Le roman XIX XX

 

 

 

Le Roman

 

 

 

 

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Problématique du roman

 

et

 

Histoire du roman aux XIX° et XX° siècles

 

 

 

 

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Le Roman

 

 

 

 

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Livre I

 

 

 

Problématique du roman

 

et

 

Histoire du roman au XIXe siècle

 

 

 

 

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Introduction : la problématique du roman

 

 

Approche philosophique :

 

Le roman ou l’écriture romanesque est sans aucun doute un domaine particulier, une région bien délimitée de la Littérature.

Dans le roman l’activité de l’écriture, -en quoi consiste la Littérature-, se donne à un moment donné pour objet ou pour projet de « décrire » ou de « rendre compte » de la réalité. Mais de quelle réalité s’agit-il ?

S’agit-il d’une réalité objective dont l’écrivain pourrait être le spectateur ? ; ou bien s’agit-il d’une réalité vécue dont un « scripteur » chercherait à transcrire le sens ?

Le problème se trouve posé dans la définition même du roman comme « un récit de fiction » : la signification du récit nous renvoie à des évènements dont le sujet pourrait être le spectateur ( même s’il est en même temps acteur ), c’est à dire à une réalité objective, qui se déroule dans un temps réel. Mais, là est le paradoxe : je ne puis rendre compte de cette réalité que sous la forme d’une fiction, qui transfigure cette réalité et ce temps objectifs en un temps que l’on peut dire subjectif dans la mesure où il est articulé ( construit ) selon « l’expérience humaine » du sujet qui raconte : moi-même, puis-je « raconter » quelques séquences de ma vie sans mettre en intrigue les évènements qui la constituent ? .

 

Approche de la critique littéraire :

 

Alors que l’on peut dire que le récit historique renvoie à la réalité d'un temps historique auquel nous appartenons (même si le statut de cette réalité fait problème), qu'en est-il du “ récit de fiction ” ?

Y-a-t-il une “ réalité ” à laquelle le récit de fiction peut se référer ?

 

La critique littéraire, qui, jusqu'à l'époque contemporaine, a cherché à définir la littérature par son rapport au réel, a été victime, -comme l'expose Gérard Genette- de “deux illusions jumelles auxquelles le XIXème siècle a donné la force redoutable d'une fausse nature.”

La première est “ l'illusion réaliste qui consiste à croire que la littérature peut reproduire le réel, s'édifier sur des “documents historiques” ou sur l'observation du réel “toute crue” (selon l'expression de Paul Valéry). ”

La seconde illusion, “ chère au romantisme et au psychologisme est celle qui veut qu'une œuvre exprime la personnalité de son auteur ” et son expérience singulière.

 

Comme l'explique Gérard Genette dans son essai “La littérature comme telle”, la critique contemporaine commence là où l'on reconnaît, selon les formules de Paul Valéry, que “ toute œuvre est l'œuvre de bien autre chose qu'un auteur ” ou que “ le véritable ouvrier d'un bel ouvrage n'est évidemment personne ”, “non que, commente Gérard Genette, l'écrivain soit proprement absent de son œuvre mais parce que l'œuvre n'existe comme telle qu'en tant qu'elle se délivre de cette présence. “ L'artisan d'un livre, comme disait encore Paul Valéry, n'est positivement personne ” ; l'une des fonctions du langage, et de la littérature comme langage est de détruire son locuteur et de le désigner comme absent. ”

Pour montrer “l'autonomie” du texte littéraire, Gérard Genette l'oppose aux simples énoncés d'un discours quelconque qui renvoie au locuteur (“je”), à sa situation (ici), au destinataire (vous) :

 

Dans le discours, quelqu'un parle et sa situation dans l'acte même de parler est le foyer des significations les plus importantes … Au contraire dans la diction et l'écriture du récit, “le texte” est là, sous nos yeux, sans être proféré par personne, et aucune (ou presque) des informations qu'il contient n'exige, pour être comprise ou appréciée, d'être rapportée à sa source, évaluée par sa distance ou sa relation au locuteur et à l'acte de locution … Dans le récit, “personne ne parle”, en ce sens qu'à aucun moment nous n'avons à nous demander “qui parle, où” et “quand “, etc. pour recevoir intégralement la signification du texte.

 

Nous voici conduits à une impasse de la réflexion.

 

Si, comme le montre la Critique Contemporaine, le sens de l'œuvre dépasse l'expérience vécue de l'écrivain, ne pouvant ni la “ comprendre ” en s'égalant à elle ni être “ comprise ” à partir d'elle, est-ce parce que l'homme dispose de cet étrange pouvoir de rompre avec le temps du monde pour lui substituer un temps et un monde fictifs ?

Mais d'où vient alors à la fiction ce pouvoir et cette fonction de “ représenter ” pour les autres -cet auditeur, ce lecteur, ce spectateur-, un “autre” monde, une “autre” réalité, plus vraie, aussi “ patente ” que cette vie vécue où ils pâtissent et agissent réellement ? Comment la fiction peut-elle émouvoir, évoquer ou re-présenter si elle ne renvoie à aucune expérience, si elle ne se réfère à aucune réalité ?

N’y a-t-il pas un mystère de la création et une énigme de la littérature ?

 

1er constat : Le récit de fiction renvoie à une expérience vécue pour l'élever au langage à destination des autres : cette opération “linguistique” ne peut s'effectuer pratiquement que sous la forme d'une “configuration” par la mise en intrigue des évènements qui constituent cette réalité “ telle qu'elle a été vécue ”.

2ème constat : Alors que le récit prétend ( tend ou vise à ) re-présenter les choses “comme” elles ont réellement eu lieu ou la réalité « telle » qu'elle a été vécue, comme dit la sagesse populaire : “ la réalité dépasse la fiction ”.

 

Sans doute n'est-ce pas en l'homme qu'il faut chercher le pouvoir qui lui permet de nier la réalité au profit de l'imaginaire de la fiction, mais bien dans la transcendance de la réalité par rapport à l'individualité humaine.

Mais comment comprendre cette transcendance où s'inscrivent en même temps la possibilité de la fiction et l'exigence de rassembler dans le récit la totalité du temps que la vie a laissé passer ?

 

Une œuvre est-elle jamais autre chose que “ la recherche du temps perdu ”, de ce temps que la conscience au cours d'une vie a laissé échapper, et que la quête de soi cherche à retrouver ? C'est à Marcel Proust que Paul Ricœur demandera le secret de l'écriture de la vie où la mise en œuvre du temps apparaît clairement comme la tentative (ou l'irréductible tentation) d'être soi-même. La fiction, selon Ricoeur, est “l'effet-signe” qui atteste de l'abîme qui sépare l'individu de la réalisation de soi.

Ce signe doit-il être compris comme l'infinité d'un devenir où l'individualité humaine est en question ou comme la finitude de l'individualité humaine pour qui l'Être est toujours en question ?…

 

Cherchant à éclairer le mystère (ou comprendre l'énigme) de la création, ne faut-il pas plutôt, comme souvent le fait Paul Ricœur, faire appel à la sagesse populaire ?

Au lecteur ou au spectateur qui se laisse “ ravir ” -émouvoir ou emporter- par la fiction, comme à mon interlocuteur qui se laisse “ prendre ” par mon récit, je me dois de lui expliquer qu'il n'y a pas là grand mystère, parce que “ la réalité dépasse la fiction ”.

Si la fiction est possible, n'est-ce pas parce que le sens de la réalité dépasse toujours infiniment la conscience que nous en avons ?

 

 

Si l'on échappe à l'illusion linguistique, si l'on renonce à élaborer une philosophie du langage, que nous découvre la réflexion sur le récit ?

 

De même que dans la poésie, la mise en œuvre des figures renvoyait à une “expérience vive”, motivant une nouvelle configuration du langage capable de faire apparaître un nouveau sens, de la même façon le récit de fiction renvoie à une expérience vécue pour l'élever au langage à destination des autres.

Faut-il dire que le récit trahit délibérément ou inconsciemment la réalité parce qu'il s'adresse aux autres ; faut-il affirmer que le langage trahit nécessairement le vécu parce qu'il est ineffable, faut-il aller jusqu'à avancer que le récit est nécessairement un faux-sens, parce que le sens du réel de notre vie et de nos actes est précisément toujours en question ?

Comment décrire le fait en se gardant de toute spéculation ?

 

La réalité “ telle qu'elle est vécue ” n'est pas “ ce que ” nous vivons. Comme la métaphore, elle est porteuse d'un autre sens possible, d'une mutation de sens, pour tout dire : d'une métamorphose. Il y a une dimension du présent qui excède notre présence au monde.

La distance qui sépare la fiction de la réalité vécue (par moi) n'est pas le “jeu” entre le phantasme et le réel, ni l'écart entre le langage et la vie, ni la barrière entre la conscience et l'inconscient, ni le vide creusé par la conscience de soi, c'est l'abîme d'une richesse sans fond qui appartient au plus pauvre : Mais à quand la récolte de l'abîme ?

C'est un patrimoine qu'il ne saurait épuiser, c'est un héritage qu'il ne saurait recueillir sans le transmettre à d'autres comme la part essentielle de lui-même.

 

Voici l'énigme énoncée par le poète :

 

En poésie, on n'habite que le lieu qu'on quitte, on ne crée que l'œuvre dont on se détache, on n'obtient la durée qu'en détruisant le temps.

Et tout ce qu'on obtient, on ne l'obtient que pour autrui.

 

La fiction nous révèle une autre “réalité”, une réalité “autre” que celle que nous avons conscience de vivre, dont nous exprimons le sens latent en le mettant en œuvre. N'est-ce pas que la réalité de notre vie dépasse la conscience que nous en prenons ?

Si la fiction nous découvre un autre sens possible, -une autre dimension-, du présent, n'est-ce pas parce que le présent de notre existence masque, comme le dit Paul Ricœur, d'“autres” possibilités d'exister, ou la possibilité qui nous est propre d'exister autrement ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PREMIERE PARTIE :

 

 

L’âge d’or du roman réaliste : le XIX° siècle français

 

 

 

 

Introduction :

 

 

Lorsqu’on tente de faire l'histoire -sommaire- de l'Âge d'Or du réalisme : le roman au XIXème siècle français, cette histoire se révèle à l'analyse comme un véritable mouvement dialectique : le développement d'une sorte de contradiction entre le point de départ de ce mouvement et son aboutissement. Le réalisme, à l'origine - avec l'œuvre de Balzac -, s'exprime dans ce qu'on pourrait appeler provisoirement : le “roman visionnaire”.

Et, au terme de cette période, le réalisme, avec le naturalisme d'Émile Zola, voudrait n'être que le compte-rendu du réel, s'exprimant dans ce qu'on pourrait appeler : “Le roman-vérité”.

Et l'on passe d'un extrême à l'autre par ce moment négatif que constitue la démarche de Flaubert, mettant en cause, par son écriture même, le projet du réalisme.

 

Mais, cette dialectique -que nous venons de schématiser- n'est pas abstraite : l'évolution du roman au cours de cette période -de cet Âge d'Or- est inséparable de l'histoire proprement dite : celle d'un siècle, qui commence par l'instauration du “monde” de la bourgeoisie, à la faveur et sous la protection de la Monarchie censitaire, pour aboutir, après l'échec de la Révolution de 1848, à un monde “éclaté” où la société est devenue pour l'immense majorité des hommes une “réalité étrangère”.

 

Vision d'un “monde” ou description d'une réalité étrangère, d'un “milieu” inhumain, ces deux pôles de la démarche romanesque ne font-ils pas du “réalisme” (en littérature et plus généralement dans l'art) un problème ?

 

L’analyse de cette évolution se solde par une question :

 

Comment le réalisme est-il possible ?

Comment la réalité concrète -dont la richesse est à proprement parler inépuisable, infinie dans l'espace et dans le temps- peut-elle être l'objet d'une description et d'un récit qui l'embrassent, la « comprennent » ?

 

Autrement dit encore :

 

Comment l'écriture romanesque est-elle possible ?

 

Pour répondre à cette question, deux voies s'ouvrent à nous qu'il faut sans doute explorer l'une après l'autre :

 

- D'abord, il faut tenter de comprendre la réussite “réaliste” de Balzac : Comment Balzac procède-t-il pour « créer » un monde ? Et pourquoi cette réalité qu'il “écrit”, a-t-il pour son lecteur toute la consistance (plus que l'apparence) d'un monde ?

Va-t-on découvrir, par cette analyse le secret du réalisme ? ou bien les conditions historiques qui expliquent la réussite exceptionnelle d'une œuvre dont la vérité est d'une certaine façon “éternelle” ?

L'interrogation sur l'œuvre d'art -pensons au miracle de l'Art Grec- ne pose-t-elle pas toujours la question de l'éternité de l'œuvre : de sa valeur universelle et de sa permanence ?

- Ensuite, ne faut-il pas à l'autre bout de la chaîne de l'évolution de la littérature, comprendre pourquoi la littérature et le roman en particulier se posent à l'Époque Moderne la question même de leur possibilité ?

 

Dès la fin du XIX° siècle, dès les premières décennies du XX° siècle, on trouve les premières expressions de ce doute, de ce « soupçon » puis de cette interrogation.

Après la critique mallarméenne du langage et de la prose -qui est la langue du récit- c'est d'abord la vocation du roman comme description du réel qui est mise en cause : Il est l'occasion d'une interrogation sur la signification du réel ou d'une contestation violente de la réalité, ou bien le chemin et le mode d'accès à un autre monde : celui du rêve ou de la vie intérieure.

Mais, au seuil de notre modernité, c'est le roman lui-même qui est mis en doute, non plus seulement comme description du réel, mais comme “écriture”.

Pour que l'on puisse « dire » ou « écrire » ne faudrait-il pas que l'être nous fût donné, déjà investi d'un sens ?

Tout se passe comme si l'être nous était caché et dissimulé, comme si le sens était absent.

Ecrire n'est-il pas alors une tentative impossible, ou une tentation illusoire, celles de dire le sens ?

 

Voilà la problématique à laquelle nous sommes confrontés.

Les étapes de l’évolution 

 

 

L’“Âge d'or” du roman réaliste se situe au XIXème Siècle : de Balzac à Zola, en précisant les dates : de 1829 à 1880 (environ) : C'est en cette période que le roman se propose d'être le miroir de la réalité d'une époque et que le romancier lui-même se qualifie d'historien du présent ou de savant en Sciences Sociales.

Un siècle plus tard, avec le recul, on peut tout d'abord se poser la question: Comment les romanciers du XIXème Siècle ont-ils réalisé leur projet, leur ambition ?

 

 

Première étape 

Le roman réaliste jusqu’au tournant de 1850 : Balzac

 

Comment Balzac, - le premier d'entre eux chronologiquement - mais aussi par l'immensité de son ambition, de sa volonté et de son œuvre, a-t-il effectivement « réussi » à mettre en œuvre ce projet ?

La “réalité” qu'il se propose d'écrire ou de décrire est-elle dans son œuvre reflétée comme dans un miroir ou recréée par un visionnaire ? - Ainsi, dès le commencement - et quel prodigieux commencement ! - peut-être est-ce le réalisme qui est en question.

 

 

Seconde étape
Le tournant du siècle : le réalisme de Flaubert

 

Quand Flaubert prend la relève de Balzac, en ce projet paradoxal de “l'écriture du réel”, le tournant du siècle est passé : L'échec de la Révolution de 1848, l'instauration du Second-Empire, sont la faillite de ce monde que Balzac avait décrit ou restitué comme un univers social complexe, stratifié, mais aussi, d'une certaine façon, immuable, parce qu'il est l'expression de la lutte des intérêts et des passions humaines.

En cet univers balzacien, l'individu trouvait le terrain favorable à l'expression de sa volonté -bonne ou mauvaise-, à la réalisation de ses ambitions : le champ d'une bataille où son échec même témoignait de l'enjeu véritable, du ressort profond de cet univers -plus inhumain qu'humain- : la lutte pour la vie.

 

 

Avec le Second Empire, c'est cet univers, qui - aux yeux de la nouvelle génération - s'est effondré, ou plus exactement : “sclérosé” ; les stratifications de la société ne sont plus l'expression de sa complexité, où il y avait place pour toutes les ambitions mais de sa sclérose : cet univers est figé « dans sa bêtise ». Il n'y a plus de place pour Rastignac mais seulement pour Madame Bovary : l'imagination ne sert plus l'ambition ; elle alimente le rêve que la réalité vient contredire et nécessairement décevoir : L'échec de toute une génération témoigne de ce que la réalité, loin d'avoir la richesse d'un monde, n'a sans doute pas de sens.

Le réalisme de Flaubert, c'est, dit-il lui-même, la haine du réalisme “visionnaire” de Balzac : L'écriture de la réalité chez Flaubert est-elle autre chose qu'un parti pris contre la réalité, et, déjà, l'autodestruction par le langage, de toute signification du réel ?

Si le réel n'a pas de sens, comment l'écriture “romanesque” est-elle possible ?

 

Flaubert n'a pu poser cette question, qui ne peut être formulée qu'après une autre mutation historique, beaucoup plus profonde : celle qui est à l'origine de ce qu'on a appelé la Modernité …

Flaubert a vécu cette impossibilité en vouant et en épuisant sa vie dans le travail destructeur de l'écriture.

 

Rappelons, l'importance de ce tournant historique du siècle : l'écrasement de la République, l'instauration du Second Empire ( l'Empire des banquiers et du Baron Haussmann ) :

 

Dès 1855, Michelet -le grand historien romantique- écrivait :

 

« L'histoire, la voici partout ; nous en sommes assiégés, étouffés, écrasés ; nous marchons tout courbés sous ce bagage, nous ne respirons plus, nous n'inventons plus … »

 

Pour mesurer la portée immense de ces événements historiques tels qu'ils ont été vécus par tous les écrivains, les artistes de cette génération, l'on doit citer l'Article de Jules Vallès (qu'il nous faudra, lui aussi, situer dans cette aventure du réalisme au XIXème Siècle), où il décrit ce que représenta le Coup d'Etat du 2 décembre pour sa génération.

 

Jules Vallès était arrivé à Paris, fin 1848, juste à temps pour avoir sa part aux premières déceptions et aux révoltes populaires devant le régime qui s'instaurait :

 

« Quoi ! s'écrit-il, les voilà les fils de Robespierre et de Jean-Jacques Rousseau de Desmoulins et de Danton, ces épiciers à face ronde et à bedon pointu. »

 

Voici cet article :

 

« Oui, écrit-il, nous fûmes atteints comme le bœuf, au front ; beaucoup en sont devenus fous. Toute une race en eut le cerveau troublé, écrivains, artistes et poètes. Avez-vous compté combien Charenton en a pris ? Savez-vous combien le Père-Lachaise en tient ? Le coup de maillet fêla ou aplatit les têtes ; ils sentirent sous leurs crânes malades la pensée faiblir, la raison s'en aller …

Vendus ou révoltés, ils ont tous été misérables. Voyez comme ils ont vécu et comme ils sont morts ! Fauchery, Murger, Jules Viard, Charles Gille, Barbara, Baudelaire, Delvau, Amédée Rolland … Il en reste : il reste Charles Bataille qui regarde et qui ne voit point, qui écoute et qui n'entend pas ! D'autres voient et entendent encore, mais la misère les a fanés, ridés, vidés ! Que de tombes et de cabanons, que d'affamés et d'agonisants ! Eh bien ! faut-il le dire, ils ont été moins malheureux que nous ! Ils ont eu encore, ceux-là, un morceau de jeunesse heureuse. Ils n'ont pas recueilli le grain de la moisson, c'est vrai, ils sont tombés à moitié du champ, mais ils en avaient fauché la fleur. Ceux qui, en 1845; tournaient autour de leurs vingt ans, ceux-là ont su ce que c'était de vivre ; nous l'avons su un an à peine, nous autres ! Nous sortions en 1850 du Lycée, en 51, nous étions déjà des vaincus ! »

 

 

Troisième étape 
L’évolution du réalisme jusqu’au roman naturaliste de Zola

 

 

Les événements historiques qui marquent le tournant du siècle furent décisifs non seulement pour les écrivains et les artistes mais aussi pour les intellectuels : c'est le cas d'Hyppolite Taine, premier à l'École Normale Supérieure, refusé à l'Agrégation en 1851, à cause de ses idées. Quelles sont ces idées ? Comment les intellectuels comprennent-ils l'évolution historique ? Comment expliquer cette réalité sociale où Balzac voyait la richesse d'un monde animé par les passions humaines ?

Si l'on y regarde de près, que nous apprend Balzac lui-même dans sa description “vulgaire” des passions humaines où l'argent -la soif du gain- est « le grand moteur humain » à partir duquel il décrit « ses prisons, ses tables d'hôte, son Paris, sa Province, et ce tableau toujours le même, toujours varié, des difformités et des cupidités humaines »?

Ces “espèces sociales” sont pareilles aux espèces de la nature : leur “variété”, leurs instincts, leurs penchants s'expliquent par le milieu, la race, les circonstances.

Là où Balzac « voyait » ou « créait » un monde, il faut reconnaître une réalité semblable à la nature.

 

Et Taine conclut :

« Tous les sentiments, toutes les idées, tous les états de l'âme humaine sont des produits, ayant leurs causes et leurs lois … Le Vice et la Vertu ne sont que des produits comme le vitriol et le sucre. »l'explication de la réalité sociale et historique se trouve dans les phénomènes « physiologiques et chimiques ».

 

Là où l'on croît voir l'expression de la volonté et des passions humaines, il n'y a qu'un déterminisme naturel : par le milieu, l'hérédité, les phénomènes physiologiques.

Telle est la thèse que développe Taine au moment où Claude Bernard, de son côté, définit les principes de la méthode expérimentale.

 

L'immense progrès des Sciences au XIXème Siècle, notamment des Sciences Naturelles, parmi elles la physiologie et la chimie, entraîne et développe un grand mouvement matérialiste ; en particulier à la Faculté de Médecine de Paris, qui devient le bastion des idées matérialistes.

La physiologie humaine porte en effet un coup mortel à la doctrine de l'âme immortelle : Les mouvements de l'âme, les passions, loin d'être le mystérieux moteur des actions humaines et de l'histoire relèvent d'une explication “naturelle”, où la physiologie d'une part, le milieu environnant de l'autre, sont considérés comme les véritables causes : une nouvelle anthropologie est fondée où l'Homme est réintégré dans la nature.

Broca, à la Faculté de Médecine de Paris, est le Fondateur de l'École d'Anthropologie.

Des laboratoires de chimie, des cabinets de physiologie déferlent la vague de ces idées nouvelles. Nombreux sont ceux au milieu du XIXème Siècle qui voient proches le triomphe de l'athéisme et l'écroulement de la religion, grâce aux progrès des Sciences.

 

Blanqui écrit :

 

« L'affirmation qui va prendre possession du monde est l'Athéisme .… Les dogmes (de la Religion) sont morts pour toujours. Le monde est en marche, la Science à sa tête »

 

Dès 1860, ces idées pénètrent les milieux ouvriers : les ouvriers parisiens révolutionnaires proclament leur matérialisme.

 

Mais, il serait difficile de comprendre les caractéristiques du naturalisme en littérature, celui de Zola, faisant suite aux enquêtes des Goncourt, si l'on en faisait l'expression directe de ce grand courant matérialiste issu des progrès des Sciences.

La réalité de cette époque -cette seconde moitié du XIXème Siècle- est bien plus complexe.

La bourgeoisie, non seulement la haute finance et le grand commerce et l'industrie, mais aussi une grande fraction de la moyenne et petite bourgeoisie ont rejoint le Second Empire, les uns par intérêt économique, les autres par crainte de mouvements populaires.

De Voltairienne qu'elle était au XVIIIème Siècle, elle se rallie à l'Église qui déploie tous ses efforts pour appuyer l'autorité du régime de Napoléon III.

Lors d'un débat au Sénat Impérial en 1864, sur le matérialisme, on peut lire ce passage :

 

« - Qu'est ce que la liberté de conscience ? - C'est le droit de croire en Dieu de le servir, de l'honorer, de le prier dans l'indépendance de ses convictions.

Quant à cette liberté, qui se manifeste par la négation de toutes les religions, qui suppose un monde sans Dieu, sans rapport avec l'Humanité, NON ! NON!

Ce n'est pas la liberté de conscience, c'est la conscience sans foi …

ce qu'il y a de plus triste et de plus honteux, de plus mortel pour une Société, c'est-à-dire l'Athéisme. »

 

C'est une véritable répression cléricale qui se développe à l'Université : en 1852 le directeur de l'École Normale Supérieure est révoqué ; Victor Duruy annule une thèse de doctorat et blâme les professeurs de Faculté :

 

« Dorénavant, écrit une circulaire ministérielle, les digressions philosophiques, matérialistes ou autres ne pourront se produire dans des actes où elles sont tout à fait déplacées … Il n'est plus permis à un étudiant en médecine de sortir de la science médicale pas plus qu'il ne le serait à un futur docteur en Droit de prendre pour sujet de thèse la négation du principe de la propriété. »

C'est sous l'effet de cette répression générale au Lycée et à l'Université, que le matérialisme va se transformer en “positivisme”, dont Auguste Comte est le théoricien :

La Science, s'il est vrai qu'elle étudie la réalité, n'a pour objet que de formuler des lois, à partir de l'observation et de l'expérimentation. En reconnaissant ses méthodes, ses droits et ses limites, la Science caractérise l'Âge positif de l'Humanité. Elle ne saurait prétendre formuler des hypothèses “métaphysiques”, des théories philosophiques sur la nature des choses, sur l'origine ou la genèse du monde …

 

On peut dire que le positivisme est -dès lors- un matérialisme "honteux" :

C'est bien à la réalité que la Science a affaire, mais elle ne connaît jamais que les résultats de son enquête ; de son observation, de son expérimentation.

En aucun cas, elle ne saurait en comprendre le sens, « embrasser » la réalité comme une totalité, comme un monde dont elle serait capable de découvrir le secret ou le moteur.

 

N'est-ce pas dans ce contexte “idéologique” qu'on peut comprendre la transformation du projet “réaliste” du roman, tel qu'il apparaît avec les Goncourt, tel qu'il s'exprime dans les thèses d'Émile Zola, et se réalise dans son œuvre ?

 

 

 

 

I. La réussite “réaliste” et visionnaire de l'œuvre balzacienne

 

 

S'il y a quelque chance de découvrir le secret du réalisme, ne faut-il pas commencer par analyser le processus de la “création” balzacienne :

En premier lieu son projet, ses intentions et son point de départ ; ensuite, la nouveauté de l'approche du réel, puis les méthodes ou les moyens de ce nouveau mode de connaissance, pour aboutir enfin peut-être à comprendre le mystère de cette “création” d'un monde.

 

1. Le point de départ de Balzac

 

Avec les scènes de la vie privée, en 1830, Balzac découvre autour de lui les silhouettes et les tableaux qu'il s'était exercé à peindre dans ses chroniques de journaliste : l'appartement où il vit, le commerçant de la rue Saint-Denis, les récits de mariages manqués, de drames intimes, l'importance de l'argent …, tous ces détails qui constituent la vie quotidienne s'imposent à lui comme de la sens de la réalité concrète, la plus proche de nous, ce monde trop proche de nous pour que nous y prêtions attention.

 

Dès la Préface du Curé de Tours, en 1830, il écrit :

 

«L'auteur croit fermement que les détails constituent le mérite des ouvrages improprement appelés romans. »

«Je n'écrirai pas des faits imaginaires mais ce qui se passe partout »

précise-t-il à Madame Hanska.

 

En 1842, dans la Préface à “La Comédie Humaine”, il précisera que son ambition est d'écrire l'histoire des mœurs, énonçant cette formule :

 

« La société française allait être l'historien, je ne devais être que le secrétaire ».

 

2. Le projet

 

Sous l'apparence modeste de ces observations, ne s'agit-il pas pour la littérature, après l'âge classique et le romantisme, d'un projet entièrement nouveau ?

Quand Balzac précise qu'il veut «écrire l'histoire oubliée par tant d'historiens, celle des mœurs » il ne faut pas se méprendre sur son projet : s'il s'agit bien d'histoire, ce n'est pas du passé qu'il s'agit : C'est l'histoire du présent qu'il veut écrire. Et Georges Sand ne s'y trompe pas en disant que Balzac écrit pour « les archives de l'histoire des mœurs ».

Le projet est tout autre qu'il n'y paraît, et d'une tout autre ambition : Balzac veut faire l'histoire de l'Époque qu'il est en train de vivre : Il s'agit d'écrire la réalité du présent comme si elle était « passée », comme s'il était possible de la tenir et de la regarder -“à distance”-.

Ecrire « au présent » la réalité, pour constituer les archives de l'historien ; voilà le projet de Balzac, par lequel le roman et la littérature entrent dans une ère nouvelle.

L'art classique mettait en scène les représentations “idéales” en lesquelles les hommes d'une certaine société pouvaient se reconnaître dans leur vérité humaine; le romantisme exprimait le vécu de la réalité.

Le projet du roman est maintenant d'écrire le sens réel, objectif de cela même que l'écrivain est en train de vivre.

L'ambition de Balzac est de comprendre l'ensemble de la société de son temps, d'en « embrasser » le sens.

 

3. Le premier constat de la réussite de Balzac, c'est sans aucun doute qu'il a apporté aux historiens la connaissance objective des réalités de son temps.

C'est bien une “connaissance” historique des réalités de son époque que son œuvre nous apporte. Engels disait qu'il avait plus appris dans l'œuvre de Balzac que dans tous les traités d'Économie.

Et les historiens aujourd'hui reconnaissent la valeur de ces “archives”.

 

4. C'est à partir de ce constat que se pose le véritable problème du “réalisme” balzacien

S'il est vrai que Balzac fait œuvre d'historien ou mieux d'historiographe de son époque, on comprend qu'il apporte à son lecteur “des connaissances” mais est-il pour autant romancier ?

La notation objective des faits ne fait pas apparaître le sens du réel, la réalité concrète, vécue de cet ensemble qu'on appelle un monde.

Il faut se défier des déclarations de Balzac, quand il se présente comme le sténographe, le copiste, le secrétaire de la réalité.

Stendhal, dans l'Apologie du Sténographe, a bien posé le problème :

 

« Supposons, écrit-il, qu'un sténographe pût se rendre invisible et se tenir tout un jour à côté de Monsieur Petiet, qu'il écrivit tout ce que Monsieur Petiet dirait, qu'il notât tous ses gestes ; un excellent acteur, muni de ce “procès-verbal” pourrait nous reproduire Monsieur Petiet tel qu'il a été ce jour-là … mais ce spectacle ne pourrait intéresser que ceux qui connaissent Monsieur Petiet. »

 

Autrement dit : ce qu'on demande au romancier, ce n'est pas seulement, ni même essentiellement -peut-être- de « décrire les faits » : la réalité objective, mais de restituer en même temps le vécu de la réalité : le “monde”, les êtres et les choses “en chair et en os”.

Balzac, lui-même a écrit :

 

« La mission de l'Art n'est pas de copier la nature, mais de l'exprimer »

 

5. Le problème se pose alors techniquement : Comment faire (et comment Balzac fait-il) pour redonner à la réalité son âme, pour la réanimer, à partir de ces faits et gestes soigneusement notés ?

 

« Ce que veulent (les lecteurs) les masses, écrit Balzac c'est la poésie et la philosophie sous de saisissantes images »

Et quelle est la solution ? « Mettre en scène le drame à trois ou quatre mille personnages que présente une Société ».

Pour cela, ce ne sont pas “des portraits” qu'il faut faire, ni des caractères qu'il faut peindre : Il faut présenter “des personnages typiques”. Ce n'est pas non plus le récit d'une vie ou d'une aventure individuelle qu'il faut faire mais bien la présentation des phases typiques de l'existence.

 

« Non seulement les hommes, écrit Balzac, mais encore les évènements principaux de la vie se formulent par des Types. Il y a des situations qui se représentent dans toutes les existences - des phases typiques- ; et c'est là une des exactitudes que j'ai le plus recherchée. »

 

C'est par la “création” des types que Balzac confère au réel (aux êtres, aux choses, aux événements) une âme, une signification.

 

- Les “personnages typiques” et les “espèces sociales”

 

Le type, dira-t-on, n'est pas une invention de Balzac et du roman : Au travers du Bourgeois Gentilhomme, du Misanthrope, de l'Avare, n'est-ce pas des “types” de son époque que Molière a peint ?

Cette question éclaire la différence, l'écart qui sépare la littérature du XVIIème siècle de l'écriture romanesque.

Ce ne sont pas des types que Molière met en scène mais des caractères, qui ont pour but de mettre à jour les traits permanents de la nature humaine.

Tous les écrivains du XVIIème siècle et Molière en particulier, avaient claire conscience de peindre “l'Homme” au travers des hommes de leur temps. Cela ne veut pas dire que Molière renonçait à prendre ses modèles dans la société contemporaine en observant certains types d'homme ; mais il avait la certitude d'atteindre au travers de la peinture des types, celle des caractères, qu'il jugeait plus précieuse, plus profonde : Le “siècle”, la société de leur temps n'est pour les écrivains du XVIIème siècle que le champ où se dévoilent les traits permanents, les caractères essentiels de la nature humaine. (du moins le comprennent-ils ainsi)

Voilà qui nous permet de comprendre l'originalité de cette invention balzacienne du type : Alors que le caractère témoigne sur l'homme en général, le type fait plus : il « comprend » en lui tous les individus concrets qu'il représente et qu'il évoque.

L'Avare de Molière décrit un “vice” de la nature humaine dont il nous montre toutes les conséquences malheureuses.

Mais, derrière Le Père Grandet, on devine mille autres vieillards, aussi maniaques de “leur” or, mille drames semblables à celui d'Eugénie, dans d'autres villes de Province, qui sont maintenant présentes grâce à la seule description de Saumur.

Le caractère est le résultat de l'analyse et ne nous livre rien de plus que les traits qu'on nous a découvert.

Le type au contraire comporte un effet de multiplication comme si, placé entre deux miroirs, le personnage se reflétait à l'infini.

Le miracle du type est de recréer l'Infini -le caractère inépuisable- de toute réalité concrète.

Le Père Grandet n'est pas l'Avare, mais un avare ; il implique et développe l'existence, les gestes, les attitudes, les ridicules de tous les avares possibles.

Grâce au type, un monde est créé qui, comme le nôtre, ne s'arrête pas “ici” ou “là” mais enferme une infinité.

Après la lecture d'Eugénie Grandet, le monde des avares est “ouvert”.

Il y a plusieurs étapes ou plus étages dans la formation du “type” balzacien.

Balzac créé d'abord un "type social" qui "fait" "une grande image du présent". Comme Vigny avait mis à jour les trois parias de la société moderne : le type du poète Stello, le type du militaire et celui du noble, Balzac met en place de grands “modèles” : c'est l'image de l'émigré : Monsieur de Mortsauf, l'image de l'ancien combattant : Bridau dans la Rabouilleuse ou le Colonel Chabert.

Mais, dans la peinture des types sociaux, Balzac va plus loin que la peinture d'individus –modèles, de types humains, il peint “des genres et des espèces”, -ce qu'il désigne par l'étude des espèces sociales, se comparant au naturaliste qui commence par classifier les espèces animales pour en décrire les traits caractéristiques.

Ainsi, certains romans : “Les employés” ou “Les paysans” constituent une véritable classification où l'individu par ses traits de caractère évoque l'espèce tout entière.

Il ne faut pas se laisser abuser par le langage et la comparaison “naturaliste”, dont Balzac se sert.

Il s'agit bien de « décrire » ce que nous appelons aujourd'hui “des couches” ou des “classes sociales” : la noblesse et la bourgeoisie, la haute finance ou le grand commerce, l'administration et les employés, l'armée, les paysans.

 

« Mon œuvre, écrit-il, à sa généalogie et ses familles,... son armorial, ses nobles et ses bourgeois, ses artisans et ses paysans, ses politiques et ses dandies, son armée, tout son monde enfin. »

 

Balzac est bien, comme il l'a dit, le romancier de l'espèce sociale, de toutes les stratifications de la réalité sociale, à la fois complexe et structurée.

Il ne faut donc pas s'y tromper : la création de types sociaux qui ne sont pas seulement des types humains mais des genres et des espèces sociales, n'est pas un artifice :

C'est la découverte par Balzac de la stratification réelle, objective de la réalité sociale.

Michel Raimond écrit :

 

« Dans l'Avant-Propos de 1842 à la Comédie Humaine, Balzac expliquait ses intentions, ses ambitions. Il entendait procéder à un inventaire complet des types humains. Il entreprenait d'étudier les espèces sociales comme le naturaliste étudiait les espèces animales. Il était conduit à peindre les hommes, les femmes, les choses. Il étudiait l'interaction de l'individu et de son milieu. Il s'attachait à révéler les complexités de la nature sociale. Il se faisait l'historiographe de la vie privée. Il portait dans son esprit une société tout entière qui était constituée des deux ou trois mille figures saillantes d'une génération. Bref, il faisait concurrence à l'état civil. Il peignait la noblesse et la bourgeoisie, l'administration, l'armée, le crédit, le commerce. Il étudiait Paris et la province. “ Mon ouvrage, écrivait-il, a sa géographie comme il a sa généalogie et ses familles, ses lieux et ses choses, ses personnes et ses faits ; comme il a son armorial, ses nobles et ses bourgeois, ses artisans et ses paysans, ses politiques et ses dandies, son armée, tout son monde enfin ! ».

 

Si le “monde” a un sens, c'est qu'il n'est pas ce chaos d'impressions qui constitue le “vécu” quotidien, mais bien une réalité sociale qui, comme la nature, a ses structures et ses lois.

Si l'on peut faire l'histoire -non seulement du passé, mais du présent- c'est que l'histoire n'est ni une succession d'évènements fortuits, ni la réalisation d'un grand dessein, mais l'évolution -pour ainsi dire naturelle- des sociétés humaines.

Le premier trait de génie de Balzac, c'est d'avoir anticipé ce qui sera -moins d'un siècle plus tard-, le point de vue de tous les historiens et de tous les sociologues.

Mais là où la science, -l'histoire ainsi comprise-, doit « dégager », au travers des faits, la loi ou la signification des choses, l'art doit faire « apparaître » cette signification comme la réalité concrète, vivante des choses, dans leur profondeur qui est l'infinité des rapports qu'elles entretiennent entre elles.

Comment l'art du roman peut-il donner l'image de cet infini, de cette multiplication à l'infini des choses ?

Ne s'agit-il pas d'un infini, d'une multiplicité qui se déploie à la fois dans l'espace et dans le temps ?

Il y a dans l'espace de multiples “exemplaires des choses et des êtres”. Il y a dans le temps une multiplication des êtres, des individus dont le présent renvoie au passé et créé la perspective du futur où l'on s'attend à les retrouver, semblables à eux-mêmes malgré le temps.

Le deuxième trait du génie de Balzac, c'est l'art de « re-créer » dans l'œuvre, l'infini, la profondeur de toute réalité concrète, dans l'espace et dans le temps.

 

6. Création de l'infini dans l'espace

 

L'analyse de la création de l'œuvre chez Balzac nous fait assister à la création du Multiple, de l'infini de l'espace des choses et des êtres.

Le génie de Balzac est sans aucun doute d'avoir compris qu'aucune réalité concrète, ni personne, ni chose, ne s'arrête et ne se limite à elle-même.

La création du type est inséparable de la multiplication des individus : c'est là ce qu'on appelé le procédé des séries.

Balzac ne crée pas un roué comme Rastignac sans créer en même temps des répliques de Rastignac : De Marsay, Ronquerolles, Maxime de Trailles, etc...

Eugénie Grandet est en Province la même jeune fille qui se retrouve à Paris sous les traits de Clotilde de Grandlieu : elles gardent toutes deux en leur cœur le souvenir très pur d'un amour. Les vieillards, amoureux et pervers : l'Oncle Cardot et Nucingen se font réplique, et Hulot dans la Cousine Bette.

 

Tout personnage a ainsi un double ou plusieurs doubles ; lui-même est le double d'un autre, de sorte qu'ils se « comprennent » les uns par les autres.

La Comédie Humaine développe ainsi de longues “théories” ou “séries” de personnages, par exemple celle des Femmes du monde : Mesdames d'Espard, de Maufrigneuse, de Vandenesse, de Cerisy, de Mannerville et la Duchesse de Langeais ; par exemple encore : la série des Courtisanes : Coralie, Esther... etc

Balzac a compris -là est son génie- que dans la réalité concrète -à la différence de la fabrication- le modèle est inséparable de la série : l'Un n'existe qu'au travers de l'apparence du Multiple.

Comme la “création divine”, l'art ne peut créer ou recréer la réalité concrète qu'en faisant « procéder » le Multiple de l'Un, la Série du Modèle.

Encore faut-il pour que la série n'apparaisse pas comme la copie “démultipliée” du modèle, que chaque exemplaire de la série ait “ses qualités propres”, cette “différence”, cette “singularité”, cette touche ou cette “note” dont on dit aujourd'hui qu'elle constitue toute la personnalité.

Balzac, pour donner une image “objective de la réalité -un sens à ses personnages”- a, selon son expression, « typiser les individus ». Mais, un personnage typique élimine nécessairement l'accessoire, l'accidentel, la singularité.

Si l'on veut égaler la “réalité” ainsi “typisée” à la réalité concrète, il faut, après avoir typiser les individus, « individualiser les types ».

 

7. Première étape de l'individualisation

 

Comment individualiser les types ?

Diderot disait déjà qu'il fallait remplacer le caractère, -par lequel on cherche à définir un individu-, par sa condition: c'est la condition sociale, l'appartenance à tel ou tel milieu social qui différencie les individus...

Mais n'est-ce pas aussi les évènements de son existence, de sa biographie ?

Ce n'est pas seulement le milieu social, sa condition qui caractérise l'individu mais aussi les circonstances de sa vie.

Voici la seconde découverte de Balzac : Quand on veut décrire les vies des individus, l'on constate qu'elles se « ressemblent »: Comme il y a des personnages typiques : il y a des phases typiques de l'existence.

Ce n'est pas la moindre des découvertes que de constater que non seulement les individus appartiennent à une espèce sociale, mais que leur vie elle-même, loin d'être un “drame” singulier, reproduit, comme les espèces animales, certains stéréotypes déterminés, auxquels ils sont soumis comme à des conditions naturelles qui leur sont pour ainsi dire étrangères.

Aux "séries" des types, s'ajoutent dans l'Univers Balzacien, la gamme “des évènements principaux de la vie”.

C'est par exemple la gamme des unions malheureuses : les filles du Père Goriot qu'on a mariées à Messieurs de Restaud et de Nucingen pour les anoblir, la Duchesse de Langeais mariée par esprit de caste, la Femme de Trente Ans, Madame Husson, etc.

Ou bien, c'est la gamme des vies manquées : Le médecin de campagne, Benassis, qui, par deux fois, manque la concrétisation de son amour ; la destinée du Comte de Montriveau dans “La Duchesse de Langeais”.

C'est dans le déroulement des phases typiques de la vie que le personnage va se manifester, « s'éclairer » : L'histoire des personnages, le récit de leur vie n'a d'autre intérêt pour le romancier qu'est Balzac, que de manifester le “caractère” du personnage à la faveur d'une série d'éclairages successifs.

Un commerçant comme César Birotteau ne sera “totalement” éclairé, que si l'on suit le personnage au travers de la croissance de ses affaires, de l'approche de la crise, puis de la faillite de son entreprise.

La vie d'un individu est d'une certaine façon l'illustration de ce qu'il est.

 

« Les types, écrit Balzac, créent les situations. »

 

Balzac découvre que l'existence des individus est “conforme” à leur personnage ; l'existence est en quelque sorte la face “vivante” de cette réalité sociale qui détermine les individus et en fait des “types sociaux”.

En étudiant les individus -les personnages- sous l'éclairage “vivant” de leur existence, Balzac réalise une première étape de l'individualisation des types.

 

8. Du type moral à la philosophie du personnage

 

Mais une question reste entière, dont Balzac lui-même n'hésite pas à dire qu'elle est philosophique.

 

« Les personnages, écrit-il, dans la Préface à la Comédie Humaine, ne vivent qu'à la condition d'être une grande image du présent. » - Mais il ajoute : « Conçus dans les entrailles de leur siècle, tout le cœur humain remue sous leur enveloppe, il s'y cache souvent toute une philosophie ».

 

Quelle est cette question, quelle est la philosophie cachée sous l'enveloppe du personnage ?

Balzac a crée l'image de la réalité en découvrant dans la réalité sociale elle-même ce qui constitue l'essence même de ces hommes, en apparence quelconques, (que l'on côtoie dans la vie quotidienne) et en même temps, le contenu vrai de leur existence, quotidienne, en apparence anonyme.

