Critique littéraire

 

INTRODUCTION A LA CRITIQUE LITTERAIRE

( Synthèse des essais et des articles sur la critique littéraire)

 

 

 

A) HISTOIRE et CRITIQUE LITTERAIRE

 

 

 

(1) - Une Histoire Littéraire

 

.-S'agit-il d'écrire une "Histoire Littéraire", selon le projet de LANSON, repris par Lucien FEBVRE :

« Faire l'histoire de la Littérature dans ses rapports avec la vie sociale et politique d'une époque ; mettre la vie de l'écrivain et sa formation en rapport avec les vicissitudes de la politique, avec les transformations de la mentalité religieuse, avec les évolutions de la vie sociale, avec les changements d'habitude et de goût, etc .. »

 

C'est ce projet qui préside à la modification de nos manuels où la chronologie des Oeuvres est mise en parallèle avec la chronologie des évènements historiques, des découvertes techniques et scientifiques, avec l'évolution des arts, avec l'évolution des goûts, des modes et des sensibilités.

Autant d'éclairages qui permettent de "situer" l'oeuvre dans son époque.

 

Mais, cette "Histoire Littéraire" reste en deçà de l'oeuvre : Parce qu'elle considère l'époque comme le milieu de l'écrivain, et les conditions historiques et sociales comme les circonstances de l'oeuvre, elle n'est pas en mesure de comprendre ni les conditions générales, historiques et sociales de la production, ni la singularité de l'oeuvre, c'est-à-dire son sens à la fois "essentiel (ou général) et singulier".

 

 

(2) - Une "socio-critique"

 

.- Ne faut-il pas alors, pour comprendre les oeuvres, faire :

 

" non plus l'histoire des circonstances individuelles ou sociales de la production et de la consommation littéraires, mais des oeuvres elles-mêmes, considérées comme des documents historiques exprimant l'idéologie et la sensibilité particulière d'une époque ? "

 

Telle est la question que pose Gérard Genette, dans l'Essai, déjà cité.

 

« Cette histoire, constate-t-il, a le mérite d'exister, notamment sous la variante marxiste de l'histoire des idées ou des idéologies.

Son premier défaut est d'être insuffisante : Relevant un rapport entre le contenu de l'Oeuvre : sa signification et les conditions historiques et sociales de sa production, l'historien des idéologies se contente d'affirmer ce rapport en employant la formule : " ce n'est pas un hasard si, à la même époque ......

Et, tout se passe comme si l'idée que "ce n'est pas un hasard " dispensait de chercher sérieusement "ce que c'est ", autrement dit : de définir avec précision le rapport dont on se contente d'affirmer l'existence. »

Autrement dit, explique-t-il, ce qui n'est pas clair, c'est la notion "marxiste"dereflet : "il y a dans le prétendu reflet littéraire" des phénomènes de réfraction et de distorsion très difficiles à maîtriser ", notamment des phénomènes d'inertie propres à la tradition littéraire.

 

Mais quelle est l'objection que l'on fait ici à la variante "marxiste" ou à la "socio-critique"?

En faisant de l'Histoire Littéraire un chapitre de l'Histoire des Idées, en considérant la littérature comme un phénomène "idéologique", on manque l'essence de l'Oeuvre.

Pour ne prendre qu'un exemple, le "sens" de " l'éducation sentimentale" se trouve "réduit" au sentiment de l'échec, telle qu'il apparaît dans la conscience de la génération de Flaubert, "reflétant" l'échec de la Révolution de 1848, et la déception d'une certaine jeunesse pour qui l'instauration du Second Empire ruine les chances de réussite sociale, dont la "République" bourgeoise avait créé l'illusion.

L'explication "idéologique" fait ainsi abstraction de"l'écriture romanesque" de Flaubert, dont le "réalisme" est précisément la forme par laquelle il réalise la "destruction" du sens de la réalité : La forme de l'expression est indissolublement liée à la forme de l'expérience, en l'occurence celle de l'échec.

Quand le socio-critique écrira :" ce n'est pas un hasard si à cette époque, -ce tournant historique du XIXème siècle- Flaubert a écrit "l'éducation Sentimentale", il n' aura à proprement rien dit de " ce qu'estl'éducation Sentimentale " : il aura laissé de côté ce qui fait "l'Oeuvre littéraire" : son écriture "réaliste".

 

Loin que l'idéologie de l'époque explique le roman, il faudrait plutôt dire à l'inverse, que le roman éclaire l'idéologie.

Et Gérard Genette note l'aveu de Jacques Roger, " l'histoire des idées n'a pas pour objet premier la littérature. "

L'histoire des idées laisse de côté, non seulement la "forme" de l'écriture romanesque de Flaubert : "La forme de l'expression" - mais aussi "la forme de l'expérience" de l'échec telle qu'elle a été "vécue" par Flaubert.

 

Il faut poser dès maintenant la question (à laquelle nous devrons répondre) :

- L'essence de l'Oeuvre n'est-elle pas précisément le sens original, "unique" de l'expérience, au travers de laquelle la déception "générale" d'une génération devient chez Flaubert l'échec nécessaire de toute existence, de toute vie humaine ?

La "singularité" de la "création" de FLAUBERT n'a de sens original qu'autant qu'elle exprime le sentiment général d'échec et l'idéologie pessimiste d'une certaine jeunesse qui a vécu l'échec de la Révolution de 1848 et l'installation du Second-Empire, comme la fin de ses illusions.

C'est la "déception" d'une génération -reflet idéologique de conditions historiques et sociales- (dirait le critique marxiste), qui devient chez FLAUBERT. cette singulière appréhension de l'échec : de l'inanité de toute tentative humaine, de l'absence de sens de la vie.

