Dissertation : le Baroque
le baroque célèbre le passage à un moment où l’être se dérobe
Introduction
Dans son projet de se peindre lui-même ; Montaigne nous fait cet aveu : « Je ne peins pas l’être, je peins le passage ».
- Pourquoi, alors que la peinture se présente comme la représentation de l’être (qu’il s’agisse d’un visage, d’un paysage ou d’un objet), l’écrivain qui se propose de se peindre ne peut-il peindre que le passage ?
La première réponse serait sans doute celle de Montaigne : non pas comme le dira Pascal parce que je ne puis dire qui je suis, mais bien parce que, à la différence d’une chose, je suis sans cesse « divers » : différent de moi-même. Une telle remarque n’empêche point Montaigne de justifier ses Essais par le souci – à un âge qui le rapproche de la mort – de laisser à ses amis une image de lui-même, où l’on puisse découvrir la forme de l’humaine condition.
Cette réflexion sceptique de Montaigne, qui contraste déjà avec l’optimisme de la Renaissance, manifeste concernant les rapports de l’homme à la nature une confiance qui lui laisse penser que la peinture du divers, sans cesse changeant, - l’écriture des apparences - peut, à la fin du compte, rejoindre l’être.
La période troublée qui l’a conduit à se retirer dans sa librairie pour employer son temps à la peinture de soi ne va pas tarder – dès la fin du siècle – à transformer sa réflexion en une interrogation angoissée, commune à toute une époque :
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Ce moi que l’on veut peindre n’est-il pas une illusion, une fantasmagorie ?
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Cette vie dont on prétend « jouir loyalement » n’est-elle pas un rêve ?
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Ce monde changeant, à la fois burlesque et tragique, est-il autre chose qu’un théâtre ?
Nous sommes entrés dans l’ère du baroque, qui, selon les pays, s’est étendue de la fin du XVI° siècle au milieu du XVIII° siècle dans tous les domaines de l’art : elle a été étudiée d’abord par les historiens de l’art comme un phénomène esthétique complexe liée à l’évolution des sociétés en cette période, dont ils ont dégagés les traits essentiels.
Comment peut-on comprendre la résurgence du phénomène baroque à plusieurs moments de notre histoire culturelle et, en particulier, en la seconde moitié du XX°siècle ?
Comment les questions propres au phénomène baroque sont-elles aujourd’hui au cœur de notre interrogation sur l’art :
La réalité n’est-elle rien d’autre, selon les termes de Nietzsche, que « la proximité ensoleillée des apparences » : l’horizon de la présence de l’homme au monde, en un mot rien d’autre que « ce qui est donné à voir » ? Et, dans ces conditions, que peut être l’art sinon la tentative risquée, voire impossible de saisir le passage des apparences à l’être ?
La réflexion de Montaigne nous a paru le meilleur guide pour orienter l’enquête.
Ce que Montaigne nous confie dans cette réflexion, c’est l’impossibilité pour qui veut se peindre lui-même d’appréhender son être comme une identité mais seulement comme un passage d’un état à un autre, à travers la succession des apparences.
Comment cette impossibilité d atteindre l’être que révèle la conscience que l’individu prend de lui-même conduit-elle les hommes, dès la fin du siècle, à privilégier l’apparence jusqu’à appréhender le monde comme un théâtre, jusqu’à confondre la vie avec sa représentation, jusqu’à dissimuler leur identité sous les masques ?
La réponse à cette question passe d’abord par l’étude du phénomène baroque que les historiens de l’art nous décrivent comme la manifestation triomphante, l’exaltation des apparences.
Première partie : le phénomène baroque
1) Le Baroque est d’abord un phénomène social qui se présente comme une sorte d’envahissement de la société par la fête : tous les jardins, les châteaux et les églises sont envahis de cavaliers et de danseurs qui parcourent les rues, Du sol et des murs jaillissent fontaines et cascades. Les bergers et les nymphes dansent dans les jardins. La nuit se transforme en un jour artificiel. Des masques errent de toute part. L’air est fécondé par la musique. Toute la vie semble métamorphosée en une fête permanente. En Europe, les cours sont saisies d’un vertige ; et, dans cet univers, les fêtes durent des jours et des nuits et constituent, toutes formes d’art confondues, une « gigantesque œuvre d’art ».
S’agit-il seulement d’un phénomène de psychologie collective où toute une société chercherait dans l’ivresse des plaisirs à échapper à l’ennui, à l’horror vacui ?
S’il en était ainsi, pourquoi la fête s’exprimerait-elle dans une floraison des arts, qui mobilise les plus grands artistes du temps ? Manifestement cette explosion qui transforme la vie en une fêteest une réponse collective à une interrogation plus profonde que la réflexion de Montaigne nous permet de soupçonner, parce qu’elle en est l’amorce. C’est le moment où le scepticisme de Montaigne doutant de la possibilité de saisir son être se transforme en une prise de conscience nouvelle, proche de l’angoisse, qu’il faut éluder par tous les moyens : l’impossibilité d’être soi-même comme si la vie elle-même avait effacé la frontière entre le réel et l’apparence, la nécessité de jouer un personnage comme si le monde s’était transformé en théâtre.
Dès le moment où la fête bat son plein, l’angoisse n’a plus cours parce que la réalité elle-même est transformée en apparence.
2) Tous les arts témoignent de cette volonté de transformer la vie réelle en apparence :
a) Le théâtre est ce que nous appellerions aujourd’hui un spectacle total. Il est difficile de se représenter la scène baroque, parcourue par des mouvements de masse dans lesquels des hommes, des bêtes, des machines envahissent le plateau. On avait recours à tous les effets scéniques : les variations atmosphériques, les changements de lumière, les apparitions et les disparitions surnaturelles de personnages ou d’objets, les destructions variés dues à des effondrements, à des incendies, à des tremblements de terre, à des inondations, à la foudre, ou à des causes surnaturelles comme les miracles. Un palais, un pont, un plafond s’effondre, des idoles s’écroulent, des baleines des rochers s’ouvrent pour libérer des troupes de danseurs ou de combattants. Des arbres se couvrent de feuilles vertes, les statues s’animent, quittent leur socle et dansent. Tout glisse, plane tourbillonne, monte ou descend. Chaque fois que la machinerie le permet, dans l’opéra mythologique comme dans l’opéra sacré, les dieux païens ou les Saints chrétiens, les esprits et les allégories apparaissent aux yeux des spectateurs. La scène est le lieu du mouvement incessant et du jeu des apparences.
En dehors des témoignages et des documents qui permettent aux historiens de décrire ainsi le théâtre baroque, il suffit de rappeler que les comédies de Molière sont d’abord des ballets et que même dans une pièce aussi sérieuse que Dom Juan entre en scène la statue du Commandeur.
La magie du spectacle baroque a transporté le monde entier sur la scène.
Manifestement, il ne s’agit pas de créer un monde imaginaire qui se substituerait à la réalité, de conférer à l’apparence une réalité : Quel spectateur pourrait croire à ces machineries, à ces fantasmagories ? Il s’agit bien plutôt de transformer en apparence la réalité elle-même, d’abolir la vie réelle par le jeu, d’effacer la frontière qui, nous séparant du monde, constitue les contours de notre être, de notre identité. Le théâtre est cette fête programmée qui efface les frontières du moi.
b) Les arts plastiques de cette époque répondent à cette même exigence d’abolir la frontière naturelle qui, dans l’esthétique classique ( défini dès l’Antiquité par la mimesis), sépare le réel de sa représentation, la chose de l’image, le spectacle de son reflet. Quand le peintre de la renaissance reproduisait sur un mur ou sur un tableau une perspective spatiale, il n’y avait aucun doute pour l’observateur : il s’agissait d’une apparence esthétique, d’une œuvre d’art qu’on ne pouvait confondre avec la réalité, le mur ou le tableau jouant le rôle de support.