Si l'on veut « recréer » le sens de cette réalité -qui constitue le fond même de l'histoire-, il faut, à l'image de la réalité concrète « multiplier » les personnages, dont chacun est l'exemplaire d'une série infinie, et les existences dont chacune illustre des destinées parallèles.

Ainsi, « conçus dans les entrailles de leur siècle », les personnages sont vivants, réels.

Mais d'où leur vient la vie ? D'où leur viennent ces passions, cette volonté, -que Balzac éprouve en lui-même- ?

Alors même qu'on a expliqué leur “caractère”, le contenu de leur vie, l'on n'a pas compris le mystère de leur existence, de cette volonté singulière qui les conduit jusqu'au terme du “drame de leur existence”.

Balzac nous explique lui-même, à propos de César Birotteau, qu'il n'a pu créer le personnage, lui donner vie, que lorsqu'il a « vu » en lui non seulement le commerçant (type social), non seulement le célibataire (existence typique) mais aussi le type de la probité, l'incarnation de l'honnêteté.

Goriot n'est pas seulement un vermicelier, qui fait fortune sous la Révolution (type social), il n'est pas seulement un père qui adore ses filles (la vie de tous les pères est faite de cet amour) mais il est pour Balzac une sorte de “Christ de la paternité”, comme Birotteau est le martyre de la probité commerciale, la figure de la “pureté archaïque”.

Que dire d'un personnage comme Louis Lambert qui s'éclaire uniquement au plan de l'illuminisme ?

Balzac dit de son personnage que « ses sensations intuitives avaient déjà cette acuité qui doit appartenir aux perceptions intellectuelles des grands poètes et les faire approcher de la folie. »

Pour lui, écrit-il, «Penser, c'est voir ».

 

En appliquant cette formule à la création balzacienne, le secret de la vie que Balzac confère à ces personnages et de l'âme qu'il confère à la réalité pour en faire un “monde” serait dans la puissance “visionnaire” de son imagination : Le pouvoir d'accéder au-delà de la réalité au Sens de la réalité, à une réalité invisible qui s'exprime en symboles : le “Christ” de la paternité, le martyr de la probité … et Vautrin, un démiurge satanique …

Mais, faut-il appliquer cette formule à Balzac? - Faut-il, pour comprendre cette dernière étape de la création balzacienne, promouvoir, comme Albert Beguin, l'image d'un Balzac visionnaire ? - Faut-il, pour expliquer la création romanesque, accorder au romancier ce don de “voyance” que la poésie, à la fin du siècle, revendiquera comme son secret.

- Ce serait se tromper : Confondre deux chemins distincts, voire opposés de l'écriture et en même temps oublier la chronologie et l'histoire : Pour que l'art apparaisse comme la voie mystérieuse qui conduit à un autre monde, à un “arrière-monde”, ne faut-il pas qu'historiquement puisse s'exprimer le refus du monde tel qu'il est ?

Ce n'est que vers 1890 que naîtra cette nouvelle idée, selon laquelle, il y a derrière l'apparence des choses, un secret, - selon laquelle le monde visible est comme un écran qui dissimule l'essence des choses.

Et c'est précisément alors qu'on verra naître la première contestation du genre romanesque.

Ne sommes-nous pas au contraire en 1830, au moment où Balzac assigne au roman la nouvelle vocation du réalisme, en un temps où il s'agit de “comprendre le monde tel qu'il est”, d'en “embrasser” le sens, avec la certitude de sa permanence, de sa pérennité ?

 

Conclusion : La “réussite exceptionnelle” de Balzac.

 

Quel est donc le secret de la réussite de Balzac ? - Si l'on ne peut invoquer un mystérieux pouvoir visionnaire, comment comprendre que Balzac réussisse à donner vie à ces personnages (dont il a expliqué jusqu'à l'existence) et à faire vivre un monde (dont il a démonté tous les secrets) ?

En 1833, il accourait un jour chez les siens en s'écriant : « Saluez-moi, car je suis en train de devenir un génie ».

Quelle découverte venait-il de faire ? - Il s'agissait de ce qu'on a nommé “le procédé du retour des personnages”, qu'il emploiera pour la première fois dans le Père Goriot.

L'enthousiasme de Balzac pour cette découverte peut susciter l'étonnement : après tout, le retour du personnage d'un livre à l'autre, dans telle ou telle nouvelle circonstance de leur vie, qui permet de suivre leur existence jusqu'à son terme, jusqu'à sa conclusion, est-il autre chose qu'un procédé romanesque?

Le roman est bien, comme l'explique Paul Ricœur, « une mise en intrigue », qui opère un agencement des faits et réalise une synthèse.

La synthèse ne suppose-t-elle pas le temps de la narration ? Ce n'est qu'au fur et à mesure du récit et au terme du livre que la réalité prend la figure d'un monde, et les personnages leurs visages humains et singuliers.

Tout se passe comme si le roman venait donner un sens à cette suite d'évènements, d'actions, de drames qui, en eux-mêmes, relèvent de la contingence et du hasard … A un temps “réel” qui serait privé de sens, la configuration narrative propre à l'écriture “romanesque” viendrait donner un visage, une figure, un sens, en substituant au temps réel le temps de la narration.

 

Que faut-il en conclure sinon que le roman est “une fiction” ?

 

Le projet “réaliste” de « peindre » la réalité ne serait qu'un leurre reposant sur la fiction du narrateur, dissimulé, absent, qui, à la façon d'un Dieu ou d'un démiurge, « comprendrait » le monde dans le temps même où il le crée.

Mais ce temps lui-même n'est qu'une fiction : C'est le temps de la narration (et le temps nécessaire à la lecture).

Or voici que Balzac, remarquons-le, n'est pas absent du roman : souvent il explique la réalité qu'il est en train de « peindre » Et, quand il décrit, il peint en même temps le dedans (le “je” intime des passions et des sentiments) et le dehors (les gestes, le comportement). Et pour lui la question ne se pose pas de cette position privilégiée d'un narrateur absent, semblable à un dieu qui pourrait, au travers des apparences “extérieures”, saisir l'être “intérieur”, “intime”.

La mortelle question de la subjectivité de l'écrivain, du point de vue d'où l'on regarde les choses, ne se pose pas.

Pour Balzac le dedans et le dehors sont les deux faces d'une même réalité, qui existe dans sa permanence, dans sa consistance indépendamment de l'écrivain, qui est là pour en rendre compte, pour en dégager le sens.

C'est la signification même du projet “réaliste” de Balzac, qui ouvre une nouvelle ère du roman.

Encore faut-il par l'écriture romanesque, traduire le sens de cette réalité en figures :

- d'une part, mettre à jour tous les types sociaux qui permettent d'épuiser la multiplicité concrète des hommes réels.

- d'autre part, décrire toutes les phases typiques de la vie qui permettent de comprendre l'existence concrète des individus.

 

Ces types ne sont pas des réalités abstraites puisque le romancier nous présente en même temps le dedans et le dehors : la vie intime et le comportement …

Tous sont présents : Vautrin, Rastignac, Birotteau...

 

Il reste que cette réalité vivante, ces personnages dont la présence crève l'écran, achèvent leur existence à la fin de la narration.

En reconnaissant qu'ils vont disparaître, le romancier n'est-il pas près d'avouer que cette réalité qu'il "écrit" n'était qu'une fiction, -

A moins que… à moins que les personnages reviennent ou ne revivent !

 

Le procédé du retour des personnages chez Balzac est la clef qui lui permet d'affirmer cette conviction qui fonde son projet réaliste :

Ce monde -visage multiple d'une réalité qui a un sens- existe tel qu'il est, tel qu'on peut le décrire et le comprendre comme une création permanente, comme si Dieu l'avait créé.

 

 

Comment s'explique “cette réussite” du réalisme et cette innocence du Romancier ?

Ne fallait-il pas que, comme pour le miracle de l'Art Grec, la société française ait atteint pour quelques décennies seulement, une stabilité apparente et, après le grand bouleversement de la Révolution, une sorte d'état de grâce -celui qui suit l'instauration d'un pouvoir et d'un ordre- un équilibre nouveau, dont Balzac a su célébrer la richesse sans en découvrir l'injustice ?

 

 

 

 

II. Le « réalisme » de Flaubert

 

 

A. La lecture de l’œuvre

 

 

L’ambition du projet littéraire de Flaubert s’exprime dans l’idéal d’une distance au monde : La première exigence est « d’observer » sans interposer entre le sujet et le monde aucune idée, aucune théorie, aucun sens préalable.

A ce stade, s’impose à Flaubert la référence à l’histoire naturelle : «L’esthétique attend son Geoffroy Saint Hilaire, ce grand homme qui a montré la légitimité des monstres… C’est là ce qu’ont de beau les sciences naturelles : elles ne veulent rien prouver… Il faut traiter les hommes comme des mastodontes et des crocodiles. »

Qu’est-ce à dire sinon que « la mise à distance » est, dès l’origine, pour Flaubert, constitutive de l’art d’écrire.

 

D’où vient chez Flaubert ce nouveau projet littéraire, ce choix esthétique et ce nouvel art d’écrire par lesquels le monde -les choses et les êtres-, sont frappés d’étrangeté.

L’écrivain nous livre cet aveu : « Il y a un si grand intervalle entre moi et le reste du monde que je m’étonne parfois d’entendre les choses les plus naturelles et les plus simples »

Rien n’est plus naturel en effet et plus simple que notre rapport au monde –avec les choses et les être-, dont la trame continue est tissée de nos sentiments les plus naturels, de nos actes les plus quotidiens, et des paroles les plus simples, entendues ou prononcées.

Or que nous dit Flaubert dans l’aveu que nous avons cité ?

- Il se produit en lui, involontairement, un phénomène dont il s’étonne : une soudaine rupture, ou mieux, une étrange distance par laquelle les choses qu’il perçoit, les paroles qu’il entend -en un mot tout ce qui constitue pour nous la réalité signifiante d’un monde-, se trouvent privés de sens.

Comment comprendre ce phénomène qui semble bien constitutif de son œuvre.

 

 

1. Une lecture autobiographique ou « existentielle » de l’œuvre

 

Tel qu’il s’exprime dans sa correspondance, ce phénomène semble prendre racine dans la sensibilité de Flaubert, au plus profond de sa personnalité singulière. Il n’est pas interdit à une psychanalyse -freudienne ou existentielle (Sartre)-, de chercher dans l’enfance de Flaubert ou dans un « choix originel » (où, selon Sartre, l’individu assume le sens de ses premiers rapports au monde), l’origine de cette rupture intime, de cette faille intérieure, qui, au sortir de l’adolescence, dès 1843, va se traduire dans les symptômes de l’épilepsie : « le haut mal ».

Si Flaubert devient « l’ermite de Croisset » c’est sans doute pour une part en raison de ce handicap qui risque à tout moment de rompre ses rapports les plus simples et les plus naturels avec le monde. Et, s’il se retire pour écrire, n’est-ce pas qu’il à déjà « choisi » -selon l’expression de Sartre- de renouer ses liens avec la réalité, dont il naturellement coupé, par le moyen de l’art : par « l’artifice », qui lui est si douloureux, de l’écriture  ?

 

Parenthèse :

Nous voici sur le terrain de ce que Sartre nomme « la psychanalyse existentielle » qui est la clef de tous ses essais littéraires, qu’il s’agisse de son Baudelaire ou de son Flaubert ou de ses articles parus dans « Les Temps Modernes ».

Là où la psychanalyse freudienne voit dans l’œuvre d’art un phénomène de sublimation par lequel un individu « compense » un drame de sa petite enfance qui lui reste irrémédiablement caché ( dont le refoulement constitue précisément notre inconscient ), Sartre -qui définit l’homme par la conscience-, reconnaît dans l’œuvre d’art non pas la production de l’inconscient ( qui « déguise » fantastiquement un drame que l’individu ne peut s’avouer ) mais « un choix » par lequel l’individu ( dont la conscience n’est rien d’autre que la distance qui le sépare de son être et le prive de toute coïncidence avec soi ) est contraint d’adopter une façon d’être qui le délivre de son « manque », qui comble cette distance qui le sépare de lui-même, en quoi consiste la conscience.

Dès l’origine, dès qu’ « il prend conscience » de lui-même, l’individu, dans la situation particulière qui est celle du monde qui l’entoure, notamment le milieu familial où se situe son enfance, fait l’expérience d’un drame qui est celui de la condition humaine ; l’homme n’est pas ce qu’il est ( comme s’il avait une nature qui lui est propre, ce que la philosophie désigne comme une essence ) : il a toujours « à »l’être. (1)

 

Nota (1) : c’est ce drame qui constitue son « existence » : de même qu’il vient au monde sans le vouloir, l’homme meurt malgré lui, sans le savoir : si la mort met un terme à sa vie, elle ne met pas fin à l’existence : l’individu ne peut « faire le compte » (didonaï logon en grec ; littéralement : donner un sens) : il ne peut pas « totaliser » les évènements et les actes de sa vie pour enfin être lui-même, rejoindre son « être ». Au moment de sa mort (auquel il n’est jamais présent puisque la conscience disparaît ) il à toujours à être ce qu’il est ; comme à n’importe quel moment de sa vie, il doit -encore et toujours- « donner un sens » à son existence.

Ce que Sartre nomme « la liberté » de l’homme, c’est cette nécessité où l’homme se trouve, par sa condition même, d’avoir jusqu’au bout à « être ce qu’il est, à donner un sens à son existence au travers de ses désirs, de ses projets, de ses sentiments ou de ses actes. Sartre exprime cette condition de l’homme en disant qu’il est « condamné à la liberté » : dès qu’il vient au monde, ou dès qu’il prend conscience, cette nécessité s’impose à lui et cela jusqu’au bout. Car, comme la naissance, la mort survient comme un hasard ; elle vient le « surprendre », alors qu’il est toujours en train de désirer, d’aimer, d’agir pour donner un sens… La mort interrompt ce qui est toujours « en cours ». Aussi apparaît-elle, toujours, selon Sartre, comme un fiasco.

 

 

C’est l’histoire de l’œuvre de Flaubert qui constitue la pierre d’achoppement de l’interprétation existentielle.

La passion des lettres s’est éveillée chez lui avant la première atteinte de la maladie nerveuse qui marque le moment de son dévouement exclusif au travail de l’écriture.

Dès 1838 il a écrit des œuvres exaltées où se révèle l’influence de Hoffmann, Byron et Goethe : Rêve d’enfer, un conte fantastique ; Les mémoires d’un fou, récit autobiographique où il évoque sa passion pour madame Schlésinger ; Smarh, « un roman métaphysique et à apparitions »  ; en février 1943, il commence une première version de l’Education sentimentale. 

Enfin, dans ses Souvenirs littéraires, Maxime Du Camp nous révèle que Flaubert, un jour de septembre 1849, l’a convoqué en compagnie de Louis Bouilhet ( ses deux fidèles amis ) pour leur lire une Tentation de Saint Antoine en sollicitant leur avis. Le jugement des deux amis fut sans appel : « nous pensons qu’il faut jeter cela au feu et n’en jamais reparler ».

Ce jugement invite sans jambages Flaubert à donner congé à son penchant pour la « gueulade métaphysique » ; ils lui font clairement entendre que l’épanchement lyrique d’un moi hypertrophié, cher à la tradition romantique, ne peut plus tenir lieu de seul projet d’écriture.

L’effusion lyrique, devenue dans l’univers romantique, la norme de toute œuvre littéraire, est désormais suspecte et, avec elle, la relation naguère transparente d’une conscience et d’un dire. Dès lors, la forme autobiographique, qui avait été celle de maintes œuvres de jeunesse, devient impraticable. Peu à peu s’impose la nécessité d’une fiction qui permettra peut-être d’écrire sans s’écrire.

 

Ce n’est pas la critique de ses amis qui permet de comprendre comment se décide le nouveau projet d’écriture qui conduira à la perfection esthétique de Madame Bovary ; ce sont des événements d’ordre historique : la mutation de ce tournant du siècle.

 

 

2. Une lecture socio-historique, le drame d’une génération. 

 

C’est au cours de son voyage en Orient en 1850 qu’il prend conscience de cette mutation historique. En novembre, à la nouvelle de la mort de Balzac, il écrit à son ami Bouilhet : « oui, c’était un homme fort et qui avait crânement compris son temps ; -Lui qui avait si bien étudié les femmes, il est mort dès qu’il a été marié, et quand la société qu’il savait, a commencé son dénouement. Avec Louis-Philippe s’[en] est allé quelque chose qui ne reviendra pas. Il faut maintenant d’autres musettes. »

Remarque qui corrobore une intuition vague formulée un peu auparavant : « Est-ce que je touche à une période nouvelle ? Ou à une décadence complète ?… Ah ! Bonnes époques tranquilles, bonnes époques à perruques, vous viviez d’aplomb sur vos hauts talons et sur vos cannes. Mais le sol nous tremble. Où prendre notre point d’appui en admettant même que nous ayons le levier ? … D’où partir et où aller ? »

Ce n’est sans doute pas au cours de son voyage en orient qu’il a prononcé cette phrase que lui attribue Maxime Du Camp : « J’ai trouvé ! Eurêka ! Eurêka ! Je l’appellerai Emma Bovary ». C’est à son retour qu’il a conçu son projet littéraire d’écrire, à travers un fait divers « l’histoire de Delaunay » (Delamare de son nom véritable), sous les traits de Madame Bovary, la déconstruction du rêve irrémédiablement contredit par une réalité en elle-même dépourvue de sens.

 

 

3. Une autre lecture

 

Pour que la prise de conscience d’une mutation historique s’exprime dans une révolution esthétique, ne faut-il pas qu’elle soit vécue par le penseur comme une coupure biographique ? Ne faut-il pas que distance et étrangeté du monde soient comprise comme une contradiction intérieure, soient vécues comme un trouble de l’identité : être à la fois soi-même et un autre.

Flaubert écrit : « celui qui vit maintenant et qui est moi ne fait que contempler l’autre qui est mort. J’ai eu deux existences bien distinctes : des évènements extérieurs ont été le symbole de la fin de la première et de la naissance de la seconde. Tout cela est mathématique. »

 

C’est Flaubert lui-même qui nous livre le secret de cette contradiction interne vécue par l’écrivain. Il écrit : « nous sommes venus, nous autres, ou trop tôt ou trop tard. Nous aurons fait ce qu’il y a de plus difficile et de moins glorieux : la transition. Pour établir quelque chose de durable, il faut une base fixe : l’avenir nous tourmente, le passé nous retient. Voilà pourquoi le présent nous échappe. »

 

 

Conclusion : l’aliénation vécue comme une contradiction interne par une génération de penseurs

 

Il faut attendre l'instauration du Second Empire, mettant fin aux espoirs de la Révolution de 1848 pour que toute une génération découvre au travers de l'effondrement de ses rêves la faillite de son existence et la bêtise du monde : encore l'art sera-t-il pour les écrivains et les poètes de cette génération la planche de salut, manifestant l'existence de l'idéal comme le contraire du réel, la “ surnature ” comme le sens caché de la nature, la réalité d'un “ autre monde ” comme la vérité des apparences.

 

Dans cette génération, certains, fils de la bourgeoisie, choisissent d'être écrivains ou poètes pour échapper aux carrières que la bourgeoisie offre à ses élites : la rente que leur famille leur a faite ne leur donne pas les moyens de vivre “ sans rien faire ” : ils connaissent la misère sous la forme des créanciers qui les poursuivent.

 

L'historien souligne la situation ambiguë des écrivains et des artistes de cette génération : ils refusent le mode d'existence de la bourgeoisie sans mettre en cause l'ordre social existant ni l'ordre moral qui le consacre ; ils dénoncent la bêtise du monde dans lequel ils vivent, sans renoncer au plaisir et aux avantages de le fréquenter, attendant de lui qu'il reconnaisse leur génie.

 

C'est le cas de Charles Baudelaire rêvant de la célébrité de Théophile Gautier et dédiant Les Fleurs du Mal au “ parfait magicien es Lettres Françaises ”, qui, à son procès, défendit Les Fleurs du Mal au nom de la moralité, et qui voulut présenter sa candidature à l'Académie Française.

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Nota (*) : La citation, extraite de la Nouvelle Histoire de la France Contemporaine, écrite pour la période concernée par Alain Plessis, mérite qu'on reproduise le passage in extenso :

« Ecrivains et artistes se trouvent dans une situation ambiguë. Ils vivent dans un monde qui ne peut les satisfaire. Sans sympathie pour ce régime né de la violence, dirigé par un souverain qui s'intéresse peu à la littérature et dont la femme avoue ignorer presque tout des arts, déçus aussi par l'attitude de ce peuple dans lequel certains avaient mis tous leurs espoirs, beaucoup d'entre eux s'enferment, comme Leconte de Lisle, dans leur “ tour d'ivoire ” ; ils deviennent farouchement apolitiques. Souvent, comme Théophile Gautier puis les parnassiens, ils recherchent une forme d'expression qui soit “ un luxe pour de très rares esprits ” et entendent faire de l'art pour l'art.

Les plus jeunes surtout, se sentent en rupture avec cette société matérialiste et conformiste et écœurés par leur classe d'origine, se réfugient dans le monde de plus en plus fermé de la bohème ; ils vivent entre eux à Montmartre ou à Montparnasse ; acceptant la misère pour mieux railler les bourgeois qu'ils méprisent et provoquent par leurs fantaisies.

Mais si certains persistent à refuser de s'intégrer dans un monde dont ils redoutent les jugements et les contraintes et préfèrent demeurer des parias, pour beaucoup les Scènes de la vie de bohème, décrites par Henry Murger, ne durent qu'un temps. Pour les artistes surtout, le succès dépend de l'empereur qui veut se faire leur protecteur et leur mécène, et de tous ces officiels qui disposent des prix et des commandes de l'Etat, qui décident de l'accès aux théâtres, aux salles de concert ou à ces salons de peinture (un tous les deux ans jusqu'en 1861, puis un chaque année) hors desquels il est bien difficile à un peintre de se faire connaître, faute de galeries privées.

Et ce sont de vastes et fructueux débouchés qui s'offrent aux artistes, s'ils consentent à plaire à ces bourgeois soucieux de faire montre de leur opulence en achetant des oeuvres d'art, comme à ce manieur d'affaires qui, dans la Question d'argent de Dumas fils, déclare tout ingénument :

Vous verrez mon hôtel et je vous montrerai mes tableaux et mes statues, parce qu'on m'a dit qu'un homme dans ma position doit avoir le goût des arts. Je n'y entends rien du tout, j'ai payé tout ça très cher, mais je crains que ça ne vaille pas grand chose. ”.

 

La réussite semble finalement valoir quelques concessions. D'où ces relations complexes qui s'établissent entre les auteurs et une société qu'en secret peut-être ils abhorrent, lourdes parfois de silences, de sous-entendus et de refoulements. 

« Egalement “ caractéristique, écrit l'historien, est le cas de Flaubert, cet “idiot de la famille ”, victime du moralisme officiel mais tout heureux de venir mener la dolce vita à la Cour et dans le salon de la princesse Mathilde... Flaubert, ajoute l'historien, qui partage avec ses lecteurs bourgeois qu'il hait, d'insupportables secrets nés peut-être de la révélation, -refoulée depuis 1848- de l'existence du prolétariat. » (*)

 

Les artistes et les écrivains de cette génération, fils de la bourgeoisie dont ils ne refusent pas l'héritage mais seulement les façons de vivre et de penser, partage avec leur classe sociale un même secret : l'existence du prolétariat, dont les grands romantiques avaient prédit déjà, sous le nom du Peuple, le rôle historique par lequel il était porteur de l'avenir de l'humanité, ayant vocation de changer la base même de la société et les conditions d'existence de tous les hommes.

Après la Révolution de 1848, le vrai visage du Peuple est “ à découvert ” : celui du prolétariat, classe antagoniste de la bourgeoisie, qui ne peut changer les conditions d'existence des hommes sans mettre en cause l'existence de la bourgeoisie.

C'est ce secret que la bourgeoisie doit “ refouler ” si elle veut maintenir la valeur “ universelle ” des idées qui consacrent sa domination, si elle veut sauvegarder l'ordre moral qui justifie l'ordre social qu'elle a instauré.

Les écrivains et les artistes, nés de la bourgeoisie, partagent avec elle ce secret, mais le “ refoulement ” prend ici tout son sens : pour la plupart, ils ont sympathisé avec la Révolution de 1848, sensibles aux actions populaires, porteuses d'espérance, mais ils ne peuvent reconnaître le visage réel de l'acteur capable de transformer l'espoir en réalité.

Alors qu'il s'agit pour la bourgeoisie de dissimuler sous le mensonge de l'ordre moral une menace réelle dont elle est tout à fait consciente, il s'agit pour le penseur d'occulter le contenu réel de l'espérance : la mise en cause par le prolétariat de l'existence de la bourgeoisie et de l'ordre social.

 

Comment l’écrivain pourrait-il ne pas ignorer le sens de cet avenir qui seul pourrait donner un sens au présent alors que le Peuple a maintenant le visage concret du prolétariat et que l'avenir des hommes passe par la victoire historique d'une classe sociale, capable de mettre en cause le règne de la bourgeoisie et l'ordre social existant ?

 

Une étape importante est franchie dans ce processus par lequel l'aliénation est vécue et comprise comme dépossession de soi. Le processus “ psychologique ”, inauguré par le romantisme trouve, en cette période qui suit la Révolution de 1848, sa conclusion provisoire.

La contradiction n'est plus entre l'individualité concrète, sensible, découverte par le romantisme comme la nouvelle vérité de l'homme et la forme inhumaine des rapports sociaux qui, chez les mages romantiques est comblée ou “dépassée” par l'espérance prophétique d'un changement des rapports humains.

L’écrivain est devenu témoin de la contradiction à laquelle il doit donner un sens : il lui faut affirmer l'idéal en montrant qu'il est irréalisable ; il lui faut célébrer la beauté en la montrant figée de froideur ou menacée de son pourrissement ; l'espérance à peine née est vaincue par l'angoisse de la mort ; le non-sens de la vie est la seule réponse à la question du sens.

Avec Flaubert s'achève le romantisme, révéré comme un rêve que la réalité dénonce ; Avec Baudelaire s'achève la prophétie par l'affirmation de l'idéal, frère et victime de son contraire.

 

L'existence de l’écrivain n'est pas mise en cause, ni son individualité : il est devenu un “ artiste ”, dont la vocation est de supporter la contradiction qui est au centre de l'existence humaine.

Après la faillite de l'espérance, à la suite de l'installation du Second Empire, qui atteint toute une génération, la contradiction est vécue et comprise comme l'abîme qui, en l'homme, sépare le désir de son objet, le rêve du réel, le projet de l'acte, l'action de sa finalité, la parole de sa signification.

Le divorce de l'idéal et du réel est le sens mystérieux de l'existence humaine. L'homme est partagé entre deux postulations contraires. La vocation de l’écrivain est d'incarner la contradiction.

 

 

DEUXIEME PARTIE :

 

 

 

 

 

Le naturalisme : Introduction à l’œuvre des Goncourt et d’Emile Zola

Ou : la transformation du projet réaliste du roman

 

 

 

 

 

A) Les Goncourt

 

Le projet est celui de la Science, mais une science qui a renoncé à embrasser la réalité et à la comprendre comme un monde : Peinture des mœurs, peinture de la réalité, mais tout commence par l'enquête et l'expérimentation.

Comme le savant sélectionne les phénomènes qu'il veut étudier, le romancier sélectionne des cas, découpe la réalité en “secteurs” sur lesquels il fait porter son enquête : la vie d'un hôpital (Sœur Philomène) les Hommes de Lettres (Charles Demailly), les artistes (Mariette Salomon), les milieux catholiques (Madame Gervasais).

Dans ces “tranches” de la réalité sociale, les Goncourt découvrent « les basses classes qui jusqu'alors n'avaient pas droit au roman » comme un objet d'étude, particulièrement nouveau et intéressant.

Mais Germinie Lacerteux, l'héroïne de ce milieu offert à l'enquête du romancier, est aussi un “cas pathologique” : celui d'un cas d'hystérie.

 

Autrement dit : la réalité qui intéresse et passionne le romancier, ce n'est pas cette “classe sociale” que constituent “les basses classes”, sa « réalité historique et son devenir » ; il s'agit d'un “milieu” où l'on peut observer des phénomènes spécifiques, comme ce cas d'hystérie ; où les caractères, les passions, les actes des individus s'expliquent comme des produits du milieu.

C'est bien un matérialisme “tronqué”, “honteux” qui s'exprime dans ce réalisme “scientiste et positif” : loin qu'il s'agisse d'une explication historique et sociale de la réalité, il s'agit, en observant les phénomènes, de mettre à jour le conditionnement de l'individu par le milieu et l'hérédité.

 

« Ce roman, écrivaient les Goncourt dans la préface de Germinie Lacerteux en 1865, est un roman vrai (…). » Et plus loin : « Aujourd'hui que le roman s'élargit et grandit, qu'il commence à être la grande forme sérieuse, passionnée, vivante de l'étude littéraire et de l'enquête sociale, qu'il devient, par l'analyse et par la recherche psychologique, l'Histoire morale contemporaine ; aujourd'hui que le roman s'est proposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises. » Ce sont les hasards de la vie qui leur ont fourni la découverte de la double vie de leur servante, Rose, qui, comme sa sœur fictive, Germinie, était tout le jour dévouée à ses maîtres, et se jetait, la nuit venue, dans la débauche. Ils ont étudié ce cas, et, dans le roman, ils ont essayé de reconstituer après coup la vie de Rose. L'hystérie leur paraissait pouvoir rendre compte des contradictions de la conduite qu'ils observaient chez Germinie ; leur héroïne était une malade ; leur devoir de romanciers était d'analyser son cas.

Ils ont conduit une étude semblable dans Charles Demailly qui présentait un cas de démence, et pour lequel ils ont eu recours à un traité savant. Le sujet de Sœur Philomène, évoquant comme Germinie Lacerteux des mœurs populaires, leur a été fourni par une anecdote que Bouilhet leur avait contée. Avec Germinie Lacerteux, Charles Demailly, Madame Gervaisais, ils rédigeaient en somme la monographie d'un cas ; leur roman était une étude ; l'auteur, au nom de la vérité, s'inspirait des méthodes de la science, il en utilisait souvent les travaux, il s'appuyait sur des anecdotes qui, étudiées froidement et présentées avec rigueur, constituaient des documents humains.»

 

Certes, à la faveur de l'étude, de l'enquête, l'écrivain découvre certaines “réalités sociales” ; mais les considérant comme “objets” d'étude ou de monographie, abstraction faite du monde et de l'histoire où elles prennent leur place et leur sens, l'écrivain “naturaliste” manque le projet réaliste de donner, au travers de l'écriture romanesque une vision du monde qui permette de le « comprendre ».

L'écriture “artiste” des Goncourt, si éloignée de la parole débordante de Balzac témoigne -par son manque de naturel, par son raffinement- de ce qu'ils sont restés étrangers à la réalité qu'ils veulent écrire et qu'ils en ont manqué le sens.

 

 

B) Émile Zola

 

 

1) Les principes et l’ambiguïté du projet

 

S'il est vrai, comme on l'a dit, que Zola, découvrit sa vocation en lisant “Germinie Lacerteux”, on ne peut douter que son projet d'écriture se situe bien dans ce même contexte idéologique ambigu du positivisme, du scientisme qui règne dans cette seconde moitié du siècle.

Dès 1866, il envoya au Congrès d'Aix, “deux définitions du roman” où il opérait un rapprochement entre la méthode du romancier et celle du savant :

« méthode d'observation basée sur l'expérience même ».

La publication en 1880 d'un recueil de ses articles sous le titre “Le Roman Expérimental”, confirme bien qu'après l'écriture des Rougon-Macquart, sa “doctrine” n'a pas changé.

La méthode est celle de la Science Expérimentale :

« L'observateur donne les faits tels qu'il les a observés, pose le point de départ, établit le terrain solide sur lequel vont marcher les personnages et se développer les phénomènes. Puis, l'expérimentateur paraît et institue l'expérience, je veux dire fait mouvoir les personnages dans une histoire particulière, pour y montrer que la succession des faits y sera telle que l'exige le déterminisme des phénomènes mis à l'étude. C'est presque toujours ici une expérience "pour voir" comme l'appelle Claude Bernard. »

 

Puis, dans ce texte, Émile Zola donne l'exemple de la “Cousine Bette” :

 

« Le romancier part à la recherche d'une vérité. Je prendrai comme exemple la figure du baron Hulot dans la Cousine Bette, de Balzac. Le fait général observé par Balzac est le ravage que le tempérament amoureux d'un homme amène chez lui, dans sa famille et dans la société. Dès qu'il a eu choisi son sujet, il est parti des faits observés, puis il a institué son expérience en soumettant Hulot à une série d'épreuves, en le faisant passer par certains milieux, pour montrer le fonctionnement du mécanisme de sa passion. Il est donc évident qu'il n'y a pas seulement là observation, mais qu'il y a aussi expérimentation, puisque Balzac ne s'en tient pas strictement en photographe aux faits recueillis par lui, puisqu'il intervient d'une façon directe pour placer son personnage dans des conditions dont il reste le maître. Le problème est de savoir ce que telle passion, agissant dans tel milieu et dans telles circonstances, produira au point de vue de l'individu et de la société ; et un roman expérimental, la Cousine Bette par exemple, est simplement le procès-verbal de l'expérience, que le romancier répète sous les yeux du public. En somme, toute l'opération consiste à prendre les faits dans la nature, puis à étudier le mécanisme des faits, en agissant sur eux par les modifications des circonstances et des milieux, sans jamais s'écarter des lois de la nature. Au bout, il y a la connaissance de l'homme, la connaissance scientifique, dans son action individuelle et sociale (…)

 

Et il conclut :

« Il est indéniable que le roman naturaliste, tel que nous le comprenons, à cette heure, est une expérience véritable que le romancier fait sur l'homme, en s'aidant de l'observation. »

 

L'essentiel est sans doute dans les lignes que nous soulignons quand il écrit :

 

« Le problème (c'est-à-dire le projet) du romancier est de savoir ce que telle passion, agissant dans tel milieu et dans telles circonstances, produira au point de vue de l'individu et de la Société. ».

 

N'est-ce pas précisément ce “point de vue” qui à la fois définit et limite le projet “naturaliste” de l'écrivain ; Il s'agit bien d'une explication de l'homme -de ses passions- par l'influence “déterminantedu milieu et des circonstances.

Il n'y a pas de doute que sous-jacente à cette explication se trouve l'inspiration matérialiste, cette nouvelle anthropologie qui replace l'homme dans la nature. C'est le rejet d'une psychologie “idéaliste” ou spiritualiste qui rendait compte des caractères, des passions et des actes de l'individu par les mouvements de l'âme, par sa psychologie.

Et Émile Zola, se veut “l'héritier” d'un vaste moment qui va de Diderot et Restif de la Bretonne à Balzac où le vrai se situe non dans l'âme, dans l'intériorité de l'Homme mais dans sa vie réelle.

 

Mais à l'heure (c'est Émile Zola lui-même qui emploie l'expression) où naît son projet d'écrivain, Qu'est-ce que le réel ? - Certes, la “réalité sociale” ; mais celle-ci apparaît en même temps à la réflexion de l'écrivain comme une nature, comme un “milieu” naturel. Et -les hommes, les individus- loin de « faire » cette réalité sociale dans une histoire, sont les produits d'un milieu donné.

Autrement dit : Si l'on veut comprendre la limite du naturalisme d'Émile Zola, il faut commencer par reconnaître qu'à l'heure où il écrit, le monde où il vit, la société qu'il observe lui sont précisément donnés ou s'imposent à lui comme une réalité, comme un Monde existants, qui, pour n'être pas compris comme le résultat d'une histoire, ne peut être changé.

Mais peut-être faut-il renverser cette formule : - N'est-ce pas parce qu'à l'heure où écrit Émile Zola, la possibilité de changer le monde, la réalité sociale « telle qu'elle est », n'apparaît pas comme une perspective historique, que la réalité sociale lui apparaît comme une nature, comme un milieu, qui produit l'Homme, son individualité, son caractère, ses passions et, -au bout du compte- sa vie ?

 

Que ne manque-t-il au “naturalisme” d'Émile Zola pour devenir un réalisme ? Nous serions tentés de dire : Rien d'autre qu'une perspective révolutionnaire?

N'est-ce pas l'origine de l'ambiguïté de l'œuvre d'Émile Zola ?

 

Tout d'abord se côtoient dans l'œuvre, des romans comme la grande fresque des Rougon-Macquart avec des romans comme “Thérèse Raquin”où Émile Zola étudie le cas d'un couple d'assassins qui sont « entraînés à chaque acte de leur vie par la fatalité de leur chair » et dont le remords (mouvement de l'âme) « consiste en un simple désordre organique » : le naturalisme de “Thérèse Raquin”est l'héritier direct du naturalisme des Goncourt dans “Germinie Lacerteux”.

Mais il y a plus : c'est à l'intérieur de chaque roman que se situe l'ambiguïté, comme un “double sens” :“L'Assommoir” est à la fois, selon l'expression d'Émile Zola, « le premier roman sur le peuple qui ne mente pas et qui ait l'odeur du peuple … un tableau exact de la vie du peuple. » mais, c'est en même temps la description cruelle de la « déchéance de l'homme par l'alcool», qui est le résultat de la détermination du milieu.

Autrement dit : C'est l'étude d'un cas qui apporte la preuve du déterminisme, de la fatalité qui « produit » l'homme, ses passions et ses vices. La critique littéraire universitaire en conclut que “Zola”, par désir de peindre « des bonhommes physiologiques évoluant sous l'influence des milieux », donne trop souvent (!) la prééminence aux instincts, à “la bête humaine”.

Ce point de vue “psychologique” et idéaliste de la critique littéraire rend incompréhensible le sens “ambigu” du naturalisme d'Émile Zola qui constitue l'originalité de l'œuvre.

 

2) Le projet d’Emile Zola

 

a) La peinture d’un âge social

 

Zola a proposé dans ses romans une image des mœurs de son siècle, dans le cadre du second Empire.

Il évoquait les événements historiques (du coup d’Etat jusqu’à l’effondrement du régime) – comme dans Son excellence Eugène Rougon – où il proposait non une histoire mais des allusions fragmentaires aux événements et personnages réels, qui ont contribuées à donner à ses romans leur solidité et leur épaisseur par cette situation chronologique.

D’autre part, il a mis en scène la bourgeoisie sous des aspects variés : les Grégoire dans Germinal ou les Chanteau dans La Joie de vivre, incarnent une classe qui vit égoïstement de ses rentes. Dans Pot-Bouille, il propose un portrait peu flatteur des mœurs de la bourgeoisie parisienne. Dans L’Argent, il dépeint la bourgeoisie des affaires et sa spéculation boursière. Dans Au Bonheur des Dames, il saisit, sans le condamner, le développement de l’économie moderne, le triomphe du capitalisme entreprenant qui bouscule les structures anciennes, l’élimination du petit commerce par les grands magasins.

Cette bourgeoisie que nous expose Zola, participe à cet élan qui la porte au pouvoir, aux richesses et aux jouissances. Elle est exposée, plus que chez Balzac, avec âpreté et frénésie, aux menaces qui pèsent sur elles (corruption des mœurs, crises économiques, montée de la force populaire).

Zola s’intéresse également aux mœurs du paysan. Il propose dans La Terre une image du paysan français par des personnages au puissant relief : âpre convoitise du sol, pouvant mener à la haine et au crime.

C’est avec Zola que le monde ouvrier fait son entrée dans la littérature. Les ouvriers apparaissent comme une véritable classe sociale, condamnée, victime de sa condition. Dans L’Assommoir, il montre comment le milieu peut être responsable d’une déchéance ; dans Germinal il montre comment les structures capitalistes conduisent les prolétaires à une révolte sanglante.

Zola dépeint largement la vie quotidienne de ces différentes classes : salaire, prix des articles de consommation, loyers, crédits.

Il propose finalement un diagnostic sociologique, en analysant les conflits opposant le capital au travail, les boutiquiers au grand commerce, en montrant l’influence du milieu sur les individus, qui ne sont finalement que le jouet des grandes forces qui mènent la société.

 

b) L’Assommoir : un succès, une œuvre de vérité

 

En 1877, L’Assommoir a rencontré un succès de scandale d’abord : c’est avec ce roman qu’il connaît la gloire et l’argent. Il fut accusé de mercantilisme. L’art solide et robuste de Zola, son habilité à tenir le lecteur en haleine le servaient auprès d’un large public, qui était attiré par la crudité de certaines scènes. Il parlait aussi à beaucoup d’hommes de son temps un langage qui les concernait.

Il abordait de front des problèmes essentiels de son temps, mais il a moins cherché à les approfondir qu’il n’a entrepris de les faire vivre. Il y avait dans ses romans un accent de vérité. Zola a conquis au naturalisme un immense public qui grâce à lui, voyait dans le roman à la fois une œuvre d’art et une leçon de choses. L’Assommoir était une heureuse réaction au roman romanesque, une réaction contre la littérature à « talons coquets ».

Dans la préface de L’Assommoir, Zola déclarait qu’il avait voulu « peindre la déchéance fatale d’une famille ouvrière dans le milieu empesté des faubourgs » et il ajoutait : « C’est une œuvre de vérité, le premier roman sur le peuple qui ne mente pas et qui ait l’odeur du peuple. »

Il ne voulait ni flatter, ni noircir l’ouvrier, mais dépeindre une réalité exacte : « Montrer le milieu peuple et expliquer par ce milieu les mœurs du peuple, comme quoi, à Paris, la soûlerie, la débandade de la famille, les coups, l’acceptation de toutes les hontes et de toutes les misères viennent des conditions mêmes de l’existence ouvrière. (…) Mais ces personnages ne sont pas mauvais, ils ne sont qu’ignorants et gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent. »

Pour faire cela, Zola s’est beaucoup documenté ; il bénéficiait surtout de son expérience des milieux pauvres pendant ses années de jeunesse, donnant aux détails de son roman un accent de vérité.

Gervaise Macquart est l’héroïne de ce roman. Zola conte au travers d’elle l’histoire de la femme du peuple. Zola voulait exposer de la réalité au jour le jour, rien de romanesque. Il voulait faire « une banalité de faits extraordinaires. »

Il a su marquer cette lente déchéance de Gervaise au fil des jours : son abandon par son amant, son mariage heureux qui finissait par la convalescence de son mari zingueur après un accident, les tentations de la paresse et de l’alcool. Peu à peu, Gervaise renonçait à ses efforts pour construire son bonheur, elle se laissait aller à tous les abandons. Zola avait été pourtant soucieux d’éviter le romanesque et la dramatisation.

Ce n’était pas seulement le dépouillement de l’intrigue qui conférait à ce roman son accent de vérité : c’est aussi la création d’un style. Il a su parler une langue drue, savoureuse, pétrie d’argot. Son « coup de génie » fut l’usage du style indirect libre. Zola restituait ainsi par bribes la pensée de ses personnages, de Gervaise : sa déchéance, sa complaisance à s’en accommoder, ce monologue intérieur pouvant les faire sentir. Zola a fondu dans la trame du récit ces morceaux de monologues. Il a su relayer ses personnages avec une étonnante justesse de ton, et il arrive qu’on ne sache plus si c’est lui qui raconte l’accent de ses héros ou si c’est leur pensée qui se profère.

 

3) Le réalisme épique

 

a) La Genèse de Germinal et la méthode du romancier

 

Dès qu’il eût arrêté son projet, Zola amassa une importante documentation sur les mines, les grèves minières et la question sociale. Il se rendit à une grève, descendit au fond des mines, visita le coron. Mais un roman n’est pas l’aboutissement d’une longue, objective et minutieuse enquête. C’est le fruit d’un acte créateur. Balzac était parti de la vision d’une situation susceptible de produire un grand effet. Zola, pour Germinal, comme pour la plupart de ses romans, partait d’une idée.

Rien n’éclaire sa méthode aussi bien que la lecture de l’ébauche de Germinal. Les lignes suivantes formulent l’idée fondamentale du roman : « Le roman est le soulèvement des salariés, le coup d’épaule donné à la société qui craque un instant, en un mot, la lutte du capital contre le travail. C’est là qu’est l’importance du livre. Je le veux prédisant l’avenir, posant la question qui sera la question la plus importante du XXe siècle. »

« Je le veux » dit Zola. On est frappé par le caractère volontaire et logique de sa démarche créatrice. L’idée dominante reste constamment présente à son esprit. Il veut montrer « une force inconnue et terrible qui écrase toute une population de travailleurs » ; il veut montrer « la royauté triomphante de l’argent » ; il veut que les oppositions soient « poussées au summum de l’intensité possible ».

