Le théatre baroque

 

 

Le baroque et le théâtre

 

 

A) Le Baroque : L’art d’une époque

 

 

Introduction : le paradoxe

 

Ce qu’on a appelé le Baroque prend naissance à la fin du XVIème siècle, recouvre tout le XVIIème siècle pour s’étendre jusqu’au milieu du XVIIIème siècle.

Le Baroque se présente d’abord comme une sorte d’envahissement de la société par la fête : tous les jardins, les châteaux et les églises d’Europe sont envahis de cavaliers et de danseurs qui parcourent les rues. Du sol et des murs jaillissent fontaines et cascades. Les bergers et les nymphes dansent dans les jardins. La nuit se transforme en un jour artificiel. Des masques errent de toute part. L’air est fécondé par la musique : pour l’office divin, pour la table, pour la danse et pour le jeu. Toute la vie semble métamorphosée en une fête permanente.

 

En Europe, les cours sont saisies d’un vertige. Le foyer prend naissance en Bourgogne, s’étend à l’Italie de la Renaissance, envahit l’Espagne de Philippe IV et saisit la cour impériale de Vienne. En France, toute la Cour se rassemble autour du Roi Soleil. C’est d’ici que se répand sur l’Europe le phénomène de la fête : de Varsovie à Stockholm ou St-Petersbourg, toutes les cours d’Europe gravitent autour de l’éclat du Roi Soleil. A Versailles c’est à peine si les artisans, les peintres et les décorateurs ont le temps de démonter un décor pour en élever un autre.

Mais ce ne sont pas seulement les artisans qui sont mobilisés pour créer cette fête permanente : les premiers artistes de chaque pays, Lully ou Le Brun, Racine et Molière, Quinault ou Benserade travaillent pour les fêtes de Versailles. Ailleurs, ce sont des artistes comme Rubens et Le Bernin, Velázquez et Calderon, Boucher, ou Goethe à Weimar.

Les fêtes duraient des jours et des nuits et constituaient, toutes formes d’art confondues, une « gigantesque œuvre d’art ». L’opéra, le ballet et les feux d’artifice connurent un brillant essor. Les salles de fêtes, décorées de sujets mythologiques, les jardins et les plans d’eau, des machineries et autres trucages produisaient continuellement des changements de décor, et offraient au spectacle des coulisses idéales. Parfois la fête descendait dans la rue : à l’occasion de cérémonies officielles, de fêtes religieuses, les villes – opprimées le reste du temps – s’ornaient d’éphémères architectures de bois et de décors en tous genres. Ici aussi, le théâtre avait sa place : des troupes de comédiens débitaient leurs gauloiseries et rayonnaient sur ce petit monde qui représentait l’envers de la Cour.

 

Dans l’univers de la Cour, toute pièce est salle de fête ; toute période de l’année est période de fête. La vie de la Cour elle-même n’est qu’une fête. Rien n’existe hors de la fête, ni le quotidien, ni le travail, rien sinon le temps vide et l’ennui : tout se passe comme si l’ « horror vacui » (l’horreur du vide) avait engendré la fête de cour, comme si la chasse au plaisir n’était qu’une évasion hors de l’ennui.

Tout porte à croire que le Baroque n’a été qu’une époque heureuse. Or, si l’on écarte le luxe et la pompe dont il couvre sa nudité, on se trouve devant un sombre fond d’angoisse, de haine et de souffrances universelles.

Le grand mouvement optimiste et conquérant de la Renaissance a fait place au scepticisme, à la lassitude, à la mélancolie qui ne sont que les signes avant-coureurs de convulsions plus violentes : un monde ébranlé par les conflits, les affrontements et les guerres de religions.

Partout, des prédicateurs surgissent, ascètes aux yeux fiévreux ; et le thème de leur prêche : « Memento mori » (souviens-toi que tu es mortel) devient le mot d’ordre d’une société tourmentée, taraudée par l’angoisse d’exister. Pour ces prédicateurs, le monde est une puanteur, toute vie est pourriture, les sens sont les porteurs de la tentation. Partout, le Malin nous guette.

C’est l’éruption de ce pessimisme, ennemi du monde et des sens, qui sépare la Renaissance de l’âge baroque.

 

Comment comprendre le lien entre ce pessimisme profond, cette angoisse de vivre, et la fête, le faste et le luxe qui envahissent toute la société ?

 

 

I. Le rôle de l’Église

 

Au XVIème siècle, l’Église catholique était devenue immensément riche. Le luxe qui régnait à la cour papale, alors que le peuple vivait dans la pauvreté, indignait les réformistes protestants.

C’est alors que le Saint-Siège, pour lutter contre les pratiques austères des disciples de Luther, décida d’utiliser sa richesse pour construire églises, monuments et palais.

En matière d’architecture, la Papauté poursuivait un but avoué : il s’agissait d’illustrer l’ « auctorictas ecclésiae » par des édifices de vaste dimension qui puissent rivaliser avec les monuments de l’Antiquité, voire les surpasser. Dans le même temps, des spectacles grandioses devaient conforter dans leur foi les indécis et les ramener au sein de l’Église. C’est ainsi que l’on ouvrit l’un des plus grands chantiers, celui de l’aménagement de la Place Saint-Pierre, conçu par l’architecte Le Bernin, pour ramener les hérétiques dans le giron de l’Église et révéler la vraie foi aux incroyants.

Telle fut la politique définie par le Concile de Trente et la Contre-réforme.

Cette politique s’exprime dans une idéologie qui constitue le véritable sens du Baroque.

 

 

II. Le théâtre symbolise le monde

 

En même temps que les arts plastiques, les arts de la scène cherchent à impressionner l’homme de la rue : ils véhiculent un message idéologique. Le théâtre est le symbole parfait du monde.

La métaphore du « théâtre du monde » parcourt toute la période baroque depuis la fin du XVIème siècle jusqu’au milieu du XVIIIème siècle.