Le Baroque, au contraire, cherche à estomper la ligne de démarcation entre l’art et le réel. Dans la nef de presque toutes les églises baroques, on peut observer qu’une scène représentée sur le tableau d’autel se prolonge dans les statues et les architectures. Mais, c’est sur les plafonds des églises (ou ceux palais) que triomphe la peinture d’illusion. L’œil du spectateur se sent malgré lui attiré vers le haut: le plafond semble s’éloigner, l’architecture semble se prolonger jusqu’à des hauteurs vertigineuses, aux colonnes et corniches s’accrochent des personnages qui semblent vouloir se hisser toujours plus haut. Plus loin encore les plafonds s’ouvrent sur un ciel où flottent des nuages légers où évoluent des anges ou des allégories. Tout en haut on voit, dans une lumière éblouissante, planer la colombe du Saint-Esprit.
Comment comprendre ce délire créateur de l’esthétique baroque ? Là encore, s’agit-il de substituer au monde matériel l’univers surnaturel de la foi ? Aucun fidèle ne s’imagine que c’est le vrai Saint, qui là-haut, sur les nuages s’envole jusqu’à Dieu qui lui tend les bras. Il n’est pas possible que le peintre veuille donner le change sur l’irréalité de la scène qu’il représente. Mais alors pourquoi déploie-t-il une telle virtuosité pour donner à cette apparence l’aspect de la réalité ? C’est toute autre chose qu’il cherche. Il veut que le spectateur soit incapable de se prononcer sur le point où s’arrête la réalité concrète, architecturale, et où commence le royaume de l’apparence. Il s’agit pour lui de dissimuler l’instant du passage, de la frontière.
Si la peinture baroque ( celle des plafonds d’églises ou de palais) élève l’apparence à une telle perfection, ce n’est pas pour créer l’illusion qui fait croire à la réalité de l’apparence, c’est bien plutôt pour mettre en question la réalité même du monde matériel en le dénonçant comme une illusion.
3) Peut-on comprendre cet effort extraordinaire de l’art pour rendre insensible le passage de la réalité à l’apparence, comme une simple mutation esthétique ? Pourquoi les hommes de ce temps cherchent-ils à dissimuler la frontière entre le monde matériel et la fiction dont ils nourrissent leur vie ?
a) Les historiens de l’art ont cherché à comprendre le Baroque comme « l’art de la Contre-réforme » : En commanditant les artistes de cette époque, pour créer des monuments qui rivalisent et surpassent ceux de l’Antiquité, la Papauté poursuivait un but avoué : illustrer par sa magnificence l’autorité de l’Eglise et ramener dans le giron de l’Eglise les hérétiques ou les incroyants séduits par les pratiques austères des disciples de Luther.
Cette explication ne peut être que partielle car elle laisse de côté le lieu même où s’est répandu le Baroque : dans la vie fastueuse de toutes les cours d’Europe où s’affirmait, triomphait l’absolutisme royal. N’est-ce pas tout autant son pouvoir temporel que l’Eglise cherchait à affirmer, à imposer ?
b) Dans une perspective d’histoire de la littérature, en considérant le Baroque comme un principe d’opposition à l’irrésistible montée d’un classicisme, la critique littéraire a permis d’éclairer le phénomène sous un autre jour :
A l’encontre de l’esthétique classique qui se caractérise par un découpage des formes et la primauté du dessin, le Baroque privilégie le dynamisme des formes et la couleur. Là où le Classique a le culte de l’unité qui impose ses règles, le Baroque célèbre la diversité et la luxuriance.Quand pour le Classique la perfection formelle exige la clarté, le Baroque privilégie les rapports de l’ombre et de la lumière pour esquisser les formes, pour faire apparaître le contour des choses.
Ces analyses ont permis à Jean Rousset de comprendre le Baroque comme un complexe dans lequel l’impossibilité d’atteindre à l’être est compensée par une immersion dans le flux de l’existence où tout s’écoule et se métamorphose et par les illusions spectaculaires de l’apparence qui font de la vie une scène de théâtre.
Deuxième partie : La problématique du baroque, essai de compréhension historique
1) La problématique du théâtre baroque
Si l’on veut approcher le secret du baroque, il faut tenter de répondre à la question : - Quel est ,au centre de la conscience que ces hommes prennent d’eux-mêmes et de leur vie, le drame qui les conduit à vouloir effacer coûte que coûte la frontière qui sépare l’apparence de la réalité ?
Montaigne nous a mis sur le chemin. C’est bien un drame de l’identité dont il s’agit : quand je cherche à saisir mon être à travers la conscience que je prends, à l’instant même, de mon existence, puis-je dire qui je suis, alors que je suis sans cesse un autre ? Puis-je être autre chose que ce personnage – jamais le même -que je joue ?
Le problème de l’identité constitue la problématique du théâtre baroque
a) Dès 1600, Shakespeare, dans « Hamlet », insère une pièce secondaire qui reproduit l’action principale : Hamlet faisant jouer devant le Roi et la Reine une pièce leur montrant leur propre crime, veut lire sur leur visage la preuve de leur culpabilité. Le Roi qui ne peut supporter le spectacle interrompt brutalement la représentation. Ce procédé du théâtre dans le théâtre, qui inaugure le théâtre baroque, est destiné à dénoncer l’histoire d’Hamlet telle qu’elle est représentée sur la scène comme une illusion : cette tragédie, à laquelle le spectateur est près de croire ( car telle est la vertu du théâtre), où le surnaturel envahit le réel, où l’invisible et le visible s’allient pour créer l’illusion, n’est-elle pas une fantasmagorie, semblable au scénario du rêve, qui est le déguisement d’un drame ; peut-être la trahison de la mère, le meurtre du père n’ont-ils jamais eu lieu réellement sinon sous la forme d’un soupçon qui taraude la conscience du fils.
Mais il faut bien évidemment dépasser toute interprétation psychanalytique qui croit pouvoir affirmer que la trahison de la mère et le meurtre du père n’ont jamais existé sinon comme un phantasme : une illusion de la conscience qui peut revenir de son erreur. L’individu sort de son drame – de sa névrose – en reconnaissant le phantasme comme tel, comme une illusion, c’est à dire une apparence qu’il a prise pour la réalité.
Or, le drame d’Hamlet c’est précisément, lorsqu’il prend conscience de lui-même, de ne pouvoir échapper au soupçon : Loin de découvrir, comme le voudrait le psychanalyste, qu’il a pris l’apparence pour la réalité, il se demande si la réalité – sa vie réelle - n’est pas une apparence: cette vie n’est-elle pas un songe, un mauvais rêve ?
Cette question a pour corollaire une interrogation beaucoup plus profonde : -Est-ce bien moi qui suis en train de vivre ce cauchemar ?
Le baroque, qui tient tout entier dans cette inversion qui convertit la réalité en apparence, est inséparable de ce soupçon qui prend sa source au cœur de la conscience que l’individu prend de lui-même. Le drame d’Hamlet, à la suite du remariage de sa mère, qui s’exprime dans le phantasme de la trahison et du meurtre, c’est une perte d’identité : une impossibilité d’être « le même » ( celui qu’il était avant que la réalité ne change qui définissait les contours de son être) :
Après la tragédie qui est la perte de son identité, il a conscience de ne pouvoir être lui-même qu’en jouant cette tragédie comme une comédie.
