LE THEATRE CLASSIQUE DU XVII° SIECLE
Deuxième partie :
La tragédie racinienne
La tragédie racinienne
(lecture de Thierry Maulnier et Roland Barthes)
La révolution racinienne
La révolution racinienne consiste à substituer à des contestations amoureuses et politiques le mouvement d’une passion fondamentale et sauvage, le déroulement d’un culte solennel et terrible.
Le drame de Corneille était un drame de situation ; il se bornait à organiser les événements selon le vraisemblable… La tragédie selon Racine consiste à « faire quelque chose de rien », et les événements introduits dans le drame ne sont pour lui que les occasions à propos desquelles l’action se noue ou se dénoue. Ils la provoquent, ils la précipitent, ils ne la constituent pas.
Les personnages de Corneille sont jetés au milieu de circonstances difficiles ou redoutables auxquelles ils doivent faire face pour être fidèles à l’image qu’ils se font d’eux-mêmes. Au contraire, les personnages de Racine n’ont affaire qu’à eux-mêmes : ce n’est pas une déclaration de guerre ou une querelle de hasard qui met Phèdre entre le crime et l’innocence ; elle a été, par une collaboration des Dieux, de son ascendance et de sa chair, minutieusement préparée à son malheur.
Le peintre tragique de l’homme ne définit pas l’homme pour la vie mais pour la mort. Il ne met donc en lui que les sentiments qui l’aident à mourir ou à provoquer la mort ; il ne le peint pas, il le condamne., Les personnages de Racine ne se connaissent que dans leur passion elle-même : Hermione ou Phèdre n’ont plus rien à découvrir en elles. Elles n’ont plus à se trouver, car elles se sont déjà trouvées, mais à se perdre. La tragédie de Racine ne vit ainsi que de la vie des personnages, elle ne nous est connue que par la connaissance qu’ils ont d’eux-mêmes.
Il y a une véritable contradiction entre l’héroïsme cornélien et le tragique racinien :
Les héros cornéliens recherchent la mort pour manifester leur indépendance, payée au prix le plus haut. Les héros raciniens tendent à leur destruction en vertu non d’un décret de leur volonté mais d’une aptitude à mourir antérieure à toute volonté.
Dans la mort, l’homme héroïque (le héros de Corneille) nie la mort, élève au-dessus de la mort une partie invincible de lui-même. Au contraire, l’homme tragique, dans la mort, affirme la mort, il s’y abolit tout entier, elle n’est qu’une consomption exhaustive de lui-même à laquelle il tend avec une avidité insatiable. Quel que soit le nom que l’on donne à cette force fondamentale qui agit dans l’homme de Racine et qui prend la forme de l’amour, - qu’on l’appelle vie, fatalité, ou prédestination, on reconnaît par là-même qu’elle échappe aux mesures et aux normes de la liberté.
Un théâtre de la cruauté ;des criminels exemplaires
Enfants incestueux, duels fratricides, pères jaloux de ces fils jusqu’au meurtre ou à la malédiction, roi vainqueur ou reines amoureuses, donnant à leur captif ou à leur sujet le choix entre la vie ou la mort, filles égorgées sous l’ordre de leur père, vieille femme attirée et massacrée dans un temple, tous les sujets de Racine nous montrent cette terrible aggravation de la passion dans des circonstances presque incroyables. Il ne consent à mettre au théâtre que des situations compliquées, tout ce que l’amour rend illicite, le désir plus dénaturé, le chantage plus féroce.
Tous les moyens sont bons à ses héros ,- les plus hideux, les plus perfides :
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Pyrrhus pour avoir la femme qu’il aime, menace de faire tuer son enfant ;
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Néron comble son frère de marques d’affection pour l’empoisonner ;
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Mithridate, rival de ses fils, n’hésite pas à leur tendre des pièges et à préparer leur exécution ;
-
Que dire de la fausse accusation de Phèdre qui va provoquer la mort de celui qu’elle aime.
L’assassinat, les menaces de mort, les embûches mortelles sont pour les amants dédaignés, les amantes délaissées, les rois outragés de Racine les réactions immédiates et naturelles de la colère et de l’amour. Nulle part la violence naturelle à l’homme n’a atteint un semblable mépris de la vie.
Ce n’est pas un hasard si les personnages de prédilection de Racine sont des femmes : ses héros, des héroïnes. Il choisit des femmes parce que ce sont des êtres où la chair a sur l’âme le plus d’emprise, où les sentiments dans leur paroxysme prennent la forme la plus intransigeante… Nulle part que dans les femmes Racine ne peut trouver la forme extrême de l’égoïsme, poussée jusqu’à l’oubli complet de soi-même. Il a choisi de mettre en scène cette part de l’homme dont le héros cornélien cherchait à triompher : sa part obscure, cet être sensible, cet être de chair incarné par les femmes : fiancées, sœurs ou épouses, auxquelles les hommes doivent imposer leur morale.
Dans ses tragédies, tous les hommes, les jeunes amoureux comme Britannicus ou Bajazet, où les hommes faits, comme Titus Pyrrhus, Néron, Agamemnon, palissent auprès de la troupe extraordinaire des grandes héroïnes. Les femmes l’emportent sur eux, en ardeur, en sensualité, en amoralité, en courage meurtrier, et en lucidité. L’intransigeance du héros tragique, cette toute puissance de l’instinct, cette violence emportée et cette cruauté sans limites font du théâtre de Racine un théâtre féminin.
L’admirable égoïsme tragique n’a toute sa puissance que dans les femmes, il n’a toute sa puissance que dans l’amour.
La pureté et la cruauté racinienne : la passion destructrice de l’amour
1) l’amour, une force irrésistible et irrationnelle
Les héroïnes de Racine agissent au-delà de la morale. L’innocence n’existe pour elles ni dans le passé, ni dans l’avenir, ni dans un monde sauvé au-delà de la mort.
Andromaque en résistant à Pyrrhus ne défend pas la fidélité conjugale mais la fidélité amoureuse : elle réclame la liberté d’aimer un mort, il n’y a qu’une explication d’Andromaque, c’est la fidélité exaltée de la passion amoureuse et du souvenir charnel. Astyanax n’est pas pour Andromaque son fils, il est l’image d’Hector, la chair d’Hector perpétuée. Elle le caresse en amoureuse :
« C’est toi-même, c’est toi-même cher époux que j’embrasse »
Bérénice, telle que Racine la dépeint est exclusivement une femme amoureuse. A plusieurs reprises, elle souligne combien le pouvoir politique et l’Empire lui sont indifférents.
Elle le rappelle une dernière fois à Titus avant de le quitter :
Mon cœur vous est connu,Seigneur, et je puis dire
Qu’on ne l’a jamais vu soupirer pour l’empire
Seul l’amour l’intéresse et l’habite au point qu’elle utilise parfois le verbe aimer sans complément, comme si l’état amoureux était pour elle plus vital que l’homme lui-même dont elle est amoureuse :
J’aimais, Seigneur, je voulais être aimée
Elle est tout entière sa passion, qu’elle éprouve, à la différence de Phèdre, sans aucune culpabilité.
Avec Phèdre, dès le lever de rideau, la passion éclate comme un coup de foudre. Sa genèse et son développement sont immédiats. Un seul regard suffit : voir, c’est aimer. Elle se manifeste par un trouble physique, une force incontrôlable que rien n’explique ni ne justifie.
« Je le vis, je rougis, je palis à sa vue ;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus je ne pouvais parler
Je sentis tout mon corps et transir et brûler »
Le langage de Phèdre est celui de l’émotion, d’un désarroi physique qui non seulement annihile la raison et la volonté mais trouble les sens, s’empare du corps, de l’être tout entier, comme s’il était à proprement parler « possédé », « aliéné ».
Aussitôt née, la passion atteint sa plus grande intensité ; elle manifeste la présence d’un dieu qui symbolise la fatalité.
« C’est Vénus tout entière à sa proie attachée »
Dès le premier acte, Phèdre nous confie les moyens qu’elle a cherché à mettre en œuvre pour échapper à sa passion : Elle a tenté de fuir Hyppolite et tenter d’apaiser Vénus en lui offrant des sacrifices. Mais ces tentatives, pauvrement humaines, ne pouvaient être que des échecs. Plus tard, quand elle obtiendra de Thésée l’exil d’Hyppolite, espérant par cette absence de l’être aimé échapper à sa passion, cet exil ne lui sera d’aucun secours.
En Phèdre, ont paru lutter la passion et la morale. Phèdre connaît et regrette l’innocence. S’il est vrai qu’ elle ne lui résiste plus qu’à peine. elle a lutté contre sa passion. Mais, si l’on donnait à choisir à Phèdre entre l’innocence et Hippolyte, ce n’est pas l’innocence qu’elle choisirait.
Le drame de Phèdre n’est pas moral. Elle souffre plus de sa déception que de sa faute, c’est par l’indifférence d’Hippolyte qu’elle est arrêtée, non par ses propres scrupules ; et, lorsque ces mêmes scrupules se heurtent à la jalousie, c’est la jalousie qui est victorieuse.
2) L’amour une force destructrice
Avant que ne se lève le rideau, Phèdre a déjà tout tenté pour échapper à sa passion. Quels que soient ses efforts, elle est condamnée à courir de défaite en défaite.
