Poétique et mimésis

 

Poétique et Mimesis

 

 

On a pu dire de la poétique conçue comme discipline que son histoire coïncidait pratiquement avec celle de la réception de la Poétique (Poiètikè) d’Aristote (env. 385-env. 322 av. J.-C.), composée vers 340 avant J.-C.

Ce texte est devenu une référence capitale pour les écrivains des Temps modernes – les littératures nationales s’étant construites en rivalité active avec les Anciens. Le renouveau de la théorie littéraire, au XXe siècle, lui a également valu un regain d’intérêt.

 

 

Le texte qui nous est parvenu n’a pas de plan apparent, semble très peu rédigé (certains philologues le considèrent plutôt comme un ensemble de notes réservé à l’usage privé du maître.

 

 

 

I. La poésie dramatique

 

1) Une définition de la tragédie

 

L’essentiel est consacré à la tragédie (comparée pour finir à l’épopée, au chapitre 26 et dernier) ; manque la partie annoncée sur la comédie (et à laquelle fait allusion un autre ouvrage d’Aristote, la Rhétorique).

Là où Platon, dans la République, condamnait un art d’illusion, Aristote soutient que la poésie, comparée au récit historique préféré par Platon, est « plus philosophique et plus noble » (1451b 5), car moins soumise au particulier. Il donne de la tragédie une définition devenue fameuse : « l’imitation d’une action noble, conduite jusqu’à sa fin et ayant une certaine étendue » (1449b 25), « formant un tout » (1450b 25), et qui, « par l’entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions » (1449b 27).

 

La Poétique d’Aristote, telle qu’elle est comprise par les dramaturges du XVII°siècle : la poésie dramatique consisterait en l’imitation (mimesis en grec) d’une action - complète en elle-même- , s’exprimant sur la scène à travers les personnages. Elle s’opposerait, selon Aristote, à la narration (diegesis) qui définit la poésie épique, où les évènements, les actions se trouvent rapportés, à travers un récit, par le poète qui est le messager ou le chantre.

Allons plus loin : Dans la poésie dramatique le spectateur est lui-même témoin de l’action complète par la médiation des personnages : C’est à travers leurs discours (dialogues ou monologues) que les évènements, le déroulement de l’action et le dénouement lui sont connus. Tout se passe comme si le spectateur avait affaire à la réalité vécue, de sorte qu’il est mystérieusement conduit à s’identifier aux personnages. Le poète accomplit un travail d’exemplification des passions, qui en rend le spectacle plaisant, alors qu’elles sont pénibles à vivre.

Cette identification apparaît comme la finalité du théâtre tragique, qui, selon Aristote, en suscitant dans le public les deux sentiments de pitié et de terreur, doit réaliser une « catharsis » : purification qui délivre le spectateur en lui représentant en l’Autre ce qu’il éprouvait jusqu’alors en lui-même.

 

2) Le théâtre classique

 

Tout se passe comme si la structure de l’action dramatique mise en œuvre par la dramaturgie classique, avait été élaborée pour répondre à cette exigence

Or, si l’on y regarde de près, le théâtre grec n’a pas pour mission de mettre en scène une réalité vécue au travers de personnages auxquels les spectateurs pourraient s’identifier, mais de représenter à travers les mythes et les légendes une réalité historique qu’ils réfléchissent comme un destin commun.

C’est en fait une véritable novation qu’accomplit le théâtre classique : une nouvelle forme de représentation théâtrale où la représentation de l’action – la mimesis- met hors jeu tout récit ( que la narration soit le fait d’un acteur ou d’un témoin) pour être mimée, selon l’expression de Platon, « en actes et en paroles ».

Dès lors il n’y a de sens ou de valeur ni de réussite de la représentation, que si le spectacle imite la réalité vécue, si l’acteur fait semblant de s’identifier au personnage et si le spectateur fait semblant de croire à cette identification.. Plus la représentation imite l’action, plus l’acteur incarne son rôle, plus le public est ému en s’identifiant au héros; meilleur est le spectacle. Toute la vérité du théâtre repose sur l’illusion.

C’est cette illusion que l’on désigne comme la magie du théâtre. Et c’est cette forme de représentation qui va dominer le théâtre jusqu’à l’époque contemporaine.

 

 

Or, si l’on relit Aristote, on doit s’apercevoir que le théâtre classique met en œuvre une forme de représentation qu’Aristote lui-même n’avait pu concevoir. 