N’est-ce la condition de tout homme de ne pouvoir décider si le monde n’est pas un théâtre , la vie une mise en scène et lui-même le personnage de cette comédie ?
b) Dans son « Grand Théâtre du Monde », Calderon illustre cette vision : au cours de la pièce, le Monde remet à chaque acteur, depuis le Roi jusqu’au Mendiant, les attributs de son rang. Les personnages entrent en scène par la porte du Berceau et la quitte par la porte de la Tombe. Au moment de sortir, ils doivent remettre leurs « Insignes » et rendre compte du rôle qu’ils ont joué.
Dans La vie est un songe, Calderon va plus loin dans la réflexion
Entrons dans la pièce à un moment essentiel que nous pourrions appeler « le réveil de Sigismond » : Après l’administration d’un premier soporifique qui lui a fait oublier sa situation de prisonnier pour se retrouver dans le rôle et la situation du Prince, - après l’échec de la mise à l’épreuve que lui a fait subir son père, - l’administration d’un second soporifique est destinée à le ramener dans sa situation de prisonnier en lui faisant croire que sa vie de Prince n’était qu’un songe. En le faisant réveiller par Clothalde, son père escompte bien que sa vie de Prince va lui apparaître comme un rêve et qu’il va retrouver sa vie de prisonnier comme la réalité : comme la vraie vie.
Mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Pour Sigismond ce passage d’une vie à l’autre ( d’un rôle à un autre) est le moment du doute. Sigismond s’interroge d’abord sur son identité : ce prisonnier, est-ce bien moi ?
Lorsqu’on s’éveille, le monde du rêve où ma situation définissait mon identité, se trouve d’un seul coup annihilé. Nous nous trouvons dans la même situation qui conduit Descartes au cogito : Après avoir mis en doute la réalité du monde, il me reste la conscience immédiate que je prends de mon existence : le cogito (cogito ergo sum j’ai conscience de moi donc je suis). Mais alors surgit la question que Descartes lui-même pose : Qui suis-je ?
C’est l’interrogation de Sigismond : Est-ce moi ce prisonnier chargé de chaînes ? Sigismond précise : est-ce « cet état », c’est à dire ma situation qui me permet de dire qui je suis ? Quand je passe d’une identité à une autre (d’une personnalité à une autre) comment puis-je dire que je suis « le même » : Ce passage est comme une mort ; et Sigismond le ressent bien ainsi en se demandant si sa prison n’est pas un sépulcre. Et voilà pourquoi, appréhendant ce passage d’une vie à une autre comme une mort, il s’écrie « Dieu me protège ! »
Rien ne permet à l’homme d’échapper à cette interrogation qui est au cœur de la conscience de soi, si ce n’est, comme le souligne Calderon, une décision éthique : la volonté de faire le bien, nourrie de l’espérance que Dieu, à l’heure du Jugement, reconnaîtra les siens.
c) Corneille fait de cette confusion entre la vie et la représentation le sujet de « L’Illusion Comique ». Dans cette pièce de 1636 qu’il qualifie d’étrange monstre, il insère, à la manière baroque, une tragédie dans une comédie. Dans une grotte, un magicien consulté par un père au désespoir, qui est sans nouvelles de son fils Clindor, donne un coup de baguette magique et tire un rideau pour lui montrer les mésaventures de ce fils. Dans les trois actes suivants, le père et le magicien regardent les « fantômes vains » de Clindor et d’Isabelle, dont le jeune homme est passionnément épris. Le cinquième acte est une tragédie : Isabelle et Clindor, étant devenus des comédiens sans qu’on le sache, représentent une histoire qui n’est pas sans rapport avec la leur, mais où Clindor, dans son rôle d’emprunt, meurt sur scène, poignardé. Le père désespéré est prêt à mourir. Mais le magicien lui révèle l’envers du décor et lui apprend que cette tragédie qu’il a cru vraie, n’était qu’une comédie.
Cette vie où le déchaînement des passions conduit à une issue tragique, est-elle autre chose qu’une comédie ? Mais, mus par les passions, nous ne pouvons éluder la question : comment peut-on être soi-même alors qu’on est prisonnier d’un état de choses qui met en cause notre libre arbitre ?
Comme Calderon, Corneille ne répondra à cette question que par la mise en œuvre d’un éthique propre au héros, qui est le sujet de ses tragédies.
De Shakespeare à Calderon, jusqu’au théâtre « classique » de Corneille, comment comprendre cette convergence d’un même thème sous des formes esthétiques différentes, liées à la culture des différents pays ?
Une tentative de compréhension historique de la genèse du phénomène baroque dans les Cours d’Europe et de son expansion de la fin du XVI° au milieu du XVIII° siècle d’un pays à l’autre, n’est pas inutile si l’on veut tenter de comprendre la résurgence du phénomène à différents moments de l’histoire culturelle.
2) essai de compréhension historique
Ce n’est pas un hasard si la vie de Cour est le théâtre de cette problématique de l’identité que nous avons reconnu comme le ressort profond du phénomène baroque.
Si l’on prend le seul exemple de la France, le XVII° siècle est le siècle où l’appareil d’Etat monarchique atteint sa perfection. Le pouvoir royal ne réussit à instaurer une monarchie absolue qu’en mettant en cause progressivement, en même temps que les divisions féodales, toutes les prérogatives de la noblesse. Or ce pouvoir royal n’a pu trouver les ressources de cette politique qu’en favorisant le développement du commerce et d’une nouvelle classe sociale : la bourgeoisie, qui par des prêts au trésor finance les dépenses de L’Etat. Le développement économique de la bourgeoisie ne peut qu’entraîner l’appauvrissement de la noblesse, qui ne peut participer à cette nouvelle économie, sans « déroger.
Et, c’est pour maintenir en place les classes privilégiées ( la noblesse mais aussi le clergé ), qui sont la base du système féodal, que le Roi crée cette nouvelle couche sociale qu’est la noblesse de cour. Celle-ci grandit au XVII°siècle jusqu’à devenir sous Louis XIV un véritable organisme : 6000 courtisans à Versailles vivent, autour du « Roi Soleil » dans une atmosphère de fête, de jeu, de luxe, entretenus par le pouvoir royal qui leur octroit les charges rémunératrices de ses maisons « militaires et civiles », en même temps que des pensions. Le pouvoir royal maintient ainsi artificiellement la situation de la noblesse et sa position de classe, en la transformant en classe parasitaire.
C’est toute une société aristocratique qui vit une existence artificielle coupée de la vie réelle, de la réalité matérielle. Ces hommes ne peuvent prendre conscience d’eux-mêmes sans poser le problème de leur identité, qu’ils ont perdu en même temps que leur rôle social. C’est la base réelle – économique et sociale - de leur individualité : de la conscience d’eux-mêmes en tant que personnes, qui se trouve mise en cause : - Comment celui dont l’évolution historique exige qu’il renonce à cette indépendance, qui constituait sa « seigneurie », qui le faisait apparaître à ses propres yeux, en toutes circonstances, comme le « Maître », peut-il conserver l’estime de soi-même ?
Comment peut-il affirmer son identité, sa valeur propre sinon en faisant la preuve qu’il est capable d’être, en toutes circonstances, maître de ses actes, comme si le choix ne dépendait que de sa volonté, de son libre arbitre. L’éthique aristocratique du héros cornélien répond à cette exigence d’aller toujours « au delà » de soi-même pour affirmer qu’on est maître de soi, de son destin.
