Théatre XVIII

 

 

Le théâtre au XVIII°siècle

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Introduction

 

 

Le siècle des Lumières, qui voit le progrès des Sciences et des Arts, et le développement de la bourgeoisie, ne saurait accorder une place prépondérante au théâtre. Dans le champ de la littérature, c’est le dictionnaire de l’Encyclopédie qui occupe la première place. Ce siècle est celui de la lutte idéologique contre la religion, les préjugés, les abus et les injustices ; c’est aussi celui de la réflexion philosophique (avec le courant matérialiste et Diderot) et de la réflexion politique. Que devient le théâtre dans ce paysage ?

 

La tragédie à laquelle on reproche de ne représenter l’action qu’à travers des discours est devenue caduque. Le public, lassé des sujets antiques et des personnages héroïques, attend des spectacles d’actualité. N’est susceptible de toucher le spectateur du XVIIIe siècle, avide d’émotion, que ce qui lui parle de lui et de son temps.

Voltaire essaiera bien d’être un nouveau Racine en s’inspirant de l’Antiquité pour écrire ses tragédies dans des pièces comme Œdipe ou la mort de César. Il cherche à dépayser le spectateur par la couleur locale, en décrivant costumes et décors. Mais la tragédie ne répond plus aux aspirations du siècle.

 

Les grands représentants du théâtre au XVIIIe siècle sont dans le premier tiers du siècle : Marivaux et à la fin du siècle : Beaumarchais.

Marivaux écrit La première surprise de l’amour, Le jeu de l’amour et du hasard, Les fausses confidences, mais aussi L’île de la raison, L’île des esclaves et La colonie. C’est l’amour qui est au cœur de ce théâtre, qui se révèle toujours dans la surprise, mais qui se heurte aux conditions sociales : celles qui séparent les valets et leurs maîtres. Seul le déguisement par lequel les uns se substituent aux autres dans un jeu d’apparences permet à l’amour de triompher à la fin.

Ce qui aujourd’hui encore attire le spectateur dans l’œuvre de Marivaux, c’est le jeu constant du mensonge à la vérité qui s’établit tant au niveau du langage fait de perpétuels sous-entendus qu’au niveau du corps où le déguisement est source de multiples quiproquos. Dans cet univers de l’apparence où chacun met à l’épreuve les sentiments de l’autre, par tous les moyens, même l’illusion, on arrive à dire la vérité en feignant de mentir. La satire sociale reste sous-jacente dans les comédies de Marivaux, derrière le jeu de l’amour et du hasard.

 

C’est dans un tout autre registre que Beaumarchais à la fin du siècle va développer la satire sociale dans Le Barbier de Séville et Le mariage de Figaro.

La signification idéologique de l’œuvre n’est pas douteuse : c’est l’appel en faveur de la liberté, liberté d’expression, liberté de la presse, de l’égalité, même si elle n’est encore dans la pensée de Beaumarchais qu’une simple égalité théorique, l’égalité bourgeoise des chances. C’est aussi la revendication de l’intelligence humiliée par les privilèges de la naissance ou de l’argent. La leçon qui se dégage de l’œuvre est claire ; c’est celle de l’optimisme, de la foi dans l’avenir, c’est le droit au bonheur. En son temps, l’œuvre a servi non seulement à affermir la confiance du Tiers Etat dans sa propre victoire, mais à démoraliser la noblesse, à la ridiculiser à ses propres yeux, à lui donner mauvaise conscience. La portée de l’œuvre fut décuplée par tout ce que l’on savait de la vie de Beaumarchais, de sa lutte contre la justice de l’Ancien Régime, de ses appels à l’opinion.

 

 

 

 

o-O-o

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le théâtre de Marivaux

 

 

L’action marivaudienne débute par une surprise : quelque chose survient au personnage, et celui-ci n’a jamais rien connu ni senti de pareil. C’est un événement absolu, sans précédent. Jamais l’instant initial de la surprise ne fait défaut. Sans lui, il n’y aurait ni action ni comédie. Seul, il met tout en branle.

 

1. Le ressort du drame : l’éternelle surprise de l’amour

 

La bergère Silvia sait bien que toutes ses compagnes « ont chacune un berger qui ne les quitte point » et qu’ « elles disent qu’elles aiment, qu’elles soupirent : elles y trouvent leur plaisir ». Mais elle n’a jamais rien senti de tel : l’amour est chose qui l’ennuie. Il faut qu’Arlequin paraisse pour que tout change : elle le voit, il la voit. Un échange de regards suffit. C’est ce que d’Alembert appelle « cette éternelle surprise de l’amour ». Lorsque la Comtesse rencontre Lélio ou la Marquise le Chevalier, lorsque Araminte aperçoit Dorante, ce qui leur arrive n’est ni caprice ni fantaisie : soudainement ils se voient, et leur vie tout entière en est ébranlée. Pareille surprise fait le vide dans leur existence et dans leur cœur : l’amour est littéralement un coup de foudre qui, le temps de ce premier échange de regards, plonge dans les ténèbres tout ce qui n’est pas lui. Dans le moment éclair de la surprise, le personnage marivaudien se découvre. Il se voit et il voit l’autre. Il reconnaît l’autre comme soi et lui-même s’aperçoit comme autre. Ces surprises instaurent une solution de continuité, elles provoquent une rupture radicale. Elles remettent en cause le personnage même. Elles lui posent la question fondamentale de « l’Amour et de la Vérité ».

 

2. Les personnages

 

Les personnages de Marivaux ont un comportement qui est fonction de leur statut social. Soient trois catégories de personnages : les paysans, les valets et les maîtres.

 

a. Le paysan vit au présent. Pour lui, il n’y a pas de rupture entre le temps et la durée. Surpris, il devient instantanément ce que cette surprise exige qu’il soit : Pierre rencontre Jacqueline, aussitôt tous deux s’aiment et se l’avouent. Et comme son statut social lui vaut une relative indépendance, il est libre de satisfaire cet amour, c’est-à-dire d’épouser celle qu’il aime. Le paysan marivaudien témoigne d’une sorte de permanence, de vérité en marge de la société. Tout l’atteint, mais rien n’a profondément de prise sur lui.

 

b. Le statut d’Arlequin est intermédiaire entre celui des paysans et celui des valets de Marivaux. Arlequin est en effet un personnage mixte, en constante évolution : l’Arlequin d’Arlequin poli par l’amour est encore un paysan ; celui des Fausses Confidences n’est plus qu’un valet dégradé. Pour vaincre les obstacles extérieurs qui s’opposent à la réalisation de l’amour et de la vérité tels qu’ils lui ont été révélés dans la surprise, Arlequin a recours à l’inconstance et au mensonge ; pour pouvoir vivre à découvert, il commence par se masquer. Mais ce masque peut devenir son propre visage. Au contact de la société (une société fermée : celle de la Cour) et de la durée, l’instant initial marivaudien s’est radicalement transformé.