Germinal avait sans doute été d’abord conçu comme l’évocation d’une menace pesant sur la société bourgeoise ; l’œuvre est devenue, aussi, une annonciation des temps futurs.

 

b) La structure de Germinal

 

La structure de Germinal est celle de beaucoup de romans de Zola : un personnage, Etienne Lantier, nous introduit dans un milieu qu’il ne connaît pas lui-même et que nous découvrons en même temps que lui. L’aspect documentaire du roman, le travail au fond de la mine, les mœurs du coron donnaient lieu à des tableaux. Zola les organisait selon un constant principe d’opposition : l’abondance dont jouissent les Grégoire s’oppose au dénuement dont souffrent les Maheu. Cécile n’en finit plus de dormir quand Catherine est contrainte de s’arracher de son lit au milieu de la nuit. Les ouvriers et les patrons vivent côte à côte sans se comprendre. Ils s’affrontent peu à peu. La leçon de choses du roman documentaire tournait au conflit entre deux forces en présence. Germinal ést un roman dramatiquement construit.

La grève en constituait l’unité. La présentation de la mine et du coron, la montée de la révolte, la cessation du travail, l’émeute, la fusillade assuraient une progression de l’intérêt. A l’histoire d’une grève venait s’ajouter l’histoire d’un homme et d’une femme, Etienne et Catherine, ainsi que la rivalité de deux hommes, Etienne et Chaval. Les amours de Catherine étaient scandées par la vie de la mine et les progrès de la grève. Il y avait parfois beaucoup de romanesque dans le pathétique de Germinal.

A la structure dramatique se superpose une structure poétique. Zola réussissait à créer une atmosphère par la reprise d’un certain nombre de thèmes. La halètement de la machine, le dieu inconnu du Capital dans son tabernacle parisien, les obsessions de la faim et de la sexualité revenaient comme de puissants leitmotiv. Il y avait dans le style même et le rythme des phrases, une résonance épique.

Zola était le premier grand romancier des foules, il a peint dans Germinal, un peuple en marche. L’échec de la grève annonçait, dans le printemps renaissant, la germination des lendemains qui chantent. Le mythe de l’Espérance, qui parcourait le livre, conférait à un fait divers un agrandissement épique, il brisait le cercle d’une fatalité tragique.

 

c) L’univers de Germinal

 

Germinal est un grand livre parce qu’au-delà de sa valeur documentaire, de son organisation dramatique et de son allure épique, Zola y exprimait une vision du monde : clos, sombre et désolé.

C’est d’abord une immensité nue : l’aspect désolé de la plaine immense symbolise le dénuement et l’ennui. Et sur le fond noir, le rouge du sang, de la violence.

Ailleurs, ce sont toutes les variétés de blancs, le pâle, le livide, le hâve, le blafard. Cette blancheur est celle du dénuement, de l’absence, du vide, d’une atmosphère de fin du monde.

Si le blanc est la couleur du néant, le noir est celle de l’angoisse, de la peur et du crime : noir de la nuit, de la mine et du charbon.

L’eau même est quelque chose qui tombe, qui promet à l’asphyxie.

 

d) Le réel et les mythes

 

Zola a déployé ses qualités de poète visionnaire, dans la vie dont il a animé Le Ventre de Paris, l’alambic du Père Colombe dans L’Assommoir, la locomotive de La Bête humaine. Il ne quitte pas, la plupart du temps, ce réel qu’il transfigure. Son génie de romancier tenait à ce don qu’il avait de se mouvoir à la fois sur deux plans. Il enracinait ses romans dans le réel et leur conférait un agrandissement épique. L’art de Zola tenait à une heureuse conciliation du roman et de l’épopée, de la documentation et de la poésie, du réel et du mythe.

La transfiguration du réel, chez Zola, s’accomplit selon les lignes de force d’une mythologie personnelle. L’intuition du romancier, même quand elle s’appuie sur le réel, prolonge vers une signification qui dépasse les éléments qu’elle met en œuvre. Le mot de poème revenait sous sa plume, dans les ébauches, dès qu’il cherchait à préciser ses intentions. Il voulait faire dans Le Ventre de Paris « le poème du Ventre » ; dans Nana, « le poème des désirs du mâle », dans Le Bonheur des Dames, « le poème de l’activité moderne » ; dans La Terre, « le poème vivant de la terre ».

Il n’a accordé à son œuvre, au total, qu’une part assez faible à la conception scientifique de l’hérédité dont il était parti. Il met en scène le jeu de deux principes hostiles, mais intimement liés : l’un d’eux anime d’un mouvement ascensionnel, l’autre provoque la chute et les décompositions qui précèdent l’anéantissement.

Dans La Fortune des Rougon ou La Curée, ce sont les forces ascensionnelles qui l’emportent. Le Ventre de Paris marquait le triomphe d’une grasse bourgeoisie de charcutiers. Ici où là déjà, combien de signes de décomposition morale et sociale, qui préludaient aux déchéances futures ! La Faute de l’abbé Mouret exaltait le mythe de la Fécondité, qui était un des pôles majeurs de l’œuvre. En revanche, à partir de L’Assommoir, le romancier présentait volontiers des exemples d’une société qui se défait ou d’êtres qui se dégradent. Pourtant, les forces de vie et de conquête réapparaissaient dans Au Bonheur des Dames ou La Joie de Vivre. D’un roman à l’autre, d’un chapitre à l’autre, le mythe de la puissance conquérante s’entrelaçait au mythe de la catastrophe inéluctable. Germinal et La Terre exaltaient à la fois le mythe de la Fécondité et de l’Espérance et celui de la Catastrophe.

 

Conclusion : Ambiguïté de l’œuvre.

 

Un récent évènement : la traduction “cinématographique” de Germinal, nous permet de comprendre en même temps la puissance de l'œuvre -sa valeur réaliste- et ses limites qui résident dans le naturalisme.

Quel est le sens -l'esprit qui prédomine- dans le film pour les spectateurs de notre temps ? C'est “la fresque historique”. - Or, il y a là un paradoxe, car Germinal n'est pas pour Émile Zola, un moment historique : c'est la peinture d'une réalité : celle du monde ouvrier dans ce milieu, particulièrement caractéristique, qui est celui de la mine :

Les “rapports” frustres de l'ouvrier avec sa femme dans la famille “ouvrière” des Maheu, a autant de vérité pour Émile Zola que le personnage de Lantier qui -sous l'influence des doctrines de Marx et de Proudhon- rêve de l'émancipation de la classe ouvrière.

L'échec de la grève n'est pas pour Émile Zola la preuve de la nécessité pour les ouvriers de s'organiser, s'ils veulent l'emporter dans la lutte de classe.

La description de ces premières manifestations ouvrières qui souligne le caractère cruel de la lutte des classes à cette époque n'est pas clairement pour Émile Zola la promesse d'une victoire future du prolétariat, d'un changement de la société.

Si le roman porte le titre évocateur de Germinal, il ne s'agit pas clairement pour Émile Zola de la naissance d'une espérance : il nous montre seulement comment l'espoir peut « germer » dans la tête des ouvriers, comment toute une psychologie, toute une idéologie est « produite » par le milieu où l'on vit.

 

Est-ce à dire que Germinal n'a pas un autre sens ? - Sans aucun doute, mais pour le spectateur de notre temps, parce que l'histoire est passée par là, parce que des victoires ouvrières ont donné un sens “concret”, réel aux idées de Marx et de Proudhon, parce que l'histoire a montré que la lutte des classes n'est pas seulement une idée qui germe dans la tête des hommes comme un rêve mais peut accoucher d'une réalité nouvelle, d'une nouvelle réalité sociale.

Ce qui n'était pour Émile Zola que la description “véridique” d'une réalité existante, génératrice de rêves -généreux mais encore illusoires-, est devenue pour nous une réalité historique qui revêt la dimension d'une Fresque, qui donne un sens à notre passé et nourrit nos espérances.

 

 

 

Mais pourquoi faut-il qu'à chaque fois, -pour Émile Zola comme pour Balzac, quand on veut rendre hommage ou simplement reconnaître la valeur du réalisme comme expression vraie du réel, l'on soit amené à invoquer le caractère “visionnaire” de l'écriture romanesque ?

Ne faudrait-il pas, plutôt que d'avoir recours à la faculté de l'imagination créatrice de l'artiste, se demander pourquoi le réalisme de “l'écriture romanesque” est toujours, dans la réussite d'une œuvre -essentiellement- “visionnaire” ?

 

Le vrai problème pourrait être ainsi formulé : Est-ce l'artiste qui est visionnaire ou est-ce la réalité que l'on ne peut décrire et comprendre que dans la perspective de l'avenir parce qu'elle a -réellement en elle-même- le sens d'une histoire ?

Le réalisme dans l'art ne serait plus alors la description d'une réalité existante mais l'écriture du sens à venir de cette réalité, d'un réel que les hommes peuvent transformer...

L'Art ne serait-il pas l'anticipation du futur des hommes ?

Comme l'imagination est nécessaire à l'action, l'art n'est-il pas un moment essentiel de la transformation du monde, la recherche du sens à venir (à faire) de cette transformation ?

 

 

 

 

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TROISIEME PARTIE :

 

 

 

 

 

Évolution du roman de la fin du XIXe siècle à la guerre de 1914

 

 

 

 

I- La fin du naturalisme : le mouvement de la décadence

 

 

Joris-Karl Huysmans (1846-1907)

 

- A Rebours (1884)

- Là-bas (1891)

- En route (1895)

 

Né à Paris, Huysmans a des ascendances hollandaises. Il débute en littérature par un recueil de poèmes en prose, le Drageoir aux épices (1874) ; puis il publie en 1876 un roman de mœurs, Marthe, qui lui vaut l’amitié de Zola. Il adhère au mouvement naturaliste, évoque crûment la défaite de 1870 dans une nouvelle intitulée Sac au dos qui sera reproduite dans les Soirées de Médan, et fait paraître successivement des romans documentaires : Les Sœurs Vatard (1879), En ménage (1881), A vau l’eau (1882). Il peint avec une délectation morose les quartiers délabrés et les milieux populaires, décrit longuement un atelier de brochage, un restaurant de cochers, et semble écœuré lui-même par la vulgarité des aventures qu’il raconte. Son style est nerveux, apte à rendre intensément les sensations en termes pittoresques et truculents : pourtant, il se distingue par une recherche qui révèle un tempérament artiste, en quête de sensations délicates.

Bientôt, Huysmans élargit le champ de son horizon. Il s’intéresse aux raffinements de l’art et de la poésie moderne, vante Monet, Degas, Cézanne, ainsi que Baudelaire, Verlaine et Mallarmé. Dans un nouveau roman, A Rebours, il se détourne de la vie réelle et construit pour son plaisir un monde entièrement artificiel. Ces aspirations inquiètes et raffinés s’expriment ce roman, qui marque la rupture de Huysmans avec le naturalisme. Son héros, Des Esseintes, riche et blasé, représente à l’état aigu ce qu’on a appelé la déliquescence, le mal des époques décadentes où l’on cherche désespérément du nouveau. Comme son héros des Esseintes, Huysmans rêve d’échapper au désespoir, par la foi ; mais il tâtonne encore longtemps.

Il crée un nouveau personnage, Durtal, qui, exprimant son tourment et ses aspirations profondes, son tâtonnement et sa quête anxieuse de la foi, cherche d’abord une diversion dans le satanisme et la magie noire (Las-bas - 1891). Puis il médite sur les beautés de l’art chrétien. Au terme de pénibles débats intérieurs, il aboutit à la foi et découvre la vertu de la règle monastique (En route - 1895). Son existence est totalement transformée et ses dernières œuvres sont d’un chrétien parvenu à la ferveur mystique : La Cathédrale (1898) et L’Oblat (1907) couronnent son évolution vers le mysticisme.

Au cours de cette dernière période, il condamne explicitement le naturalisme, auquel il reproche dans Là-bas « d’avoir incarné le matérialisme dans la littérature. » Tout en rendant hommage à la loyauté et au talent de Zola, il affirme que sa doctrine conduisait nécessairement à une impasse et justifie tous les efforts qu’il a accomplis pour s’évader dans une « littérature sans issue », pour fixer les principes d’une esthétique plus large et pour chercher en même temps un point d’appui spirituel. Huysmans conserve d’ailleurs, jusque dans ses œuvres les plus hautement inspirées, un style volontaire, rugueux, riche en sensations véhémentes. Une évolution remarquable a donc conduit Huysmans à l’opposé du naturalisme. Pourtant, si son inspiration s’est transfigurée, il reste fidèle à son tempérament d’écrivain et voudrait concilier avec ses aspirations nouvelles ce qui demeure fécond dans le naturalisme : « il faudrait garder la véracité du document, la précision du détail, la langue étoffée et nerveuse du réalisme, mais il faudrait aussi se faire puisatier d’âme et ne pas vouloir expliquer le mystère par les maladies des sens… Il faudrait en un mot, suivre la grande voie si profondément tracée par Zola, mais il serait nécessaire aussi de tracer dans l’air un chemin parallèle, une autre route, d’atteindre les en-deçà et les après, de faire en un mot, un naturalisme spiritualiste. » (Là-bas)

 

- A Rebours (1884)

 

Les expériences d’un blasé

Jean des Esseintes est le dernier descendant d’une famille riche et noble. Des Esseintes, blasé, représente à l’état aigu ce qu’on a appelé la déliquescence, le mal des époques décadentes où l’on cherche désespérément du nouveau. Il n’aime que les écrivains latins de la décadence ou les modernes. Il a mené d’abord une vie de plaisirs, puis il a pris la société en dégoût. Malade, névrosé, il décide d’oublier ses contemporains et de vivre rigoureusement seul. Dégoûté de la « vulgaire réalité », Des Esseintes s’enferme alors dans une demeure qu’il aménage avec un luxe subtil, afin de donner à tous ses goûts un aliment factice ; en recourant sans cesse à l’artifice, il recherche les sensations rares et raffinées ; il se passionne pour la littérature et les arts décadents. Observant des correspondances entre les liqueurs et les notes de musique, il « arrivait à se procurer dans le gosier des sensations analogues à celles que la musique verse à l’oreille » et avec cet « orgue à bouche », il parvenait « à se jouer sur la langue de silencieuses mélodies ». Même recherche insatiable dans le choix des bijoux, des parfums, des fleurs. « Ses tendances vers l’artifice, ses besoins d’excentricité… c’étaient, au fond, des transports, des élans vers un idéal, vers un univers inconnu, vers une béatitude lointaine. » Mais la névrose le poursuit ; des hallucinations l’assaillent ; cela va presque jusqu’à la folie. Et, sur l’ordre du médecin, il doit renoncer à sa claustration volontaire. Des Esseintes se désespère à l’idée de retrouver ses semblables. Et, il implore, pour se sauver, le miraculeux secours de la Grâce : « Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir. »

 

 

II. L’humanisme sceptique

 

 

Anatole France (1844-1924)

 

- Thaïs (1889)

- Le Lys rouge (1894)

- Les Dieux ont soif (1912)

 

Anatole France (né Thibault) est né à Paris. Après de solides humanités, il devient bibliothécaire du Sénat et publie des vers parnassiens (Poèmes dorés), puis un poème dramatique (Les Noces Corinthiennes). Dès 1881, avec Le crime de Sylvestre Bonnard, il découvre sa vraie voie, celle du roman teinté d’humanisme et de philosophie sceptique. Il aborde ses souvenirs d’enfance (Le Livre de mon Ami - 1885) et le roman historique (Thaïs - 1889). Puis il revient au conte philosophique avec La Rôtisserie de la Reine Pédauque (1892) Les Opinions de Jérôme Coignard (1893). Après un roman d’amour désabusé (Le Lys rouge – 1894) il retourne à son inspiration favorite : L’orme du Mail et le Mannequin d’Osier (1897) forment les deux premiers volumes de l’Histoire Contemporaine, une satire amusée mais implacable des intriques religieuses et des ridicules d’une ville provinciale. L’année 1897 marque un tournant décisif dans sa carrière. Dès le début de l’Affaire Dreyfus, poussé par la passion de la justice et de la vérité qui se voilait sous son ironie, il s’associe à la campagne de Zola pour la révision du procès. Désormais, il se mêlera de plus en plus aux luttes politiques, prêtant son appui aux socialistes. La satire se fait plus âpre dans les deux derniers volumes de L’Histoire Contemporaine : L’Anneau d’améthyste (1899) et M. Bergeret à Paris (1901). Les aspirations sociales deviennent manifestes dans Crainquebille (1902) et Sur la Pierre Blanche (1905) Il exerce une littérature militante : dans Les Dieux n’ont plus soif (1912). Cette évocation de La Terreur, qui est peut-être son chef-d’œuvre, nous le montre partagé entre son idéal de pureté républicaine et son horreur du fanatisme. Très affectée par la guerre de 1914, Anatole France se retire en Touraine. Il consacrera ses dernières années à revivre ses souvenirs d’enfance, dans Le Petit Pierre (1918) et La vie en fleur (1922).

Le scepticisme souriant d’Anatole France nous le présente, dans la première moitié de sa carrière, sous les traits d’un dilettante ami des livres, qui se plait à broder sur ses lectures et à jongler avec les idées. Pourtant, de son œuvre, on peut dégager les grandes lignes de sa pensée : particulièrement sceptique sur la question religieuse, il s’attaque souvent à l’Eglise, coupable à ses yeux de fanatisme et d’hostilité à la démocratie ; à l’austérité chrétienne il oppose les jouissances d’un épicurien délicat. En matière politique et sociale, il critique inlassablement les préjugés sur lesquels reposent l’injustice, l’intolérance, l’oppression, la guerre. Ses préférences vont à la République car elle respecte la liberté des citoyens. Il rêve d’un régime socialiste laissant les individus libres tout en assurant leur bien-être. Sans illusion sur la nature humaine, il espère pourtant que la cause du progrès social finira par triompher.

Le penseur a été discuté, mais l’écrivain rallie tous les suffrages. Son style limpide, aisé et élégant, est le plus merveilleux instrument dont ait disposé une intelligence pour exprimer, sans vaine subtilité, les nuances les plus fines. Il use de l’ironie avec une souplesse de ton et une variété infinies. Mais cette ironie est tempérée par la pitié que lui inspire la misère de ses semblables.

 

- Les opinions de Jérôme Coignard (1893)

 

Le pittoresque abbé Jérôme Coignard anime de sa philosophie le cadre du XVIIIe siècle de La Rôtisserie de la Reine Pédauque. Dans Les opinions de Jérôme Coignard, c’est au cours de ses entretiens avec son disciple Jacques Tournebroche, fils de rôtisseur, que cet étrange abbé nous livre les réflexions qui sont celles de l’auteur lui-même. Vers 1893, Anatole France aspire à dépasser l’aspect purement critique de son scepticisme pour faire de l’intelligence lucide le point de départ du progrès social. « Rien ne ressemble moins à la philosophie de Rousseau que celle de M. l’abbé Coignard. Cette dernière est empreinte d’une bienveillante ironie. Elle est indulgente et facile. Fondée sur l’infirmité humaine, elle est solide par la base. »

 

- L’Histoire contemporaine

 

Chronique de l’actualité, l’Histoire contemporaine est pleine d’allusions aux événements et aux personnages de la IIIe République. D’une plume élégante mais impitoyable, Anatole France retrace les menus incidents qui rompent la monotonie de la vie de province, et dessine avec humour, ironie, une galerie de portraits ou plutôt de caricatures : le préfet, le général, l’archevêque et les abbés qui intriguent pour devenir évêques, l’archiviste, le libraire…

 

 

 

III. L’introduction du roman russe

 

Fédor Dostoïevski (1821-1881)

Léon Tolstoï (1828-1910)

 

 

 

 

IV. La réaction idéaliste

 

 

 

Eugène Fromentin (1820-1876)

 

 

Né à La Rochelle, Eugène Fromentin découvre pendant sa jeunesse, avec enchantement, la poésie de la nature. Il entre au collège en 1831 et se montre un élève brillant, mais rêveur. Il se lie d’amitié avec une jeune créole de quatre ans son aînée et mais elle se marie en 1834. Sous son influence, il se passionne pour la littérature romanesque et s’essaie à la poésie. Mais la jeune femme décède en 1844. Il cherche une consolation dans le rêve exotique, rédige des souvenirs de voyages, devient un peintre des paysages et des mœurs d’Afrique, et se révèle enfin grand critique d’art. Mais il n’a pas oublié l’idylle de sa jeunesse, qui revit dans un roman semi-autobiographique, Dominique.

 

- Dominique (1862)

 

Au cours d’une partie de chasse, le narrateur a fait la connaissance d’un gentilhomme campagnard, Dominique de Bray, qui l’accueille, quelque temps plus tard, dans son domaine des Trembles et qui entreprend de lui conter sa vie. Dominique a passé son enfance aux Trembles ; puis il est entré au collège. Son camarade de classe, Olivier d’Orsel, le présente un jour à ses deux cousines, Madeleine et Julie. Dominique est vivement troublé à la vue de Madeleine ; mais la jeune fille, un peu plus âgée que lui, le considère comme un enfant et elle épouse M. de Nièvres. Dominique lutte alors contre son amour, mais ne trouve l’oubli ni dans le travail, ni dans le plaisir. Aux Trembles, Dominique revoit Madeleine, qui devine son secret, retient l’aveu sur ses lèvres et entreprend de la guérir. Mais elle s’aperçoit bientôt que, de son côté, elle aime Dominique ; et elle décide de s’éloigner. Dominique cherche une diversion dans l’activité littéraire, mais se convainc que le génie lui fait défaut. Il lit un jour sur un portrait de Madeleine le tourment qu’elle éprouve et va la rejoindre au château de Nièvres. Les deux amoureux sont près de succomber à leur passion, mais trouvent en eux la volonté nécessaire pour se dire adieu. Dominique a achevé son récit. Il décrit l’existence simple qu’il mène désormais dans ses terres. Il se sent la conscience pure et apaisée.

 

C’est le roman du renoncement, du souvenir. Dominique est la confidence délicate d’un homme qui, ayant atteint l’âge mûr, jette un regard discrètement ému sur les illusions de ses années romantiques. Avec diverses transpositions destinées à dépister les curieux, Eugène Fromentin évoque le cadre de sa jeunesse, ses impressions d’enfance, ses compagnons, l’idylle qui l’a marquée pendant son adolescence. Le romantisme de ces confidences voilées et de certains épisodes romanesques, le sentiment poétique de la nature, la condition des personnages, leur noblesse morale, le triomphe de la volonté sur la passion les plus ardentes ; autant d’éléments qui caractérisent le roman idéaliste. Mais Dominique doit à son caractère autobiographique un accent de réalité qui lui assure une valeur originale. Comme son héros, Fromentin avait « le don cruel d’assister à sa vie comme à un spectacle donné par un autre. » Aussi le roman s’impose-t-il par l’acuité des sensations, la justesse et la pénétration de l’analyse psychologique, l’émotion de certaines scènes presque muettes, écrites pour revivre des souvenirs. Ce chef-d’œuvre du roman personnel contient un message moral : Fromentin condamne les chimères romantiques : il veut montrer que le bonheur consiste à bien connaître la vie et à la prendre simplement, raisonnablement, « à hauteur d’homme. » « Ce qu’il y a de plus clair pour moi, écrivait le romancier à Georges Sand, c’est que j’ai voulu me plaire, m’émouvoir encore avec des souvenirs, retrouver ma jeunesse à mesure que je m’éloigne et exprimer sous forme de livre une bonne partie de moi, la meilleure. » En même temps, ce roman personnel comporte une leçon de sagesse : Fromentin a voulu prouver « que le repos est un des rares bonheurs possibles ; et puis encore que tout irait mieux, les hommes et les œuvres, si l’on avait la chance de se bien connaître et l’esprit de se borner. »

 

A la tendance idéaliste, on peut également rattacher des écrivains plus passionnés, qui professent un catholicisme militant et réagissent violemment contre le matérialisme :

 

 

Jules-Amédée Barbey d’Aurévilly (1808-1889)

 

Barbey d’Aurévilly est né à Saint-Sauveur-Le-Vicomte, dans la Manche. Après le collège, il fait son Droit à Caen et s’installe à Paris, où il mène une existence pauvre et hautaine. Monarchiste intransigeant, il vit en pensée avec les héros de la Chouannerie ; catholique fougueux, il exalte l’Inquisition. Barbey d’Aurévilly collabore à de nombreux journaux (Le Pays, Le Réveil, Le Constitutionnel, Le Gaulois). Polémiste redoutable, il se proclame l’adversaire de son siècle, accable ses contemporains de son mépris indigné, dénonce les progrès de la vulgarité dans les manières, les mœurs, les sentiments, les œuvres. Ses chroniques littéraires sont recueillies pour la plupart dans Les Hommes et les œuvres (1861-65). Il traite avec une équitable sévérité bien des poètes en vogue dont la postérité a fait justice ; en revanche, il reconnaît d’emblée Baudelaire comme un maître. « La poésie de Baudelaire est moins l’épanchement d’un sentiment individuel qu’une ferme conception de son esprit. »

Barbey d’Aurévilly est un romancier et nouvelliste à l’imagination sombre, au génie tourmenté. Il a le goût de l’étrange et du mystère. Dans L’Ensorcelée (1854), il décrit avec un puissant relief les superstitions de la Vendée. Dans le Chevalier des Touches (1864), il conte les aventures d’héroïsme chouan.

 

- Les Diaboliques (1874)

 

Mais son chef-d’œuvre est sans doute les Diaboliques (1874), un recueil de six nouvelles (Le rideau cramoisi, le plus bel amour de Don Juan, Le bonheur dans le crime, Le dessous de cartes d’une partie de whist, A un dîner d’athées, La vengeance d’une femme), où, en homme « qui croit au diable et à ses influences dans le monde », il représente ses héroïnes comme des possédés.

 

Tous ces récits manquent d’humanité sans doute, mais captent l’attention du lecteur par leur intensité dramatique et par leur éclat verbal.

 

 

 

Auguste Villiers de l’Isle Adam (1838-1889)

 

Auguste Villiers de l’Isle Adam est né à Saint-Brieuc, et se flatte de descendre d’une des plus anciennes familles françaises. Il se réfugie dans un rêve lyrique, où revit un passé glorieux. Mais en réalité, il est pauvre et méconnu. Pour redorer son blason, il cherche à s’illustrer sans la littérature, publie un recueil de poésie (1858), puis un roman philosophique, Isis (1862) ; il compose deux drames, Elen et Morgane ; il collabore au Parnassien (1866) ; il fonde enfin la Revue des Lettres et des Arts, où paraissent ses deux premiers contes, Claire Lenoir (1867) et L’Intersigne (1868). Il a trouvé dès lors, la formule qui lui conviendra le mieux.

 

- Les Contes cruels (1883)

 

En 1883, il réunit sous le titre de Contes Cruels plusieurs récits qui avaient déjà été publiés pour la plupart dans des journaux et périodiques. Beaucoup de ces récits contiennent, sous une forme symbolique, une satire aiguë des mœurs contemporaines. L’écrivain dénonce les prétentions ridicules de la science (L’Appareil pour l’analyse chimique du dernier soupir), la stupidité de la foule (Vox Populi), la tyrannie de l’argent (A s’y méprendre), le triomphe insolent de la médiocrité (Deux augures).

 

Les mêmes tendances apparaissent dans les recueils suivants, Nouveaux Contes Cruels, Histoires insolites, l’Amour suprême, où s’accumulent les histoires terribles (La Torture par l’espérance), macabres (Le Jeu de grâce), ou sanglantes (Le Secret de l’échafaud). Dans L’Eve future (1886), il pose, avec une anxiété qui se dissimule derrière l’ironie, le problème des possibilités ouvertes désormais à la science. Enfin, dans Le Tribulat Bonhomet (1887), il rassemble plusieurs contes dont le héros, un prétendu savant obstinément fermé à toute grandeur, se donne comme l’archétype de son siècle.

Mais s’il fustige les vices de son temps, c’est parce qu’il garde vivante en lui l’image d’un idéal moral et spirituel. Sa pensée demeure vague et se réclame tantôt de l’orthodoxie catholique, tantôt de la métaphysique hégélienne, tantôt des doctrines occultistes. Mais toutes ses professions de foi révèlent son désir d’échapper à la sujétion des apparences sensibles et de s’évader dans un autre monde. Quelques uns de ses contes exaltent le pouvoir surnaturel de l’amour (Vera) ou la grandeur du renoncement aux joies terrestres (l’Amour suprême). Son rêve d’Absolu s’épanouit magnifiquement dans Axel, publié au lendemain de sa mort : le héros et l’héroïne de ce drame sacrifient la richesse, la puissance, l’amour même, et, dédaigneux des contingences terrestres, se réfugient finalement, par la mort, dans l’Eternité.

 

 

Léon Bloy (1846-1917)

Le périgourdin Léon Bloy, après une enfance misérable et révoltée, songe à devenir peintre, puis débute dans le journalisme de combat. Gagné de bonne heure par le catholicisme le plus ardent, il tonne contre un siècle impie, qu’il voue tout entier aux flammes de l’Enfer.

 

- Le Désespéré (1886)

 

Un témoignage pathétique

Dans son chef-d’œuvre, Le Désespéré, il donne la mesure de sa fureur et de son découragement.

Marchenoir est un journaliste et un historien catholique de grand talent. Après la mort de son père, il fait une retraite à la grande Chartreuse, où il reçoit une émouvante hospitalité. Mais il demeure attaché au monde par son amour pour Véronique, une sainte créature, qu’il a arrachée au vice par le rayonnement de son prestige spirituel. Quand il la retrouve, elle s’est volontairement défigurée, pour lui épargner désormais toute tentation charnelle et pour favoriser son ascension mystique. Bouleversé par tant de grandeur, il tente une dernière expérience parmi les hommes et accepte de collaborer au journal « Le Pilate » ; mais au cours d’un dîner littéraire, il ne peut s’empêcher de crier son mépris à tous ses confrères présents. Après cette malencontreuse tentative, il a la douleur de voir sombrer la raison de Véronique et il meurt dans la plus pathétique détresse.

 

« Désespéré philosophique », Léon Bloy n’attend rien des hommes. Aussi ne respecte-t-il aucune autorité établie. Il se désigne lui-même comme un « entrepreneur de démolitions »et proclame son « irrévocable volonté de manquer essentiellement de modération, d’être toujours imprudent et de remplacer toute mesure par un perpétuel débordement. » Servi par un véritable génie de l’invective, il se façonne un style tendu, tourmenté, d’une extraordinaire vigueur. Il s’acharne contre les idoles du monde moderne, prend violemment à partie le positivisme, le matérialisme et la démocratie. Du reste, il ne ménage pas non plus les catholiques, qu’il accuse en général de médiocrité et de tiédeur. Il lutte ainsi sur tous les fronts, en franc-tireur, et voit se former autour de lui « la conspiration du silence. »

Mais Léon Bloy se défend d’être un « désespéré théologique » ; et il attend tout de Dieu. L’Apocalypse qu’il prophétise doit être, selon lui, le prélude d’une définitive Rédemption. A tous ceux qui ont eu le tort d’avilir leur religion en se prêtant à des compromissions, il considère son œuvre comme une nouvelle Croisade et proclame sa volonté d’être le « Pèlerin de l’Absolu ».

 

 

V. Le roman exotique

 

 

Pierre Loti (1850-1923)

 

- Aziyadé (1879)

- Le roman d’un spahi (1881)

- Pêcheur d’Islande (1886)

- Ramuntcho (1897)

 

Né à Rochefort, Julien Viaud passe par l’école navale et sera officier de marine pendant 42 ans. Ses voyages le conduisent dans des pays mal connus à son époque : Tahiti, Sénégal, Constantinople, Tonkin, Chine, Japon, Maroc, Palestine, Perse, Indes, New York. Publié sous le nom de Loti (donné par une tahitienne) .

Son œuvre est d’abord celle de notre plus grand romancier exotique du XIXe siècle. Elle nous transporte sous les climats les plus divers : La Turquie, sa terre l’élection (Aziyadé, Les Désenchantés), L’Océanie (Rarahu, La mariage de Loti), l’Afrique (Le roman d’un Spahi), l’Extrême Orient (Madame Chrysanthème), la Bretagne et la vie des marins (Mon frère Yves, Pêcheur d’Isalnde) ainsi que le pays basque (Ramuntcho).

Dans les romans de Loti, les paysages, le cadre exotique occupent autant de place que l’intrigue ; celle-ci disparaît tout à fait dans ses beaux récits de voyages. Son vocabulaire est simple, presque pauvre ; et pourtant son art, essentiellement impressionniste, fait pénétrer en nous, avec toutes leurs nuances, les sensations si diverses recueillies par ce voyageur toujours à l’affût du nouveau. Il aime les personnages primitifs et frustres, animés de fortes passions qui presque toujours aboutissent à l’échec, à la souffrance. C’est qu’au fond de lui-même ce romantique attardé porte une incurable mélancolie. Son goût des idylles exotiques et des civilisations lointaines traduit son perpétuel besoin d’évasion. Mais sa pensée reste obsédée par l’idée de la mort et la conviction que toute agitation humaine est illusion et vanité.

 

QUATRIEME PARTIE :

 

 

 

 

L’avant-guerre

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I. Maurice Barrès (1862- 1923) : Individualisme et nationalisme

 

D’un sang lorrain, Maurice Barrès est né en août 1862 dans les Vosges. Sa famille paternelle était d’origine auvergnate mais celle de sa mère avait pris racine en Lorraine depuis plusieurs générations. L’enfant, qui avait vu en 1870 le triste flot de la défaite, allait vivre dans une ville occupée par l’ennemi, et en gardera un souvenir ineffaçable. S’il eut à souffrir parfois de la solitude, l’adolescent acquit, dans cette discipline traditionnelle, le sens de la vie intérieure, et une ombrageuse fierté.

En 1883, l’étudiant qui a commencé son droit à Nancy débarque à Paris, attiré part le prestige des milieux littéraires, en particulier ceux du Parnasse, où, « personne ne pense bassement. » Introduit auprès de Leconte de Lisle, il rencontrera chez lui des écrivains illustres dont Victor Hugo.

Les maîtres de la jeunesse sont alors Taine, et Renan, et le très jeune Barrès ne craint pas de railler ses pontifes.

C’est sous le titre collectif de Culte de Moi que parut la trilogie qui comprend Sous l’œil des Barbares (1888), Un Homme libre (1889) et Le Jardin de Bérénice (1891). Déçu par l’ironique scepticisme de Renan comme par les théories trop systématiques de Taine, Barrès veut assurer la culture de son âme, qui passe par le culte du moi.

- Notre moi n’est pas immuable : il faut le défendre chaque jour et, chaque jour, le créer. – Le culte du moi n’est pas de s’accepter tout entier ; cette éthique réclame de ses servants un constant effort.

Dans la solitude ou dans l’intimité intellectuelle de son ami Simon, le Barrès d’Un homme libre établit ces trois maximes souveraines :

 

« Premier Principe : Nous ne sommes jamais si heureux que dans l’exaltation.

Deuxième Principe : Ce qui augmente beaucoup le plaisir de l’exaltation, c’est de l’analyser.

Conséquence : Il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible. »

 

L’individu devra se choisir selon des intercesseurs qui l’aident et l’initient. Un Benjamin Constant, un Sainte-Beuve, seront ainsi élus ; mais l’histoire offre aussi des figures exemplaires, René II de Lorraine, Jeanne d’Arc. De tous ces héros, « c’est mal dire qu’ils aiment le peuple, ils ne n’en distinguent pas : leur race se confond avec eux-mêmes. » (Un Homme libre).

« Simon et moi, nous comprîmes alors notre haine des étrangers, des barbares, et notre égotisme où nous enfermons avec nous-mêmes toute notre petite famille morale. Le premier soin de celui qui veut vivre, c’est de s’entourer de hautes murailles. Mais, dans son jardin fermé, il introduit avec lui ceux qui guident des façons analogues de sentir et des intérêts communs. »

 

Une nouvelle étape spirituelle va conduire l’individualiste vers sa terre ancestrale : la Lorraine. Dans la solitude glacée d’une chambre quasi monacale, il médite longuement sur cette unité profonde de son moi et de sa province natale, « rebelle à certaines cultures, stérile sur certains points. » « Je mesurai, dit-il, de grands travaux accomplis par des générations d’inconnus et je reconnus que c’était le labeur de mes ancêtres lorrains. »

Mais à mesure qu’il se reconnaît davantage fils de cette terre attristée par tant de combats et peut-être découragé par la défaite, il entend élever la voix même de son pays.

Ainsi, du culte du moi au nationalisme, il n’y aura pas rupture mais approfondissement. Maurice Barrès enracine l’individu dans la terre où il est né. Par-là se précise et s’élargit la notion de Barbares : « Les Grecs ne voyaient que Barbares hors de la patrie grecque. » Désormais, Barrès retrouvera en son âme toute sa patrie et dans la patrie une personne.

 

Sa carrière politique allait naître, brillante, parfois tout éclairée d’orages. L’année même, où dans Un Homme libre, Barrès avait célébré « la conscience lorraine englobée dans la conscience française », on l’avait élu député de Nancy, à 27 ans, parmi les adeptes du mouvement boulangiste. Le jeune député ne fut pas réélu et il s’en consola dans les délices des souvenirs espagnols (Du Sang, de la Volupté et de la Mort).Cependant, cette année-là, le 15 octobre 1894, on arrêtait Alfred Dreyfus.

Une époque s’ouvrait qui devait être dominée par les remous de l’Affaire. En face de Zola, Barrès prend parti contre Dreyfus dont le second procès se déroula en 1900, dans une atmosphère de fiévreuse agitation. En janvier 1899, s’était fondée la Ligue de la Patrie Française où Maurice Barrès militera aux côtés de Déroulède (sans atteindre d’ailleurs aux violences de Drumont dans La Libre Parole).

 

La terre et les morts

 

Avant même de prononcer en 1899 sa célèbre conférence sur La Terre et les Morts, Maurice Barrès s’est fait l’apôtre du « racinement ».

Nouvelle trilogie dans son oeuvre, Les Déracinés (1897), L’Appel au soldat (1900), Leurs Figures (1902), affirmeront ses principes jusqu’au durcissement de son œuvre d’un doctrinaire plus que d’un romancier. Les Déracinés poussent à l’extrême les théories barrésiennes sur la fidélité au sol natal.

 

- Les Déracinés

 

Gagnés à une vision trop abstraite de la vie, le philosophe Bouteillers et sept jeunes lycéens de Nancy partent pour Paris. Après déboires et désillusions, deux d’entre eux iront jusqu’au crime. L’un sera sauvé, l’autre, déraciné, sera décapité. Cet ouvrage est celui qui suscita le plus de contradicteurs. Tous les défauts de l’œuvre à thèse viennent alourdir ce livre. Cependant, en 1902, les Scènes et Doctrines du Nationalisme montreront que l’auteur est toujours ferme sur ses positions.

 

L’année 1906 devait marquer le confluent de ses deux carrières en ouvrant à Barrès l’Académie Française et, de nouveau, la Chambre des Députés, où, représentant de Paris, il allait multiplier à la tribune des interventions toujours plus vibrantes. Défenseurs des édifices religieux, (mis en danger par la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat), il associa continûment à son nationalisme le catholicisme en qui il voyait une partie intégrante de l’héritage national.

 

Dans une juste guerre

 

On ne peut séparer les noms de Barrès et de Péguy au moment où éclate cette guerre à laquelle ils préparaient depuis si longtemps l’âme française. L’hécatombe qui priva le pays de tant d’écrivains, allait inspirer à Barrès l’émouvant martyrologe de 1916 où il fait l’appel de « ces jeunes âmes pleines de divinité », puis un livre de réconciliation nationale : Les Diverses familles spirituelles de la France (1917).

 

Ses dernières années devaient lui permettre de tourner les yeux vers la Germanie et vers l’Orient, pôles constants de ses méditations. En 1921, paraît Le Genre du Rhin ; en 1922, Un Jardin sur l’Orante.

 

 

 

II. Romain Rolland (1866-1944) : Le roman fleuve et l’écrivain engagé.

 

 

Fils de notaire, Romain Rolland est né à Clamecy dans la Nièvre où il commence ses études. Il les poursuit au Lycée Louis-le-Grand puis rentre à l’E.NS. en 1886. Philosophe, historien, correspondant de Tolstoï, il témoigne d’un bel éclectisme, car ses thèses portent sur les Origines du théâtre lyrique moderne et les Causes du déclin de la peinture italienne au XVIe siècle (1895).

A l’E.N.S, puis de 1904 à 1912, à la Sorbonne, il enseigne l’histoire de l’art et publie des Vies des Hommes illustres : Beethoven (1903), Michel-Ange (1906), Haendel (1910), Tolstoï (1911).

Le théâtre fut sa première vocation. Il se consacre à son Théâtre de la Révolution : Les Loups (1898), Le Triomphe de la Raison (1899), Danton (1900), Le 14 Juillet (1902) – vaste ensemble qu’il complètera plus de vingt ans après, avec Le Jeu de l’Amour et de la Mort (1925), Pâques Fleuries (1926), Les Léonides (1928), Robespierre (1939).

Mais il ne parvient pas à s’imposer comme dramaturge. Le roman absorbe alors son activité créatrice : de 1903 à 1912 paraissent les dix volumes de Jean-Christophe.

 

En août 1914, Romain Rolland se trouve en Suisse : n’ayant plus l’âge d’être mobilisé, ni l’aptitude physique, il y restera jusqu’en 1919, au service de l’Agence des Prisonniers de guerre. Après avoir protesté contre les atrocités allemandes, il donne dans Au-dessus de la mêlée une série d’articles qui lui furent reprochés comme une trahison. Son Journal de guerre a permis de dégager sa vraie pensée : déplorant le choc des peuples les plus civilisés, il voulait « au-dessus de la haine » (titre primitif) rappeler à ceux qui restaient de sang-froid, dans les deux camps, les valeurs qui auraient dû unir les belligérants : la fraternité d’une même civilisation, menacée de sombrer, comme le monde antique, dans une immense catastrophe. Mais Romain Rolland eut beau obtenir en 1916 le Prix Nobel de Littérature, ses écrits ne pouvaient être admis, ni même compris, de ces compatriotes, engagés corps et âmes « dans la mêlée »et conscients de défendre l’existence même de leur patrie.

 

Rentré en France à la mort de sa mère (1919), Romain Rolland reviendra bientôt séjourner en Suisse, de 1921 à 1937. Il publiera le cycle romanesque et révolutionnaire de l’Âme enchantée (1922-33), la suite du Théâtre de la Révolution, une vaste étude en quatre volumes sur Beethoven (1928-43), des essais sur Gandhi (1923) et sur L’Inde (1929-30), etc.

Mais aux yeux des contemporains, il est surtout le type de « l’intellectuel de gauche ». Bien qu’il se défende d’être l’homme d’un parti et qu’il réserve jalousement sa liberté d’appréciation, il est devenu la figure de proue des mouvements « humanitaires ». Il est en correspondance avec le monde entier, reçoit d’illustres visiteurs (Comme Gandhi), rend visite lui-même à Gorki en U.R.S.S., préside des manifestations internationales (Congrès d’Amsterdam contre la guerre en 1932), refuse la médaille Goethe décernée par le gouvernement d’Hitler (1933).

 

En 1937, Romain Rolland se retire au pays natal, à Vézelay ; il y passera les dernières années de sa vie, les heures tristes de l’occupation, se penchant sur son passé (Le Voyage Intérieur, autobiographie poétique, 1942) rassemblant ses souvenirs sur Péguy (1944). Il meurt en 1944.

 

- Jean-Christophe (1903-1912)

 

Jean-Christophe inaugure au XXe siècle le genre du roman-fleuve – le mot est de Romain Rolland – ou du roman musical, sorte de symphonie héroïque. L’ensemble compte 10 volumes : L’Aube (1904), Le Matin (21904), L’Adolescent (1905), La Révolte (1907), La Foire sur la Place (1908), Antoinette (1908), Dans la Maison (1909), Les Amis (1910), Le Buisson Ardent (1911), La Nouvelle Journée (1912).

C’est le « souffle des héros » que l’auteur veut nous faire respirer en imaginant la vie, chargée d’épreuves mais pleine d’énergie, d’un grand musicien allemand, et en animant autour de lui toute une époque : c’est « Beethoven dans le monde d’aujourd’hui ».