Le héros cornélien doit « choisir », mais ce choix, qui relève de sa volonté, est défini par une alternative. C’est à un sacrifice qu’il doit consentir : s’il veut préserver son honneur, son rang et ses privilèges, il doit prendre conscience qu’une seule voie s’offre à lui : reconnaître, -au détriment de ses penchants, de son individualité, de la tradition dont il est porteur-, la valeur absolue du pouvoir. Le Cid est une tragi-comédie qui invente une solution héroïque au problème de l’identité posé par Corneille dans ses comédies : L’amplification des sentiments, la violence des passions, l’exagération des attitudes, la recherche de la gloire et le couronnement par la victoire des armes, tous ces éléments appartiennent au baroque.
C’est le même drame, propre à la société aristocratique de ce temps qui éclaire les comédies de mœurs du théâtre classique. Dans les comédies de Molière, derrière la critique des mœurs au travers des déguisements, des travers, des exagérations, des ridicules incarnés par les personnages, il y a un profond malaise de la conscience de cette époque : Chacun ne peut être lui-même sans se compromettre. Chaque homme de cette époque se trouve pour ainsi dire contraint de jouer un personnage, de revêtir un rôle, qu’il endosse malaisément parce qu’il n’est pas le sien ( tel le bourgeois gentilhomme ) ou cyniquement pour servir ses intérêts ou ses intriques (tels Tartuffe ou Dom Juan). S’il y a une philosophie de Molière, elle est tout entière, comme il nous le révèle dans le Misanthrope, dans une crise morale de cette société, où l’insincérité est de règle, où « l’honnête homme » est obligé de se compromettre.
Si le secret du phénomène baroque tel qu’il s’est développé historiquement se trouve dans l’émergence d’un problème d’identité au cœur de la conscience que les individus prennent d’eux- mêmes, quand leur individualité est mise en cause par la mutation des rapports sociaux et de leur univers, peut-être est-il possible de déceler le baroque dans notre histoire culturelle , à travers les genres différents, sous des thèmes apparemment très éloignés des manifestations de l’ère baroque.
Troisième partie : Le baroque dans notre histoire culturelle, à travers les genres différents, à plusieurs époques, sous plusieurs thématiques :
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Au XVII° siècle
Le baroque se manifeste dans des genres qui sont bien éloignés des arts plastiques et des arts de la scène.
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Le récit baroque
Dans Figures II Gérard Genette a analysé d’un point de vue linguistique Un récit de Saint Amant : Moyse sauvé, où il a montré comment le récit biblique est transfiguré par des procédés rhétoriques qui sont dans l’écriture romanesque joue le rôle des effets scéniques que le théâtre met en œuvre.
L’effet dramatique est créé par les épreuves successives subies par le héros qui sont aussi rocambolesques, surnaturelles que les péripéties du théâtre :
C’est l’attaque d’Elisaph par un crocodile, dont la morsure est guérie par un emplâtre miraculeux préconisé par une apparition céleste. La deuxième épreuve est une tempête qui s’élève sur le Nil et sera calmée par une intervention divine.La troisième épreuve est l’attaque d’un essaim de mouches disipé par l’intervention d’un ange. C’est encore un ange qui sauvera les héros confrontés,dans une quatrième épreuve, à l’attaque d’un vautour.
Le baroque se manifeste d’abord par la transfiguration du récit biblique en un drame où les épreuves successives, toutes surnaturelles, créent un suspens permanent, une tension qui dynamise la narration, en même temps qu’elles nous transportent dans l’irréel.
Dans le souci propre au baroque d’effacer la frontière entre le réel et sa représentation, Saint Amant met en oeuvre un procédé utilisé par les dramaturges quand ils introduisent un spectacle dans le spectacle : il insère dans l’histoire racontée par le narrateur trois histoires racontées par des personnages, qui occupent prés de la moitié du roman.
C’est ainsi que le roman, peut-être pour la première fois, tente d’échapper à la dimension temporelle, linéaire de la narration en peignant un tableau, une sorte de « tapisserie », plus vraie que le réel.
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La poésie baroque
Vers 1600, on constate la prolifération dans toutes les cours d’Europe, celle d’Henri III, d’Elisabeth, de Philippe III et des princes d’Italie, d’une forme de poésie qu’on a désigné comme le mouvement de la préciosité, qui va se développer dans le mystère des « ruelles » comme un langage affecté, « maniéré », hermétique : un luxe réservé aux rapports de la galanterie : celui-là même que Molière pourfend dans Les précieuses ridicules.
Mais, au début du siècle le gentilhomme, devenu courtisan, garde ses passions fortes, ses instincts, une ardeur dans ses façons de vivre, qui trouve son expression dans la poésie. Comme le note René Bray, dans son ouvrage sur La Préciosité et les Précieux : « La préciosité de 1600 est un phénomène baroque » : Lily en Angleterre, le cavalier Marin en Italie, Gongora en Espagne, Voiture en France , au moins dans leurs premières œuvres, inventent un langage qu’on peut qualifier de baroque par la hardiesse de ses métaphores et qu’on retrouve dans le style de Shakespeare.
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Au XVIII° siècle
L’esprit du XVIII° siècle semble très éloigné des traits qui nous ont semblé caractériser le baroque ; L’ère des Lumières est celle de philosophie, de l’esprit critique, de la curiosité scientifique, de la réflexion politique et d’un nouvel humanisme.
Et, pourtant, l’interrogation qui s’exprimait au XVII°, où toute une classe sociale avait perdu la marque de son identité en même temps que son statut « privilégié « , se retrouve sous une autre forme avec le développement de la bourgeoisie : - Comment comprendre le rapport entre cette qualité d’homme qui appartient à chaque individu et les conditions sociales qui ne laissent pas de distinguer les hommes, de les séparer par des inégalités qui font obstacle à des rapports humains, - tel que l’amour - comme si chacun était prisonnier de son personnage.
C’est cette interrogation qui se trouve illustrée sous deux formes bien différentes : au début du siècle dans le théâtre de Marivaux, et, dans la seconde moitié du siècle, par les philosophes eux-mêmes, sous la forme de l’ironie et de la satire, telle qu’elle se développe par exemple dans Le Neveu de Rameau de Diderot.
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Le théâtre de Marivaux
Marivaux écrit La première surprise de l’amour, Le jeu de l’amour et du hasard, Les fausses confidences, mais aussi L’île de la raison, L’île des esclaves et La colonie. C’est l’amour qui est au cœur de ce théâtre, qui se révèle toujours dans la surprise, mais qui se heurte aux conditions sociales : celles qui séparent les valets et leurs maîtres. Seul le déguisement par lequel les uns se substituent aux autres dans un jeu d’apparences permet à l’amour de triompher à la fin.
De ce jeu, on a fait le marivaudage. Sainte-Beuve écrit : « Qui dit marivaudage dit plus ou moins badinage à froid, espièglerie compassée et prolongée, pétillement redoublé et prétentieux, enfin une sorte de pédantisme sémillant et joli. »
Plutôt que de marivaudage, il faut parler d’épreuve : déchiré entre ce qu’il est et ce qu’il a été, entre son moi et son sur-moi social, entre ce qu’il voudrait dire et ce qu’il dit, le personnage marivaudien joue pour éprouver l’autre et pour s’éprouver lui-même face à l’autre.
Le jeu constant du mensonge à la vérité s’établit tant au niveau du langage fait de perpétuels sous-entendus qu’au niveau du corps où le déguisement est source de multiples quiproquos. Dans cet univers de l’apparence, chacun met à l’épreuve les sentiments de l’autre, par tous les moyens, même l’illusion.