 

c. Les valets marivaudiens ont un comportement original : il est le produit de leur liberté personnelle et de leur dépendance sociale. Comme l’Arlequin d’Arlequin poli par l’amour, le valet accepte d’emblée la surprise initiale. Rien ne l’étonne : il admet l’amour ainsi que l’argent. Il est disponible : ce qui lui importe, ce n’est pas ce qu’il est mais ce qu’il peut devenir. Quand Arlequin rencontre Colombine ou lorsque Lubin s’entretient avec Lisette, il y a entre eux cet échange de regards, ce moment éclair de la surprise ; ils se voient l’un l’autre, ils se reconnaissent. Mais l’aveu suit immédiatement cette reconnaissance tacite : les valets parlent naturellement ; ils passent immédiatement de l’instant de la surprise à celui de l’aveu, du moment à la durée.

Toutefois les valets ne sont pas libres de disposer d’eux-mêmes. Ils peuvent dire qu’ils aiment, mais non réaliser librement leur amour. Leur cœur ne dépend pas d’eux seulement. Pour devenir ce qu’ils sont, ils ont besoin de l’assentiment de leurs maîtres. Libres entre eux et vis-à-vis d’eux-mêmes, les valets sont fondamentalement aliénés à leurs maîtres. C’est du comportement de ceux-ci (plus encore de leur autorisation ou de leur assentiment) que dépend la possibilité pour les valets d’être ce qu’ils sont, de devenir ce que la surprise initiale leur a révélé qu’ils étaient. La réalisation de leur amour passe par celle de l’amour des maîtres. Deux possibilités s’offrent alors aux valets : celle de rompre leur dépendance fondamentale en se révoltant ou celle d’utiliser cette dépendance pour incliner le comportement des maîtres dans le sens de leurs intérêts. Entre la révolte et la comédie, les valets marivaudiens choisissent la comédie. Les temps ne sont pas encore mûrs pour Figaro.

Conscients de la dépendance et de l’instabilité de leur situation, les valets ne se contentent pas d’amour de passage, d’une répétition d’instants amoureux : ils veulent quelque chose de sûr, de durable. Ils savent que les sentiments ne suffisent pas pour « fonder une bonne cuisine ». Il y faut aussi de l’argent. Sans l’accord des maîtres, sans leur argent, nul amour ne saurait durer, nul mariage réussir. Pour être eux-mêmes, les valets doivent jouer. S’ils se font les miroirs de leurs maîtres ou quand ils ourdissent des intrigues compliquées, c’est par jeu. Un jeu qu’ils mènent non pour le plaisir, mais parce que c’est seulement à travers lui qu’ils pourront à la fin se reconnaître et se faire reconnaître.

La surprise initiale n’a pas fait que révéler Frontin à Lisette et Lisette à Frontin, elle leur a surtout appris à tous deux qu’ils sont des hommes avant d’être des valets. Dès lors, leur tâche sera d’atteindre à une libre et pleine jouissance d’eux-mêmes sans sortir de leur condition.

 

d. Les maîtres apparaissent au contraire comme des hommes comblés. Ils ont tout pour eux : la beauté, la jeunesse, la raison et la fortune. Ils sont souverainement libres.

Les jeunes gens de Marivaux ne souffrent pas de la tyrannie de leurs parents. Les pères marivaudiens ont renoncé à l’exercice de leur autorité paternelle et sont d’ailleurs peu nombreux dans les pièces. Le père incarne la raison et la bonté. Loin de s’opposer à l’amour de ses enfants, il le soutient, en témoin affectueux et secourable. Les mères marivaudiennes n’ont en revanche rien abdiqué de la tyrannie des parents classiques. Mais la contrainte maternelle est inefficace, par son excès même : elle hâte l’accord des amants quand elle prétend l’interdire.

Mais cette liberté est sans emploi. Ni les données de la situation dramatique ni les éléments psychologiques ne sont décisifs dans l’évolution des maîtres marivaudiens. Les « caractères » de la dramaturgie classique, les « types » moliéresques et plus encore ceux des prédécesseurs immédiats de Marivaux : Regnard, Dancourt, Lesage… ont été gommés. C’est à peine si, dans telle ou telle comédie, nous rencontrons un « caractère » dans l’acceptation classique du mot. Ce qui s’est passé avant le levé de rideau et avant que la rencontre et la surprise initiale aient lieu n’influence qu’indirectement la comédie ; c’est le personnage lui-même qui lui donne du sens. La liberté du héros marivaudien est pleine et absolue : tout part d’elle, tout revient à elle. Elle rayonne au centre de l’action. Cependant, cette liberté n’est aussi impérieuse que pour mieux se nier. La surprise initiale est la première et plus haute manifestation de la liberté marivaudienne. Deux êtres se rencontrent et se regardent : ils s’étonnent l’un l’autre ; un personnage se voit soudainement lui-même : il se découvre… En un instant, tout est transformé.

Comme l’écrit Georges Poulet : « Voilà donc l’être marivaudien qui surgit de l’inexistence dans un étonnement indescriptible. (…) une stupeur essentiellement active, qui est la stupeur d’être. Que m’arrive-t-il ? Il m’arrive d’être. Cet événement qui m’arrive, que je ne puis le distinguer de moi, qu’il fait partie de ma propre existence. (…) Ma conscience d’être est à la fois une connaissance et une ignorance. Ce que je sais, c’est que je suis. Ce que je ne sais pas, c’est ce que je suis. »

 

 

 

 

3. Le drame des maîtres

 

Les maîtres ont beau paraître dégagés de toute obligation extérieure, libres de tous liens, ils n’en sont pas moins captifs. Mieux, ils sont esclaves d’eux-mêmes, de ce qu’ils croient être leur moi. Oisifs, ils ont passé jusqu’alors le plus clair de leur temps à se contempler. La jeune fille ou la femme s’est regardée dans son miroir : elle ne s’y est pas véritablement vue, elle n’y a contemplé que son image ; elle y a apprêté ses grâces, préparé ses charmes. Elle était prête pour jouer brillamment son rôle social. Mais qu’un Dorante survienne et voilà que tout ce travail préliminaire ne lui sert plus à rien. « la douceur d’aimer interrompt le soin d’être aimable. » Elle est nue devant Dorante. Pour un peu, elle ne saurait même plus qui elle est. C’est ce qu’elle ne peut supporter. Les complexes qui entrent en jeu sont si violents qu’ils aboutissent à une sorte d’absence des individus, non pas absence à sentir ou à aimer, mais à exprimer leurs sentiments.