II. Mimesis et diegesis : l’analyse de la critique contemporaine

 

 

1) L’analyse de Gérard Genette dans Figures

 

Retenant comme critère la notion d’action pour distinguer la poésie dramatique de la poésie épique, Aristote commençe par reconnaître que l’une et l’autre sont une forme de mimésis, c’est à dire de représentation (fictive) du réel ; où est la différence ? – Aristote la définit ainsi : « on imite tantôt en racontant (comme témoin ou comme acteur), tantôt en imitant des gens qui sont en train d’agir et de réaliser quelque chose. » Autrement dit, dans un cas, on imite par narration : c’est l’essentiel de la poésie épique ; dans un autre cas, qui est celui de la poésie dramatique, on imite les gens qui agissent par l’intermédiaire de personnages. Or, dans la littérature antique, la poésie épique ne se prive pas de rapporter les paroles des héros, dont elle raconte les aventures ; et, de son côté, le théâtre grec, fait la plus grande place au récit, à travers le rôle du messager et les interventions du chœur. Ainsi, pour Aristote, il semble bien que la poésie épique et la poésie lyrique soient deux formes de récit.

Quand Platon oppose la mimesis à la diegesis, c’est à dire au récit, où le poète raconte « en parlant en son propre nom, sans essayer de nous faire croire que c’est un autre qui parle », il s’empresse de préciser, comme le fait observer G.Genette, qu’il s’agit de deux modes de la « lexis » : deux façons de dire,. Ainsi, la mimesis (mise en œuvre dans le théâtre) n’est qu’une façon pour le poète de représenter « fictivement » ce qu’il veut dire en le mettant dans la bouche d’un autre. Elle ne saurait être au sens strict que citation d’un discours que quelqu’un a réellement prononcé ( logos et non point lexis) ; et, en ce sens, elle n’a rien à voir avec la représentation. La mimesis est un mode de la fiction, qui ne diffère de la narration qu’autant que le récit est mis dans la bouche d’un autre

 

En distinguant la mimesis, comprise comme la reproduction d’un discours effectivement prononcé, et la diegesis ou narration, qui serait une représentation fictive du réel sous la forme d’un récit, Platon et Aristote n’ont fait que désigner les deux genres littéraires de l’épopée et du théâtre, qui ne laissent pas d’être, à leurs yeux mêmes, deux formes du récit.

D’un point de vue linguistique, la distinction de la la mimesis et de la diegesis ne paraît donc pas pertinente.

« Nous sommes conduits, écrit Gérard Genette, à cette conclusion inattendue, que le seul mode que connaisse la littérature, en tant que représentation du réel, est le récit, équivalent d’événements verbaux ou non-verbaux . »

 

C’est cette analyse qui permet de dénoncer le théâtre comme illusion

 

 

2) L’illusion du théâtre

 

L’illusion du théâtre commence avec l’écriture théâtrale elle-même : le texte est écrit mais il ne prend son sens qu’en étant joué. L’écriture théâtrale prétend décrire ou imiter la réalité vécue : tant les hommes que leurs actions et le monde qu’ils habitent, à travers le seul texte énoncé par des acteurs sur la scène. Or, comme le fait remarquer Anne Ubersfeld, le texte théâtral est un texte troué.

Pour exprimer la réalité, il lui manque quelque chose : ce sont les didascalies qui sont destinées à décrire aussi bien le jeu des acteurs que le décor et tous les éléments non verbaux du spectacle (costumes, éclairage bruitage, musique). Autrement dit, là où Aristote et Platon voulaient que l’écriture dramatique (la mimesis) se distinguât de la diegesis, c’est-à-dire du récit épique par le fait que la réalité ne s’exprime qu’à travers le discours des personnages médiatisé par l’acteur, on constate, comme le fait remarquer Gérard Genette, que le récit est subrepticement, par l’intermédiaire des didascalies, réintégré à l’écriture théâtrale pour exprimer la réalité vécue.

 

 

III. L’analyse philosophique

 

On peut emptunter à Paul Ricoeur la suite de l’analyse :

Tout récit est mimesis, mais, qu'il s'agisse de l'épopée, de la tragédie ou de la comédie, la mimesis n’est pas la récitation, la reproduction ou la reduplication des faits, mais ce que Paul Ricœur propose d'appeler “ la mise en intrigue ”, qui doit être comprise comme l'agencement des faits, l'enchaînement des phases d'action dans une action totale qui est précisément “ l'histoire racontée ” : Dans le poème épique ou tragique, l'action est le produit “ le construit ” de l'activité mimétique : “ les idées de commencement, de milieu, de fin ne sont pas prises de l'expérience, ce ne sont pas des traits de l'action effective, mais des effets de l'ordonnance du récit….