Quand l’équilibre entre partenaires de l’épreuve se rompt, chacun est renvoyé à soi, s’interroge. :
- « Je ne sais pas ce qu’il m’arrive. »
- « Je m’y perds, la tête me tourne, je ne sais plus où j’en suis. »
- « Ah ! je ne sais pas où j’en suis. »
Moment d’égarement où personne ne reconnaît plus personne ; moment où vie et être sont en suspens. Surprise de se trouver devant la confusion et le vide, après tant de manœuvres et de chemins détournés. Le personnage marivaudien « sent » véritablement sa propre mort. Il ne sait littéralement plus où il en est. Les seuls mots qu’il est encore en état de prononcer disent cette stupeur, répètent l’interrogation qu’il s’adresse en vain à lui-même :
- « Je ne sais plus où j’en suis (…). Je ne sais plus où j’en suis (…). Qu’est-ce que cela veut dire ? (…) Qu’est-ce donc que cet état-là ? »
Sommes-nous si loin de l’inspiration baroque du XVII° siècle quand on se souvient que, dans La vie est un songe, Sigismond éprouvait le passage d’un état à un autre – d’une personnalité à une autre – comme une mort ?
Mais, les personnages marivaudiens dans le jeu ne vont pas jusqu’à préférer l’imaginaire au réel ; ils refusent de s’installer dans ce jeu, de devenir le rôle qu’ils ont tenu par comédie. Ils n’oublient pas ce qu’ils sont au profit de ce qu’ils paraissent. Sous leurs déguisements, ils se souviennent d’eux-mêmes.
C’est sans doute que l’interrogation mise en œuvre par Marivaux ne traduit pas une angoisse, mais un doute, une question : Comment, alors qu’on ne peut mettre en cause l’ordre social, la différence des conditions, les individus peuvent-ils nouer des rapports vrais comme l’amour où chacun se dépouille de son personnage ? .
Le théâtre de Marivaux reflète ainsi l’image d’une société suspendue entre le passé et l’avenir, qui n’est pas encore mise en cause par la philosophie des Lumières. Dans le jeu et sous le masque, les personnages peuvent jouir pleinement d’eux-mêmes sans que l’ordre social en soit troublé.
La satire sociale reste sous-jacente derrière le jeu de l’amour et du hasard.
C’est avec Diderot que l’interrogation philosophique va rejoindre la satire sociale, la mise en cause des « conditions ».
2) Diderot : Le Neveu de Rameau
La question est proprement philosophique : Je suis celui qui croit qu’on peut agir « moralement », puisqu’on peut faire le bien : -n’est-ce pas que ce moi est l’auteur de ses actes ( comme un « génie » est créateur de ses œuvres) ; mais je suis en même temps celui qui, comme tout un chacun, est mu par ses penchants, ses intérêts, et, à la fin du compte par l’argent qui est le deus ex machina de cette société. Puis-je dire quel homme je suis vraiment ?
« Moi », qui suis philosophe, je dois interroger le Neveu de ce génie qu’est le grand musicien Rameau, qui, « Lui » est bien placé pour me répondre, car il est comme le double de ce grand homme.
Le débat autour du « génie », du « grand homme », occupe la place d’honneur dans cette satire : c’est sur lui que s’ouvre et se ferme le dialogue. N’est-ce dans le « grand homme qu’on a quelque chance de découvrir ce qu’est l’homme, sa « vraie » nature, n’est-ce pas en lui que l’essence – « idéal » humain que l’on cherche en vain chez les individus concrets, doit se trouver « réalisée » ? Quand on prononce le nom de Rameau désignant le musicien « génial », tout se passe comme si le nom ne faisait qu’un avec l’identité de l’homme. « Rameau !, s’écrie le Neveu, s’appeler Rameau, cela est gênant. ». On s’attend en effet à trouver en Lui un double.
Or, que découvre-t-on ? - un individu dont on ne saurait définir l’identité : « un composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison. En un mot,« rien ne dissemble plus de lui que lui-même ». La rencontre du double en la personne du Neveu oblige à s’interroger sur l’original : - N’est-ce pas en lui qu’on peut reconnaître un homme digne de ce nom ?
Or, l’homme de génie – le grand musicien Rameau - « ne pense qu’à lui ; le reste de l’univers est comme un clou à soufflet (sans importance). Sa femme et sa fille n’ont qu’à mourir pourvu que les cloches de la paroisse, qu’on sonnera pour elles, continuent de résonner la douzième (( les onze degrés harmoniques de la quinte de l’octave)
L’homme de génie, ( Racine sinon Rameau) peut être « fourbe, traître, ambitieux, envieux, méchant, parce qu’il est l’auteur d’Andromaque, de Britannicus, d’Iphigénie, de Phèdre, d’Athalie »
On ne saurait reconnaître en lui le modèle (ou l’essence) de l’homme que nous cherchons. Il faut donc se rendre à l’évidence : dans la pratique, l’honnête homme n’existe pas : bon mari, bon père etc…toutes ces qualités par lesquelles on veut définir un homme ne résistent pas à l’examen si cet homme a quelque fortune, car il ne cherchera alors que la satisfaction de ses désirs, de ses intérêts ; et la morale lui servira d’alibi : quelques pistoles à un pauvre !
Pourquoi n’y a-t-il que des « idiotismes » : non pas un Homme mais des individus ?
Voici la réponse : on ne saurait nous dire ce qu’est un honnête homme ou un homme tout simplement, parce qu’en fait d’homme en général, le monde « fourmille d’idiotismes de métiers » :
« Le souverain, le ministre, le financier, le magistrat, le militaire, l’homme de lettres, l’avocat, le procureur, le commerçant, le banquier, l’artisan, le maître à chanter, le maître à danse…Plus l’institution des choses est ancienne, plus il y a d’idiotismes ; plus les temps sont malheureux, plus les idiotismes se multiplient. Tant vaut l’homme, tant vaut le métier ; et réciproquement, à la fin, tant vaut le métier, tant vaut l’homme ; On fait donc valoir le métier qu’on peut. »
Il faut donner à la satire toute sa portée : Le grand Rameau n’est rien de plus que son Neveu, sinon que l’un croit à son personnage que l’autre tourne en dérision . Les hommes se confondent avec leurs masques : Il y a l’homme loup, l’homme tigre, l’homme renard, l’homme taupe, l’homme pourceau et l’homme mouton ; celui-ci est le plus commun ! ».
Il faut aller plus loin : non seulement les hommes se confondent avec leurs masques, mais ils ne font rien d’autre, comme le Neveu, que « mimer » leur vie ;
Les hommes, à travers leurs mimiques, leurs gestes, leurs attitudes, ne font qu’un avec leurs personnages.
L’homme, que nous fréquentons dans la vie, est un et vrai, car celui qui porte un masque de tigre est un tigre ; et cet autre est un loup comme son masque le révèle. Preuve en est que, dans la vie, « nous nous dévorons comme des loups, lorsque la terre a été longtemps couverte de neige ; nous nous déchirons comme des tigres..Des loups ne sont pas plus affamés, des tigres ne sont pas plus cruels.. Dans la nature, toutes les espèces se dévorent, toutes les conditions se dévorent dans la société. »
La leçon est claire : S’il n’y a point d’hommes dignes de ce nom, c’est qu’il n’y a dans la société que des « positions », comme il n’y a dans la nature que des espèces :
De même que, « selon Réaumur, la classe des mouches se divise en couturières, arpenteuses, faucheuses, l’espace des hommes se partage en hommes menuisiers, charpentiers, coureurs, danseurs, chanteurs, c’est votre affaire. »
La société est une grande pantomime, mais qui mène la danse, sinon l’or ?