L’être tout entier de Phèdre est orienté par la passion ; son destin contre lequel elle engage par instant une lutte inutile n’est retardée qu’à peine, et il n’en est que plus cruel. La morale de Phèdre n’est que la conscience d’une fatalité étrangère à laquelle la volonté ne participe pas ; elle est épouvantée par son destin.
-Ayant confié son secret à Oenone, elle lui avoue qu’en parler serait augmenter le mal. Et dès ce premier aveu, elle ne voit d’autres solutions que le suicide :
« Je meurs pour ne pas faire un aveu si funeste »
D’entrée de jeu, la tragédie est une tragédie de la parole. L’aveu de l’inceste est déjà l’inceste. Quand un être humain reconnaît en lui cette force qui l’emporte et qui constitue tout son être, il n’a plus qu’à choisir le silence, qui est le premier pas de sa retraite hors du monde.
Etrange coïncidence : N’est-ce pas la rencontre du personnage de Phèdre, dont il est le créateur, qui condamne Racine à la retraite et au silence ?
-Mais, la passion est si forte qu’elle ne peut s’en tenir à cette héroïque résolution de s’enfermer dans le silence; après ce premier aveu, Phèdre va se trouver contrainte de parler. Et chacun de ses aveux sera une étape vers la déchéance et le suicide.
-Venue trouver Hyppolite, pour l’entretenir d’une décision politique qui fait suite à la mort supposée de Thésée, Phèdre se trouble, cède au vertige du cœur et des sens et glisse une seconde fois jusqu’à l’aveu. C’est la scène pathétique où, parlant du père, elle lui confère peu à peu les traits du fils ; et, se laissant aller à son rêve, étourdie par sa passion, elle offre son amour charnel à Hyppolite.
Phèdre a cherché à mourir pour fuir sa passion. Mais le destin lui refuse cette mort à laquelle elle a droit en lui tendant un piège : le bruit de la mort de Thésée l’incite à parler. Racine prive Phèdre du choix qu’elle a tenté de faire entre la mort et la passion. Par un étrange renversement, la catastrophe de Phèdre a son principe non dans le désespoir mais dans un instant d’espérance. Incapable d’aboutir à la catastrophe par la seule fureur des sens à laquelle Phèdre va échapper, la fatalité multiplie cette fureur par l’espoir de l’assouvissement
Au seul effort réel qui ait été fait pour échapper à la passion, non par la vertu mais par la fuite (en éloignant d’abord Hyppolite puis en essayant de mourir) la fatalité oppose un refus impitoyable, elle veut une mort qui soit non un refuge contre la passion mais son triomphe.
-Après qu’Oenone, par sa calomnie, a causé la mort d’Hyppolite, - alors qu’elle a déjà absorbé le poison, elle se livre à un troisième aveu en avouant la vérité à Thésée. Pourquoi ce dernier aveu, alors qu’elle s’est donné la mort et sait qu ‘elle va mourir ?
Quelle nécessité intérieure la contraint à cette ultime folie ; voilà ce qu’il nous faut comprendre.
La fatalité
Toutes les tragédies raciniennes sont celles de l’irrémédiable.
Dans toutes les tragédies du siècle, dans Quinault, dans Rotrou, dans Corneille, le malheur tragique a consisté dans les circonstances sentimentales ou politiques, tandis que les circonstances ne sont pour Racine qu’une manifestation de cette force toute-puissante, intérieure et supérieure au héros, qui les conduit inexorablement à la mort.
C’est par là que Racine rejoint la tragédie grecque, pour qui la fatalité n’est pas une divinité anthropomorphe, mais l’irrémédiable lui-même la loi qui assigne à chacun son destin et condamne implacablement à l’échec tout effort pour y échapper. Mais avec Racine, la fatalité n’est plus extérieure à l’homme, elle est dans sa nature même. Ce n’est pas sur un destin qui le dépasse mais sur lui-même que l’homme de Racine ne peut rien. La force toute-puissante dont la tragédie grecque a placé la source quelque part au-delà de la terre, ne perd pas avec Racine toute attache au surnaturel. Mais, elle ne se borne plus à fixer à l’homme ses limites, à lui imposer ses commandements ou à lui tendre des pièges ; elle est incorporée au mouvement intime de l’âme. Elle s’est fait humaine, elle coïncide avec la violence des âmes et avec la fureur des corps. A l’affirmation de la tragédie antique, que nul ne peut rein contre sa destinée, Racine substitue cette affirmation que nul ne peut rien contre sa nature. C’est dans la fibre même des êtres qu’il a placé leur fatalité.
Aussi a-t-on mal résisté à la tentation d’interpréter les tragédies de Racine selon le christianisme en rapprochant la fatalité intérieure à l’homme de la prédestination. On a voulu rendre compte du tragique racinien par le tragique janséniste.
Les tragédies de Racine sont en fait peu chrétiennes :
Le christianisme sépare dans l’homme la part divine et la part humaine tandis que la tragédie réunit toutes les forces de l’être pour les projeter dans le malheur. La frénésie des héros de Racine n’aboutit point à la perdition, mais seulement à la catastrophe ; il n’y a pas de raison de faire des passions qui triomphent en eux, le signe de la faiblesse éternelle de l’homme. La fatalité de Racine n’a de janséniste que la fascination d’une conscience par la vie intérieure ; elle est la fatalité tragique, non la fatalité du péché originel. Il n’y a pas de grâce, il n’y a pas de rachat pour la destinée tragique.
Phèdre n’est pas inspirée par le jansénisme et c’est en vain qu’on cherche à y découvrir les scrupules chrétiens. Ce qui dans Phèdre rattache Racine au jansénisme est beaucoup moins que ce qui l’en sépare car Phèdre est de toutes les tragédies de Racine la plus humaine et la plus complexe.
Jamais comme dans le théâtre de Racine, jamais comme dans Phèdre, et jusque dans les catastrophes où il triomphe, le péché n’a été aussi présent, vivant, visible. Mais s’il l’on passe outre aux apparences, rien ne peut plus être plus loin de la foi janséniste qu’une tragédie où le malheur même et la douleur affirment la victoire de la terre et de la chair. Les actes des héros de Racine échappent à l’effrayante morale janséniste mais aussi à toute morale.
Racine rétablit sur la scène et en pays chrétien des Dieux à figure humaine qu’il emprunte à la fatalité antique. Les mythes d’une époque anéantie et son interprétation religieuse du monde sont grâce à Racine à nouveau vivants. Les invocations de Phèdre à Minos et au Soleil ont pour les spectateurs une vraisemblance, qui tient à leur culture.
Cependant Racine ne s’est pas contenté de recréer la mythologie.
A travers la fatalité antique, il a représenté à ses contemporains un nouveau visage de l’humain, violent, cruel, où ils puissent reconnaître le pressentiment d’une catastrophe qu’ils se dissimulent et que le théâtre de Racine a sans doute pour mission d’exorciser.
La catastrophe seule est présente, elle est rapportée inexorablement par chaque minute et chaque geste, elle est la conséquence immédiate du jeu des passions, la sanction prévisible et prévue d’une fureur que l’imminence de la catastrophe ne fait qu’exaspérer. La souffrance est pour les héros raciniens la définition même de l’état humain : elle n’est pas seulement dans les situations ; elle est dans la nature des êtres, elle émane d’eux, elle est leur nécessité. La fatalité tragique est la forme même de leur existence.
Rappelons l’analyse citée ci-avant que nous empruntions à Thierry Maulnier : « Le christianisme sépare dans l’homme la part divine et la part humaine tandis que la tragédie réunit toutes les forces de l’être pour les projeter dans le malheur…il n’y a pas de raison de faire des passions qui triomphent en ces héros, le signe de la faiblesse éternelle de l’homme. La fatalité de Racine est la fatalité tragique, non la fatalité du péché originel. »
Fatalité et culpabilité
L’inceste est à vrai dire le sujet des tragédies : le duel d’Étéocle et de Polynice, le meurtre paternel de Thésée ne sont que la conséquence et la sanction de l’inceste: inceste puni et scellé par le sang et la mort. Le thème de l’inceste est repris par Racine dès l’écriture de la Thébaïde.
Mais entre l’inceste de la Thébaïde et l’inceste de Phèdre, la sensualité est apparue dans le théâtre de Racine et y triomphe. Or, paradoxalement, dans Phèdre, on peut aller jusqu’à dire qu’objectivement l’inceste n’existe pas ; du moins serait-il moins abominable parce qu’il est fait du lien des alliances et non du lien du sang. Même s’il est socialement réprouvé, il est humainement compréhensible, acceptable : Comment Phèdre, délaissée, trompée par un mari plus âgé qu ‘elle, ne ressentirait-elle pas quelque penchant pour ce jeune prince, qui incarne pour elle le renouveau, la beauté le plaisir amoureux ? Les contemporains sont tout prêts à accepter cette « mésalliance », qui est le triomphe de l’amour. De plus, comment serait-il répréhensible alors qu’il est destiné à n’être jamais consommé , puisque, comme dans toutes les tragédies raciniennes, celui qui est aimé en aime une autre. Enfin, comment Phèdre serait-elle responsable , alors qu’elle est victime d’un destin tracé par la vengeance des dieux ?
