Anton Tchekhov
(1860-1904)
Anton Tchekhov
(1860-1904)
Introduction
La littérature russe avait rêvé depuis ses origines à l’Avenir, à une sorte de Second Avènement sans le Christ, mais avec la Révolution-Révélation.
Gogol est un utopiste conservateur qui a devant lui la vision d’une ville sans rêves, d’une humanité devenue une grande usine à recyclage des péchés humains. Les radicaux russes sont des fanatiques du Progrès, des zélotes de la Science. Dans ses rêves, l’héroïne de Tchernychevski dans Que faire, voit la Terre allaitant le monde régénéré. Tolstoï est un dissident qui rêve au royaume de Dieu hic et nunc, un exalté de la république de Münster. Dostoïevski n’a si bien diagnostiqué le fanatisme des « démons » que parce qu’il sentait en lui ce « terrorisme pur » dont parlera plus tard Albert Camus, en analysant les Russes. L’intelligentsia russe a donc vécu avec devant elle un énorme soleil qui était la Cause, le Combat Final.
Depuis le protopope Avvakum, fondateur du schisme des Vieux Croyants au XVIIe siècle, tous ne rêvent que de réformer par le feu et par le fer, que d’instaurer le bonheur contre le gré des homoncules qui ne comprennent rien. Tous sont présents dans le portrait saisissant que fait Ivan Karamazov du Grand Inquisiteur, disant au Christ revenu sur terre au temps de l’Inquisition et avant de le jeter en geôle : Va-t-en au plus vite avant qu’il ne soit trop tard.
Le Point de vue de Tchekhov
Tchekhov le médecin, Tchekhov le sceptique, Tchekhov « l’athée du bonheur », comme aurait dit Pouchkine, mais aussi Tchekhov le croyant de l’art.
1- Tchekhov connaît bien les inquisiteurs de tous horizons ; l’écho de l’espérance – de la parousie révolutionnaire – se retrouve dans les dialogues de ses personnages.
Qui ne se rappelle les fameux passages des Trois sœurs sur l’avenir russe ? C’est d’abord Irina qui parle :
« Il viendra un jour où tout le monde saura pourquoi tout cela, pourquoi ces souffrances, il n’y aura plus de mystères… En attendant, il faut vivre ; il faut travailler, seulement travailler ! Demain je partirai seule, j’enseignerai à l’école et je donnerai toute ma vie à ceux qui en ont peut-être besoin. C’est l’automne, bientôt viendra l’hiver, la neige couvrira tout, et moi je travaillerai, je travaillerai ! »
Verchinine, dans les mêmes Trois sœurs, soupire :
« Jadis, l’humanité était occupée part les campagnes, les invasions, les victoires, maintenant, tout cela a vécu, laissant derrière soi un énorme vide, qu’on ne sait évidemment comment remplir ; l’humanité cherche passionnément et trouvera, c’est certain. Oh qu’elle se dépêche ! »
Puis il lance sa célèbre tirade sur l’avenir :
« Il me semble que sur la terre tout doit changer petit à petit, et tout change sous nos yeux. Dans deux cents, trois cents, enfin… mille ans, peut-être, – ce n’est pas le délai qui compte – s’instaurera une vie heureuse. Nous n’y prendrons certes pas part, mais cette pour cette vie-là que nous vivions aujourd’hui, que nous oeuvrons, c’est elle que nous créons – et là est le seul but de notre existence et, si vous voulez, notre bonheur. »
Thekhov oppose à cette perspective lointaine du bonheur la réalité d’une vie quotidienne qui est celle de toutes les couches sociales de laaaaaaaa Russie de cette époque?
2- La peinture de la vie quotidienne : les récits
La plus grande partie de son œuvre, méconnue en France, est constituée par les récits tels que L’Evénement, La Dame au petit chemin, La Princesse, Ionytch, J’ai envie de dormir.
