Ibsen
Dramaturge norvégien ( 1828-1906)
« Lecture » d’Hedda Gabler
La situation initiale : les données du drame
La situation initiale est porteuse du drame.
Le personnage éponyme est une héroïne : une jeune femme, fille du général Gabler, un être d’exception tant par ses origines aristocratiques que par son insolente beauté. Même s’il est fait allusion à quelque infortune, il reste mystérieux que, courtisée par de nombreux prétendants de son rang, elle ait choisi d’épouser Jorgan Tesman, un universitaire sans envergure, qui est un représentant de la médiocrité bourgeoise ; élevé par deux tantes dont l’une est mourante, dont l’autre s’empresse d’envahir la maison du couple dès le retour de leur voyage de noces pour solliciter du jeune marié qu’il lui apprenne la bonne nouvelle de la naissance d’un héritier, il a été façonné par une morale des bons sentiments qui prône la valeur de la famille, l’installation dans la vie et la bonne éducation des enfants. Tesman a fait aménager une riche maison bourgeoise, sans doute au dessus de ses moyens ( au moins jusqu’à ce qu’il obtienne une chaire de professeur), mais dont il voulait qu’elle fût à la hauteur des rêves et des ambitions de sa femme. Nous le voyons déployer auprès d’elle des trésors de gentillesse pour lui faire les honneurs de cette maison, l’adapter à la sollicitude de la vieille tante, au dévouement de la vielle bonne. La peinture du personnage est ironique, car tous les efforts déployés, toutes les attentions tendres sont dérisoires.
D’emblée, dès ces premières scènes, l’auteur a adopté le point de vue de son héroïne ; cette maison et ces bons sentiments où l’on veut emprisonner toute une vie, sont l’image même de la vie qu’elle refuse.
La question ou le noeud du drame
Dès ce moment la question se pose : pourquoi Edda a-t-elle « choisi » d’épouser Tesman et de s’introduire au cœur de cette société bourgeoise dont elle récuse la morale et le mode de vie ?
Tout prouve qu’elle n’a point pour intention de s’adapter à cette situation et à cette vie qu’elle semble avoir choisi en se mariant avec Tesman : Elle s’emploie délibérément à rester seule au premier étage, dans sa chambre, occupée à ses soins de toilette et de beauté pendant qu’on l’attend au salon ; et, quand elle descend, c’est pour morigéner la veille bonne ou provoquer la veille tante à propos d’un malheureux chapeau. Elle est plus que distante, souvent odieuse et cruelle.
Si l’on veut comprendre pourquoi Hedda a « choisi » d’entrer dans cette famille bourgeoise dont elle rejette la morale, les façons de penser, le mode de vie, il faut voir en ce personnage la volonté d’Ibsen de nous faire assister à une tentative –sans doute désespérée- de mettre en cause cette société qui est responsable de l’aliénation de la vie, telle que lui-même l’éprouve. A travers le personnage de cette femme, exemplaire par sa volonté de domination, sa cruauté, sa folle exigence, il s’agit de mettre à l’ordre du jour une interrogation essentielle : Un individu a-t-il le pouvoir de détruire une aliénation qui est celle de l’individualité ?
Une interrogation philosophique : le sens de la négation.
Il ne faut pas s’y tromper : il ne s’agit pas pour Ibsen d’une satire sociale, encore moins d’une critique révolutionnaire qui mettrait en cause les structures profondes de cette société, responsable de l’aliénation de la vie.
A la fin du XIXème siècle, quand Ibsen écrit cette pièce, à l’heure où la société bourgeoise triomphe, l’aliénation de la vie par les rapports sociaux est vécue par les penseurs, les écrivains et les artistes comme un étouffement de l’individualité. C’est à Nietzsche qu’il faut demander d’éclairer cette expérience : s’il n’y a pas de nature ou d’essence de l’homme, si l’identité se confond, comme dans la société bourgeoise, avec un rôle social, il faut reconnaître que l’individualité n’est rien d’autre qu’un vouloir-vivre, cette « volonté de puissance » par quoi l’individu ne peut-être un homme qu’en dépassant ses limites, en empruntant le visage du « surhomme ».
Le triomphe du surhomme, la possibilité pour l’homme de dépasser son humanité, est la seule chance pour l’individu d’échapper au nihilisme, qui n’est que la pure et simple - et l’absurde - négation du sens. Le nihilisme n’est que l’expression d’une civilisation qui se meurt, d’une décadence historique de l’humanité.