L’inceste peut ne pas être mais il peut être, et il est pire par là que s‘il était, - non pas irrémédiable mais présent et proche, objet de l’angoisse et du déchirement. Qu’est-ce à dire sinon que la faute ou le « crime » n’est pas dans le fait de l’inceste mais dans la conscience de l’inceste ?
Tandis que Jocaste n’a connu son crime que bien des années après le désir, en Phèdre la conscience de l’inceste coïncide avec l’ardeur des sens. Autrement dit, à travers l’angoisse de l’inceste ce qui s’exprime, c’est une conscience nouvelle, aiguë de la sensualité, inséparable de la conscience de soi et, par cette découverte, la morale se trouve exclue du sens de l’existence.
Phèdre n’est pas responsable ; elle est coupable sans avoir commis la faute.
De quoi est-elle coupable ? En quoi consiste la faute ?
A travers la conscience de Phèdre, qui se représente l’amour comme un crime, la tragédie représente au spectateur le poids vertigineux de la tentation et du désir. Mais, derrière l ‘angoisse de l’inceste, est-ce l’interdiction de l’amour et la condamnation de la sensualité qui sont dissimulées ?
Voici une interprétation développée par Thierry Maulnier :
« Il n’y a rien de pus vertigineux dans l’amour que la possession elle-même sinon la possibilité de la possession.. L’inceste de Phèdre est humain, féminin, actuel. Phèdre est irresponsable mais non pas aveugle. Elle connaît d’autant mieux sa passion que cette passion est indomptable. Par là, la part humaine existe dans sa faute. Sans doute un Dieu la pousse mais ce n’est pas le Dieu supérieur et lointain qui impose à l’homme ses décrets, c’est Vénus, chair et sang, désir et folie de Phèdre ; c’est le Dieu des corps, le Dieu des passions humaines qui se fait ses passions mêmes pour les conduire et les déchaîner du dedans. En Phèdre la part humaine et la part divine sont inséparables. Nulle tragédie de Racine, comme cette tragédie qu’on a voulue janséniste ne fait sa part humaine et sa part divine à la sensualité.
Mais cette sensualité est destinée dans l’univers de Racine à rester inassouvie. Car l’acte même de l’amour, qui est négation totale de destin, fuite dans la volupté et l’ivresse, bonheur des corps, n’a pas de place dans cet univers. La sensualité de Racine n’est jamais dans la culture ou la perfection du désir, elle n’est jamais comblée, elle ne se sépare pas de l’insatisfaction et de la mort. »
Cette interprétation ne laisse pas de développer une vision métaphysique : La tragédie racinienne serait, à la fin du compte, la représentation du malheur de la condition humaine. Le malheur de l’homme ne réside pas, comme la « misère » pascalienne, dans la séparation de l’homme d’avec Dieu, mais dans sa double nature : une « part humaine », inséparable de la force vitale, qui le voue à la recherche du bonheur à travers le plaisir, la volupté et l’ivresse des corps ; et « une part divine », qui réside dans son destin mortel, condamnant le désir à l’insatisfaction et faisant de la volupté des sens, à jamais inassouvie, la compagne de la mort.
La tragédie de Phèdre, dans l’analyse même que nous propose Thierry Maulnier, s’inscrit en faux contre cette interprétation. Comment Phèdre pourrait-elle se sentir coupable d’un crime qu’elle n’a pas commis, à moins de reconnaître dans la tentation et le désir la marque du péché originel ?
« Puisque la fatalité de Racine, écrit Maulnier, procède par l’entraînement des passions, puisque les forces qui entraînent l’homme de Racine vers la catastrophe, sont les forces mêmes qui écartent l’homme chrétien de son salut,…pourquoi ne franchirait-on point le pas qui sépare la nature indomptable de l’homme et sa nature mauvaise, la vocation du malheur et la vocation du péché ? »
Si l’homme chrétien peut se sentir coupable d’une faute qu’il n’a pas commise, c’est, explique Maulnier, parce que « le péché originel a été commis au nom de l’humanité tout entière, de sorte que chaque homme en porte la punition. »
Or, il n’y a pas trace dans la tragédie des héros raciniens d’une condamnation universelle, commune à tous les hommes, dont chacun porterait le poids, ni, non plus d’une grâce quelconque qui pourrait délivrer l’un ou l’autre de cette fatalité.
« La fatalité racinienne n’est pas générale, commune, humaine, mais rigoureusement personnelle, attachée à un individu marqué et nommé, que nulle puissance au monde ne peut en affranchir. »
Si Phèdre n’est pas responsable métaphysiquement, qu’est-ce qui se cache derrière le sentiment de la faute ?
-
Est-ce l’interdiction de l’amour ? – non, car il s’agit d’un sentiment naturel, qui n’a rien à voir avec la fatalité de la passion. N’est-il pas naturel qu Phèdre tombe amoureuse d’Hippolyte ?
-
Est-ce l’interdiction de l’inceste parce qu’il s’agit d’un amour contre nature ? –non, puisque l’angoisse de l’inceste, qui justifierait le sentiment de la faute, ne met pas en cause les liens du sang.
-
Est-ce la condamnation de la sensualité ? – non, puisque la tragédie racinienne ne sépare pas dans l’homme la part divine et la part humaine, mais réunit toutes les forces de l’être pour le projeter tout entier dans le malheur.
Il n’a échappé à personne que l’inceste redouté par Phèdre, qui provoque le sentiment de la faute, est un inceste par « alliance » : Quel lien Phèdre se prépare-t-elle à violer si ce n’est pas un lien du sang ? – Ce ne peut être qu’un lien social, c’est à dire un lien qui est consacré, dans cette société, par la morale.
Les études ethnologiques et anthropologiques des systèmes de parenté ont montré que celle-ci ne repose pas sur la consanguinité au sens strict, autrement dit sur des liens biologiques, mais sur un système d’alliances, dont chacun est propre à une société donnée. A l’heure actuelle par exemple, selon notre droit civil, non seulement un homme ne peut pas épouser sa mère, sa fille, ou sa sœur, ni ses tantes et ses nièces (sauf dispense), mais il ne peut pas épouser non plus la veuve de son père, ou l’épouse divorcée de celui-ci, même lorsqu’elle n’est pas sa mère. Les interdictions sont symétriques pour les femmes ; cela signifie qu’une veuve ( et c’est le cas de Phèdre) ne peut épouser le fils de son mari (Hyppolite), alors même qu’elle n’est pas sa mère. Tout se passe comme si, entre cette mère, qui est veuve, et le fils de son mari, (dont elle n’est pas la mère) il y avait un lien de consanguinité.
« Concluons, écrit Françoise Héritier, que la consanguinité n’est dans les sociétés humaines qu’une relation socialement reconnue et non biologique » N’est-il pas vrai qu’aujourd’hui encore, malgré la mutation des rapports sociaux, qui n’est pas sans incidence sur la structure familiale, l’ « inceste par alliance », s’il n’induit pas chez les amants un sentiment de la faute, ne laisse pas de susciter une sourde réprobation sociale, à laquelle ceux qui s’aiment répondent par la défense et la valorisation du sentiment de l’amour : d’un rapport humain véritable ?
Voilà qui éclaire singulièrement le sentiment de culpabilité éprouvé par Phèdre, d’autant plus fort que les rapports sociaux, consacrés par la religion et la morale, ne sauraient être mis en cause.
Il reste à comprendre pourquoi ce sentiment de culpabilité, si fort qu’il interdit à Phèdre de laisser libre cours à ses désirs, se transforme en une passion qui la domine comme une fatalité et la conduit à vouloir la mort.
La genèse de la passion : de la tragédie cornélienne au tragique racinien
C’est ici qu’il faut revenir sur l’évolution des rapports sociaux au XVII°siècle, qui nous ont permis de comprendre le théâtre cornélien.
Le caractère original de l’Etat monarchique tel qu’il se constitue au XVIIe°siècle consiste à établir un équilibre entre deux classes : la noblesse féodale et la bourgeoisie.
Cet équilibre historique repose sur un double compromis : Là où la bourgeoisie joue le rôle de soutien du pouvoir royal qui lui permet d’assurer son développement ; la noblesse ne maintient sa position de classe privilégiée qu’en acceptant d’être stipendiée par le pouvoir royal et de renoncer à son indépendance.
a. Dans la première moitié du siècle, la volonté politique de la royauté d’unifier le royaume pour établir son pouvoir absolu, -en s’appuyant sur le développement de la bourgeoisie- se manifeste d’abord par une lutte contre l’insubordination des féodaux. En cette première phase de l’instauration de la monarchie absolue, il y a bien une contradiction puisque le pouvoir royal, qui repose sur le système féodal, doit mettre en cause l’indépendance de ceux qui le soutiennent. Cette contradiction exige une « résolution » qui dépend de « la volonté » des parties, notamment de la décision de la noblesse de se soumettre au pouvoir absolu.
C’est ce conflit et sa résolution qui s’expriment dans le théâtre cornélien
C’est un véritable drame qui donne naissance à l’image cornélienne du héros :
Comment celui dont l’évolution historique exige qu’il renonce à cette indépendance, qui constituait sa « seigneurie », qui le faisait apparaître à ses propres yeux, en toutes circonstances, comme le « Maître », peut-il conserver l’estime de soi-même ?