L’intrigue compose ensemble des facteurs aussi “hétérogènes” que des agents, des buts, des moyens, des circonstances, des résultats inattendus, etc. pour organiser une totalité intelligible, de telle sorte qu'on puisse toujours demander ce qu'est “le thème” de l'histoire …

Bref, la mise en intrigue – la mimesis – doit être comprise comme une“configuration” du réel : Les éléments, tels que l'agent (le sujet de l'action), les circonstances, les moyens et le but visé… se trouvent organisés selon un enchaînement temporel, orienté, comme la flèche du temps, d'un commencement vers une fin, d'un évènement d'origine à un dénouement.

La mise en intrigue est une “restructuration” du temps : elle réalise le passage d'un temps vécu, “ préfiguré ” dans notre action effective, en un temps “configuré ”, dont elle “ construit ” la structure. En un mot, l'histoire “racontée” est en quelque sorte toujours une mise en “ œuvre ” du temps.

La configuration du temps par le récit, explique Ricoeur, n’est possible qu'à partir d'une préfiguration qui “constitue” l'expérience temporelle : il faut désigner la configuration comme Mimesis II impliquant comme sa condition une Mimesis I qui la préfigure.

Il n'y a de configuration du temps sous la forme du récit que parce qu' “ il y a une compréhension immanente à l’existence…. C'est la manière dont la praxis quotidienne ordonne l'un par rapport à l'autre le présent du futur, le présent du passé, et le présent du présent qui constitue le principal élément inducteur du récit.

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La compréhension naturelle de nos actes repose, sur ce que P.Ricoeur appelle le « champ praxique » de notre existence : L’acte humain suppose un agent, qui est le sujet de l'action, des circonstances, qui sont données, des moyens, que l’agent met en œuvre, et le but visé, qui est l’objectif posé comme tel par le sujet de l’action : telle est la structure d’une action humaine, qui prend sa source en l’individu qui, en toute cette affaire, est l’auteur de l’acte. Quand l’acte a eu lieu, les éléments qui constituent la structure de l’acte, tel que nous le comprenons immédiatement, sont réorganisés par un récit sous une forme diachronique, c'est-à-dire selon un enchaînement temporel, orienté, comme la flèche du temps, d'un commencement vers une fin, d'un évènement d'origine à un dénouement.

Autrement dit, la configuration narrative, avant d’être l’essence même de la représentation qui constitue l’œuvre littéraire, trouve son origine dans la structure de l’existence humaine : l’homme ne saurait donner sens à sa vie qu’en élevant au langage une expérience vécue, sous la forme du récit, en la mettant en intrigue.

 

La réflexion du philosophe nous dévoile le secret de la démarche « destructrice » de la littérature contemporaine. 

 

 

 

 

IV. La mise en question de la mimesis par la littérature contemporaine

 

 

 

1) Le théâtre

 

Le théâtre n’échappe pas au récit : à la restructuration du temps qui est l’essence de toute représentation du réel, en quoi consiste (jusqu’à présent au moins) la littérature . Bien plus, il est la forme la plus parfaite de la fiction, parce qu’il essaie de nous faire croire que cette représentation du vécu (de la réalité telle qu’elle est vécue par nous) se confond avec ce que nous vivons, avec la réalité qui constitue notre vie réelle : En son essence il est la tentative d’abolir la distance qui sépare notre représentation du réel tel que nous le vivons, de la réalité même de notre vie, qui nous échappe, masquée sans doute- par la conscience que nous prenons de nous-mêmes.

Si le théâtre classique est la mise en oeuvre d’une illusion propre à l’existence, qui condamne les hommes à « représenter » leur vie sous la forme d’un « récit » pour lui donner un sens, le dramaturge contemporain, en s’attaquant à la représentation de l’action dramatique ( qui était jusqu’alors l’essence du théâtre), se trouve investi d’une mission, qu’on peut dire « métaphysique » ou « existentielle » : il s’agit de mettre en cause une illusion « immanente au champ praxique »(selon l’expression de Ricoeur) de la vie – sans cesse régénérée par la vie quotidienne , qui rend les hommes prisonniers d’un « récit » : une fable, un mythe, qu’ils créent eux-mêmes pour donner sens à leur existence.

 

Dès maintenant il apparaît clairement que la secrète motivation de la dramaturgie contemporaine, qui fait suite en cela à la démarche brechtienne, est de rétablir la « distance », en dénonçant l’illusion qui nous fait confondre le sens de la réalité - constitutive de notre vie-, avec notre vécu, qui est la conscience (fausse) que nous en prenons.