La mission de l’artiste est, non point de mettre en cause cette société créée par l’homme qui n’est que le lieu de son aliénation ou de prophétiser un quelconque paradis sur la terre, mais seulement, au risque de sa vie et de sa raison, de faire triompher la force de l’Affirmation.
Le tragique du destin
Or, pour Ibsen, comme pour Nietzsche, il y a au cœur de la destinée humaine un véritable antagonisme entre la force et la volonté de vivre qui récuse toute limite et cet univers que l’homme a créé et consacré par la morale, où toute vie s’enlise, s’emprisonne, s’aliène. Tout se passe si, après la mort de Dieu, l’homme, seul être en qui se manifeste irrésistiblement la force de la Vie et le pouvoir de créer, était victime et prisonnier de ses créations.
L’Affirmation et la Négation sont le couple des contraires que rien ne peut ni séparer ni réunir.
L’artiste qui a pris conscience de cette contradiction inhérente à l’existence humaine est, pour Ibsen comme pour Nietzsche, « l’homme qui veut périr ».
Tel est le pessimisme qui s’exprime dans Hedda Gabler par le suicide de l’héroïne : Celui qui veut détruire n’est-il pas condamné à l’autodestruction ?
Le déroulement du drame : Y a-t-il une issue à la contradiction ?
Dans les scènes suivantes cet antagonisme où nous avons reconnu la réflexion philosophique d’Ibsen, risque bien de se transformer en pur et simple conflit psychologique. Avec l’entrée du conseiller Brack, familier d’Hedda et ami de Tesman, nous voici d’un coup transporté dans un drame bourgeois : le Conseiller, qui prévoit l’échec de ce couple, est là en embuscade, prêt à jouer le rôle de l’amant. Le drame va-t-il se dérouler comme un trio de vaudeville ?
La visite du Conseiller au jeune couple va faire rebondir le drame:
Brack annonce que Lovborg, le condisciple de Tesman, qui avait sombré dans l’alcool jusqu’à la déchéance, est revenu en Ville en publiant un livre qui lui vaut l’approbation de toute la société bourgeoise risquant de faire obstacle à la carrière de son ami. Dans ces conditions ne faut-il pas le recevoir ? Ou bien viendra-t-il lui-même ?
C’est alors que demande à être reçue madame Elvsted, amie de pension d’Hedda, qui lui propose ( n’est-ce pas encore une ruse ?) d’être sa confidente. Celle-ci lui confie l’existence tragique qu’elle mena auprès d’un mari qui l’épousa sans doute parce qu’elle était pauvre, pour en faire sa servante et son objet sexuel ; elle ne supporta cette situation qu’en raison de la présence de Lovborg, engagé par son mari comme précepteur des enfants. Et, elle raconte à celle qu’elle croit son amie, qu’elle a noué avec Lovborg une amitié profonde, l’aidant quotidiennement à écrire une œuvre à laquelle il doit sa régénération. Lovborg est maintenant sauvé, grâce à l’oeuvre ; il est parti en ville, l’abandonnant. L’ayant aidé à revivre, elle est consciente qu’elle ne vivra pas avec lui. En l’absence de son mari elle a donc quitté le domicile conjugal, sans retour.
N’est-ce pas dire que dans cette société la femme ne peut être autre chose que l’esclave de l’homme comme elle le fut de son mari ; et qu’entre l’homme et la femme, toute amitié est vouée à l’échec, comme vient de le lui enseigner Lovborg, qui, d’une autre façon, s’est servi d’elle ? Cette société tout entière repose sur l’asservissement de la femme, qui est comme le paradigme de l’aliénation de l’individualité. Ce n’est pas un hasard si le porte-parole d’Ibsen est une femme en qui s’incarne la volonté de puissance, chargée de mettre à l’épreuve la force de l’Affirmation.
C’est alors la venue de Lovborg dont on a compris qu’il fut jadis l’amant d’Hedda au cours d’une passion tourmentée.
Lovborg présente aussitôt à son ami Tesman le manuscrit de son nouveau livre où celui-ci, à la lecture de quelques pages, reconnaît immédiatement un chef-d’œuvre.
L’enthousiasme de Lovborg pour son oeuvre ne peut tromper ; et le personnage s’éclaire : à la différence de Tesman, il a compris qu’il n’y avait pas de place dans cette société pour un écrivain ou un artiste ; et qu’il ne pouvait y vivre sans s’y compromettre et renoncer à son œuvre. La vérité, c’est que pour l’individu qui veut vivre en exprimant son génie, cette vie est un non-sens. C’est pourquoi il eut recours à l’alcool jusqu’à sa déchéance. Seule l’œuvre qu’il a écrite, grâce à l’aide et à l’amitié de madame Elvsted, l’a sauvé.