Tel est le drame des maîtres : leur crainte et leur défiance sont profondes ; elles naissent de la peur de rompre avec ce que, jusqu’au moment de la surprise, ils croyaient être. Elles viennent de l’antagonisme entre le personnage social qu’ils ont joué jusqu’alors, et ce qu’ils sont en fait, entre leur rôle et l’être dans lequel ils se sont reconnus, étonnés. Les maîtres, à la différences des valets et des paysans, ne peuvent dire leur amour. Jusqu’à la surprise, ils ont réglé leur langage sur ce qu’ils croyaient être, sur leur rôle social. Pour dire ce qu’ils sont, il leur faudrait un autre langage. Mais on ne change pas de langage comme d’habits. Car la surprise a lieu. Impossible de l’ignorer, de faire comme si rien ne s’était produit. Le personnage a été profondément ébranlé. Son refus même de la surprise en témoigne. Plus rien maintenant ne sera comme avant. Il connaît à la fois « tout l’avantage qu’il y a d’être » et ne peut plus redevenir « ce mortel infortuné, qui meurt sans avoir senti ce qu’il était ». Le maître va donc s’efforcer d’inscrire l’instant de la surprise dans la durée, de transformer l’étonnement en reconnaissance. Telle sera son « étrange aventure » : passer de la surprise à l’aveu. Pour cela, les maîtres comme les valets sont contraints de recourir à la ruse et au jeu. Leur jeu coïncidera avec un long et épuisant débat de soi avec soi, plus encore qu’avec l’autre.

 

De ce jeu, on a fait le marivaudage. Sainte-Beuve écrit : « Qui dit marivaudage dit plus ou moins badinage à froid, espièglerie compassée et prolongée, pétillement redoublé et prétentieux, enfin une sorte de pédantisme sémillant et joli. » La définition est caricaturale. De plus elle porte à faux : s’en tenir au marivaudage, c’est attribuer à Marivaux ce qui n’appartient qu’à ses personnages.

Plutôt que de marivaudage, parlons donc d’épreuve : déchiré entre ce qu’il est et ce qu’il a été, entre son moi et son sur-moi social, entre ce qu’il voudrait dire et ce qu’il dit, le personnage marivaudien joue pour éprouver l’autre et pour s’éprouver lui-même face à l’autre.

Le premier mouvement de l’épreuve est dirigé vers l’autre : est-il digne qu’on l’aime ? Il importe de vérifier la surprise par la raison. Nul ne peut hasarder toutes ses certitudes, sa manière de vivre sur l’évidence d’un seul instant. Le maître recourt donc aux stratagèmes les plus variés : il s’agit de connaître l’autre, de l’obliger à se découvrir, de la pousser à l’aveu. Masques, déguisements, tout lui est bon : Hortense prend l’habit d’un chevalier, elle veut savoir si Lélio qu’elle aime vaut qu’elle lui donne de « si grands présents » : son bien, sa main, son cœur. Un déguisement entraînant l’autre - devenue Chevalier, Hortense s’invente une nouvelle personnalité, à chacun de ses interlocuteurs -, l’épreuve devient un jeu de masques. Ou, négligeant les travestissements, le maître affiche ses sentiments qu’il n’a pas : il contrefait son cœur, il mime l’inconstance pour irriter la jalousie et l’amour-propre de son partenaire, et l’oblige à se déclarer. Parfois, la simulation est poussée plus loin encore : afin de ramener la Comtesse à Dorante, celui-ci et la Marquise iront « jusqu’au contrat » (de mariage), car « ce moment seul décidera si on vous aime. L’amour a ses expressions, l’orgueil a les siennes ; l’amour soupire de ce qu’il perd, l’orgueil méprise ce qu’on lui refuse : attendons le soupir ou le mépris ; tenez bon jusqu’à cette épreuve, pour l’intérêt de votre amour même. » Ce n’est « qu’aux larmes » que Dorante pourra distinguer si la Comtesse a de l’amour pour lui ou si elle est mue seulement par son amour-propre.

L’épreuve marivaudienne n’est jamais à sens unique : il n’y a pas un personnages qui éprouve et un autre qui est éprouvé. L’épreuve de l’autre se transforme inévitablement en épreuve de soi. C’est par là que le jeu des maîtres diffère de la comédie des valets : Ceux-ci montent des intrigues compliquées, mais ne s’y laissent jamais prendre ; ceux-là risquent toujours d’être les victimes de leurs propres stratagèmes. Lorsqu’ils miment l’inconstance, ils sont bien près d’aimer leur partenaire de rechange. Mais à trop vouloir vérifier par la raison la surprise initiale, les maîtres marivaudiens sont toujours menacés de trahir cette surprise : le mensonge et l’infidélité sont des armes étranges et dangereuses pour conquérir l’Amour et la Vérité.

L’épreuve marivaudienne trouve sa forme la plus accomplie lorsque aucun des partenaires ne l’a voulue consciemment. Ni Lélio ni la Comtesse ne cherchent à surprendre leur amour. Pourtant leur volonté de ne point aimer, leur penchant à ratiociner les portent inévitablement à s’interroger sur lui, à l’éprouver tout en refusant de la reconnaître. Ils s’enferment ainsi dans le plus subtil et le plus douloureux des jeux. Chacun de leurs refus sincères apparaît comme une feinte et n’a d’autre résultat que d’exalter l’amour chez le partenaire. Dans La Surprise de l’amour, Damis et Lucile, qui d’entrée de jeu, s’aiment et le savent, ont pourtant décidé qu’ils ne parleraient pas d’amour, chaque mot, chaque acte est une arme à double tranchant. Leur débat tourne sur lui-même comme une vis sans fin.