C’est la base réelle – économique et sociale - de son individualité : de la conscience qu’il prend de lui-même, qui se trouve mise en cause : Comment peut-il affirmer son identité, sa valeur propre sinon en faisant la preuve qu’il est capable d’être, en toutes circonstances, maître de ses actes, comme si le choix ne dépendait que de sa volonté, de son libre arbitre. L’héroïsme est cette exigence d’aller toujours « au delà » de soi-même pour affirmer qu’on est maître de soi, de son destin. Le héros cornélien doit « choisir », mais ce choix, qui relève de sa volonté, est défini par une alternative. C’est à un sacrifice qu’il doit consentir : s’il veut préserver son honneur, son rang et ses privilèges, il doit prendre conscience qu’une seule voie s’offre à lui : reconnaître, -au détriment de ses penchants, de son individualité, de la tradition dont il est porteur-, la valeur absolue du pouvoir.
Le terrain où se livre la bataille de l’homme contre lui-même qui est la pierre de touche de l’héroïsme, tout autant que l’épreuve du combat, c’est l’épreuve de l’amour. Car jamais l’individualité singulière ne se manifeste avec plus de force que dans le mouvement de la passion, mouvement total du corps qui, comme l’avait dit Descartes, envahit et enchaîne l’âme. L’amour, dans son essence, est précisément ce qui fait du « moi » héroïque, un individu irremplaçable repris par la contingence radicale du sensible, au-dessus de laquelle le courage avait prétendu s’élever. La lutte à mort la plus difficile n’est pas guerrière, mais amoureuse.
Dès le Cid, un conflit brutal s’annonce. Dans les Stances nous ne voyons nullement Rodrigue comme dans une délibération traditionnelle poser le pour et le contre pour parvenir à une décision qui serait le triomphe du devoir sur l’amour, de la morale sur la passion. En effet, dès le départ il s’agit d’une alternative absolue qui exclut tout moyen terme, toute issue. A tel point que l’impossibilité de choisir contre l’honneur ou contre l’amour le conduit bientôt à la tentation du suicide. Il n’échappera à cette logique d’une contradiction insoluble que par une victoire sur les Maures, qui fera de lui, en même temps qu’un héros national, un soutien du pouvoir royal.
Mais, rien ne permet à la femme, - à la partenaire de l’amour - de dépasser la contradiction : Chimène ne réussit pas à passer par la catharsis que les Stances ont représentées pour Rodrigue ; elle reste attachée au stade du désir, incapable de chercher le contentement au-delà de la perte sensible, de faire l’oblation (offrande) de son amour à la consécration du pouvoir. A Rodrigue, qui lui demande de porter contre elle le fer, elle avoue sa faiblesse, derrière laquelle se cache son amour :
Loin d’être l’héroïne virile souvent décrite, Chimène pleurera à travers toute la pièce :
«Pleurez, pleurez mes yeux et fondez-vous en eau…
Je cherche le silence et la nuit pour pleurer. »
Chez elle, jusqu’à la fin, la passion règne : elle n’a pas su faire l’acte de renoncement qui élève la conscience au-dessus de la vie.
Alors que dans Le Cid, la féminité est ainsi vécue par Chimène et par l’infante dans une souffrance humiliée et honteuse, qui cherche sans répit et sans résultat à se nier et à « suivre l’exemple » des hommes. dans Horace, cette souffrance de l’être sensible est au contraire volontairement reprise et assumée comme une valeur positive.
Sabine revendique, face à l’homme, une morale conforme à sa propre nature :
« Si l’on fait moins qu’un homme, on fait plus qu’une femme
Commander à ces pleurs en cette extrémité
C’est montrer pour le sexe assez de fermeté. »
Ainsi s’établirait une éthique féminine où la faiblesse aurait ses droits et où les pleurs seraient reconnus pourvu qu’ils soient contrôlés. Le malheur c’est que Sabine se trouve devant une situation qui ne comporte aucun compromis ; elle ne saurait être fidèle à la fois à Rome et à Albe et choisit la faiblesse et le malheur, où l’on est prêt à reconnaître la nature et le lot des femmes, dans un monde où seuls les hommes peuvent triompher :
Je prendrai part aux maux sans en prendre à la gloire. »
Mais, l’arrivée de Camille reprend sur des bases nouvelles, jusqu’à ses extrêmes conséquences, la revendication féminine. Là où Sabine revendiquait les droits de la faiblesse avec mauvaise conscience, Camille, dès son entrée en scène, opte contre l’équilibre précaire des valeurs, pour une valeur qu’elle dit elle-même « unique » :
« Je verrai mon amant, mon plus unique bien. »
Les conséquences d’une telle attitude sont radicales : l’amour choisi comme « plus unique bien » retrouve la force brute de la passion. La valeur ainsi proclamée du sentiment ne se contente plus de miner l’ordre aristocratique, elle le nie, de sorte que, comme on le verra à la fin de la tragédie, l’héroïsme lui-même sera mis en cause.
Horace pousse l’héroïsme jusqu’au bout : pour affirmer sa valeur, le héros doit non seulement tuer en lui le sentiment, mais bien aller jusqu’à tuer celle qui est du même sang que lui. Horace a compris que la plus haute forme d’héroïsme, et le point où il atteint en quelque sorte la perfection, c’est le fratricide conscient.
Camille a voulu sa mort et provoque Horace pour le contraindre à la tuer.
Par ce meurtre, le héros lui- même se trouve soudain retranché de sa classe par son acte. Les gens de bien qui s’expriment par la bouche de Valère s’effraient tout naturellement des audaces d’Horace. Par un paradoxe cruel, la volonté farouche de fonder une nouvelle humanité « hors de l’ordre commun », aboutit à mettre Horace en défaut avec l’ordre établi.
Au sein d’une aristocratie dégénérée, prête au compromis, qui place désormais les valeurs de sécurité au-dessus des valeurs héroïques, une solitude totale accueille le héros. Voici donc Horace prêt à tirer contre lui-même l’épée qu’il avait tirée contre ses adversaires : Cette mort, bien entendu, ne saurait être qu’un suicide.
C’est à ce moment que le roi Tulle intervient, en une ultime tirade qui remet les valeurs en place. A la conclusion sinistre d’Horace : « D’autres aiment la vie et je la dois haïr », s’oppose le commandement royal : « Vis pour servir l’Etat ». Seul le service de l’Etat peut sauver l’individu de la perte de son individualité, fondée sur la reconnaissance sociale de sa valeur ; mais c’est la négation du projet aristocratique ; et c’est la fin du héros : Au sein d’une aristocratie dégénérée, prête au compromis, qui place désormais les valeurs de sécurité au-dessus des valeurs héroïques, il est condamné à une totale solitude.
Dans Cinna, face à un homme qui a montré sa faiblesse en se mettant au service de son amante pour épouser sa vendetta, c’est l’héroïne qui reprend en mains le projet aristocratique de lutte contre le pouvoir, abandonné par les hommes, en organisant la conspiration. Mais, le faisant servir à des fins personnelles, elle ne fait que lui ôter son sens et sa valeur, prendre acte de son échec.
Avec Polyeucte le cycle de la morale héroïque est achevé :Il n’est plus d’idéal que les hommes puissent proposer à leurs amantes pour exhausser leur amour au delà de leur être sensible, en affirmant ainsi leur prééminence, si ce n’est un Absolu au delà du monde.
b. A partir du milieu du siècle, où la mise au pas de la noblesse par la royauté se révèle avoir pour corollaire (et pour instrument) le soutien du Roi Soleil au développement de la bourgeoisie, la contradiction entre l’autorité royale et les privilèges féodaux de la noblesse cesse d’être au premier plan.
Aux yeux des hommes, -qu’ils appartiennent à l’une ou l’autre classe-, cette contradiction apparaît sous la forme déguisée d’un pouvoir qui s’impose à l’individu comme une nécessité. Les hommes ne peuvent plus choisir, comme dans la première moitié du siècle, entre les deux voies d’une alternative ; ils ne peuvent que subir leur destin, comme s’ils devaient consentir à sacrifier leur individualité et leur vie à un absolu qui les dépasse.
Il n’est qu’une seule façon pour l’homme de cette seconde moitié du siècle de représenter idéalement ce conflit latent que le pouvoir lui impose, c’est d’intérioriser la contradiction sous la forme de la fatalité de la passion.
Tel est l’acte de naissance de la tragédie racinienne.
Quand s’ouvre le théâtre de Racine, la morale héroïque a fait son temps. Les « hommes de valeur » ont déjà choisi. Face au triomphe d’un pouvoir absolu, la tentative a échoué de prouver sa valeur par la maîtrise de soi. Il n’est plus de valeur que dans le service de l’État. Être un homme, c’est incarner le pouvoir : les héros sont maintenant souverains, non plus d’eux-mêmes mais d’un empire dont ils ont hérité ; et souvent le sont-ils devenus malgré eux. Cela transparaît dans la conscience qu’ils prennent d’eux-mêmes, dans la distance qu’ils manifestent à l’égard de leur fonction, de leur rôle, de ce pouvoir qu’ils incarnent. Le projet aristocratique, porté par les hommes, est caduc ; il laisse place à une morale qui consacre l’ordre monarchique et les rapports sociaux existants.
