Albert Camus Caligula

 

Albert Camus

 

Caligula, l’homme absurde.

 

La question

 

«  Tout contribue à brouiller les cartes…On a feint de croire que refuser un sens à la vie conduit forcément à déclarer qu’elle ne vaut pas la peine d’être vécue. Est-ce que son absurdité exige qu’on lui échappe ? »

Si cela était, il n’y aurait que deux façons de vivre qui sont des échappatoires :

  • « le suicide »qui établit l’équation impossible entre la vie et la mort : comment la mort pourrait-elle être le sens de la vie, puisque je n’ai jamais conscience de ma mort ?

  • « l’espoir », qui est celui d’une autre vie ou celui d’une terre promise

 

Le suicide et l’espoir , tout autant , sont « un démenti, une insulte à l’existence » ;

« Est-ce que cette insulte à l’existence, ce démenti où on la plonge vient de ce qu’elle n’a point de sens ? » ou, en d’autres termes,« l’absurde commande-il la mort ? »

 

« Il faut donner à ce problème le pas sur tous les autres… »

 

La découverte du non sens de la vie, qui est le constat né du sentiment de l’absurde, conduit logiquement au suicide : «  Il est toujours aisé d’être logique » ! Mais « il est presque impossible d’être logique jusqu’au bout. »

Les hommes qui meurent de leurs propres mains suivent ainsi jusqu’à sa fin la pente du sentiment. 

La réflexion sur le suicide me donne alors l’occasion de poser le seul problème qui m’intéresse : Y a-t-il une logique jusqu’à la mort ?

Je ne puis le savoir qu’en poursuivant le raisonnement dont j’indique ici l’origine »

 

« l’homme absurde est celui qui, d’une absurdité fondamentale, tire sans défaillance toutes les conclusions. »

 

Camus met en scène l’Homme absurde qui tire toutes les conclusions de l’idée d’absurde en mettant en pratique les conséquences logiques de l’idée. Cet homme, c’est Caligula.

 

La tragédie répond à la question : Est-il possible d’être logique jusqu’au bout ?

 

 

Rappel

 

De son vrai nom Caligula est né Caius Julius Caesar, fils de Germanicus, général romain, en l'an 12 après Jésus Christ.

Emmené par son père à l'armée du Rhin, il fut surnommé par lui Caligula qui est le nom d'une chaussure gauloise.

Dès son jeune âge, l'historien Suétone nous dit qu'il était fervent de supplices et d'exécutions auxquels il prenait plaisir.

Il fut nommé empereur en l'an 37 après Jésus Christ succédant à Tibère, soit à l'âge de 25 ans.

Accueilli favorablement par le peuple, à cause de la réputation de son père, il donna d'abord satisfaction par des mesures spectaculaires : combats de gladiateurs, spectacles absolument nouveaux, puis allant de caprice en caprice, de folie en folie, il voulut être dieu, manifesta une méchanceté monstrueuse assassinant autour de lui pour faire la démonstration de son pouvoir absolu.

Il fut lui-même assassiné en 41 après Jésus Christ.

 

A l'heure où commence la tragédie, Caligula vient de perdre sa soeur Drussilla avec laquelle il entretenait des rapports incestueux.

 

 

Introduction :

 

La pièce commence et se termine par la référence à l'Absolu.

 

a. L'Absolu est représenté dès les premières scènes par le symbole de la lune.

 

Acte I, Scène IV : Dialogue Helicon-Caligula

 

Drussilla, la soeur "incestueuse" de Caligula est morte :

 

- j'ai beaucoup marché,

 

- oui, ton absence a duré longtemps,

 

- c'était difficile à trouver,

 

- que voulais-tu ?

 

- la lune.

 

 

b. Dans le monologue du dernier acte VI, Scène XIV

 

La référence à l'Absolu est reprise et après le déroulement du drame est explicitée :

 

« -Tout a l'air si compliqué. Si j'avais eu la lune, si l'amour suffisait tout serait changé. Mais où étancher cette soif ? Quel cœur, quel dieu auraient pour moi la profondeur d'un lac ..... »

 

S'adressant à son image dans le miroir, Caligula s'écrie :

 

« -Je le sais pourtant et tu le sais aussi qu'il suffirait que l'impossible soit. L'impossible ! Je l'ai cherché aux limites du monde, aux confins de moi-même. »

 

Pourquoi naît chez Caligula (et chez l'homme) ce besoin d'absolu ; et pourquoi Absolu est-il synonyme d'Impossible ?

Quelles sont les étapes de cette recherche - qui est une logique - et pourquoi échoue-t-elle ?

 

 

I - D'où vient ce besoin d'Absolu ?

Ou comment s'explique que Caligula soit hanté par la recherche de la lune ?

 

La première réponse est donnée dès le 1er acte :

 

La raison de cette recherche de l'absolu, c'est " une vérité toute simple et toute claire mais difficile à découvrir et lourde à porter ".

 

- " Qu'est-ce donc que cette vérité ? " - demande Helicon

 

Et Caligula répond :

 

- " Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux "

 

Cette dernière formule fait apparaître qu'il y a un lien entre "le fait que les hommes meurent" et "le fait qu'ils ne sont pas heureux".

Mais, dès le premier énoncé de cette vérité, l'on comprend que ce lien entre l'impossibilité du bonheur et la mort n'est pas seulement un lien chronologique : la formule de Caligula ne veut pas seulement dire que les hommes meurent sans (ou avant d') avoir été heureux.

C'est une vérité plus profonde : il s'agit d'un lien logique ou, pour mieux dire : essentiel.

La découverte de Caligula peut s'énoncer ainsi : la vie, dans la mesure où elle est indissociable de la mort ( qui peut à tout moment "l'achever" ) est telle que tout bonheur, c'est-à-dire toute chose susceptible de combler l'attente ou la soif des hommes, est impossible.

 

2. La vraie question est donc :Pourquoi les hommes ne sont-ils pas heureux ?

Pourquoi le bonheur est-il impossible ?

 

La réponse à cette question est développée par toute la tragédie vécue par Caligula ; elle peut s'exprimer ainsi :

Si le bonheur est impossible, si rien - aucun bien, aucune action, aucun être - ne peut étancher la soif de l'homme, - c'est que toutes les choses, tous les actes ont une même " non-valeur ".

Le dialogue de la scène VI (acte III) entre Caligula et Cherea, le philosophe, explique :

Cherea

 

- J'ai le goût, le besoin de la sécurité. La plupart des hommes sont comme moi...

- J'ai envie de vivre et d'être heureux. Et je crois qu'on ne peut l’être ni l'un ni l'autre en poussant l'absurde dans toutes ses conséquences.