Dans ces récits, Tchekhov fait entrer toute la Russie, dans son énormité, sa complexité : des hommes de toutes les couches sociales, de tous les âges :des médecins, des avocats, des ingénieurs, des instituteurs, des professeurs, des propriétaires terriens, des industriels, des gouvernantes, des laquais, des étudiants, des fonctionnaires de tout grade, des marchands de bestiaux, des entremetteuses, des sacristains, des évêques, des paysans, des ouvriers, des cordonniers, des modèles, des horticulteurs, des zoologistes, des aubergistes, des garde-chasse, des prostituées, des pêcheurs, des officiers, des sous-officiers, des artistes peintres, des cuisinières, des écrivains, des concierges, des religieuses, des soldats des sages-femmes, des forçats de Sakhaline…
Tchekhov s’interdit toute prise de position politique, philosophique ou religieuse. Son amour des petites gens, sa charité discrète rayonnent à travers ses livres sans qu’il verse jamais dans le prêchi-prêcha. Il sait même être dur envers les humbles. Dur et lucide. Son art est tout, sauf aimable.
Quant aux sujets, tous lui conviennent et pour peu qu’ils s’inspirent de la modeste vérité journalière. C’est un cocher de fiacre qui promène des fêtards dans la ville alors que son fils vient de mourir, c’est une fillette de treize ans, employée comme domestique, qui veille sur le bébé braillard de ses patrons et vacillante de sommeil, étouffe l’enfant pour goûter un instant de repos, c’est une jeune femme écervelée, une « cigale » qui trompe son sage et ennuyeux mari et apprend, après son décès, qu’il était un chercheur génial, c’est une cuisinière qui se marie, ce sont deux gamins qui préparent une fugue…
Bref, la menue monnaie de la misère humaine. Ainsi, les meilleures nouvelles de Tchekhov ne suggèrent-elles pas des événements spectaculaires, des passions exceptionnelles, mais la douce absurdité de l’existence quotidienne qui, vague après vague, nous entraîne vers le néant.
Un autre mérite de cette grande œuvre de conteur, c’est la variété des milieux et des caractères qu’elle nous fait entrevoir. L’ensemble forme un prodigieux panorama de la vie russe de l’époque. Au gré de sa fantaisie, l’auteur nous promène de salon en bouge, d’isba paysanne en antichambre de tribunal. Et on a l’impression qu’il a vécu dans tous ces décors, qu’il a exercé toutes ces professions, qu’il a eu, tour à tour, les mains calleuses du bûcheron et les ongles soignés de l’évêque. Du moujik au prêtre, de l’instituteur au marchand, du juge au délinquant, toutes les catégories sociales, tous les métiers, toutes les déchéances, toutes les ambitions sont représentés dans cette fourmilière. On ne se borne pas à traverser les lieux évoqués, on en respire l’odeur. L’activité de Tchekhov à ses débuts – il était médecin – lui a permis de pénétrer dans les intérieurs des plus divers et d’en capter, subrepticement, les secrets. Son œil a une précision photographique. Son cœur est capable de tout éprouver, et de tout comprendre. Il s’imbibe de la vie des autres comme une éponge se gonfle d’eau. Et, quand il aborde un thème, il n’a qu’à interroger sa mémoire pour qu’elle lui restitue l’atmosphère d’un logis, le parler d’un paysan, les minauderies d’une coquette.
En accumulant ces tableautins de l’existence quotidienne, Tchekhov ne se rendait pas compte de l’œuvre immense qu’ils formeraient une fois réunis. Il croyait amuser le public par des contes sans prétention et il construisait, morceau par morceau, une autre « comédie humaine ». Lire ces récits aux multiples facettes, c’est accomplir un voyage vertigineux dans le passé de la Russie, avec, pour guide, un homme clairvoyant, moqueur et fort. C’est découvrir non seulement un écrivain, mais un pays.
3- La question du Mal
Tout le long de son œuvre, dans ses nouvelles, dans son théâtre, dans sa correspondance, Tchekhov décrit la noirceur du monde, fustige la saleté et l’ivrognerie des moujiks, dénonce la veulerie et la lâcheté de l’intelligentsia provinciale, pourfend l’inertie administrative, se plaint de la frivolité et de la froideur des femmes vis-à-vis des hommes, s’indigne de la cruauté, de la brutalité des hommes vis-à-vis des plus faibles, animaux, enfants, prisonniers. Comme Héléna Andréevna, de Oncle Vania il pourrait dire :
« Vous qui êtes intelligent et instruit, Ivan Petrovitch, vous devriez comprendre que ce ne sont ni les brigands, ne les incendies qui détruisent le monde, mais la faim, l’hostilité, les petites intrigues. »
Plus encore, de ce malheur accumulé, de cette souffrance omniprésente, il ne tire aucune sagesse et il ne les justifie ni les rachète par quelque espérance en un avenir meilleur ou un autre monde paradisiaque. Le mal subi n’empêche aucunement de vouloir le faire subir à autrui. Le mal engendre le mal, la souffrance provoque le dégoût et la honte.