Le monde est un théâtre ; la vie est un rêve : telle est la double antienne de cette nouvelle vision du monde.

Dans son « Grand Théâtre du Monde », Calderon illustre cette vision : au cours de la pièce, le Monde remet à chaque acteur, depuis le Roi jusqu’au Mendiant, les attributs de son rang. Les personnages entrent en scène par la porte du Berceau et la quitte par la porte de la Tombe. Au moment de sortir, ils doivent remettre leurs « Insignes » et rendre compte du rôle qu’ils ont joué. C’est le moment dramatique où prennent place les « illusions » et les « désillusions ». Chez Calderon, seuls le Mendiant et la Prudence, parce qu’ils n’ont pas succombé aux intrigues de la Cour et de la Vanité, parce que seuls ils ont compris la leçon morale de la pièce, échapperont à la Damnation. Lorsque le rideau tombe, il ne reste plus sur la scène que « les quatre dernières choses » : la Mort, le Jugement, le Ciel et l’Enfer.

C’est cette allégorie qui fournit le Concetto des œuvres d’art les plus émouvantes.

 

 

III. Le sens du Baroque et la vertu du théâtre

 

1) Le sens du Baroque

 

Quelle est la portée de cette idéologie qui nous présente le monde comme un théâtre et la vie comme une illusion ? Que signifie l’allégorie développée par Calderon dans « Le Grand Théâtre du Monde » ?

Dieu monte un spectacle pour lui-même et pour sa Cour Céleste : la scène représente le Monde ; les acteurs sont les Hommes. Et, la pièce interprétée est la vie. A la fin du spectacle, la Mort engage les acteurs à quitter la scène. C’est alors que Dieu, régisseur du spectacle, procède au Jugement et il invite au banquet céleste ceux parmi les hommes qui ont bien tenu leur rôle.

Autrement dit, si le monde est un théâtre, c’est que le vrai royaume est ailleurs. Et si la vie est une illusion, c’est qu’il existe une vérité transcendante. Le véritable enjeu de tous les drames qui se jouent sur la scène du Monde, c’est le salut éternel.

 

 

2) La vertu du théâtre

 

Nous sommes en mesure maintenant de poser la question : pourquoi cette époque qui a renié, comme aucune autre ne l’a fait, les sens et les plaisirs qu’ils procurent, a-t-elle voué un culte à l’art du théâtre qui séduit les sens comme aucun autre ne peut le faire ; pourquoi a-t-elle expulsé de la réalité la beauté du monde pour la ressusciter sur la scène en la transfigurant ?

Aucun art mieux que le théâtre ne peut illustrer le thème de l’éphémère : on édifie des palais, des temples ; des armées s’affrontent ; les éléments se déchaînent ; le destin des Empires se joue aux dés. Mais leur roi n’est en vérité qu’un comédien déguisé, le palais un décor en trompe-l’œil, les éclairs des effets de lumière, les personnages de simples Reflets : des masques.

Le théâtre est bien ainsi le symbole de ce qu’est le monde pour la sensibilité baroque.

Pourquoi faire appel au théâtre pour dénoncer l’illusion alors qu’il est la pire illusion, dont la séduction est éminemment condamnable ?

C’est qu’il existe une différence entre l’illusion du monde et l’illusion du théâtre : ce qui rend l’illusion du monde si dangereuse et si condamnable, c’est qu’elle se trompe sur sa propre tromperie, c’est qu’elle se prétend réalité et qu’on va jusqu’à la croire. Le théâtre, au contraire, se sait illusion et ne s’en cache pas. Il ne veut pas être autre chose que la mise en scène de l’illusion.

En représentant l’illusion comme une réalité, il dénonce la réalité qu’il représente comme une illusion.

Comme l’illustrera le théâtre de Jean Genet, le théâtre est une fête, une cérémonie : tout y est anobli et transfiguré, jusqu’aux personnages les plus médiocres et les plus dérisoires, figés dans leurs rôles.

Le spectacle se dénonçant lui-même comme illusion, ce qu’il célèbre à la fin du compte, c’est ce « rien », ce néant, en quoi consiste notre vie et notre monde.

 

 

Seules les époques qui ont dépouillé le monde de toute valeur et qui ont découvert la vie comme une illusion ont pu donner au théâtre cette dimension métaphysique.

 

 

 

B) Le Baroque : une révolution du théâtre

 

 

Cette prise de conscience du monde comme un théâtre et de la vie comme une illusion oblige les dramaturges à s’interroger sur la théâtralité : si le théâtre doit faire prendre conscience aux spectateurs de l’illusion du réel, ne faut-il pas qu’au lieu de donner l’illusion de la vie et de la réalité, il se dénonce lui-même aux spectateurs comme illusion ?

 

 

I. Le théâtre du XVIIème siècle

 

Tous les dramaturges du XVIIème siècle : Shakespeare, Calderon, Rotrou, Molière et Corneille ont découvert ce que l’on appellera plus tard la mise en abîme en insérant un théâtre dans le théâtre.

 

Dès 1600, Shakespeare, dans « Hamlet », insère une pièce secondaire qui reproduit l’action principale : Hamlet faisant jouer devant le Roi et la Reine une pièce leur montrant leur propre crime, veut lire sur leur visage la preuve de leur culpabilité. Le Roi qui ne peut supporter le spectacle interrompt brutalement la représentation.

Il n’y a précisément tragédie que parce qu’on ne peut pas confondre la vie avec sa représentation. Mais le meurtre accompli par Hamlet n’est-il pas seulement la simple tentative de se prouver à lui-même que la vie n’est pas une simple illusion ?