- Je suis comme tout le monde.

 

- Je souhaite parfois la mort de ceux que j'aime, je convoite des femmes que les lois de la famille ou de l'amitié m'interdisent de convoiter.

- Pour être logique, je devrais alors tuer ou posséder.

- Mais je juge que ces idées vagues n'ont pas d'importance. Si tout le monde se mêlait de les réaliser, nous ne pourrions ni vivre ni être heureux.

 

Caligula

 

- Il faut donc que tu croies à quelque idée supérieure.

 

Cherea

 

- Je crois qu'il y a des actions qui sont plus belles que d'autres.

 

Caligula

 

-Je crois que toutes (toutes les actions) sont équivalentes.

 

 

Le mot important est prononcé : il y a équivalence entre toutes les choses et toutes les actions : aucune n'a plus de valeur qu'une autre, et par là même, aucune n'a de valeur.

Caligula fait cette découverte dès le 1er acte où l'on apprend qu'il vient de subir la mort de sa sœur "Drussilla" qu'il aimait.

Dans un dialogue avec Caesonia, il explique précisément que c'est cette découverte qui l'a conduit à errer dans la campagne à la poursuite de la lune.

L'Intendant vient de lui rappeler qu'il doit s'occuper du Trésor Public ; et Caligula s'adresse à Caesonia :

 

- N'est-ce pas, dit-il, n'est-ce pas, ma chère, c'est très important le Trésor ?

 

- Non Caligula, c'est une question secondaire.

 

-Mais c'est que tu n'y connais rien. Le Trésor est d'un intérêt puissant. Tout est important : les finances, la moralité publique, la politique extérieure, l'approvisionnement de l'armée et les lois agraires ! Tout est capital, te dis-je, tout est sur le même pied : la grandeur de Rome et tes crises d'arthritisme..."

 

A Caesonia qui lui oppose dans un cri la valeur de l'amour :

 

- Tu ne pourras pas nier l'amour.

 

Caligula éclate, plein de rage :

 

- L'amour, Caesonia ! J 'ai appris que ce n'était rien. C'est l'autre (l'Intendant) qui a raison : le Trésor Public ! tu l'as bien entendu, n'est-ce pas ?

 

 

Ce dialogue éclaire le sens de la découverte qui est à l'origine de la tragédie :

 

C'est parce que les choses (ou les actes) ont la même valeur, qu'elles sont privées de valeur et que la vie est privée de sens, donc impossible.

 

L'absurde, c'est précisément cette équivalence, cette "non-valeur" des choses, cette absence de sens.

 

Caligula disposant du pouvoir absolu, est bien placé pour apporter les preuves, faire la démonstration de cette vérité : l'équivalence des choses, l'absurdité du monde.

Mais qu'est-ce que ce pouvoir absolu de Caligula ? - Rien d'autre que le pouvoir de tuer. Et dès lors, n'est-ce pas la mort elle-même qui est la raison, le fondement de l'absurdité du monde ?

 

L'exercice par Caligula de son pouvoir absolu n'est-il pas en fin de compte la miseen œuvre d'une logique qui est celle de l'existence elle-même ?

 

 

 

I. Les étapes de la démonstration de l'absurde

 

1. L'inanité des biens

 

Le premier décret de Caligula, le plan susceptible de "bouleverser l'économie politique" applicable sous menace de mort, met en cause tous les biens.

 

"Toutes les personnes de l'Empire qui disposent de quelque fortune - petite ou grande, c'est exactement la même chose - doivent obligatoirement déshériter leurs enfants et tester sur l'heure en faveur de l'Etat."

 

Il ne s'agit pas d'un acte politique : ce n'est pas un impôt sur la fortune : chacun abandonne tous ses biens ; le but n'est pas quelque égalité sociale mais bien plutôt la démonstration de l'égalité devant la mort.

Devant la mort, personne ne possède plus que d'autres : aucun bien n'a plus aucune valeur.

En mettant en balance l'attachement aux biens et la vie humaine, Caligula fait la démonstration logique de l'inanité des biens.

 

Et il emploie précisément un raisonnement par l'absurde :

 

-"Ecoute-moi bien, imbécile, dit-il en s'adressant à l'Intendant : si le Trésor a de l'importance, alors la vie humaine n'en a pas. Tous ceux qui pensent comme toi doivent admettre ce raisonnement et compter la vie pour rien puisqu'ils tiennent l'argent pour tout. Au demeurant, moi, j'ai décidé d'être logique..."

 

Et la logique veut qu'on achève ce raisonnement par l'absurde :

Puisque tous les patriciens et au-delà tous ceux possédant peu ou prou, donc tous les hommes -, vont sacrifier leur fortune et leurs biens pour échapper à la mort, pour sauver leur existence, c'est qu'ils reconnaissent que les biens (ces choses qui font partie de leur attachement au monde) n'ont aucune valeur.

 

 

2. La faillite des "valeurs morales"

 

Revenons au dialogue entre Cherea, le philosophe, et Caligula.

 

"Je ne tue pas ceux que j'aime, disait Cherea, même si j'en ai éprouvé quelquefois l'envie ; je ne couche pas avec ma sœur ou la femme de mon ami, même si parfois je les convoite, parce que les lois de la parenté, de la famille, de l'amitié m'interdisent tous ces actes. "

 

Et il ajoute :

 

" Je crois qu'il y a des actions qui sont plus belles que d'autres."

 

C'est toute la morale dont Cherea défend ici la validité :

- Il y a des valeurs : la parenté, la famille, l'amitié qui s'imposent à moi, dont le respect me permet de repousser mes désirs et mes convoitises, mes tentations comme des idées vagues.

- C'est la reconnaissance de ces valeurs qui nous permet de conduire notre vie, de choisir dans l'action entre le bien et le mal, de nous décider à mettre en œuvre des actions qui sont plus belles que d'autres.

 

Caesonia, à l'Acte I (Scène XI) répondait à la folie de Caligula, voulant "mêler le ciel à la terre, la laideur à la beauté" :

 

" Il y a le bon et le mauvais, ce qui est grand et ce qui est bas, le juste et l'injuste. Je te jure que tout cela ne changera pas."

 

 

En réponse à ces affirmations de Cherea et de Caesonia, à l'encontre de leur certitude, Caligula va faire la démonstration logique de la vanité de cesvaleurs, auxquelles tous les hommes adhèrent, de l'inanité de cette distinction du bien et du mal, qui semble innée en chaque conscience.

 

- Caligula contraint les patriciens à prendre la place de leurs esclaves en servant à table. C'est mettre les choses sens dessus dessous, car le loisir et la pensée étaient réservés aux hommes libres ; la valeur du travail s'imposait aux esclaves.