 

Ce que l'on n'a pas trouvé du côté de l'Histoire Sociale, ne peut-on le découvrir dans l'Histoire Individuelle, c'est-à-dire dans la biographie ?

 

Gérard Genette, dans la suite de son Essai, va poser la question.

" Que peut donc être une Histoire de la Littérature qui serait prise en elle-même et non dans ses circonstances extérieures, et considérée pour elle-même, et non comme document historique ?

 

 

(3) - Une critique biographique

 

 

Est-ce une histoire de l'Oeuvre ? Et que peut être une histoire de l'Oeuvre ?

- " Ce ne peut être ; répond Gérard Genette, que l'histoire de sa genèse, de son élaboration ou de l'évolution, d'oeuvre en oeuvre, de l'auteur, au cours de sa carrière. "

Et, si l'on se refuse à réduire l'Oeuvre à un phénomène idéologique, qui "exprimerait" les conditions historiques et sociales de son temps, que peut être la genèse de l'Oeuvre, sinon le mouvement "subjectif", "spirituel", qui lui a donné naissance. ?

G. Poulet définit ainsi la démarche critique :

" Le but de la critique est d'arriver à une connaissance intime de la réalité critiquée. Or, il me semble qu'une telle intimité n'est possible que dans la mesure où la pensée critique "devient" la pensée critiquée, où elle réussit à re-sentir, à repenser, à re-imaginer celle-ci de l'intérieur.

Rien de moins objectif qu'un tel mouvement de l'esprit ...... ; car ce qui doit être atteint, c'est un "sujet", une activité spirituelle qu'on ne peut comprendre qu'en se mettant à sa place et en lui faisant jouer de nouveau en nous son rôle de sujet. "

 

 

" Le genre de recherche, inspiré par cette conception, est bien évidemment du domaine de l'Histoire Littéraire autobiographique" (G.Genette).

 

Cette démarche critique, au point de départ de la tradition universitaire, a été définie comme "identification" : la conscience "critique" s'avance à la rencontre de la conscience de l'écrivain, dans la transparence d'un cogito, pour aller jusqu'à la "sympathie" intuitive ; elle se réclame de la conception de Dilthey selon laquelle tout phénomène humain doit faire l'objet non d'une explication mais d'une compréhension : Le sens n'est-il pas le vécu d'une conscience qui peut être repris et compris par une autre ?

 

" La compréhension, écrit STAROBINSKI, serait alors la poursuite progressive d'une complicité totale avec la subjectivité créatrice, la participation passionnée à l'expérience sensible et intellectuelle qui se déploie à travers l'oeuvre. "

 

Et Jean STAROBINSKI poursuit :

 

" Mais si loin qu'il aille dans cette direction, le critique ne parviendra pas à étouffer en lui-même la conviction de son identité séparée, la certitude tenace et banale de n'être pas la conscience avec laquelle il souhaite se confondre.

A supposer toutefois qu'il réussisse véritablement à s'y absorber, alors, paradoxalement, sa propre parole lui serait dérobée, il ne pourrait que se taire, et le parfait discours critique, à force de sympathie et de mimétisme , donnerait l'impression du plus parfait silence. A moins de rompre de quelque façon le pacte de solidarité qui le lie à l'oeuvre, le critique n'est capable que de paraphraser et de pasticher : On doit "trahir" l'idéal d'identification pour acquérir le pouvoir de parler de cette expérience dans un langage qui n'est pas celui de l'oeuvre "

 

On ne peut mieux souligner l'impasse où conduit la critique dite d'identification.

 

Cette démarche critique rencontre un double écueil :

Si le sens de l'Oeuvre, que met à jour l'analyse thématique, est l'expression de la "singularité irréductible d'une individualité créatrice", 1) quelle est la part de l'idéologie de l'époque (du goût et de la sensibilité également), et 2) en même temps quelle est la part de la tradition (ce qu'on peut appeler la topique : les formes d'expression), ?

 

Paradoxalement, en coupant l'oeuvre de toutes ses conditions "historiques" et "culturelles", c'est l'originalité, la singularité de l'oeuvre qu'on se condamne à manquer.

 

En prenant toujours l'exemple de l'éducation Sentimentale,

1) Ne manque-t-on pas la thématique personnelle de Flaubert c'est-à-dire l'entreprise d'auto-destruction du sens par l'écriture romanesque, si l'on n'a pas fait la part -dans cette thématique- du sentiment d'échec et de l'idéologie "pessimiste" de toute une génération?

 

2) Mais, de la même façon, peut-on comprendre le "réalisme" de FLAUBERT, comme la forme d'expression originale d'une création singulière, en faisant abstraction de la transformation du genre romanesque au XIXème Siècle avec la création balzacienne ?

Le genre du roman s'impose à Flaubert comme la forme "générique" de la tradition littéraire, dans laquelle il peut exprimer son expérience. Peut-on comprendre l'originalité du réalisme de Flaubert si l'on ne sait pas comment cette forme générique est devenue "particulière" au XIXème Siècle ?

Il a fallu qu'avec Balzac, le roman devînt le moyen de décrire la réalité par sa "création", pour que l'écriture romanesque fût pour Flaubert, l'instrument de sa destruction. La singularité de l'écriture romanesque de Flaubert, est inséparable de cette nouvelle vocation du roman au XIXème Siècle, où la réalité a partie liée avec l'écriture.

 

Qu'est-ce à dire sinon que la singularité de la thématique personnelle est inséparable d'une double généralité : celle du contenu idéologique et celle de la forme culturelle de l'expression ?