 

Corneille fait de cette confusion entre la vie et la représentation le sujet de « L’Illusion Comique ». Dans cette pièce de 1636 qu’il qualifie d’étrange monstre, il insère, à la manière baroque, une tragédie dans une comédie. Dans une grotte, un magicien consulté par un père au désespoir, qui est sans nouvelles de son fils Clindor, donne un coup de baguette magique et tire un rideau pour lui montrer les mésaventures de ce fils. Dans les trois actes suivants, le père et le magicien regardent les « fantômes vains » de Clindor et d’Isabelle, dont le jeune homme est passionnément épris. Le cinquième acte est une tragédie : Isabelle et Clindor, étant devenus des comédiens sans qu’on le sache, représentent une histoire qui n’est pas sans rapport avec la leur, mais où Clindor, dans son rôle d’emprunt, meurt sur scène, poignardé. Le père désespéré est prêt à mourir. Mais le magicien lui révèle l’envers du décor et lui apprend que cette tragédie qu’il a cru vraie, n’était qu’une comédie.

 

 

II. Le théâtre contemporain

 

Dans une société mal remise du cauchemar de la Grande Guerre, où, dans le Paris des « Années folles », une bourgeoise privilégiée cherche à s’évader dans l’ivresse des plaisirs et du jeu, sans pouvoir nier la réalité, la réflexion des hommes de culture – écrivains et artistes – développe une interrogation « métaphysique » sur le rapport du rêve et de la réalité, sur les frontières entre l’illusion et la vie, où se joue le sens de l’existence, où se trouve mise en cause l’identité personnelle à travers la conscience de soi.

 

 

Pirandello

 

On peut considérer l’année 1922 comme une année symbolique : c’est l’entrée de Pirandello sur la scène parisienne, avec la représentation de la Volupté de l’honneur.

La deuxième pièce de Pirandello, Six personnages en quête d’auteurs, donne le ton : c’est le théâtre à l’intérieur du théâtre. Il s’agit de montrer que la comédie est plus vraie que la vie car elle permet à chacun d’être ce qu’il est en endossant un personnage, en jouant un rôle. Dans la vie, en dehors des rôles que l’on joue, peut-on dire qui l’on est ? Mais, en même temps, on ne parvient jamais à s’identifier au rôle que l’on joue, on ne fait que faire semblant.

Il en va tout autrement au théâtre : « Qu’est-ce qu’une scène ? dit l’un des personnages de Pirandello – tu vois bien… c’est un endroit où on joue à jouer pour de vrai. On joue la comédie des six personnages. »

avant mieux qu’avant, La vie que je t’ai donné, L’homme, La bête et la vertu, Comme tu me veux, Ce soir on improvise.

 

Les thèmes

 

Le premier thème de Pirandello est celui de la supériorité de la comédie sur la vie : le théâtre est plus vrai que l’existence, l’art plus vrai que la vie ; la vérité de l’art l’emporte sur les apparences du réel et la réalité du jeu sur l’illusion du vécu.

Dans Ce soir on improvise, un personnage exprime ce point de vue :

« La vie est en fait moins réelle que l’art…cette vie esclave d’une illusion après l’autre, sans cesse contrariée, déformée, trahie par l’événement, par les autres hommes ou par notre propre faiblesse, cette vie .. s’efface et disparaît avec nous dans l’éternité… »

 

L’art au contraire cherche à faire de la vie, en l’immobilisant dans des êtres imaginaires, la vie véritable. Le directeur des Six personnages s’écrie en s’adressant à ses acteurs : « Mais oui, parfaitement, vous faites vivre des êtres vivants, plus vivants que bien des êtres qui respirent et figurent sur le registre d’état civil ! Des être moins vrais peut-être mais moins réels. »

 

Ce thème du monde identifié à un théâtre n’est pas propre à Pirandello ; il est caractéristique de tout l’art baroque. Mais ce thème chez Pirandello revêt une toute autre valeur 

 

Le deuxième thème que Pirandello retient est un aspect particulier du premier thème: celui de la comédie que se donnent involontairement ou non les personnages.: il y a une tension tragique entre la comédie du personnage et sa vie. Si les héros pirandelliens jouent un rôle, c’est qu’ils y sont contraints ; c’est sous la pression et le regard des autres que le héros devient un personnage et c’est pour leur échapper qu’il fait semblant d’être ce que les autres veulent qu’il soit. Mais, jamais il ne trouve de refuge dans le personnage qu’il joue, jamais il ne résout la contradiction entre ce qu’il paraît et ce qu’il est.

 

Le troisième thème de Pirandello rend compte de cette tension tragique qu’incarne le héros : l’incertitude de la personnalité. Si l’on ne peut s’identifier au personnage que l’on est contraint de jouer, c’est parce que, contrairement à la conscience que l’on prend d’être un individu un (unique, singulier), on ne possède aucune identité, aucune personnalité. « Chacun de nous – dit un personnage, a conscience d’être un alors qu’il est cent, qu’il est mille, qu’il est autant de fois un qu’il a de possibilités en lui. »

 

Le quatrième thème est une réflexion métaphysique

Chacun joue un rôle et c’est en acceptant son rôle qu’il peut devenir lui-même ; mais ce rôle lui colle à la peau. Sans doute parce qu’on ne peut être soi-même qu’en s’identifiant à un autre.

Il n’y a pas d’issue à ce conflit entre le personnage et les autres : c’est « un tragique conflit immanent entre la vie qui continuellement coule et change et la forme qui la fixe, immuable. »

 

Ce que Pirandello met en scène, ce n’est pas le drame lui-même, le drame réel par lequel l’individu prendrait conscience de son aliénation, qu’on la comprenne comme la marque de la condition humaine à la façon de Sartre ou qu’on l’éclaire comme la dimension historique de l’individualité. C’est en réalité le drame réfléchi dans la conscience d’un personnage. Son théâtre est une tragédie (ou une comédie) de la réflexion. La distance qui le sépare de lui-même n’est pas l’occasion d’une prise de conscience par l’individu de sa condition : elle ne fait que brouiller les cartes et multiplier à l’infini le drame dans le jeu de miroirs d’une conscience qui se regarde elle-même.