 

- Caligula contraint Mucius, l'un des patriciens, à lui livrer sa femme sur sa couche : que vaut encore le mariage ? Que reste-t-il de la dignité de l'homme lorsqu'il accepte, par peur de la mort, de prostituer sa femme ?

 

- Caligula crée la récompense du Héros Civique pour récompenser la fréquentation de sa "Maison Publique". "Il vaut mieux taxer le vice que rançonner la vertu, comme on le fait dans les sociétés républicaines."

Récompenser le vice, c'est l'inversion même de la morale.

 

 

3. La négation des sentiments, fondement naturel de la morale

 

Caligula, de la même façon, avec la même logique, assassine le père de SCIPION qui est son ami, tue le fils du patricien Lepidus...

Il s'agit d'obliger les hommes à renier, sous menace de leur mort, les sentiments les plus profonds, les valeurs morales les plus naturelles, qui sont comme ancrées au cœur de l'homme. Il ne parviendra pas à conduire Scipion au reniement mais on verra qu'il le convaincra de la vérité, - ce qui est plus grave encore.

Quant à Lepidus, Caligula ira jusqu'à le contraindre à rire...

 

- Tu as l'air de mauvaise humeur. Serait-ce parce que j'ai fait mourir ton fils?

 

- Au contraire, Cesar...

 

- Ah Lepidus, personne ne m'est plus cher que toi. Rions ensemble, veux-tu?

.....

- Ne serait-ce que pour ton second fils ...

 

Les patriciens ne s'y trompent pas.

 

Acte II, Scène II. Un patricien explique :

 

-" Je crois que j'ai compris, ou à peu près... Les bases de notre Société sont élaborées. Pour nous, n'est-ce pas vous autres, la question est avant tout morale. La famille tremble, le respect du travail se perd. La patrie tout entière est livrée au blasphème."

 

Caligula, explosant de rire, s'écrie :

 

-" Regarde-les, Caesonia. Rien ne va plus. Honnêteté, respectabilité, qu'en dira-t-on, sagesse des nations, rien ne veut plus rien dire. Tout disparaît devant la peur."

 

 

Les patriciens comprennent la tentative de Caligula comme la destruction de la morale, base de toute société.

 

Caligula montre qu'il détruit non seulement une morale sociale mais l'univers des valeurs, qui s'effondre et des sentiments humains qui se renient...

 

Mais, le sens de la démarche de Caligula est plus profond encore. C'est Cherea, le philosophe, qui nous explique : ce que Caligula met en œuvre, en pratique, c'est une "grande idée dont la victoire signifierait la fin du monde"

 

En ce sens, le pouvoir qu'il exerce est d'une nature exceptionnelle :

 

-" Les empereurs fous, dit Cherea, nous connaissons cela... Ce n'est pas la première fois, chez nous, qu'un homme dispose d'un pouvoir sans limites, mais c'est la première fois qu'il s'en sert sans limites jusqu'à nier l'homme et le monde"

 

Et il poursuit :

-" Perdre la vie est peu de chose et j'aurai ce courage quand il le faudra. Mais voir se dissiper le sens de cette vie, disparaître notre raison d'exister, voila ce qui est insupportable. On ne peut pas vivre sans raison"

 

Que nous explique ici Cherea ? C'est que la morale, c'est-à-dire les valeurs auxquelles nous croyons, et les sentiments que nous éprouvons en nous comme l'expression de ces valeurs, constituent pour nous le sens même du monde, l'idée que nous nous faisons de l'homme et à la fin du compte, notre raison d'exister.

 

Si les valeurs s'effondrent (la patrie, la famille, l'amitié, l'amour), si les raisons de nos actes (le bien et le mal, le juste et l'injuste) n'existent plus, si nos sentiments (le respect des autres, l'honnêteté, la dignité ou respect de soi) n'ont aucune valeur, c'est toutes nos raisons de vivre qui s'effondrent.

Or, on ne peut vivre sans raison. C'est donc la vie elle-même qui n'a plus de sens.

 

Ce qui nous permet de vivre et d'agir, c'est le sens que nous donnons à la vie. Ce qui nous permet de "nous tenir bien en mains", c'est que notre vie se réfère à la valeur, au sens que nous lui reconnaissons... Si nous parvenons quelquefois au bonheur, c'est qu'il y a quelque harmonie entre l'univers que nous avons créé : celui des valeurs, et nos actes, notre conduite qui réalisent ou réussissent quelquefois à incarner ces valeurs...

Or, si l'on va jusqu'au bout de la logique de Caligula, si l'on fait la démonstration que les valeurs, les raisons de nos actes, les sentiments qu'elles suscitent sont "sans valeur", "si tout le monde se mettait à adopter, à reconnaître cette logique,

 

" nous ne pourrions ni vivre, ni être heureux "

 

La découverte de cette vérité par un individu ne peut que le conduire au désespoir et au suicide.

Mais, l'adoption, la reconnaissance de cette vérité par tous les hommes, conduiraient l'humanité à l'auto-destruction :

 

"La victoire de cette vérité signifierait la fin du monde. "

 

Ici, la mise en œuvre systématique de cette vérité par Caligula, va le mener à faire le vide en s'entourant de cadavres et le conduire à la solitude.

 

La tragédie de Caligula n'est donc pas l'histoire d'une folie. Comme le dit Cherea : "Caligula n'est pas assez fou " ; il est "au service d'une passion plus haute et plus mortelle, il nous menace dans ce que nous avons de plus profond."

 

Il s'agit de la mise en œuvre d'une philosophie qui s'exprime dans un "lyrisme inhumain".

Or (c'est toujours Cherea qui s'exprime) " c'est une philosophie sans objections"

C'est là qu'il nous faut maintenant comprendre.

II - La démonstration de l'absurde repose sur la logique de l'existence

 

Dès les premiers actes de la Tragédie (et de l'exercice de son pouvoir), Caligula a démontré la vanité des biens qui nous attachent à la vie, l'inanité des valeurs auxquelles nos actes se réfèrent, l'illusion de ces sentiments naturels, profonds qui traduisent en nous ces valeurs, nous permettent de décider des plus belles actions, et nous attachent aux êtres........

Mais dès le moment où ces valeurs s'effondrent, où ces sentiments, reniés par la peur de la mort, se révèlent sans valeur, il faut aller plus loin dans la logique de la démonstration et constater que toutes nos activités, tous nos actes sont équivalents : c'est la même chose de sacrifier sa vie pour un idéal, de pleurer la mort d'un être cher que de s'occuper de ses finances ou de son jardin...