« J’ai honte ! Si tu savais comme j’ai honte ! C’est aigu, c’est pire que n’importe quelle douleur. C’est au-dessus de mes forces ! Que faire ? » (Oncle Vania).
Tout autre que Tchekhov, d’une lucidité aussi amère, désespérerait de la Création, des créatures et du Créateur. Or, mystère, enchantement, la lecture du moindre texte tchékhovien apaise. Une sorte de douceur roborative émane de phrases simples et chantantes. C’est comme si le lecteur ou le spectateur, au-delà de tout jugement sur la noirceur du monde et des humains, acquiesçait au mouvement de la vie, au temps qui passe, à la vieillesse qui vient, à la mort inévitable. Par la limpidité de son constat implacable, Tchekhov expulse toute acrimonie, tout ressentiment.
4- Un humanisme sceptique
En dépit des collisions entre les personnages ou les groupes de personnages, il insiste sur une communauté cachée, qu’ils ne remarquent pas eux-mêmes. Chacun d’eux est pourvu d’un programme de vie, de points de repère, d’une conception du bonheur, de sa vérité. Chacun d’eux est d’une assurance imperturbable quant à sa propre vision des choses, à sa vérité, et agit en conformité avec elle, rendant responsable de ses malheurs la partie adverse. Tchekhov, au contraire, nous laisse la possibilité d’apercevoir entre eux une parenté cachée, malgré leur opposition apparente. Sa conviction, qu’il a exprimé à plusieurs reprises, est que « personne ne possède la vérité définitive » et que « c’est nous tous qui sommes coupables ».
Les héros de Tchekhov ou bien sont eux-mêmes des malheurs, souffrant de la faillite de leurs illusions (de leurs espérances anciennes, de leurs points de repère), ou bien font le malheur des autres, en portant leur « vérité », leur « idée universelle » au rang d’absolu. C’est précisément cela qui est à la source d’un cercle vicieux, d’un enchaînement de malheurs et de déboires, que chacun d’eux inflige à quelqu’un d’autre – continuellement ou l’espace d’un seul instant, le temps d’une réplique. Cette conclusion que Tchekhov avait ramenée de son voyage au bagne de Sakhaline, « c’est nous tous qui sommes coupables » - est étendue, cette fois, à toute la sphère des relations quotidiennes, aux malheurs que s’infligent l’un à l’autre des gens normaux, « ordinaires ». Montrer la responsabilité de chacun dans l’état général des choses est aux yeux de Tchekhov plus important que de rejeter la faute tout entière sur un mal qui se trouverait à l’extérieur de nous-mêmes, sur tel ou tel personnage porteur du mal.
5- La poétique de Tchekhov
Tchekhov est un impitoyable poète du temps qui passe. Ses personnages prennent un « sérieux coup de vieux ». Ils s’engluent dans un monde de choses qui les maîtrisent, les mutilent sans qu’ils s’en rendent compte ou plutôt si ! Ils s’en rendent compte mais qu’y faire ? Ce sont des êtres faibles, pas si serviles que ça au début de leur course dans la vie, mais ils se durcissent, ils deviennent vils et méchants, mauvais. C’est un univers d’une extraordinaire pesanteur qui les englue, les engourdit, les noie dans le quotidien ; les scelle dans leur étui ; « l’homme dans l’étui » y est entré peu à peu, quasi contre son gré. Et surtout il a tous ces riens qui nous font et qui nous défont : l’être humain devient monstrueux, bourreau cruel et inconscient pour un rien, une vétille, l’irritation d’un instant, telle cette brave fille de la campagne qui garde un bébé, et qui l’étouffe parce qu’il vagit trop fort et l’empêche de s’endormir. (l’infanticide en milieu paysan a été décrit tant par Tolstoï que par Tchekhov, mais chez Tolstoï c’est « la puissance des ténèbres » qui entre en action, chez Tchekhov, c’est la mal fortuit , les ténèbres du hasard).