L’or est le moteur de toutes ces vies, qui est comme le nouveau dieu que l’on honore ; l’inégalité est le résultat de cette « économie » qui ôte aux uns les moyens de vivre, pendant que les autres regorgent de richesses dont ils ne savent que faire. Mais, d’où vient que les hommes soient victimes de cette nouvelle religion et que cette économie s’impose à eux comme une fatalité ? – des « positions ».
S’il est vain de vouloir trouver en chaque individu un homme, c’est que l’individu, - quel qu’il soit -, n’existe pas en dehors de sa position. Autant d’hommes que de métiers. Point d’individus, mais des espèces. On ne peut même pas dire que l’individu est étranger à lui-même, puisqu’il n’existe qu’à travers son personnage. Il n’a d’autre nature que celle définie par sa « position » : sa condition sociale.
Il faut tirer philosophiquement toutes les conséquences : Si l’individu ne se définit autrement que par l’appartenance à la réalité sociale qui détermine sa position, n’est-il pas tout entier déterminé, et, comme une espèce à la nature, soumis à la réalité sociale comme à une fatalité ?
Lui (le Neveu) : « Que tout aille comme il pourra ; le meilleur ordre de choses est où j’en devais être », celui dont je fais partie, par lequel seulement je suis ce que je suis et sans lequel je n’existerais point.
Moi ( le philosophe) acquiesce : « Acceptons donc les choses comme elles sont ! »
Le fatalisme est la conclusion ironique d’une réflexion philosophique qui, tant dans la forme que dans le fond, emprunte au Baroque tous les éléments qui peuvent servir à la satire, en particulier le constat de cette aliénation par laquelle les hommes se confondent avec leurs personnages. Mais, pour la première fois avec Diderot, cette aliénation est comprise comme une aliénation sociale. : C’est un état de la société qui condamne les hommes à être prisonniers de leurs personnages parce qu’elle les enchaîne à leurs conditions.
A moins de souscrire au fatalisme, il n’est d’autre solution que de réformer la société ; Telle est la leçon de cette extraordinaire comédie satirique, où chacun – le philosophe comme le Neveu - joue son rôle, comme dans un dialogue de Platon, pour conduire à une aporie qui est le chemin de la vérité.
C. Baroque et Modernité
Après la première guerre mondiale : Dans une société mal remise du cauchemar de la Grande Guerre, où, dans le Paris des « Années folles », une bourgeoise privilégiée cherche à s’évader dans l’ivresse des plaisirs et du jeu, sans pouvoir nier la réalité, la réflexion des hommes de culture – écrivains et artistes – développe une interrogation « métaphysique » sur le rapport du rêve et de la réalité, sur les frontières entre l’illusion et la vie, où se joue le sens de l’existence, où se trouve mise en cause l’identité personnelle à travers la conscience de soi.
Après la seconde guerre mondiale, il en va tout autrement :
Après Hiroshima, après la révélation de l’holocauste, ce que l’on croyait impossible est devenu possible, ce que l’on croyait pouvoir comprendre ou simplement penser est devenu impensable. Jusqu’alors, l’homme pouvait s’interroger sur lui-même, angoissé ou fasciné par la découverte d’une faille ou d’un abyme, et, perdant son identité, il pouvait dénoncer le monde comme une illusion, la vie comme un songe, chercher l’homme en vain sous ses masques, il est au moins une chose qui ne s’était jamais effondrée, c’est le monde-de-l’homme, c’est à dire la possibilité de se représenter la présence de l’homme au monde.
Sous toutes ses formes, l’art moderne met en cause la possibilité de la représentation.
I. Le théâtre moderne
1) Après la première guerre mondiale : le théâtre de Pirandello
On peut considérer l’année 1922 comme une année symbolique : c’est l’entrée de Pirandello sur la scène parisienne, avec la représentation de la Volupté de l’honneur.
La deuxième pièce de Pirandello, Six personnages en quête d’auteurs, donne le ton : c’est le théâtre à l’intérieur du théâtre. Il s’agit de montrer que la comédie est plus vraie que la vie car elle permet à chacun d’être ce qu’il est en endossant un personnage, en jouant un rôle. Dans la vie, en dehors des rôles que l’on joue, peut-on dire qui l’on est ? Mais, en même temps, on ne parvient jamais à s’identifier au rôle que l’on joue, on ne fait que faire semblant.
Il en va tout autrement au théâtre : « Qu’est-ce qu’une scène ? dit l’un des personnages de Pirandello – tu vois bien… c’est un endroit où on joue à jouer pour de vrai. On joue la comédie des six personnages. »
avant mieux qu’avant, La vie que je t’ai donné, L’homme, La bête et la vertu, Comme tu me veux, Ce soir on improvise.
Le premier thème de Pirandello est celui de la supériorité de la comédie sur la vie : le théâtre est plus vrai que l’existence, l’art plus vrai que la vie ; la vérité de l’art l’emporte sur les apparences du réel et la réalité du jeu sur l’illusion du vécu.
Dans Ce soir on improvise, un personnage exprime ce point de vue :
« La vie est en fait moins réelle que l’art…cette vie esclave d’une illusion après l’autre, sans cesse contrariée, déformée, trahie par l’événement, par les autres hommes ou par notre propre faiblesse, cette vie .. s’efface et disparaît avec nous dans l’éternité… »
L’art au contraire cherche à faire de la vie, en l’immobilisant dans des êtres imaginaires, la vie véritable. Le directeur des Six personnages s’écrie en s’adressant à ses acteurs : « Mais oui, parfaitement, vous faites vivre des êtres vivants, plus vivants que bien des êtres qui respirent et figurent sur le registre d’état civil ! Des être moins vrais peut-être mais moins réels. »
Ce thème du monde identifié à un théâtre n’est pas propre à Pirandello ; il est caractéristique de tout l’art baroque. Mais ce thème chez Pirandello revêt une toute autre valeur.
Le second thème dePirandello est celui de la comédie que se donnent involontairement ou non les personnages: il y a une tension tragique entre la comédie du personnage et sa vie. Si les héros pirandelliens jouent un rôle, c’est qu’ils y sont contraints ; c’est sous la pression et le regard des autres que le héros devient un personnage et c’est pour leur échapper qu’il fait semblant d’être ce que les autres veulent qu’il soit. Mais, jamais il ne trouve de refuge dans le personnage qu’il joue, jamais il ne résout la contradiction entre ce qu’il paraît et ce qu’il est.
La conséquence, mais peut-être aussi la cause de cette situation, c’est l’incertitude de la personnalité. Si l’on ne peut s’identifier au personnage que l’on est contraint de jouer, c’est parce que, contrairement à la conscience que l’on prend de soi, on ne possède aucune identité, aucune personnalité. « Chacun de nous – dit un personnage, a conscience d’être un alors qu’il est cent, qu’il est mille, qu’il est autant de fois un qu’il a de possibilités en lui. »
La conclusion de Pirandello est métaphysique :
On ne peut être soi-même qu’en s’identifiant à un autre, mais il n’y a pas d’issue à cette « aliénation », qui rend l’individu prisonnier de ses masques ; c’est « un tragique conflit immanent entre la vie qui continuellement coule et change et la forme qui la fixe, immuable. »
Ce que Pirandello met en scène, ce n’est pas le drame réel par lequel l’individu prendrait conscience de son aliénation ; c’est le drame réfléchi à travers la conscience de soi.