La destruction de l’illusion passe par l’abolition de la structure temporelle qui constitue l’action dramatique : tous les moyens sont bons pour faire apparaître le temps vécu comme une fiction entretenue par les personnages que nous sommes pour donner sens à notre vie sous la forme d’un vecteur : c’est nous-mêmes qui, comme l’analysait le philosophe, « configurons » le réel – le contenu de notre vie- « selon un enchaînement temporel, orienté, comme la flèche du temps, d'un commencement vers une fin, d'un évènement d'origine à un dénouement ».

 

La question angoissante envahit alors la représentation : Si la structure temporelle de l’existence est une illusion, quel sens peut avoir la vie ? Peut-elle être autre chose qu’une interminable « répétition », un ressassement sans fin des mêmes paroles, des mêmes conduites ? La vie est-elle ce qui n’aura jamais de fin,-selon les termes de M.Blanchot :« l’indéfini, l’interminable, l’inessentiel » ?

Une fois encore, que peut être la dramaturgie contemporaine sinon la mise à jour et l’illustration de l’Absurde ?

 

En s’employant à détruire la structure temporelle qui constitue l’action dramatique, le théâtre contemporain a-il fait autre chose que « représenter » le vécu d’une époque où les individus, devenus étrangers à leur histoire, ne peuvent que désespérer de donner un sens à leur vie par l’action, comme si la vie n’avait d’autre fin que la réflexion sur l’absence de toute finalité ?

 

Mobiliser le théâtre contre le théâtre en détruisant l’action dramatique, comment est-il possible de mener cette tâche à son terme ?

 

 

 

2) Le roman

 

 

La tentative du roman contemporain n’est-elle pas d’échapper à la représentation du réel qui passe par la configuration du récit, par la mise en intrigue ?

 

a) L’analyse de Genette :



« Tout récit comporte en effet, d’une part, des représentations d’actions et d’événements qui constituent la narration proprement dite, et d’autre part, des représentations d’objets ou de personnages qui sont le fait de ce que l’on nomme aujourd’hui la description. L’opposition entre narration et description est un des traits majeurs de notre conscience littéraire. »

Si toute représentation du réel par le langage est récit, dans le roman n’y a-t-il pas deux faces du récit ?

  • La description par laquelle le récit nous représente le réel tel qu’il est : objets ou personnages

  • La narration où l’écrivain intervient pour raconter des évènements ou des actions dont il a été le témoin ou l’acteur

 

Dans le premier cas - dans cette première forme du récit qu’est la description – on aurait affaire à une représentation objective du réel, puisque l’écrivain n’intervient pas.

Dans le second cas, dans la mesure où l’écrivain , pour raconter des évènements ou des actions, doit être partie prenante ( ne fut-ce que comme témoin), la représentation ne peut être que subjective.

Qu’en est-il ? Quelle est la portée de cette nouvelle distinction ?

 

Suivons l’analyse de Genette :

Dans le roman, tel qu’il s’est historiquement constitué, - et dans son évolution jusqu’à la fin du XIX°siècle – narration et description sont complémentaires : « La narration s’attache aux actions et aux événements considérés comme pur procès : elle restitue, dans la succession temporelle de son discours, la succession également temporelle des événements. La description, au contraire, parce qu’elle s’attarde sur des objets et des êtres, et qu’elle envisage les procès eux-mêmes comme des spectacles, semble suspendre le cours du temps : elle doit moduler dans le successif, [dans la succession temporelle du discours] la représentation d’objets simultanés et juxtaposés dans l’espace. C’est cette unité narrativo-descriptive que désigne la notion de récit qui semble bien recouvrir toutes les formes de la représentation littéraire. »

 

Autrement dit, la distinction de la narration et de la description ne permet pas de définir la spécificité du roman par rapport aux autres genres littéraires comme la représentation objective du réel:

« Raconter un événement, écrit Gérard Genette, et décrire un objet, sont deux opérations semblables qui mettent en jeu les mêmes ressources du langage (…) [Autrement dit] toutes les différences qui séparent description et narration n’ont pas à proprement parler d’existence sémiologique. »

La représentation est inséparable du récit, - du fait de raconter qui suppose un locuteur utilisant toutes les ressources du langage.

S’il est une véritable distinction à faire, c’est celle proposée par Emile Benveniste entre le discours et le récit qui, sur un plan proprement linguistique, dont l’un consiste dans un langage à la première personne et l’autre en un récit à la troisième personne qui fait abstraction du narrateur.

