
Quand nous affirmions, dans une première approximation, que l'on ne rencontrait que des mots (jalousie, paresse, etc … ) là où l'on cherchait le sens de l'acte, ce n'était point dire, comme nous le laissions entendre, que “ sous les mots le sens véritable échappait ”, comme si tout langage était mensonge, trahison d'un sens implicitement possédé ; cela signifiait très précisément que seule la “ praxis ” était capable de sauvegarder la vérité du “ logos ”. .
Ce n'est point le langage, les mots, qui corrompent le sens ; le langage, les mots sont mythologiques ; c'est dire qu'ils sont le résultat, ou encore : les témoins d'une corruption du sens : cette corruption est perversion de la “ praxis ” et elle semble impliquée dans le sens même de la Production Humaine : il est nécessaire que nous nous abusions. (apathè platonicienne)
Ainsi, si Dimitri Karamazov, si Raskolnikov refusent de se laisser juger, s'ils refusent de reconnaître qu'ils ont agi pour telle ou telle “raison ”, ce n'est point qu'ils possèdent le sens véritable de leur acte, que toute raison ou tout motif trahiraient, ce n'est pas non plus qu'ils considèrent que leur acte échappe à tout sens; c'est bien au contraire qu'ils ont compris qu'ils étaient seuls à pouvoir supporter par le fait le sens de leur acte.
C'est là la grande découverte qu'ils ont faite : Tous deux, jusqu'à leur crime, ont “ agi ” imaginairement ; refusant de supporter le “ sens ” de la situation qu'ils avaient à vivre, ne comprenant pas que c'est par l'action seulement, par le fait, que cette situation pouvait prendre un sens et aussi changer de sens, ils ont rêvé leur vie : leur acte, leur crime est proprement mythologique : il n'avait pour but que de les délivrer de la nécessité d'agir, du sens de leur situation : c'était un moyen imaginaire : Ainsi s'explique (et non par l'absurdité de toute action) l'impression d'inconscience, de pureté en même temps, qui se dégage de tous leurs gestes, malgré le fait, malgré le crime.
Mais, le crime accompli, Dimitri Karamazov et Raskolnikov sont “ mis au fait ” : ils sont “ désabusés ”. Ce qu'ils découvrent tous deux, c'est qu'ils n'ont pas “voulu” leur acte : ils n'ont pas voulu tuer ; c'est qu'ils n'ont “ agi ” que pour éviter d'agir réellement, pour éviter de supporter par le fait, par l'action le sens de leur situation: il n'y a pas eu “ action ” justement parce que le sens a été “ laissé de côté” : l'acte n'était que mythe.
Raskolnikov comprend fort bien que c'est pour échapper à la situation : au sens même, qu'il a fait “ cela ” et il le comprend tragiquement : “ Ah ! si j'avais été seul, s'écrie-t-il, que nul ne m'eut aimé et que moi-même je n'eusse aimé personne, tout cela ne serait pas arrivé ”.
La portée de ce retour en arrière est nette : par ces mots il ne cherche pas à désigner comme la cause ou le motif de son acte l'amour qu'il portait à sa mère et à sa sœur. Il y a beaucoup plus : c'est la situation elle-même qu'il incrimine ; ce qu'il regrette c'est de n'avoir pas été seul, sous entendu : seul au monde ; ce dont il se plaint c'est de la nécessité même d'agir, d'avoir à supporter et à faire le sens : il n'était pas prêt à agir, il n'était pas prêt à vivre.
Après le crime, comme Dimitri Karamazov, il comprend : nous assistons à cette longue découverte qui s'accompagne d'une longue métamorphose. La soudaineté de l'acte qu'il n'avait pas voulu est une révélation : c'est la nécessité d'agir, de supporter le sens de l'acte qui lui est dévoilé. La découverte est douloureuse mais ils ne se trompent plus sur ce qu'ils ont à faire : on se souvient que Dimitri par exemple refuse l'évasion que lui propose son frère : ce serait se dérober une nouvelle fois. Ce n'est point (et cela est décisif) parce qu'il n'est pas en fait criminel qu'il doit se laisser aller.
Il n'a pas eu besoin en effet de “ réaliser ” le crime, se répète-t-il souvent, pour être coupable : comme pour Raskolnikov, pour lui le seul crime c'est de s'être dérobé à la nécessité d'agir, d'avoir refusé le sens, d'avoir substitué au sens le mythe.
Telle est la raison pour laquelle l'un et l'autre renoncent à toute explication de l'acte : ils ne peuvent accepter encore, non plus par un acte mais par des mots cette fois, de se dérober au sens, à l'action. Alors même qu'ils se reconnaissent coupables, ils refusent de se justifier, de donner des preuves, de rendre des comptes; la culpabilité qu'ils avouent désavoue la culpabilité qu'on leur demande de reconnaître : en se déclarant coupables selon la justice, ils échappent au châtiment véritable : à la nécessité de supporter eux-mêmes - et par l'action - le sens. Aussi est-ce avec allégresse, avec une joie profonde qu'ils acceptent le départ pour la Sibérie où le pèlerinage de pureté, la purification du mensonge et de l'imaginaire seront possibles.
Mais même devant les bagnards, Raskolnikov refusera de se délivrer du sens par les mots, de la culpabilité véritable par un mea culpa public.
“ Tu est impie. Tu ne crois pas en Dieu. Il faut te tuer. ” Les bagnards montrent par ces paroles que Raskolnikov a refusé de devenir un homme, comme tout le monde: en se compromettant, en renonçant à être réellement un homme.
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