 

 

 

4. Un état : Je ne sais plus où j’en suis

 

Le jeu des maîtres ne constitue pas seulement un moyen, il peut être vécu comme un état. Lucile et Damis communiquent entre eux par les détours d’un langage qui ne va jamais droit au but ; ils jouissent d’eux-mêmes, de cet amour secret qu’ils s’épuisent à cacher et à dire à la fois, subrepticement. Bloqués par les interdits de leur raison, de leur « gloire » ou de leur pudeur, les maîtres marivaudiens ont tourné ces obstacles par le jeu. Alors seulement ils se sentent libres et osent se satisfaire : ils répondent imaginairement à ce que la surprise exigeait d’eux. C’est sous leur déguisement, sous la livrée de valet et de soubrette, que Silvia et Dorante peuvent se dire qu’ils s’aiment : fussent-ils restés des maîtres, ils n’auraient pas eu cette liberté de langage. L’équilibre qu’ils trouvent dans le jeu est un équilibre instable car les personnages marivaudiens ne vont pas jusqu’à préférer l’imaginaire au réel. A la différence des héros pirandelliens, ils refusent de s’installer dans ce jeu, de devenir le rôle qu’ils ont tenu par comédie. Ils n’oublient pas ce qu’ils sont au profit de ce qu’ils paraissent. Sous leurs déguisements, ils se souviennent d’eux-mêmes. Siliva-Lisette se ressaisit au moment où elle est prête à s’abandonner à l’amour de Dorante-Bourguignon ; elle reprend conscience de toute la distance qui sépare un valet d’un maître. Alors, l’équilibre entre partenaires de l’épreuve se rompt. Chacun est renvoyé à soi, chacun s’interroge. :

 

- « Je ne sais pas ce qu’il m’arrive. »

- « Je m’y perds, la tête me tourne, je ne sais plus où j’en suis. »

- « Ah ! je ne sais pas où j’en suis. »

 

Moment d’égarement où personne ne reconnaît plus personne ; moment où vie et être sont en suspens. Surprise de se trouver devant la confusion et le vide, après tant de manœuvres et de chemins détournés. Le personnage marivaudien « sent » véritablement sa propre mort. Dans l’épreuve, il a vaincu son sur-moi, mis en même temps, c’est tout son être qui paraît avoir été frappé. Il ne sait littéralement plus où il en est. Les seuls mots qu’il est encore en état de prononcer disent cette stupeur, répètent l’interrogation qu’il s’adresse en vain à lui-même :

 

- « Je ne sais plus où j’en suis (…). Je ne sais plus où j’en suis (…). Qu’est-ce que cela veut dire ? (…) Qu’est-ce donc que cet état-là ? »

 

Le maître est à bout de souffle. C’est à ce moment précis que les valets interviennent, de manière décisive cette fois. Les valets forcent le huis-clos dans lequel les maîtres se sont enfermés. Ils les provoquent et les sauvent ainsi de la stupeur, les arrachent de leur « petite mort ».

 

 

5. Une physique du langage

 

Nous touchons ici à l’essentiel : la nécessité de parler naturellement, de parler selon le cœur et la raison à la fois. Le langage est en effet le lieu par excellence de la double comédie marivaudienne. Au moment de la surprise, le maître n’a pu non accepter cette surprise – elle s’impose d’elle-même – mais la traduire en actes, la réaliser. Et pour lui, les actes sont d’abord des paroles. Toute la difficulté était là : prononcer les paroles qu’exige cette surprise, lui prêter la voix. Or, le maître marivaudien n’a pas la libre disposition de son langage. Il ne parle pas une langue qui lui est personnelle et à travers laquelle il peut s’exprimer directement : il parle celle de son monde, de sa classe.

Aussi tout le jeu des maîtres a-t-il pour objet de dominer ce langage, de le plier à la surprise et de le modifier de façon qu’il soit en mesure de dire l’Amour et la Vérité. Dans la plus marivaudienne des comédies de Marivaux, les Serments indiscrets, les personnages qui n’ignorent rien de ce qu’ils sentent, ne parviennent pas à s’en instruire mutuellement « après leurs conventions » - entendons après s’être mis d’accord sur un langage convenu et mensonger.

Les maîtres n’ont pas le choix entre la langue du cœur et celle de leur classe sociale. C’est à travers les conventions de leur langage qu’ils doivent reconquérir la possibilité de s’exprimer pleinement. Ainsi, leur jeu, plus encore qu’une comédie de masques et d’intrigues, est une mise à l’épreuve des mots.

 

6. Une éducation sociale

 

Au terme de l’épreuve, le personnage marivaudien peut donc s’avouer : il dit l’Amour et la Vérité qui lui ont été révélés par la surprise initiale. Mais cet Amour et cette Vérité ne sont plus tels qu’ils les a « sentis » dans le moment éclair de cette surprise. Ils ont été transformés par l’épreuve, enrichis par elle. L’amour était un sentiment absolu, un échange de regards. Il est devenu un accord profond entre deux êtres enracinés dans une société concrète. Le débat du héros et de l’héroïne n’est pas je jeu d’une coquetterie ou d’une crise, mais la recherche d’un assentiment puissant qui les liera pour une vie commune de levers, de repas et de repos. Leur tendresse s’est augmentée de tous ces artifices.

 

La substitution des valets et des maîtres est de courte durée : cette épreuve n’est pas l’amorce d’un changement radical de la société. Quand les maîtres, devenus des valets, seront « contrits d’avoir été méchants » ils retrouveront leur rôle de maîtres ; les valets y consentent, « car quand on se repent, on est bon ; et quand on est bon, on est aussi avancé que nous. » La vie sociale peut reprendre alors, en se fondant sur un nouvel accord : celui de l’amour et de l’amour-propre, des valets et des maîtres, sous le signe de la raison.

Lorsque la règle du jeu social modifie le contenu même de la surprise – le meilleur exemple en est la Double Inconstance, où Silvia quitte Arlequin pour le Prince et où Arlequin se console de Silvia avec Flaminia – Marivaux ne dresse pas un acte d’accusation contre la société qui a amené Silvia et Arlequin à se trahir : il constate seulement que telle est la loi de la société. Silvia et Arlequin s’en accommoderont.

L’épreuve remplace le conflit de la dramaturgie classique. C’est là un changement capital. Devant être par définition résolu sur la scène même, le conflit, qui est le produit de contradictions passagères, entre l’ordre et les valeurs transcendantes, renvoie le spectateur à un monde unifié, d’autant plus cohérent plus cohérent que le spectacle a en quelque sorte écarté de lui le spectre de tout désaccord.

 

6. Société et vérité

 

L’épreuve n’a-t-elle pas pour objet de résoudre une contradiction déclarée et somme toute limitée : il faut maintenant accorder sans relâche le respect de ces valeurs au maintien de l’ordre établi. Ce qui est en cause, c’est non de vivre selon la vérité, mais de vivre la réalité en société ; Car « nous avons tous besoin les uns des autres ; nous naissons dans cette dépendance, et nous ne changerons rein à cela. Conformons-nous donc à l’état où nous sommes ; et s’il est vrai que nous soyons si grands, tirons de cet état le parti de plus digne de nous. »

 

 

Conclusion :

 

Le théâtre marivaudien décrit un équilibre – équilibre sans cesse menacé qui ne se perpétue que par le jeu. Pour atteindre à l’Amour et à la Vérité, les maîtres doivent mimer l’inconstance et accepter le mensonge ; pour disposer d’eux-mêmes, les valets sont obligés de renchérir sur leur subordination aux maîtres. Rien, dans l’univers marivaudien, ne peut s’acquérir directement, sans risque de troubler l’ordre même de la société. Marivaux raisonne comme l’un de ses personnages : « J’avoue qu’il est fâcheux que le monde pense ainsi, mais dans le fond on n’a pas tant de tort ; la différence des conditions est une chose nécessaire dans la vie, et elle ne substituerait plus, in n’y aurait plus d’ordre, si on permettrait des unions aussi inégales que le serait la vôtre, on peut dire aussi monstrueuse ma fille. »

Nulle révolte donc, pas même une exigence de réforme chez Marivaux. Mais une volonté de comprendre comment dans un ordre donné les hommes peuvent s’accomplir. Il n’y a pas de dehors et de dedans, pas d’opposition entre l’intériorité des personnages et l’extériorité des lois sociales. C’est en lui-même que le héros marivaudien retrouve les impératifs sociaux.