 

Cette démonstration soulève toutes les protestations, toutes les objections... : comment l'homme peut-il admettre que toutes ses actions n'ont pas plus de valeur les unes que les autres et que sa vie en fin de compte est privée de sens ?

 

Pour nous le faire comprendre, pour le faire comprendre à ses amis, à ceux qui restent à ses côtés jusqu'à la fin de la tragédie : à Scipion, son ami, à Caesonia , Caligula va inaugurer "une fête sans égal", un "procès général", le "plus beau des spectacles..."

 

« Faites entrer " les coupables ", s'écrie-t-il. Ils le sont tous. Je veux qu'on fasse entrer les condamnés à mort... ! »

 

En faisant de tous les hommes des coupables attendant la mort, par une immense mise en scène, par le plus beau des spectacles, Caligula -grâce à son pouvoir absolu- nous représente tous les hommes dans la situation même qui est celle de leur existence : en instance de mort.

 

Le sens de l'existence n'est-il pas que tous les hommes (dès qu'ils existent, par le fait même qu'ils existent) sont "condamnés à mort " ?

Le procès général que Caligula intente à tout son peuple, n'est ce pas précisément le procès même de l'existence ?

- La logique "folle" de la démonstration pratique de CALIGULA, c'est la logique de l'existence elle-même qui, en son cœur, recèle la mort, c'est-à-dire sa propre négation.

 

Le sens même de l'existence, c'est son contraire : vivre, c'est mourir. Et, dès lors, en son fond, la vie est, à proprement dit, impossible.

 

L'Absurde n'est que l'expression, la traduction de l'impossible : de l'impossibilité de la vie. Ce n'est pas un attribut, une qualité du monde, l'aspect des choses ou le caractère de certains actes, c'est la négation même du monde, c'est la mise en question de tout sens de la vie.

Comme l'expliquait Cherea : Si cette vérité triomphait

 

« nous ne pourrions plus vivre...

« Cela signifierait la fin du monde... »

 

Et, pourtant, Caligula conduit cette logique jusqu'à son terme : En ce sens, la tragédie doit nous permettre d'appréhender, de comprendre l'étendue et la portée de cette vérité......

III. La philosophie de l'absurde ou l'impossibilité de la vie

 

 

1. Une première question se pose. Quelque chose ou quelqu'un peut-il nous sauver de cette vérité ?

 

La tragédie nous a montré comment la découverte de cette vérité, mise en pratique par CALIGULA, sous la forme de la menace permanente de la mort, met en cause

- la valeur que nous accordons à tous les biens matériels : cet attachement aux choses qui cherche à combler nos désirs est une illusion.

- les idées, les notions morales (la patrie, la justice, la famille, etc...) auxquelles nous nous référons dans nos jugements et grâce auxquelles nous conduisons notre vie....

- les sentiments qui en nous traduisent la valeur de ces idées : le respect de soi-même et des autres, la dignité et par dessus le sentiment qui constitue la consciencemorale, selon lequel on distingue, de façon -semble-t-il- innée, le bien et le mal, le juste et l'injuste.

 

Le monde est un séjour où l'éthique est possible, qui repose sur le respect de la dignité de l’homme. Mais la tragédie nous a montré que tout homme, menacé de mort, renonce à sa dignité...

La Logique de Caligula dénonce la validité de l'univers des valeurs et leur hiérarchie; elle rend caducs les sentiments qui expriment en nous le respect de ces valeurs ; elle met en cause la conscience morale, en montrant que toutes les actions sont équivalentes.

- les sentiments privilégiés envers des êtres proches (l'amour d'un père, d'un fils etc...) qui sont en nous comme une morale naturelle : la Logique de Caligula conduit les hommes à renier ces sentiments eux-mêmes.

- Enfin le sens de la vie, qui est "synonyme" de la mort : la découverte de l'Absurde n'est que la prise de conscience de l'impossibilité de la vie.

Dès lors, la question surgit :

 

Est-ce, comme le dit CHEREA, une philosophie sans objections ? ou : Comment peut-on sauvegarder notre attachement aux choses, notre dévouement à certaines valeurs, notre conscience morale qui nous permet de nous "tenir bien en mains" dans cette vie ?

Et, en fin de compte, comment peut-on sauver le sens même de la vie ?

 

Toutes ces choses -les biens, les valeurs, les sentiments, la vie elle-même-, auxquelles Caligula s'en prend dans sa folie, ne sont-elles pas "sacrées" ?

C'est Scipion (Scène II de l'acte III) qui va caractériser la démarche de Caligula :

" Tu souilles le ciel après avoir ensanglanté la terre... Ce sont les dieux eux-mêmes que tu jalouses ..... Tu blasphèmes "

 

Et Caligula lui répond qu'il s'agit précisément de s'égaler aux dieux.

Scipion ne s'y trompe pas : la première réponse, l'objection principale à la philosophie de l'Absurde, c'est Dieu.

Dans la Scène VI de l'Acte III, quand Cherea soutient à l'encontre de Caligula qu'il y a des valeurs qui nous dépassent : les lois de la famille, de l'amitié, quand il affirme qu'il y a des actions plus belles que d'autres, Caligula immédiatement lui répond :

 

" Il faut dont que tu croies à quelque idée supérieure. "

 

Il souligne ainsi le fondement de la morale : si certaines valeurs (un univers de valeurs) s'imposent à l'homme, si certains sentiments sont innés en l'homme, si l'homme est capable de distinguer le bien du mal, c'est que Quelqu'un a ouvert à l'homme l'accès à ce ciel des valeurs, et a placé en lui le sentiment, la conscience du bien et du mal ?

Et qui, sinon Dieu ?

 

De la même façon, mais plus profondément encore, si cette vie nous apparaît comme privée de sens, si le sentiment de l'absurde nous envahit, si aucune chose à quoi nous nous attachons ne peut totalement combler notre désir...

N'est-ce pas que notre Désir recherche un Etre Total auquel aucun être particulier ne peut s'égaler ? - Seul Dieu peut combler notre amour.

 

N'est-ce pas aussi que le vrai sens de la vie est dans une autre vie ?

 

La seule démarche qui peut nous sauver de l'Absurde n'est-ce pas la reconnaissance de l'Absolu ?

 

Caligula répond à cette objection en organisant devant tous ces hommes, qui sont des condamnés à mort, la représentation des mystères divins : la mascarade des Dieux, une " attraction sensationnelle et démesurée " comme le proclame Helicon, maître de cérémonie...