Ecoutons gémir le Dr Astrov, dans Oncle Vania :
« En dix ans, je ne suis plus le même homme. Surmené, ma vieille ! Du matin au soir à trimer, pas une minute de repos. Et la nuit, enfoui sous mes couvertures, je tremble qu’on ne vienne m’arracher du lit pour aller me traîner chez un malade. Comment ne pas prendre un coup de vieux ! Et puis la vie par elle-même est ennuyeuse, bête et sale… Elle est visqueuse. On est entouré de drôles de numéros et à force de vivre avec eux, on devient soi-même un drôle de numéro… Je ne suis pas encore abruti. Dieu m’en garde ! Le cerveau fonctionne encore, mais les sentiments, eux, sont émoussés. Je ne désire rien, je n’ai besoin de rien, je n’aime personne. »
Ecoutons encore une fois :
« O mon Dieu ! Le temps passera et nous partirons pour l’éternité, on nous oubliera, on oubliera nos visages, nos voix, combien même nous étions ; mais nos souffrances se transforment en joie, pour ceux qui vivront après nous, le bonheur et la paix s’installeront sur la terre et ceux qui nous remplaceront parleront de nous avec bonté et béniront ceux qui vivent à présent. » (Les Trois Sœurs)
« La Cerisaie est vendue, elle n’existe plus, c’est vrai, c’est vrai, mais maman ne pleure pas, il te reste toute la vie devant toi, il te reste ton e^me belle et pure. » (La Cerisaie).
Le Théâtre de Tchekhov
1- La Mouette
Définie par l’auteur comme une « comédie en quatre actes » (Tchekhov tiendra, là comme ailleurs, à l’appellation comédie !), cette deuxième pièce écrite en 1895 et 1896, créée en 1896, « se passe dans la propriété de Sorine ».
Au cours du premier acte, la famille et les invités s’apprêtent à assister à une représentation théâtrale. La pièce représentée a été écrite par le jeune Tréplev et va être jouée par la jeune Nina, fille d’un riche propriétaire terrien. Déjà, tout est en place : le conflit des générations, l’amour du théâtre et de la littérature, les inclinaisons et les tensions qui noueront l’action et le drame. Tréplev est le fils d’une comédienne très célèbre, Arkadina, qui est venue en vacances en compagnie de son ami, Trigorine, un écrivain également très célèbre. Pour le jeune écrivain et la jeune actrice, cette modeste représentation revêt une importance considérable. Hélas, la pièce est écoutée distraitement. Arkadina jette, pendant qu’on joue, cette remarque : « C’est une affaire décadente ! » et ne s’interrompt pas de parler. Tréplev est blessé, sans que sa mère le prenne au sérieux. Trigorine montre un intérêt paternaliste pour le jeune homme et s’éprend de la jeune fille. Une autre fille, Macha, fille de voisins, aime en silence Tréplev. Le séjour des invités célèbres se prolonge, ce qui donne à Trigorine le temps de se rapprocher de Nina et de prendre des notes pour des récits, à Arkadina de cultiver ses relations difficiles (et avares) avec son fils.
Tréplev, un jour, tue une mouette et la pose aux pieds de Nina, en lui disant :
« J’ai eu aujourd’hui la bassesse de tuer cette mouette. Je la dépose à vos pieds. »
A l’étonnement de Nina, que ce geste éloigne encore plus de son ancien ami, il réplique :
« C’est comme cela que je vais bientôt me tuer moi-même. »
Il s’en va. Trigorine voit l’oiseau mort, écrit quelque chose sur son carnet et s’explique auprès de Nina :
« Une note… L’idée d’un sujet. Pour une petite nouvelle : une jeune fille vit depuis son enfance au bord d’un lac, une jeune fille comme vous ; elle aime le lac comme une mouette, elle est heureuse et libre comme une mouette. Mais un homme passe par là, et, par hasard, par désœuvrement, lui prend la vie, comme si elle était une mouette. »
C’est, peu après, la séparation, les adieux, en oubliant les disputes avec le gérant.