 

 

Jean Genet

 

A la base de l’œuvre et de la vie même de Genet, il y a une expérience que nous pouvons dire proprement théâtrale. Ce passage du Journal du voleur en fait foi : « Le mécanisme en était à peu près celui-ci (depuis lors je l’utilisais) : à chaque accusation portée contre moi, fût-elle injuste, du fond du cœur je répondais oui. A peine avais-je prononcé ce mot – ou la phrase qui le signifiait – en moi-même je sentais le besoin de devenir ce qu’on m’avait accusé d’être. »

Le théâtre est une maison d’illusions où l’on devient ce que tous les autres veulent que l’on soit : un lieu parfaitement ordonné où le paraître et l’être, le personnage et le rôle ne font qu’un.

 

C’est dans le théâtre de Genet que se trouve mise en cause la notion même de personnage : le personnage c’est « nous-mêmes » que Genet nous présente sur la scène avec nos masques.

Loin d’être des individus, les personnages apparaissent comme des figures allégoriques comme des rôles ; Jean Genet les nomme des « Images » ou des « Reflets ».

Ils ne sont que ce que nous voulons qu’ils soient. Genet nous montre sur la scène, non pas des hommes tels qu’ils sont ou tels qu’ils devraient être, mais tels que nous autres, spectateurs, les soupçonnons et les accusons d’être.

Ni ses Bonnes, ni ses Nègres ne sont véritablement des domestiques ou des noirs : ils sont des bonnes telles que les rêvent et les craignent leurs patronnes, des nègres tels que, blancs et tous plus ou moins racistes, nous les imaginons. (Genet le stipule nettement : c’est afin qu’elle soi jouée devant les blancs et pour eux qu’il a écrit Les Nègres.)

Dans le monde des morts des « Paravents », les morts ne sont que des faux morts : ils n’ont pas succombé à une mort physiologique réelle. Ils sont plutôt devenus leurs propres Images. La mort n’a été pour eux qu’une manière de se réaliser comme Reflets.

Dans Le Balcon, il ne faut pas s’imaginer que le Général, le Juge, le Chef de la police, ni même Madame Irma, la tenancière du bordel, sont des types sociaux : c’est nous qui transformons les individus – des hommes comme les autres – en personnages, parce que nous ne pouvons pas vivre autrement qu’en habillant les êtres d’un vêtement d’emprunt.

Le monde où nous vivons n’est qu’un immense théâtre, parce que nous ne pouvons pas vivre autrement que dans l’illusion.

 

Les scènes auxquelles nous assistons ne sont que les représentations que nous nous donnons chaque jour à nous-mêmes : des phantasmes qui tiennent lieu de réalité :

Les bonnes commencent par une scène de déshabillage où Solange en petite robe noire de domestique aide Claire, dévêtue, à se parer. Chaque soir les deux sœurs s’enferment dans une sorte de délire où elles jouent une étrange cérémonie : l’une devient Madame en revêtant ses robes tandis que l’autre prend le rôle de sa sœur et le rituel consiste à jouer le meurtre de la patronne.

Ce sont les bonnes telles que nous nous les représentons dans une scène qui est conforme à l’idée que nous nous faisons de la haine qu’elles portent à leur patronne.

Dans Les Nègres le viol auquel nous assistons n’est qu’un phantasme raciste, mais, précisément, ce n’est pas un phantasme, parce que la réalité se confond pour nous avec cette représentation

Dans Le Balcon, dont on ne sait s’il est un bordel ou un théâtre, tenu par Madame Irma, chaque client se déguise, endossant avec l’habit un rôle imaginaire, l’Evêque, le Juge, le Général, le Clochard, pendant que les filles se prêtent à l’exécution de leurs fantasmes pervers.

Mais les phantasmes que satisfont les personnages, ce sont les nôtres !

 

Le théâtre est une fête, une cérémonie : il ne fait que célébrer ce qui est notre monde et notre vie même. Parce que notre vie et notre monde ne sont rien d’autre que ce théâtre, seul le théâtre peut célébrer ce « rien ».

Genet écrit à propos du Balcon : « Les pièces, habituellement, dit-on, aurait un sens, pas celle-ci. Elle n’est que la célébration de rien. »

 

La célébration de l’illusion soulève la question de la réalité : N’y a-t-il pas autre chose que « rien » ?

A cette question la religion répond par la foi ; et, dans toutes les manifestations du « baroque », jusqu’au monde contemporain, la dénonciation du monde comme un théâtre par le moyen de la fête renvoie à une vérité qui est au delà du monde : transcendante.

 

Dans le théâtre de Genet la cérémonie théâtrale cache et révèle à la fois l’essentiel : l’activité des hommes, leur lutte concrète, la négation qu’ils opposent à la société, sinon à la nature.

Dans Les Nègres, par exemple, tandis que sur la scène se joue la mise à mort imaginaire d’une Blanche qui n’est en fait qu’un Noir travesti par des noirs devenus des Nègres (« Que les Nègres se nègrent. ») derrière la plateau, loin dans les coulisses, plus loin encore, se passe l’action vraie : l’exécution d’un Noir coupable d’avoir pactisé avec les Blancs :

Dans le Balcon, pendant que tout le monde est prisonnier de la Maison d’illusion, la révolte gronde à l’extérieur, qui peut seule mettre fin à la mascarade.

 

Le théâtre n’était  là que pour la « parade ». Ce qui change, ce qui se produit réellement est hors de notre atteinte. Sur la scène, les Noirs-Nègres sont condamnés à la répétition infinie : « Nous sommes ce qu’on veut que nous soyons, nous le serons jusqu’au bout absurdement », alors qu’ailleurs, autre part, quelque chose a lieu : non seulement un exécution réelle, mais encore un avènement : « Alors qu’un tribunal condamnait celui qui vient d’être exécuté, un congrès en acclamait un autre. Il est en route. Il va là-bas organiser et continuer la lutte » - une lutte qui, nous précise-t-on, atteindra les Blancs dans leurs « personnes de chair et d’os ».