Le véritable problème - peut-être insoluble - de la critique n'est-t-il pas de faire la genèse de l'oeuvre singulière à partir de cette double généralité de l'idéologie et de la tradition culturelle, qui se donnent comme transcendance de la société et de l'histoire par rapport à la manifestation toujours individuelle et singulière de l'Oeuvre ?

 

 

En coupant le sens de l'oeuvre de toute "signification" idéologique et de toute structure "culturelle", en faisant de la production de l'oeuvre, une "genèse psychologique", que devient le rapport du critique à l'oeuvre, sinon un rapport direct d'interprétation ou, comme le dit Gérard Genette "un rapport d'imposition de sens entre le critique et l'oeuvre " ?

En récusant toute explication historique pour laisser place à la compréhension intuitive, la compréhension de l'oeuvre devient nécessairement -à proprement parler- : anachronique.

 

Toutes les "interprétations" sont possibles : Qu'il s'agisse de psychanalyse ou de "textanalyse" (1) , de psychanalyse existentielle (2) ou d'analyse de l'imagination matérielle (3) - Qu'il s'agisse de la critique universitaire (4) ou de la Nouvelle Critique (5) , il s'agit toujours, selon l'expression de Jean Starobinski de faire "rendre sens " à l'oeuvre, c'est-à-dire d'éclairer l'oeuvre, mieux de la "comprendre" (d'en embrasser ou d'en épuiser le sens) en tant que manifestation originale de l'expérience singulière (inconsciente, sensible, intellectuelle) de l'écrivain.

Ne suffit-il pas de découvrir, en recueillant la leçon des Sciences Humaines, que la "subjectivité créatrice", loin de se confondre avec la transparence d'un cogito, -qui sépare la pensée du corps et du monde-, s'enracine dans une présence au monde, qui précède la conscience et lui reste "obscure", pour que la critique puisse atteindre la subjectivité au travers des processus inconscients ou des "choix originels" qui constituent l'essence même d'une individualité "singulière" ?

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(1) Jean BELLEMIN NOEL : Psychanalyse et Littérature (1978)

Biographie du désir (1988)

(2) SARTRE : Baudelaire (1947) Saint-Genet : L'idiot de la Famille (Flaubert) 1971

(3) Jean-Pierre RICHARD : Pages Paysages (1984) Microlectures

(4) Albert BEGUIN, Marcel RAYMOND

(5) Geroges POULET, Jean STAROBINSKI, Jean ROUSSET

 

 

 

B. Critique littéraire et langage

 

1) « Une nouvelle intelligence de la Littérature » ou la critique pure

 

Cherchant à définir "Une nouvelle intelligence de la Littérature", Thibaudet se réfère au "Léonard de Valéry" (1) où il trouve le modèle de la « critique pure » (au sens même de la Poésie Pure).

 

Là où, pour comprendre la littérature, explique-t-il, " la critique classique pensait des ouvriers d'art qui travaillent sur les modèles éternels des genres, là où la critique du XIXème Siècle a pensé des hommes qui vivent en société " la critique doit maintenant penser des essences.

 

" J'entends par critique pure, écrit-il, la critique qui porte non sur des êtres, non sur des oeuvres, mais sur des essences, et qui ne voit dans la vision des êtres et des oeuvres qu'un prétexte à la méditation des essences."

 

" Ces essences, j'en aperçois trois. Toutes trois ont inquiété HUGO, MALLARME, VALERY et leur ont paru le jeu transcendant de la pensée littéraire : le génie, le genre, le livre ."

 

Gérard Genette, dans son Essai, éclaire "Les raisons de la Critique Pure", le sens "moderne" de la thèse de Thibaudet, exprimée sous le patronage de Valéry.

Que sont ces essences que la critique, si elle veut être "pure", -dégagée de toute historicisme- doit découvrir dans l'oeuvre ?

- La critique, dans chaque oeuvre, au lieu de rechercher l'individualité singulière, l'expression unique d'une personnalité, doit découvrir l'éclatement de l'individualité : une oeuvre n'est pas la production d'un auteur mais la production d'un génie, non l'expression d'un "moi psychique" mais la manifestation de l'Esprit, d'une Pensée, qui par sa nature même, dépasse toute limitation "individuelle".

 

Valéry rêvait d'une Histoire de la Littérature comprise " non tant comme une histoire des Auteurs et des accidents de leur carrière ou de celle de leurs ouvrages, que comme une histoire de l'Esprit, en tant qu'il produit et consomme de la Littérature."

Cette histoire, selon VALERY, pourrait même se faire " sans que le nom d'un écrivain y fût prononcé " . Dans "L'Introduction à la Méthode de LEONARD de VINCI", il prévient son lecteur que " son LEONARD n'est pas LEONARD, mais une certaine idée du génie pour laquelle il a emprunté certains traits à LEONARD, sans se borner à ces traits et en les composant avec d'autres."

 

On sait, commente Gérard Genette, quels échos cette idée a trouvé chez des auteurs comme Borgès ou Blanchot.

 

" L'auteur, l'artisan d'un livre, comme disait Valéry, n'est positivement personne. L'une des fonctions du langage et de la littérature est de détruire son locuteur et de le désigner comme absent."

 

Telle serait la portée de la vision moderne de la Littérature, qui trouve dans Valéry un précurseur : ce qui est dépassé, c'est l'apposition, l'antinomie entre l'oeuvre conçue comme l'expression d'une personnalité singulière, d'un sujet unique et l'oeuvre comprise comme une production dont on peut faire la genèse objective à partir des conditions historiques.