La lutte à mort que les hommes avaient engagé contre leur être sensible pour sauvegarder la conscience de leur valeur : leur dignité personnelle, malgré la mise en cause par le pouvoir absolu de leur identité sociale, les laisse dépourvus à partir du moment où ils ont accepté le compromis avec un pouvoir auquel maintenant ils s’identifient ( du moins le cherchent-ils)) : L’échec de la tentative héroïque, - où s’incarnait le projet aristocratique en cette première moitié du siècle, se solde par la perte de leur individualité : cet être sensible qui fait de chacun un être singulier, irremplaçable.
Et, d’entrée de jeu, dans le théâtre de Racine, l’on découvre des hommes qui sont incapables d’aimer : tel Pyrrhus envers Hermione, ils renient leur promesse de jadis ; tel Titus, ils ont déjà cessé d’aimer après avoir donné toutes les preuves d’amour. Ils sont inaptes à renouer ce lien d’amour qu’ils avaient du rompre pour se hausser au-dessus d’eux-mêmes, parce que l’amour est précisément ce rapport humain qui n’est possible qu’entre deux êtres irremplaçables, entre deux individualités singulières. Chez eux le pouvoir sert prétexte à renier la promesse, à fuir l’amour, à quitter la femme aimée.
Le pouvoir est devenu ce fatum anonyme, cet empire sans visage qui s’impose à tous même à ceux qui l’exercent.
Cette « identification » des hommes avec le pouvoir, qui renvoie à une réalité historique, détermine la situation fondamentale de la tragédie racinienne.
« Roland Barthes l’a bien noté:
Nous sommes renvoyés à une relation humaine dont l’érotique n’est que le relais… Il ne s’agit nullement d’un conflit d’amour, celui qui peut opposer deux êtres, dont l’un aime et l’autre n’aime pas. Le rapport essentiel est un rapport d’autorité, l’amour ne sert qu’à le réveiller. Ce rapport est si général, si formel pourrait-on dire, que je n’hésiterai pas à le représenter sous l’espèce d’une double équation :
A a tout pouvoir sur B
A aime B qui ne l’aime pas
Il faut bien marquer que le rapport d’autorité est coextensif au rapport amoureux… le second membre de l’équation (la relation d’amour) est fonctionnel par rapport au premier : Les sentiments réciproques de A et de B n’ont d’autre fondement que la situation originelle dans laquelle ils sont placés : l’un est puissant, l’autre est sujet, l’un est tyran, l’autre est captif. »
Par cette situation de dépendance, qui fonde le rapport d’autorité, la relation amoureuse, qui constitue le rapport humain, est « bloquée ».
Comme le note Roland Barthes, ce rapport d’autorité est « l’acte créateur du poète » . Qu’est-ce que cela signifie sinon que Racine crée ce rapport de dépendance pour signifier le fait que les nouveaux rapports sociaux, instaurés par le compromis des hommes - ou des âmes – nobles avec le pouvoir absolu, interdisent définitivement tous les rapports humains, - dont l’amour est le paradigme -, que la morale aristocratique avait mis en cause.
Roland Barthes poursuit ainsi l’analyse : « L’espace tragique, en enfermant les partenaires de la relation amoureuse dans un même lieu, fonde la tragédie : la vie de B est la propriété de A en fait et en droit » La relation humaine se transforme en un lien obligatoire ( qui s’impose aux individus).
« C’est précisément parce que la relation est obligatoire qu’elle est bloquée, et c’est parce que l’obligation est un lien, qu’elle est le signal même de l’intolérable : dès lors, elle ne peut être rompue que par une détonation catastrophique. »
Dans toutes les tragédies de Racine, face à des hommes qui, avant même que ne se noue le drame, avant que n’ait lieu la rencontre, ont déjà choisi le pouvoir, que peuvent faire les femmes sinon désespérément tenter d’être plus fortes que cet adversaire invisible, abstrait, à proprement parler, qu’est l’empire auquel les hommes se sont ralliés ?
Parce qu’elles ont à faire en face d’elles à des hommes de chair, elles sont horrifiées de ne les pouvoir séduire ; et elles sont prêtes à user de tous les moyens, à perpétuer tous les crimes pour éveiller ou réveiller en eux cet amour que leur frustration leur fait éprouver comme un Éros : une force vitale, un élan irrépressible.
Roland Barthes exprime très bien. Il y a deux sortes d’amour dans le théâtre racinien. Le premier est un sentiment qui naît entre les amants d’une communauté très lointaine d’existence ; il ont été élevés ensemble et s’aiment depuis l’enfance : c’est Britannicus et Junie, Antiochus et Bérénice, Bajazet et Atalide. L’autre amour au contraire est un amour immédiat ; il surgit à la façon d’un événement absolu. C’est l’ Eros-évènement, celui qui attache Néron à Junie, Bérénice à Titus, Roxane à Bajazet, Phèdre à Hyppolite. Le héros y est saisit, lié comme dans un rapt, et ce saisissement est toujours visuel : aimer c’est voir (comme l’on noté tous les critiques). Cet Éros, sortit tout armé d’une pure vision n’est jamais sublimé. Il s’immobilise dans la fascination perpétuelle du corps adverse, il reproduit indéfiniment la scène originelle qui l’a formé : Bérénice, Phèdre, Néron, revivent la naissance de leur amour; le récit qu’ils en font à leur confident, est un véritable protocole obsessionnel. Ainsi, ce que Racine exprime dans la peinture de l’Éros, ce n’est pas le désir : c’est l’aliénation.
C’est l’aliénation de la relation amoureuse par le rapport de dépendance, autrement dit : l’aliénation du rapport humain par le rapport social , qui transforme le sentiment en passion, le choix des partenaires l’un par l’autre ( qui fonde l’amour) en une fatalité qui s’impose à eux comme une transcendance immanente.
« C’est l’ensemble de cette situation que Racine appelle la « violence », où « quelqu’un est contraint de faire ce qu’il ne veut pas ». A travers le rapport d’autorité de A sur B, à travers la contrainte exercée par le souverain sur sa captive, ce qui s’exprime, c’est l’aliénation des partenaires, qui rend impossible tous rapports humains, et leur vie même, dans la mesure où l’individualité ne peut se réaliser qu’au travers de ces rapports.
Là où la morale héroïque de Corneille avait posé la question de la maîtrise par l’homme de son destin, Racine prend acte de l’impasse de l’existence : rien ne permet d’échapper à l’aliénation des rapports humains par les rapports de pouvoir : l’individu est atteint dans son être le plus profond.
C’est l’impossibilité de vivre qui fait de la mort pour chaque individu la possibilité la plus extrême.
Le ressort secret du tragique racinien :
S’il est vrai, comme nous venons d’essayer de le montrer, que, à travers l’aliénation de la relation amoureuse, s’exprime dans le théâtre racinien une réalité historique incontournable : la soumission, maintenant effective, de l’aristocratie au pouvoir absolu, qui consacre la perte de l’individualité, la situation originelle, créée par Racine, qui revêt un aspect politique, est nécessairement sans issue, -sans autre issue qu’une « détonation catastrophique » : C’est là le ressort secret de la tragédie.
Comme il a été montré, c’est par les femmes que le malheur arrive, parce qu’elles sont, sans doute de tout temps, à cause de leur servitude, porteuses de la promesse de rapports humains, qu’elles expriment et revendiquent au nom de l’amour. A travers le déchaînement de la passion, à travers les fureurs des femmes, ce qui s’exprime, c’est la dénonciation de l’aliénation qui se dévoile à elles sous la forme de la compromission des hommes avec le pouvoir : les aristocrates de cette époque, mais peut-être les hommes de tous temps qui cherchent à recouvrer leur identité perdue, leur dignité et leur valeur dans l’exercice du pouvoir.
Alors se produit un phénomène psychologique d’inversion, qui n’est pas rare : Impuissantes à vaincre, incapables d’identifier l’obstacle : ce fatum qui s’oppose à leur désir, incapables de renoncer à un amour, où s’exprime toute la force qu’elles portent en elles, c’est cette force qu’à la fin de la tragédie, elles retournent contre elles, et qui les poignarde : la force de la vie contre la vie elle- même.
Ce caractère définitif, irrémédiable de la situation originelle, où se réfléchit une situation historique incontournable, rend compte de la seconde face du tragique racinien : Parce qu’on ne peut rien changer « réellement », la violence est tout entière dans la parole. Le langage est le seul moyen d’action, dans un univers où rien ne peut être changé .
Roland Barthes a profondément analysé cette forme de la création racinienne qui rend compte de la poésie des tragédies racinienne :
1.-« C’est en parlant de son malheur que le sujet essaie d’atteindre son tyran. La première agression mise en œuvre par l’héroïne, c’est la plainte : Elle en submerge le maître ; c’est une plainte de l’injustice, non du malheur ; elle est toujours revendicative, prenant le ciel à témoin, la plainte d’Andromaque est le modèle de toutes ces plaintes racinienne, semées de reproches indirects et masquant l’agression sous la déploration. »
2.-« La seconde arme du sujet, c’est la menace de mort. C’est un paradoxe précieux que la tragédie racinienne soit un ordre profond de l’échec, et que pourtant, et que pourtant ce qui pourrait passer pour l’échec suprême, n’est essentiellement qu’une contestation et un chantage. Cela est vrai de tous les héros racinien, à l’exception sans doute de Phèdre. »
3.-« La mort tragique la plus fréquente, la plus agressive, c’est évidemment le suicide ; mais le suicide est une menace dirigée contre l’oppresseur ; il est là pour lui représenter sa responsabilité ; il est ou chantage, ou punition. »
Le suicide réel effectif, a lieu hors la scène et ne nous est connu que par le récit c’est à dire, comme un fait de langage.