Force est de constater que « l’opposition entre l’objectivité du récit et la subjectivité du discours » obéit à des critères linguistiques :

- la subjectivité du discours est marquée par l’emploi du Je qui désigne la personne qui tient ce discours ou le présent qui définit le moment où est tenu le discours

- inversement, l’objectivité du récit se définit par l’absence de toute référence au narrateur « A vrai dire, écrit Benveniste, il n’y a même plus de narrateur. Les événements sont posés au fur et à mesure qu’ils se produisent. Personne ne parle ici ; les événements se racontent eux-mêmes. »

 

Mais, cette distinction linguistique a-t-elle un autre sens qui permette de définir le roman comme un mode particulier de représentation du réel ?



Citons intégralement la réflexion de Genette sur l’évolution du genre



« La littérature narrative (et particulièrement romanesque) a tenté d’organiser, à l’intérieur de sa propre lexis, les rapports qu’entretiennent les exigences du récit et les nécessités du discours.

Mais le roman n’a jamais réussi à résoudre d’une manière convaincante et définitive le problème posé par ces rapports.

Tantôt comme ce fut le cas à l’époque classique, chez un Cervantès ou Fielding, l’auteur-narrateur intervient dans le récit avec une indiscrétion ironiquement appuyée interpellant son lecteur sur le ton de la conversation familiale.

Tantôt, à la même époque, il transfert les responsabilités du discours à un personnage principal qui racontera et commentera les événements à la première personne. C’est le cas de romans comme “ Manon Lescaut ” (L’abbé Prévost) ou “ La vie de Marianne ” (Marivaux).

Tantôt il répartit le discours entre les divers acteurs sous forme de lettres comme le fait le roman du XVIII° siècle, “ La Nouvelle Héloïse ” ou “ Les Liaisons Dangereuses ” ….

C’est avec Joyce (Ulysse, Les Gens de Dublin) et avec Faulkner (Sartoris, Le Bruit et la fureur, Lumière d’août) que le romancier fait assumer le récit par le monologue intérieur des différents acteurs : le réel est à la rencontre de la pluralité des consciences en un point virtuel qu’il appartient au lecteur d’imaginer.



2) L’alternative du romain contemporain: Réalisme objectif et réalisme subjectif



On peut maintenant comprendre l’alternative, qui divise le roman contemporain



a) Le réalisme objectif

L’effort pour amener le récit à son plus haut degré de pureté a conduit certains écrivains américains, comme Hemingway, à en exclure l’exposé des motivations psychologiques, toujours difficile à conduire sans recours à des considérations générales d’allure discursive, les qualifications impliquant une appréciation personnelle du narrateur, les liaisons logiques, etc., jusqu’à réduire la diction romanesque à cette succession saccadée de phrases courtes sans articulations, que Sartre reconnaissait en 1943 dans L’Etranger de Camus, et que l’on a pu retrouver dix ans plus tard chez Robbe-Grillet. Ce que l’on a souvent interprété comme une application à la littérature des théories behavioristes n’était peut-être que l’effet d’une sensibilité particulièrement aiguë à certaines incompatibilités de langage.



b) Le réalisme subjectif

Le réalisme subjectif adopte le parti pris inverse ; parce que le discours est toujours celui d’un sujet, d’une conscience, il lui semble que la narration à la première personne, en faisant abstraction de toute représentation du réel, est capable de donner à voir la réalité. De Nathalie Sarraute à Sollers ou Thibaudeau, les nouveaux romans cherchent résorber le récit dans le discours présent de l’écrivain en train d’écrire. Ce que Michel Foucault appelle « le discours lié à l’acte d’écrire, contemporain de son déroulement et enfermé en lui. ».

Autrement dit ce que le nouveau roman met en œuvre dans cette alternative, c’est le problème qui est au cœur de la littérature, en tant qu’elle veut être la « représentation » du réel.

S’il n’y a de représentation que par la présence de l’homme au monde, ne faut-il pas reconnaître que la tentative de l’art de représenter le réel doit un jour se révéler comme une vaine, une impossible entreprise ?



La conclusion de Gérard Genette :



« Tout se passe comme si la littérature avait épuisé ou débordé les ressources de son mode représentatif et voulait se replier sur le murmure indéfini de son propre discours. Peut-être le roman après la poésie, va-t-il sortir de l’âge de la représentation.

Peut-être le récit, dans la singularité négative que l’on vient de lui reconnaître, est-il déjà pour nous, comme l’art pour Hegel, une chose du passé, qu’il faut nous hâter de considérer dans son retrait, avant qu‘elle n’ait complètement déserté notre horizon. »

La conclusion de Genette reste obscure, à moins de poser la question : - Pourquoi, à un moment donné qui est le nôtre, la littérature, et en particulier la littérature romanesque, en tant qu’elle est récit, se trouve contrainte de renoncer à sa vocation de « représenter » le réel ?

 

 

 

 
 
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