 

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(1) - VALERY : Introduction à la Méthode de LEONARD de VINCI

 

 

 

Comme l'explique Gérard Genette dans son essai “La littérature comme telle”, la critique contemporaine commence là où l'on reconnaît, selon les formules de Paul Valéry, que “ toute œuvre est l'œuvre de bien autre chose qu'un auteur ” ou que “ le véritable ouvrier d'un bel ouvrage n'est évidemment personne ”, “non que, commente Gérard Genette, l'écrivain soit proprement absent de son œuvre mais parce que l'œuvre n'existe comme telle qu'en tant qu'elle se délivre de cette présence.

 

Pour montrer “l'autonomie” du texte littéraire, Gérard Genette l'oppose aux simples énoncés d'un discours quelconque qui renvoie au locuteur (“je”), à sa situation (ici), au destinataire (vous) :

 

Dans le discours, quelqu'un parle et sa situation dans l'acte même de parler est le foyer des significations les plus importantes … Au contraire dans la diction et l'écriture du récit, “le texte” est là, sous nos yeux, sans être proféré par personne, et aucune (ou presque) des informations qu'il contient n'exige, pour être comprise ou appréciée, d'être rapportée à sa source, évaluée par sa distance ou sa relation au locuteur et à l'acte de locution … Dans le récit, “personne ne parle”, en ce sens qu'à aucun moment nous n'avons à nous demander “qui parle, où” et “quand “, etc. pour recevoir intégralement la signification du texte.

 

 

2) La critique structuraliste

 

a) La révolution du XX°siècle

 

Si l’étude de la littérature ou des arts conçoit une légitime défiance à l’égard des exégèses psychologiques ou psychosociologiques, on peut s’attendre à ce qu’elle porte toute l’attention sur les œuvres. Et de fait tout un courant s’est dessiné, dès le début du XXe siècle, chez les historiens de l’art pour promouvoir « une histoire sans nom », une histoire des œuvres et des styles, indépendante à la fois de l’histoire collective dans laquelle elle s’inscrit et de l’histoire individuelle des créateurs. D’où l’intérêt porté à l’analyse dite immanente des œuvres, analyse formelle ou sémiologique.

Mais, d’une part la décision d’effacer l’auteur, de renoncer à comprendre l’œuvre par son auteur ou de chercher l’auteur à travers l’œuvre détourne de considérer la singularité de l’œuvre.

D’autre part, la constitution même du savoir engage à sortir de l’œuvre ; car si l’on en reste à une description, celle-ci, pour être fidèle, ne peut que répéter l’œuvre, ou en donner un simulacre qui la reproduit avec un minimum d’écart.

Il faut donc, avec Tzvetan Todorov, mettre l’œuvre « en relation avec autre chose » : si loin qu’on en pousse l’examen, un objet ne peut être objet de science qu’à condition d’être mis en relation avec d’autres objets dans un ensemble synchronique ou diachronique.

 

b) l’approche structurale

 

On peut décider de considérer l’œuvre dans sa relation à d’autres œuvres, à condition de mettre entre parenthèses l’histoire globale ; on peut alors l’inscrire dans un genre dont elle représente un élément, et dans l’histoire de ce genre dont elle représente un moment. Peu importe l’extension de ce genre : que ce soit la littérature en général ou le conte, la peinture en général ou la nature morte, la musique en général ou la sonate ; l’essentiel est que l’œuvre soit située, et que son analyse fasse apparaître des éléments, des règles et des structures qui la constituent en objet de savoir.

Il est assez remarquable que cette analyse s’oriente volontiers vers des œuvres quelconques – produites en série comme les romans policiers –, dans lesquelles les structures et les procédures apparaissent plus clairement, parce que plus naïvement acceptées, alors que les grandes œuvres les contestent et les renouvellent. Mais peu importe ce choix : ce qui compte, c’est de discerner une essence, quelles que soient les existences où elle s’incarne, et son devenir historique.

Ici pointe l’approche structurale qui met l’œuvre non plus en relation avec d’autres œuvres réelles, mais avec des œuvres possibles, qui pourraient aussi manifester la même structure abstraite. C’est ainsi que, s’agissant de la littérature, la science structurale « se préoccupe non plus de la littérature réelle, mais de la littérature possible, en d’autres mots : de cette propriété abstraite qui fait la singularité du fait littéraire, la littérarité » (T. Todorov, Qu’est-ce que le structuralisme ?, Paris, 1969).

L’œuvre perd si l’on peut dire de sa réalité en se résorbant dans le concept ; en devenant l’occasion pour une structure de s’investir, elle perd de son sens..

 

Il faut alors définir son sens autrement : il n’est rien d’autre que la signification, c’est-à-dire la différence, à l’intérieur même du signe, entre signifiant et signifié. Selon le vœu d’une certaine linguistique, l’univers du discours est clos, absolu ; de même l’univers du signe, de ces signes que sont les œuvres d’art. La référence disparaît alors, remplacée par la différence : le signe ne fait plus signe que vers lui-même». La littérature ne fait rien d’autre qu’exhiber la « littérarité », la peinture la « picturalité », l’architecture l’« architecturalité ».

 

C'est la réflexion sur la “ poétique ”, qui par le détour linguistique, a conduit la critique contemporaine à comprendre l'œuvre littéraire comme une structure “sans sujet.”

Le langage ne peut plus être compris comme l'expression de la pensée et l'œuvre de langage (l'écriture) comme la manifestation d'un moi, d'une individualité singulière. Il faut maintenant reconnaître que la parole n'est pas un message qui s'adresse à l'autre mais un code toujours déjà constitué qui permet la communication (sans personne qui parle) ; et de même l'œuvre de l ‘écrivain :
Ce qui définit pour nous l'écrivain, écrit Gérard Genette, c'est que l'écriture n'est pas pour lui un moyen d'expression, un véhicule, un instrument mais le lieu même de sa pensée … l'écrivain est celui qui sait et éprouve à chaque instant que, lorsqu'il écrit, ce n'est pas lui qui pense son langage mais son langage qui le pense, et pense hors de lui.