Dans le jeu et sous le masque, les personnages peuvent jouir pleinement d’eux-mêmes sans que l’ordre social en soit troublé. Dans le double jeu de l’épreuve et la comédie des valets, la lutte devient jouissance.

Le théâtre de Marivaux reflète ainsi l’image d’une société immobile, suspendue entre le passé et l’avenir, et pourtant animée d’une infinité de mouvements internes, d’une société qui refuse le changement mais qui veut jouir, une dernière fois peut-être, de ses virtualités multiples et contradictoires. Le seul « monde vrai » est celui où nous vivons, à condition qu’on le comprenne, qu’on ne se laisse pas prendre à ses apparences, qu’on lève « le masque que (les hommes) » portent afin de les « voir pour ainsi dire au visage. »

Le dramaturge Marivaux n’exalte ni ne condamne le double jeu des maîtres et des valets, des valeurs et de l’ordre : en effet :

« le philosophe ne hait ni ne fuit les hommes, quoiqu’il les connaisse ; il n’ a pas cette puérilité. Sans compter qu’ils lui servent souvent de spectacle, il est lui-même, en sa qualité d’homme, uni à eux par une infinité de petits liens dont il sent l’utilité et la douceur. »

Les spectateurs contemporains de Marivaux devaient tout naturellement se sentir les comédiens du monde vrai tel qu’il leur était présenté.

 

Marivaux n’apparaît – aujourd’hui encore - que comme le poète d’un âge d’or, sans que l’on mesure la portée de cette image : c’est celle d’un monde en équilibre entre son passé féodal et son avenir bourgeois, soucieux de jouir de l’un et de l’autre, et avide de contempler sa comédie dans le miroir du théâtre.

 

Mais, en ce début du XVIII°siècle, l’éducation sociale des personnages marivaudiens coïncide avec la transformation d’une société. Derrière l’épreuve, une nouvelle forme dramaturgique s’esquisse : celle d’un conflit réel (et non plus imaginaire) entre les intérêts et les sentiments.

Derrière le conflit des intérêts et des sentiments, la philosophie du XVIII°siècle va mettre à jour l’inégalité des conditions.

Dès ce moment la rupture sera accomplie entre la comédie de caractères telle qu’elle a été mise en œuvre par le théâtre classique et la comédie bourgeoise :

 

Dans : De la poésie dramatique, Diderot écrit :

 

Il n’y a dans la nature humaine qu’une douzaine tout au plus de caractères vraiment comiques et marqués de grands traits… Savez-vous ce qui s’ensuit de là ? Que ce ne sont plus à proprement parler les caractères qu’il faut mettre sur la scène, mais les conditions.

 

 

 

 

o-O-o

 

 

Beaumarchais - Le Mariage de Figaro

 

 

 

 

 

 

Introduction historique : les dernières années de l’ancien régime

 

a- Réaction nobiliaire

L’aristocratie féodale apparaît en pleine décadence, elle ne cesse de s’appauvrir :

- La noblesse de cour se ruine à Versailles ;

- La noblesse provinciale végète sur ses terres ; elle ne peut travailler sous peine de déroger et vit de ses rentes en argent, mais sa situation s’aggrave avec la baisse croissante du pouvoir d’achat de l’argent et la hausse continue du coût de la vie ; elle n’en met que plus d’âpreté à exiger le paiement des rentes féodales ; il se forme alors une véritable « plèbe nobiliaire » (Mathiez), haïe des paysans, méprisée des grands seigneurs, détestant les nobles de cour à cause de leurs pensions et les bourgeois pour leur richesse ;

- La noblesse de robe veut contrôler le gouvernement royal et participer à l’administration attachée à ses privilèges de caste, elle est particulièrement hostile à toute réforme qui les atteindrait ; c’est à elle que le clairvoyant Beaumarchais porte ses coups les plus rudes.

 

Devant cette décadence rapide, la noblesse se cramponne à tous ses privilèges d’autant plus qu’ils sont plus menacés. Elle lutte pour eux ; c’est la réaction féodale :

- elle veut se réserver les plus hautes charges de l’Etat, de l’Eglise, de l’Armée ; en 1781, un édit royal exige quatre quartiers de noblesse pour tous les grades d’officiers ;

- économiquement, elle tente d’aggraver le système féodal par les édits de triage (donnant droit au seigneur de s’approprier le tiers des biens de la communauté villageoise) et par la remise en vigueur de vieux droits féodaux tombés en désuétude.

 

Certains nobles plus évolués adoptent les méthodes bourgeoises dans la recherche du profit, soit qu’ils mettent des capitaux dans l’industrie naissante (métallurgie), soit qu’ils tentent de rendre le travail de la terre plus productif, grâce aux innovations techniques. Il s en arrivent ainsi à partager les idées politiques de la bourgeoisie, dont ils épousent les intérêts ; c’est à eux que Beaumarchais s’adresse tout particulièrement. La classe dominante n’offre plus à l’Etat, qui garantit sa puissance, un soutien sans faille. Il faut compter avec l’opposition de la noblesse parlementaire, qui veut davantage de pouvoirs, des grands seigneurs libéraux et des hobereaux ruinés. C’est contre cette classe divisée que se dresse le Tiers Etat.

 

b- Les événements

 

En mai 1781, le roi renvoie Necker. Ce renvoi, après celui de Turgot, semble marquer la ruine de toute volonté de réforme. Les premiers actes du nouveau gouvernement (les assemblées provinciales sont suspectes et subordonnées aux intendants ; on exige le paiement des dîmes sur les cultures nouvelles) montrent que le roi prend délibérément le parti de la classe noble.