En situant ainsi, au centre de son livre, une figure héroïque et géniale, le romancier entendait montrer l’image qu’elle retenait de l’Europe de ce début du XXe siècle. Il se proposait moins de faire concurrence à l’état civil que de porter un jugement sur le monde contemporain. Dans une époque de « décomposition morale et sociale », Romain Rolland voulait « réveiller le feu de l’âme qui dormait sous la cendre ». Il relevait par-là les ambitions traditionnelles du romancier. Il donnait au roman une perspective et une allure nouvelles. Il en faisait l’histoire d’une vie : les dix volumes de l’œuvre venaient, les uns après les autres, en peindre les étapes successives : l’enfance et la jeunesse, les luttes de l’âge mûr, le triomphe et la sérénité. Le romancier associait à cette durée d’une vie qui s’écoule le thème du fleuve. Il retrouvait, par cette longue patience, dans la chronique d’une vie, un type de roman qui ne s’était guère répandu en France, mais qui, chez les Anglais ou chez les Allemands, constituait presque un genre : le life novel et le Bildungsroman. Le romancier français, ordinairement, s’attachait plutôt aux moments critiques d’une vie ; il aimait présenter les épisodes d’un conflit ou conter l’histoire d’une passion. Il usait d’une composition assez rigoureuse, aux enchaînements logiques et fortement marqués. Jean-Christophe rompait avec les habitudes du récit à la française. Il échappait aux cadres traditionnels du genre. Il y avait quelque chose d’épique dans cet écoulement d’une vie : les révoltes, les enthousiasmes, les colères, les désespoirs, tout cela était toujours dépassé, ce n’était qu’un peu d’écume à la surface des flots. Aussitôt paraissaient de nouveaux visages, de nouvelles épreuves.

Jean-Christophe tranchait sur ce qu’on avait accoutumé de lire dans les premières années de ce siècle. C’était, disait Romain Rolland lui-même dans sa préface de 1931, « un vaste poème en prose qui (…) brisait délibérément avec toutes les conventions admises dans le monde littéraire français ». Le roman n’était plus seulement un récit : il y avait place pour des envolées lyriques, pour des commentaires de toute sorte. Le romancier ne procédait pas seulement à l’inventaire de tel ou tel secteur de la société ; il ne se proposait pas d’apporter des documents, comme l’avaient voulu les écrivains naturalistes. Son œuvre était une somme, la somme des observations, des réflexions, des jugements qu’un grand esprit pouvait porter sur la civilisation de son temps.

Romain Rolland cherchait moins à assurer la crédibilité de sa fiction qu’à gagner la confiance et l’adhésion de ses lecteurs. Adhésion non pas à l’histoire contée, mais à l’idéal proposé. Il écrivait dans le Dialogue de l’auteur avec son ombre : « il faut pourtant (à la France) lui dire sa vérité, d’autant plus qu’on l’aime. Qui les dira, si ce n’est moi et ce fou de Péguy » Mais les Cahiers de la Quinzaine étaient-ils un roman ? Et avant de proclamer la vérité, le romancier ne doit-il pas commencer par se faire croire ? Romain Rolland songeait surtout à rendre compte d’une crise de la civilisation occidentale. Il proposait un idéal largement humain qui transcendait les valeurs nationales. Il magnifiait les spectacles touchants de l’amitié et du dévouement. Il prônait un idéal d’humanisme généreux. Il prêchait. Et l’histoire contée servait de support à des envolées lyriques ou à des développements généraux.

 

III. Paul Bourget (1853-1935) : le roman psychologique.

 

 

Paul Bourget avait reçu de son père, professeur à la Faculté des Sciences de Clermont, le sens de la logique et de la précision scientifique, qui s’affirmera sous l’influence de Taine. Lui-même professeur dans une institution privée, il s’imposa d’abord comme critique par ses Essais de Psychologie Contemporaine (1883-86). Il entre dans la voie du roman moral avec Le Disciple (1889) et Cosmopolis (1893). Après 1901, date de son retour au catholicisme qu’il avait abandonné ver 1867, cette tendance va s’accentuer dans L’Etape (1902), Un Divorce (1904), L’Emigré (1907), Le Démon de Midi (1914), Le Sens de la Mort (1916), Nos Actes nous suivent (1927).

Il était devenu le romancier des milieux catholiques et traditionalistes, chef de file d’une tendance représentée par René Bazin (La Terre qui meurt, 1899 ; Le Blé qui lève, 1907) et Henry Bordeaux (Les Roquevillard, 1906 ; La Neige sur les pas, 1911).

 

Paul Bourget exprimait une condamnation du naturalisme. Dans ses premiers romans, L’Irréparable, Cruelle Enigme, André Cornélis, Mensonges, il se faisait une spécialité de l’étude psychologique et morale. En 1889, Le Disciple rencontrait un grand succès. Paul Bourget se tenait au courant des acquisitions de la psychologie moderne ; il avait lu Taine et Ribot, et il faisait effort, dans ses romans, pour éclairer les complexités de la conscience. Mais il abusait de l’analyse ; il ne réussissait pas à faire vivre ses personnages. D’ailleurs, au lieu de manifester les fondamentales ambivalences de la conscience, il raffinait sur les états d’âme. Enfin, il héritait, malgré qu’il en eût, de certaines traditions du roman idéaliste : ses intrigues romanesques, les milieux conventionnels.

Il a obtenu un grand succès et a joué un rôle important dans l’évolution du roman français : il a retrouvé la lignée du roman d’analyse par-delà les succès du roman de mœurs, et il a beaucoup contribué, avec Le Disciple, en posant un grand problème moral, à faire entrer les idées dans le roman.

 

- Le Disciple (1889)

 

Lecteur passionné, Bourget fut hanté de bonne heure par la responsabilité morale de l’écrivain. Il en avait pris conscience en consacrant ses Essais de Psychologie Contemporaine aux auteurs qui l’avaient le plus influencé : Renan, Baudelaire, Flaubert, Stendhal, Taine. Dans Le Disciple, il compose en partie à l’image de Taine, le maître qu’il admirait, le personnage de Sixte, sorte de saint laïque, dont pourtant les doctrines ont les pires conséquences morales et sociales. Quant au « disciple », ; s’il ressemble à Julien Sorel, il doit beaucoup à la pénétration psychologique et à la sensibilité de l’auteur lui-même.

 

Professant « le déterminisme le plus complet », le philosophe Adrien Sixte est interrogé sur Robert Greslou, qui se dit son disciple et qui est accusé d’avoir empoisonné une jeune fille. Il se souvient l’avoir reçu deux fois seulement. Pourtant la mère de l’accusé vient supplier le philosophe, tant admiré par son fils, de l’aider. Elle lui remet les Mémoires de Robert, qui devraient s’intituler Confessions d’un jeune homme d’aujourd’hui. Appliquant à son propre cas la méthode de Taine, Greslou commence par exposer ses « hérédités », qui ont fait de lui un logicien peu doué pour l’action, et un nerveux incapable de résister à ses désirs. Il étudie ensuite son « milieu d’idées » : lectures romantiques, puis enthousiasme pour la philosophie d’Adrien Sixte qui l’a détaché de la foi et persuadé que, la vie de l’âme elle-même étant soumise au déterminisme, les notions de bien et de mal sont purement conventionnelles. Pour gagner sa vie, Robert Greslou devient précepteur chez M. de Jussat-Randon, en Auvergne, Dès son arrivée au château, il se trouve en présence du comte André, brillant officier, et de la jeune Charlotte.

Robert Greslou entreprend de séduire Charlotte par l’application « scientifique » des principes de Sixte dans sa Théorie des Passions. Il apitoie la jeune fille par une feinte mélancolie, il la rend jalouse, il choisit les lectures qui doivent l’émouvoir… Au moment où il comprend qu’il est aimé, elle s’enfuit à Paris pour échapper à la tentation et accepte pour fiancé un ami de son frère. Greslou découvre qu’il s’est pris à son propre piège : il est éperdument amoureux à son tour. Mais voici que Charlotte est rappelée brusquement au château, au chevet de son jeune frère. Dès le premier regard, Robert reconnaît qu’elle l’aime encore et qu’elle est à la torture. Il décide alors de se suicider. Mais le désir de la revoir sera le plus fort. Après s’être juré de mourir ensemble, les deux jeunes gens cèdent à leur passion ; mais le lendemain matin, Greslou n’a pas le courage de sacrifier leurs deux existences. Sur le point de quitter le château, il a un dernier entretien avec Charlotte, qui le traite avec mépris. Elle lui révèle qu’après s’être donnée à lui, elle a forcé la serrure de son journal, surprenant ainsi le secret de son odieuse entreprise de séduction, et qu’elle a écrit à son frère, le comte André, pour lui avouer son déshonneur. Sur l’ordre de Charlotte, Greslou s’enfuit le lendemain ; mais à peine arrivé à Clermont, il se voit accusé d’empoisonnement. Il a depuis reconstitué les faits : après son départ, Charlotte a dû absorber la noix vomique qu’il avait achetée pour son propre suicide. La fuite, l’achat du poison, tout accusait le jeune homme. Il aurait pu se disculper en produisant son Journal ; mais il a préféré le brûler et se taire, pour sauver l’honneur de celle qu’il aimait. Il s’assure ainsi l’avantage sur le comte André qui est au courant du suicide de sa sœur, mais garde le silence, immolant un innocent à son honneur.

Adrien Sixte se décide à écrire au comte André. Tourmenté de remords et sachant qu’un autre connaît le secret, le comte finit par révéler au jury que sa sœur s’est suicidée. Greslou est libéré ; mais le conte André le tue d’un coup de revolver. La scène finale nous montre Adrien Sixte en pleurs au chevet de son « disciple », sentant monter à son cœur « la seule oraison qu’il se rappelât de sa lointaine enfance : Notre Père qui êtes aux cieux… ».

 

 

IV. Les romans de consommation.

 

 

Dans les premières années du XXème siècle, le roman commence à envahir les étalages des librairies et à régner en maître dans les cabinets de lecture. Le genre submerge tout. Le nombre des auteurs s’accroît. A côté des amateurs, les professionnels compromettaient souvent leur talent dans de véritables travaux forcés littéraires. Les Margueritte, Rosny aîné ou Paul Adam étaient d’une redoutable fécondité. Le roman devenait une industrie et un commerce. L’apparition de prix littéraires particulièrement destinés aux romanciers, le Goncourt en 1903, le Fémina quelques années plus tard, favorisait cette tendance. Cette production intensive s’accompagnait d’un immense déchet.

On voit triompher, à l’heure où les maîtres officiels, France, Barrès, Loti, Bourget exercent une sorte de pontificat, une littérature romanesque qui est de plain-pied avec le public petit bourgeois auquel il s’adresse. Il y a dans le domaine du roman, entre 1895 et 1914, une sorte d’affaissement de la littérature d’invention.

On entre dans le temps où il devient de plus en plus difficile de classer la production. Est-on plus avancé quand on a distingué le roman psychologique du roman de mœurs, les romans d’idéologie progressiste (Rosny aîné) ou de pitié humaine (Ch. L. Philippe), des romans réactionnaires de René Bazin ou d’Henry Bordeaux ? Quand on a opposé le roman personnel ou autobiographique au roman objectif ?

Dans quelle catégorie ranger les romans de Louis Bertrand ou de Jérôme et Jean Tharaud, qui suivent des itinéraires d’évasion ? Sous quelle rubrique placer les œuvres de Marcel Prévost, d’Abel Hermant, d’Edouard Estaunié, de René Boylesve, qui sont moralistes et psychologues autant que peintres de mœurs ?

Quant à la composition, elle était en général fondée sur les structures qui avaient eu cours pendant le XIXe siècle. On peignait une crise et son dénouement après avoir mis en place une lente préparation ; on retraçait une vie par une longue succession d’épisodes ; ou l’on présentait un milieu en explorant, de chapitre en chapitre, des secteurs différents. Les romanciers gardaient les deux ambitions qui avaient animé la plupart de leurs devanciers du siècle précédent : présenter un tableau des mœurs de leur temps et raconter une histoire. Cette double exigence d’une affabulation romanesque et d’une observation sociale constituait le caractère essentiel de la création romanesque. On était seulement tenté de mettre l’accent sur l’un ou l’autre aspect. Les Margueritte, dans les quatre volumes du Désastre, voulaient se faire les historiens de la guerre de 1870 plutôt que de raconter une histoire fictive. Inversement, il y avait, dans certaines intrigues d’Henry Bordeaux, une affabulation qui rappelait André Theuriet ou Victor Cherbuliez, et, dans ce cas, les données d’une intrigue conventionnelle supplantaient la peinture des mœurs.

 

 

Le Roman

 

 

 

 

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Livre II

 

 

 

Problématique du roman

 

et

 

Histoire du roman au XXe siècle

 

 

 

 

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CINQUIEME PARTIE :

 

 

 

L’après-guerre : 1919 à 1930

 

 

 

 

 

 

Introduction historique :

 

 

Cette période des Années Folles, qui s'étend de 1918 à 1929, est ainsi appelée parce qu’elle fut et reste dans le souvenir l'imaginaire de la bourgeoisie française l'époque où, pense-t-on, toute la société française se livrait, après le cauchemar de la Grande Guerre, à l'ivresse de revivre, identifiant le bonheur avec tous les plaisirs de la vie.

 

L'historien est bien obligé de constater que cette image des “Années Folles” ne correspond pas à la vie de la société tout entière mais seulement à la réalité vécue dans les milieux parisiens par une élite de la fortune et de la culture.

 

- Quelle est donc la réalité historique et sociale de cette période ?

 

 

A. La situation après guerre

 

1. La faillite d'une société

 

Après quatre années de souffrance (dans les tranchées), de mensonges (“à l'arrière”) l'Europe est exsangue et ruinée :

 

L'effort de guerre a épuisé les forces vives. Des départements entiers sont saccagés ; certaines terres sont à tout jamais impropres à la culture ; les mines du Nord ont été inondées par les Allemands dans leur retraite ; des villages, des villes ne sont plus que décombres ; la dette publique est passée de 33 à 219 milliards de francs-or. Le long des routes, des champs de croix : la guerre a décimé les hommes jeunes, la population active ; le taux de natalité a brutalement baissé ; la France est irrémédiablement ruinée.

 

Les difficultés économiques rendent plus intolérables les injustices sociales. Les combattants ont connu l'égalité des tranchées ; ils retrouvent les hiérarchies de classes. Les “embusqués” de la veille, devenus les “profiteurs”, ont la nostalgie de la “Belle Époque” ; ils mettent “ les bouchées doubles ” : ce sont pour eux les “Années Folles”. Des revendications pour l'amélioration des salaires et des conditions de travail se font jour ; on compte 1822 grèves en 1920, 475 en 1921; ces mouvements sont vite étouffés par la coalition au pouvoir.

 

Au milieu de cette crise économique et sociale, les professionnels de la politique poursuivent un jeu sans grandeur. Le “ Bloc national ” ne songe qu'à rétablir la situation d'avant-guerre, imposer les clauses du Traité de Versailles ; il mène une politique intérieure réactionnaire, une politique extérieure à courtes vues. Les partis ne sont que des coteries dont les conflits conduisent aux mesures contradictoires, aux demi-mesures, à l'inaction. L'image de la République se confond avec cette impuissance ; on en vient à douter du régime.

La droite parle d'“ ordre moral ”, de “ grand coup de balai ” contre “ la gueuse ”; tous les coups sont bons ; cet état d'esprit s'appuie sur l'exemple des dictatures : le 29 Octobre 1922, les “Chemises Noires” de Mussolini entrent dans Rome et instaurent le fascisme.

 

 

2. Des changements profonds qui se préparent :

 

En France :

La concentration industrielle s'est accélérée pendant la Guerre. De 1920 à 1929, elle se développe dans toutes les industries de pointe.

La population ouvrière augmente régulièrement grâce à l'exode rural mais surtout grâce à l'immigration étrangère. Les ouvriers n'habitent plus les mêmes quartiers que les bourgeois mais la périphérie et les faubourgs, ce qu'on appelera “ la ceinture rouge ”.

Comme la dévaluation a ruiné les rentiers, que beaucoup de petits paysans quittent la terre, et que beaucoup d'artisans démobilisés doivent rejoindre l'usine, peu à peu va se faire jour dans la société un clivage opposant deux forces sociales importantes : le grand capital et le prolétariat.

Dans les colonies :

De leur côté, les combattants des troupes coloniales acceptent mal, revenus chez eux, les vexations des colons. Des troubles éclatent ici et là, réprimés brutalement. Les élites indigènes prennent conscience de leur force et des objectifs de lutte.

Ce sont les prémices du grand processus de la décolonisation.

 

"Une grande lueur à l'Est ” :

 

La prise de pouvoir en U.R.S.S. par le prolétariat et son avant-garde bolchevik en Octobre 1917 fait apparaître la Révolution non plus comme un rêve utopique mais comme une possibilité historique. l'U.R.S.S. propose un exemple aux révolutionnaires européens.

Certes, la censure est bien faite ; les gouvernements occidentaux réagissent militairement ; ils établissent ce que Georges Clémenceau appelle un “ cordon sanitaire ” ; la propagande antibolchévique forge l'image de l'ogre rouge au couteau entre les dents. C'est pourquoi l'intérêt des intellectuels français pour ce qui se passe en U.R.S.S., leur affiliation au parti communiste ne sont pas immédiats ; beaucoup, parlant de révolution, pensent à la Convention de 1793 ou à la Commune de 1871 plus qu'à “ Octobre 1917 ”. Mais Lénine et Trotski définissent les formes du combat et de la prise du pouvoir ; l'expérience soviétique, parce qu'elle dure, polarise peu à peu des espérances diffuses.

 

Comment cette situation historique, qui semble bien être la crise d'une société -d'un système social- est-elle comprise par les intellectuels, par les penseurs de cette époque?

 

 

B. La crise idéologique

 

L'on assiste à une véritable crise idéologique, qui s'étend à tous les domaines : non seulement la réflexion sur l'histoire mais aussi la réflexion sur la science,

sur l'art, sur la littérature et les pouvoirs du langage et enfin sur l'homme.

Nous n'en retiendrons ici que les deux aspects qui intéressent directement l’évolution de la pensée au cours de ce siècle: la réflexion sur l'histoire et la réflexion sur l'homme.

 

1. Pour les penseurs qui réfléchissent sur l'histoire, cette crise historique n'est pas comprise comme celle d'un système social (d'un certain type de société qui est le résultat de tout le développement capitaliste au XIXème siècle) mais bien comme une véritable crise de la civilisation de l'Occident.

 

Dès 1918, dans un livre dont le titre est évocateur : “Le Déclin de l'Occident”, l'essayiste allemand Oswald Spengler interprète cette crise comme la décadence de l'Europe, montrant, en s'inspirant de Nietzsche, que la civilisation européenne a abouti à une dégénérescence de l'homme, étouffant toutes ses forces vitales, cet instinct de vie grâce auquel il peut se surpasser.

Le livre eut une grande influence et ses thèses ont été reprises par l'extrême droite allemande pour préparer l'arrivée du fascisme au pouvoir. On retrouve cette influence chez André Malraux, notamment, nous le verrons, dans la “Tentation de l'Occident”.

 

A la même époque en 1919, le poète Paul Valéry publie des Lettres qui ont pour thème La Crise de l'Espritoù il montre que l'intelligence, mise au service de l'ambition, a conduit l'Europe à sa ruine. Il proclame que la civilisation occidentale est au bord de l'abîme dans ce texte devenu célèbre, dont le style évoque les visions historiques d'André Malraux :

 

Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d'empires coulés à pic avec tous leurs hommes et leurs engins … leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques, leurs symbolistes …

Mais ces naufrages après tout n'étaient pas notre affaire. Et, nous voyons maintenant que l'abîme de l'histoire est assez grand pour tout le monde. ”

 

Telle est l'idéologie qui règne dans les Années Vingt.

Quels sont les effets de cette vision d'Apocalypse dans le domaine de la littérature, en particulier dans le champ du roman qui au XIXe siècle a envahi ce domaine ?

 

La situation des écrivains et la littérature

 

 

La Belle Epoque

 

« La Belle Epoque » est considérée à juste titre comme l’époque qui a vu naître les « intellectuels » : hommes de lettres, de sciences, artistes, qui ont défendu le capitaine Dreyfus au nom de l’Egalité et de la Justice, ont tracé la voie à d’autres engagements dans la vie politique.

La lettre célèbre d’Emile Zola, « J’accuse », adressée au Président de la République et publiée dans L’Aurore le 13 janvier 1898 mettant en cause la condamnation du capitaine Dreyfus, déclenche le surlendemain la manifestation des intellectuels : une première série de pétitions demandant une révision du procès. Participent à ce mouvement des professeurs de la Sorbonne tels que Seignobos, de jeunes normaliens tels que Peguy, Blum et Andler, des artistes comme Claude Monet, des écrivains tels qu’Anatole France, Jules Renard et Marcel Proust. Le mouvement s’organise autour du cercle de l’E.N.S animé par son bibliothécaire Lucien Herr qui prend contact avec le premier défenseur de Dreyfus : le capitaine Bernard Lazare.

Cet engagement en la faveur de Dreyfus voit sa consécration dans la création de la Ligue des Droits de l’Homme par Victor Basch et les sociologues Emile Durkheim et Célestin Bouglé.

Face à ces défenseurs de Dreyfus au nom de la Justice et des Droits de l’Homme, se dressent d’autres intellectuels qui condamnent Dreyfus au nom de l’ordre établi : Charles Maurras dénonce cette « génération lamentable des intellectuels de l’Affaire Dreyfus, arrière-faix du romantisme et de la révolution ». Ces hommes de lettres, souvent déjà unis sous la bannière boulangiste, se rassemblent et s’organisent au moment de l’Affaire. Leur rassemblement se nomme la Ligue de la Patrie Française, créée en 1898 par Jules Lemaître ou la Ligue d’Action Française, groupe d’inspiration maurrassienne fondé en 1905. Ils sont soutenus par le journal de Drumont, La Libre Parole, celui de Rochefort, L’Intransigeant, et le très catholique journal de La Croix.

Ainsi s’instaure une bipolarisation du champ intellectuel. Mais surtout c’est à l’Affaire Dreyfus qu’il revient de conférer aux intellectuels une autre fonction, plus symbolique que celle de création et de transmission des savoirs : utiliser son capital intellectuel pour devenir la conscience d’une nation troublée.

 

L’élan Dreyfusard, dès les premières années du XXe siècle, est vite retombé. Les conversions au nationalisme prônées par les anti-dreyfusards se multiplient, et les amis de la veille se dispersent. Au moment où la puissance allemande menace, il ne faut plus désormais protester mais agir. La période est à la montée des périls : rivalités franco-allemandes et crises balkaniques constituent autant de coups de semonce.

Deux traits dominent les discours de l’époque : un anti-germanisme virulent, un anti-intellectualisme dénonçant ces beaux-parleurs, rationalistes et universalistes. Les thèses sont défendues par les écrivains nationalistes qui parlent d’une nouvelle génération : la génération « Agathon » qui, à la suite de Maurras, manifeste son hostilité à la République au profit d’une « monarchie héréditaire, traditionnelle et anti-parlementaire » ou qui, à la suite de Barrès, se prononce pour une « République armée, glorieuse et organisée ».

Le combat pacifiste émerge encore ici ou là dans les rangs des intellectuels. Quelques-uns fondent en 1905 une Ecole de la Paix, en marge du socialisme. Des professeurs du Collège de France, de la Sorbonne ou de l’E.N.S. font partie des pétitionnaires contre l’allongement de la durée du service militaire.

Ainsi, dans la période de la Belle Epoque, le petit monde des intellectuels (entre 10.000 et 30.000 personnes) se présentent comme un triptyque alliant l’apogée du nationalisme, la mort des intellectuels de l’Affaire, et l’éparpillement des intellectuels socialistes.

 

 

Au cœur du conflit

 

Le conflit bouleverse violemment les intellectuels parce qu’ils y participent en première ligne. Les départs à la guerre voient défiler des cohortes d’étudiants, de professeurs, d’hommes de lettres, souvent volontaires. La montée du nationalisme à la veille de la guerre a projeté dans les rangs des soldats des écrivains comme Alain Fournier, Ernest Psichari ou Joë Bousquet mais aussi des étrangers comme le Suisse Blaise Cendrars.

Pendant cette période fleurissent à la fois les écrits nationalistes de droite et ceux qui, à gauche, condamnent l’horreur de la guerre en dénonçant ses causes :

A droite ce sont des journaux tels que L’Echo de Paris ou L’Action Française dont Proust, Gide, Rodin ou Apollinaire sont d’assidus lecteurs ; ce sont aussi des ouvrages comme celui de Maurice Barrès : L’Ame française et la guerre. A leur suite, Drieu La Rochelle et Montherlant développent l’idée d’une expérience guerrière enrichissante pour l’individu et porteuse d’espoir pour l’humanité.

En face de ces écrits nationalistes paraissent les témoignages accablants de ceux qui ont vécu la guerre de tranchées: Le Feu, Journal d’une escouade (1916) de Henri Barbusse dresse une attaque en règle contre la société bourgeoise, le capitalisme et le militarisme, responsables des horreurs de la guerre. Georges Duhamel dans Vie des Martyrs (1917) dénonce les rivalités impérialistes des grands pays européens et la dérive de l’Occident.

 

 

Les Lettres françaises après le conflit

 

Pour comprendre la diversité de la littérature française de l’après-guerre, il faut décrire la situation des différentes générations consécutive à la guerre.

 

La première donnée, c’est la saignée dont les intellectuels ont été l’objet pendant plus de quatre années. De Charles Péguy, tué dès septembre 1914, à Apollinaire blessé puis emporté par la grippe espagnole en 1918, en passant par Alain Fournier et Ernest Psichari, les rangs des écrivains ont été décimés. Bien pire, les étudiants de l’E.N.S., pépinière des écrivains, voient leurs promotions de 1910 à 1913 réduites à 50% de leurs effectifs – morts au combat. Il faut donc attendre une nouvelle génération.

 

Le deuxième fait, c’est la disparition de la génération précédente, tout autant symbolique que réelle, parce qu’elle est reléguée par la « démocratisation de la société littéraire ». Les principaux potentats de la IIIème République disparaissent en quelques années : Pierre Loti en 1923 ainsi que Maurice Barrès, tourné en dérision par les dadaïstes ; Anatole France en 1924, couvert d’hommages par le régime et d’injures par la jeune génération ; enfin Paul Bourget qui vit jusqu’en 1935 mais déserté par son public bourgeois et catholique.

 

Le troisième fait, paradoxal, qui est évidemment lié aux deux faits précédents, c’est la montée en première ligne de la renommée littéraire, d’une pléiade d’hommes de lettres qui ont atteint les cinquante ans en 1920. Ayant déjà beaucoup publié, c’est seulement alors qu’ils sortent de l’ombre : Claudel, Valéry, Proust et principalement Gide sont les références esthétiques et morales de cette période au moins jusqu’au tournant de 1930. Ils donnent le ton d’une nouvelle littérature introspective, soucieuse de la libération du moi, mais en même temps angoissée par la conscience de soi :

André Gide est couronné comme le nouveau maître à penser, publiant l’essentiel de son oeuvre de 1895 (Les Nourritures Terrestres) à 1925 (Les Faux-monnayeurs). Marcel Proust donne à son nouvel éditeur – Gallimard – les manuscrits qui forment le cycle de La Recherche du temps perdu de 1918 jusqu’à sa mort en 1922. Paul Valéry devient le penseur officiel de la République : poète d’Etat, professeur au Collège de France, représentant la France à l’étranger.

L’émergence de ce groupe d’écrivains se cristallise autour de La Nouvelle Revue Française fondée en 1909 par un groupe d’amis : Jacques Copeau, Georges Schlumberger et André Gide, qui reparaît en 1919 alliée après la guerre avec une nouvelle maison d’édition : la Librairie Gallimard.

Le couple ainsi formé, revue et éditeur, occupe dans le monde littéraire des années vingt une place exorbitante, encore inégalée, contrôlant la totalité du milieu des lettres, pariant avec succès sur de jeunes auteurs tels que Roger Vitrac, Joseph Kessel, Paul Eluard, Marcel Jouhandeau, André Malraux… et contribue à la gloire tardive mais complète des « grands aînés » de la « maison » : Gide, Valéry, Claudel. La N.R.F. et Gallimard sont le carrefour des forces culturelles et font de la littérature dans les années vingt un centre autour duquel gravitent les autres arts. C’est précisément du lieu éditorial que naît progressivement un véritable « trust culturel ». Gallimard s’étendant notamment sur la presse – avec la création en 1922, de l’hebdomadaire les Nouvelles Littéraires -, sur le cinéma avec la publication de la Revue du cinéma de Jean-Georges Auriol et les essais en direction de la production filmique -, enfin le théâtre, avec le Vieux-Colombier de Copeau dont les activités sont suivies de très près par l’équipe de la N.R.F.

L’étude de cette période qui voit le règne de cette pléiade d’écrivains nous montrera que cette grande épreuve de la guerre, à laquelle ils n’ont pas participé, les conduira, chacun dans son domaine, à s’interroger sur l’énigme de la personnalité, sur la vocation de l’écrivain, et en particulier sur la possibilité de l’écriture du roman qui, à la fin du compte, avec Proust, ne trouve sa nouvelle vocation que dans la quête de soi.

 

Enfin, il faudra attendre l’échéance des Années Folles pour qu’une nouvelle génération marquée par la guerre et influencée par la révolte du surréalisme vienne opérer une nouvelle mutation de la littérature: c’est celle des hommes qui sont nés aux alentours de 1900 :

L’histoire est entrée dans leur vie comme une soudaine et tragique menace pour l’homme : Après le temps de la révolte contre une société dont la faillite est à la mesure d’une apocalypse, pour une jeunesse qui refuse la résignation, quand elle prend conscience du non-sens de l’existence, il n’est qu’une voie pour ne point conclure de l’Absurde au désespoir, c’est de poser l’angoissante question – à proprement parler vitale - :Que peut l’homme face à son destin ?

Les réponses, dont aucune ne saurait abolir l’angoisse de l’individu aux prises avec une histoire dont il ne détient pas le sens, sont aussi différentes, divergentes que les vies singulières de chacun. Hors de cette interrogation qui est le moteur, le nouveau ressort de l’écriture romanesque, qu’y a-t-il de commun entre l’humanisme de l’action qui est l’éthique de Saint- Exupéry, l’héroïsme lyrique de Malraux qui cherche à égaler l’horizon d’une vie aux dimensions de l’histoire, le pessimisme de Céline qui élève la conscience de l’échec jusqu’au délire de la dérision, enfin le choix courageux d’Aragon qui cherche dans le dévouement à la cause de la révolution la promesse d’un avenir de l’homme ?

 

Ces œuvres romanesques sont portées par les évènements historiques de cette période qui s’étend de 1929 à la guerre : Après la crise économique de 1929 (qui durera jusqu'en 1935), la montée du fascisme en Italie, en Allemagne, ses manifestations en France et le putsch militaire qui déclenche la guerre d’Espagne mobilisent les intellectuels ; la montée de la classe ouvrière qui prend conscience d'elle-même, porteuse de grandes espérances : l'unité du Front Populaire, la lutte pour la paix contre la montée du Fascisme (à laquelle participent les intellectuels), les luttes sociales de 1936, font naître chez ces mêmes intellectuels, le grand espoir d'un monde humain, d'un nouvel avenir de l'Homme qui serait accouché par l'Histoire.

 

L'échec du Front Populaire, la non-intervention en Espagne qui divise les forces de gauche, puis l'éclatement de la Guerre, sont ressentis douloureusement comme la faillite de ces espérances. Mais, bien plus, chez les intellectuels qui s'étaient engagés dans l'action et l'Histoire aux côtés des forces populaires, cette faillite dénonce l'engagement politique mais aussi peut-être toute action humaine comme une illusion.

C’est alors que les écrivains se transforment en penseurs : le thème de l’absurde reprend ses droits pour devenir le centre d’une réflexion philosophique sur la contingence : Cela ne va pas sans une évolution de l’écriture romanesque qui devient porteuse d’une vision idéologique. Nous aborderons cette forme nouvelle du roman avec les œuvres de Camus et de Sartre.

 

 

 

 

I. Les romans de la guerre

 

Henri Barbusse (1873-1935)

 

Né à Asnières en 1873, Henri Barbusse débute dans le journalisme à seize ans. En 1908, L’Enfer le pose avec force comme un disciple de Zola. La guerre venue, combattant de la première heure, il publie son meilleur ouvrage, Le Feu (1916), ; le sous-titre de l’œuvre, « Journal d’une escouade », souligne le dessein de l’auteur : relater une expérience de la vie des tranchées, dans le froid, la boue, l’espoir souvent déçu des courriers, le fugitif réconfort de la soupe et de l’abri. Viendront ensuite Clartés (1919) et La Lueur de l’aube (1921). Engagé dans la voie du communisme militant, c’est à Moscou que Barbusse meurt en 1935.

 

- Le Feu (1916)

 

Dans Le Feu, Barbusse évoque avec une affection fraternelle les « poilus » de tout âge et venus de tous les milieux, soit à travers l’horreur des bombardements, soit durant ces heures immobiles de 1915, où, après Ypres et Dixmude, « sur un immense front s’observent deux immenses armées. » A la fin du livre sur lequel, souvent, passe un souffle d’épopée, l’auteur, dans une sorte de péroraison, s’en prend à tous ceux qui, selon lui, demeurent des fauteurs de guerre.

 

Georges Duhamel (1884-1966)

 

Georges Duhamel appartient, comme Roger Martin du Gard et Jules Romains, à cette génération – celle aussi de Giraudoux, de Mauriac, de Chardonne, de Maurois – dont on a pu dire qu’elle avait fait, des années 1920-1940, « un âge du roman ».

L’unanimisme l’avait surtout attiré parce qu’il portait en lui un tempérament d’humaniste, de plus en plus attentif, autant qu’à ses propres problèmes, aux risques et aux chances du monde moderne. Humaniste d’abord par la sensibilité, Duhamel n’est pas, initialement, un professionnel de la littérature, encore moins un « intellectuel » au sens péjoratif que prend parfois ce terme. Biologiste et médecin, engagé à titre de chirurgien militaire dans l’horreur de la Grande Guerre, il conserve de cette expérience une immense et profonde compassion pour les hommes, qui n’a d’égale que sa virulente sévérité pour tout ce qui entame l’intégrité humaine, pour tout ce qui défigure le corps et l’âme de l’humanité.

Son œuvre littéraire prend son vrai départ avec des souvenirs de guerre qui sont aussi des réquisitoires contre la violence meurtrière d’une nouvelle « barbarie » et des plaidoyers pour le salut de l’homme : Vie des Martyrs (1919) et Civilisation (1918) qui restent parmi les témoignages les plus bouleversants inspirés part la guerre de 1914.

 

 

Pour mémoire :

Roland Dorgelès ( 1885-1973)

1919 : Les Croix de bois

 

 

II. Les formes de l’évasion

 

A. Le voyage exotique

 

On demeure frappé par le prodigieux succès que rencontraient, au lendemain de l’armistice, les romans de Pierre Benoît, Koenigsmark ou L’Atlantide :ils offraient une intrigue savamment agencée, des aventures du mystère, du romanesque. Ils n’avaient aucun rapport avec le roman d’aventure qu’avait annoncé Jacques Rivière en 1913. Louis Chadourne, avec Le Maître du navire (1919), Marc Chadourne avec Vasco (1927), écrivaient aussi des romans d’aventures quoi tournaient parfois à la dérision de l’aventure. Avant de trouver l’étrangeté dans l’atmosphère de Quai des Brumes (1927), Pierre Mac-Orlan écrivait Le Chant de l’équipage (1918) et substituait l’imaginaire au réel avec les allégories de La Cavalière Elsa ou de La Vénus internationale. Les Tharaud évoquaient des paysages exotiques, révélaient des mœurs différentes des nôtres. Un titre de Dorgelès cristallisait toutes ces velléités d’évasion : Partir. Le cosmopolitisme de Paul Morand, dans les nouvelles Ouvert la nuit (1922) ou de Fermé la nuit (1923) héritait de celui de Valéry Larbaud : ses héros étaient les derniers avatars de Barnabooth. A ce cosmopolitisme des bars à la mode, des trains de nuit et des enseignes lumineuses s’opposait l’exotisme des quartiers réservés, dont Francis Carco s’était fait, dès Jésus la Caille, une spécialité. Déjà, des Esseintes, le héros d’A Rebours, avait compris que l’on pouvait s’évader tout en demeurant parisien.

 

1. Paul Morand (1888-1976)

 

- Venises

- Ouvert la nuit (1922)

- Fermé la nuit (1923)

 

 

2. Blaise Cendrars (1887-1961)

 

- Bourlinguer (1948)

- L’Or (1925)

- Moravagine (1926)

- L’Homme foudroyé (1945)

 

 

3. Pierre Mac Orlan (1882-1970)

 

- Le Quai des brumes (1927)

- La Bandera

- Villes

- Le Chant de l’équipage (1918)

 

 

4. Joseph Kessel (1898-1979)

 

- L’Equipage

- L’Armée des Ombres

- Fortune carrée

- Le Lion

- Les Cavaliers

 

 

B. Le voyage artificiel

 

 

Le précurseur : Alain fournier (1886-1914)

1914 : Le Grand Meaulnes (cf Annexes)

 

 

Jean Cocteau (1889-1963)

 

Ses romans :

1919 : Le Potomak

1923 : Le Grand Écart

1923 : Thomas l’imposteur

1929 : Les Enfants Terribles

1939 : La Fin du Potomak

 

Jean Cocteau est né à Maisons-laffitte le 5 juillet 1889. Dès son enfance, son destin se présente sous les auspices les plus favorables. Ce fut celles d’un garçon français issu de la bourgeoisie parisienne la plus sûre d’elle-même : « Je suis né parisien, je parle parisien et je prononce parisien. » Jean Cocteau est le type même avec Marcel Proust de l’homme de lettres contemporain, instauré dans Paris d’une façon inimitable et souverainement.

Avant sa rencontre avec Diaghilev, il avait écrit quelques divertissements littéraires. L’exemple du Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky le détermina à reconsidérer son destin. Il décida de rompre avec tout ce qui lui tenait lieu d’habitude ou de complicité., Il s’enferma dans sa maison natale à Maison-Laffitte, se cherchant des disciplines morales et physiques. De cette crise devait naître Le Potomak, publié en 1919, sorte de confession destinée à « déniaiser » l’esprit, à le rendre distinct de ce que l’on nomme : sentiment, imagination, émotion, qui en affecte d’ordinaire le fonctionnement pur et simple : « Me voilà quelque chose de tout à fait machine » ; il entreprend d’accorder l’exercice poétique et la vie intérieure.

La guerre de 1914 lui fut l’occasion d’aventures étonnantes en particulier l’exercice de l’acrobatie aérienne avec Rolland Garros, un as de l’aviation des temps héroïques.

Fin 1916, sa rencontre avec Picasso, Éric Satie, Apollinaire, Reverdy, Max Jacob et Cendrars est décisive ; il écrit l’Ode à Picasso et écrit avec lui et Satie « Le Ballet Parade ».

1919 est l’année de sa rencontre avec Raymond Radiguet : celui-ci a 14 ans ; il porte une petite canne ; il est myope ; il ne se coupe jamais les cheveux. Cocteau lui écrit : « je salue en vous le premier contradicteur de la poésie maudite. » et dans la préface au Bal du Comte d’Orgel : « Le seul honneur que je réclame est d’avoir donné pendant sa vie à Raymond Radiguet la place illustre que lui vaudra sa mort. »

A cette date de 1920, Cocteau a trente ans. Une renommée de « poète d’avant-garde » l’environne. Il triomphe et se multiplie au centre d’une ville fertile et d’une existence virtuose. Au théâtre des Champs-Elysées, il monte pour les ballets suédois Les Mariés de la Tour Eiffel, ballet-divertissement qui réunit la collaboration des musiciens appelés « Les Six » : Germaine Tailleferre, Georges Auric, Louis Durey, Arthur Honneger, Darius Milhaud, et Francis Poulenc. Ce fut également avec eux qu’il monta le spectacle du Bœuf sur le toit, mimes joués par les Fratellini, dans les costumes de Raoul Dufy.

En 1922, il publie son premier roman, Le Grand Écart, et en 1923, puis Thomas L’Imposteur, et en 1929 Les Enfants terribles. Les années suivantes sont consacrées à la poésie et au théâtre. En 1938, il écrit les dialogues du film de Marcel L’Herbier. C’est après la guerre qu’il va se convertir au « cinématographe » : en 1943 le scénario de L’Éternel Retour, en 1945 : La Belle et la Bête, en 1947 : L’Aigle à deux têtes, Ruy Blas, en 1949, Orphée.

Il meurt le 11 octobre 1943.

 

- Les Enfants Terribles (1929)

 

Les Enfants Terribles ont été publiés en 1929 ; Cocteau avait 34 ans. On ne peut que renvoyer à la préface écrite par Roger Martin du Gard : « c’est la première fois que la littérature française envoie des enfants en enfer… »

 

Élisabeth qui a 22 ans et son frère Paul, de deux ans son cadet, se sont créé un monde imaginaire. Ils vivent dans une chambre d’un petit appartement de la rue Montmartre dont le désordre est incroyable : « Des boites, du linge, des serviettes éponges jonchaient le sol. Une carpette montrait sa corde. Au milieu de la cheminée trônait un buste en plâtre sur lequel on avait ajouté à l’encre des yeux et des moustaches ; des punaises fixaient partout des pages de magazines, de journaux, de programmes, représentant des vedettes de films, des boxeurs, des assassins. »

Mais les enfants changent ce décor à volonté : ils « partent » selon un jeu qu’ils ont inventé, qui consistent à planer hors du temps et de l’espace, dans une demi-conscience.

Ces enfants ont bien une mère, toute jeune encore mais veuve, abandonnée par un mari qui n’est revenu au domicile conjugal que pour y mourir. Une paralysie la tient étendue dans une chambre voisine, ce qui donne l’occasion à Élisabeth de jouer à l’infirmière.

Jean Cocteau fait mourir subitement la mère, assistée par un vieil ami médecin qui va veiller sur les enfants. Mais ceux-ci grandissent et continuent à vivre dans cet état de désordre mental sans que personne trouve cela anormal.

Le jeune Gérard, ancien condisciple de Paul au Lycée Condorcet, qui, lui, est parfaitement équilibré et de tendance fort bourgeoise, consent à vivre dans la chambre où se joue le « thème du jeu morbide et abstrait ». Jean Cocteau écrit que dans cette chambre « l’air qu’on y respire est si pur et que le vice n’y résisterait pas davantage que certains microbes à l’altitude. » Gérard n’a rien de plus pressé que de faire emmener le couple enfantin par son oncle. Le charme est un moment rompu.

Élisabeth se marie avec un juif américain très riche qui,lui, vit sur terre. Il y mourra même au plus vite dans un accident d’automobile. Tout le monde s’installe dans l’hôtel de Mikaël avec Agathe, orpheline qu’Elisabeth a trouvé dans la maison de mode où elle a fait un rapide stage de mannequin avant son mariage. Dans cet hôtel, on bâtira dans une galerie « mi-salle de billard, mi-cabinet de travail, mi-salle à manger » une nouvelle chambre sur le modèle de l’ancienne, avec des paravents, des divans, des coussins et des magazines illustrés.

C’est alors que le drame va éclater. Le signe en arrive : c’est la boule noire, poison mystérieux remis à Paul de la part de Dargelès, la petite brute qui au premier acte avait jeté à Paul une boule de neige où il avait placé une pierre. Le livre s’est ouvert sur une boule blanche, et il se fermera sur une boule noire.

Voici le drame : Agathe aime Paul. Élisabeth, à la pensée qu’elle pourrait être séparée de son frère et que le jeu qui la préserve du monde réel serait interrompu, s’arrange pour faire échouer le mariage : Agathe appartiendra à Gérard car elle est aussi bourgeoise que lui, et tout sera dit. Mais Paul qui aime Agathe se tuera en absorbant le poison que lui a fait parvenir Dargelès. Élisabeth survient là-dessus : - scène prodigieuse – voyant son frère à demi-mort, apprenant qu’il sait qu’elle est responsable du mariage d’Agathe avec Gérard, elle se tue à son tour et mourra quelques minutes avant son frère.

La Chambre déracinée lève l’encre et entre en l’accomplissement des ténèbres.

 

 

Raymond Radiguet (1903-1923)

 

Un génie adolescent

Au lendemain de la guerre de 14, c’est à un adolescent, Raymond Radiguet, que revint l’honneur de renouveler la tradition française du roman d’analyse. Sa trop brève carrière se présente sous le signe d’un double prodige : une étonnante précocité qui rappelle Rimbaud, et, chez un jeune homme qui appartenait à l’avant-garde cubiste et dadaïste, une parfaite maîtrise des sentiments, de la pensée et du style aboutissant à cette banalité supérieure qui, selon Gide, caractérise le classicisme.