Le sens n’existe plus pour personne, il n’est plus que l’immanence du langage à lui-même.

 

c) La polysémie de l’oeuvre

 

Le sens est inépuisable parce qu’il n’existe plus pour personne. Quand on met l’œuvre en relation, non plus avec d’autres œuvres, mais avec le sujet qui l’accueille, on la conçoit comme polysémique, ouverte ;

Umberto Eco, dans L’Œuvre ouverte (1962), montre, à travers une série d’articles, que l’œuvre d’art est un message ambigu, ouvert à une infinité d’interprétations dans la mesure où plusieurs signifiés cohabitent au sein d’un seul signifiant. Le texte n’est pas un objet fini, mais au contraire un objet « ouvert » que le lecteur ne peut se contenter de recevoir passivement et qui implique, de sa part, un travail d’invention et d’interprétation. L’idée-force de Umberto Eco, reprise et développée dans Lector in fabula (1979), est que le texte, parce qu’il ne dit pas tout, requiert la coopération du lecteur. C’est pourquoi le sémiologue élabore la notion de « lecteur modèle », lecteur idéal qui répond à des normes prévues par l’auteur et qui non seulement présente les compétences requises pour saisir ses intentions, mais sait aussi interpréter les non-dit du texte. Le texte se présente comme un champ interactif où l’écrit, par association sémantique, stimule le lecteur, dont la coopération fait partie intégrante de la stratégie mise en œuvre par l’auteur.

 

En historicisant le récepteur, - au lieu de considérer l’œuvre dans sa corrélation à une conscience singulière, on la considère comme justiciable d’une pluralité indéfinie de lectures que leur nombre rend anonymes.

 

 

d) Le sens en suspens

 

D’où vient au texte ce sens qui constitue sa valeur si la signification du texte n’est pas, comme dans tout discours, un message de l’auteur qui s’adresserait à un lecteur comme le locuteur s’adresse à un destinataire?

L’écrivain ne délivre pas un message porteur d’une signification, et il n’écrit pas pour s ‘adresser à un destinataire, mais pour être lu : à destination du Lecteur.

Le sens du texte est en suspens entre deux pôles : le scripteur et le lecteur, qui n’ont pas vocation de se rencontrer.

 

Philippe Sollers écrit :

" La question essentielle aujourd'hui n'est plus celle de l'écrivain et de l'oeuvre, mais celle de l'écriture et de la lecture ...... Il nous faut par conséquent définir un nouvel espace où ces deux phénomènes pourraient être compris comme réciproques et simultanés, un espace courbe, un milieu d'échange et de reversibilité où nous serions enfin du même côté que notre langage ...... l'écriture est liée à un espace où le temps aurait en quelque sorte "tourné", où il ne serait plus que ce mouvement circulaire et opératoire. "

Pas plus que le langage n'est la traduction de la pensée aux fins de communication, l'oeuvre n'est l'expression ou le message d'un auteur livré à la compréhension ou à l'interprétation d'un lecteur.

L'Oeuvre est un "espace de sens" dont le lien anonyme est le langage : L'auteur et le lecteur ne sont que les deux pôles indissociables auxquels s'impose l'exigence, impérieuse mais impossible, d'achever un sens qui fondamentalement ne peut l'être, et qui reste "indéfiniment" en question.

 

" Le texte littéraire, commente Gérard GENETTE, est cet anneau de Moebius où la face interne et la face externe, face signifiante et face signifiée, face d'écriture et face de lecture, tournent et s'échangent sans trêve, où l'écriture ne cesse de lire, où la lecture ne cesse de s'écrire et de s'inscrire."

 

L'auteur, à qui il est interdit de se lire, ne peut achever l'oeuvre et ne peut cesser d'écrire ; le lecteur, hériter de l'écriture inachevée, ne peut cesser, au travers l'oeuvre, de se lire.

L'écriture et la lecture sont les deux faces d'une même exigence qui tient à l'essence même de l'oeuvre : Parce que l'oeuvre n'est pas une "réalité" mais la manifestation "intempestive" d'un sens (ou plus exactement du sens), il appartient à l'écrivain (l'auteur) et à "l'écrivain" (le critique) d'achever ce qui est inachevable ; à l'un de poursuivre indéfiniment l'oeuvre, à l'autre de reprendre indéfiniment sa propre lecture.

 

e) La critique littéraire

 

 

Ainsi, conclut Gérard Genette, la vision moderne de la Littérature, met fin à la "controverse sur le caractère subjectif ou objectif de la critique ".

 

Le rapport du critique à l'oeuvre n'est pas rapport d'extériorité avec une réalité dont il devrait découvrir le sens. Ce qui est premier -la seule réalité à laquelle nous avons affaire- c'est "le sens" sous la forme d'un système de signes :

 

Ainsi la critique pourra -en toute innocence- "reverser sur la littérature du passé, l'expérience du présent", lire les anciens à la lumière des modernes .

Cette démarche critique n'est pas le signe de l'arbitraire, mais le témoignage d'une liberté qui trouve son fondement dans l'ambiguïté, mieux dans l'infinité (synonyme d'inachevement) du sens.

 

Et voici la conclusion de Gérard Genette :

 

" La distinction significative n'est pas entre une littérature critique et une littérature "créatrice" , mais entre deux fonctions de l'écriture."

 

" Depuis un siècle, les frontières entre l'oeuvre critique et l'oeuvre non-critique tendent de plus en plus à s'effacer, comme l'indiquent suffisamment les noms de Borgès et de Blanchot."