La crise financière ne cesse de s’aggraver, les années 1781, 1782, 1783 voient s’alourdir les impôts et se multiplier les emprunts. En 1783, le scandale de la Caisse d’Escompte montre la chute du crédit de l’Etat. Le ministre Calonne, qui prend alors le pouvoir, tente d’abord avec un certain succès d’enrayer la crise. Ce n’est qu’une éclaircie : où trouver de l’argent, sinon chez les privilégiés ? Or ils refusent. Dès 1785, l’échec de Calonne est certain. La crise ultime de la monarchie va s’ouvrir.

Quelle place joue l’œuvre elle-même dans cette grande crise de l’Ancien Régime et quel rôle l’étrange personnage qui se nomme Beaumarchais a pu jouer dans cette lutte, c’est ce que doit nous apprendre l’étude de la pièce. Cet homme d’affaires, ce « diplomate », cet amateur, ce financier, n’est d’ailleurs homme de théâtre que par occasion et parce qu’il veut goûter aussi de cette renommée-là. Le Mariage de Figaro est tout entier un plaidoyer pour lui-même et pour ceux de sa classe. La chaleur du ton, la richesse du contenu ne nous permettent pas d’en douter. Le Mariage de Figaro, c’est Beaumarchais tout entier, et non pas Beaumarchais seul, mais le tiers état qu’il a conscience de représenter dans la personne de Figaro. Et le public ne s’y trompe pas, qui salue dans Le Mariage une sorte de manifeste – pas plus que le pouvoir, qui, conscient d’avoir reçu un coup, réagit par l’arrestation de Beaumarchais.

 

 

 

 

 

 

* *

*

 

 

 

 

 

 

 

L’œuvre : Le mariage de Figaro

 

 

 

 

I. Critique sociale et revendication politique

 

a. La première victime de Beaumarchais c’est la justice. Il ne la connaissait que trop. Le troisième acte en entier est comme un procès burlesque à peine caricatural. Le mot de corruption paraît en toute lettre : « On a corrompu le grand juge, il corrompt l’autre, et je perds mon procès. » (acte III)

Figaro perdra ou gagnera son procès selon le bon vouloir et le pur arbitraire de son maître et juge. En l’issue du procès dépend en fin de compte d’un marché cynique : Suzanne acceptera-t-elle d’acheter avec son corps la victoire judiciaire de son fiancé ? On ne peut montrer plus crûment dans l’appareil de la justice un instrument au service des privilégiés.

 

b. La plus ardente peut-être des revendications d’une clase montante, c’est celle de la liberté. Les attaques contre l’arbitraire occupent ne part essentielle du monologue de Figaro, où il se moque de la censure. Qui avait jamais osé montrer sur la scène un personnage allant en prison pour délit d’opinion ? Et n’oublions pas que la prison est la menace de tous les jours, presque le pain quotidien des philosophes du XVIIIe siècle.

 

c. L’une des revendications les plus neuves de la pièce, c’est peut-être la revendication féministe. Beaumarchais souligne l’injustice foncière dont les femmes sont l’objet, la dureté de l’opinion qui condamne leurs moindres fautes quand les hommes jouissent d’une indulgence presque totale. Beaumarchais ne manque jamais de souligner le rôle du besoin, du facteur économique dans la dépravation des filles : Fanchette, graine de prostituée, encore naïve, en apporte la preuve :

(Fanchette parle à Figaro de Chérubin, qu’elle aime)

  • Fanchette : « On dit que nous ne pouvons nous marier. »

  • Figaro : « Ma chère ! Un gentilhomme ! Il faudrait une grande fortune, des terres immenses, un beau château. »

  • Fanchette : « J’en achèterai. »

  • Figaro : « C’est bien dit, mais tu n’as pas d’argent. »

  • Fanchette : « J’en achèterai. »

  • Figaro : « Pour acheter, il faut avoir quelque chose à vendre. »

  • Fanchette : « Est-ce que je n’ai rien à vendre, mon cousin ? »

 

Tout le rôle de la Comtesse est un long plaidoyer pour la femme. Tour lui manque à la fois : l’argent, car si elle voulait s’en aller, elle ne pourrait pas vivre ; l’amour, car son mari la dédaigne ; la liberté, car il la surveille ; la dignité, car elle ne jouit d’aucune considération. Une seule revanche, l’adultère. Ce thème de la revanche de la femme par l’adultère, que Balzac développera dans tous ces détails, se trouve ici simplement suggéré : la comtesse se contente de rêver de Chérubin.

 

II. La thèse de la pièce

 

La revendication du mérite personnel, de l’égalité des chances est bien la thèse de la pièce, s’il en est une. Dans le vaudeville final, Figaro tire la moralité en chantant :

 

Par le sort de la naissance

L’un est roi, l’autre est berger ;

Le hasard fit leur distance ;

L’esprit seul peut tout changer.

 

Ce que le roturier Figaro met en lumière avant tout dans son monologue, c’est la scandale des privilèges de la naissance :

 

« Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie !… Noblesse, fortune, un rang ; des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens, vous vous êtes donné la peine de naître et rien de plus : du reste, homme assez ordinaire ! Tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m’a fallu plus de science et de calculs pour subsister seulement qu’on en amis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ; et vous voulez joutez ! »

 

L’idée fondamentale du Mariage, c’est la revendication pour le Tiers-état représenté par Figaro, de ses droits à l’existence et au bonheur. Or toute la pièce, dans ses moindres détails, illustre l’idée que Figaro, Suzanne, et tous les exploités peuvent dire à Monsieur le comte : nous vous valons bien.

 

Qu’est-ce que toute l’œuvre, si ce n’est l’affirmation du droit de tous les hommes à la dignité et au bonheur. Que disent Figaro et Suzanne à leu maître ? Nous sommes un homme et une femme qui nous aimons, et vous n’avez aucun droit sur notre existence ou notre bonheur. Le pouvoir que vous vous arrogez de nous séparer ou de nous dégrader est injuste. Et nous avons le droit de lutter contre vous par tous les moyens. La pièce entière est le récit de cette lutte.

 

 

III- Structure dramatique du Mariage de Figaro

 

 

1) Une comédie d’intrigue…

 

C’est l’intrigue qui porte le contenu dans cette pièce. Le Mariage de Figaro est une comédie d’intrigue parce que, l’intrigue, c’est Figaro qui la mène et qu’il faut donner la première place à Figaro ; si l’action joue ici un plus grand rôle, c’est qu’il faut mettre en relief le personnage actif, le tiers état travailleur par opposition aux privilégiés paresseux et oisifs. Et ce n’est pas une des moindres audaces de la pièce que ce transfert d’intérêt. Autrefois, les valets aidaient les maîtres dans leurs amours, agissaient parfois dans l’intérêt des maîtres (comme des les Fourberies de Scapin), mais ici c’est le mariage des valets qui importe, et le héros est un valet. Non seulement il mène l’action, mais il la mène à son profit et au profit de sa fiancée Suzanne. C’est là qu’il faut chercher la véritable signification de la pièce, sa véritable nouveauté. Le grand seigneur n’occupe plus qu’en apparence le devant de la scène ; il est réduit au rang de personnage secondaire ; bien mieux, il est l’adversaire, et le spectateur souhaite qu’il échoue.