Cette cérémonie permet de dénoncer l'illusion de la religion :

 

" Approchez ! Approchez ! Toute la vérité sur les dieux! "

 

L'incantation s'adresse à Caligula déguisé en Venus :

 

Et, les termes de l'incantation dénoncent le rôle de Dieu, ici de la déesse "Venus" -

 

"- Déesse des douleurs... qui sont comme une rancœur et un élan

"- Enseigne nous l'indifférence... qui fait renaître les amours

"- Instruis de la vérité de ce monde ... qui est de n'en avoir pas

"- Répands ton impartiale cruauté ... ta haine objective

"- Donne-nous les passions sans objet

les douleurs privées de raison

tes joies sans avenir"

 

et, enfin, " énivre-nous du vin de ton équivalence "

 

Tout est dit en quelques litanies :

 

Dieu est-il l'Absolu ? - Etre capable de répondre pleinement à notre Amour, d'étancher notre soif n'est-il pas une illusion ?

Qu'est-ce que cet Etre parfait s'il met en nous les douleurs, l'indifférence, les passions sans objet, les joies sans raison ?

 

Cruauté impartiale, haine objective : tel serait le principal attribut de Dieu, s'il existait, puisqu'il jette au cœur des hommes -sans distinction de mérite-, la douleur, des passions dont l'objet est illusoire, des joies qui sont sans lendemain et, à la fin du compte, à n'importe quelque moment, interrompt leur vie par une mort soudaine qui, comme le meurtre mis en oeuvre par Caligula, frappe tout le monde, sans distinction et sans aucune raison .... , mettant tout le monde sur le même pied .....

 

Et, par cette mort, l'illusion de Dieu, disposant comme Caligula d'un Pouvoir Absolu, nous conduit à la même vérité : L'EQUIVALENCE.

 

" Enivre-nous du vin de l'Equivalence " : C'est l'ivresse de la découverte de la non-valeur de toutes choses, du non-sens du monde et de la vie.

La conclusion s’impose :

L'Absolu est contradictoire. Dieu n'existe pas.

L'Absurde est une vérité sans objections.

 

 

Transition :

Et, si l'Absolu n'existe pas, y-a-t-il un autre chemin ?

Peut-on sauver quelque chose ? Peut-être existe-t-il

un autre Absolu que Dieu..... Peut-être y-a-t-il d'autres

certitudes susceptibles de nous sauver du désespoir ?

Il faut suivre la Tragédie jusqu'au bout......

 

 

2 .La seconde question peut se formuler ainsi :

 

Y-a-t-il un type de rapport avec le monde ou de relations "privilégiées" avec les êtres qui échappent à la logique de l'Absurde, à la vérité de l'équivalence : Celle de la non-valeur, du non-sens ?

 

L'on n'aura pas manqué de remarquer que Caligula dans la mise en oeuvre de cette Logique, a conservé auprès de lui, dans l'exercice de son pouvoir, des amis : Helicon, Scipion et une femme qui l'aime : Caesonia......, qui, d'une certaine façon, lui resteront fidèles, jusqu'au bout, jusqu'à l'issue de la Tragédie.

N'est-ce pas dire qu'il y a certaines relations avec les êtres qui échappent à la destruction, à l'équivalence universelle ?

 

Pour répondre à cette interrogation -qui est l'ultime chance de la vie- il faut analyser les rapports de Caligula avec Scipion, puis avec Caesonia.

 

a. Dans les mailles de la Logique de la Tragédie, se joue entre Caligula et Scipion, un drame particulier, intime, poignant.

Caligula a tué le père de Scipion. Le point de départ du drame, c'est la haine de Caligula, profondément ancrée au cœur de Scipion...... " une blessure irréparable "

 

Et pourtant -(Scène XIV de l'Acte II)-, le dialogue se noue.....

 

Scipion écrit des poèmes..... Caligula lui demande le sujet de son poème

- un certain accord de la Terre et du Ciel

 

Et Caligula poursuit :

- De la Terre et du pied

 

Et Scipion continue

- Et aussi de la ligne des collines romaines et de cet apaisement fugitif et bouleversant qu'y ramène le soir

Et Caligula :

- Du cri du martinet dans le ciel vert .....

 

L'un et l'autre se répondent,

Célébrant à deux voix la même harmonie entre l'homme et le monde..... et sur ce thème, se révèle une connivence de la terre et du ciel...... et une autre connivencequi est l'amitié, rapprochant Caligula et Scipion, malgré leur différence.

 

Caligula : - Tu es pur dans le bien, comme je suis pur dans le mal

 

Scipion : - Je peux comprendre.....

 

 

La haine de Scipion se cicatrice comme une blessure...... Rien n'est plus profond que la douleur éprouvée par Scipion de la mort de son père ; mais, sans renier cette douleur, Scipion reconnaît peu à peu qu'il peut y avoir une vérité, aussi vraie, peut-être plus profonde ...... Il souffre de la mort de son père, mais sa haine pour le meurtrier s'estompe parce qu'au delà de la mort d'un être, il y a la vie, un sens, une vérité de la vie que Scipion partage avec Caligula ......

 

Ce sens de la vie est inséparable de la mort : la vie n'est si précieuse, le lien de l'homme avec le monde (que la poésie révèle) n'est si profond que parce que la mort menace la vie, comme l'ombre la lumière......

 

Mais, délibérément, cette communion qui s'instaure difficilement, douloureusement entre Scipion et Caligula, est d'un seul coup détruite :

- Tu veux mon avis ? - dit Caligula

Tout cela manque de sang !

Et Scipion :

- Ah, le monstre, l'infect monstre

Tu as encore joué, Tu viens de jouer !

 

La déchirure en Scipion est totale : En découvrant que Caligula a joué ...... c'est d'un seul coup, toute relation avec le monde qui se révèle comme une illusion, aussi bien cette connivence avec la nature que la poésie dévoilait, que cette connivence entre deux êtres qu'est l'amitié : tout s'effondre.

 

Cela signifie que rien n'échappe à l'Absurde :

 

Le non-sens de la vie fait de tous nos attachements même les plus profonds, les plus sincères, des illusions ...... une immense duperie .......

La vie -tout le contenu de la vie-, se révèle n'être qu'un jeu, un jeu tragique, parce qu'il est sous-tendu, "supporté", pour ainsi dire promu par la mort ......

En rompant le dialogue avec Scipion, Caligula accomplit sa logique jusqu'au bout, il ne sauve rien.

 

b. La relation de Caligula avec Caesonia (qui n'est pas loin de vieillir), est plus profonde qu'un amour :

C'est là aussi une connivence, qui repose sur une compréhension profonde faite d'indulgence et de tendresse : Caesonia souffre de voir Caligula malheureux et, par amour, elle le soutiendra même dans la mise en oeuvre de sa logique......