Prenons la mesure du tragique racinien, en suivant l’analyse de Barthes :
« Le langage, dans une sorte de promotion enivrée, absorbe toutes les fonctions, en général dévolues à l’action… Aimer, souffrir, mourir, ce n’est jamais ici que parler…
Le langage donne au conflit originel, l’issue d’un troisième terme. Il exprime d’abord l’espoir, puis la déception, à nouveau l’espérance, et enfin l’échec… Ce logos tragique, c’est l’illusion même d’une dialectique, mais ce n’en n’est que la forme, en quelque sorte une fausse porte… Confinés dans la parole, les conflits sont évidemment circulaires, car rien n’empêche l’autre de parler encore. Le langage dessine ainsi, le monde délicieux et terrible des revirements infinis et infiniment possibles… Les héros parlent pour retarder le temps atroce du silence. Car le silence est l’effondrement de tout l’appareil tragique… La tragédie est seulement un échec qui se parle.
L’art de Racine , conclut Barthes, est une tentative, pour donner à l’échec une profondeur esthétique : La tragédie est l’art de l’échec, la construction d’un spectacle de l’impossible. »
Racine, dans la préface de Bérénice, souligne lui-même la portée esthétique de la représentation tragique : « Ce n’est point une nécessité, qu’il y est du sang et des morts dans une tragédie, il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient tragiques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse, qui fait tout le plaisir de la tragédie. »
Comprendre le tragique racinien, c’est chercher la raison de cette mise en œuvre – de cette représentation esthétique - de l’échec.
A travers toutes ses tragédies, jusqu’à l’écriture de Phèdre, Racine a décrit comme une situation originelle, fondamentale, le blocage d’une société, où le pouvoir absolu, triomphant, paraît définitivement mettre fin à toute manifestation de l’individualité fondée sur la valeur et l’indépendance de la personne, qui laissait place, à l’expression des sentiments, au péripéties de l’amour.
Mais comme nous l’avons analysé, c’est au travers de l’aliénation du rapport humain constitué par la relation amoureuse, que Racine exprime cette réalité historique, qui s’impose sous les traits de la fatalité.
L’aliénation est bien réelle. Comme le note très justement Denis de Rougemont : « La mise au pas de la société féodale par l’Etat-roi, entraîne des modifications assez profondes dans les relations sentimentales et les coutumes : le mariage redevient l’institution de base où l’inclination n’a que peu de part. La convenance des rangs, et la conformité des « qualités » deviennent la mesure idéale du bon, mariage. « Les mérites » décident désormais d’une union et rendent seules « aimables » un parti soigneusement raisonné. Triomphe de la morale jésuite. »
Voilà qui rend compte de la double face – de l’ambiguïté - de la tragédie racinienne : La réalité historique, qui est décrite comme une situation originelle, est représentée en même temps comme une fatalité qui s’impose aux héros comme un drame psychologique.
C’est ainsi que se trouve dissimulé le ressort secret de la fatalité tragique.
L’ « invitus- invitam » (malgré lui, malgré elle), qui fait le sujet de Bérénice, traduit sous la forme d’un conflit psychologique, une impasse qui est celle de l’aliénation du rapport humain dans une situation historique donnée.
De fait, comme on l’a remarqué, si Bérénice désire Titus de toute la force de la passion, Titus n’est lié à Bérénice que par une habitude, qu’il a grand mal à rompre. Il n’y a aucune égalité de situation entre Titus et Bérénice. Dès lors, la symétrie de l’invitus-invitam, qui est l’expression de l’amour réciproque malheureux, est trompeuse : Le problème central est celui de la soumission à une Loi, à un Pouvoir, qui s’imposent aux deux partenaires, comme une fatalité, a laquelle l’un se soumet ( s’est déjà soumis), et contre laquelle l’autre se révolte et s’insurge.
Dans la tragédie racinienne, l’on a affaire à un drame psychologique, sous lequel se dissimule l’impasse d’une réalité historique et la réelle aliénation du rapport humain, qu’elle détermine.
Si Racine veut échapper à la tragi-comédie ou au drame « bourgeois », parce qu’il « doit », en cette seconde partie du siècle, exprimer la réalité de cette aliénation et de cette impasse, il n’a d’autre solution que de mettre en œuvre une représentation de l’échec, de faire de la tragédie l’art de l’échec et le spectacle de l’impossibilité de la vie.
Cette ambiguïté de la tragédie racinienne n’est-elle pas le drame de son auteur ?
Suffit-il de « plaire » pour dire ce qu’on a à dire ? La représentation esthétique de l’échec, qui fait la renommée de son auteur, ne va-t-elle pas jusqu’à trahir l’impasse tragique dont l’épreuve constitue le moteur de la création ? Si le langage de la tragédie est cette trahison, ne vaut-il pas mieux se taire ?
A un moment donné, l’examen de conscience s’impose. Ce moment, dans l’œuvre et la vie de Racine, c’est l’écriture de Phèdre.
L’exception de Phèdre
Dans toutes les tragédies qui précèdent, la violence de la passion s’explique par la soumission complète de la relation amoureuse à un rapport de pouvoir où celle qui aime est captive de celui qu’elle aime. C’est ce rapport de dépendance qui transforme le sentiment en passion. Parce qu’il n’y a pas d’issue à cette situation originelle, les héros sont condamnés à « parler » le conflit qui les déchire. La séparation ou la mort ne sont que la suite logique de la situation initiale. Rien ne peut dénouer le conflit. La fatalité est le nom donné à cette construction logique qui s’achève par le silence.
La politique tient peu de place dans le théâtre de Racine, parce qu’aucun événement, aucune circonstance ne saurait modifier la situation initiale sans mettre en cause la logique qui définit le tragique racinien.
A ce point de vue rien de plus étonnant que la tragédie de Phèdre.
1) Une situation politique insolite : la vacance du pouvoir
A la différence des autres tragédies raciniennes, la tragédie de Phèdre s’ouvre avec la vacance du pouvoir. La mort annoncée de Thésée ouvre une crise dynastique complète. Bien que l’action se déroule dans la seule ville de Trézène, Thésée était trois fois roi et laisse donc trois trônes vacants : Celui de Trézène qu’il détenait en droite ligne de son père, celui de Crête par suite de son mariage avec Phèdre dont le père était souverain de l’île ; celui, enfin d’Athènes parce que Thésée adopté jadis par le roi d’Athènes, avait chassé les héritiers légitimes dont Aricie est précisément la sœur.
Dès l’annonce de la mort de Thésée, les rivalités politiques se déchaînent, notamment à propos de la souveraineté sur Athènes : Doit-elle appartenir à Acamas, fils de Phèdre et de Thésée ou à Hyppolite, fils de Thésée (qu’il a eu avec l’amazone Antiope), ou bien encore à Aricie qui est l’héritière légitime du trône par ses ascendants ?
Cette situation dynastique explique les données politique de la tragédie :
-Thésée a interdit à Hyppolite d’aimer Aricie de peur qu’une telle alliance permette l’accès d’Aricie au trône d’Athènes ; et cette interdiction pèse sur Hyppolite au point qu’il a honte d’aimer Aricie : ce n’est qu’in extremis qu’Hyppolite se résoudra à avouer à son père sa passion pour Aricie, afin de se disculper de la calomnie d’Oenone, (l’accusant d’aimer Phèdre (pour disculper celle-ci)
-Sitôt connue la nouvelle de la mort de Thésée, Oenone suggère à Phèdre de s’allier à Hyppolite pour écarter Aricie du trône, afin d’assurer un avenir politique à son fils Acamas. C’est cette motivation qui, sur le conseil d’Oenone, conduit Phèdre à cette rencontre avec Hyppolite au cours de laquelle elle va se laisser aller à l’aveu fatal de son amour.
-C’est en vain qu’Hyppolite propose un généreux partage se réservant en Trézène, attribuant Athènes à Aricie, et laissant la Crête à au fils de Phèdre.
C’est seulement la douleur de la mort de son fils et les révélations de Phèdre, qui vont dénouer ce réseau de haines et de rivalités politiques : Le roi cède la place à un homme seul ; Thésée adopte Aricie.
2) Une hypothèse
Phèdre commence par la mort supposée de Thésée. Tout se passe comme si Racine formulait une hypothèse pour soulever une question que ne peuvent manquer de se poser le lecteur ou le spectateur, qui sont éloignés de cette société du XVII°siècle, étrangers aux interrogations, aux contradictions vécues par les hommes de ce temps qui trouvaient dans le tragique racinien la représentation de leurs inquiétudes ou de leur désarroi. C’est la question même que nous avons sur les lèvres après l’analyse des tragédies de Racine :
Si l’on met entre parenthèses ( ce qui est l’hypothèse qui préside à l’écriture de Phèdre) le rapport de pouvoir qui recouvre et détermine dans toutes les tragédies la relation amoureuse, que devient la fatalité de la passion ?