 

.2) Une psychologie nouvelle, la psychologie des conditions

 

Il n’y a dans la nature humaine qu’une douzaine tout au plus de caractères vraiment comiques et marqués de grands traits… Savez-vous ce qui s’ensuit de là ? Que ce ne sont plus à proprement parler les caractères qu’il faut mettre sur la scène, mais les conditions.

(Diderot : De la poésie dramatique, II)

 

Beaumarchais renouvelle la comédie sentimentale en lui donnant comme base d’analyse non plus les détours raffinés de l’amour naissant, comme le fait Marivaux, mais la vie concrète des hommes déterminée par leur place dans la société. Pourquoi cette peinture des conditions ?

-Tout d’abord, la bourgeoisie plaide pour un art réaliste, proche des conditions de la vie réelle ; peindre la condition sociale, c’est peindre la bourgeoisie, en même temps que les autres classes sociales, et non plus se cantonner dans la description d’un monde abstrait, image idéalisée des salons aristocratiques.

- Mettre en scène la condition bourgeoise, c’est aussi montrer les bourgeois dans leur conflit avec l’aristocratie et leur combat contre les privilèges de l’Ancien Régime.

- Enfin, cette idée nouvelle de la peinture des conditions sociales au théâtre est aussi le corollaire d’une idée capitale dans la philosophie du XVIIIe siècle : l’idée matérialiste de l’homme modifié par son milieu. Monter l’être humain profondément modifié par la condition, c’est en même temps proclamer la possibilité d’un progrès de l’homme, d’une modification radicale de ses vices et de ses faiblesses, c’est nier le péché originel et l’éternelle malédiction attachée à l’espèce. Enfin, c’est mettre l’accent sur la part active de l’homme, sur ce qu’il fait, non sur ce qu’il « est de toute éternité ».

 

3) Les personnages :

 

a. Le personnage du comte

Le personnage du comte Almaviva est au centre de l’action, il est l’adversaire. Il est à la fois personnage essentiel et objet de satire. Mais il est capital pour Beaumarchais que le comte ne soit pas un grotesque. S’il était véritablement ridicule, individuellement, il perdrait toute sa valeur d’exemple et il enlèverait toute force à la critique sociale. De là, la finesse de la caractérisation sociale dans le personnage du comte, de là aussi son aspect double sur le terrain moral : plein de bonnes qualités personnelles et pourri par les vices de sa classe. Le comte par son tempérament ressemble assez non seulement à Chérubin, mais aussi à Figaro, et à Beaumarchais, tous sensuels, spirituels, passionnés. Mais le comte, lui, porte la marque de la dégradation de l’aristocratie… On mesure la distance qui le sépare du Don Juan de Molière, hautain, courageux, rebelle à l’autorité religieuse ou politique et traduisant non seulement la cruauté du « grand seigneur méchant homme », mais la révolte des derniers grands vassaux contre la domestication royale. Rien de tous cela dans le comte ; plus rien de cette énergie à conquérir toute la terre, mais un ennui de petit libertin qui chasse aux femmes comme on chasse au perdreau. Faible oui, passif, ennuyé, sans but, mais encore armé d’un pouvoir qui en fait un tyran. Il se sait tous les droits, même ce droit de cuissage auquel il n’avait renoncé que par amour pour sa femme. Aussi n’a-t-il pas une hésitation : tromper sa femme, convoiter une fiancée, essayer de séduire une enfant, ce sont pour lui jeux de seigneur auquel tout appartient et à qui personne ne saurait dire non. Il faut le refus de ses vassaux pour qu’il prenne conscience de sa propre injustice, du scandale de son comportement. Son égoïsme de puissant lui interdit même le bonheur en lui interdisant d’aimer : pour lui, pas d’égales, rien que des sujettes, à commencer par sa propre femme :

 

« Nos femmes nous aiment (quand elles nous aiment) et sont si complaisantes et si constamment obligeantes, et toujours et sans relâche, qu’on est surpris, un beau soir, de trouver la satiété, où l’on recherchait le bonheur. »

 

Ainsi compris, le personnage du grand seigneur, analysé en tant que tel, prend toute sa nécessité : il devient une sorte de symbole. Dans la mesure où il est sans consistance, il représente un ordre social où la force apparente recouvre une faiblesse réelle. Il n’est plus que la caricature du pouvoir féodal d’antan.

 

 

b. La peinture des femmes ou la victoire du sentiment :

 

Beaumarchais trace de ses héroïnes un portrait vrai, parfois dur. Il les montre dégradées par leur esclavage économique et moral. Chacune à son tour vient se plaindre de son abaissement ou en montrer les effets. La pure Rosine du Barbier de Séville a appris à mentir, non sans habilité. La gracieuse petite bourgeoise est devenue, dans une certaine mesure, la cousine des personnages de Laclos ; elle est évolue dans le milieu, elle vit comme eux. C’est la société qui l’entoure, c’est le mariage aristocratique, ce sont les vices du comte qui la dégradent insensiblement et la conduisent jusqu’au bord de l’adultère.

De sa propre dégradation, Marceline est beaucoup plus consciente : « Je n’entends pas nier mes fautes ». Elle sait bien ce qui attend la victime : « La femme la plus aventurée sent en elle une voix qui lui dit : sois belle si tu peux, sage si tu peux, mais soit considérée, il le faut. » C’est pour répondre à cette hypocrisie sociale que Marceline recherche le mariage et poursuit Figaro avec tant de violences. Beaumarchais monte ici un personnage nullement victime de la fatalité de son caractère mais de la contrainte sociale. Marceline, dégradée dans son passé, refuse cette dégradation sociale, et s’élève jusqu’à la fierté, la conscience, les plus hautes vertus.

Beaumarchais trace à un autre personnage un avenir de dégradation : attendrissante et inquiétante, Fanchette est à la fois l’image de l’amour pure et juvénile, et la prostituée enfant, promise de n’être que le plaisir des privilégiés. Elle sait qu’elle peut faire payer ses faveurs de son corps est son seul capital. Elle possède tous les dons du sentiment, de la jeunesse, de l’amour vrai, mais petite fille du peuple évoluant dans une société pourrie, sans éducation, sans protection, elle est promise à tous les dangers.