La réalité existe : la lutte des Noirs pour leur émancipation, à ce point qu’un jour les Blancs seront atteints dans leur chair.

Mais cette réalité, elle n’existe pas pour nous, elle est hors de notre atteinte, elle nous est définitivement, radicalement dissimulée, parce que nous avons figé la réalité comme un théâtre. Ce que le théâtre doit nous révéler, c’est que notre vie n’est qu’un théâtre, une parade. Mais, en même temps, cette aliénation interdit toute prise de conscience. Tout se passe comme si nous étions condamnés au théâtre, à l’illusion.

 

L’œuvre dramatique de Genet est le produit d’un combat sans merci avec le théâtre. D’abord Genet consent au théâtre, il abonde dans son sens, il renchérit sur sa facticité. La scène devient le lieu d’une cérémonie où le jeu social se trouve exalté dans ses plus fragiles apparences. Tout est ennobli et transfiguré, jusqu’aux personnages les plus médiocres ou les plus dérisoires, figés dans leurs rôles. Alors règne sans partage « l’esthétique de la scène ».

Mais ce jeu ne sécrète pas sa propre vérité. Poussé jusqu’à son terme, jusqu’à l’absurde, il se détruit lui-même et nous découvre son néant. Les Images montrent leur envers – noir comme la destruction et la mort.

C’est qu’il fallait prendre les spectateurs au piège. Il fallait leur donner cette fête où, promus à la dignité de figures allégoriques, ils se gavent de leurs propres reflets pour que, à la fin, ils recouvrent leur lucidité et se voient eux-mêmes, sans masque ni déguisement – peut-être pour qu’ils reconnaissent, dans leur vie même, la mort au travail.

Ici, Genet ne se sert du théâtre, c’est-à-dire du moyen le plus noble par lequel notre société se donne à elle–même en spectacle, que pour mieux le détruire et s’en prendre au bout du compte, par la voie du spectacle, à la société qui a besoin de tels spectacles.

 

 

 

II. Une œuvre baroque : « La vie est un songe » de Calderon

 

Sans aucun doute Sigismond est une figure mythique que Calderon propose aux hommes de son temps pour les éclairer sur l’énigme de leur condition et leur indiquer la voie qui leur permettra de faire face à leur destin.

Eclairer l’énigme de leur condition, c’est découvrir ce qui fait leur malheur : pourquoi ils sont victimes de leurs passions, qui les conduisent à toutes les violences dont les manifestations constituent ce monde où nous vivons.

Or la source de leur malheur réside dans le fait qu’ils sont prisonniers de ce monde, de cette vie et de leur personnage, attachés par des chaînes irréelles, parce qu’ils sont incapables de comprendre que ce monde, cette vie et le rôle qu’ils y jouent ne sont qu’illusion.

Dès lors le chemin vers la vraie vie – d’une certaine façon la libération de l’homme - passe par la victoire sur l’illusion.

 

1) L’obstacle

 

L’obstacle vient de ce que tout le monde croit que la destinée est écrite, de sorte que chacun, victime de sa nature, est prisonnier de son destin. Si Sigismond a été enfermé par son père en une prison, c’est que celui-ci croyait à la prédiction, c’est à dire à la prédestination. En enfermant son fils, son père se fait complice du destin.

La prison est le symbole de cette croyance qui rend chacun prisonnier de sa vie et de lui-même. Quant à Sigismond, il se croit réellement en prison.

Mais, Sigismond n’est pas le seul prisonnier.

Son père, le roi Basyle, malgré son intelligence, sa science et sa sagesse de vieillard, est prisonnier de son rôle de souverain, persuadé que, par la Fortune, il a tout pouvoir, sur son peuple, comme sur son fils.

Clothalde, gouverneur de la prison, se confond avec son rôle, qui fait de lui le représentant et le soutien inconditionnel du pouvoir, à tel point qu’il se dissimule à lui-même, tout autant qu’aux autres son passé : son amour pour Violante, son abandon, et la naissance de son enfant, - à tel point qu’il refoule l’émotion qu’il éprouve quand il reconnaît l’épée portée par Rosaure, qui lui révèle la filiation.

Astolphe, bien qu’il joue un rôle plus effacé, est persuadé de la grandeur que lui confère son titre de noblesse, et du respect qui lui est du : il méprise Rosaure qu’il a trahie, et courtise par ambition sa cousine Etoile, avec des propos et des galanteries où percent à la fois sa vanité et sa concupiscence.

2) Comment échapper à la prison ?

 

Comment découvrir que cette vie, que l’on prend pour la vraie vie, n’est qu’un songe ? Comment peut-on échapper à l’illusion ?

La solution est celle de tout roman chevaleresque/ - par une mise à l’épreuve.

C’est bien le projet du roi Basyle, quand, après avoir prévenu la Cour du sort qu’il avait réservé à son fils, - et des raisons qui l’avaient motivé- il décide de faire administrer à Sigismond un soporifique pour qu’il se retrouve à son réveil dans le lit et le rôle du Prince, reconnu par tous comme l’héritier du royaume : La question est de savoir si, en changeant de rôle, sa nature passionnée, violente se trouve transformée : le mettre à l’épreuve pour savoir si, libéré de sa prison, il est capable de se maîtriser.

Mais l’expérience de la liberté met à jour sa nature violente et laisse libre cours à ses instincts : il se prend au premier regard d’un amour effréné pour Etoile ; il manifeste sa rancune contre son ancien géolier, il méprise les courtisans et cherche querelle à Astolphe jusqu’à vouloir le tuer.