" Comme l'écrivain le critique ne se connaît que deux tâches, qui n'en font qu'une : écrire, se taire."

 

 

III. Critique littéraire et philosophie

 

La philosophie prend le relais et assume à son tour la contestation de l’œuvre. Mais c’est d’abord l’auteur qu’elle conteste. Elle peut invoquer le témoignage des artistes eux-mêmes. C’est l’« œuvre à faire » qui a l’initiative, et l’artiste ne fait que répondre à l’appel qu’elle lance vers lui :. Pareillement, une fois produite, l’œuvre échappe à son créateur : elle mène une vie indépendante dans le monde culturel, elle exerce des effets et se leste de sens qu’il n’avait ni voulus, ni prévus. Si elle garde quelque relation avec son créateur, c’est en ce sens qu’elle le crée à son tour : il croyait s’exprimer par elle, c’est elle qui l’exprime ; sa vérité – celle qu’il faut lui reconnaître – est en elle, et ce qu’il est en lui-même ne compte plus, le père est vraiment fils de son œuvre ; thème qui appartient à la sociologie autant qu’à la philosophie.

 

1) Maurice Blanchot

 

Il faut aller plus loin si l’on veut mettre l’œuvre en question : jusqu’à ce point où elle apparaît impossible. Ici encore le témoignage des artistes peut être sollicité : il est significatif que le mot « œuvre » désigne à la fois une œuvre et l’ensemble des productions d’un auteur, comme si chaque œuvre n’était qu’une étape sur un itinéraire que la mort seule, arbitrairement, termine.

C’est Blanchot qu’il faut maintenant interroger sur le destin de l’œuvre.

Le thème qui anime passionnément la lecture et la méditation de Blanchot, c’est l’impossibilité de l’œuvre, et plus précisément, parce que la littérature est son objet, l’« absence de livre ».

L'œuvre risque de n'être pas une œuvre. Ce risque définit l'essence même del’œuvre dont nous savons qu'elle est, dès l'origine, le projet contradictoired'achever ce qui ne peut l'être, d'atteindre une fin qui se confond avec l'indéfini, de saisir l'essence (le sens) de ce qui est inessentiel, de définir le sens d'un mouvement qui ne nous conduit nulle part parce que la fin et l'origine ne font qu'un …

 

Parce que l’œuvre se propose comme présence, présence pleine, assurée et rassurante, sans rien de réservé ni d’obscur, et qu’en vérité, une telle présence est interdite. Il ne suffit pas de rappeler ici que le sensible n’est jamais qu’approché et reste inépuisable, ou que l’immédiat appelle toujours la médiation, comme Hegel l’a montré ; il faut dire plutôt que « l’immédiat est présence infinie de ce qui reste radicalement absent », et que « le seul rapport avec l’immédiat serait un rapport réservant une absence infinie » (L’Entretien infini), affirmation par laquelle on s’éloigne à la fois de la dialectique et de l’ontologie.

De là ces mots qui reviennent comme un refrain : le dehors, l’extérieur, l’inconnu, l’étrange, le neutre. Mais au nom de quoi les prononcer ? Ce qui est rigoureux chez Blanchot, comme ce qui est cruel chez Artaud, ce n’est pas le raisonnement, auquel se substitue délibérément le paradoxe, c’est une certaine expérience : l’expérience « de la détresse et du dénuement », qui est l’expérience du désir. Commentant l’affirmation de Simone Weil : « Le désir est impossible », Blanchot précise qu’à la différence de l’Éros platonicien qui est nostalgie de l’unité perdue, « le désir est ce rapport à l’impossible, l’impossibilité qui se fait rapport » (ibid.), et l’impossibilité est la passion du dehors même. Désir de mort, sans doute ; car le thème d’une mort enfin vécue comme le possible de tous les possibles ne cesse de hanter la pensée de Blanchot ; mais nous ne pouvons que le nommer au passage. L’œuvre est l’expression de ce désir.

Blanchot revient souvent sur une parole de René Char : « Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir. » Ce désir s’accomplirait-il enfin, hors de l’impossible, si l’œuvre devenait réelle ? Mais ce qui se réalise, c’est seulement l’amour du désir. Et l’œuvre n’est jamais réelle, jamais offerte à « l’espoir désirant de la présence ». Si elle rayonne, c’est comme un soleil noir : en elle persiste toujours un centre d’illisibilité, une opacité essentielle qui ne fascine le spectateur qu’après avoir plongé l’auteur dans le vertige de la démesure ou du « désœuvrement ». Ce que l’œuvre délivre, c’est l’absence d’œuvre, mais cette absence elle-même se dissimule en s’annonçant, et c’est pourquoi l’absence d’œuvre se produit à travers l’œuvre. S’il s’agit de la littérature : « le livre : ruse par laquelle l’écriture va vers l’absence de livre » (ibid.). Sans doute n’est-il pas indifférent que Blanchot nomme le livre plutôt que le tableau ou la pièce musicale : évoquant avec Mallarmé « ce jeu insensé d’écrire », il rencontre cette idée, qui a cours aujourd’hui, de l’écriture comme extériorité, écriture hors livre, hors loi, « étrangère à toute relation de présence comme à toute légitimité » tant que cette extériorité n’est pas posée comme Loi et confiée au Livre, et qu’elle demeure l’extériorité initiale du Neutre, ce que d’autres appellent le non-lieu de la différence, d’autres encore l’altérité même. Mais précisément parce que l’écriture est ici « hors langage », ce qui en est dit peut s’appliquer à d’autres arts. Ce qu’on y appelle parfois écriture – du peintre ou du musicien – ne désigne plus alors une manière, un style, mais ce par quoi l’œuvre cesse de s’appartenir, ce dehors qui la pénètre et l’arrache à elle-même, qui la réduit à être trace, non pas d’un geste ou d’un sentiment, mais d’une absence encore.