Bien plus : Que devient le tragique, qui repose tout entier sur la construction logique, qui fait de l’échec la conséquence inéluctable d’une situation originelle ( -laquelle n’est pas loin de ce que nous nommons aujourd’hui la condition humaine, où le malheur est inscrit dès l’origine ) ?
On est en droit de se poser la question : La représentation que la tragédie racinienne met en œuvre, est-elle rien d’autre qu’une simulation du tragique ?
Racine ne devait-il pas, à un moment donné de son œuvre et de sa vie, se poser en fait la question ?
Ayant lui-même, tout à fait lucidement, défini la portée de la représentation qu’il met en œuvre en soulignant qu’il n’est pas nécessaire « qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie, mais qu’ il suffit que les passions y soient excitées pour créer cette tristesse majestueuse, qui fait tout le plaisir de la tragédie», ne devait –il pas se demander si le plaisir est la finalité de la tragédie, si cette tristesse majestueuse, qui fait tout le plaisir de la tragédie, répond à l’inquiétude, voire à l’angoisse de cette période qui trouve son expression dans la réflexion pascalienne et celle des Solitaires ?
La représentation esthétique de l’échec, qui, à ce moment de sa carrière, fait la renommée de son auteur, ne va-t-elle pas jusqu’à trahir l’impasse tragique de la « condition humaine » que met à jour la réflexion philosophique sur la vie et la destinée humaines ?
Cette interrogation trouve sa réponse dans la vie de Racine : son renoncement au théâtre après la représentation de Phèdre, un « silence », dont on a donné toutes les interprétations, sur lequel il faudra, à la fin, revenir.
Avant de trouver réponse dans la vie, l’interrogation n’est-elle pas inscrite dans la tragédie de Phèdre ?
3) Phèdre : la tragédie du silence
Reprenons l’analyse là où nous l’avons laissé :
Là où l’analyse des tragédies raciniennes nous a permis de découvrir que le ressort de la construction tragique, mettant en scène la fatalité de la passion, résidait tout entier dans la situation initiale qui soumet la relation amoureuse à un rapport de pouvoir, l’on pourrait s’attendre à ce que la vacance du pouvoir libère la captive de la passion en laissant libre cours au sentiment de l’amour.
Or, c’est tout le contraire qui se produit :
Dès l’annonce de la mort supposée de Thésée, la violence de la passion, qui, chez toutes les héroïnes de Racine, s’exprimait dans l’agression de l’adversaire pour tenter de surmonter l’obstacle, trouve une forme nouvelle d’expression dans ce qui est plus qu’un sentiment de culpabilité : une angoisse de la faute. Tout se passe comme si l’obstacle à l’expression de l’amour qui résidait dans l’Autre – indifférent ou insensible ( étranger, car aliéné par le pouvoir) -, se trouvait soudain intériorisé : l’interdiction est « en elle ».
La fatalité n’a jamais tant dominé ; mais elle n’est plus seulement la marque d’un destin qui s’impose comme un « fatum » ; elle est maintenant prédestination, attachée à l’individu comme à sa proie.
Plus mystérieuse que jamais, car rien ne permet d’identifier la faute. Nous ne reviendrons pas sur l’analyse : objectivement la faute n’existe pas ; l’amour de Phèdre n’est pas coupable.
Dès lors, de quoi Phèdre est-elle coupable, si ce n’est d’aimer ? D’où naît l’angoisse ?
Barthes nous met sur le chemin : « La tragédie de Phèdre, écrit-il, est beaucoup moins l’amour de Phèdre que son aveu… Dès le début, Phèdre se sent coupable, ce n’est pas sa culpabilité qui fait problème, c’est son silence. »
Phèdre est coupable de se taire. Elle ne cache pas son amour parce qu’elle coupable ; elle est coupable parce qu’elle cache son amour, elle est coupable de le cacher. Pour se délivrer de la passion, il faudrait qu’elle avouât son amour, qu’elle réussît à rompre le silence.
Comme chacun l’a remarqué, et comme le souligne Barthes, Phèdre est une tragédie de l’aveu : Elle dénoue ce silence trois fois : Devant Oenone, devant Hyppolite, enfin publiquement devant Thésée. Ces trois ruptures, note Roland Barthes, ont une gravité croissante :
Par le premier aveu, en se confessant à Oenone, Phèdre ne fait que dénouer le silence pour elle-même : elle cherche à recouvrer l’assurance d’elle-même ; elle cherche une identité en s’identifiant à sa faute à travers le regard de l’autre ; mais l’autre n’est que sa confidente : le double d’elle-même, et ne saurait la délivrer de la conscience de la faute, de sa culpabilité.
Le second aveu, qui s’adresse à Hippolyte est involontaire. Une motivation politique est à l’origine de la rencontre ; la démarche est destinée à proposer à Hippolyte la succession de Thésée au trône d’Athènes, afin de préserver l’avenir politique de son fils, en écartant Aricie, l’héritière légitime. Phèdre n’est pas venue pour rompre le silence ; et, comme toutes les héroïnes raciniennes, elle est prise au piège de la passion ; elle se trouve contrainte de « parler » pour séduire, pour surmonter l’obstacle.
Mais, l’obstacle n’est pas différent des autres tragédies : c’est l’indifférence de celui qui en aime une autre : celle que, précisément, le pouvoir paternel ( même au delà de la mort) lui interdit d’épouser. Refusant à la passion de Phèdre toute réciprocité de la part d’Hyppolite, Racine nous ramène dans le schéma classique de la tragédie : la violence de la passion a trouvé son adversaire ; et Phèdre, comme toutes les héroïnes, est prête à tout pour se venger de celui qu’elle ne peut séduire- tout jusqu’à souhaiter sa mort, qui signe l’échec de l’amour.
Aussi, après le retour de Thésée, donne-t-elle son accord à Oenone pour calomnier Hippolyte auprès de son père, sans ignorer que la calomnie peut prononcer l’arrêt de mort d’Hyppolite.
Et, bien davantage, elle accepte ainsi de se disculper. L’angoisse de la faute - le sentiment de culpabilité - est pour ainsi dire relégué : il est relayé par le drame de la passion, dont la fatalité conduit la tragédie à son terme. Thésée, ajoutant foi à la calomnie, lance une imprécation contre son fils, que les dieux exaucent. La mort d’Hippolyte signe l’échec. Le dénouement ne peut être que le suicide de Phèdre, qui effectivement absorbe le poison. Ici la tragédie devrait s’achever par le silence qui envahit la scène, pendant que Phèdre, comme toutes les héroïnes raciniennes, meurt en coulisses.
C’est alors que le coup de théâtre se produit, dont on peut dire qu’il met fin au théâtre, à une tragédie qui n’est que la simulation du tragique.
Tout se passe comme si la fatalité refusait à Phèdre cette mort « en coulisses », à laquelle la tragédie de la passion, comme toutes ses compagnes, la condamne.
Alors qu’elle a déjà absorbé le poison, elle se livre à un troisième aveu en avouant la vérité à Thésée. Pourquoi ce dernier aveu, alors qu’elle s’est donné la mort et sait qu ‘elle va mourir ?
Quelle nécessité intérieure la contraint à cette ultime folie ?
Phèdre ne peut pas mourir avant qu’elle n’ait rompu publiquement le silence . Et, à la différence de toutes les héroïnes de Racine, elle va mourir en scène.
Voilà ce qu’il nous faut comprendre.
Quand, écrit Roland Barthes,« La troisième fois, Phèdre se confesse à publiquement, devant celui qui a fondé la faute, cette dernière confession, est pour ainsi dire purifiée de tout théâtre, sa parole coïncide avec le fait. Phèdre était ce silence même ; dénouer ce silence, c’est mourir…La tragédie est épuisée. »
Remarquons tout d’abord que cet ultime aveu a lieu devant celui qui a fondé la faute, Or, Thésée n’est rien d’autre que celui qui, présent ou absent, représente l’obstacle à la manifestation de l’amour. Mais, comme l’analyse l’a montré, s’il fonde la faute, ce n’est pas parce qu’il incarne l’interdiction de l’Eros comme ferait le pouvoir du Père ( dans la psychanalyse) ; c’est parce que le rapport humain entre deux êtres (que constitue la relation amoureuse) est rendu fondamentalement impossible par le rapport de ces deux êtres avec le pouvoir. Il n’y a faute que parce que ce rapport social, qui est premier, interdit d’avance toute manifestation du rapport humain.
C’est dans la mesure où l’amour ( en tant que rapport humain) est impossible qu’il devient passion -Eros - : L’aliénation sociale, qui interdit la manifestation de l’amour : l’instauration d’un rapport humain entre deux êtres, est vécu par chacun comme aliénation de lui-même par le Désir. Il s’agit d’un véritable phénomène d’inversion, dans la mesure où l’individu s’apparaît comme origine de cette force dont il est victime, où s’exprime la domination des rapports sociaux : Telle est la genèse du sentiment de la faute.
« Cette inversion rejoint un mouvement plus général qui met en place tout l’édifice racinien » :
Ce qui se trouve dissimulé par ce phénomène d’inversion, c’est le contenu du drame humain : le fait de la domination des rapports sociaux, qui, en rendant les individus étrangers les uns aux autres, mettent en question la possibilité des rapports humains, où se nouent des liens entre des individus singuliers. Cette domination prend la forme d’une transcendance, qu’ils découvrent en eux comme une force immanente : la fatalité de la passion est cette forme vide d’une domination, dont le contenu reste masqué.