Né au Parc Saint-Maur en 1903, Radiguet écrit des vers dès l’âge de 14 ans ; à quinze ans, il collabore à des revues (Sic, Littératures, Aujourd’hui…) ; à seize ans il correspond avec André breton, Tristan Tzara et commence à écrire un roman, Le Diable au corps, qui paraîtra en 1923. Devenu l’ami de Max Jacob et Jean Cocteau, il publie un recueil de poèmes Les Joues en feu. Il meurt de la typhoïde en décembre 1923, sans avoir vu paraître don second roman, Le Bal du comte d’Orgel (1924).

 

 

-Le Diable au corps (1923)

 

Pendant la guerre de 1914, un adolescent devient l’amant d’une jeune femme dont le mari combat sur le front. « On y voit la liberté, le désœuvrement, dus à la guerre, façonner un jeune garçon et tuer une jeune femme » : devant les responsabilités qu’il aurait du assumer, il apparaît que le héros n’est pas encore un homme, et Marthe, sa maîtresse, meurt… ; le mari élèvera l’enfant qui n’est pas le sien.

 

- Le Bal du comte d’Orgel (1924)

 

C’est une version moderne de la Princesse de Clèves : l’héroïne, Mahaut d’Orgel, lutte désespérément contre la passion qui l’entraîne vers François de Séryeuse – jusqu’à tout avouer à son mari.

 

 

C. L’évasion littéraire

 

 

Jean Giraudoux (1882-1944)

 

Ses romans :

1921 : Suzanne et le pacifique

1922 : Siegfried et le limousin

1924 : Juliette au pays des hommes

1926 : Bella

1934 : Le combat avec l’Ange

1939 : Le choix des élus

 

Avant de trouver sa place au théâtre, Jean Giraudoux fut connu comme romancier, depuis un recueil de nouvelles, Provinciales, paru en 1909, jusqu’à Églantine (1927). Il avait publié dans l’intervalle, outre trois livres concernant la guerre, Simon le Pathétique (1918) ; Elpénor (1919) ou L’Odyssée vécue par le moins courageux et le moins brillant des compagnons d’Ulysse ; Suzanne et la Pacifique (1921) ; Siegfried et le Limousin (1922), d’où naîtra sa première pièce, Siegfried ; Juliette au pays des Hommes (1924) et Bella (1925). Ses succès ne mirent d’ailleurs pas un terme à sa production romanesque, et il donna encore les Aventures de Jérôme Bardini en 1930, Combat avec l’Ange en 1934 (une jeune femme tente vainement d’introduire le tragique dans sa vie et dans amour), enfin Choix des Élues en 1939.

Ses fonctions au Quai d’Orsay, les hommes politiques qu’il y connut ont laissé une trace dans certains de ces romans. Ainsi, dans Bella, Philippe Berthelot lui inspire la belle figure de Dubardeau, tandis que Raymond Poincaré est injustement maltraité sous le nom de Rebandart ; dans Combat avec L’Ange, nous voyons mourir un Briand idéalisé, Brossard. Louange ou satire, cet aspect de roman à clés, s’il pique notre curiosité, n’est pas le meilleur de son œuvre.

Ce sont des romans peu consistants, des aventures peu croyables et qui ne cherchent pas à l’être, des figures – surtout féminines – aimables dans leur gratuité. Détours, chatoiement des images, quintessence d’impressions ou de sentiments, n’est-ce point là une nouvelle préciosité ?

Les romans de Giraudoux sont aujourd’hui éclipsés, non sans raison, par son théâtre. Ils illustrent pourtant, avec moins de vigueur et plus de désinvolture, le même humanisme souriant.

 

 

III. Paul Valéry (1871-1945) : la mise en cause de la littérature

 

Paul Valéry est né à Sète en 1871. Il passe son adolescence à Montpellier et y fait ses études. Il aspire à entrer à l’Ecole Navale mais elle n’est « pas assez mathématicienne » selon lui. C’est alors qu’il décide de faire du droit.

Parallèlement, il s’intéresse aux beaux-arts et à la poésie. Il se passionne pour Hugo, Gautier et Baudelaire ). En 1889, il découvre l’œuvre de Verlaine. A la même époque, il écrit une centaine de poèmes. C’est deux ans plus tard qu’il se rend à Paris ; son ami Pierre Louÿs l’introduit auprès de Mallarmé, dont il devient le disciple. Il côtoie aussi grâce à lui Heredia, Gide et Debussy

 

En 1892, lors de la « Nuit de Gènes », Valéry prend conscience que la vie sentimentale et la création artistique comportent une « impureté » fondamentale. Elles sont de même nature : elles sont en effet dans leur essence des tentatives pour agir sur autrui ; « le souci de l’effet à produire sur les autres », qui est inséparable de la création littéraire comme de la vie sentimentale, entraîne nécessairement une certaine complaisance avec soi-même ( Narcisse ) qui, nous rendant prisonnier de notre paraître ( cette apparence inséparable de la beauté qui est l’objet même de l’art ), limite et même paralyse le pouvoir de notre esprit,

Là où le moi devient, par l’effet de la vie sentimentale ou de la création littéraire, un être particulier, « sensible », la conscience ne fait plus que contempler son apparence, elle est comme lui prisonnière d’une image d’elle- même. Par la conscience, toute sensation, tout désir, tout sentiment, toute pensée et le moi lui-même deviennent au regard de la conscience ( et par la vertu de ce regard qui la constitue ) des choses extérieures.

 

1) Le drame de Narcisse

 

Notre personnalité où l’on croit voir le sujet lui-même, n’est en fait qu’une chose, une « image » « méritant de figurer avec tous les autres accidents du monde », « un jeu de la nature, jeu de l’amour et du hasard ».

Ce que nous appelons notre âme (-qui n’est que ces désirs, ces mouvements que la nature suscite en nous ) est devenu une réalité, une chose, c’est à dire un mythe.

 

Telle est l’importance du thème de Narcisse qui essaie en vain de posséder « le délicieux démon désirable et glacé » qui se dessine sur l’onde, image constamment détruite par le mouvement des nymphes : il est impossible pour la conscience de se posséder elle-même, de se saisir, sinon sous la forme de ses apparences mensongères, qu’on appelle le désir, le sentiment, l’âme ou la personne.

Au terme de cette recherche de soi, -cette tentative de Narcisse de se posséder lui-même-, on ne rencontre que sa propre image…la matière même de notre vie…L’Etre se dérobe de sorte que toute tentative de vivre nous révèle notre existence pure, c’est à dire sans fondement, injustifiée…

 

2) Monsieur Teste

 

Au contraire : Si l’esprit renonce à contempler l’être qu’il a crée comme sa propre image dans un miroir, il découvre sa vraie vocation qui est de se connaître lui-même ; Alors, avoir conscience de soi n’est plus pour l’esprit contempler un autre mais être le témoin ( M. Teste ) de lui-même, c’est à dire de sa propre activité. L’esprit découvre sa propre essence qui est d’être le pur reflet de lui-même : cette réflexion, si l’esprit renonce à travestir l’un de ses reflets en une image de soi, est à proprement infinie ; il devient conscient de lui-même comme pur pouvoir.

Telle est la tentation de Mr Teste :  « Il n’est rien de si beau que ce qui n’existe pas »

« se refuser à être quoi que se soit »

« adopter l’attitude pure »

 

Se faire homme de l’esprit : L’homme de l’esprit « doit enfin se réduire sciemment à un refus indéfini d’être quoi que ce soit » parce qu’il est alors victime d’un mirage, de ces choses que deviennent sous son regard ses sensations, ses désirs, ses sentiments, son âme et sa personne.

L’esprit doit rejeter ces images comme impures pour tenter de n’être que lui-même, conscience pure de soi, identique à soi. Rien ne subsiste alors qu’ « un palais fermé de miroirs ».

« Je suis étant et me voyant ; me voyant me voir et ainsi de suite »

Image du miroir qui traduit le refus de l’esprit d’être quoi que ce soit, l’obligation qu’il s’impose de s’arracher à la nature et à la vie, de les nier constamment en soi-même.

« Il était l’être absorbé dans sa variation, celui qui se livre tout entier à la discipline effrayante de l’esprit libre et qui fait tuer ses joies par ses joies… »

 

  • « Et je sentais qu’il était le maître de sa pensée… »

 

Quand l’esprit refuse de se laisser envahir par le monde ( perceptions, émotions, idées, plaisir, peines etc… ) pour être attentif seulement à sa propre opération, il est sur le point de « découvrir les lois de ses opérations ».

 

3) 20 ans de silence : Valéry se retire au « cloître de l’intellect ».

 

En 1894, Valéry est rédacteur au ministère de la guerre. Et en 1900, il devient secrétaire d’un administrateur de l’agence Havas. C’est une place de choix, puisque mêlé au monde financier et aux évènements mondiaux, il peut sans cesse être le témoin de sa propre activité.

Dans cette période de sa vie, Valéry s’enferme dans une solitude studieuse. Il vit dans une chambre austère avec un tableau noir ; il est sans cesse conscient de ses propres de démarches intellectuelles, il rêve de surprendre « le secret de l’intellect », de réduire en une méthode se pouvoir qui constitue la nature même de l’esprit. Il se compare à un moderne docteur Faust ou à quelques héros antique enfermé dans le labyrinthe.

« Un homme qui n’a jamais tenté de se faire semblable aux dieux, c’est moins qu’un homme. »

 

Cette pensée ne sera pas sans conséquence :

Toute la vie sentimentale, la littérature et l’art sont suspects parce qu’ils exigent un sacrifice de l’esprit : Valéry renonce à la création littéraire pour se livrer à la conscience de soi, à l’exercice par l’esprit de son pur pouvoir.

 

 

 

4) La « poétique »

 

A l’instigation de Gide et de Gallimard, Valéry publie ses vers de jeunesse dans un Album de vers anciens ( 1920 ). Puis il compose comme une véritable « fête de l’intellect » vingt et un poèmes qui seront rassemblés sous le titre de « Charmes » ( 1920-1922 ). La poésie devient la traduction privilégiée de la vie « dramatique » de l’esprit. 

Tout l’être humain, y compris l’être sensible, ou sensuel, est ainsi réintégré dans la vie de l’esprit : « la forêt sensuelle » est inséparable de la « fête de l’intellect ».

Voici le drame : au moment même où la nature s’éveille en nous, faisant vivre l’âme, cette fête est immédiatement trahie : cette ivresse est immédiatement perdue. La conscience apparaît, on ne peut plus « vivre », il faut « tenter » de vivre. Vivre devient une entreprise consciente et en même temps, cette tentative est impossible.

Un des plus grands témoignages de notre âme, c’est à dire de notre participation au monde, de notre consubstantialité avec le monde, c’est précisément le langage poétique où le sens ( qui ne semble être qu’un discours « conscient » ) s’identifie « presque » entièrement avec la sensation, devient résonance sensible.

Mais ce « presque » est le signe d’une impossibilité absolue : la conscience est toujours présente.

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Conclusions :

 

 

Le tragique de l’expérience

 

L’orgueil de la conscience fait le malheur de la conscience. En se refusant à être quoi que se soit, on risque bien de se réduire à être un pouvoir -un pur pouvoir- « sans aucun fond véritable ». L’esprit tend à devenir  « une puissance sans objet », incapable de se prouver à elle-même son existence.

C’est le point tragique de la vie de Valéry : Monsieur Teste précise : « Trouvera t-il la vie ou la mort ? Dieu, ou quelque épouvantable sensation de ne rencontrer, au plus profond de sa pensée que le pâle rayonnement de sa propre et misérable matière. »

 

La réussite de la carrière :

 

Valéry devient un poète d’Etat et un héros intellectuel.

Il n’écrit plus que des œuvres de circonstances ( préfaces, essais, discours ), des dialogues.

On l’invite à donner des conférences en France et dans tous les pays étrangers. Il est titulaire depuis 1937 de la chair de Poétique au Collège de France. Sa gloire est consacrée.

 

Le sens et la portée de la réflexion de Valéry

 

Alors même que Valéry n’a pas écrit de romans , et , bien plus, parce qu’il a refusé d’en écrire, il mérite d’être placé en exergue de cette histoire de la modernité où se trouve mise en cause, en même temps que la conscience de soi, l’écriture du roman, qui prélude à sa métamorphose.

Comme le souligne Gérard Genette, jusqu’alors s’imposait à la conscience de l’écrivain et à la mise en œuvre littéraire « l’idée ou le sentiment que le récit va de soi, que rien n’est plus naturel que de raconter une histoire ou d’agencer un ensemble d’actions dans un mythe, un conte, une épopée, un roman…La stupeur de Valéry considérant un énoncé tel que « la marquise sortit à cinq heures » a le mérite, pour la première fois sans doute, « d’attirer notre attention sur l’aspect singulier, artificiel, problématique de l’acte narratif … On sait comment, poursuit Genette, à travers l’évolution de la littérature et de la conscience littéraire, les écrivains ont vécu et illustré cet étonnement fécond, comment la littérature s’est voulue et s’est faite, en son fond même, interrogation, ébranlement, contestation du propos narratif. »

La réflexion de Valéry nous mène plus loin : elle nous montre que cette mise en cause du récit est le corollaire d’une interrogation, à travers la conscience que l’écrivain prend de soi, sur l’essence de l’individualité. C’est la mise en question du contenu psychique de l’individualité qui conduit le penseur à identifier l’âme avec l’exercice de la pensée pure.

L’écriture se confond avec la création « poétique », qui est, comme le voulait Mallarmé, l’ultime tentative d’abolition du réel.

 

Il est impossible de ne pas reconnaître dans la réflexion et l’œuvre de Valéry une conscience nouvelle qui dépasse sa destinée singulière :

Le rejet de la littérature et particulièrement de l’écriture romanesque correspond à l’impossibilité de décrire une réalité dont les évènements historiques défient toute description et, plus encore, à l’insurmontable difficulté d’agencer un récit où s’exprime une vision du réel, quand les structures de la réalité et les valeurs qui les consacrent se sont effondrées dans le naufrage de l’histoire.

L’ascèse intellectuelle destinée à délivrer le penseur d’une intériorité psychique impure – d’un moi adultéré par les stéréotypes des émotions, des sentiments qui lui renvoient son image – répond à la prise de conscience de l’aliénation qui menace l’écrivain au plus profond de son individualité s’il ne met pas en cause le rôle qui lui était jusqu’à présent dévolu de scripteur, d’historiographe de la réalité, pour se hausser jusqu’à cette cime de la pensée pure où le réel se confond avec l’aventure de l’Esprit.

 

 

 

 

 

IV. André Gide (1869-1951): L’inquiétude de soi et la mise en cause de l’écriture romanesque

 

A) Biographie et carrière

 

André Gide est né à Paris en 1869, d’un père professeur de droit et d’un mère issue de la haute bourgeoisie. Il reçoit des deux côtés l’héritage d’une tradition protestante, puritaine, où la religion et la morale n’ont pas recours d’abord à Dieu et à la prière mais à l’examen de conscience. Son enfance en est marquée, son adolescence et sans doute toute son œuvre. Après la mort de son père il est entouré de sollicitudes féminine. Ses études achevées, il est délivré par sa fortune de l’obligation d’exercer un métier, sans souci d’une quelconque réussite matérielle, il peut s’adonner à son goût de l’écriture. Sa rencontre avec Pierre Louÿs et Paul Valéry, la protection de Mallarmé, l’engagent dans la voie de l’idéal symboliste. Il écrit en 1891-92 les Poésies d’André Walter, Le Traité du Narcisse et Le Voyage d’Urien.

A vingt-quatre ans, André Gide s’embarque pour la Tunisie, où il arrive malade, inquiet de sa santé, chaste et tourmenté par l’idée du péché, fidèle à son amour platonique pour sa cousine Madeleine, sa « sœur » et sa fiancée.

Il revient deux ans après, en 1895, guéri, libéré de tous interdits, révélé à lui-même par l’ardeur des sens et des sensations, ayant découvert l’une des faces de sa personnalité qu’il ne consentira jamais à renier. En soif de communion spirituelle et de dévouement il épouse sa cousine Madeleine Rondeaux, qui accepte la gageure d’un mariage blanc. Etrange partage qui réserve au mariage le commerce des âmes en accordant au plaisir toute sa place.

 

En 1895 il écrit Paludes.

En 1897 Les Nourritures Terrestres.

En 1902, L’Immoraliste.

En 1909, La Porte Etroite.

En 1914, Les Caves du Vatican.

Avec ce dernier ouvrage, Gide devient célèbre.

 

Il lui reste à se libérer du « vieil homme ».

En 1919,  il écrit La Symphonie Pastorale qui le « libère de sa dernière dette envers le passé ».

Si le grain ne meurt, écrit en 1920, est un récit autobiographique s’étendant de l’enfance à ses fiançailles, qui veut être un aveu sans fard. Mais c’est aussi le moment où Gide, à travers son livre, entreprend de composer une image de lui-même. En 1924, la parution de Corydon rend publique et justifie son homosexualité.

Sur tous les terrains, il veut être un éveilleur de conscience et il joue effectivement ce rôle :

- en littérature avec Les Faux–Monnayeurs où il met en cause et tente de bouleverser la conception traditionnelle du roman ;

- au plan social, où, après un long périple au Congo où il se veut missionnaire, il soulève toutes les questions posées par la colonisation dans un ouvrage qu’il publie en 1927 ;

- en politique enfin où il se veut porteur comme Anatole France d’un altruisme positif : sa présence au Congrès Mondial pour la Paix en 1932 et son adhésion au communisme représentent des événements majeurs pour les intellectuels de son temps.

Il part en 1936 en Russie pour découvrir un autre monde où « l’inespéré pouvait éclore ». Sa conscience d’intellectuel qu’il appelle sa loi de vérité, lui fait obligation de faire part à son retour de ses déceptions et de ses craintes. Il publie, en 1936, Le Retour d’URSS.

Sa femme meurt en 1938. A la veille de la Seconde Guerre Mondiale, il publie Le Journal de cinquante ans de sa conscience : 1889–1939.

Il est condamné à l’éloignement et à l’exil par l’occupation allemande ; retrouve la Tunisie et les fantômes de sa jeunesse. A plus de 70 ans, il écrit un livre qu’il veut être son testament : Thésée, qui parait en 1946.

Sa vie est couronnée par le Prix Nobel en 1947. Il est salué par le Monde des Lettres et meurt en 1951.

 

 

B) Dialectique de l’œuvre

 

Il faut éclairer la démarche et l’œuvre de Gide par une évolution historique qui entraîne une mutation de la situation des penseurs, écrivains et artistes.

L’évolution de la société française aboutit à la fin du XIX° siècle au développement d’une classe moyenne qui, bénéficiant des richesses accumulées par les « orgies » du capital, peut célébrer l’entrée dans le XX°siècle comme « La Belle Epoque ».

Les écrivains et les artistes, issus de la bourgeoisie, ne sont plus “ déclassés ” comme en l'époque classique, où ils attendaient leur promotion de leurs protecteurs ; ils ne sont plus portés par la bourgeoisie montante, comme ils le furent au XVIIIème siècle ; ils ne sont plus les mages et les prophètes d'une illusion humanitaire que la bourgeoisie entretient pendant les premières décennies de son développement ; ils n'apparaissent plus comme les marginaux et les réfractaires d'une société où la bourgeoisie a fait triompher ses valeurs vénales. Ils ont maintenant leur place dans la stratification sociale, au même titre que les avocats, les médecins ou les notaires. C'est la réalité d'une position sociale qui définit la personnalité même de l'intellectuel.

Avec l'affaire Dreyfus, ils vont s'affirmer comme une couche sociale originale, dont la fonction, pour une grande part symbolique, est de sauvegarder la conscience d'une société qui a perdu, dans ses divisions et ses conflits d'intérêt, l'image d'elle-même et l'intelligence de son destin.

 

C’est à ce moment que le reclassement que la bourgeoisie a ménagé en son sein aux intellectuels, entre en contradiction avec la conscience qu’ils ont de leur vocation.
Le penseur (historiquement, par son rôle même) n'existe à ses propres yeux, que parce qu'il a conscience de n'avoir pas de rôle (à la différence du reste des hommes) mais une mission : transformer son expérience, toujours singulière, en conscience, c'est-à-dire en un sens qui ait, pour tous et pour le futur, valeur de vérité. La conscience que le penseur prend de lui-même repose sur l'illusion de “l'indépendance” de la pensée, comme s'il n'appartenait lui-même à aucune classe ou catégorie sociale, comme si la démarche de la pensée, n'appartenant à aucune instance ou à aucun mouvement du réel, était la manifestation de son « génie », de son individualité singulière

Or, le reclassement social, qui transforme le penseur, malgré lui, en intellectuel, le contraint en même temps à reconnaître “ son identité ” sociale ; mais, reconnaissant son appartenance sociale, la conscience que le penseur prend de lui-même est, d’une certaine façon, bafouée (ou “ la pensée avilie ”, selon l'expression d'André Malraux), parce que sa vocation, n'est pas de “ justifier ” le réel en traduisant l'expérience commune mais de “ nier ” son objectivité apparente, sa positivité manifeste pour mettre à jour son sens latent, sa signification véritable.

La contradiction entre la conscience de son individualité et de sa vocation singulières d’une part et cette individualité sociale, d’autre part, qui s'impose à lui sous la forme d’une identité d’emprunt, oblige le penseur à mettre en question le sens même de l'individualité :

Par quelle fatalité l'individu est-il condamné à être en même temps lui-même et un autre ?

Le penseur, “ devenu ” un intellectuel, met en question le rôle qu'il doit tenir.

Il ne peut être un écrivain qu’en mettant en cause la littérature.

 

 

A l'intellectuel qui réfléchit, il est “ interdit ” d'“ être lui-même ”, hanté comme Narcisse par son image qui se trouble sous son regard, étranger à ses actes et à sa vie dont il est à la fois l'acteur et le témoin : abîme sans fond où l'acte n'est rien sans la conscience qui lui donne un sens mais où le sens se révèle à la conscience elle-même n'être toujours qu'un faux-sens, dans un mouvement de “ désertion ” sans limite.

C'est le sens même de la littérature qui est en question, à qui il est donné de mettre à l'épreuve l'impossibilité d'écrire les évènements et les actes, - ce “vécu”, dont le sens se dérobe, et de ressaisir ce sujet, dont le “moi” est “insaisissable”, parce qu'il s'éloigne sans cesse sous le regard de son témoin, dans le mouvement même de la conscience de soi.

La littérature est l'enjeu du drame, dont la vocation ne peut être que d'effectuer sans cesse ce mouvement sans fin de “ mise en abîme ”.

 

Si André Gide devient “ le maître à penser ” dans les premières décennies du XXème siècle, n'est-ce pas parce qu'il met en œuvre la réflexion par le penseur de son propre drame : celui qui est né en même temps que le privilège “social” des intellectuels?

Dès ses premières œuvres, André Gide renvoie aux intellectuels la conscience qu'ils prennent de leur situation en même temps que leur aspiration profonde : l'auteur de “Paludes”met à jour l'abîme -que génère sans cesse la conscience-, entre l'individu et ses actes, entre le sujet et son moi, entre la pensée et l'action, -abîme où s'inscrit déjà la déperdition du sens-.

Les Nourritures Terrestres”exprime la volonté d'échapper, par la manifestation multipliée de soi, à l'aliénation, vécue comme le drame de la conscience prisonnière d'elle-même au travers de ses valeurs.

 

Le ressort de l’œuvre de Gide se trouve à la rencontre d’une interrogation commune aux intellectuels de toute une génération liée à la conscience nouvelle qu’ils prennent d’eux-mêmes et de leur vocation, et d’un drame singulier qui trouve son origine dans sa biographie, notamment dans son éducation protestante.

Comme nous l’avons souligné, dès ses premières œuvres, André Gide renvoie aux intellectuels la conscience qu’ils prennent de leur situation. L’auteur de Paludes met à l’épreuve l’impossibilité d’écrire les événements et les actes dont le sens se dérobe et de ressaisir ce sujet dont le Moi est insaisissable parce qu’il s’éloigne sans cesse sous son propre regard dans le mouvement de la conscience de soi.

C’est l’éducation de Gide qui le prépare à se faire l’interprète de ce drame : la tradition religieuse protestante, privant l’individu du secours de Dieu dans la confession, remet à sa conscience le soin de juger elle-même de ses actes, de peser la valeur de ses motifs et de ses raisons. Dans une telle éducation, l’individu est – avant Dieu – le seul juge de la pureté de ses intentions ; la « sincérité », comprise comme la transparence de la conscience pour elle-même, est la première exigence de la vie religieuse et de la vie morale.

 

Mais n’est-ce pas dire que le mensonge à soi-même est la pierre d’achoppement de la vie morale ?

 

Gide n’a jamais cessé de construire pierre à pierre une image de lui-même : il est incapable de ne pas jouer, de ne pas déplacer son moi au gré du projet qui domine son entreprise : se reconstruire sans cesse. Il trouve dans le vertige du jeu de miroirs où les images du Moi se réfléchissent et se renvoient à l’infini, dans un rendez-vous avec lui-même toujours déplacé ou différé, le ressort principal de son esthétique. Tout commence avec Paludes et la célèbre mise en abîme, pour s’achever avec Les Faux-Monnayeurs qui est le roman d’un roman, et avec l’écriture du Journal.

 

 

C) Récits et romans

 

 

- Les nourritures terrestres

 

S'il faut en croire Gide, "les Nourritures Terrestres" seraient, à l'encontre de l'idéal chrétien, une nouvelle éthique : la vérité de l'homme, loin de se trouver dans la vie intérieure ou dans la vie spirituelle, s'éprouverait dans la sensation, dans le contact direct avec les choses et avec les êtres ; et toutes les nourritures terrestres, d'une certaine façon, se présentent comme la leçon apprise de Menalque que Gide cherche à transmettre au jeune pâtre, Nathanael.

"Les Nourritures Terrestres" seraient ainsi le nouveau bréviaire d'une sagesse ardente.

C'est ce nouvel idéal de vie que Gide nomme la ferveur :

" Nathanael, je t'enseignerai la ferveur "

 

André Gide lui-même nous met en garde contre toute erreur d'interprétation : Ceux qui voudraient confondre cet enseignement avec une philosophie hédoniste situant le bonheur dans le plaisir des sens, se tromperaient gravement.

Dans la seconde préface, Gide écrit :

" Certains ne savent voir dans ce livre, ou ne consentent à y voir, qu’une glorification du désir et des instincts. Il me semble que c'est une vue un peu courte. Pour moi, lorsque je le rouvre, c'est plus encore une apologie du dénuement que j'y vois. "

Cette apparente contradiction entre la découverte de l'ivresse de la sensation et de la vie et l'apologie du dénuement souligne l'originalité de la démarche de Gide : C'est parce que l'homme a perdu sa vérité, parce qu'il confond son être avec l'esprit, son moi avec la vie intérieure, son action avec le choix moral ou la routine des habitudes, que la redécouverte de lui-même exige une véritable ascèse : le dépouillement du vieil homme. Et son enseignement est bien un évangile parce que sa démarche consiste à annoncer la bonne nouvelle de l'avènement d'un homme nouveau.

C'est cet homme-là, le vieil homme, qui doit réapprendre à sentir (au lieu de penser) pour apprendre à vivre : Pour se redécouvrir comme un être vivant réel, il doit réanimer son contact avec les choses.

"Les Nourritures Terrestres" exposent toutes les étapes de cet apprentissage. Et, Gide décrit ainsi cette redécouverte de la vie qui le rend disponible à tous les appels du monde :

" Mon âme était l'auberge ouverte au carrefour. Ceux qui voulaient entrer, entraient, je me suis fait ductile à l'amiable; disponible pour tous les sens, attentif, écouteur jusqu'à n'avoir plus une pensée personnelle, capteur de toute émotion au passage. "

 

Mais la leçon du livre est plus profonde, que Gide formule ainsi dans la préface:

 

" Je voudrais que (mon livre) t'eût donné le désir de sortir de n'importe où, de ta ville, de ta famille, de ta chambre, de ta pensée. "

 

Dans cette formule, on lit d'abord la volonté d'André Gide de se libérer de l'emprise de son éducation religieuse dans une famille de la haute bourgeoisie protestante.

Mais il y a plus: ce n'est pas seulement aux contraintes d'un milieu social, à l'enfermement de la vie intérieure, aux croyances et aux habitudes de penser liées à une éducation qu'il faut échapper. Quelque soit le milieu, quelle que soit la vie intime, quelles que soit la religion, la morale, la philosophie, -où que l'on soit- quelles que soient notre condition et nos convictions, il faut en sortir :

 

« Sortir de n'importe où »

 

Ce n'est pas tant la Religion, ni la Morale qu'il s'agit de mettre en cause, mais l'homme tel qu'il est devenu, étranger à lui-même, à sa vie réelle, concrète, sensible.

C’est de soi qu’il faut sortir, parce que la conscience, - en premier lieu la conscience morale – nous rend prisonnier d’une idée de l’homme

« supprimer en soi l'idée de mérite, il y a là un grand achoppement pour l'esprit »

 

et plus loin, dès les premières pages du Livre :

 

« Agir sans juger si l'action est bonne ou mauvaise

Aimer sans s'inquiéter, si c'est le bien ou le mal »

« Effrayante une liberté qui ne guide plus un devoir »

 

C'est bien d'aliénation religieuse et morale qu'il s'agit, au sens où Nietzsche l'a comprise et dénoncée.

 

Gide le reconnaîtra lui-même dans "Prétextes" :

« L'influence de Nietzsche a précédé chez nous l'apparition de son oeuvre; celle-ci tombe en terrain préparé...... »

 

L'apprentissage de la sensation, la pédagogie de l'ivresse de vivre, ce n'est pas seulement la réaction contre son milieu, sa famille, ni le rejet de l'éducation protestante, c'est, comme nous l'avons déjà entrevu, la recherche d'un "autre homme", d'une autre vérité de l'homme.

 

Cet appel à sortir de soi, à faire « le bond de la bête féroce » ( selon l’expression de Rimbaud) sur la conscience de soi qui étrangle en nous la puissance de vivre, - cet appel à devenir « un autre homme », sous peine d’être « suicidé » par la Société, - cet appel qui est celui des artistes « maudits », Gide l’a recueilli de Nietzsche.

Mais, à l'heure où André Gide commence à réfléchir et entreprend son "oeuvre", Rimbaud, pour avoir voulu étreindre "la rugueuse réalité", est mort, Van Gogh a été "suicidé" par la Société ; Nietzsche a sombré dans la folie.

En cette fin du XIX°siècle qui prélude à la Belle Epoque, celui que la société a accueilli en son sein en lui conférant le statut d’intellectuel, - et lui assignant un rôle -, ne saurait éprouver l’aliénation comme l’agression de la société, l’étouffement de la vie, l’étranglement de l’individualité ; à travers le rôle qu’on lui assigne, ce qu’il éprouve, c’est une difficulté d’être, comme si, voulant rejoindre son être, il ne rencontrait toujours qu’une image de lui-même.

 

A peine a-t-il résolu qu’il occuperait dans le roman la même place que Mallarmé en poésie, qu’il écrit et publie le petit récit de Paludes.

 

 

- Paludes

 

Rencontrant Angèle , une amie, qui lui explique que chacun dans la vie emploie son temps à faire quelque chose : une multiplicité de choses, la narrateur lui avoue qu’il ne fait à proprement parler « rien » : son occupation est d’écrire et, précisément, il écrit l’histoire d’un berger, nommé Tityre, qui n’a point d’occupation, sinon de contempler par la fenêtre un jardin en friche, envahi par les mousses et les herbes de l’étang voisin, parce que personne n’a pris soin de s’en occuper.

Mais écrire n’est pas rien ! c’est faire le récit d’une histoire, celle d’un personnage ; Lisez-moi donc l’histoire de Tityre, insiste Angèle.

Le narrateur décrit poétiquement ce que nous savons, mais doit s’arrêter au texte qu’il a rédigé .. A Angèle qui lui demande de poursuivre le récit, il répond qu’il ne connaît pas la suite, parce qu’il arrange les faits en fonction de la vérité , conformément à l’idée du personnage…

Le récit est nécessairement inachevé, parce que ce que décrit le narrateur n’existe pas en dehors de l’écriture. Le roman ne pourrait être un miroir de la réalité que si l’écriture du roman ne faisait pas elle-même partie de la réalité.

Le roman n’est-il autre chose que le journal du roman ?

 

Paludes ouvre la mise en cause de la littérature : la mise en abîme où celui qui écrit se regarde écrire pour découvrir le secret du récit qu’il met en œuvre ;

Ce livre servira d’exemple aux recherches esthétiques de toutes les avant-gardes jusqu’au Nouveau Roman.

 

 

Ce n’est qu’en 1925 Gide entreprendra, avec Les Faux-Monnayeurs, d’écrire le roman d’un roman, qui est en même temps le Journal de l’écrivain

C’est alors qu’il déclassera toutes les œuvres jusqu’alors publiées, en leur donnant le titre de récits ou de soties. Il y a bien là une prise de conscience des limites de son œuvre : Comment celui qui, dès l’origine de sa réflexion, a découvert que le Moi, toujours témoin de lui-même, ne pouvait jamais se ressaisir en une identité, pourrait-il écrire des romans, sinon en focalisant son regard sur l’une des images de lui-même ?

Aussi ne s’agissait-il point de romans mais de narrations à la première personne dans la tradition du roman psychologique, dont les prototypes sont Adolphe ou Le Lys dans la vallée.

 

Récits et roman de soi-même

 

- L’immoraliste

 

Michel, peu de temps après avoir épousé Marceline, tombe malade et crache le sang ; sa jeune femme le soigne avec un dévouement admirable. Un séjour à Biskra, puis un voyage à travers l’Afrique du Nord, l’aident à recouvrer la santé. Guéri, il subit à Paris l’influence du cynique Ménalque et s’abandonne au plaisir. Marceline, cependant, tombe malade à son tour. Mais au lieu de lui donner les soins qu’exige son état, il l’entraîne de nouveau en Afrique du Nord où, délaissée, elle s’épuise et meurt.

 

On se trompe si l’on confond Michel le héros, immoraliste, avec l’auteur, quoique celui-ci lui prête beaucoup de ce qu’il a vécu quelques années plus tôt, en Algérie, en Italie et en Normandie, notamment son expérience de la maladie (une tuberculose pulmonaire) qui lui avait fait connaître le sentiment d’une véritable résurrection à son retour à la santé.

Mais Michel n’est qu’une image de Gide, une face de lui-même qu’il s’agit d’incarner. A travers le personnage de Michel, Gide fait plus que décrire une expérience ; il développe une tentation de sa nature qu’il convertit en une éthique : suivre égoïstement son désir et ses passions pour retrouver en soi « le vieil homme » que l’éducation et la morale sociale ont recouvert, en un aveuglement qui ne peut que le mener à sa perte.

- La Porte Etroite

 

Jérôme, après une enfance fragile, est devenu amoureux d’Alissa. Un jour, au temple, ils entendent tous deux le verset que le pasteur a choisi comme thème de sermon : «  Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition. » Alissa, cependant, sent monter en elle une tendresse profonde pour Jérôme. Les deux jeunes gens paraissent donc appelés à un bonheur commun. Pourtant, Alissa lutte conte elle-même : sans laisser ignorer son amour à Jérôme, elle semble vouloir le détacher d’elle. Est-ce pour tenter d’assurer, par son sacrifice, le bonheur de sa sœur Juliette ? Son journal, découvert après sa mort prématurée, révèle qu’elle a obéi surtout à des raisons d’ordre mystique ; elle a choisi la porte étroite, en répétant après Pascal : « tout ce qui n’est pas Dieu ne peut pas remplir mon attente.»

 

De façon antithétique au personnage de L’Immoraliste, Alissa l’héroïne de La Porte Etroite, se condamne à mort par son ascèse et son aspiration au sacrifice, refoulant sa sensualité et renonçant à son amour. De son côté, Jérôme se présente en victime d’une situation que conforte sa propre peur de la sensualité féminine.

Avec quelle trouble volupté ne se représente-t-il pas la fameuse « porte étroite » du sermon : « Je me la représentais, dans le rêve où je plongeais, comme une sorte de laminoir, où je m’introduisais avec effort, avec une douleur extraordinaire où se mêlait pourtant un avant-goût de la félicité du ciel. Et cette porte devenait encore la porte même de la chambre d’Alissa ; pour entrer, je me réduisais, me vidais de tout ce qui subsistait en moi d’égoïsme (…) Et par delà toute macération, toute tristesse, j’imaginais, je pressentais une autre joie, pure, mystique, séraphique et dont mon âme déjà s’assoiffait. »

Le Journal et les lettres d’Alissa introduisent un second foyer dans le récit de Jérôme, la confrontation de deux points de vue mettant en évidence la manière dont chacun se leurre et nous leurre sur ce qu’il est et sur ce qu’il veut.

 

Encore une dénonciation de la « fausse monnaie ».

 

 

- Isabelle

 

Avec Isabelle se déploie la « critique d’une certaine forme de l’imagination romantique. » Gérard, victime de son esprit romanesque, (il s’était rendu au château de la Quartfourche « en Nejdanof, en Valmont » - les héros de Terres Vierges et des Liaisons Dangereuses), s’éprend d’une chimère, bovaryse une passion imaginaire qui s’évanouit dès la première conversation avec Isabelle. Celle-ci pour sa part, avait rêvé d’une grande passion ; mais confrontée à la réalité de la fuite de la geôle, elle a pris peur et fait tuer son amant qui venait la chercher.

 

 

- La Symphonie Pastorale

 

C’est encore plus net pour le héros de La Symphonie Pastorale, qui se voit en Bon Pasteur recueillant et élevant avec abnégation et amour la brebis perdue, la jeune aveugle Gertrude qu’il ouvre à la vie. Mais l’amour-charité sert de masque à l’éros, et en dépit des avertissements de sa femme Amélie et de la rivalité amoureuse qui l’oppose à son fils, tout en se masquent sous des controverses théologiques, le Pasteur façonne une Gertrude à son usage, la maintenant dans sa dépendance, de sorte que, lorsque les yeux de celle-ci s’ouvrent, elle ne peut que constater le mensonge dans lequel elle s’est trouvée enfermée, s’éprouve comme un objet de scandale et se supprime.

 

 

Chez Gide, toute identification d’un être avec son désir ou sa passion pour accomplir l’image qu’il se fait de lui-même, conduit à une impasse qui n’est que la conséquence d’un mensonge à soi-même.

 

 

- Thésée

 

C’est l’œuvre testamentaire, l’affirmation d’un triomphe terrestre, apaisé et serein, c’est l’œuvre bilan et le bilan d’une œuvre.

On cite toujours ce dernier paragraphe triomphateur du fondateur d’Athènes : « Si je compare à celui d’Œdipe mon destin, je suis content : je l’ai rempli. (…) J’ai fait ma ville. Après moi, saura l’habiter immortellement ma pensée. C’est consentant que j’approche la mort solitaire. J’ai goûté des biens de la terre. Il m’est doux de penser qu’après moi, grâce à moi, les hommes se reconnaîtront plus heureux, meilleurs et plus libres. Pour le bien de l’humanité future, j’ai fait mon œuvre, j’ai vécu.

Avec Thésée, Gide n’est plus que l’ombre de lui-même, il s’est coulé dans sa statue et prend la pose pour l’éternité. Qu’est devenu celui qui se voulait l’inquiéteur ? Il fait la leçon en proposant son héros pour modèle, moralisant à la manière de Ménalque, martelant ses certitudes, son credo : savoir passer outre, rester libre, ne pas s’attacher ; suivre son désir et son instinct, accomplir sa destinée ; avoir foi en l’homme et se défier des leurres de la religion et des mystères.

 

Nous voici donc devant un Thésée imbu de lui-même, déroulant sa vie comme un parcours initiatique en douze stations, chacun des douze chapitres (sur le modèle des douze chants de l’épopée antique) exposant une épreuve surmontée ou une leçon.

Gide, comme Thésée, se veut fils de son œuvre.

Reste la question de savoir si la satisfaction finale d’un Thésée est une réponse suffisante à l’insatisfaction des Michel, Jérôme, Alissa, Gérard, Isabelle et les autres.

 

 

- Une sotie : Les Caves du Vatican

 

Publiée en 1914, cette œuvre comprend tous les éléments constitutifs d’un roman : nombreux personnages, intrigue complexe, référence à des événements contemporains, fresque d’une époque. Gide n’hésite pas à utiliser des schémas et des procédés dignes des aventures d’Arsène Lupin de Maurice Leblanc. Il donne à ce roman le titre de « Sotie » pour le distinguer à la fois des récits et du roman qu’il projette d’écrire : Les Faux-Monnayeurs.

La sotie doit, selon Gide, mêler le saugrenu, l’arbitraire, l’invraisemblable ; mais il s’agit, au travers des rebondissements, dignes d’un roman policier, d’illustrer ironiquement des thèmes ou des problèmes qui sont d’ordinaire l’objet d’une réflexion philosophique. La sotie est, de fait, un conte philosophique.

 

L’intrigue

La sotie est divisée en cinq livres qui portent chacun le nom de l’un des personnages : Armand-Dubois, Julien de Baraglioul, Amédée Fleurissoire, le Mille-pattes, et Lafcadio. Le lien entre ces différents personnages et épisodes du récit ne nous est révélé que par « l’acte gratuit » de Lafcadio qui précipite Amédée Fleurissoire par la portière d’un wagon.

Amédée Fleurissoire, naïf fabricant d’objets de piété, entreprend un héroïque pèlerinage, manipulé par la Franc-Maçonnerie alliée aux Jésuites, qui a supposé un faux Pape après avoir enfermé le vrai au château Saint-Ange. Il s’agit d’une supercherie montée par une bande d’aigrefins internationaux, le Mille-pattes, pour escroquer les fonds soi-disant destinés à la délivrance du prisonnier. Les pires aventures arrivent à Amédée Fleurissoire jusqu’au moment où Lafcadio le précipitera par la portière du wagon.

 

Le thème essentiel : « l’acte gratuit »

 

Le thème qu’André Gide veut illustrer consiste en la brusque naissance d’une pensée agressive, qui, sans mobile ni motif, conduit un individu jusqu’à l’accomplissement de l’acte lui-même. Le thème est sans doute emprunté par Gide à Dostoïevski et en même temps dénaturé : Là où Dostoïevski a sans doute voulu, à travers le crime que Raskolnikov a commis ou celui de Dmitri Karamazov qui n’a pas eu lieu, s’interroger sur le sens de l’acte et de la responsabilité, Gide propose une réflexion où l’acte est identifié à une manifestation intempestive, sans raison ni profit, qui, à ses yeux, attesterait d’une liberté sans limites : un libre-arbitre - une liberté d’indifférence - capable de mettre en cause à la fois toute morale et tout sens de la destinée humaine.

 

 

- Le roman : Les faux-monnayeurs

 

un roman « pur »

Au moment où Valéry refusait d’écrire : « La marquise sortit à cinq heures » et où s’instituait le débat sur la poésie pure, Gide a voulu, lui aussi, concevoir un roman réduit à son essence même, dépouillé de tout ce qui constituait jusqu’à présent son objet : la mise en œuvre d’une histoire que l’auteur à travers les destinées individuelles de ses personnages conduisait à son terme.

S’agit-il dans cette tentative, comme Gide l’a pensé et voulu nous le faire croire, du simple projet esthétique, de mettre en cause la valeur d’un genre littéraire, afin de le « purifier » de son contenu « objectif » ?

Plutôt que la peinture ou la vision d’une réalité objective : - un lieu où agissent des personnages et se produisent des événements réels - le roman serait le domaine des consciences, où le réel, loin de se réfléchir, se démultiplie en autant de vies possibles, qui jamais ne trouveront l’occasion de se réaliser pour constituer le sens unique d’une destinée individuelle.

Il ne s’agit pas comme chez Proust d’une reconquête du temps perdu par laquelle l’individu retrouverait miraculeusement le sens unique de son existence, mais de la simultanéité de gestes et de pensées qui commandent la rencontre imprévue des êtres ou les éloignent les uns des autres sans qu’ils puissent nouer entre eux l’intrigue d’une vie qui va jusqu’à son terme.

S’il est vrai que la réalité n’existe pas en dehors des consciences pour qui tous les sens sont possibles, on ne saurait, en aucuns cas, se représenter le temps comme un vecteur, qui conduit à une quelconque fin. C’est ainsi que dans ce roman, Gide s’emploie à « couper » l’évocation des intrigues qu’il a nouées, comme s’il importait peu de savoir où elles auraient pu conduire les personnages ; de la quarantaine d’êtres qu’il a mis en scène, seuls Lady Griffith et le petit Boris ont achevé leur destin par la mort. Pour tous les autres le roman achève le récit de leur vie par la simple formule « Pourrait être continué ».