Son théâtre est une tragédie (ou une comédie) de la réflexion. Qui pose la question de savoir « qui il est », est précipité dans le jeu de miroirs d’une conscience qui se regarde elle-même, sans pouvoir saisir un être à travers la multiplication à l’infini des reflets.
Là où Montaigne disait : « je ne peins pas l’être, je peins le passage », Pirandello pourrait dire : » je ne peins pas l’être, je peins l’image reflétée à l’infini par le miroir »
Voilà qui nous permet d’éclaire un paradoxe : Tous les thèmes de Pirandello sont baroques ; son théâtre ne l’est pas.
Le phénomène baroque n’éclate dans l’art et n’entraîne une mutation de la culture que dans les périodes où c’est toute une société ou une classe qui ne se reconnaît plus dans le monde qu’elle habite, de sorte que le problème d’identité est au centre de la conscience que les individus prennent d’eux-mêmes.
En cette première décennie d’après guerre, au sein d’une société privilégiée, qui se livre à l’ivresse des plaisirs et la folie de la fête, ce sont les écrivains qui posent le problème de l’identité à partir de leur statut d’intellectuels pour qui le désaccord, le divorce profond de l’homme d’avec le monde, qui prononce la faillite de l’humanisme, est compris comme une séparation de l’homme d’avec lui-même, toujours à distance de soi, incapable de se ressaisir en une identité, contraint de jouer un rôle.
2) Après la seconde guerre mondiale : le théâtre de Jean Genet
a) L’aventure du théâtre contemporain
L’aventure du théâtre contemporain à partir des années 50, avec le montage des pièces de Becket, d’Adamov, de Ionesco, de Genet, qui, à première vue semblent célébrer l’impossibilité de la communication et l’absurdité de l’existence, apparaît à l’analyse comme une immense entreprise de destruction du théâtre : tout se passe comme si les dramaturges, à partir de cette époque, s’employaient à mobiliser le théâtre contre le théâtre.
A travers la déconstruction du langage, la ruine du dialogue, l’abolition des repères temporels et l’action dramatique, et surtout l’abolition de l’identité des personnages, il ne s’agit de rien d’autre que détruire l’illusion théâtrale.
L’illusion théâtrale est ce processus mystérieux par lequel les spectateurs, pendant tout le cours de la représentation, s’identifient aux personnages et à l’action dramatique, où ils se reconnaissent dans les émotions, les sentiments, les idées, à travers le mode même du discours qui les expriment : c’est la conscience qu’ils prennent d’eux- mêmes et de leur vie, - leur vécu – qui se trouve « objectivé », pour ainsi dire « consacré » dans la représentation.
Analysant la genèse de la fiction, c’est sans doute au cœur de l’existence qu’il faut chercher le secret : C’est, explique Ricoeur, en élevant au langage, sous la forme d'un récit construit comme une fiction, l'expérience qu'il fait de sa vie, que l'individu constitue son identité personnelle et l'unité de cette vie qui lui appartient.
Le théâtre est une forme privilégiée de ce processus : la mise en scène des personnages, essentielle à la représentation théâtrale, qui permet l’identification du spectateur à l’acteur, n’est rien d’autre que la mise en œuvre du processus de l’aliénation, par lequel l’homme ne peut « réaliser » son identité qu’en s’identifiant à un Autre. Le théâtre est cette forme de représentation qui permet aux individus de « réaliser » leur identité – pendant tout le temps que dure la représentation - en s’identifiant aux personnages.
A travers la tentative de destruction de l’illusion théâtrale, ce que vise le théâtre contemporain, n’est-ce pas la dénonciation de l’aliénation qu’il comprend comme une fatalité inscrite au cœur de l’existence ?
Le théâtre de Genet, en posant l’angoissante question : L’homme est-il autre chose que ses masques ? nous met sur le chemin : cet être de fiction, c’est nous-mêmes.
Si l’on condamne les personnages à l’anonymat, si on les dépouille de toute identité pour les confondre avec leurs masques, ne renvoie-t-on pas l’individu à lui-même, et, le contraignant à s’interroger sur son identité , n’est-ce pas le fait de l’aliénation qu’on met en cause?
A travers la dénonciation et la déconstruction de l’illusion théâtrale, le théâtre contemporain nous paraît une entreprise, peut-être désespérée, de désaliénation.
b) L’exemple du théâtre de Jean Genet
Le théâtre est une maison d’illusions où l’on devient ce que tous les autres veulent que l’on soit : un lieu parfaitement ordonné où le paraître et l’être, le personnage et le rôle ne font qu’un.
C’est dans le théâtre de Genet que se trouve mise en cause la notion même de personnage : le personnage c’est « nous-mêmes » que Genet nous présente sur la scène avec nos masques.
Loin d’être des individus, les personnages apparaissent comme des figures allégoriques comme des rôles ; Jean Genet les nomme des « Images » ou des « Reflets ».
Ils ne sont que ce que nous voulons qu’ils soient. Genet nous montre sur la scène, non pas des hommes tels qu’ils sont ou tels qu’ils devraient être, mais tels que nous autres, spectateurs, les soupçonnons et les accusons d’être.
Ni ses Bonnes, ni ses Nègres ne sont véritablement des domestiques ou des noirs : ils sont des bonnes telles que les rêvent et les craignent leurs patronnes, des nègres tels que, blancs et tous plus ou moins racistes, nous les imaginons. (Genet le stipule nettement : c’est afin qu’elle soi jouée devant les blancs et pour eux qu’il a écrit Les Nègres.)
Dans Le Balcon, il ne faut pas s’imaginer que le Général, le Juge, le Chef de la police, ni même Madame Irma, la tenancière du bordel, sont des types sociaux : c’est nous qui transformons les individus – des hommes comme les autres – en personnages, parce que nous ne pouvons pas vivre autrement qu’en habillant les êtres d’un vêtement d’emprunt.
Le monde où nous vivons n’est qu’un immense théâtre, parce que nous ne pouvons pas vivre autrement que dans l’illusion.
Les scènes auxquelles nous assistons ne sont que les représentations que nous nous donnons chaque jour à nous-mêmes : des phantasmes qui tiennent lieu de réalité :
Les bonnes commencent par une scène de déshabillage où Solange en petite robe noire de domestique aide Claire, dévêtue, à se parer. Chaque soir les deux sœurs s’enferment dans une sorte de délire où elles jouent une étrange cérémonie : l’une devient Madame en revêtant ses robes tandis que l’autre prend le rôle de sa sœur et le rituel consiste à jouer le meurtre de la patronne.
Ce sont les bonnes telles que nous nous les représentons dans une scène qui est conforme à l’idée que nous nous faisons de la haine qu’elles portent à leur patronne.
Dans Les Nègres le viol auquel nous assistons n’est qu’un phantasme raciste, mais, précisément, ce n’est pas un phantasme, parce que la réalité se confond pour nous avec cette représentation
Dans Le Balcon, dont on ne sait s’il est un bordel ou un théâtre, tenu par Madame Irma, chaque client se déguise, endossant avec l’habit un rôle imaginaire, l’Evêque, le Juge, le Général, le Clochard, pendant que les filles se prêtent à l’exécution de leurs fantasmes pervers.
Mais les phantasmes que satisfont les personnages, ce sont les nôtres !
Le théâtre est une fête, une cérémonie : il ne fait que célébrer ce qui est notre monde et notre vie même. Parce que notre vie et notre monde ne sont rien d’autre que ce théâtre, seul le théâtre peut célébrer ce « rien ».