Le quatrième acte se déroule quatre ans après, à l’intérieur de la maison. Deux ans ont passé. Tréplev habite toujours là. Il est devenu un écrivain d’avant-garde estimé et publié. On apprend quelle a été la vie de Nina : elle est séparée de Trigorine ; ses tentatives pour devenir une actrice à Moscou ont échoué. Elle est de retour en ville, ayant pris une chambre dans une auberge. Arrivent Arkadina et Trigorine, qui vivent de nouveau ensemble. Tandis que tous partent souper, Tréplev, resté seul, entend frapper et ouvre à la visiteuse. C’est Nina, qui lui raconte ses échecs et son amour désespéré pour Trigorine. Elle s’enfuit. Tandis que le gérant sort d’une armoire le corps naturalisé de la mouette, on entend un coup de feu. Tréplev vient de se donner la mort. On en cache la nouvelle à Arkadina.
Il y a dans La Mouette, un jeu des doubles : l’écrivain pur et l’écrivain arrivé, le jeune actrice amoureuse et la grande actrice narcissique, le jeune homme délaissé et la jeune fille qui aime en silence… Tchekhov est certainement dans ces deux écrivains, l’intransigeant et celui qui ne veut pas croire au génie (« Je vois que la vie et la science avancent de plus en plus, et que, moi, je suis de plus en plus en retard, comme un moujik qui rate le train. »).
Tout cela nourrit une tristesse polyphonique, d’où se détache la « mouette », symbole des espoirs que la vie assassine. Nina et l’auteur ont beau souligner les symboles (« Je suis une mouette. Non, ce n’est pas ça. Je suis une actrice », dit Nina à Tréplev, un peu avant de disparaître), tout est d’une telle fluidité que personne n’a jamais reproché à Tchekhov d’avoir souligné le sens de sa pièce à autant de reprises.
2- Oncle Vania
Sous-titrée « Scènes de la vie de campagne en quatre actes », créée en 1897, la pièce se situe une nouvelle fois dans une maison, la propriété de Sérébriakov, professeur en retraite. Ceux qui vivent là se supportent difficilement, à l’exception du docteur Astrov, plus conciliant, qui vient volontiers boire avec l’Oncle Vania.
Les rapports entre eux, Elena, jeune femme du vieux Sérébriakov, les résume bien quand elle dit à Vania (ou Voïnoitzki) :
« Il y a quelque chose dans cette maison. Votre mère déteste tout ce qui n’est pas ses brochures et le professeur ; le professeur est irrité, n’a pas confiance en moi, a peur de vous ; Sonia (fille d’un premier lit de Sérébriakov) en veut à son père, m’en veux à moi et ne me parle plus depuis deux semaines ; vous, vous haïssez mon mari et méprisez ouvertement votre mère ; je suis énervée et, aujourd’hui, j’ai essayé de pleurer une vingtaine de fois. »
Oui, « il y a quelque chose qui cloche dans la maison. » Vania lui-même n’a plus confiance en lui. A 47 ans, il se considère comme fini. « Je suis un être de lumière qui n’éclaire personne », dit-il. Il peste contre le temps passé et perdu. Il est en vain amoureux d’Elena, qui n’a que faire de lui. Il hait Sérébriakov, d’autant plus fort qu’il professait à son égard une grande passion et une immense estime. Jusqu’à son retour, Vania a gardé, entretenu la maison et ses cultures. Voilà qu’il a maintenant une autre image du savant.
Il dit en a-parte :
« Oh ! comme je me sens trompé ! J’adorais ce professeur, ce pitoyable rhumatisant, j’ai travaillé pour lui comme un bœuf ; Sonia et moi, nous avons pressuré cette propriété jusqu’à le dernière goutte. Nous avons tiré profit de tout, comme des koulaks, nous avons vendu de l’huile, des pois, du fromage blanc, nous nous refusions la nourriture, pour amasser sou pare sou des billets de mille et les lui envoyer. J’étais fier de lui et de sa science, je vivais, je respirais par lui ! Tout ce qu’il écrivait, ce qu’il proférait me semblait génial… Dieu ! et maintenant ? Le voilà retraité, et à présent on voit toute la somme de sa vie. De tous ces travaux il ne restera pas une seule page, il est totalement inconnu, c’est un zéro. »
La vie s’écoule avec ses frustrations sentimentales. Astrov ne parvient pas à se faire aimer d’Elena. Sonia, se voyant laide, souffre de ne pas être aimée des Vania. Puis, un jour, Sérébriakov apprend à tous qu’il va vendre la maison pour acheter une propriété en Finlande. Vania explose, couvre Sérébriakov de reproches, clame : « J’ai gâché ma vie. J’ai du talent, de l’intelligence, de l’audace… Si j’avais vécu normalement, je serais peut-être devenu un Schopenhauer, un Dostoïevski », sort et revient pour tuer le professeur, qu’il manque.