Elle l'aime jusqu'à se dévouer à sa cause, se faisant son porte-parole, adoptant sa philosophie, l'appliquant comme sait faire une femme, avec beaucoup de conscience professionnelle......

 

Elle est malheureuse :

 

" Tous les jours, je vois mourir en toi ce qui a figure d'homme "

 

Elle essaie de le convaincre, avec plein d'abnégation, dans un total oubli d'elle-même :

 

" Le souci que j'ai de toi m'a fait maintenant une telle âme qu'il n' importe

plus que tu ne m'aimes pas. Je voudrais seulement te voir guérir,

toi qui est encore un enfant.

Toute une vie devant toi ! Et que demandes-tu donc qui soit plus grand

que toute une vie ? "

 

Elle essaie de le convaincre, en le berçant comme un enfant, de la valeur de la vie : opposer à la recherche de l'Absolu la réalité de la vie : renverser la perspective ; montrer que comparée à la vie, c'est la recherche de l'Absolu qui est une illusion.

 

Et dans ce dialogue entre eux s'instaure un moment précieux de vérité ; une vérité d'autant plus vraie qu'elle est sans illusion, sans mensonge entre l'un et l'autre :

 

Caesonia - C'est vrai,- Mais, tu vas me garder, n'est-ce pas ?

 

Caligula - Je ne sais pas. Je sais seulement pourquoi tu es là :

pour toutes ces nuits où le plaisir était aigu et sans joie

et pour tout ce que tu connais de moi.

 

Caesonia - Dis-moi que tu veux me garder

 

 

Caligula - Je ne sais pas. J'ai conscience seulement -et c'est le plus

terrible que cette tendresse honteuse est le seul sentiment

pur que ma vie m'ait jusqu'ici donné.

 

 

"Sentiment pur " dit Caligula, parce qu'il s'agit d'un sentiment sans mensonge .....

 

Or, cela est terrible, car s'il en est ainsi, si ce sentiment " pur " existe, s'il continue à vivre... , cette vie n'est pas tout à fait " perdue " .

 

Aussi dérisoire soit-elle, cette tendresse, -si humble soit-elle-, est de nature à remettre en cause comme une objection discrète mais valable, la philosophie de l'Absurde.

 

Caligula l'enlace et doucement :

 

" Ne vaudrait-il pas mieux que le dernier témoin disparaisse ? ... "

 

Caligula a pris la décision de supprimer Caesonia. Et il explique :

 

" L'Amour ne m'est pas suffisant ...... Aimer un être, c'est accepter

de vieillir avec lui. Et je ne suis pas capable de cet amour.

On croit qu'un homme souffre parce que l'être qu'il aime meurt

à son tour.

Mais sa souffrance est moins futile : c'est de s'apercevoir que le

chagrin non plus ne dure pas. Même la douleur est privée de sens. "

 

Caligula étranglera Caesonia, consentante.

 

Pour lui, c'est la dernier acte de la Tragédie, l'acte qui apporte la preuve définitive que rien ne peut être sauvé, la preuve de la vérité de l'Absurde.

 

"Tu vois, je n'avais pas d'excuses, pas même l'ombre d'un amour, ni

l'amertume de la mélancolie.

Je suis sans alibi.

Mais aujourd'hui : me voilà encore plus libre qu'il y a des années

libéré que je suis du souvenir et de l'illusion. "

 

Albert Camus laisse la porte ouverte à une Philosophie " positive ".

Peut-être Caligula, en menant jusqu'au bout sa logique s'est-il trompé ......

Peut-être y-a-t-il une réponse, une solution vivable qui ne renie pas la découverte de cette vérité.

Ce sont les derniers mots de Caligula, dans le monologue final :

 

"L'impossible, je l'ai cherché aux limites du monde, aux confins de moi-même ......

Je n'ai pas pris la voie qu'il fallait, je n'aboutis à rien.

Ma liberté n'est pas la bonne ......

Cette nuit est lourde, comme la douleur humaine."

 

 

Conclusion provisoire : La leçon de l’absurde

 

De l’Etranger à Caligula la prophétie de Camus nous a fait franchir un grand pas dans la compréhension de l’absurde.

« Le sentiment de l’absurdité au détour de n’importe quelle rue peut frapper à la face de n’importe quel homme. Tel quel dans sa nudité désolante, dans sa lumière sans rayonnement, il est insaisissable. ».

 

1. Du sentiment de l’absurde au suicide ou au meurtre :

 

L’absurdité de la vie, telle qu’elle est vécue par n’importe quel homme, peut le conduire au geste irréparable du suicide aussi bien qu’à l’acte intempestif d’un meurtre, sans qu’il ait conscience d’être à la fois l’auteur et la victime, poussé au suicide ou au meurtre par une situation qui le dépasse : le non sens de la condition humaine. L’Etranger, qui est nécessairement condamné à mort, ne sait pas pourquoi : il est séparé du monde, « indifférent » aux autres, absent de ses actes, étranger à sa propre vie ; mais il n’a pas conscience de ce que le suicide ou le meurtre sont la conclusion d’une logique qui est celle de l ‘existence humaine, privée de sens par l’imminence de la mort inscrite en elle comme sa seule vérité.

.

Si derrière le visage du monde qui a la couleur et la lumière de nos paysages, il n’y a rien d’autre que « l’hostilité primitive » d’une matière, d’une nature indépendante de l’homme, qui « nie » sa présence ; si derrière les gestes d’autrui qui me sont familiers et les mots qui sont notre langage commun, il n’y a que mimique et mensonge ; si les sentiments qui semblent nous unir, ne sont que des liens illusoires ; si nos actes ne sont que des simulacres parce que toutes nos raisons ne sont que justifications, dans ces conditions, ce que j'appelle “ma vie” n'est rien d'autre que le pont jeté entre un passé que je construis sans cesse pour le relier à l'avenir que je projette : le sens de ma vie tient tout entier dans ce vecteur imaginaire.

Alors même que nous “tenons” à la vie par tous les liens qui constituent notre présence au monde, alors même que “dans” notre vie, ce monde a un sens “pour nous”, à la fin du compte (quand l'idée ou l'événement de la mort nous surprennent) le sens de la vie nous échappe.

C’est là sans doute la condition humaine qui se trouve illustrée par la vie de l’Etranger et incarnée dans son personnage. L’Etranger subit la condition humaine dont il est à la fin victime en rencontrant sa mort.

 

2. De la prise de conscience de l’absurde à la quête du sens :

 

Au contraire, c’est la prise de conscience du non sens de l’existence qui est le point de départ du raisonnement absurde : il s’agit de mettre à l’épreuve cette vérité qui reste d’ordinaire masquée aux hommes

Voici la réflexion en quoi consiste la prise de conscience :

- Y a-t-il dans le monde un objet capable de satisfaire notre désir ; mais alors pour quelle raison un nouvel objet suscite-t-il un nouveau désir ?