Genet écrit à propos du Balcon : « Les pièces, habituellement, dit-on, aurait un sens, pas celle-ci. Elle n’est que la célébration de rien. »
Empruntons la conclusion de cette analyse à Bernard Dort :
« L’œuvre dramatique de Genet est le produit d’un combat sans merci avec le théâtre. D’abord Genet consent au théâtre, il abonde dans son sens, il renchérit sur sa facticité. La scène devient le lieu d’une cérémonie où le jeu social se trouve exalté dans ses plus fragiles apparences. Tout est ennobli et transfiguré, jusqu’aux personnages les plus médiocres ou les plus dérisoires, figés dans leurs rôles. Alors règne sans partage « l’esthétique de la scène ».
Mais ce jeu ne sécrète pas sa propre vérité. Poussé jusqu’à son terme, jusqu’à l’absurde, il se détruit lui-même et nous découvre son néant. Les Images montrent leur envers – noir comme la destruction et la mort.
C’est qu’il fallait prendre les spectateurs au piège. Il fallait leur donner cette fête où, promus à la dignité de figures allégoriques, ils se gavent de leurs propres reflets pour que, à la fin, ils recouvrent leur lucidité et se voient eux-mêmes, sans masque ni déguisement – peut-être pour qu’ils reconnaissent, dans leur vie même, la mort au travail.
Ici, Genet ne se sert du théâtre, c’est-à-dire du moyen le plus noble par lequel notre société se donne à elle–même en spectacle, que pour mieux le détruire et s’en prendre au bout du compte, par la voie du spectacle, à la société qui a besoin de tels spectacles. »
Ce que le théâtre doit nous révéler, c’est que notre vie n’est qu’un théâtre, une parade. Mais, en même temps, cette aliénation interdit toute prise de conscience. Tout se passe comme si nous étions condamnés au théâtre, à l’illusion.
Conclusion :
L’analyse des manifestations du baroque, qui ont permis de parler d’une « ère du baroque », s’étendant progressivement à toutes les Cours d’Europe de la fin du XVI°siècle jusqu’au milieu du XVIII° nous a conduit à esquisser une compréhension historique du phénomène : L’instauration de l’absolutisme royal, en privant toute une classe privilégiée de son rôle économique et social, ne la maintenait dans ses privilèges qu’en la transformant en une casse parasitaire, « stipendiée », la condamnant à une vie de Cour, entièrement «artificielle », vouée à la fête permanente, coupée de la vie réelle. Ce mode de vie de toute une société, fondé sur l’accumulation par le pouvoir d’une richesse factice, se manifestant par le luxe et les dépenses somptuaires, suffit à expliquer historiquement la floraison des Arts.
Mais c’est un autre aspect de cette évolution historique qui permet de comprendre le phénomène esthétique du baroque, inséparable de la célébration de la fête, qui se manifeste par l’exubérance des formes, l’exaltation des apparences, la mise en scène des illusions. C’est une mutation de la conscience prennent d’eux-mêmes : privés de leur fonction sociale, ils ne conservent leur statut privilégié qu’à travers les rôles qu’ils sont contraints de jouer, à travers les personnages auxquels ils doivent s’identifier : ils sont condamnés à dissimuler sous les masques un drame profond qui réside dans la perte de leur identité. Et ils ne peuvent se masquer à eux-mêmes ce drame, ils ne peuvent vivre tout simplement, que s’ils transforment leur vie en une comédie, une mise en scène permanente ; ils ne peuvent être eux- mêmes que s’ils convertissent la réalité en un jeu d’apparences, le monde en un théâtre. C’est ce drame de l’être qui s’étoile et se dérobe à travers le jeu multiple des apparences qui est représenté dans le théâtre baroque.
Mais l’essence du baroque est ailleurs que dans la célébration des apparences qui masque le désarroi d’une identité perdue : elle est dans la dénonciation de l’illusion par laquelle l’homme est prisonnier de ses masques : C’est la grande protestation de Sigismond quand, à son insu, passant d’une vie à l’autre, d’un personnage à l’autre, dans la plus totale inconscience, il se retrouve étranger à lui-même, à chaque fois prisonnier d’un autre ; il n’échappera à cette fatalité qu’en se joignant à la Révolte où il retrouve son identité à travers la maîtrise de soi. Nous avons souligné combien, chez Corneille. l’éthique de l’héroïsme était proche de cette révolte.
Dans tout le théâtre baroque, le procédé du théâtre dans le théâtre est là pour dénoncer l’illusion.
A l’époque moderne, les évènements historiques, les mutations sociales, un monde figé dans la guerre froide ont donné lieu, à partir des années 50, à une prise de conscience nouvelle, que Foucault a explicité dans Les Mots et les Choses :
Quand l'individu prend conscience de lui-même, il ne découvre pas l'universalité d'une essence de l'Homme, mais bien « cette figure de lui-même qui se présente à lui sous la forme d'une extériorité têtue… Dominé par le travail, la vie et le langage, son existence concrète trouve en eux ses déterminations : il ne peut avoir accès à lui qu'au travers de ses mots, de son organisme, des objets qu'il fabrique, comme si eux d'abord (et eux seuls peut-être) détenaient (sa) vérité ».
Face à un monde qui le domine, faisant l’expérience des formes et des contenus qu'il ne maîtrise pas, l'individu n'est plus qu'un point "virtuel" de convergence et une identité fictive, "au milieu d'une prolifération toujours renouvelée " : il fait l'expérience d'une véritable dispersion ; il n'est plus rien d'autre que ses masques.
"Ce qui s'annonce", c'est que "l'homme est en train de disparaître" ..., ce n'est plus la promesse d'un autre monde, ni l'espérance d'un avenir ; ce n'est rien d'autre, que la fin de l'homme : l'éclatement du visage de l'homme dans le rire et le retour des masques !
C’est cette mutation de la conscience que rencontrent les dramaturges des années cinquante, lorsqu’ils doivent mettre en scène le nouveau visage des hommes. Ce visage n’a plus de contours ; et l’homme n’est-il pas, comme l’écrit Foucault, « en train de disparaître » ?
Rien n’éclaire mieux le théâtre contemporain et l’esthétique de Genet que ces analyses de Foucault. La finalité du théâtre, c’est de faire prendre conscience à chaque homme de ce temps qu’il n’est plus rien d’autre que ses masques.
Non seulement le théâtre , mais toute la littérature de cette époque ( peut-être les autres arts), apparaissent comme une immense entreprise de désaliénation, désespérée sans doute, parce que rien à l’horizon ne dessine un nouveau visage de l’homme.
Cette nouvelle manifestation du baroque, contemporaine de la modernité, confirme ce que nous laissait soupçonner l’analyse du phénomène baroque, et sa résurgence au cours de notre histoire culturelle :
L’essence du baroque est ailleurs que dans le théâtre : elle est dans la dénonciation du théâtre, parce que le théâtre est le lieu de l’aliénation.
Là où les spectateurs, pendant tout le cours de la représentation, s’identifient aux personnages et à l’action dramatique, ils retrouvent dans l’autre, pour ainsi dire objectivée, l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et de leurs rapports au monde : leurs émotions , leurs sentiments, leurs idées, - tout leur vécu – par le miracle de la représentation, se trouvent consacrés.
Si le théâtre a vocation de renvoyer à une société l’image qu’elle se fait d’elle-même, la manifestation du baroque est la mise en cause de cette image à tous les moments de crise : l’éclatement du visage de l’homme dans le rire et le retour des masques à ces moments de l’histoire, où rien ne dessine un profil de l’avenir.