 

Le roman d’un roman :

L’originalité des Faux-monnayeurs est de présenter un personnage : Edouard, romancier, qui est précisément en train d’écrire un roman, qui porte le nom des Faux-monnayeurs.

Les Faux-monnayeurs sont donc un roman et le roman d’un roman en train de se faire, ou plutôt de ne pas se faire, car Edouard s’intéresse tant à l’écriture de son livre qu’il ne parviendra sans doute jamais à l’écrire.

« J’aime, écrivait André Gide, qu’en une œuvre d’art on retrouve transposé à l’échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre. »

Il renvoyait par cette indication à un artifice pictural illustré par le tableau de Van Eyck, « Jean Arnolfini et sa femme » ou « Les Ménines » de Vélasquez, par lequel le peintre réalise la réflection sur un miroir de la scène qu’il est en train de peindre sur la toile.

Par cet artifice le peintre veut signifier au spectateur que le tableau qu’il contemple n’est une peinture du réel, mais une autre réalité, qui n’existe nulle part ailleurs qu’en ce miroir qui est le regard du spectateur, où le travail « incessant »du peintre, la mise en oeuvre jamais achevée de la peinture, prennent cette forme qui donne l’illusion du réel.

Comment l’écrivain peut-il mettre en œuvre cet artifice sinon en tentant de se peindre en train d’écrire ?

C’est ainsi qu’au cœur même du livre, Edouard parle du roman qu’il est en train d’écrire et en fait la théorie pour dénoncer l’illusion. Mais Edouard ne reste-il pas un personnage du roman ? N’est-ce pas l’écriture du roman qui exige que le narrateur soit distinct du personnage ? Si l’on veut détruire l’illusion, c’est l’écriture du roman qu’il faut mettre en question.

Gide, à la fin du compte, n’a-t-il écrit ce roman que pour monter - pour démontrer - que le roman est impossible ?

Comment Gide met-il en œuvre cette gageure ?

 

Qu’un personnage du roman – Edouard – soit en train d’écrire le récit que nous sommes en train de lire, c’est l’indication « formelle » que les personnages, les événements et les intrigues qui constituent la « matière » du récit n’existent pas en dehors de l’écriture.

Mais, l’indication est seulement formelle : Edouard reste un personnage du roman, de la même façon que le personnage que nous représente le peintre en train de peindre son objet. On n’échappe pas pour autant à l’illusion, à moins de montrer que le récit est une représentation qui s’élabore au fur et à mesure de l’écriture, comme on voit sur la toile s’esquisser le portrait des personnages que le peintre est en train de peindre.

C’est alors que Gide a recours à un second artifice : il nous montre Edouard écrivant son journal où il s’interroge lui-même sur la possibilité de mener à terme son récit. Ainsi s’introduit à l’intérieur du roman une dimension supplémentaire : à l’intérieur du roman, une mise en question du roman, qui peut conduire le lecteur à découvrir la difficulté, voire l’impossibilité de « raconter » ce qui sans doute échappe à tout récit : la réalité telle qu’elle est vécue.

Mais, la question reste entière : cette difficulté qu’éprouve Edouard à mener à terme son récit n’est-elle pas la manifestation d’une impuissance du personnage à mettre en œuvre sa pensée, et tout simplement à agir ?

Dès le moment où l’on écrit un « roman », où l’on accepte de raconter une histoire, peut-on échapper à l’illusion de la réalité que crée la fiction ? Le peintre se trouve confronté au même problème : alors qu’il « représente le tableau en train de se faire », sur la toile, il n’empêche que cette représentation fait partie du tableau : le spectateur ne peut cesser de voir dans le tableau qu’il a « devant » lui une représentation.

C’est alors que le peintre a recours à son second artifice : il peint non plus seulement la représentation du tableau en train de se faire, mais la représentation de lui-même en train de peindre : il insère dans le tableau lui-même son auto-portrait. L’artifice a pour but de mettre le spectateur de son côté : lui faire « soupçonner » que le tableau n’est rien d’autre que le résultat provisoire, aléatoire, jamais achevé, de l’acte de peindre : il s’agit de signifier au spectateur que le tableau ne saurait représenter autre chose que ce qui se trouve sur la « toile », ce qui est « donné à voir ».

Par un procédé analogue Gide, pour dénoncer l’illusion de la narration et créer le soupçon chez le lecteur du « roman », reprend les notes qu’il avait prises au moment de la gestation de son projet, pour écrire un « Journal des Faux-monnayeurs » : c’est la seule façon de faire savoir au lecteur qu’Edouard, qui est en train d’écrire le roman, ce personnage qui écrit son « journal intime » pour avouer l’impossibilité d’écrire une histoire, n’est personne d’autre que Gide lui-même, exposant à son tour l’impossibilité de « faire » un roman.

Comment faire croire au lecteur que le journal fictif où Edouard décrit les épisodes de ce roman qu’il est impossible d’écrire n’est rien d’autre que le journal intime de Gide où il note au présent des épisodes dont il ne peut parvenir à faire un roman ?

L’habileté de Gide lui suggère un nouvel artifice : insérer un même épisode romanesque dans le journal fictif d’Edouard et le présent soi-disant vécu du journal des Faux-Monnayeurs ;Prenons un seul exemple de ce qu’il faut bien appeler une supercherie :

L’on trouve dans le Journal des Faux-monnayeurs à la date du 3 mai 1921  un épisode très romanesque : celui de l’enfant voleur. Gide surprend à la devanture d’une librairie un adolescent qui s’apprête à dérober un livre, et qui, se sentant observé, le repose et s’en va. Il le rattrape, lui donne l’argent du livre, que l’adolescent va acheter. Le même épisode se retrouve, presque inchangé, mais largement développé, dans le roman. Puis on s’aperçoit qu’il s’agit en fait d’un passage du roman qu’Edouard est en train d’écrire.

S’agit-il d’autre chose que d’un jeu de miroirs ?

Après avoir lu Le Journal des Faux-Monnayeurs à la suite du roman ( mais ne faudrait-il pas pouvoir les lire en même temps ?), le lecteur peut s’écrier : - C’est bien lui ! Ce personnage – Edouard -, que l’on voit en train d’écrire un roman qu’il avoue ne pouvoir écrire, c’est bien l’image de l’auteur qui nous dévoile l’impossibilité - qu’il éprouve – d’écrire un roman. Mais le doute est présent au cœur de cette découverte : ce que l’auteur nous donne à voir à travers ce personnage, n’est-ce pas précisément une image de lui-même : un portrait que lui-même a peint, comme le peintre a fait sur la toile son auto-portait ; or, cet autoportrait est lui-même une peinture, une représentation. Quant au peintre lui-même, l’auteur en chair et en os, nous ne le voyons pas, ou, si nous le voyons, ce n’est que de dos.

Il est un peintre qui a dénoncé l’illusion de l’autoportrait : C’est Norman Rockwell ; le tableau représente un peintre de dos en train de faire son portrait que nous voyons s’esquisser sur la toile, et dont nous voyons l’image dans un miroir- ce qui nous assure qu’il s’agit bien d’un autoportrait.

C’est de la même façon que Le Journal des Faux-Monnayeurs nousassure qu’Edouard est bien le portrait de l’auteur lui-même, en l’occurrence de Gide et en même temps de l’impossibilité - qu’il éprouve – d’écrire un roman.

Revenons sur le tableau de Rockwell. Il ne fait pas de doute que le portrait qui s’esquisse sur la toile est une représentation ; le portrait dans le miroir du peintre en train de faire son portrait ne peut être qu’une image du peintre que nous voyons de dos ? Mais, le peintre que nous « voyons » de dos est lui-même une peinture : une représentation mise en œuvre dans le tableau par un auteur que nous ne pouvons pas voir.

Que veut démonter Rockwell dans ce triple autoportrait ? non seulement ce constat qu’il est impossible de se peindre soi-même, - ce qui est sans doute la première approche par Gide de la conscience de soi à travers la figure de Narcisse : mais bien plus - chez Gide comme chez Rockwell – un exercice de « réflexion » destiné à montrer que la tentative ou la tentation de l’art ( qu’il s’agisse de la peinture ou de la littérature) de représenter le réel conduit à une impasse, rencontre une impossibilité.

Le tableau de Rockwell n’est qu’une allégorie, dont il faut déchiffrer le sens.

Là où le peintre nous livre une énigme, l’écrivain qu’est Gide se trouve confronté à la nécessité d’éclairer l’idée qu’il a voulu mettre en œuvre, -celle de l’impossibilité du roman, de l’impasse de l’écriture du réel, dont nous avons essayé de montrer qu’elle est le drame de l’écrivain aux prises avec une nouvelle réalité historique : Après le journal fictif d’Edouard et le Journal des Faux-Monnayeurs, il triple le récit de cette tentative impossible en la commentant dans son Journal intime.

En voulant écrire un roman pur, qui échappe à l’illusion de réalité créée par la narration, il n’a construit qu’un roman du roman pour dénoncer l’impossibilité de la tentative.

A la fin du compte, il ne nous a livré qu’un roman manqué. 

 

 

 

V. Marcel Proust (1871-1922) : La quête de soi et la métamorphose du roman

 

Fils de médecin, Marcel Proust est né à Paris le 10 juillet 1871. Sa famille paternelle était originaire du village d’Illiers (le Combray de la Recherche du Temps Perdu) situé sur les bords du Loir au sud-ouest de Chartres. Son père, promis à une brillante carrière, avait épousé en 1870, Jeanne Weil, fille d’un agent de change israélite. Un oncle de la jeune femme possédait à Auteuil une spacieuse maison et il joue un rôle non négligeable dans le début de l’œuvre : c’est chez lui que se situe la première apparition de la « Dame en Rose » : Odette de Crecy.

Avec son frère Robert, né en 1873, et qui suivit la carrière paternelle, Marcel enfant allait jouer aux Champs-Elysées, où il rencontrait les petites filles qui devaient lui inspirer le personnage de Gilberte. Quant aux vacances d’été, la famille les passait à Illiers entre le « côté des Méséglise » et le « côté de Guermantes » autour de Tante Léonie qui, avec sa fidèle Françoise incarne les us et coutumes de Combray.

En 1882, Marcel Proust entre au Lycée Condorcet où il fera de bonnes études malgré une santé fragile. Il commentait passionnément les auteurs contemporains, France, Barrès, Dierx, Maeterlinck. On admirait aussi Leconte de Lisle et ses traductions poétiques. Marcel Proust collabore parallèlement à la revue Lilas, écrite et lue par les lycéens.

Proust suit à l’Ecole de Sciences Politiques les cours d’Albert Sorel et de Leroy-Beaulieu, à la Sorbonne ceux de Bergson qui vient de publier sa thèse sur les données immédiates de la Conscience et dont l’influence le marquera profondément. Il passe en 1892 sa licence ès lettres. Désormais, les vacances le ramèneront moins souvent ver Combray et davantage sur les pages normandes, Trouville, Cabourg dont il fera Balbec.

La période 1892-95, malgré l’absence de devoirs professionnels, marquée par l’arrestation et la déportation de Dreyfus, ne fut pas pour lui un temps inactif. La fortune de ses parents lui permet de n’exercer aucun métier autre que celui d’ « attaché non rétribué » à la Bibliothèque Mazarine. Encore est-il presque youjuors en congé, mais s’il passe alors pour un aimable dilettante, son œuvre, souterrainement, se prépare et, sous la protection d’une frivolité apparente, se mûrit, s’organise, grâce à d’importantes rencontres dans les milieux mondains.

Jacques Emile Blanche fait son portrait : il écrit pour Le Gaulois ; il retrouve chez l’aquarelliste Madeleine Lemaire, la Princesse Mathilde, Madame de Chévigné, la comtesse Greffulhe née Carman-Chimay et Robert de Montesquiou, « moitié mousquetaire et moitié prélat » qui lui fourniront tant de modèles pour les grandes dames ou les snobs de la Recherche. Il se lie d’autre part avec le musicien Reynado Hahn qui composera, sur ses poèmes, des pièces pour piano et surtout qui sera pour lui un véritable intercesseur vers cette musique de Vinteuil.

Des luttes sérieuses se préparaient. En 1898 et 1899, le procès Zola et la libération de Dreyfus occupent et passionnent l’opinion française, partagée jusqu’au déchirement. Proust qui est dreyfusard, conservera une lucidité aiguë sur les comportements ou les erreurs des divers partis politiques.

A l’automne 1903, disparaît le professeur Adrien Proust : ce deuil entre-t-il pour une part dans l’évolution marqué chez son fils vers une pensée plus grave, des préoccupations d’un autre ordre ? L’été suivant, la mère du romancier tombe malade à Evian et ne revient à Paris que pour y mourir, le 26 septembre 1905. Dès lors s’évanouissent les scrupules qui limitaient sa liberté d’expression et qui expliquent peut-être les prudences et les demi-vérités d’un premier roman en trois volumes, Jean Santeuil.

Marcel Proust va alors se consacrer à la réalisation de son oeuvre. Mais en aura-t-il physiquement la force ? Après deux mois de cure, il se met à la tâche, sans fièvre d’abord, puis de plus en plus intensément. Il s’installe boulevard Haussmann et l’été retrouve le fidèle à Cabourg parmi les « jeunes filles en fleurs ».

 

1) Une espèce de roman

 

Proust avait pleine conscience de la singularité de son entreprise : il ne se proposait pas de raconter une histoire ou de traiter un sujet. Il voulait dire tout ce qui lui tenait à cœur. Son livre était la somme d’une vie, il rendait compte de la totalité d’une expérience. Cela ne pouvait en aucune façon s’inscrire dans le cadre d’un roman traditionnel. La nouveauté de Proust résidait dans l’emploi qu’il faisait de l’usage de la première personne. Sous le couvert d’une première personne, un auteur présentait une succession d’événements ou de sentiments dramatiquement organisés ; il dessinait la courbe d’une destinée, il mettait en relief une vérité intellectuelle ou morale. D’ailleurs, qu’il écrivît à la première ou à la troisième personne, le romancier traditionnel s’attachait à enchaîner les faits pour leur donner du relief. Il faisait la part belle à l’organisation dramatique, au caractère progressif de son récit.

Or, Proust écrivait un roman sans intrigue, il ignorait la fameuse situation dramatique, avec son exposition, son nœud et son dénouement. Il ne donnait pas au lecteur l’occasion de suivre le fil des péripéties.

Les personnages du roman traditionnel demeuraient subordonnées à l’histoire ; ils contribuaient à la faire progresser. Dans le Temps Perdu, ils n’ont d’autre fonction que d’être présents. Aucune nécessité d’action ne les amène. Loin d’être aux prises les uns avec les autres, ils entrent successivement dans le champ de vision du narrateur. Ce n’est pas une histoire qui les rassemble, c’est comme dans la vie, on les aperçoit, on les rencontre, on entend parler d’eux, on les revoit.

 

2) Les deux côtés de l’œuvre proustienne

 

Dans A la Recherche du Temps Perdu, il y a d’un côté l’observation ironique et satirique des travers d’une société ; de l’autre une analyse prodigieusement déliée des impressions les plus ténues de la conscience et des nuances les plus subtiles de la pensée. Le dessein initial de Proust était purement poétique, et c’est au cours de la genèse qu’il avait donné plus de place à la peinture des milieux et des personnages : qu’il avait été conduit à se placer sous le signe de Balzac et de Saint-Simon au fur et à mesure qu’il s’employait à brosser une vaste fresque historique et sociale. Il y a dans cette œuvre une rupture de ton entre les grâces poétiques d’une phrase très élaborée et le dépouillement d’une analyse abstraite qui envahit la plus grande partie de l’œuvre.

Proust avait senti germer en même temps dans son esprit les deux directions de son œuvre : les impressions d’une conscience et la chronique d’une société. Les cahiers à partir desquels Bernard de Fallois a opéré le « montage » du Contre Sainte-Beuve laissent voir des essais divers, des tâtonnements à travers lesquels apparaissent déjà ce qu’on pourrait appeler les deux côtés de l’œuvre proustienne : le côté de Gérard de Nerval et le côté de Balzac.

 

3) L’aventure de la mémoire

 

Dans le Temps Perdu, le narrateur entreprend de reconstituer le passé ; le présent indéterminé où il est situé est comme le terme absolu de son existence. Il n’y a pas de futur pour lui. Son ambition est de récupérer la totalité de son expérience vécue. La Recherche du temps perdu se termine quand le narrateur a fini de rendre compte de tout son passé. L’auteur achève son livre au moment où le narrateur commence le sien. Il faut passer du plan de la vie au plan de l’art, car le réel existe sur un mode qui ne peut satisfaire l’esprit. Entre l’inconsistance d’un présent qui glisse à la surface des choses et le charme d’un passé dont on est tragiquement séparé, le souvenir et les expériences privilégiées de la mémoire affective fournissent la matière d’une vraie vie, libérée des contingences et saisie dans la pureté de son essence. L’art n’est point divertissement mais retour à soi.

La réalité ne prend sa figure véritable que dans la mémoire. Le romancier ne prétend plus décrire des lieux, donner vie à des personnages, inventer un monde fictif. Il trouve la nouvelle matière de son œuvre dans les profondeurs de son passé. Il explore un intérieur dans lequel on voit surgir des visages, des fragments de paysages.

Proust réalise un roman qui s’emploierait à dire ce qui se passe dans un esprit plutôt qu’à raconter les agissements des hommes.

 

 

4) Le contenu de la conscience

 

Ce romancier avait l’art de suggérer la vie profonde dans son foisonnement et sa pénombre. La souplesse de sa phrase était apte à saisir la pensée intime, à noter de menues impressions, de fugitifs états d’âme aux confins de la conscience claire. Il aboutissait à une sorte de monologue intérieur.

Proust s’attachait à mettre de l’ordre dans ses pensées. En ressuscitant son passé, le narrateur du Temps Perdu ne s’applique guère à suivre la durée concrète de sa conscience. Les anticipations et les retours en arrière, qui transgressent la durée étaient fréquents. Par exemple, le narrateur de La Prisonnière, évoque ses réveils matinaux à une époque donnée de sa vie, mais ce ne sont pas les impressions à cette époque donnée qui sont retranscrites, mais les impressions qu’il a maintenant de ces matins de jadis.

Proust ne s’attache pas à suivre scrupuleusement une durée passée, il ne retient au terme de son expérience, que ce qui lui paraît valoir la peine d’être noté. Au surplus, il lui arrive de rendre le chatoiement de la vie intérieure, il ne renonce pas à conduire des analyses et à dégager des lois. Il y a chez Proust une élaboration esthétique des données immédiates de la conscience. Sa phrase, même fortement structurée, reflète l’ordre que l’écrivain met dans ses souvenirs. Elle est propre à épouser les circonvolutions de l’acte créateur plutôt qu’on durée intérieure charriant pêle-mêle des éléments hétéroclites.

 

 

 

6) Le lyrisme de l’analyse

 

Pour Proust, la haute mission de l’art était de déchiffrer la signification des apparences. Dans certaines expériences privilégiées, un fragment de paysage, brusquement illuminé d’un éclat singulier, provoque dans l’âme du narrateur un plaisir intense et mystérieux, il l’incite à tenter d’élucider la nature de l’impression qu’il éprouve.

Le phénomène de la mémoire affective déclenche un processus semblable. Les sensations (par une odeur, un lieu, un bruit, etc.) proposent à l’esprit des impressions confuses, puis elles l’incitent à descendre en lui-même pour retrouver dans les profondeurs du passé les souvenirs qui viennent d’être tout d’un coup désancrés et qui vont remonter à la surface de la conscience.

La réapparition du souvenir provoque un télescopage des images du présent et du passé. Elle cause au narrateur une vive jouissance, car l’instant de sa vie passée qu’il vient de se rappeler est maintenant débarrassé de ce qu’il y a d’imparfait dans la perception extérieure, il est pur et désincarné, il est un fragment d’existence soustrait au temps.

Le romancier, dans le développement qu’il consacrait à ces expériences, cherchait à rendre les milles nuances de ses impressions, tout en s’attachant à les rendre claire jusque dans leurs profondeurs.

Proust faisait subir au roman une déviation capitale : il ne s’agissait plus de raconter une histoire, mais d’élucider le contenu d’une conscience. L’enchaînement des événements le cédait à la survie des états d’âme. La perception de l’univers sensible de l’espace et du temps devenait le sujet même de l’œuvre. Le monde extérieur n’était plus le décor d’une action : il était perçu par une conscience. On assistait à une communion du monde et de l’âme. Proust opérait une révolution romanesque parce que la matière même de son oeuvre était faite des complexes résonances, en une âme sensible, des apparitions du monde extérieur.

A l’instar d’un poète symboliste, il cherchait à percer le secret des apparences, à déchiffrer les secrets de la mémoire, de l’amour et du monde.

 

6) L’élément poétique dans A la Recherche du temps perdu

 

Proust réussit souvent à assurer l’éclat poétique à la trame du récit ou de l’analyse par l’abondance et l’originalité des métaphores. Toutes les ressources du prosateur contribuent à rendre contagieuse l’exaltation du héros devant une haie d’aubépine ou un tableau d’Elstir. Proust est poète dans la mesure où il propose une vision métaphorique de l’univers.

Proust exposait de nombreuses comparaisons, et l’imagination, plus encore que la mémoire ou la sensibilité, faisait ruisseler bien des pages de poésie. Tel était le rôle des métaphores que de transfigurer en un univers merveilleux une réalité banale. Il réussit, aux confins du symbolisme et de l’impressionnisme, à saisir ses impressions véritables, à rendre au monde une fraîcheur de féerie.

 

La chronique sociale

Les personnages dans A la recherche du temps perdu réussissent à faire vivre toute une société. Son roman était une chronique, il usait de sa verve pour portraiturer des figures inoubliables. Il peignait une mince tranche de la bourgeoisie et de la noblesse. Le réalisme de la notation rejoignait la verve bouffonne de l’humoriste. Il faisait parler ses personnages avec une étonnante justesse de ton.

Proust ne se prive pas de les réduire souvent à des aspects caricaturaux. Il sait entrer dans leur façon de parler. La satire, l’ironie, l’humour, le comique se déploient avec profusion. Le Temps Perdu est une comédie humaine. Le moraliste procède à une satire de la société. L’observation des hommes, de leurs tics, de leurs manies, est devenue pour lui une passion. Il est plein d’un humour féroce devant le spectacle de la vanité et du snobisme. Il atteint parfois à la qualité de la grande comédie : devant Swann, qui vient lui annoncer qu’il est atteint d’une maladie incurable, la duchesse de Guermantes, qui s’apprête à aller dîner, est prise entre un devoir mondain et un devoir humain ; elle quitte Swann qui va mourir pour aller à son dîner.

La satire de la haute société atteint parfois une veine burlesque, et Proust n’hésiter pas à recourir à des comparaisons cocasses.

Le génie comique de Proust tient à ce qu’il réussit à fixer sans commentaires, par le seul moyen d’une analyse au microscope, les mimiques, le jeu de scènes, les dialogues de cette gigantesque farce.

Dans l’observation de la peinture de Cottard, on ne sait jamais si l’interlocuteur est sérieux, il fige à tout hasard sur sa physionomie « un sourire conditionnel et provisoire dont la finesse expectante le disculperait du reproche de naïveté » ; il place des jeux de mots qu’il a appris, il prend tout au pied de la lettre ; il attend pour donner son avis, qu’on le renseigne sur la valeur du spectacle. Chez Proust, c’est l’exactitude de l’observation qui permet de radiographier les personnages. Il y a dans la chronique sociale de Proust des scènes de comédie. Il sait passer de la verve bouffonne à l’ironie mordante ou au fin sourire de la haute comédie.

Il y a dans la Recherche, une galerie de personnages qui sont, comme ceux de Balzac, des types humains dotés d’un puissant relief individuel. On y trouve aussi une peinture des mœurs de la bourgeoisie et de la noblesse. Le clan des Verdurin s’oppose au milieu des Guermantes. Cette confrontation de la bourgeoisie à prétention intellectuelle et de l’aristocratie du faubourg Saint-Germain, où le pédantisme est une faute de goût, constituait une des perspectives essentielles du Temps Perdu. Le bourgeois ne craint de plus qu’une humiliation. Le noble est assez sûr de ses titres et de sa supériorité pour pouvoir être familier. Chaque milieu se définit par la reconnaissance implicite de valeurs communes. La recherche prenait une portée sociologique dans la mesure où, sous l’action du temps, les « situations » mondaines évoluent, tout comme les hommes se transforment. Par exemple, Gilberte Swann, que l’aristocratie n’avait jamais voulue reconnaître devenait l’épouse de Robert de Saint-Loup et la nièce de la Duchesse de Guermantes. La déchéance de Charlus, l’ascension de Rachel ou des Verdurin soulignait la fusion de deux milieux qui s’étaient jadis ignorés et méprisés. On a le sentiment que Proust trouvait dans cette évolution des valeurs sociales, une occasion supplémentaire de donner une leçon de relativisme. Il était le chroniqueur désabusé d’une société en déclin, plutôt que l’historien d’une mutation profonde.

 

La structure d’A la recherche du temps perdu

La composition du roman de Proust se référait à autre chose qu’au déroulement d’une aventure ou à l’affirmation d’un caractère. Avec ce roman, la conception de la composition romanesque subit un changement radical. Elle est alors moins fondée sur la progression du récit que sur la reprise et l’orchestration des thèmes. Pour faire comprendre ses intentions, empruntaient des analogies à l’art musical : on parlait alors de composition symphonique, wagnérienne ou encore orchestrale.

Combray est comme une ouverture musicale : tous les thèmes principaux et personnages essentiels sont esquissés (amour, mémoire, art, snobisme,). Il faut rapprocher Combray de la fin du Temps perdu ces deux morceaux ont été écrits en même temps, avant tout le reste de l’œuvre.

Il y a dans Combray deux phénomènes de mémoire qui sont les pivots sur lesquels s’articule la construction du chapitre : la première expérience, celle du demi-réveil est celle de la discontinuité et de l’intermittence ; la seconde, celle de la madeleine trempée dans une infusion, est celle de l’intemporel. Dans le Temps retrouvé, les mêmes expériences figurent dans l’ordre inverse. La forme même est porteuse de signification. Tout l’œuvre de Proust manifeste « une dialectique du temps et de l’intemporel ». C’est le roman d’un être qui, dans le temps, est en quête de ce qui échappe an temps.

Il y a à travers toute l’œuvre des correspondances constantes. L’amour de Swann par exemple, pour Odette, préfigure l’amour de Marcel pour Gilberte. Son culte de l’art et de la beauté lui donne un rôle d’initiateur. Mais il est resté amateur, et disparaît sans laisser d’œuvre. Seul les trois grands artistes du Temps Perdu, Bergotte, Vinteuil et Elstir ont eu accès à la vie véritable. De façon curieuse : Proust a constamment associé une femme aimée et un artiste admiré : l’amour est soumis au temps l’art se soumet le temps. Vinteuil sera un véritable artiste, en choisissant entre la poussière inconsistante et les joies de la beauté, seules capables de vaincre le temps.

Le narrateur a cheminé longtemps à travers les déceptions du monde et les angoisses de l’amour avant d’écrire son livre.

Proust a, pour écrire son œuvre, franchi les étapes d’un itinéraire spirituel. Il y a chez lui une vie souffrante dans le temps, et une vie triomphante dans les tableaux d’Elstir, les phrases de Bergotte et la musique de Vinteuil.

 

L’optique du narrateur

 

Tout dans la Recherche s’ordonne autour du narrateur. C’est avec lui que le lecteur découvre le monde. De Balzac à Proust, l’accent s’est déplacé de la conscience sociale à la perception psychologique. Proust ne déroule pas des vies continues, mais des bribes dont le narrateur a pu avoir connaissance. La plupart des personnages sont perçus avant d’être connus. L’idée qu’on se fait des êtres se rapproche de la vérité au fur et à mesure de ce qu’on voit d’eux et de ce qu’on apprend sur eux. La vérité n’est jamais chez Proust, donné par le romancier, elle est acquise peu à peu par le narrateur.

En vieillissant, les personnages se transforment : Proust déclarait qu’il renonçait à la « psychologie plane » et qu’il voulait atteindre à une «  psychologie dans le temps ». Proust fait ressortir, dans l’œuvre du temps, la richesse des métamorphoses qu’il opère. Il montre que le temps use les êtres. Mais il insiste surtout sur les possibilités qu’il offre de les voir autrement. Certains personnages nous donnent l’impression qu’ils ont évolué parce que le narrateur a appris sur eux du nouveau. Les personnages étaient comme ces paysages proustiens qui prennent une physionomie nouvelle au fur et à mesure que l’observateur se déplace et qu’il découvre le même lieu sous plusieurs angles. Proust réussit à nous imposer un monde fictif, mais cette grâce lui est, en quelque sorte, donnée par surcroît, car il s’attache surtout, en nous rapportant les expériences du narrateur, à nous donner le sentiment d’une découverte du monde véritable. La métamorphose qu’il faisait subir au roman tenait dans doute au fait qu’il le rapprochait des mémoires.

 

La quête de la vérité

 

Il y a chez Proust une déréliction dans le sensible. Proust parle de « partir des illusions, des croyances qu’on rectifie peu à peu comme Dostoïevski racontait une vie. » Les mémoires étaient un ouvrage de pensée, A la recherche du temps perdu une recherche de la vérité. L’évolution de sa pensée, Proust précisait qu’il n’avait pas voulu « l’analyser abstraitement » mais « la recréer, la faire vivre. » Son œuvre contait l’odyssée d’un esprit qui passe des impressions poétiques à la connaissance discursive, du sensible à l’intelligible, des illusions à la vérité. La perte des illusions était liée chez Proust aux progrès de la connaissance. Le hé&ros de Proust accédait à une nouvelle manière de voir : le monde n’était plus pour lui un bien à conquérir mais une apparence à élucider. Il fallait interpréter les dignes, et non plus exprimer des vérités acquises.

 

Un Montaigne de nos jours

 

Le narrateur de la Recherche exposait le point de vue qui, à travers les années, avait été le sien. Mais les souvenirs de l’enfance, c’est l’homme mûr qui les racontait, à la lumière de tout ce qu’il avait appris depuis. Le lecteur entrait dans un monde de pensées autant que dans un univers fictif. L’importance des développements généraux insérés au moment des « ajoutages » faisait subir au roman une importante métamorphose. L’essayiste prenait le relais du romancier. Proust était selon Charles Du Bos, « un Montaigne de nos jours ». Il proposait à son lecteur des réflexions sur le sommeil, le rêve, la mémoire, l’amour, le désir, la douleur. Il n’était pas un écrivain soucieux de raconter une histoire. Le commentaire proustien n’était pas subordonné à une action. Il ne visait pas à donner consistance à un univers fictif. Il naissait d’une réflexion qui s’exerçait sur le tissu quotidien de la vie : perceptions, souvenirs et idées.

 

Le personnage proustien

 

Proust n’était pas seulement un moraliste. Il a été un romancier capable de créer des personnages qui vivent avec intensité. On l’a, à ce titre, comparé à Balzac. Charlus est une des plus puissantes figures du roman français. Il y a un mystère du personnage proustien qui tient aux modalités par lesquelles nous l’appréhendons. Nous ne sommes jamais placés en son centre, nous n’avons de lui que des renseignements que le narrateur rapporte sur lui. La dissociation du personnage tient d’abord au caractère subjectif et partiel du témoignage. Elle procède aussi d’un sens très moderne des complexités de la conscience. Proust disait que des personnages illogiques ont l’air plus vrai. Faire vivre des personnages, on y parvient au mieux en suggérant leur complexité et leur incohérence. La multiplicité des états de conscience est souvent interprétée par Proust comme une succession de personnalités différentes. Marcel observe, en lui-même, la mobilité de son caractère, et il remarque qu’il n’est pas « un seul homme » mais le « défilé d’une armée composite où il y avait des passionnés, des indifférents, des jaloux. » Il n’est guère de personnage important qui, dans le Temps Perdu, ne laisse voir les contradictions de sa conscience. Proust s’appliquait à montrer que l’amour et la haine, la bonté et la traîtrise, la timidité et l’insolence n’étaient que des formes opposées d’une même pulsion. Les métamorphoses du personnage dans le temps viennent accroître encore sa complexité, car les années accusent certains traits, mais en font apparaître d’autres jusque-là cachés. Les êtres ne se réalisent que successivement.

Les personnages de Proust sont des figures puissantes, proche de la vie par leur complexité, mais fortement caractérisées. En tant que personnage du roman, ils ne sont pas victimes de leur complexité. Ils se situent au-delà de la raideur et en deçà de l’incohérence.

 

Un roman de la génération symboliste

 

La condamnation du réalisme : A la recherche du temps perdu s’inscrit dans un vaste mouvement de réaction contre la littérature réaliste. Le Temps retrouvé contient une sévère condamnation du roman à prétention documentaire : « La littérature qui se contente de décrire les choses, d’en donner seulement un misérable relevé de lignes et de surfaces, est celle qui, tout en s’appelant réaliste, est la plus éloignée de la réalité. » Proust cherchait à saisir la qualité d’une impression un peu rare, non à proposer des renseignements sur la vie commune. Il voulait écrire de belles pages plutôt que d’apporter des documents. Il accordait au milieu, au train du monde comme il va, à l’argent, aux conditions matérielles et communes de l’existence, bien peu d’importance. On est loin dans le Temps Perdu, des soucis d’argent de La Comédie Humaine ou des luttes sociales de Germinal.

La condamnation de l’idéologie : Proust condamnait un art engagé, et l’idéologie au sein de l’œuvre romanesque. Ecrire des œuvres intellectuelles constituait pour Proust une « grossière tentation » et une « grande indélicatesse » car « une œuvre d’art où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix ». Le roman ne devait être ni une photographie de la réalité, ni l’exposé d’un idéal. Proust voulait unir le particulier et le général, le réel et la pensée. L’œuvre ne devait pas naître d’une idée préconçue, elle devait être le produit « d’une fécondation du fait par l’idée » (A. Gide). Proust rejetait le réalisme et le symbolisme. Il s’orientait vers un art d’autant plus profond qu’il serait plus pénétré de vie. Il entendait partir du concret, et par un travail d’approfondissement, parvenir à la vérité, faire jaillir la lumière intellectuelle de l’opacité même de la sensation.

 

Conclusion : L’ambivalence de l’œuvre

 

Relevons le jugement de Nathalie Sarraute :

 

- Pour ce qui est de Proust, « … Il est vrai que se sont précisément ces groupes composés de sensations, d’images, de sentiments, de souvenirs, qui, traversant le mince rideau du monologue intérieur, se révèlent brusquement au dehors dans une parole en apparence insignifiante, une intonation ou un regard qu’il s’est attaché à étudier (…) Mais – si paradoxale que cela puisse paraître -, il les a observés d’une grande distance et comme figé dans le souvenir (…) il les a considérés comme un enchaînement d’effets et de causes qu’il s’est efforcé d’expliquer. Il a rarement – pour ne pas dire jamais – essayer de les revivre ou de les faire revivre au lecteur dans le présent, tandis qu’ils se forment et à mesure qu’ils se développent comme autant de drames minuscules. (…) Ces mouvements innombrables et minuscules qui préparent le dialogue, sont pour Proust, à la place d’où il les observe, ce que sont pour les cartographes qui étudient une région en la survolant, les vagues et les remous des cours d’eau ; il ne voit et ne reproduit que les grandes lignes immobiles que ces mouvements composent (…) Il reconnaît parmi elles celles qui sont déjà explorées et les désignent par leur nom connu : jalousie, snobisme, crainte, modestie, etc.

(…) il a eu beau s’acharner à séparer en parcelles infimes la matière impalpable qu’il a ramené des tréfonds de ses personnages, dans l’espoir d’en extraire je ne sais quelle substance anonyme dont serait composée l’humanité tout entière, à peine le lecteur referme-t-il son livre que par un irrésistible mouvement d’attraction, toutes ces particules s’amalgament en un tout cohérent, aux contours très précis, où l’œil exercé du lecteur reconnaît aussitôt un riche homme du monde amoureux d’une femme entretenue, un médecin arrivé, Gober et Malourd, une bourgeoise parvenue, ou une grande dame snobe, qui vont rejoindre dans son musée imaginaire toute une vaste collection de personnages romanesques.

 

 

Le Roman

 

 

 

 

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Livre III

 

 

 

Problématique du roman

 

et

 

Histoire du roman au XXe siècle

 

 

 

 

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SIXIEME PARTIE :

 

 

 

Le tournant de 1930 jusqu’à la seconde guerre mondiale

 

 

 

Introduction

Ce n’est pas un hasard si l’année 1930 voit le début de la parution de deux œuvres importantes que l’on a désignées comme des  « fresques d’histoire sociale » ou des « roman-fleuve »:

Roger Martin du Gard, achevait le cycle des Thibault par La mort du père en 1929, qu’il couronnait en 1936 par la fresque de L’Eté 14.

Jules Romains donnait naissance entre 1932 et 1947 aux 27 volumes des Hommes de bonne volonté.

Les dix ou quinze années ( mais aussi l’épreuve vécue de la guerre) qui séparent ces écrivains de la génération précédente constituent le recul nécessaire pour qu’un nouvel élan vienne réanimer chez eux la vocation de romancier.

Là où la faillite d’une société avait conduit les écrivains de la génération précédente, s’instituant les témoins d’une crise de civilisation, à mettre en cause la vocation du roman à décrire une quelconque réalité, pour ainsi dire abolie par le naufrage et disparue dans l’abîme de la conscience de soi, la crise, maintenant intégrée dans le cours d’une histoire, exigeait des intellectuels qu’elle fût située dans une vision de la réalité sociale.

Elargir le roman, multiplier les personnages et les événements, chercher à peindre, à travers un foisonnement de destinées individuelles la vie de toute une société, telle était l’ambition qui venait relancer les romanciers de la génération de 1885. Ils retrouvaient ainsi, avec des modalités nouvelles, le dessein de Balzac et Zola : faire vivre un monde à travers les pages d’une longue suite de romans.

Roger Martin du Gard, en écrivant l’histoire d(une famille sur plusieurs générations, réussit à suggérer le foisonnement d’une durée collective qui débordait toute destinée individuelle.

Jules Romains, en menant de front les intrigues simultanées de vies individuelles, tentait de suggérer la complexité de la vie sociale.

I. Les fresques d’histoire sociale

 

 

 

Roger Martin du Gard (1881-1958)

 

Roger Martin du Gard sentit dès l’adolescence naître en lui la vocation d’écrivain. Il découvre le roman russe et en particulier Guerre et Paix de Tolstoï ; cette influence sera sur lui déterminante. En attendant de pouvoir réaliser ses ambitions littéraires, il entre en 1889 à l’Ecole des Chartes. A la veille de la guerre de 1914 paraît son premier livre Jean Barois (1913). En 1920, il conçoit le plan détaillé d’un vaste roman cyclique qui s’intitulera Les Thibault : il y consacre désormais l’essentiel de son temps. La publication des Thibault en est à son avant-dernier volume en 1937, année où Martin du Gard reçoit la consécration, du Prix Nobel de Littérature.

- Jean Barois

 

A première lecture, le sujet du livre est le récit d’une crise religieuse qui oppose dans l’âme d’un adolescent, puis dans la vie d’un homme jusqu’à l’extrémité de sa mort, les réponses positives de la science et les promesses de l’action politique et sociale aux certitudes de la foi et aux croyances de la religion : C’est un thème qui pourrait faire l’objet d’une analyse psychologique.

Mais Jean Barois n’est pas un livre comme les autres : « le livre se compose de dialogues, accompagnés de brèves indications de mise en scène et de documents, dont certains sont livrés à l’état brut. » La seconde partie du livre, consacrée à l’engagement du personnage aux côtés des intellectuels dans l’Affaire Dreyfus est une véritable monographie de l’Affaire : un roman dossier qui relate le cours des évènements et nous livre les documents.

Comme le souligne Albert Camus, il semble que l’auteur ait cherché par système à briser toutes les traditions du roman psychologique, bien plus, du roman « romanesque », voulant, par une technique nouvelle, aller jusqu’au bout du projet « réaliste » du roman du XIXème siècle.

Le paradoxe de cette tentative et ses limites consiste à ouvrir le dossier de l’histoire sous l’angle d’une crise religieuse, mettant en scène le débat idéologique de la science et de la foi qui a animé les consciences en la fin du siècle.

La première partie du roman est consacrée à la genèse de ce débat de conscience :

L’adolescent qui est le héros du roman, Jean Barois, appartient à une famille de la haute bourgeoisie : sa mère appartient à une riche famille provinciale, pénétrée des croyances catholiques les plus traditionnelles ; son père est un médecin réputé dont on comprend par les indications de l’auteur que le souci de sa carrière, mais aussi les convictions « scientifiques » de sa profession l’ont éloigné de sa famille.

Héritier d’une foi est tout entière forgée par la religion telle qu’on l’enseignait à cette époque dans ces « jésuitières », qui ne saurait répondre à ses interrogations,

Jean Barois décidera de faire ses études de médecine, mais en même temps sa licence de sciences naturelles, animé de l’espoir secret que la science apportera les réponses aux questions qui le troublent depuis son adolescence : l’origine du monde, de la vie, les causes de la variété des espèces, l’énigme de la conscience, le mystère de la mort.

La rencontre par Jean Barois de l’Abbé Schertz, à travers lequel Roger Martin du Gard nous décrit le réveil de la pensée catholique sous l’impulsion d’une élite religieuse qui entreprend l’exégèse des textes saints. Au travers de l’Abbé Schertz, ce sont les thèses de l’Abbé Loisy que Roger Martin du Gard expose, pour qui chacun des dogmes n’est plus qu’un symbole qui traduit dans l’état des connaissances du temps où les Textes Saints ont été écrits. A la limite, n’est-ce pas, comme l’affirme l’Abbé Loisy, la foi des apôtres et de ses disciples qui a fait du Christ, un Dieu.

 

Comme les modèles auxquels se réfère Roger Martin du Gard, l’Abbé Schertz reste fidèle à l’Eglise, parce que, dit-il,

- « la forme du catholicisme organisé, social, - Que dire ? communautaire; voilà la nature humaine ! »

- Jean Barois : « Alors, la libre pensée toute pure ! »

- L’Abbé Schertz : « Non, mon ami, Nous, catholiques, nous n’aurons jamais le droit de faire cette rupture ….. de nous isoler des autres. »

 

Autrement dit : ce qui fait la valeur de la vie chrétienne, n’est-ce pas sa vertu sociale, communautaire ? Le sens que la religion donne à la vie, n’est-ce pas de nous conduire à dépasser notre individualisme pour nous ouvrir aux autres ?

 

Ainsi s’achève la première partie de Jean Barois, sur une interrogation : la science contredit la religion, ses croyances, ses dogmes, elle apporte des réponses « positives », des explications rationnelles en décrivant les origines, les évolutions, les transformations, en un mot, elle prétend donner une explication complète de l’univers. Comme le dit Jean Barois, « le besoin inné [des hommes] de comprendre et d’expliquer trouve aujourd’hui sa large et complète satisfaction dans le développement scientifique de notre temps. »

Mais la vraie question n’est-elle pas ailleurs ? L’explication rationnelle suffit-elle à donner un sens à l’existence ?

Pour que la « Rupture » de Jean Barois s’accomplisse, non seulement avec les dogmes de la religion, mais aussi avec les certitudes de la foi, il faudra qu’il découvre une nouvelle solidarité des hommes : dans l’Action et dans l’Histoire.

Dans la deuxième partie du roman : la rupture de Jean Barois avec la religion, son athéisme, la valeur de « sa libre pensée » ne s’accomplit que grâce l’événement historique de l’Affaire Dreyfus.

C’est à la faveur de cette affaire à laquelle va se trouver mêlé le Journal « Le Semeur » - qu’il a créé avec quelques-uns de ses amis - qu’il va découvrir un autre sens de la vie, ou plus exactement, une vie nouvelle dont le sens réside tout entier dans l’action historique et sociale.

C’est, selon les termes de Camus, une véritable « libération » que cette découverte par l’élite intellectuelle de l’humanité : c’est « ce qu’on peut appeler une jouissance historique » que Jean Barois et ses amis découvrent. L’Action sur les autres, dans l’Histoire, donne un sens à la vie et délivre, au même titre que la foi, de l’inquiétude, des doutes, des questions métaphysiques.

Dans le roman, Jean Barois qui fut un adolescent tourmenté, qui devint un libre penseur individualiste, rationaliste, ne connaissant que la fièvre des idées, devient enfin seulement, au travers des aléas de l’Affaire – luttes hésitations, succès, espoirs, défaites – et, comme par une seconde formation, ce qu’on peut appeler un Homme.