Autour de cette idée de l’œuvre comme non-œuvre il faudrait montrer que gravitent bien des philosophies contemporaines : philosophie de la différence (ontologique ou non), philosophie de l’écriture, philosophie de la structure, philosophie de la mort. Faut-il dire que ce qui unit ces philosophies, c’est un certain choix, sans doute accordé à tout ce qu’il y a d’insensé et d’inhumain dans notre civilisation : le choix d’un néant qui répudie la négativité ?

 

2) La contradiction au cœur de l’individualité, moteur de l’écriture

 

Ce qui met le sens en question, ce n’est pas, comme le veut Blanchot, le fait de la mort qui, par une déchirure originaire, sépare l’individu de l’être où il est jeté, qui fait de l’œuvre une tâche interminable, dont le sens nécessairement se dérobe.

Si le sens échappe à celui qui veut écrire, c'est-à-dire laisser trace de sa vie, ce n’est parce que le fait de la mort laisse en suspens le sens que l’individu voulait donner à sa vie ; c’est parce que le sens de sa vie ne lui appartient pas, parce que le sens ne se confond pas avec la conscience qu’il prend de lui-même.

Si la mort apparaît comme origine de la séparation qui interdit à l’individu d’écrire sa vie ( ses rapports au monde), c’est parce qu’on confond l’individu avec la conscience qu’il prend de lui-même. Si Blanchot peut affirmer que l’œuvre est interminable, parce qu’on ne meurt pas, parce que la vie est interminable, c’est parce qu’il identifie la vie - l’existence d’un individu singulier- avec la conscience qu’il prend de soi, parce qu’il confond les rapports avec le monde qui constituent une vie singulière, avec la conscience que l’individu prend de ces rapports

 

Si le sens appartient aux autres, comme le montre la lecture, échappant nécessairement à celui qui veut écrire sa vie, c’est, comme l’a montré Marx, parce que l’essence d’une vie singulière réside tout entière dans l’infinité des rapports qu’un individu noue sa vie durant avec les autres, et parce que l’essence de l’individualité est extérieure à la conscience que l’individu prend de soi. Ce qui nous sépare de l’infini, ce n’est pas la mort qui serait la marque de notre finitude, mais l’essence même de notre individualité singulière.

Ce que l’on vit ne se confond pas, mais dépasse infiniment notre vécu ;

C’est là que se trouve le moteur de la tentative (et de la tentation) d’écrire : dans la contradiction entre la singularité d’une vie individuelle et l’infinité des rapports qui constituent l’individualité. L’écriture, comme l’a bien compris la poétique contemporaine, consiste , par tous moyens qui sont ceux de l’art, à combler l’écart.

 

 

 

IV. Sociologie dialectique et critique littéraire

 

1) La sociologie « dialectique » de Goldman

 

 

 

L’orientation donnée à la sociologie de la littérature par l’héritage de Hegel et de Marx devait susciter tout au long du XXe siècle des interrogations fécondes qui se sont cristallisées le plus souvent autour de l’hypothèse classique de la cohérence de l’œuvre

Les aspects de cette théorie, mal dégagés encore chez Lukács de l’idéalisme hégélien, ont été précisés par Goldmann, notamment dans Recherches dialectiques (1957) et Le Dieu caché, étude sur la vision tragique dans les « Pensées » de Pascal et le théâtre de Racine (1955). Au concept statique de conscience collective, dominant dans les travaux mécanistes, il oppose celui de « maximum de conscience possible ». Pour éclairer cette catégorie sociologique fondatrice de la théorie de Goldmann, nous ne pouvons mieux faire que de lui donner la parole :

Tout groupe social élabore sa conscience et ses structures mentales en liaison étroite avec sa praxis économique, sociale et politique à l’intérieur de la société globale. Mais la conscience collective n’existe bien entendu pas en dehors des consciences individuelles. Or chaque individu fait partie d’un nombre considérable de groupes, de sorte que sa conscience est un mélange unique et spécifique d’éléments de conscience collective différents et souvent contradictoires ; de plus, il subit l’influence de groupes auxquels il n’appartient pas par son statut social. Ainsi la conscience collective n’existe que comme réalité virtuelle dans la conscience de chaque membre du groupe, réalité que le sociologue peut dégager en étudiant ce dernier en tant que totalité. La conscience collective est donc, en tout état de cause, une tendance et non une réalité empirique. De plus, parmi les différents groupes sociaux constitutifs de la société globale, il est une catégorie qui joue un rôle particulièrement important dans l’évolution historique, et décisif dans la création culturelle : il s’agit des groupes dont l’action et la conscience sont orientées vers la structuration globale de la société et, par là, vers la structuration de l’ensemble des relations interhumaines et des relations entre les hommes et la nature. Ces groupes sont les classes sociales.

Les deux idées centrales de la sociologie dialectique de la littérature sont les suivantes :

– Si la conscience réelle des groupes sociaux n’approche que rarement et durant de brèves et exceptionnelles périodes de l’extrême cohérence, c’est-à-dire du maximum de conscience possible compatible avec l’existence du groupe comme tel, ce maximum de conscience possible peut se trouver empiriquement exprimé dans les réflexions conceptuelles ou les créations imaginaires d’un certain nombre – assez réduit d’ailleurs – d’individus.