Derrière ce personnage et cette aventure Ibsen se souvient peut être de l’aphorisme de Nietzsche : l’art, l’art seul peut sauver de la vérité.
La lecture du manuscrit est interrompue par le Conseiller Brack qui propose une de ces « parties fines » entre hommes où l’on peut boire rire et s’amuser à loisir. Lovborg convié, refuse l’invitation craignant de retomber à cette occasion dans l’alcoolisme et la déchéance dont son œuvre l’a sauvé.
Le moment dramatique est celui où Hedda le convainct, et pour ainsi dire lui ordonne, de se joindre aux autres. Il s’agit d’une cruelle mise à l’épreuve : Si Lovborg est l’homme qu’il prétend être, il doit être capable de se surpasser dans sa vie comme dans son œuvre.
A peine Lovborg est-il parti avec les autres qu’Hedda brûle le manuscrit qu’il a oublié : signe prémonitoire ! Par cet acte, -véritable crime contre l’affirmation de la vie dans la création – Hedda n’a d’autre but que d’interdire à Lovborg le chemin du salut : L’art n’est-il pas cette échappatoire où l’affirmation de soi qui se réalise dans l’œuvre, met un terme à l’exigence de transcendance, à la volonté de dépassement de soi qui exige que l’individu outrepasse sans cesse et sans repos ses créations ?
Le dénouement :
A ce moment du drame, il suffit d’attendre la réponse à la question :- Y a-t-il sur cette terre un homme qui puisse échapper à sa condition, à cette aliénation dont la société le menace, un homme dont le vouloir-vivre lui permette de se dépasser, de se transcender, non pas seulement dans le rêve ou dans l’œuvre, mais dans la vie même ?
La réponse à cette question est décisive, non seulement pour l’homme à qui on la pose mais aussi pour celle qui la pose : pour la Femme qui, face à l’aliénation des hommes et à leur démission, est porteuse d’une exigence d’Absolu.
Quand tard le matin, Lovborg revient, défait, d’une nuit de débauche, l’échec est flagrant. La métaphore de cet échec, c’est l’aveu par Lovborg de la perte de son manuscrit.
Il n’y a plus qu’une issue : quand Lovborg s’en va, Hedda lui donne l’un de ces revolvers, avec lesquels, dés le début de la pièce, elle jouait à détruire tout ce qui vit. C’est lui signifier qu’il n’est plus d’autre issue pour l’homme qui a trahi le « vouloir-vivre », que de « vouloir périr ».
Le bruit court que Lovborg s’est tué. Le pari d’Hedda de voir triompher sur cette terre la volonté de puissance, s’achève dans le nihilisme. A la fin du compte, peut-être le vouloir-vivre ne peut-il s’exprimer que dans la négation de la vie. Sans doute est-ce le malheur de l’homme, le tragique de son destin.
La vie n’est pas une tragédie mais, comme le pressentait Nietzsche, une tragi-comédie, et, comme le proclamait Rimbaud, « la farce à mener par tous ».
C’est le conseiller Brack qui triomphe : le représentant cynique de cette société qui « suicide » les hommes au nom de ses valeurs.
Il apprend à Hedda que Lovborg ne s’est pas suicidé : le coup n’a été porté ni à la tempe ni à la poitrine ; il est parti par hasard au bas-ventre, non point dans la solitude de l’homme aux prises avec son destin, mais dans les bas-fonds de la société, où l’artiste s’est réfugié.
Le Conseiller sans doute n’est pas capable de comprendre qu’il a porté ainsi le dernier coup à celle qui voulait-vivre en mettant à l’épreuve la transcendance de l’homme sur le monde qu’il a créé.
La tragédie est près de s’achever dans la comédie qu’elle côtoyait tout au long du drame. Le conseiller fait observer à Hedda que les enquêteurs ne manqueront pas de remarquer que c’est son pistolet qu’on a trouvé dans les mains de Lovborg. Mais lui seul le sait. Hedda est donc à sa merci, comme la vulgaire amante d’un vaudeville.
Le suicide d’Hedda est le dernier mot de l’auteur, qui, au travers la figure de son héroïne, n’a fait que mettre en œuvre un pessimisme, où l’on peut lire le malaise d’une civilisation : Celui qui veut mettre en cause l’aliénation de soi dont la vie le menace, est condamné à l’autodestruction.