Là où le changement de rôle devrait le libérer, il est victime de l’humaine condition, par quoi tout homme est prisonnier de sa nature.

Basyle en conclut que la prédiction était juste, manifestant un scepticisme radical, voire un pessimisme quant à la possibilité de changer la condition humaine.

Pour la seconde fois, il fait administrer un narcotique à Sigismond pour qu’il se retrouve dans sa prison, persuadé qu’il a vécu un rêve.

 

3) On ne sort pas du rêve

 

Il faut se demander pourquoi la mise à l’épreuve de Sigismond par Basyle a échoué.

Elle ne pouvait réussir, parce qu’en usant d’un soporifique, - loin de provoquer une prise de conscience chez son fils, Bazyle lui faisait endosser un nouveau rôle, l’emprisonnant dans un nouveau songe.

Voici la question dramatiquement posée : Est-ce le séjour de Sigismond en prison qui était la vraie vie ou sa nouvelle vie de Prince ? Le palais n’est qu’une autre prison, parce que l’une et l’autre vies sont illusion.

Sigismond a oublié qui il était le moment d’avant : ce passage d’une vie à l’autre est comme une mort. N’est-ce pas dire que seule la mort à la fin du compte, en nous délivrant de la vie, nous libère de l’illusion ?

 

Cependant, passant d’un rêve à l’autre, Sigismond a pris conscience du destin : de la fatalité qui nous enchaîne à notre nature : «  Je sais que je suis un mélange d’homme et de fauve » Il reconnaît ainsi en lui une double nature : si l’homme est une bête, il est pourtant un homme, c’est à dire un être en qui l’esprit d’une certaine façon, s’est incarné.

Cette prise de conscience prélude à sa transformation et la rend possible : Peut-être l’inconstante Fortune, l’inévitable enchaînement des causes, le plus cruel destin ne peuvent éteindre le libre arbitre de l’homme.

 

 

4) Le réveil de Sigismond :

 

Il est intéressant de remarquer les circonstances qui vont mettre Sigismond sur le chemin de sa transformation, - et cela d’autant plus que nous retrouvons ce même élément dans le théâtre baroque, aussi bien celui de Shakespeare que celui de Jean Genet.

Après que Sigismond, se retrouvant dans sa prison, a pris conscience que la double nature de l’homme laisait place à une liberté capable de s’élever contre le destin, c’est un événement extérieur qui va provoquer son réveil. Cet événement, c’est l’arrivée d’une troupe de révoltés qui vient offrir au Prince sa liberté en lui demandant de prendre la tête de la révolte. Sigismond hésite : N’est-il pas encore une fois la proie d’un songe ?

C’est alors que Clothalde refuse de prendre le parti des mutins. Sigismond le renvoie sans se mettre en colère, dominant pour la première fois ses instincts. C’est sans doute parce que, pour la première fois, il a réussi à se maîtriser qu’il sort du songe et accepte de prendre la tête de la Révolte.

Il nous semble que dans tout le théâtre baroque, le héros ou les personnages, victimes de l’illusion, ne peuvent échapper par eux-même à cette vie qui est un songe. Dans le théâtre de Shakespeare, c’est seulement en commettant le meurtre qu’Hamlet cherche à résoudre la double interrogation qui le hante : concernant son existence « être ou ne pas être ? » ; concernant le monde : « la vie est-elle un songe ? »

Dans le théâtre de Genet les personnages : le Général, le Juge, l’Évêque, ne peuvent échapper à la Maison d’illusion ; et seule la révolte qui gronde à l’extérieur laisse espérer la fin de l’illusion.

 

 

5) Le chemin de la vraie vie :

 

C’est à partir cet événement extérieur que l’on va assister chez Sigismond à cette transformation de son être qui le mènera à la liberté. Il a dominé ses instincts une première fois en réprimant sa colère contre Clothalde qui refusait de se joindre aux mutins. Maintenant, quand Rosaure vient se mettre sous sa protection et se joindre à la révolte pour défendre son honneur, Sigismond, qui .une fois encore est tombé follement amoureux, -tenté d’abord d’abuser d’elle, pour la seconde fois, se domine et part au combat.

La bataille tourne à l’avantage de la Révolte ; Basyle, Clothalde, Astolphe battent en retraite. Sigismond se lance à leur poursuite : - Va-t-il se venger ? Quand son père se prosterne à ses pieds, il lui pardonne, dominant pour la troisième fois sa nature.

Enfin, c’est son dernier triomphe : après la victoire, malgré son amour pour Rosaure et son ressentiment contre Astolphe, il les unit par les liens sacrés du mariage, pour que tout rentre dans l’ordre, pour que soit restaurée l’harmonie du monde.

Lui-même, héritier du trône, respectant l’ordre des choses, il fera épouser l’infante Étoile à Astolphe.

Ses triomphes successifs sur lui-même, par lesquels le héros montre qu’il est capable de dominer son destin, font de lui un souverain légitime, qui non seulement a mérité de tenir ce rôle sans être victime de l’illusion du pouvoir, mais encore a atteint la sagesse par laquelle se réalise la liberté de l’homme.

 

 

 

 

 

 

 

Commentaire de texte (vers 2187 à 2293)

 

 

 

Situation du passage

 

Le passage se situe à un moment essentiel de la pièce que nous pourrions appeler « le réveil de Sigismond » :

Après l’administration d’un premier soporifique qui lui a fait oublier sa situation de prisonnier pour se retrouver dans le rôle et la situation du Prince, - après l’échec de la mise à l’épreuve que lui a fait subir son père, - l’administration d’un second soporifique est destinée à le ramener dans sa situation de prisonnier en lui faisant croire que sa vie de Prince n’était qu’un songe.

En le faisant réveiller par Clothalde, son père escompte bien que sa vie de Prince va lui apparaître comme un rêve et qu’il va retrouver sa vie de prisonnier comme la réalité : comme la vraie vie.

Mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Pour Sigismond ce passage d’une vie à l’autre ( d’un rôle à un autre) est le moment du doute.

Le sens général du texte, c’est une double interrogation :

 

- Sigismond s’interroge d’abord sur son identité : ce prisonnier, est-ce bien moi ?

-il s’interroge en même temps sur la réalité : ce que je viens de vivre était-ce un rêve , ou bien n’est-ce pas maintenant que, encore endormi, je suis en train de rêver ?

 

Les Thèmes

 

Le premier thème est l’interrogation de Sigismond sur son identité. Lorsqu’on s’éveille, le monde du rêve où ma situation définissait mon identité, se trouve d’un seul coup annihilé. Nous nous trouvons dans la même situation qui conduit Descartes au cogito : Après avoir mis en doute la réalité du monde, il me reste la conscience immédiate que je prends de mon existence : le cogito (cogito ergo sum j’ai conscience de moi donc je suis). Mais alors surgit la question que Descartes lui-même pose : Qui suis-je ?

C’est l’interrogation de Sigismond : Est-ce moi ce prisonnier chargé de chaînes ? Sigismond précise : est-ce « cet état », c’est à dire ma situation qui me permet de dire qui je suis ? Quand je passe d’une identité à une autre (d’une personnalité à une autre) comment puis-je dire que je suis « le même » : Ce passage est comme une mort ; et Sigismond le ressent bien ainsi en se demandant si sa prison n’est pas un sépulcre. Et voilà pourquoi, appréhendant ce passage d’une vie à une autre comme une mort, il s’écrie « Dieu me protège ! »

 

 

L’intervention de Clothalde, essayant sur les instructions du Roi de persuader Sigismond qu’il a rêvé, fait naître la seconde interrogation de Sigismond qui introduit notre second thème qui est essentiel puisqu’il est le sens même de cette pièce.

Voici l’expression du doute : Les choses que je perçois maintenant comme existantes, comme réelles, ne sont-elles pas un songe, puisque dans mon rêve les choses m’apparaissaient de la même façon « solides et sûres ». Peut-être suis-je en train de dormir lorsque je m’imagine être éveillé : présent dans le monde réel. On ne peut mieux éclairer ce doute exprimé par Sigismond que par le texte de Descartes qui emploie précisément l’argument du rêve pour mettre en doute la réalité du monde extérieur. : « Combien de fois m’est-il arrivé de songer la nuit que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu quoi que je fusse tout nu dans mon lit » Et Descartes poursuit : « Il me semble bien à présent que ce n’est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier… et que c’est de propos délibéré que j’étends cette main et que je la sens (et je suis près à considérer que je ne rêve point.) Mais en y pensant soigneusement, je me souviens d’avoir été souvent trompé lorsque je dormais par de semblables illusions » Et Descartes en conclut : « Il n’y a point de marques certaines (qui permettent de distinguer nettement la veille d’avec le sommeil… J’en suis tout étonné et cet étonnement est près de me persuader que je dors.) »

C’est exactement ce qu’explique Sigismond : Tout ce que je perçois : ces chaînes, les murs de la prison et moi-même entre ces murs, ne prouvent pas que je suis dans la réalité puisque ces mêmes choses je les vois et les éprouve en rêve. Sigismond exprime ce thème sous une forme paradoxale :

« Aussi n’est-il pas étonnant,

captif de nouveau

si je vois (ces choses) quand je dors

que je suis en train de songer (de rêver) tout en étant éveillé. »

 

 

 

S’il on veut découvrir le troisième thème, il faut revenir maintenant sur le discours que tient Clothalde à Sigismond pour le persuader, « pour lui donner le change » comme le dit l’aparté, qu’il a rêvé. (vers 2196 jusqu’au vers 2202)

Lisons le texte : « Il est l’heure de s’éveiller…

Voudrait-tu passer toute la journée à dormir ?

[Considère] le temps que j’ai passé à regarder l’aigle qui volait pendant que tu dormais.

 

Pour ainsi dire, Clothalde demande à Sigismond de regarder l’heure. Autrement dit, l’argument de Clothalde pour prouver à Sigismond qu’il a rêvé, consiste à opposer à la conscience instantanée qu’il prend de lui-même dans le cogito, l’existence d’un temps objectif –le temps des horloges- qui existerait indépendamment de la conscience.

Le théâtre contemporain qui veut montrer que la réalité n’existe pas en dehors de la conscience, autrement dit que la vie est un songe, arrête dans le spectacle le temps des horloges.

Qu’est-ce que le temps ? C’est la succession des instants que seule ma conscience relie entre eux. Dès le moment où je définis dans le cogito mon existence par la conscience d’exister, je ne peux pas prouver que j’existe « réellement » sauf si Dieu me le garantit. C’est, là encore, la théorie de Descartes : je ne peux pas comprendre la création autrement que comme une création continuée : à chaque instant, Dieu me fait exister. Le mouvement du temps n’existe que dans le passage d’un instant à l’autre. C’est le résultat de l’analyse géométrique du mouvement  (de la géométrie analytique).

 

Cet argumentation de Clothalde nous permet de découvrir le quatrième thème. (2215 à 2241). Quand Clothalde insiste et demande à Sigismond ce qu’il a rêvé, celui là lui répond : « Je ne dirai pas ce que j’ai rêvé, mais ce que j’ai vu, quand je me suis éveillé. » Autrement dit, cette vie dont on voudrait qu’elle fût un songe, était pour moi la vraie vie : « J’étais prince de Pologne ». Sigismond décrit alors les hommages que lui rendaient les courtisans, la mort qu’il a voulu infliger à Clothalde, mais la preuve n’est pas là. (Pour Descartes, le sentiment qui naît de l’union de l’âme et du corps témoigne de mon existence, avant cette preuve qu’est l’existence de Dieu.)