Finalement, tout se calme. Sérébriakov renonce à vendre la maison et s’en va. Astrov dit au revoir à Elena qui a fini par éprouver un léger sentiment pour lui et s’en va à son tour. Vania et Sonia restent à la maison et reprennent leur travail pour le bénéfice de Sérébriakov. Rien n’a changé, sauf le désespoir qui est plus grand.
Oncle Vania atteint une force plus grande encore que celle des pièces précédentes. Gorki écrivit à Tchekhov :
« Pour moi, L’Oncle Vania est une chose terrible, c’est un art dramatique absolument nouveau, un marteau avec lequel vous frappez sur les têtes vides du public. »
Lent à venir, le succès alla s’amplifiant. Si les thèmes familiers de l’auteur se retrouvent et se développent de façon évidente, on y trouve aussi une réflexion sur la nature, quasi écologique, qui passe par les propos du docteur Astrov : « J’admets que l’on coupe les bois par nécessité, mais pourquoi les détruire ? Les forêts russes gémissent sous la hache, des milliards d’arbres périssent, les gîtes des bêtes, les nids des oiseaux se vident, les rivières s’ensablent et se dessèchent, des paysages ravissants disparaissent, et tout cela parce que l’homme est paresseux et qu’il n’a pas assez de sens commun pour se baisser et ramasser le combustible. »
3- Les Trois Sœurs
Créée au Théâtre d’Art en 1901, ce « drame en quatre actes » se déroule dans « un chef-lieu de gouvernement », à l’intérieur et dans le jardin de la maison des Prosorov. Là vivent trois sœurs, qui, après la mort de leur mère, ont quitté Moscou et suivi leur père, chef de batterie, dans sa ville de garnison. Leur père est mort il y a un an ; elles l’ont presque oublié et s’ennuient en rêvant de Moscou. Ce sont Olga, Macha et Irina. Elles ont un frère, André.
Olga, l’aînée, est célibataire. Elle est institutrice. Elle est bonne, un peu vieillie, pénétrée du sens du devoir. Macha, plus jeune, plus romanesque, est mariée à un professeur de lycée, Koulyguine, qui l’a beaucoup déçue. Irina, la plus jeune, vingt ans, veut vivre ses rêves. Leur frère ne peut rien leur apporter ; il est lourd et résigné. Il voulait être savant, avoir une chaire à l’université, il n’obtiendra qu’une place au conseil rural de la commune. Sa fiancée, Natacha, qui deviendra sa femme (et qui le trompera avec un amant, Protopov, qu’on ne verra jamais), occupera peu à peu une place supérieure à la sienne. A ce petit monde replié sur lui-même appartiennent aussi le baron Tousenbach, le capitaine Solioni et le vieux médecin militaire Tchéboutykine.
L’ennui s’interrompt quand un lieutenant-colonel, Verchinine, frappe à la porte. Il a connu leur père et reste dans la ville le temps que durera l’installation des troupes. Aussitôt des rêves et des passions agitent les trois sœurs. Olga envisage de quitter son école. Macha s’éprend de Verchinine. Irina est demandée en mariage par Tousenbach. Un incendie dans la ville et le besoin de rendre service à des victimes ajoute à la fébrilité générale.