Après l’Affaire Dreyfus, c’est « le calme ». Jean Barois rejette à la fois le dogmatisme de la religion et le scientisme qui voudrait transformer la science en une religion. C’est alors qu’il énonce une sorte de nouvel humanisme athée pour lequel la morale repose sur la solidarité sociale.

Le personnage de Luce, écrivain philosophe, membre de l’Institut, dont la vie est simple comme sa philosophie, incarne jusqu’au terme du roman, ce nouvel humanisme. Quant à Jean Barois, il détient sa vérité : l’explication du monde par la science, les certitudes qu’apporte l’Action avec et pour les autres, suffisent à donner un sens à la vie, qui, loin d’être l’œuvre d’un libre arbitre de l’homme, n’est qu’un moment de l’évolution.

A la suite d’un accident où la crainte de la mort lui fit prononcer malgré lui un « Je vous salue, Marie », Jean Barois rédige son testament, qui est une profession de foi matérialiste.

Ainsi, quoiqu’il arrive, il veut donner à cette vérité qu’il a découverte la valeur d’une certitude qui soit équivalente à celle de la foi.

Mais le roman ne peut s’arrêter là, parce que la vie de Jean Barois n’est pas achevée.

La vie n’est-elle pas capable de remettre en cause le sens qu’on lui donne ?

 

La troisième partie du roman transforme le récit d’une vie qui est un moment de l’histoire, en une interrogation sur le sens de l’existence à travers les étapes d’une vie.

- La première étape est celle de la mort du père : Alors que le goût de vivre pousse Jean Barois à la recherche effrénée de la vérité en se privant de tous mirages qui puissent aider au bonheur, la mort de son père soulève déjà le problème : comment ce médecin qui a donné un sens à sa vie par son dévouement aux autres peut-il avoir besoin, à sa dernière heure, du crucifix ?

- La seconde étape est la rupture de son mariage : La recherche de la vérité qui a conduit Jean Barois à rejeter la religion, consomme en même temps, la rupture de son mariage avec Cécile, cette amie d’enfance avec laquelle le bonheur eut été, pour ainsi dire, naturel.

La recherche de la vérité qui apparaît comme la plus haute exigence, n’est-elle pas elle-même un mirage qui nous dissimule une vérité plus simple, plus immédiate, et en un certain sens, plus certaine : le bonheur ?

 

Le récit s ‘achève par la maladie et la mort de Jean Barois qui transforme le roman en un cycle, nous renvoyant à la mort de son père. Et la question se pose à nouveau/ -Est-ce la vieillesse, la dégradation des facultés, qui ramènent l’homme vers la foi ?

 

Epilogue :

Au travers de son testament, que Cécile retrouve dans un tiroir, Jean Barois veut affirmer après sa mort et au-delà, que l’on peut connaître le sens de la vie comme une vérité définitive.

 

Mais la question reste posée : et c’est le grand thème de l’œuvre de Roger Martin du Gard :

« Peut-on arriver au bonheur sans être dupe d’aucun mirage ? », et comme l’écrit Albert Camus, « la communauté des hommes qui aide parfois à vivre, peut-elle aider à mourir ? »

 

 

 

- Les Thibault

 

Martin du Gard a commencé le cycle des Thibault en 1920. Du Cahier gris (1922) à La Mort du père (1929), il contait l’histoire de deux familles, les Thibault et les Fontanin. Il dessinait des figures d’un puissant relief, il donnait vie à des personnages représentatifs : un grand bourgeois autoritaire, un adolescent révolté, un médecin énergique et ambitieux. Il héritait de Tolstoï dans l’art du portrait en épaisseur, dans la suggestion de cette troisième dimension du personnage imaginaire. Aucun effet de style gratuit, chez lui, aucune provocation esthétique.

Ce ne sont pas seulement les personnages qui, dans les premiers tomes des Thibault, bénéficiaient de cette troisième dimension. Le récit lui-même, par la solidité de sa trame, imposait à l’esprit du lecteur un univers « crédible ». Martin du Gard, en face de toute une littérature romanesque fondée sur l’expérience intime d’une subjectivité, retrouvait, avec le goût de la documentation objective et de la narration impassible, les soucis des maîtres du XIXe siècle. Le roman redevenait pour lui ce qu’il était avant Proust, la représentation des êtres humains aux prises avec un monde hérissé de difficultés concrètes. Martin du Gard s’appliquait à montrer l’interaction vivante de l’homme et des choses. Il ne dramatisait pas la vie. Il en reproduisait le cours avec une souveraine impassibilité. Il traçait, avec Jacques Thibault, un beau portrait d’adolescent. Il entrait dans sa révolte avec sympathie ; mais aussi, il en indiquait les raisons. Il était assez près de son personnage pour lui donner l’animation de la vie, assez éloigné de lui pour apercevoir les obscures motivations de ses attitudes. C’esr une des vertus du réalisme que d’opposer aux emportements de la subjectivité ou aux délires visionnaires le sereine contemplation du cours des choses. « C’est très bien, Green, disait Martin du Gard, mais il raconte ses rêves, et moi je parle de la réalité. » Il y a une sorte d’effacement de soi dans l’application et dans la mesure de cet art minutieux. Martin du Gard semble avoir eu le sentiment d’une sorte d’échec : «  Ce que j’appelle objectivité, disait-il, fidélité au réel, simplicité de la composition et de la facture, pourrait bien n’être qu’indigence. » Il se pourrait aussi que ce fussent là des vertus trop souvent oubliées.

 

 

- L’Eté 14

 

Sept années se sont écoulées entre La Mort du père (1929) et L’Eté 14 (1936). Longue période, pendant laquelle Martin du Gard s’interroge sur l’univers qu’il est en train d’édifier, renonce au plan qu’il avait primitivement prévu, détruit le manuscrit du tome qui devait faire suite à La Mort du père, oriente sa création selon d’autres perspectives. Dans les trois gros volumes de L’Eté 14, comme dans L’Epilogue, le romancier modifie son art, il orchestre de nouveaux thèmes, il donne une place prépondérante aux débats théologiques. On sent une sorte de rupture de ton entre les premiers volumes des Thibault et le tableau de L’Eté 14.

Dans les premiers tomes des Thibault, Martin du Gard avait réussi à faire vivre un monde dans une suite d’assez brèves monographies : la fugue de deux adolescents, l’enlisement moral dans un pénitencier, la journée d’un médecin, l’agonie d’un grand bourgeois, tels étaient les épisodes marquants de cette fresque. Seule, La Belle Saison rompait avec le caractère linéaire du récit : les événements se nouaient, la fiction prenait son épaisseur. Ces romans étaient découpés en scènes qui n’occupaient qu’un assez petit nombre de jours et d’heures. L’action du Cahier gris s’étendait, tout au plus, sur cinq jours ; encore le romancier, usant volontiers de l’ellipse, ne s’arrêtait-il que sur certains moments privilégiés. Le récit du Pénitencier portait sur quelques semaines, et telle visite d’Antoine, limitée à quelques heures, en occupant la plus belle part. La Belle Saison s’étendait sur cinq mois, et les scènes essentielles étaient situées dans un bref espace de temps, une soirée, une nuit, une journée. La Consultation durait 24 heures, La Sorellina, deux ou trois jours, La Mort du père, une semaine. C’est un des paradoxes de l’art romanesque, chez Martin du Gard, que ce morcellement parvienne à donner le sentiment de la durée. En rendant compte minutieusement de quelques heures, le romancier impose au lecteur la présence d’êtres fictifs, la continuité de leur existence et la vérité de l’univers dans lequel ils se meuvent.

 

Avec L’Eté 14, le romancier se proposait de conter en détail les quelques mois qui précèdent la guerre. Il avait été conduit peu à peu à l’évocation des tempêtes de l’Histoire. Les destinées individuelles, dont jusque-là il s’était fait le patient chroniqueur, s’acheminait ainsi vers une catastrophe qui se situait à l’échelle européenne. Pendant cette crise de la société bourgeoise, on apercevait de biais, par le truchement des milieux inter-nationalistes, les préparatifs d’une révolution planétaire ; Jacques Thibault est passé de la révolte anarchiste au service de la révolution. L’échec de sa vie répond à l’échec de la cause à laquelle il s’était voué : le mouvement socialiste international n’a pu empêcher la guerre. Il ne lui restait plus qu’à mourir seul, de façon exemplaire, au-dessus de la mêlée. La mort de Jacques Thibault n’est pas le dernier mot des Thibault.

Antoine est le véritable héros des temps nouveaux ; on l’a trop souvent considéré comme un positiviste borné, on a déploré qu’il fût trop sûr de soi. Il est vrai que, dans les premiers volumes des Thibault, il apparaît comme un héritier comblé, il a tout reçu en partage, l’intelligence, la santé, l’énergie, l’argent. C’est avec Rachel qu’il découvre l’existence d’autrui. Elle est sa première initiatrice. Grâce à elle, il prend la mesure de lui-même. Elle lui apprend la véritable humilité, qui est l’intime sentiment de ses propres limites. Au fur et à mesure que l’orage grossit à l’horizon, Antoine se sent solidaire de tous les hommes de sa génération ; il fera, sans enthousiasme, cette guerre qui s’approche. Son destin, qu’il avait construit à force de volonté et de travail, voilà que les événements le remettent en question. Son père au moment de mourir, avait compris qu’il allait tout perdre.

 

De La Mort du père à L’Eté 14, on est passé du plan métaphysique au plan social. La condition humaine n’est pas seulement l’usure que cause le vieillissement, elle est la soumission aux bouleversements de l’Histoire. Gazé, malade, condamné, Antoine a perdu l’assurance de sa jeunesse. Il sait qu’il va mourir sans avoir compris grand chose à lui-même. Il sait seulement qu’un monde s’écroule, que l’individualisme n’est plus possible. Ce positiviste meurt en affirmant sa foi dans la continuité de l’aventure humaine. Il n’y a plus aucun espoir pour lui-même, mais un petit garçon né des amours de Jacques et de Jenny, Jean-Paul, représente la chance de l’avenir.

Martin du Gard, en face du révolté, a dressé le nouveau héros des temps troublés : le médecin sui consacre sa vie à apaiser de son mieux les souffrances des hommes. Avant le docteur Rieux, dans La Peste, Antoine Thibault incarne un style de vie. Martin du Gard avait commencé par la peinture de la bourgeoisie parisienne ; il finissait en proposant un héros, qui au milieu des temps troublés, gardait le courage d’espérer. Ce romancier qui écrivait en s’appuyant sur une solide tradition du XIXe siècle, et qui usait d’une technique éprouvée, a su prendre mieux que beaucoup d’autres, la mesure de son temps. Avec Jean Barois, son œuvre s’était placée d’emblée sous le signe de la mort de Dieu. Dans L’Eté 14, elle rendait compte d’une faillite de la civilisation. Il y avait une intensité tragique dans ces semaines pendant lesquelles l’Europe courait à la catastrophe. Les débats idéologiques, dont on a trop souvent regretté l’abondance, venaient rendre à l’événement son coefficient d’incertitude : ils étaient le bégaiement dérisoire d’une génération promise aux malheurs de l’Histoire.

 

 

Jules Romains (1885-1972)

 

Louis Farigoule est né à Saint-Julien-Chapteuil dans le Velay de ses ancêtres ; Naissance provinciale, enfance parisienne, : celui qui deviendra Jules Romains en littérature unit dans sa personne ces deux traits qu’il répartira dans Les Hommes de bonne volonté, entre Jean Jerphanion et Pierre Jallez.

En 1905, il est reçu à l’E.N.S. où il poursuit des études philosophiques. Agrégé en 1909, il enseignera la philosophie dans divers lycées jusqu’en 1919.

Après la guerre de 14, pendant laquelle il est mobilisé dans le service auxiliaire, Jules Romains se consacre surtout au théâtre, dans les années 1920-30 qui virent le triomphe de Knock. Il fait paraître peu de romans (la trilogie Psyché : Lucienne en 1922, Le Dieu des corps en 1928, et Quand le navire… en 1929)

Mais c’est durant cette période que s’élabore son œuvre maîtresse : Les Hommes de bonne volonté.

- Les Hommes de bonne volonté

 

Les 27 volumes des Hommes de bonne volonté ont paru entre 1932 et 1946. Jules Romains avait, dès les années vingt, jeté les bases de cette vaste construction. Toute son œuvre antérieure, du Bourg régénéré au Dieu des corps, était comme un exercice préparatoire au grand ouvrage de sa vie : « Je sentais qu’il me faudrait tôt ou tard entreprendre une vaste fiction en prose, qui exprimerait dans le mouvement et la multiplicité, dans le détail et le devenir, cette vision du monde moderne dont La Vie unanime chantait d’emblée l’émoi initial. »

 

Dans la préface aux Hommes de bonne volonté, Jules Romains analyse les deux procédés auxquels ont eu recours les romanciers, qui depuis un siècle, se sont proposés pour but de peindre le monde de leur temps.

Le premier est celui de Balzac et de Zola : il consiste à « traiter dans des romans séparés un certain nombre de sujets convenablement choisis, de sorte qu’à la fin, la juxtaposition de ces peintures particulières donne plus ou moins l’équivalent d’une peinture d’ensemble ».

Le second a sur le premier l’avantage d’une unité organique. Au lieu d’une collection de romans, on a un seul roman en plusieurs volumes. La peinture de la société est disposée, en perspective, autour d’un individu. Cette formule de roman s’attache moins à dépeindre la société qu’à montrer son reflet dans une conscience.

 

Le romancier unanimiste, lui, part du collectif et du social, non de l’individuel. Son véritable sujet est la société. Il se refuse à « juxtaposer un nombre indéfini de romans distincts ». Il entend ne pas « se limiter à la seule histoire d’un personnage central ». Son entreprise exige « un roman unique, mais suffisamment vaste (…) et où des personnages multiples, individus, familles, groupes, paraîtraient et disparaîtraient tour à tour, comme les thèmes d’un drame musical ou d’une immense symphonie ». Dès le premier tome de la série, Le 6 octobre, point d’histoire, point d’intrigue, point de sujet, point de personnage principal : rien d’un roman traditionnel. On glisse d’une vie à une autre, on explore, de proche en proche, l’espace de la ville. La vie est là, dans la descente des Parisiens au travail, dans le réveil d’une comédienne, dans l’atmosphère d’une classe d’école primaire, dans la course des express qui convergent vers la capitale. Dans chacun des volumes suivants, on abandonne à chaque instant un personnage pour en retrouver un autre. Par la vivacité de cette suite de scènes, Romains a voulu obtenir « tout un pathétique de la dispersion, de l’évanouissement, dont la vie abonde. »

 

Le roman du monde moderne

Les Milieux

On demeure étonné par la diversité des milieux que Jules Romains a su présenter. A l’intérieur de chaque catégorie sociale, il s’est appliqué à différencier ses types. Les Bastide appartiennent au petit peuple parisien, ils s’appliquent à préserver leur dignité, ils sont soucieux de na pas déchoir. Miraud et Roquin incarnent le type de l’artisan qualifié : le culte de l’ « ouvrage bien fait » rejoint chez eux le goût de l’indépendance. Edmond Maillecotin, tourneur dans une grande usine, appartient au contraire à cette société industrielle qui est en train de devenir une civilisation de masse.

Les intellectuels jouent un grand rôle dans Les Hommes de bonne volonté, les normaliens Jallez et Jerphanion, mais aussi Sampeyre, ancien professeur d’histoire à l’Ecole Normale d’Auteuil, qui groupe autour de lui des anciens élèves, des amis, Mathilde Cazalis, Laulerque, Clanricard. A côté de ces universitaires, une comédienne, Germaine Baader, le député de gauche Gurau, le critique George Allory, logé dans ses trois pièces de la rue Miromesnil pour faire illusion, pour dissimuler, par cette résidence dans un beau quartier, la pauvreté de ses ressources.

Il y a toute une stratification sociale dans Les Hommes de bonne volonté. Au sommet, la richesse des Maïeul, du professeur Ducatelet, ou de Mme Godorp, qui reçoit dans son luxueux appartement de l’avenue du Bois, des hommes politiques et des artistes d’avant-garde.

On a dit que Jules Romains, comme tout romancier, ne parlait bien que de ce qu’il connaissait par expérience personnelle : les normaliens, les professeurs, les écrivains, les artistes. On lui a reproché la fausseté de ses peintures, quand il s’est agi pour lui de présenter des hommes d’église, des hommes d’affaires, des gens du monde.

Le champ d’observation de Jules Romains est fort étendu. A l’expérience personnelle s’ajoute chez lui l’intuition. Jules Romains n’est pas dépourvu d’un flair qui le conduit d’emblée à l’essentiel, qui lui fait discerner, dans un amas de documents, le fait révélateur et frappant. Mais il ne connaît pas cette frénésie hallucinatoire avec laquelle Balzac forgeait l’univers de la Comédie Humaine. Il y a chez lui plus de méthodes que d’emportement, plus de sécheresse analytique que d’intuition créatrice.

 

L’argent

Comme Balzac, il a été le romancier de l’argent. Il en a suggéré la puissance. Il a vu parfois, dans les hommes d’affaires, les successeurs des conquérants de la Renaissance. Haverkamp est un des héros du monde moderne. Le Cartel du Pétrole étend partout son emprise. La presse est aux mains des hommes d’argent. Gurau est impuissant devant leurs agissements : tout au plus peut-il sauvegarder, par quelques concessions, l’indépendance de son journal. Zülpicher donne à ses affaires un développement international. Ce personnage inquiétant réussit là où Haverkamp a échoué. En suivant la carrière d’Haverkamp, Jules Romains fait entrer son lecteur dans le développement des affaires immobilières. Il a donné à cet homme, que Jerphanion et Bouitton considèrent volontiers comme une fripouille, une dimension épique. Il y a, chez Haverkamp, l’allégresse de l’action, l’enthousiasme des bâtisseurs, une élégance chevaleresque parfois, qui, dans des milieux où règne la méfiance, « sonne soudain, comme dans une boutique, les éperons d’un prince déguisé en marchand ». Haverkamp a conscience « en sa personne, du pouvoir de l’esprit humain, quand l’esprit humain se donne la peine qu’il faut. »

 

L’Histoire

Jules Romains, dans Les Hommes de bonne volonté, a pris pour point de départ l’année 1908 : elle lui a paru significative de l’évolution du monde moderne par ses conflits sociaux et par ses incidents diplomatiques : la guerre et la révolution s’annoncent comme une double menace qui pèse sur le monde. La guerre de 1914, et liée à elle, la révolution de 1917, est située au centre de l’œuvre. On en discerne les causes, les manifestations, les conséquences. Grâce au procédé de présentation adopté par le romancier, l’événement historique, qu’il s’agisse de Verdun, de la guerre ou de la révolution d’octobre, est découvert sous des optiques différentes, par des hommes différents appartenant à des milieux différents. Le sort de Verdun est longtemps douteux. Les destinées de la révolution d’octobre restent incertaines. La multiplicité des témoignages contradictoires laisse à l’événement son coefficient d’incertitude. L’aventure humaine est soumise à des périls, elle reste ouverte sur l’avenir.

L’entrée de l’histoire contemporaine dans le roman pose un problème : comment juxtaposer, sans choquer la vraisemblance et sans nuire à la crédibilité, des personnages historiques et des personnages fictifs ? Jules Romains a pris le risque de montrer ces personnages réels : on voit, dans Les Hommes de bonne volonté, Briand, Joffre, Clemenceau, Gallieni, Jaurès. Ils deviennent, peu ou prou, des personnages de roman. L’auteur se donne même parfois le loisir de nous faire pénétrer dans leurs intimes réflexions.

 

Les personnages collectifs

C’était l’intention fondamentale de l’unanimisme que de faire vivre des êtres collectifs. Jules Romains a su entrecouper les destinées individuelles par de vastes tableaux d’ensemble. Au tome premier, la « Présentation de Paris à cinq heures du soir » réussit à communiquer la vision d’un être immense. Ici, comme en d’autres endroits, le romancier analytique et froid devient un poète inspiré. Il chante la poésie du monde moderne. Il suggère les échanges, les circulations, les brassages qui s’accomplissent. A ce tableau panoramique de Paris font écho, par la suite, les promenades qu’effectuent, à travers la ville, les héros des Hommes de bonne volonté.

Il y a une connaissance de Paris, une poésie de Paris, une intimité. Les rues et les places, les quartiers et les monuments ont la douceur d’un chez soi.

Après Paris, la France. Arrivé au point culminant de son œuvre, à la veille de la guerre, Jules Romains propose une « Présentation de la France en juillet 1914 ».

A la fin de la série, la « Présentation de l’Europe en octobre 1933 » est une vision encore plus ample. On sent venir la guerre prochaine.

 

Le roman des individus

Les personnages de Jules Romains sont souvent, il est vrai, représentatifs d’un secteur de la société française ; ils sont chargés d’incarner tous les traits essentiels d’une classe ou d’une profession. On a souvent l’impression que Jules Romains est parti des catégories sociales qu’il voulait étudier, et qu’il a fabriqué des individus qui en fussent l’illustration. L’intelligence analytique est intervenue avant que ne s’exerce la puissance créatrice. Beaucoup d’individus, cependant, réussissent à éveiller l’intérêt du lecteur et retenir son attention. Ils l’incitent même à tricher avec le plan suivi par l’auteur : il cherche à savoir, en sautant des épisodes, ce que deviennent les personnages qu’il a commencés d’aimer. Leurs pensées intimes, leur vie secrète bous sont généreusement livrées. C’est un des plaisirs de ce roman que d’y trouver accès à tant des consciences étrangères. Le lecteur passe de la conscience manique, méthodique et scrupuleuse de Quinette aux emportements visionnaires d’Haverkamp, à la sagesse solide et opiniâtre de Jerphanion. Romains a jeté quelques lumière sur la liaison de la sexualité et du crime chez Quinette. Il a exploré par ailleurs, les démarches secrètes de l’esprit créateur. Il a montré avec Strigélius un écrivain aux prises avec le langage. Il a suivi de même les démarches intellectuelles du Docteur Viaur qui, en une nuit d’insomnie, en proie à l’inspiration, édifie après l’observation d’un cas étrange toute une théorie physiologique révolutionnaire.

 

Le roman Des Hommes de bonne volonté, à travers la présentation de toute une société, au milieu des destins individuels, court le thème de la bonne volonté. La lumière de l’esprit, parfois éclipsée, continue de briller dans un monde chaotique. La bonne volonté s’oppose aux forces de la dispersion, du nihilisme, de la destruction. Il ne s’agit pas de savoir si les forces du bien équilibrent les puissances du mal. Le monde n’est pas un état, c’est un devenir. Les Hommes de bonne volonté ont été, dans l’esprit de Jules Romains, un appel à la bonne volonté.

 

 

II. Les romans de la condition humaine

 

 

Introduction

 

Les écrivains de la génération précédente, héritiers du statut d’intellectuels depuis l’Affaire Dreyfus, face à l’impossibilité de décrire une société dont ils interprétaient la faillite comme une crise de civilisation, inquiets de leur identité, troublés de leur image, avaient surmonté le trouble et l’inquiétude de cette crise de conscience en mettant en cause la littérature et s’inventant la vocation nouvelle de maîtres à penser, de conscience morale du temps.

 

Iil en va tout autrement de cette nouvelle génération dont nous devons faire la rencontre : ils ont atteint leur vingtième année dans les Années Folles, ils ont écrit l’essentiel de leur œuvre dans la période suivante à partir de 1929.

Après l’effervescence des Années Folles qui ont laissé libre cours à toutes les audaces et toutes les révoltes contre une société et un monde faillis, les voici confrontés à une interrogation inédite : non plus seulement la question : -Qui suis-je ? de celui qui ne reconnaît plus son image dans le miroir, mais, parce que l’histoire est entrée dans leur vie comme une soudaine et tragique menace pour l’homme : Que peut l’homme face à son destin ?

Ce sont les thèses de Nietzsche (1880) qui pénètrent à ce moment en France et influencent tous les philosophes et les écrivains de cette période : Si la décadence de la civilisation européenne nous fait assister à la dégénérescence de l'homme, la question se pose : - Qu'est-ce que l'homme ? Peut-on le confondre avec cet être affaibli, dégénéré, qui a perdu toute sa vitalité, devenu esclave d'une religion, d'une morale, d'une psychologie (celle des bons sentiments !), qu'il s'est imposé à lui-même, pour réprimer en lui cette force et cette puissance de vivre, qu'il doit à ses origines ?..L'homme a mis une majuscule à son nom et a forgé une image idéale de lui-même pour supporter le fardeau de cette existence qui n'est que la négation de la vie, de la puissance de vivre.

 

André Gide, lui-même écrit dans son livre sur Dostoïevski :

Depuis Nietzsche, avec Nietzsche, une nouvelle question s'est soulevée … question qui comporte son angoisse, une angoisse qui conduit Nietzsche à la folie:Cette question, c'est : “ Que peut l'homme ? Que peut un homme ? ” - Cette question se double de l'appréhension terrible que l'homme aurait pu être autre chose, aurait pu davantage encore ; et qu'il se repose indignement à la première étape (de son histoire) sans souci de son parachèvement. ”

 

Pour les penseurs de cette génération, découvrant les thèses de Nietzsche en même temps que l’œuvre de Dostoïevski, au plan de la réflexion, le problème se noue ainsi : Comment penser en même temps cette découverte de l'histoire comme un destin et cette vision de la vie humaine comme le devenir d’un « autre homme » ?

Comment concilier le destin et la liberté de l'Homme ?

Il faut repenser “La Condition Humaine”.

 

Allons tout de suite à l'essentiel : Le point de départ de la réflexion des penseurs et de leur attitude face à la vie, c'est une grande mutation de la conscience que l'homme prend de lui-même.

Tous ses rapports avec le monde qui constituaient sa vie personnelle et lui conféraient à ses propres yeux une identité (une sorte de nature propre) lui apparaissent soudain comme étrangers :Tout se passe comme si quand il désire, quand il aime, quand il agit, c'était un autre” qui avait pris sa place : d'une certaine façon, il n'“est” pas (il n'est pas vraiment) ce que jusqu'à présent il croyait être.

Quand se retournant sur lui-même, il se pose la question : “Qui suis-je ? ” que découvre-t-il ? Il n'est rien d'autre que la conscience qu'il prend de lui-même; et, tout ce qu'il croyait être, lui est devenu étranger : cette conscience qu'il prend de soi est l'appréhension d'une sorte de vide, de néant.

 

Cette expérience, c'est celle qu'André Malraux décrit dans “La Condition Humaine”, lorsque Kyo écoutant l'enregistrement de sa voix sur des disques découvre qu'ils ne transmettent pas le vrai son de sa voix, celle de sa gorge.

 

Dans “Les Voix du Silence”, André Malraux revient sur cette séquence :

 

J'ai conté jadis, écrit-il, l'aventure d'un homme qui ne reconnaît pas sa voix qu'on vient d'enregistrer, parce qu'il l'entend pour la première fois à travers ses oreilles et non plus à travers sa gorge ; et parce que la gorge seule nous transmet cette voix intérieure, j'ai appelé ce livre La Condition Humaine.

 

Qu'est-ce à dire sinon que l'homme n'est immédiatement pour lui que la conscience de lui-même. Tout le reste, y compris sa propre voix, lorsqu'il l'entend, lui apparaît irrémédiablement étranger.

 

Toute l'angoisse de notre condition, commente Gaëtan Picon, semble bien contenue dans l'appréhension subjective de la conscience individuelle. ”

 

La solitude n'est-elle pas dès lors la découverte par l'homme de son propre néant, celle du gouffre pascalien où l'individu, seul avec lui-même, condamné à cette solitude par sa condition d'homme, ne peut qu'éprouver ce que Pascal appelait “ l'ennui”, ce sentiment que la génération de nos penseurs appelle l'angoisse ?

Nous devons, selon André Malraux, ce sentiment à notre culture chrétienne, mais un évènement nouveau vient donner un nouveau sens à cette découverte. Si toute l'apologie de Pascal cherchait à exaspérer le sentiment de notre néant en dénonçant tout divertissement, n'était-ce pas parce qu'il était lui-même assuré de Dieu et voulait contraindre les athées à tourner leur regard vers Dieu et les convertir ? Mais telle est bien la mutation des Temps Modernes : Si Dieu n'existe pas, le drame de sa condition, dont l'homme a pris conscience avec le Christianisme, devient une tragédie.

C'est Tchen qui dit dans “La Condition Humaine” : “ Que faire d'une âme, s'il n'y a ni Dieu, ni Christ ? ”.

L'individu, coupé du monde qui lui est devenu étranger, est confronté à l'idée de la mort. C'est alors que l'existence humaine par laquelle nous cherchons à donner un sens à notre vie, se trouve d'un seul coup privée de tout sens, de toute signification.

Telle est l'expérience de toute une génération : celle de l'Absurde, c'est-à-dire du non-sens de l'existence et de la condition humaine. Et, telle est aussi l'interrogation d'André Malraux : “ La mort n'est-elle pas notre destin ?

Pour les penseurs de ce temps et pour André Malraux lui-même, la révélation de l'Absurde ne conduit pas au désespoir mais à une interrogation sur le sens de la condition humaine :- Quel est le sens de la vie pour un être que sa condition voue à la mort ?

 

 

Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944)

 

Biographie

 

Né à Lyon, ayant tour à tour préparé l’Ecole Navale et fréquenté l’Ecole des Beaux-Arts, celui que ses amis de jeunesse, charmés par sa fantaisie, appelaient « Tonio », est formé à l’aviation pendant son service militaire. En 1927, il est pilote de ligne entre Toulouse’ et Dakar, et, en 1928, chef d’ « aéroplace » à Cap Juby, au seuil du désert de Mauritanie ; à Buenos Aires, il vit mes débuts de la liaison France-Amérique. Rendu célèbre par ses succès littéraires, il demeure pilote d’essai et pilote de raid en même temps qu’il devient journaliste d’occasion pour de grands reportages. Combattant de 1939-40, exilé aux USA, il revient aux armes en 1943 et disparaît au cours d’une mission aérienne qu’il a réclamé en 1944.

 

Œuvres :

 

1929 : Courrier Sud

1942 : Pilote de Guerre

1943 : Le petit prince

 

- Vol de nuit (1931)

 

Vol de Nuit atteint au dépouillement de la tragédie. Pendant que ses avions luttent dans la nuit, « Rivière le grand », solitaire animateur de la « Ligne » en qui l’on reconnaît le célèbre Didier Daurat, vit sur l’aérodrome de Buenos Aires, le drame de la responsabilité.

 

Rivière devine que l’avion du pilote Fabien est perdu. Avec Mme Fabien, quo, affolée par le retard de son mari, l’appelle au téléphone, ce sont les « éléments affectifs » du drame qui assaillent l’homme dont le devoir est d’ignorer l’autre « monde absolu » : celui du bonheur personnel.

L’avion de Fabien est en effet à bout d’essence ; il est perdu. Dans le drame collectif qu’évoque Vol de Nuit, il a été suivi par tous les posters à terre, depuis son départ de Patagonie. Mais une fantastique tempête s’est élevée. Les communications sont impossibles. Fabien et sa radio, qui se sentaient accompagnés par les efforts et la pensée de leurs camarades, sont maintenant seuls dans le ciel en furie. Ayant lutté jusqu’à la fin, Fabien, à la dernière minute, s’abandonne à un vertige de clarté. Il vient d’apercevoir, dans une déchirure des nuages, « comme un appât mortel au fond d’une nasse, quelques étoiles ». L’art de Saint-Exupéry transforme cette fin de vol en une fabuleuse ascension.

 

- L’humanisme de Saint-Exupéry : Terre des hommes (1939)

 

La réflexion de saint-Exupéry sur la condition humaine commence par un constat :

Dès le premier chapitre de “Terre des Hommes”, il évoque quelques uns de ces hommes qui ont perdu “le sens” de leur vie : chauffeur taciturne, employé vieilli, petit bourgeois provincial...Combien d'existences sont ainsi privées de lumière ! Combien d'hommes ne sont plus ou n'ont jamais pu devenir des Hommes !

« Brusquement, écrit Antoine de Saint-Exupéry, m'apparut le visage de la destinée

 

Et, s'adressant au vieux bureaucrate, il poursuit :

 

« Ce vieux bureaucrate, mon camarade ici présent, nul jamais ne t'a fait évader et tu n'en es point responsable. Nul ne t'a saisi par les épaules, quand il en était temps encore. Maintenant la glaise dont tu es formé a séché et s'est durcie. »

 

Pour tous ces hommes, formés de glaise, la glaise a séché, avant même qu'ils ne puissent prendre forme humaine.

 

Quand Antoine de Saint-Exupéry écrit “Terre des Hommes”, en 1939, nous sommes loin de la révolte surréaliste. De grands mouvements sociaux ont eu lieu en France, porteurs de revendications « humaines » : limitation de la durée du travail, droit aux congés et aux loisirs, droit à la santé …

Ainsi, « le visage de la destinée », tel qu'il apparaît à Antoine de Saint-Exupéry, c'est le sort de millions d'hommes qui est en cause, parce qu'ils sont mutilés par la vie qui leur est faite.

L'humanisme d'Antoine de Saint-Exupéry doit prendre en compte ce constat Ce sont les conditions d'existence des hommes, -de tous les hommes- qui étouffent en eux toutes les possibilités humaines, l'humanité dont tout homme est porteur ; et qui interdisent à chacun de devenir astronome, poète, musicien , en un mot, créateur.

 

C'est ce constat qui, pour Antoine de Saint-Exupéry, condamne toute interprétation de la vie comme une aventure individuelle : La vie n'est pas une aventure, dont le risque ferait tout le prix.

Dès les premiers chapitres (I et II.1), Antoine de Saint-Exupéry dénonce cette interprétation de la vie comme une aventure, en évoquant “La Ligne” et la vie de ses “camarades”.

En 1926, quand il entre à la Compagnie Latécoère, pourtant l'Aviation est une Grande Aventure : Traversée du Sahara hostile pour joindre Casablanca à Dakar, franchissement de la Cordillère des Andes, survol de l'Atlantique Sud, autant de missions qui comportent des risques quotidiens : Jean Mermoz, Guillaumet, tous les camarades d'Antoine de Saint-Exupéry sont des pionniers.

Dans ces conditions, la tentation est grande de considérer ce métier comme une aventure, de comprendre la motivation de ces hommes par le goût du risque, et d'exalter la vie comme un triomphe précaire sur la mort.

Le souci d'Antoine de Saint-Exupéry dans “Terre des Hommes”, en évoquant la vie de ses camarades, les risques, les échecs et les réussites, est de montrer que chaque obstacle vaincu, chaque victoire n'est pas un exploit individuel mais la mise en œuvre quotidienne d'un métier difficile, qui met en jeu la solidarité d'une équipe.

Chacun est le maillon d'une chaîne et, l'obstacle vaincu, il transmet aux autres, pour qu'ils labourent et continuent le sillon qui a été tracé.

Voici la première réponse à l’interrogation de ce temps sur la mort : La mort n'est pas l'ascension du héros, mais un évènement naturel, le moment d'un parcours, où l'on passe de l'un à l'autre un relais :

« Ainsi va la vie. Nous nous sommes enrichis d'abord, nous avons planté pendant des années, mais viennent les années où le temps défait ce travail et déboise. Les camarades un à un nous retirent leur ombre. »

 

Comme l’aviation la vie est un « métier ».

Mais, qu'est-ce qui fait la valeur d'un métier ? Comment comprendre qu'il vaille la peine de vivre ?

Voici sa réponse :

 

« La grandeur d'un métier est peut-être, avant tout, d'unir les hommes : il n'est qu'un luxe véritable, c'est celui des relations humaines ... »

 

Et il ajoute :

 

« En travaillant pour les seuls biens matériels, nous nous bâtissons nous-mêmes une prison. Nous nous enfermons solitaires, avec notre monnaie de cendre qui ne procure rien qui vaille la peine de vivre. »

 

Voici donc la découverte d'Antoine de Saint-Exupéry, la première vérité et la base de son humanisme :

Ce qui est premier, ce qui est essentiel, ce qui définit l'Homme, ce n'est pas son isolement, sa solitude. Cette solitude, nous la bâtissons nous-mêmes comme une prison où nous nous enfermons parce que nous nous confondons avec ce que nous possédons : nos biens et notre fortune, nos rôles et nos personnages.

Comme diront les philosophes : l'Homme confond son être avec son Avoir. Et dès lors, la distance entre les Hommes est infranchissable : nos relations avec les autres ne sont que fausse-monnaie, une « monnaie de cendre ».

 

Quelles sont les vraies « relations humaines » ?

 

Non pas ces relations humaines où seuls nos personnages se rencontrent, sans que nous puissions nous rejoindre, parce que nous sommes devenus étrangers les uns aux autres : des caricatures de nous-mêmes.

Les vraies relations humaines sont les liens qui unissent les hommes dans un métier, dans un travail : ces liens, nous dit Antoine de Saint-Exupéry, sont le «luxe » -l'essence- de la vie.

 

Quel est le sens de cette découverte, qui est la première réponse d'Antoine de Saint-Exupéry aux grandes questions « que les hommes se posent concernant la valeur de leur existence »

 

Quel est le secret de ces liens, qui est en même temps le secret de leur vie ?

C'est au travers de ce métier- la poursuite d'un but qui leur est commun. Peu importe le but, qui peut apparaître comme dérisoire comparé aux efforts mis en œuvre pour l'atteindre. Tel est bien le cas du courrier postal : correspondance commerciale ou sentimentale; la transmission du courrier vaut-elle la peine que des Hommes risquent leur vie ?

Ce n'est pas le but qui compte, c'est la communauté des hommes sans laquelle aucun but ne saurait être atteint, sans laquelle aucune tâche « humaine » ne saurait être accomplie.

Si ces liens sont essentiels, si -par leur nature même-, ils définissent l'Homme, n'est-ce pas parce que la vie n'a de sens humain que comme histoire de « l'Espèce Humaine » ?

Telle est la grande question qui est au centre de l'Humanisme d'Antoine de Saint-Exupéry.

Il faut un mot pour désigner ces liens, qui semblent constituer l'essentiel de notre humanité. Et ce mot, c'est le mot « Camarades » .

 

Avec Antoine de Saint-Exupéry l'emploi de ce mot va revêtir une tout autre portée. Dans ce chapitre, il ne désigne encore que ses camarades de l'Aéropostale.

Mais déjà il est sous-entendu que le mot s'adresse non seulement aux pilotes mais à tous les hommes. Antoine de Saint-Exupéry -souvenons-nous- s'adressant au vieux bureaucrate , n'hésitait pas à écrire :

 

« Toi vieux camarade, ici présent. »

 

Le mot « Camarades » s'adresse non pas seulement aux membres d'un Groupe, d'une Collectivité, ni d'une Classe ou d'un Parti. Ce sont tous les hommes qui méritent d'être appelés « camarades ».

N'est-ce pas parce que ces rapports de camaraderie, naissant de la poursuite d'un même but, constituent l'essence même de la Collectivité des hommes ? N'est-ce pas parce que l'Humanité -ce qui distingue l'Espèce Humaine- se définit comme une Collectivité, une Communauté dont l'Histoire a un sens, une direction, une perspective ?

Sur le chemin de cet humanisme nouveau qui affirme l'impossibilité de définir et de comprendre l'Homme en dehors de la collectivité des Hommes, Antoine de Saint-Exupéry va faire un pas de plus dans sa réflexion, dans sa méditation et pose la question :

 

QU'EST-CE QUE L'HOMME ?

 

Il répond à cette question par le récit de « l'aventure » de Guillaumet, perdu dans la Cordillière des Andes.

A peine est-il « miraculeusement » sauvé que Guillaumet prononce cette phrase, qui résume son expérience :

« Ce que j'ai fait, je te le jure, jamais aucune bête ne l'aurait fait.»

 

Loin qu'il faille pour comprendre la victoire de Guillaumet sur les Andes, malgré la neige et le froid glacial, comparer l'Homme à un demi-dieu en en faisant un héros, il faut le comparer à l'animal.

Là où une bête, épuisée ou malade, va se coucher pour mourir, un homme n'abandonne pas, ne se laisse pas aller. Alors même qu'il est parvenu à la limite de ses forces, l'homme trouve en lui la force de dépasser seslimites. Alors qu'il a atteint l'épuisement total, il puise en lui les ressources pour continuer, pour survivre ; à chaque fois qu'il est près de s'endormir, Guillaumet s'éveille “en sursaut”.

Comment expliquer cette force, ce sursaut qui doit être renouvelé à chaque pas ?

Ecoutons-le :

« Je me disais : ma femme, si elle croit que je vis, croit que je marche. Les camarades croient que je marche. Ils ont tous confiance en moi … Je suis un salaud si je ne marche pas. »

 

Ce qui rattache Guillaumet à la vie, ce sont les liens avec les autres, avec sa femme, avec ses camarades, avec ceux qui l'aiment et qui lui font confiance. A l'instant où il est prêt à s'abandonner, à consentir à la mort pour ne plus souffrir, l'essentiel de sa «vie », ce qui en fait la valeur, ce n'est rien d'autre que « ses liens », « ses rapports » avec les autres.

Ces liens sont la seule réalité qui reste « vivante » ; rien n'existe plus de son être que ce par quoi il appartient aux autres.

A tel point qu'il ressent la tentation de la mort qui apaiserait ses souffrances, comme une trahison des autres ; de sa femme, de ses amis, de ses camarades.

Dans la première étape de sa réflexion, Antoine de Saint-Exupéry avait découvert que les liens qui nous unissent aux autres sont le « luxe » de la vie. Il découvre maintenant que ces liens avec les autres constituent toute notre réalité, notre être même.

Si ces liens n'existaient pas, si les autres ne l'aimaient pas, ne comptaient pas sur lui, Guillaumet pourrait se laisser mourir.

Le devoir de vivre qu'il éprouve n'est rien d'autre que l'obligation de répondre aux autres.

Du verbe répondre -(en latin : respondere)- vient le nom de responsabilité.

« Responsabilité », tel est le mot qui, pour Antoine de Saint-Exupéry, définit le sens même de la vie.

Dès le moment où l'homme -un individu- a des liens avec d'autres hommes, il doit participer -à ce monde des Hommes-, à ce « village d'Hommes » qu'ils bâtissent sur la terre, ensemble.

Il n'y a pas d'autre univers, pas d'autre village sur la terre que cette communauté des Hommes : mourir, c'est abandonner la partie, c'est trahir cette communauté ; dans la construction de ce village, dans ce travail des hommes pour bâtir le Monde Humain -leur citadelle- sur cette planète, chacun, à sa place, tient son rôle ; chacun apporte sa pierre - chacun a sa responsabilité.

 

Être un Homme n'est rien d'autre que d'être responsable.

 

c'est-à-dire prendre sa part du destin des Hommes.

La véritable qualité de l'Homme, ce n'est ni la force, ni le courage, ni l'intelligence.

Ce qui le définit, ce qui fait sa grandeur, c'est : (écrit Antoine de Saint-Exupéry) :« de se sentir responsable… responsable un peu du destin des Hommes, dans la mesure de son travail. »

Et il ajoute :

« Être responsable, c'est sentir, en posant sa pierre que l'on contribue à bâtir le monde.»

 

Antoine de Saint-Exupéry évoque l'image du jardinier, qui lutte contre la mort, avec courage, soutenu par cette seule pensée : après ma mort, si je meurs, qui va tailler mes arbres ?

Nous sommes au cœur même de l'humanisme nouveau que nous propose Antoine de Saint-Exupéry : l'Homme que l'on cherchait n'existe pas en dehors des liens qui l'unissent aux autres, quand ils poursuivent ensemble un même but, quand ils bâtissent une même maison.

Sur cette planète, il n'existe pas d'Hommes mais seulement « des villages d'Hommes».

 

« Chacun est responsable -pour sa part- de ce qui se bâtit de neuf, auquel il doit participer. »

 

Avec Antoine de Saint-Exupéry, voici un grand pas réalisé sur le chemin qui conduit à un humanisme nouveau et à une nouvelle morale.

Dans le dernier chapitre de “Terre des Hommes”, il écrit :

 

«Liés à nos frères par un but commun et qui se situe en dehors de nous, alors seulement nous respirons et l'expérience nous montre qu'aimer ce n'est point nous regarder l'un l'autre, mais regarder ensemble dans la même direction.»

 

Une question reste en suspens que Saint-Exupéry va poser dans le dernier chapitre de “Terre des Hommes”,

Devant le spectacle de centaines d'ouvriers polonais , ballotés d'un bout de l'Europe à l'autre par les courants économiques ... semblables « à des épaves qui n'ont plus de forme ».