 « J’aimais une femme… Et ce qui prouve bien que cela fut vrai, est que cet amour ne s’achève pas alors que tout est achevé ». Autrement dit, la seule preuve que nous ayons de la réalité, c’est le sentiment parce qu’il est seul à attester sans rupture, sans discontinuité de ma présence au monde.

L’aparté « le roi s’en est allé ému par ces propos » montre que cette vérité du sentiment est perçue par tous comme une preuve de l’existence.

 

 

Le dernier argument de Clothalde est provocateur c’est une attaque ad hominem : Que ce soit en rêve ou dans la réalité n’est-on pas tenu de faire le bien ?

 

La grande tirade qui achève cette seconde partie est la réponse de Sigismond à cette provocation.

 

On peut rapidement indiquer l’argumentation de Sigismond : Si personne n’est capable de réprimer ses instincts, ses passions, ses ambitions, si chacun se conduit (y compris moi-même) comme un fauve, c’est que tous les hommes vivent précisément dans un songe en s’identifiant à leur personnage : L’homme qui vit songe ce qu’il est. C’est parce que le roi songe qu’il est roi, parce que le riche songe à sa richesse, parce que le pauvre se confond avec sa souffrance, sa misère, parce que « tous songent ce qu’ils sont » sans s’en rendre compte, que chacun fait le mal, incapable de se reconnaître et de se conduire comme un homme.

 

D’où la conclusion de la pièce : c’est en se maîtrisant soi-même, en dominant l’illusion par laquelle nous nous confondons avec nos rôles et nos personnages que nous pouvons devenir des hommes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

III. ANNEXE : Le baroque avant le XVI°siècle

 

S’il est vrai que l’interrogation angoissée se manifeste pendant tout le XVII°siècle par l’explosion de la fête qui envahit toutes les cours d’Europe, comme s’il s’agissait d’échapper à l’ennui, il faut chercher ailleurs la signification profonde du baroque : dans une floraison de la Fête que l’on découvre au Moyen-Age dans ces manifestations populaires que sont les carnavals.

Comme l’explique Michael Batkine, le noyau de cette culture du Moyen Age, le carnaval, se situe aux frontières de l’art et de la vie. En réalité, c’est la vie même présentée sous les traits particuliers du jeu.

Sous le régime féodal du Moyen Age, la fête devenait la forme que revêtait la seconde vie du peuple ; le carnaval était le triomphe d’une sorte d’affranchissement provisoire du régime existant, d’abolition provisoire de tous rapports hiérarchiques, privilèges, règles et tabous.

Les lois, les interdictions, les restrictions qui déterminaient la structure, le bon déroulement de la vie normale sont suspendues pour le temps du carnaval ; on commence par renverser l’ordre hiérarchique et toutes les formes de peur qu’il entraîne : vénération, piété, étiquette, c’est-à-dire tout ce qui est dicté par l’inégalité sociale ou autre. On abolit toutes les distances entre les hommes, pour les remplacer par une attitude carnavalesque spéciale : un contact libre et familier. . Par contraste avec l’exceptionnelle hiérarchisation du régime féodal, avec l’extrême morcellement en états et corporations dans la vie de tous les jours, ce contact libre et familier était très vivement ressenti et constituait une partie essentielle de la perception du monde. L’individu semblait doté d’une seconde vie qui lui permettait d’entretenir des rapports nouveaux, proprement humains, avec ses semblables.. Les hommes séparés dans la vie par des barrières hiérarchiques infranchissables s’abordent en toute simplicité sur la place du carnaval.

C’était l’authentique fête du temps, celle du devenir, des alternances, et des renouveaux. On ne regarde pas le carnaval, on ne le joue même pas, on le vit, on se plie à ses lois aussi longtemps qu’elles ont cours, menant une existence de carnaval. Celle-ci se situe en dehors des ornières habituelles, c’est en quelque sorte une « vie à l’envers », un « monde à l’envers ». Les paroles et comportements de l’homme se libèrent, deviennent excentriques, déplacés du point de vue de la logique de la vie habituelle

Les images carnavalesques ont une nature ambivalente. Elles sont toujours doubles, réunissant les deux pôles du changement et de la crise : la naissance et la mort (image de la mort porteuse de promesses), la bénédiction et la malédiction (les imprécations carnavalesques bénissent et souhaitent simultanément la mort et la renaissance), la louange et l’injure, la jeunesse et la décrépitude, le haut et le bas, la face et le dos, la sottise et la sagesse. On use abondamment de choses mises à l’envers : vêtements retournés (ou devant derrière), pantalon sur la tête, vaisselle en guise de chapeau, ustensile ménager servant d’armes, etc. C’est là une manifestation particulière de la catégorie de l’excentricité, une infraction à tout ce qui est habituel et commun, une vie hors de son courant normal.

Le rite principal estl’intronisation bouffonne puis la destitution du roi du carnaval. Le bouffon est le roi du monde à l’envers, qui verra son règne s’achever avec la fin du carnaval. C’est un rite ambivalent qui exprime le caractère inévitable et en même temps la fécondité du changement-renouveau, la relativité joyeuse de toute structure sociale, de tout ordre, de tout pouvoir et de toute situation.

Le carnaval est la fête du temps destructeur et régénérateur. C’est en quelque sorte son idée essentielle.

A travers l’intronisation, on aperçoit déjà la détronisation et cela s’applique à tous les symboles carnavalesques : tous contiennent en perspective la négation et son contraire. La naissance est grosse de la mort, celle-ci annonce la renaissance. Le rite de la détronisation sert en quelque sorte de parachèvement à l’intronisation. Le carnaval fête le changement, son processus même.

C’est le rite de la détronisation qui offre l’image la plus vive des changements-renouveaux, de la mort créatrice et féconde.

 

 

 

 

 

 

 
 
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