Mais tout va retomber, le jour où le détachement militaire quitte la ville, Verchinine vient faire ses adieux. La passion de Macha n’était qu’un rêve. La seule qui aurait pu vivre une véritable aventure amoureuse, Irina, apprend que son fiancé, Tousenbach, a été tué en duel par Solioni. Chacune d’elle pourrait reprendre ce que dit Irina dans l’acte III :
« Oh ! que je suis malheureuse ! Je ne peux pas travailler, je ne travaillerai pas… Assez, assez ! Maintenant, je suis dans l’administration de la ville, et je hais, et je méprise tout ce qu’on me fait faire ; déjà, je vais avoir vingt-quatre ans, je travaille déjà depuis longtemps, j’ai le cerveau desséché, j’ai maigri, enlaidi, vieilli et rien, rien, aucune satisfaction dans la vie, et il semble toujours qu’on s’éloigne de la vie véritable et belle, qu’on s’en éloigne de plus en plus, dans je ne sais quel gouffre. »
Tandis que la musique du régiment retentit, Olga tente d’être rassurante. La vie va redevenir ce qu’elle était, avec une Natacha plus dure, un André vaincu, le gardien Féraponte qui dit n’importe quoi et la vieille nourrice de quatre-vingt ans.
L’émotion lancinante des Trois Sœurs va de soi. Les obsessions antérieures se retrouvent, se développent à travers ces trois personnage principaux, qui fascinent les actrices.
Mais Tchekhov ne se contente pas de ballet des songes et des impuissances. Il affirme ses espoirs politiques, sa croyance dans un avenir meilleur. Cela est exprimé par le lieutenant-colonel Verchinine, qui affirme :
« Il me semble que, peu à peu, toute chose sur la terre doit se transformer, et déjà se transforme sous nos yeux. Dans deux ou trous cent ans, ou même mille ans – il ne s’agit pas de préciser –, il y aura une vie nouvelle, heureuse. Nous n’aurons point de part à cette vie, mais c’est pour elle que nous vivions aujourd’hui, que nous travaillons, et, quoi que nous souffrions, nous la créons ; et c’est là le seul but de notre existence, et, si vous voulez, de notre bonheur. »
Cette idée revient comme un thème obsessionnel et, dans la dernière scène, Olga, entourant ses deux sœurs de ses bras, la reprendra : « Nos souffrances se transformeront en joie. »
4- La Cerisaie
Créée au Théâtre d’Art, La Cerisaie est la dernière pièce de Tchekhov. Il devait mourir quelques mois après la création. Présentée comme une « comédie en quatre actes » (jusqu’au bout, l’auteur soulignera la valeur comique de son théâtre), la pièce fut bien accueillie.
En quelque sorte, le personnage principal est le lieu, cette Cerisaie, propriété de Liouba Ranevskaïa. Celle-ci, ruinée par son amant, revient après une longue absence: elle ne peut vivre sans amour et sa passion de l’amour et des autres lui enlève de sa lucidité. Tous les habitants de la Cerisaie ne peuvent admettre que la propriété peut et va disparaître.
Il y a là les deux filles de Liouba. Ania et Varia – fille adoptive qui aime le marchand Loppakhine. Il y a aussi le frère de Liouba, Gaev, le domestique Fifs qui a vu naître les enfants et a toujours refusé l’abolition de l’esclavage, un ami toujours en manque d’argent, Pistchik, l’étudiant Tofimov qui rêve d’absolu et de « l’avenir radieux de l’humanité », un autre étudiant, Pétia, le comptable, la femme de chambre, la gouvernante… Ania est amoureuse de Trofimov qui n’hésite pas à affirmer ses idées progressistes, même en présence du marchand Loppakhine :
« L’humanité progresse et perfectionne ses forces. Tout ce qui pour elle est inaccessible aujourd’hui, lui deviendra un jour familier, compréhensible. Seulement, il faut pour travailler, aider de toutes ces forces ceux qui cherchent la vérité. Chez nous, en Russie, ceux qui travaillent sont encore très peu nombreux. L’énorme majorité de l’intelligentsia que je connais ne cherche rien, ne fait rien, elle est jusqu’à présent inapte au travail… ce qui existe n’est que boue, vulgarité, c’est l’Asie ».
Non, personne ne veut imaginer que la Cerisaie peut être découpée en morceaux. Pourtant elle est mise aux enchères. C’est Lopakhine, l’ancien serf enrichi, quo la rachète et la démantèlera. Dans la dernière scène, tout le monde part, portant ses valises. Liouba jette un dernier regard à ce lieu peuplé de bons fantômes. Puis la scène est vide. Apparaît le domestique Firs. On l’a oublié, on l’a enfermé.
Que dire de ce chef-d’œuvre, appelé aussi parfois le Jardin des cerises ? Dans la hiérarchie des œuvres de Tchekhov, il occupe la dernière et la première place.