- Y a-t-il un être au monde dont les qualités expliquent cet amour ? - Ou bien, d'ailleurs, ma haine ? mais comment expliquer alors que la possession prélude au détachement ou que la vengeance nous laisse ce goût amer ?

- Y a-t-il un but qui met un terme à mes projets ? - Agir, n'est-ce pas “ projeter ” sans cesse, à nouveau ? Pas plus que la possession de l'objet ne met un terme au désir, l'objectif atteint ne met fin à l'agir. Si le but -l'objectif de mon action (comme l'objet du désir)- était la raison (logos : le sens) de mon acte-, pourquoi éprouverai-je le besoin de donner -à moi-même et aux autres- des raisons, des motifs qui souvent ressemblent à des excuses (de bonnes excuses ! ) ?

- Y a-t-il une seule idée qui “ force ” ma conviction ou un idéal qui “motive” mon engagement ?

- Enfin, si ces désirs, ces sentiments, ces actes, cette adhésion à une idée ou ces engagements au service d'un idéal constituent le contenu de “ma” vie, puis-je parler du sens de ma vie comme d'un bien que je possède ?

 

Comment s’accomplit cette prise de conscience chez Caligula ?

Avec la mort de sa sœur, qu’il aimait par les liens du sang et de la passion, Caligula découvre que la rupture de cet attachement, qui constituait sa raison de vivre, ne l’empêche pas de vivre. Plus encore que la mort de la mère pour Meursault dans l’Etranger, la mort de cette sœur, qui était « tout » pour Caligula, voici qu’elle ne change « rien » ? la vie continue comme avant.

Que valent tous nos attachements, qui constituent nos raisons de vivre, si la plus grande « douleur humaine » ne change rien à notre vie ?

 

« On croit qu'un homme souffre parce que l'être qu'il aime meurt à son tour.

Mais sa souffrance est moins futile : c'est de s'apercevoir que lechagrin non plus ne dure pas.Même la douleur est privée de sens. "

« Cette nuit est lourde, comme la douleur humaine." Tel est le dernier mot de Caligula.

 

L’épreuve est décisive : la vie n’est rien sans les liens qui nous attachent à elle, à tel point qu’il n’est pas de plus grande douleur que la rupture de ces liens, qu’ils soient de sang ou de choix. Mais, si la douleur elle-même ne dure pas, si après la rupture de ces liens nous continuons à vivre, si le cours de la vie ne change pas, qu’est-ce à dire sinon que la vie est, en elle-même, privée de sens ? S’il est avéré que les liens qui lui donnent une valeur sont des illusions, la vie à proprement parler ne « vaut » rien. Dépouillée de ces illusions la vie est « impossible ».

L’errance de Caligula dans la campagne romaine après la mort de sa sœur n’est rien d’autre que la quête d’un sens ; mais cette quête le ramène parmi les hommes.

 

Là où l’Etranger subit, l’Homme absurde se révolte : Une « révolte métaphysique », selon l’expression de Camus dans le Mythe de Sisyphe, puisqu’il s’agit d’une interrogation sur le sens.

 

3. De la mise en œuvre de la logique de l’absurde à la négation de l’ « humanité » :

 

Imaginons alors que cet homme, qui prend conscience du non sens de la vie, à la différence des autres hommes qui sont, d’une certaine façon, enchaînés à leur condition, détienne tout pouvoir. Tout est permis à cet homme ; il dispose d’une liberté sans limite. Il peut mettre à l’épreuve le sentiment de l’absurde ; il peut mettre à la question cette logique de l’existence pour découvrir ce qui rend la vie impossible, ce qui interdit aux hommes d’être heureux.
Telle est la fiction qui permet à Albert Camus d’écrire la tragédie de Caligula.

En maintenant les hommes sous menace de mort, Caligula met à jour toutes les formes de l’aliénation :

  • économique : leur dépendance à l’égard des biens matériels, en particulier leur dévotion à l’argent,

  • psychologique: leur confiance en la vérité des sentiments, dont chacun reconnaît instinctivement la valeur, comme s’ils étaient naturels à l’homme et constituaient la base de leurs rapports entre eux,

  • morale : leur croyance en la réalité « idéale » de valeurs qui s’imposent à la conscience pour distinguer le bien du mal, dont la distinction permet aux hommes de justifier leurs actions,

  • religieuse : la foi en l’existence des dieux qui sont les garants de la hiérarchie des valeurs, sans laquelle toutes choses seraient « équivalentes » en ce monde.

 

Il n’y a pas d’objection à cette logique mise en œuvre par Caligula : quel individu, confronté à l’idée de sa mort, n’est pas prêt à renoncer à ses biens comme s’ils ne lui appartenaient pas, à nier la valeur des sentiments humains comme s’ils étaient irréels ( parce qu’ils sont éphémères), à dénoncer l’inanité de la morale comme s’il s’agissait d’une illusion de la conscience, à renier sa foi comme si Dieu était absent ?

L’homme qui réussirait à se libérer de ces liens qui le rendent étranger à lui-même et à sa propre vie, - qui à proprement parler l’ « aliènent », ferait, comme Caligula, la découverte d’une totale et vertigineuse liberté.

La liberté, qui est manifestation d’un pouvoir sans limite, n’est-elle pas cet Absolu que Caligula poursuivait derrière l’image de la lune et que tout homme cherche à travers une image illusoire et mensongère de la vie qui lui masque ses limites ? La liberté est-elle autre chose que la négation des liens qui enchaînent l’homme à ses propres créations : les biens, les sentiments, les croyances, les idées et, par dessus tout, l’idée de Dieu, qui constituent le « monde de l’homme » ?

 

Regardons cet homme libre, personnifié par Caligula, qui s’enivre de négation et du «vin de l’équivalence »,  avec les yeux de Caesonia, qui l’aime et le voudrait heureux. Après l’avoir soutenu et accompagné dans sa quête de l’absolu, elle lui révèle cette métamorphose qu’elle découvre comme la conséquence tragique de cette logique « sans objection » que Caligula met en œuvre :

 

« Tous les jours, je vois mourir en toi ce qui a figure d'homme . »

 

En détruisant comme autant d’illusions les liens qui constituent la présence de l’homme au monde, non seulement Caligula se condamne à la solitude parmi les hommes; mais, bien plus, il détruit en lui son « humanité », en lui tout ce qui fait de lui un homme.