– Parmi ces créations, qui constituent un des rares secteurs où l’on peut trouver au niveau empirique des manifestations du maximum de conscience possible du groupe ou, si l’on veut, de l’extrême cohérence des tendances de la conscience, celles qui se rattachent aux groupes orientés vers la structuration de la totalité des relations interhumaines et des relations entre les hommes et la nature constituent des univers rigoureusement cohérents et unitaires. Ce qui signifie sur le plan conceptuel les systèmes philosophiques, et sur le plan imaginaire – lorsqu’elles créent des univers suffisamment riches – les grandes œuvres esthétiques.

On aboutit ainsi à une recherche qui, contrairement à la sociologie du contenu, est d’autant plus opératoire qu’il s’agit d’œuvres littéraires importantes – c’est-à-dire extrêmement riches et rigoureusement unitaires – et, inversement, d’autant plus difficile à utiliser qu’il s’agit d’œuvres moyennes – c’est-à-dire non unitaires –, d’œuvres dont la structuration est un mélange qui se rapproche de la conscience empirique des individus. Il y a donc deux types de sociologie de la création littéraire : l’une centrée sur les concepts de conscience collective réelle, de contenu, de stéréotype et de reflet, laquelle est probablement la plus opératoire dans les œuvres de niveau moyen et dans ce qu’on appelle couramment les mass media ; et l’autre, centrée sur les concepts de conscience collective virtuelle, de maximum de conscience possible, de cohérence, de synthèse entre unité et richesse, qui se révèle particulièrement opératoire lorsqu’il s’agit d’étudier de grandes créations culturelles qui ont joué un rôle important dans l’histoire.

 

Les travaux de M. Bakhtine, centrés sur le texte dans sa complexité plutôt que sur des structures globales, telles que les visions du monde servant chez Goldmann de médiation entre le social et le littéraire, étudient la polyphonie littéraire à partir de la multiplicité des intérêts sociaux en jeu, de la signification sociale du genre littéraire choisi, voire du rôle des conflits d’école et d’influence. Ce choix ne s’oppose donc pas aux acquis de la méthode goldmannienne. Il en conteste en revanche certains aspects théoriques, notamment l’idée que le sociologique serait essentiellement situé dans les formes globales et cohérentes. Comme le dit P. Zima, à partir du moment où la polysémie est reconnue, il s’agit d’en comprendre le sens social, non de la réduire.

C’est ainsi que Bakhtine oppose à la théorie lukácsienne du roman, fondée sur la dégradation du modèle épique de récit, lui-même gagé sur la dégradation d’une forme de conscience de classe, une nouvelle théorie construite sur le bouillonnement multiple et polyphonique de langages ayant des ancrages sociaux divers et opposés (Esthétique et théorie du roman, 1979).

Dans un esprit voisin, Köhler conteste à Goldmann son concept de l’œuvre d’art de génie. Faire l’hypothèse que la création esthétique est à son plus haut point lorsqu’elle est en accord avec les tendances sociales les plus avancées, c’est, dit-il, à la fois réduire dangereusement la complexité des processus créatifs et courir constamment le danger de tomber dans des classements dérisoires en termes de « juste » et de « fausse » conscience.

À cette critique, Köhler ajoute une théorie du classicisme. De Kant et Hegel à Goldmann, la théorie du classicisme repose sur l’idée que l’apparition d’un mouvement de création défini comme « classique » correspond à l’affirmation sociale et politique d’une classe ou d’un groupe social, jouant dans l’histoire un rôle déterminant. Tout à l’opposé, Köhler veut y voir une manière d’alliance de classes, reposant sur la convergence d’intérêts économiques et politiques différents. La sphère culturelle, et donc la littérature, joue dans ces circonstances un rôle spécifique, lié à sa propre diversité (genres, styles, etc.), dans l’élaboration des conflits et des stratégies de consensus.

Une telle approche présente l’intérêt de situer la pratique artistique en des lieux fonctionnels qui peuvent changer selon la nature de l’équilibre social sur lequel repose la société et donc varier dans le temps. C’est ainsi qu’il faut aujourd’hui repenser, à la lumière du fonctionnement de la littérature dans nos sociétés, l’outillage conceptuel de la sociologie de la littérature.

Les travaux de M. Bakhtine sur le carnavalesque vont dans ce sens. Sur l’exemple de Rabelais, il s’attache à montrer que la littérature n’est pas toujours monologique, et que, contre les pensées dominantes à caractère symbolique, elle est en mesure parfois (roman polyphonique) de ménager des zones n’obéissant pas à la logique du tiers exclu. Le retournement du même en autre, le jeu des masques et les structures dialogiques que Bakhtine met en évidence dans le roman indiquent l’émergence contestataire et populaire d’une culture visant à échapper à la littérature dominante. Ainsi l’analyse du « genre » romanesque se greffe sur une sociologie de la culture et sur une sociologie des classes sociales très attentive aux contradictions dont la littérature est un des lieux d’élaboration et de révélation.

 

 

 

2) Une esthétique de la réception

 

Le programme d’une esthétique de la réception formulé ici est centré d’une part autour de la reconstitution de l’horizon d’attente du lecteur, d’autre part autour de la concrétisation dialogique du sens de l’œuvre dans le processus de son appropriation par des générations toujours nouvelles de lecteurs. Jauss a fait de ce programme un instrument permettant toute une série d’approches nouvelles de l’histoire littéraire.

 

Dans son œuvre principale L’Expérience esthétique et l’herméneutique littéraire (1982, trad. franç. partielle : Pour une herméneutique littéraire, 1988), tissu dense de réflexions théoriques et d’exégèses de textes littéraires qui vont du Moyen Âge au temps présent, Jauss se sert du concept d’expérience esthétique pour réhabiliter la jouissance esthétique du texte, mais aussi pour réconcilier le point de vue de la réception avec celui de la perception (aisthesis) et celui de la production (poiesis).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
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