A partir de ce moment, comme l’écrit Barthes, « le Mal est terrible, à proportion même qu’il est vide ; l’homme souffre d’une forme. C’est ce que Racine exprime très bien quand il dit que pour Phèdre, le crime même est une punition. »
Dès lors, que peut être la tragédie sinon cette construction, vide de tout contenu, où les êtres (incarnés par des personnages) n’ont à proprement parler « rien à faire », sinon à « dire » cette force qu’ils découvrent en eux comme une fatalité. Mais, jusqu’à Phèdre, le langage a une finalité : il prend tour à tour la forme de la séduction ou de l’agression, parce qu’il s’agit de persuader ou de vaincre. Racine a donné un visage à cette forme vide de la domination des rapports sociaux, qui détermine l’aliénation des rapports humains : l’objet de l’amour est en même temps le sujet du pouvoir, qui est « responsable » de l’impasse, où le drame se trouve figé dès l’origine. C’est l’échec de la parole qui conduit au dénouement : le suicide est le dernier chantage. Sous la forme d’un conflit psychologique, ce qui se trouve dissimulé, c’est le secret de la fatalité, qui semble inhérente à la passion.
Dès lors, après la mort « supposée » de celui qui incarne l’interdiction, que découvre Phèdre quand elle se retrouve seule? - rien d’autre sinon qu’elle ne peut dire ce secret. Et Racine s’empresse de lui faire avouer à Oenone, comme à elle-même, pourquoi :- parce que la chose est « inavouable » ! Elle se sent coupable parce qu’elle est criminelle. Et toute la tragédie est construite et se décline sur ce thème, au point que nous avons pu parler d’une tragédie de l’aveu : Phèdre doit avouer son crime pour se délivrer. Mais, on doit se rendre à l’évidence ; aucun aveu ne la délivre, ni la confession à Oenone, ni la déclaration de sa passion à Hippolyte, qui joue le rôle d’un événement « dramatique », puisqu’il engendre la calomnie d’Oenone, provoque la colère du père, la malédiction à l’encontre d’Hyppolite et sa mort. Tout se déroule comme dans une véritable tragédie, selon le même schéma que dans les autres tragédies : l’indifférence d’Hippolyte, puis sa mort entraînent inéluctablement le suicide de Phèdre.
Or, voici la différence : Racine ne réussit à construire sa tragédie, pour « plaire » au spectateur et l’ « émouvoir » ( ce qui est l’objet déclaré de la tragédie) qu’en lui faisant croire à la réalité du crime : Phèdre ne peut avouer son crime et se suicide à la fin que parce qu’elle est coupable.
Mais, elle ne meurt pas ! La tragédie à laquelle nous venons d’assister, n’était qu’une fiction !
Elle ne revient et meurt sur scène devant nous qu’après avoir avoué publiquement, et c’est à nous, aux spectateurs qu’elle s’adresse. Nous voici contraints de revenir en arrière jusqu’au point d’origine de la tragédie : D’où naît chez Phèdre l’angoisse de la faute : sa culpabilité ? Elle n’est pas coupable d’avoir commis un crime : - Quel crime ?
La construction tragique a inversé les choses : elle est coupable de se taire, de se dissimuler et de nous cacher le secret de sa souffrance.
Mais peut-elle nous dévoiler ce secret ? Sa souffrance se confond avec la conscience qu’elle prend d’elle-même ; Barthes note très justement : «la tragédie de Phèdre nous propose une identification de l’intériorité à la culpabilité ».
Est-ce le personnage de Phèdre créé par Racine qui prend conscience de sa culpabilité en prenant conscience de soi ? ou bien est-ce l’examen de conscience de Racine qui lui révèle sa culpabilité ?
Quand Phèdre revient sur scène pour avouer publiquement son crime, alors que le spectacle de la tragédie, par son suicide, est achevé, c’est l’auteur qui s’adresse au public pour lui confier sa culpabilité : n’avoir pu exprimer à travers la construction de ses tragédies le secret du tragique. « La culpabilité objective de Phèdre (l’adultère, l’inceste), note Barthes, est en somme une construction destinée à naturaliser la souffrance du secret, à transformer la forme en contenu »
Quand Phèdre vient mourir en scène, au mépris de toutes les bienséances, ce n’est pas la fin de la tragédie ; c’est le renoncement, l’adieu de Racine à la tragédie, à cet art de plaire, qui masque ce qui constitue sans doute le tragique de l’existence, là où le compromis de la vie sociale se révèle fatal à la vérité des rapports humains.
Toutes les tragédies raciniennes étaient une représentation de l’échec, où l’amour devenait passion pour s’être heurté dès l’origine à une fatalité mystérieuse, et où l’impossibilité de l’amour transformait la vie en une passion inutile.
Phèdre est une représentation de l’échec de la tragédie, où Phèdre ne peut mourir que si l’auteur avoue, par sa voix, que la tragédie n’est qu’un art de la simulation et la mort un phantasme, sauf à rompre publiquement le silence pour découvrir le secret de cette fatalité, où le compromis met en cause tout rapport humain, et le secret de cette angoisse qui met en question le sens de la vie.
Le coup de théâtre de Phèdre ne peut pas avoir de lendemain.
On peut demander à Thierry Maulnier une réflexion sur le silence de Racine.
Le silence de Racine
« Sur le cadavre et l’expiation de Phèdre, Racine a jeté un silence inexorable qui es durera douze années. Elle est la dernière représentante, la dernière sœur des héroïnes raciniennes : Hermione, Bérénice, et Roxane, sans doute parce qu’elle apparaît à son créateur trop attirante, trop charnelle, trop adorable.
On a cherché en vain dans la retraite de Racine l’aboutissement d’un drame secret – désespoir littéraire, exaltation religieuse ou poison –, on a imaginé le tourment mystique dans le moins mystique des hommes… Il met sans déchirement un terme à une carrière littéraire où il n’a pas engagé sa vie même qui lui est apparu moins comme un sacerdoce que comme un métier, un plaisir.
Le Racine des tragédies que l’Église réprouve, le Racine des coulisses et des belles actrices inquiète non seulement le Racine pieu ayant reçu une forte éducation chrétienne mais surtout le Racine bourgeois. Il n’a pas seulement un scrupule religieux mais un scrupule social à l’égard d’une activité assez mal considérée ; il a pour le théâtre les yeux d’une classe un peu mesquine, d’une classe d’officiers, de bénéficiers, de robins, compassés et austères. Il n’est plus convenable pour Racine, la quarantaine venue, de fréquenter les comédiennes… Sa retraite est moins une conversion religieuse qu’une conversion bourgeoise : se marier, être fidèle à sa femme et lui faire des enfants, mener une vie sérieuse et honorable, être en règle avec son confesseur, trouver à la Cour une pension et un emploi, telles sont désormais ses espérances. En rejoignant Port-Royal, il ne mène pas la vie des solitaires, il rentre au contraire dans les cadres d’une société à laquelle il restait un peu étranger. Madame Sévigné disait de lui : « il aime Dieu comme il aimait ses maîtresses. »
Il n’en reste pas moins un homme profondément marqué par son éducation chrétienne et janséniste ; sa conversion peut être bourgeoise et positive, il n’en reste pas moins que l’influence janséniste, après Phèdre, le retrouve et le reconquiert. La religion de la prédestination coïncide en Racine avec la tragédie de la prédestination ; la religion qui voue au malheur notre nature terrestre, coïncide en lui avec la tragédie de la catastrophe. La cruauté tragique et la cruauté janséniste répondent également à la cruauté racinienne. Il ne faut donc point parler à propos de Racine de l’influence de la religion sur une tragédie qui n’est jamais plus païenne que dans Phèdre. Dans le paganisme comme dans le christianisme, Racine se détourne instinctivement de la tragédie humaniste et morale pour aller à celle de la catastrophe et de la prédestination.
Racine retourne au jansénisme du même mouvement qui l’a conduit au fatidique et à l’inexorable. Il retourne à la religion la plus cruelle où un choix immémorial a décidé à l’avance des élus et des réprouvés, où le bien et le mal ne trouvent pas de compensation dans la punition et la récompense, où la responsabilité humaine se rétrécit et s’efface, où une correspondance s’installe entre la catastrophe et le péché. Dans la tragédie de Racine comme dans la tradition janséniste, court un malheur que nulle faute ne justifie et qui résulte d’une nécessité pour ainsi dire gratuite.
Telle est sans doute la raison qui décide pour Racine de son éloignement du théâtre. Ce janséniste n’avait plus qu’à se taire puisque le théâtre de la fatalité dont il était l’auteur préférait l’homme écrasé à la destinée qui l’écrase, ne peignait l’amour et ses crimes que pour les rendre à chaque fois plus attirant et plus humain. Il ne célébrait le triomphe de la nature réprouvée qu’en la montrant dans la faute, la souffrance et la malédiction.
Demandons la conclusion à Roland Barthes :
« Racine est en quelque sorte un auteur impur, baroque pourrait-on dire, où des éléments de tragédie véritable, se mêlent sans aucune harmonie, aux germes déjà très vivaces du théâtre bourgeois. »