Destin unique, parce qu’il est seul à détenir ce pouvoir. Mais, comme le soulignait Cherea, ce dictateur n’est pas un dictateur comme les autres :

-" Les empereurs fous, dit Cherea, nous connaissons cela... Ce n'est pas la première fois, chez nous, qu'un homme dispose d'un pouvoir sans limites, mais c'est la première fois qu'il s'en sert sans limites jusqu'à nier l'homme et le monde"

 

La folie de cet empereur n’est pas dans l’exercice du pouvoir absolu mais dans l’usage qu’il en fait : le projet fou de mettre en cause l’humanité des hommes en les contraignant à mettre en question le sens de leur vie à travers le reniement de leurs raisons de vivre.

L’exercice du pouvoir absolu, en provoquant le courage de résister, qui va jusqu’au sacrifice de la vie, confère à la vie un sens qui la dépasse. L’entreprise de Caligula est tout autre : priver la vie de tout sens pour abolir en l’homme tout courage, toute résistance humaine, tout ce qui constitue son humanité.

Cherea explique :

-" Perdre la vie est peu de chose et j'aurai ce courage quand il le faudra. Mais voir se dissiper le sens de cette vie, disparaître notre raison d'exister, voila ce qui est insupportable. On ne peut pas vivre sans raison"

 

 

Si l'on va jusqu'au bout de la logique de Caligula, si l'on fait la démonstration que les valeurs, les raisons de nos actes, les sentiments qu'elles suscitent sont "sans valeur", et si tout le monde se mettait à adopter, à reconnaître cette logique,

 

" nous ne pourrions ni vivre, ni être heureux "

 

La découverte de cette vérité par un individu ne peut que le conduire au désespoir et au suicide. Mais, l'adoption, la reconnaissance de cette vérité par tous les hommes, conduiraient l'humanité à l'auto-destruction :

Ce que Caligula met en œuvre, en pratique, c'est une "grande idée dont la victoire signifierait la fin du monde"

 

 

Conclusion :

 

1. un grand pas franchi dans l’appréhension de l’absurde :

 

Là où le sentiment de l’absurde, révélant à chacun le non sens de sa vie, conduit l’individu au suicide, à sa propre destruction, la logique de l’absurde qui est la mise en pratique de l’idée d’absurde, du non sens de la vie humaine, conduit à la mise en cause de l’humanité :

  • en chacun : la perte, l’abolition de sa qualité d’homme,

  • collectivement : la fin du monde, de l’histoire de l’humanité.

 

Que peut vouloir dire cette découverte ?

 

2. une double conclusion de la philosophie de l’absurde :

 

a- Individuellement , un homme peut-il vouloir la liberté comme ce pouvoir de tout faire en sa quête d’absolu au prix de la négation, de l’abolition de sa qualité d’homme ?

Caligula a répondu au terme de la tragédie :

"L'impossible, je l'ai cherché aux limites du monde, aux confins de moi-même ......

Je n'ai pas pris la voie qu'il fallait, je n'aboutis à rien.

Ma liberté n'est pas la bonne ......

 

La quête de l’absolu est celle de l’impossible : L’homme peut-il dépasser ses limites ?

A cette interrogation la mise en pratique du raisonnement absurde, la mise en œuvre de la logique de l’absurde apportent une réponse négative.

La question « philosophique » du sens de la vie, posée par Camus à travers la tragédie de Caligula, conduit à une impasse, qui est le constat du non sens.

 

Caesonia, prenant la place d’une mère, s’adresse alors à Caligula :

. Je voudrais seulement te voir guérir, toi qui es encore un enfant.

Toute une vie devant toi ! Et que demandes-tu donc qui soit plus grand que toute une vie ? "

A la fin du compte, rien n’a de valeur que la vie elle-même. Mais, -Que faire de cette vie ? Pour Camus, au terme de la démarche, la philosophie doit laisser place à l’éthique.

Mais, si la vie n’a pas de sens, comment peut-elle avoir une valeur ? 

 

b- Là encore, la logique de l’absurde nous a conduit à une impasse : au constat de l’illusion.

La vie n’a de valeur pour les hommes qu’à travers les liens qui les attachent au monde : la valeur que nous accordons à tous les biens matériels, les sentiments qui nous paraissent l’essence de nos rapports humains, les idéaux (la patrie, la justice, la famille, etc...) auxquels nous nous référons dans nos jugements et nos actions, enfin la conscience qui nous permet de distinguer, de façon innée, le bien et le mal, le juste et l'injuste.

Tous ces liens que les hommes ont noué avec le monde constituent leurs raisons de vivre, une trame sans laquelle leur vie n’aurait pas de valeur. Tout se passe comme s’ils étaient prisonniers de ces liens qu’ils ont eux-mêmes tissés. Ces liens qui les font vivre, en même temps les aliènent.

Dès lors ces liens sont-ils autre chose que des illusions qui leur permettent de « vivre et d’être heureux »?

Quand la logique de l’absurde dénonce l’illusion en démontrant que tout homme est prêt à renier ce qui fait la valeur de la vie pour sauver sa vie, quelle découverte faisons-nous ? –

C’est l’existence même de l’humanité qui est en cause. Priver les hommes de leurs raisons de vivre, c’est les condamner à mourir. Collectivement, les hommes peuvent-ils vouloir la fin de leur devenir l’extinction de l’humanité 

Que faut-il conclure de l’expérience sinon que l’aliénation, par quoi hommes sont prisonniers du monde qu’ils ont créé, constitue la « condition humaine » ?

Au terme de la tragédie, voici une conclusion imprévue : Alors que la mise en pratique du raisonnement absurde a permis de démontrer que tous les liens qui constituent la trame de notre vie ( depuis notre attachement aux choses, que sont nos désirs, nos sentiments, qui sont notre attachement aux êtres jusqu’à notre adhésion à des valeurs qui conditionnent notre moralité) ne sont que des illusions, qui nous aident à supporter la vie, en aliénant notre liberté ( qui se confond avec notre individualité), force est de reconnaître maintenant qu’on ne peut « nier » ces liens sans mettre en cause l’existence même de l’humanité.

Là où la logique de l’absurde a montré que ces liens illusoires, qui constituent notre monde sont autant d’aliénations de notre individualité, n’a-t-elle ps démontré en même temps que l’existence humaine est inséparable de cette aliénation ?

 

Les hommes sont condamnés à vivre au sein d’un monde qui leur est étranger. Et, dans ces conditions de vie qui lui sont étrangères, comment l’homme peut-il ne pas devenir étranger à sa propre vie, victime de l’aliénation ?

 

C’est à cette question que tous les penseurs de cette période cherchent à apporter réponse.

 

 
 
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