 

 

c. Chérubin ou l’apprentissage de la passion

 

C’est une autre forme du triomphe de l’amour que représente le personnage de Chérubin. Et c’est une forme plus originale encore, plus attachante peut-être, que nous offre cette image d’adolescent à la recherche du bonheur. Il est au centre de l’action. Il y représente les forces qui contrecarrent sans cesse les projets du comte. Toujours en travers de sa route, même sans le vouloir, il est la jeunesse et la vie triomphant sans effort des entraves sociales et des intrigues du pouvoir. Il joue dans l’action le rôle du « révélateur » : devant lui, les mensonges s’effacent, les intrigues s’effondrent, la comtesse ressent le vide de sa destinée, le comte éprouve une étrange mauvaise conscience. Il est de qualité et bien décidé à user de ses privilèges pour séduire les femmes. Et l’on peut penser qu’Almaviva revoit sa jeunesse dans ce miroir un peu cruel. Ce Don Juan cynique, passablement veule, dont il a le modèle sous les yeux, c’est ce qu’il sera s’il continue à évoluer dans le milieu des Valmont, des Almaviva. Voilà le grand danger qui menace Chérubin.

 

3) La Création d’un type : Figaro

 

Tout d’abord, Figaro est le descendant direct des valets de comédie, tant ceux de la tradition française, tel le Sganarelle de Molière, que ceux de la comédie italienne, les Scapin, les Brigelle, les Arlequin. Mais il y a dans le personnage de Figaro un élément nouveau qui lui permet de se distinguer de la foule des autres valets de théâtre et qui en fait un type humain et non plus seulement une silhouette de comédie. Le valet un peu dégradé par la servitude, un peu menteur, un peu (ou très) fripon, celui qui sert ou trahit son maître, mais n’existe su’en fonction de lui, a fait place à un être humain, doué douée d’une personnalité et sont la destinée nous intéresse. Plus qu’un domestique, il est un homme du peuple, un représentant du Tiers Etat acceptant fièrement sa roture et s’opposant à Almaviva, non comme un laquais à son maître, mais comme un plébéien à un aristocrate. Toute la grande scène qui l’oppose au comte (Acte III, sc. V), totalement inutile à l’action, ne fait que donner à Figaro l’occasion de manifester sa dignité d’homme. Il a conscience de ne point appartenir aux privilégiés. Il est le cousin de Gil Blas de Lesage, assez proche par certains traits du Neveu de Rameau ; il fait partie de cette grande famille des héros déclassés à travers lesquels s’exprime au XVIIIe siècle l’audace de la bourgeoisie. Car la bourgeoisie, désireuse de démontrer que la victoire sera la victoire de tous les hommes, que son idéal a la portée universelle, se garde bien de choisir des types la représentant d’une façon trop claire. Ainsi Figaro ne se contente pas d’être un héros abstrait, représentant symbolique d’une classe sociale, il est un personnage de son temps. Il s’insère dans un cadre historique défini, il fait partie d’une classe montante à un point précis de son ascension. Il est déjà l’ambitieux romantique, l’homme qui veut mettre sa marque au monde. C’est un héros vivant, optimiste, sensible aussi, profondément amoureux. N’est-il pas dans toute la pièce le rassembleur des énergies, le chef d’orchestre de la révolte ?

 

4) Le rire de Beaumarchais

 

Ce qui caractérise le plus nettement le rire de Beaumarchais, c’est qu’il repose avant tout sur l’esprit. C’est un rire satirique, et ce sont les mots d’auteur qui mettent en lumière les intentions de satire. Si les serviteurs sont plus longs à s’habiller, « c’est qu’ils n’ont pas de valets pour les y aider ». Veut-il définir l’art du courtisan ? « Recevoir, prendre et demander, voilà le secret en trois mots. » Tout le dialogue pétille de mots qui, sans faire à tout coup rire aux éclats entretiennent à travers la pièce une atmosphère de gaieté communicative. Et c’est l’un des grands charmes du Mariage de Figaro que la gaieté, l’optimisme qui y règnent. Les amoureux plaisantent et se houspillent, les garçons tournoient autour des filles, les comtesses pleines de dignité se déguisent en soubrettes. Le couple des principaux héros est heureux du lever au baisser de rideau, affermi dans son optimisme naturel par la confiance et l’amour mutuel. « J’aime ta gaieté parce qu’elle est folle, dit Suzanne à Figaro, elle annonce que tu es heureux. »

 

Conclusion : Une œuvre significative

 

Toute la pièce semble être orientée moins contre les privilégiés que contre le fait que la bourgeoisie n’y participe pas. La pièce n’est pas un appel à l’égalité. Le Mariage de Figaro est l’œuvre d’un bourgeois intelligent et libéral il est vrai, mais mû par les aspirations de sa classe à ce moment de son histoire dans ce qu’elles ont de généreux mais aussi dans ce qu’elles ont de limité. Le but presque avoué de Beaumarchais est de toucher non seulement la bourgeoisie, mais aussi les plus évolués des privilégiés. Ce caractère de compromis se fait sentir non seulement dans certaines timidités idéologiques, mais aussi dans le ton, où voisinent curieusement l’immoralisme décadent de l’aristocratie, et le sentimentalisme bourgeois. Le ton général de l’œuvre est marqué de cette atmosphère sensuelle et légère qui est celle de Fragonard. On n’y croit pas à la fidélité des femmes, Figaro lui-même ose répliquer à Suzanne, qui promet de n’aimer que son mari : « Tiens parole, et tu feras une belle exception de l’usage. » Le ton Liaisons dangereuses voisine dans l’œuvre avec le sentimentalisme moralisateur que nous apercevons dans la scène de la reconnaissance.

La signification idéologique de l’œuvre n’est pas douteuse : c’est l’appel en faveur de la liberté, liberté d’expression, liberté de la presse, de l’égalité, même si elle n’est encore dans la pensée de Beaumarchais qu’une simple égalité théorique, l’égalité bourgeoise des chances. C’est aussi la revendication de l’intelligence humiliée par les privilèges de la naissance ou de l’argent. La leçon qui se dégage de l’œuvre est claire ; c’est celle de l’optimisme, de la foi dans l’avenir, c’est le droit au bonheur. En son temps, l’œuvre a servi non seulement à affermir la confiance du Tiers Etat dans sa propre victoire, mais à démoraliser la noblesse, à la ridiculiser à ses propres yeux, à lui donner mauvaise conscience. La portée de l’œuvre était décuplée par tout ce que l’on savait de la vie de Beaumarchais, de sa lutte contre la justice de l’Ancien Régime, de ses appels à l’opinion.

 

 

 
 
Toute l'actualité
 

A la une 

 
Toute l'actualité