« Et voici qu'ils me semblaient avoir à demi perdu qualité humaineIl y a ainsi deux cent millions d'hommes qui n'ont point de sens et qui voudraient naître ...

 

La question est pressante : d'où vient que des millions d'hommes, formés de la même argile ne sont pas devenus « des Hommes » ?

Et, si l'on est responsable de ce qui se bâtit dans le monde, ne faut-il pas poser la question de l'avenir des Hommes. Que faire ? Quelle est la direction ? Quel est le but ?

 

Mais là, au seuil de ces questions, Antoine de Saint-Exupéry s'arrête, comme aux prises avec un mystère :

 

« Le mystère, c'est que [ces hommes] soient devenus des paquets de glaise. Dans quel moule terrible ont-ils passé, marqués par lui comme par une machine à emboutir? ... Pourquoi cette belle argile humaine est-elle abîmée ? »

 

Saint-Exupéry n’hésite pas à écrire :

« Je me disais : ces gens ne souffrent guère de leur sort … Il ne s'agit pas de s'attendrir sur une plaie éternellement rouverte … [car] ceux qui la portent ne la sentent pas …

« Je pensai, : le problème ne réside point dans cette misère, dans cette saleté, dans cette laideur ... »

 

Car, on n’y peut rien changer : les conditions de vie inhumaines de la majorité des hommes sont un fait « historiquement indépassable » lié à l'existence même de l'espèce.

Si cette misère est « une plaie éternellement rouverte », », ce qui alors apparaît comme essentiel, ce n'est pas la misère de l'humanité, c'est la richesse « sacrifiée » de l'individualité humaine.

« C'est quelque chose comme l'espèce humaine et non l'individu qui est blessé ici, qui est lésé ».

Aussi, conclut Antoine de Saint-Exupéry, ce qui me tourmente », ce n'est pas la misère des hommes, plaie éternellement rouverte qu'on peut « guérir par des soupes populaires », « ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur » : « c'est un peu, en chacun de ces hommes, Mozart assassiné. »

 

Dans cette dernière page éclate les limites de l’humanisme de Saint-Exupéry : le mépris de ces millions d'hommes condamnés naturellement, en tant qu'espèce, à une sous-humanité : à cette glaise, faite de creux et de bosses, qui n'a pas forme humaine, à cette laideur et à cette puanteur ; et, qui, plus est, « vivent dans la crasse et s'y plaisent. »

Dans ces conditions, toute pitié humaine est vaine, toute espérance est illusoire. L'humanisme d'Antoine de Saint-Exupéry s'achève dans un spiritualisme qui est sa négation même :

 

« Seul l'Esprit qui souffle sur la glaise, peut créer l'Homme. »

 

 

 

- Citadelle (1948)

 

Le « Seigneur Berbère » qui bâtit sa citadelle terrestre au milieu des sables veut aussi fonder la citadelle morale dans le cœur de l’homme. Il continue à méditer l’action humaine comme l’avaient fait les héros du romancier, et le romancier lui-même devant le désert de Mauritanie.

 

 

 

André Malraux (1901-1976)

 

Biographie

 

La vie d’André Malraux, né à Paris, a fit d’un étudiant à l’Ecole des Langues Orientales déjà passionné d’archéologie en 1922, non seulement un témoin important, mais un acteur, tantôt caché, tantôt découvert, des grands drames de l’époque. Entre 1923 et 1927, il a vécu en Extrême-Orient et a participé à des expéditions archéologiques, des mouvements révolutionnaires, de vrais combats aussi, sous le drapeau du Kuomintang. Il a, dès 1933, milité contre le fascisme et l’hitlérisme, puis lutté dans l’aviation aux côtés des républicains espagnols à partir de 1936. Évadé d’un camp de prisonniers après l’Armistice de 1940, blessé dans les rangs du « maquis », il a commandé la célèbre brigade « Alsace-Lorraine » pendant la libération du sol français. Armé par tant d’expériences et considéré comme possédant au plus haut point « le sens du monde actuel », il est devenu Ministre de l’Information de 1945 à 1946, puis, en 1958, Ministre d’Etat chargé des Affaires Culturelles. Entre temps, ses goûts anciens net le retentissement des coups de la mort et du destin sur son étonnant e existence ont orienté sa méditation d’agnostique vers « l’éternité » de l’Art.

 

 

Œuvres romanesques :

 

1926 : la Tentation de l’Occident

1928 : les Conquérants

1930 : la Voie Royale

1933 : la Condition Humaine

1938 : l’Espoir

1945 : Les Noyers D’Altenburg

 

 

Malraux a fait ses débuts de conteur dans les années vingt, avec Lunes de papier (1921) et Royaume farfelu (1928) – jeux gratuits, amusements et provocations, expériences de laboratoire. Mais c’est de l’expérience indochinoise et de la découverte de la vie qu’il a ramené ses premiers grands livres, La Tentation de l’Occident et Les Conquérants..

 

 

- La Tentation de l’Occident

 

La Tentation de l'Occident” se présente comme un échange de lettres entre un jeune chinois, Ling, et son contemporain français désigné par les initiales A.D. Dans ce dialogue, les deux personnages, inquiets de leur civilisation respective, s'emploient à mettre en lumière la différence essentielle qui sépare les deux cultures.

Par ce double éclairage, il s'agit pour André Malraux de comprendre le “malheur de l'homme” tel qu'il est vécu par l'individu dans la civilisation occidentale.

Comme l'explique Ling, les européens n'ont jamais connu cet état qui, pour un oriental constitue la vie même, où l'homme ne s'apparaît pas comme un individu séparé du monde, mais comme un fragment du monde : vous n'avez jamais connu, dit Ling “ cette désagrégation de l'âme au sein de la lumière éternelle. ”

Pour l'homme occidental, le monde -avec lequel il a perdu toute parenté et toute communication immédiate- n'est qu'une réalité construite, un univers d'objets, ou selon l'expression d'André Malraux, “ un mythe cohérent ” : la conscience totale du monde pour un occidental, écrit-il, est “ mort ”.

Pour l'occidental, le monde a cessé d'être une énigme qu'il faut déchiffrer pour n'être plus que l'univers abstrait qu'il se représente : il a, pourrait-on dire, tué le Sphinx

Et, c'est parce que le monde n'est plus pour l'occidental qu'une représentation, un univers abstrait, que l'homme -et chaque individu- se trouvent réduits à la conscience qu'il prend de soi-même. Le monde hellénique est la première étape de cette séparation de l'homme d'avec l'univers ; le christianisme a donné à cette séparation un sens tragique, parce qu'il a transformé ce divorce de l'homme d'avec son monde en la solitude de l'individu face à Dieu.

 

 

- La Voie Royale

 

C’est le récit transposé de la première aventure de Malraux en Indochine, à la recherche de statues enfouies dans la forêt. Dans la fiction, Claude Vannec, jeune orientaliste de vingt-six ans, assisté de l’aventurier Perken, veut ramener les statues des temples situés sur l’ancienne voie royale khmère afin de les vendre. Mais la longue marche à travers la forêt tropicale, la lutte avec la tribu des Stiengs, la mort de Perken blessé auprès de son ami sont des situations tendues qui sont nées presque entièrement de l’imagination de Malraux. Perken et Claude enfermés dans une cabane encerclée par les Moïs, c’était une image nouvelle et violente de la condition humaine ; et pour rompre cet encerclement, la marche de Perken vers les Moïs affirmait, dans un monde sauvage et absurde, une éthique de la virilité et de l’action sur fond de désespoir.

 

 

- Les Conquérants

 

Ce n’est plus seulement une aventure individuelle qui est contée ici ; c’est un épisode historique : à Canton, en 1925, les communistes fournissent au mouvement nationaliste les cadres dont il a besoin : ils organisent la grève et le soulèvement qui, à leurs yeux, peut ruiner le port de Hong Kong, symbole de l’impérialisme occidental.

Malraux sait donner une puissante évocation de la grève de Canton.

Mais on sait que Malraux ne fut pas témoin des évènements. Il était alors en Indochine: Saïgon, Cholon, Phnon-Penh, quelques incursions à Hanoï, un rapide voyage à Hong-Hong en 1925, tels furent les contacts d'André Malraux avec l'Asie. Une chose certaine, André Malraux n'a pas pu participer ou simplement assister à l'insurrection de Canton de 1925.

 

Malraux écrit lui-même : « Si ce livre a surnagé, ce n’est pas pour avoir peint tels épisodes de la révolution chinoise, c’est pour avoir montré un type de héros en qui s’unissent l’aptitude à l’action, la culture et la lucidité. »

Garine représente un nouveau type d’homme. Il est hanté par l’idée du néant, de la vanité et de l’absurdité du monde ; comme, au surplus, il est gravement malade, son énergie virile, son activité de révolutionnaire engagé à fond dans l’action se déploient sur fond de mort. Cet héroïsme crispé devant l’absurde, cette volonté un peu sauvage de donner un sens à sa vie par une action révolutionnaire conçue selon le modèle bolchevique définissent un nouveau héros. Ce bourgeois occidental, qui a pris en haine la classe dont il est issu, ne peut plus vivre en Europe. Il lui faut se trouver là où se joue le sort du monde.

Dans ce livre, explique Malraux, il s'agit, d'un débat entre le bolchevik pour qui la bourgeoisie est une réalité sociale, “ vouée à être dépassée par le cours de l'histoire ” et Garine est un type d'homme, pour qui la révolution est une certaine attitude humaine ”.

Le drame de Garine, c’est d’être condamné, non seulement parce qu’il est miné par la maladie, mais parce que ce qu’il représente est condamné par l’histoire. Garine, communiste de type conquérant, demeuré un aventurier de la révolution prolétarienne, doit disparaître au profit de Borodine et de ses semblables – communistes de type romain qui défendent les acquisitions de la révolution et, fidèles à la ligne imposée par Moscou, refusent les états d’âme et se contentent d’agir avec méthode.

 

 

- La Condition Humaine

 

Ce roman rapporte un autre épisode de la révolution chinoise : les événements qui ont eu lieu à Shanghai en 1927 : les communistes, sachant les troupes du Kuomintang très proches, lancent une insurrection le 21 mars ; le lendemain, l’armée de Chang Kaï-Shek fait son entrée. Le 29 mars, les communistes, malgré les mots d’ordre de l’Internationale, veulent organiser une municipalité provisoire et procéder à une révolution véritable : le 12 avril, Chang Kaï-Shek fait arrêter et massacrer leurs dirigeants.

Profondément inscrit dans une conjoncture historique précise, le roman est une vision de la condition humaine réduite à l’essentiel. Malraux voulait exprimer « le sentiment tragique de la solitude » ; il voulait écrire, à l’instar de Dostoïevski, un roman métaphysique, autant et plus qu’une chronique historique.

La nouveauté dans ce roman est la multiplicité des personnages, chacun d’eux incarnant une certaine attitude devant la vie, une certaine façon d’affronter le temps, la souffrance et la mort : le vieux Gisors, père de Kyo, réfugié dans la paix que lui procure l’opium ; Katow, vieux routier de la révolution, généreux, courageux, équilibré, qui offre son cyanure, à la fin, à de jeunes camarades, en s’exposant à leur place à une mort atroce ; Tchen, hanté par le terrorisme et l’attentat-suicide ; Ferral, ambitieux, calculateur ; Clappique, clown prodigieux, et, en arrière-fond, le peuple de Chine, « le peuple de l’ulcère, de la scoliose, de la famine. »

 

Au travers des héros -personnages vivants, de chair et d'os (là est tout l'art du romancier), au travers de leurs actes, de leurs paroles et de la philosophie qu'ils expriment, se trouvent explorées toutes les attitudes que l'homme peut adopter, lorsqu'il découvre sa solitude, pour échapper à la misère (en termes pascaliens) ou à l'absurdité (en termes contemporains) de la Condition Humaine.

- D'un côté sont explorés toutes les fausses tentatives, qui sont autant de tentations, par lesquelles l'homme cherche des échappatoires, qui sont toutes vouées à l'échec parce qu'elles consistent pour l'homme à dissimuler, à oublier sa condition : ce sont l'illusion du pouvoir, le rêve ou le retour illusoire à l'enfance, le jeu de l'érotisme, la simulation par le joueur du risque de la mort, enfin la drogue et les paradis artificiels.

- De l'autre côté, sont explorées ce qu'on pourrait appeler des chances ou des promesses : l'amour, s'il pouvait reposer non sur l'érotisme mais sur une égalité fraternelle de l'homme et de la femme dans le combat “révolutionnaire” contre le destin ; l'art, s'il pouvait encore être comme l'art oriental, non pas le message où l'homme ne parle que de lui-même en se dressant contre la création, mais un véritable accord -une fusion- avec les choses concrètement présentés dans les signes et les symboles, grâce auxquels l'homme triompherait de sa solitude ; enfin, la fraternité, si le lien de camaraderie virile, éprouvé par les individus dans le combat et au moment crucial de leur mort, pouvait survivre à l'exaltation lyrique de l'action et devenir la réalité quotidienne de nouveaux rapports humains, solidaires et fraternels.

 

La Condition Humaine” est bien la dénonciation de toutes les échappatoires par lesquelles l'homme tente de se dissimuler sa condition ; et c'est aussi l'exaltation de toutes les promesses que recèle l'existence de l'être humain, d'un vivant qui ne ressemble à aucun autre : promesse d'une fusion avec l'autre dans l'amour, promesse d'une fusion avec les choses dans l'art, promesse d'un avenir fraternel entre les hommes.

 

Mais, “ peut-être, écrit André Malraux, l'angoisse est-elle toujours la plus forte et peut-être, dès l'origine, est-elle empoisonnée la joie qui fut donnée au seul animal qui sache qu'elle n'est pas éternelle ”.

 

Au travers du roman de “La Condition Humaine”, où sont explorées toutes les tentations et toutes les promesses de l'homme, c'est l'Angoisse qui l'emporte : “La Condition Humaine”, inscrite dans le destin mortel de l'homme, est telle que l'homme ne peut transformer les promesses en réalité ni convertir son espérance en Espoir du Futur.

Il ne peut qu'affirmer, en mettant en jeu sa vie, le refus de son destin. C'est ce refus, et rien d'autre, qui fait sa grandeur : Seule l'action révolutionnaire, où l'homme risque sa vie “avec” les autres, lui permet d'affirmer à l'instant de sa mort, sa victoire sur son destin mortel.

 

- L’Espoir

 

L’Espoir est d’abord le récit romancé de la participation de Malraux à la guerre civile espagnole. En effet, le 21 juillet 1936, il sillonne Madrid, Barcelone, il met sur pied l’escadrille España. A la tête de cette escadrille, il combat d’août 1936 à février 1937. A bien des égards son livre est un reportage même s’il transpose la réalité et confère un souffle épique à ces combats. La part de l’imagination reste grande ; Magnin n’est pas tout à fait Malraux ; en revanche, on trouverait des aspects de Malraux dans Scali, Manuel, Hernandez.

Malraux, dans L’Espoir, relate les combats qui ont commencé en juillet 1936 jusqu’à la victoire républicaine de Guadalajara, en mars 1937. Il décrit la résistance populaire de Madrid, Barcelone, où les travailleurs sont armés par les syndicats ; il raconte le siège de l’Alcazar à Tolède et la débandade des troupes républicaines non organisées ; puis le bombardement de Madrid, à la fin octobre, effectué pour démoraliser la population ; et les combats aériens pour la défense de Madrid.

Le véritable héros de L’Espoir, c’est la révolution espagnole. L’action est multiple, l’unité est assurée par les lignes de force du livre. L’enthousiasme des républicains, l’héroïsme d’actions isolées, ce n’est qu’une fête de la fraternité qui est, comme dit Maurice Rieuneau, « condamnée à être écrasée ou à se transformer en organisation efficace. » En bref, il s’agit de « transformer la ferveur révolutionnaire en discipline révolutionnaire » ; de passer de l’être au faire.

A côté de réflexions sur la stratégie de la révolution et sur le sens du combat, Malraux accorde une place privilégiée à un des schémas insistants de son univers romanesque : le moment où le combattant affronte la souffrance et la mort. Il y a d’abord une fascination de la mort qui pousse le héros à l’attentat-suicide : au cours des combats de Barcelone, ai début du livre, Puig se lance dans un camion contre une barricade fasciste, et il meurt dans l’exaltation d’une action d’éclat. On trouve aussi l’exemple du héros qui marche en sachant qu’à chaque pas il risque sa vie : à Tolède, les dynamiteurs s’avancent ainsi à la rencontre des chars. Enfin Malraux évoque l’attente passive de la mort dans la cellule d’une prison ou en face d’un peloton d’exécution, et Hernandez connaît cet instant qui l’a si souvent obsédé où « un homme sait qu’il va mourir sans pouvoir se défendre. »

Après l'expérience de la Guerre d'Espagne, le destin n'est plus pour André Malraux, le signe du divorce irrémédiable de l'homme avec le monde qu'il a créé, mais bien l'espoir d'une possibilité infinie de transformation du monde, fondé non pas sur la prévision historique et la promesse du futur mais sur la croyance en l'avenir des hommes, dont il vient de découvrir les ressources de fraternité.

A l'héroïsme solitaire de l'aventure, succèdent non plus seulement l'héroïsme révolutionnaire qui oppose les individus au destin, mais la perspective de cette aventure humaine que constitue l'Histoire.

 

 

 

Louis-Ferdinand Céline (1894-1961)

 

Louis-Ferdinand Destouches est né en 1894 à Courbevoie d’un père employé d’assurances. Il vit dans un milieu petit bourgeois et est conscient de son déclassement : il fantasme d’ailleurs sur des origines aristocratiques.

Après des études médiocres, il obtient en 1907 le certificat d’études primaires puis part faire un séjour de onze mois en Allemagne. Il part ensuite en Angleterre et revient en France en 1910 où il commence son apprentissage commercial. Il devance alors l’appel militaire de 1912 et s’engage pour trois ans. Pendant le conflit mondial, il est décoré de la croix de guerre et est envoyé en convalescence à Londres. Il est ensuite engagé comme surveillant de plantation au Cameroun, puis rapatrié en 1917.

Par la suite, il fait en Bretagne une tournée de conférences sur la tuberculose pour la fondation Rockefeller. A Rennes, il quitte la Fondation pour se fiancer avec Edith Follet, fille du directeur de l’Ecole de Médecine de Rennes. Il reprend alors ses études et passe ses examens de médecine. Il se marie et donne naissance à sa fille unique, Colette. Il entre ensuite dans le service d’hygiène de la SDN en Suisse. Il divorce de sa femme et voyage aux USA, à Cuba, au Canada, en Grande-Bretagne et en Afrique. Suite à la Rédaction de l’Eglise, il est renvoyé de la SDN.

Il entre au dispensaire municipal de Clichy et commence à écrire Voyage. Ce roman obtiendra le prix Renaudot. La publication de Mort à Crédit en 1936 fera pour sa part, un scandale.

Céline se lie d’amitiés avec Elie Faure, Bernanos, Barbusse. Il part ensuite en Union Soviétique. Il publie en 1937-38 Mea Culpa, Bagatelles, Casse-Pipe, l’Ecole des Cadavres. Dès lors pendant des années, ses relations et amitiés se situeront dans les milieux antisémites et fascistes.

Pendant la seconde guerre mondiale, Céline s’engage comme médecin sur un bateau, revient en France, et participe à l’exode.

Il publie les Beaux Draps et diverses lettres ouvertes dans les journaux collaborateurs, entretient des relations amicales avec Doriot, Rebatet, Ralph Soupault, se rend à Berlin et écrit Guignol’s Band.

En 1944, fuyant les troupes de la Libération, Céline part avec sa deuxième épouse pour le Danemark, via l’Allemagne. Après un voyage de six mois, il est arrêté à Copenhague. Après onze mois d’incarcération, il s’installe au bord de la Baltique. Amaigri, malade, il a prématurément vieilli.

Céline est condamné par contumace à un an d’emprisonnement et amnistié l’année suivante. En septembre 1951, il rentre définitivement en France à Meudon.

Il publie Féerie 1, Féerie 2, Entretiens avec le Professeur Y. Mais ces publications n’éveillent pas le moindre intérêt.

Puis il publie D’un Château l’autre. Suite à une interview retentissante dans l’Express, le public se ré-intéresse à lui.

En juillet 1961, il meurt d’une rupture d’anévrisme. Le Pont de Londres (1964) et Rigodon (1969) seront des publications posthumes.

 

 

Céline a prêté son héros, Ferdinand Bardamu, beaucoup des expériences qui ont été les siennes, la guerre, l’Afrique, les Etats-Unis, la médecine en banlieue, la fréquentation de milieux interlopes à Londres. Chacun des romans de Céline évoque une période de sa vie : le premier roman, Voyage au bout de la nuit, relate la guerre de 1914, les voyages en, Afrique et en Amérique, le retour en France ; le second roman, Mort à Crédit, peint les années d’enfance et d’adolescence de Ferdinand et finit par où le Voyage a commencé, l’engagement à la veille de la guerre. Guignol’s Band, puis Le Pont de Londres évoquent les mois passés en Angleterre en 1915. Les derniers livres, des chroniques plus que des romans, Un château l’autre, Nord, relatent le séjour en Allemagne et au Danemark.

 

 

- Voyage au bout de la nuit

 

C’est un roman d’entrée dans la vie : Ferdinand doit avoir 18 ans au début du roman, et après les expériences de la guerre, l’Afrique, l’Amérique, des études de médecine passées sous silence, et son installation en banlieue, il doit avoir environ 30 ans à la fin du roman.

Un des éléments de la cohérence du Voyage, c’est le retour constant de Robinson, qui est en quelque sorte le double de Ferdinand. Il est son aîné, il est plus audacieux que lui, il est comme son mauvais génie. Leur première rencontre, au front, pendant la guerre, a lieu au cœur de la nuit, à Noirceur sur la Lys, et ils ne cessent de se rencontrer par la suite : à Paris, en Afrique, à Détroit. Il est frappant que leurs rencontres se produisent souvent dans l’obscurité, dans une sorte de clandestinité.

A l’instar de Robinson, Ferdinand est un anti-héros : à la guerre, il rêve d’être fait prisonnier ; il ne cesse de s’enfuir, arraché sans cesse à lui-même. Sortir dans les rues est comme un « petit suicide » et il déambule ainsi à travers les grandes cités maudites du monde moderne, Paris ou New York. Il s’enfuit de l’Amiral Bragueton, le navire qui le conduit en Afrique, parce qu’il est persécuté par les passagers ; arrivé à Fort-Gono, il ne songe qu’à se faire rapatrier. Il s’enfuit comme Robinson, de l’enfer qu’est, au cœur de l’Afrique, Binkomimbo. A New York, il quitte ses camarades, à Détroit, il quitte Molly. Médecin en banlieue, il part en douce et abandonne sa clientèle. Il semble pour lui qu’il n’y est de salut que dans la dispersion.

Ce personnage qui ne cesse de s’enfuir ne participe jamais qu’à des fêtes ratées ou qui finissent tragiquement, comme le fête des Batignolles à la fin du roman. La guerre n’est, après tout, qu’une immense fête lugubre, la figure la plus horrible de tous les méfaits de ce monde moderne contre lequel Ferdinand ne cesse de vitupérer. New York et Paris sont d’autres images de l’horreur : dans la grande ville inhumaine, l’individu prend une conscience aiguë du vide qui le constitue. « A présent, dit Ferdinand, j’étais (…) bien assuré de mon néant individuel. » Céline a déclaré : « Le fond de l’histoire ? Personne ne l’a compris (…) L’amour, impossible aujourd’hui, Robinson le cherche (…) Il finit enfin pare trouver un coin tranquille, des rentes, un petit bonheur sous la main (…) Pourtant il ne peut en rester là ! (…) Pas assez égoïste pour être heureux. A la fin dans le taxi, il dit à Madelon que ce n’est pas elle, mais l’univers entier qui le dégoûte (…). »

 

- Mort à Crédit

 

Le narrateur – Ferdinand – part ici du temps présent et il plonge dans le passé, qui est raconté de façon chronologique. Le temps de l’écriture est nettement plus séparé du temps de l’histoire racontée : le texte ménage un écart entre l’adolescent de jadis et l’auteur vieillissant qui se met en scène dès le début. Le commencement de ce livre dit ainsi la naissance de la vocation, le besoin de trouver dans l’écriture une compensation.

Dans Mort à Crédit, l’aspect onirique ou fantastique prend une place plus importante que dans le Voyage ; Céline découvre ici lez registre du délire, qui s’affirmera dans Guignol’s Band et dans Le Pont de Londres.

Après l’ouverture de Mort à Crédit, tout le récit est un retour en arrière : les années d’enfance et la vie dans le passage des Bérésinas, la pauvreté de la famille, l’épuisement de la mère, les colères du père, les drames du voisinage. Après la trahison d’un ami, après la mort le la grand-mère et le succès au certificat – la fin de l’enfance – vient le temps des apprentissages manqués : la recherche d’une place est de plus en plus difficile ; Ferdinand est de plus en plus victime de la malveillance des autres et d’un malencontreux enchaînement de circonstances. Se taire est la seule façon d’échapper à la méchanceté des êtres et à l’atrocité du monde. La période des apprentissages s’achève par le récit d’une journée pendant laquelle le héros agit en mauvais fils, se laisse entraîner, rentre pris de boisson et, ne pouvant supporter les remontrances du père, le frapper et le blesse, et il est même un instant persuadé de l’avoir tué. L’oncle Edouard intervient une fois de plus pour lui sauver la mise, il l’héberge et Ferdinand, dès lors, ne retourne plus chez ses parents. Enfin, c’est la dernière étape de l’adolescence, la vie auprès de Courtial des Péreires. Fidèle à cet homme perdu, Ferdinand est entraîné dans la débine. Après le suicide de Courtial, il ne lui reste plus qu’à s’engager. Et c’est ainsi que la fin du récit rejoint le début du Voyage.

 

Du roman au témoignage

 

Céline revenait au roman en 1944 avec Guignol’s Band dont la suite est Le Pont de Londres. Le début de Guignol’s Band, c’est le bombardement d’Orléans en 1940. Puis selon un procédé de retour en arrière déjà utilisé dans Mort à Crédit, Ferdinand évoque ses souvenirs de l’autre guerre ou plutôt d’un séjour londonien qui lui a permis d’échapper à l’autre guerre. Le narrateur demeure toujours Ferdinand Bardamu : dans Le Pont de Londres, il se souvient de Courtail des Péreires ou bien du Colonel des Entrayes, c’est-à-dire des personnages qui figurent sans le Voyage ou dans Mort à Crédit. Ici, c’est un nouvel avatar de Bardamu qui fréquente, à Londres, le quartier des souteneurs et des prostituées : il a été blessé à la guerre ; il est sujet à des crises d’hallucinations ; il ne cesse de se sentir persécuté et de vivre avec un constant sentiment de culpabilité. Il est entraîné malgré lui dans des aventures compromettantes.

En même temps, ce Ferdinand de Guignol’s Band et du Pont de Londres a une fringale de vie, de lectures, d’aventures. Il y a chez lui l’illusion d’un ailleurs où il ferait bon vivre. Et même l’amour, sous les aspects d’un coup de foudre, est comme un « buisson tout en flammes », - « la fête du feu à Paradis ». Cette verve lyrique est capable aussi d’inventions drolatiques, de pantomimes bouffonnes, de cocasseries abracadabrantes. Céline se laisse aller à l’évocation de scènes d’orgies, qu’il peint avec truculence. Céline admirait l’énorme Fête des fous de Breughel. « Tout mon délire, avouait-il, est dans ce sens. Je ne me réjouis que dans le grotesque triste aux confins de la mort. »

 

 

Louis Aragon (1897-1982)

 

Né à Paris, Louis Aragon a retracé plusieurs épisodes de son enfance dans Les Voyageurs de L’Impériale (1942). Le baccalauréat passé, il entreprend des études médicales qui le conduisent en 1917 au Val-de-Grâce où il fait la connaissance d’André Breton. Présent à tous les mouvements qui renouvellent l’expression poétique : dadaïsme, surréalisme, Aragon va être appelé vers un autre engagement lorsqu’en 1920 se crée le Parti communiste français. L’année 1928 marquera sa rencontre avec Elsa Triolet, qui, un peu plus tard, accompagnera l’écrivain en U.R.S.S.

 

Du surréalisme au monde réel

 

Dans la préface qu’Aragon écrit pour présenter Anicet ou le Panorama, roman, il nous rappelle que les surréalistes n’aimaient pas les romans, que « la volonté du roman » était de mauvais goût à leurs yeux. Etait-ce par provocation ? Aragon avait tenu à inclure dans son titre ce mot de roman. Mais Anicet est-il un roman ? Commencé en 1918, le livre ne fait pas allusion à la guerre ; il malmène la logique des événements et bafoue volontiers la vraisemblance – parodie de roman plutôt que vrai roman.

De même, Le Paysan de Paris, en 1925, demeure en marge du roman, puisque la fiction s’efface au profit d’une attention intense à une réalité quotidienne qui peut soudain verser dans le surréel.

La Défense de l’infini, en s’abandonnant à la plus folle démesure, fut détruit de ses propres mains en 1927.

Autant de façons de jouer avec le roman, de se jouer du roman. Voilà bien des signes d’une tentation du roman que les orientations surréalistes viennent d’abord contrarier.

Des années vingt aux années trente, Aragon est passé du Pourquoi écrivez-vous ? surréaliste au Pour qui écrivez-vous ? communiste. La rencontre d’Elsa Triolet, en novembre 1928, a été décisive dans cette évolution de l’individualisme idéaliste à l’engagement révolutionnaire. La découverte du monde véritable a conduit Aragon à la peinture d’une vaste fresque d’histoire sociale, à l’instar de Balzac, de Hugo ou de Zola. Le roman retrouve ainsi la grande ambition qu’il a eue au XIXe siècle, peindre une époque dans sa diversité, dans sa complexité, tenter d’en saisir les caractères typiques et d’en apercevoir les lignes de forces. Le cycle du Monde réel comprend Les Cloches de Bâle, Les Beaux Quartiers, Les Voyageurs de l’Impériale, Aurélien. A quoi il faut ajouter Les Communistes, aboutissement et dénouement du Monde réel.

 

Le Monde réel

 

- Les Cloches de Bâle

 

C’est une évocation des années d’avant 1914, et une construction presque dialectiquement conçue autour du thème de la femme : dans la première partie, Diane, fille d’une famille noble mais ruinée, profite des libéralités de ses amants successifs, ; Catherine, dans la seconde partie, au lieu de tirer ainsi parti de la condition féminine, en vient à une révolte anarchisante qui la conduit en marge du monde bourgeois ; ce n’est que dans la troisième partie qu’elle comprend, grâce au militant syndicalisé Victor, que seul le travail peut rendre à la femme sa dignité ; et c’est Clara Zetkin – la militante socialiste – qui vient incarner « la femme de demain, celle vers qui tend tout ce livre. » En bref, Diane accepte sans broncher les compromissions du monde de l’argent ; Catherine se révolte de façon désordonnée et inefficace ; Clara est une femme accomplie parce qu’elle participe à la lutte révolutionnaire.

 

 

- Les Beaux Quartiers

 

Ce roman fait part belle aux réalités françaises telles qu’elles se présentaient à la veille de 1914, et le romancier éclaire l’approche de la première guerre mondiale à la lumière des circonstances qui, de 1934 à 1936, pendant qu’il rédige son roman, annoncent la seconde. Le roman, dont l’action commence en province, conduit à Paris les deux frères Barbentane, Edmond et Armand, que tout oppose. Edmond veut conquérir le monde selon le schéma balzacien ; Armand veut entreprendre de le transformer et, s’il n’est pas un fils du peuple, il finit par rejoindre le monde ouvrier. En s’intégrant à la classe dominante, Edmond cherche un bonheur égoïste ; en adhérant au parti de la révolution, Armand est un héros positif du Monde réel. On le retrouvera dans Les Communistes. D’autres figures et séries d’événements concourent à dresser une chronique de la vie française en province et à Paris au début du XXe siècle.

Tout en dénonçant, à la lumière de l’idéologie communiste, les infamies du monde capitaliste, l’auteur paraît prendre un vif plaisir à entrer dans les secrets de ce monde condamné. Toute la théorie des hommes-doubles (le système de la société moderne contraignant les hommes à faire deux parts dans leur vie et rendant le bonheur difficile ou impossible) et tout ce qui annonce, dans ces années d’avant-guerre, la catastrophe à venir et la fin d’un temps, donnent au roman sa force et son intérêt.

 

 

- Les Voyageurs de l’Impériale

 

Ce romanraconte toute une vie : celle de Pierre Mercadier depuis 1889, au moment de l’Exposition Universelle (il a alors 33 ans) jusqu’à sa mort à la veille de la guerre. Et le romancier brosse en même temps le tableau de toute une époque. La vie de Pierre Mercadier est sous le signe de l’individualisme : elle est celle d’un bourgeois qui se sent de trop dans le monde ; elle est une constante faillite ; elle est le triste reflet d’une époque condamné. Pierre Mercadier a tout perdu : il a liquidé peu à peu sa fortune ; il n’a rien réussi, il n’a été ni un mari heureux, ni un père attentif, ni un amant comblé. Il est voué à la dégradation physique et morale et il finit paralysé et aphasique entre les mains d’une ancienne prostituée.

 

 

- Aurélien

 

C’est le premier roman où Aragon évoque les années vingt. Aurélien Leurtillois a 30 ans en 1920 ; c’est un ancien combattant de la grande guerre, il vit de ses rentes dans une garçonnière de l’île Saint-Louis, il a ses habitudes dans un bar de Montmartre. La rencontre de Bérénice, une amie des Barbentane, mariée à un pharmacien de province, lui fait mesurer soudain le vide de sa vie. Il est tombé amoureux d’elle, il lui déclare son amour, il la supplie de lui consacrer le peu de temps qu’elle passe à Paris. Elle est sensible à cet amour, mais elle a la passion de l’absolu, elle ne veut pas d’une médiocre aventure. Au bout de quelques semaines, à la fin de l’année 1920, elle lui écrit qu’elle l’aime mais elle lui dit adieu. Aurélien, désemparé, va passer la nuit du 31 décembre au Lulli’s bar et, quand il rentre chez lui, au petit jour, Bérénice est là ; elle l’a attendu toute la nuit, elle avait tout quitté pour lui, elle sait que cette nuit, il l’a trahie et que tout est fini entre eux. Elle est d’abord pris d’une envie de tout saccager, elle devient un moment la maîtresse d’un jeune peintre, en avril 1921, elle retourne vivre en province auprès de son mari. Elle revoit Aurélien par hasard, durant la débâcle de 1940, et elle meurt auprès de lui, atteinte par une rafale de mitrailleuse.

Aragon peint ici la misère de l’homme qui vit à l’abandon dans un monde de facilité et il évoque la facticité d’une vie sociale où l’agitation tient lieu d’action. Pourtant il évoque avec bonheur tout ce qu’il pouvait y avoir de séduction dans les « années folles ». Plutôt qu’à l’enchaînement des circonstances, il porte attention à tout ce qui fait, de l’histoire qu’il raconte, une suite d’instants précieux.

 

 

- Les Communistes

 

Les Communistes sont une fresque historique qui raconte la vie française de février 1939 à juin 1940, sur fond d’histoire d’amour.

Aragon a réuni une documentation considérable pour éclairer cette période ; et l’on trouve, dans Les Communistes, une connaissance précise des événements et des hommes. Aragon ajoute son témoignage personnel, ses souvenirs de militant et de combattant. C’est dire que l’idéologie ici n’apparaît pas en filigrane, mais qu’elle est massivement présente. Les événements dont présentés sous un jour très particulier. Aragon nous propose une version marxiste de l’histoire contemporaine, qui a tous les caractères d’une démonstration argumentée. En même temps, il célèbre un nouveau héros du monde moderne, l’homme communiste, le militant dévoué à son parti.

 

 

- La Semaine Sainte – roman historique (1958)

 

Le romancier de La Semaine Sainte s’applique à laisser aux événements et aux êtres leur opacité et leur ambiguïté. La Semaine Sainte est un beau et singulier roman historique qui relate un épisode crucial de la vie française : l’auteur raconte le retour de Napoléon en 1815 et la fuite du roi.

La période choisie par Aragon est d’une extrême richesse, comme toute période troublée : d’un côté, il faut choisir entre le roi et l’empereur ; de l’autre, il est suggéré que ce choix, au fond, est sans grande importance. L’essentiel s’accomplit de façon clandestine : telle réunion secrète des républicains, dans une forêt la nuit, même si elle ne débouche sur rien dans l’immédiat, est un jalon posé : c’est là que se prépare souterrainement l’histoire de demain.

 

 

 

 

 

III. Les romans du point de vue

 

 

Henry de Montherlant (1895-1972)

 

Né à Paris, il gardera de l’année passée en 1912 à Sainte-Croix de Neuilly la nostalgie de l’atmosphère religieuse, de l’esprit communautaire et des amitiés de collèges. Dans Service Inutile (1935), il évoque sa jeunesse partagée entre la guerre, le stade et l’arène. Simple soldat dans l’infanterie, il est grièvement blessé en 1918 ; redevenu civil, il retrouve le climat viril dans la pratique des sports ; passionné de tauromachie dans l’adolescence, il participe en Espagne à des courses et sera atteint au poumon par un taureau. Aussi est-ce dans ses romans de jeunesse qu’il donne le mieux à ses héros le sens de la camaraderie et d’un noble dépassement. Après La Relève du matin (1920), un second livre, qui, par la psychologie et les prestiges de la forme, compte parmi les plus beaux « romans de guerre », Le Songe (1922) ouvre le cycle de La Jeunesse d’Alban de Bricoule ; il sera complété par Les Bestiaires (1926), roman où la tauromachie fournit à Alban une perpétuelle occasion de victoire sur lui-même. Les deux Olympiques (Le Paradis à l’ombre des Epées et Les Onze devant la Porte Dorée) coïncident avec les Jeux Olympiques de 1924 ; combinant le récit et le poème, elles expriment la pureté et la noblesse de l’effort dans la solennité quasi-religieuse des stades.

 

Les premiers romans de Montherlant, dans les années vingt, Le Songe et Les Bestiaires, faisaient vivre un héros d’un nouveau type, Alban de Bricoule, qui s’affirmait par son courage, son absence de conformisme, son horreur de ka médiocrité.

Dans Le Songe, il montait au front volontairement, considérait la guerre comme un amusement, prétendait qu’il lui était égal de mourir, pourvu que ce fût dans une circonstance digne de lui. Il se vouait opiniâtrement à la recherche des valeurs nouvelles de l’énergie et de la virilité. Même ses relations avec la jeune Dominique étaient empreintes de non-conformisme, puisque Alban se refusait à ternir cette pure amitié par les gestes habituels de l’amour.

Le roman Les Bestiaires (1926) remonte dans le passé d’Alban et racontent ses premières corridas en Espagne, avant la guerre, quand il était encore collégien. Pour lui, la tauromachie est, dans Les Bestiaires, ce que la guerre est dans Le Songe : l’occasion d’affronter la mort. Elle lui permet de se sentir vivre « une de ces hautes minutes délivrées où nous apparaît quelque chose d’accompli. »

 

 

- La Rose de Sable

 

De 1930 à 1932, installé à Alger, Montherlant rédige, au prix d’un rude effort, un roman de six cents pages, La Rose des Sables, dans lequel il procède à une violente critique de la colonisation française en Afrique du Nord. Soucieux de ne pas nuire aux intérêts de la France, il en diffère la publication. La première partie du roman raconte l’amour qui naît entre le Lieutenant Auligny et une petite bédouine qui se vend à lui ; la seconde partie aborde le problème social et moral de la colonisation. Montherlant comparait les dissidents marocains aux patriotes français qui avait combattu l’ennemi clandestinement dans les régions occupées en 1870. Pourtant, Montherlant adoptait un dénouement pessimiste qui manifestait l’ironie du sort : le Lieutenant Auligny est assassiné à Fez par des insurgés, au moment où il quittait l’armée pour n’avoir pas à combattre contre eux.

 

- Les Célibataires

 

Dans ce roman, Montherlant évoque des êtres très différents de lui, et il tient à distance les deux héros qu’il décrit, M. de Coëtquidan et M. de Coantré. Ces deux personnages, véritables anti-héros, sont à l’opposé d’Alban de Bricoule, et des valeurs qui étaient les siennes. Ce sont deux pauvres vieux nobles déchus, deux vieux célibataires, l’oncle et le neveu ; ils ont vécu de leurs rentes, ils sont incapables d’exercer aucun métier ni de tenir aucun emploi et ils sont bientôt réduits à la dernière extrémité. Ces personnages sont l’envers pathétique d’une noblesse héroïque ; - paladins dérisoires dans un monde qui est lui-même dépourvu de la seule chose qui leur reste, des sursauts de fierté.

 

- Les Jeunes Filles

 

Le Costals des Jeunes Filles est d’une impertinence provocante. Sa générosité, sa pitié, son sérieux, son attention aux êtres, voire sa délicatesse, s’oppose à son égoïsme, à sa dureté, à son insolence, à sa muflerie. Il est à la fois « gentil et méchant » - et c’est égal. La mobilité de sa conscience le fait se repentir d’un bon mouvement qui lui vient. Il est ballotté par des motivations contraires : il rêve, dans le même instant, d’épouser Solange et de la tuer. Cette complexité Dostoïevskienne de la conscience donne au personnage sa modernité.

 

Montherlant : un romancier réaliste

Le moraliste vient souvent relayer le moraliste. Que ce soit Costals ou l’auteur qui parle, on découvre dans leurs propos quelques-unes des perspectives philosophiques que Jean Wahl discernait dans l’œuvre en 1940 : lutte contre la femme, contre l’amour, contre la charité, « cancer de l’homme », lutte contre le culte de la douleur, et, par là, lutte contre notre civilisation. « Derrière toutes ces luttes, c’est la lutte contre le christianisme que nous découvrons. » Dans ce monde où « souffrir est toujours idiot », où rien n’a d’importance, pas même le fait d’être bon ou méchant, où « toute mort est l’occasion d’un renouveau puisque du cadavre sortent des fleurs violentes », où « c’est folie de se contraindre », où l’on fait moins attention aux êtres que l’on estime qu’à ceux que l’on désire, où il n’est aucune souffrance morale dont on ne soit consolé par un « vraiment bon repas », il n’y a plus, comme valeur à promouvoir, que le culte du bonheur personnel qu’on obtiendra en agissant selon ce qui est, et non selon ce qui se fait.

 

 

Georges Bernanos (1888-1948)

 

D’ascendance lorraine et bourgeoise par son père, paysanne et berrichonne du côté maternel, Georges Bernanos est né à Paris. Son enfance a eu pour cadre, à Fressin (Pas-de-Calais) « une vieille et chère maison dans les arbres, un minuscule hameau du pays d’Artois, plein d’un murmure de feuillages et d’eau vive. » Elève de collèges religieux où il fit de bonnes « humanités », il aborda spontanément Balzac et Dostoïevski, Barbey d’Aurevilly et Zola. De 1906 à 1913, il partage son temps entre la préparation à deux licences, lettres et droit, et les activités remuantes de l’Action Française. Il rencontre Sorel et Drumont, Maurras et Daudet, publie des articles, écrit des poèmes aujourd’hui perdus. EN août 1914, quoique réformé, Bernanos s’engage et fait toute la guerre de tranchées. Après l’Armistice, il devient inspecteur d’assurances et traverse des années financièrement assez difficiles : marié en 1917, il aura six enfants de 1918 à 1933. « J’ai mené alors, dira-t-il plus tard, non pas une chienne de vie mais une vie de chien. »

Cependant, alors qu’il approche de la quarantaine, il va connaître, pour ses vrais débuts littéraires, un éclatant succès avec un roman d’inspiration très haute, Sous le Soleil de Satan (1926). Henri Massis et Léon Daudet s’attachent à sa renommée naissante et Paul Claudel salue dans le nouveau livre « cette qualité royale, la force ». Viendront ensuite L’Imposture (1927) et La Joie (1929).

Mais diverses difficultés et un grave accident vont décider Bernanos à quitter la France. Il s’installe avec tous les siens aux Baléares où il vivra, en témoin et en juge, les déchirements de la guerre civile espagnole tout en composant son chef-d’œuvre ; Le Journal d’un curé de Campagne (1936) suivi de la Nouvelle histoire de Mouchette, également datée de Majorque.

Après avoir manifesté des sympathies « franquistes », il prendra violemment à partie doctrinaires, sermonnaires et tortionnaires dans un livre promis à un retentissement considérables : Les grands Cimetières de la lune (1938). Au lendemain de Munich, après un court séjour en France, Bernanos part avec sa famille pour le brésil où il terminera Monsieur Ouine. Dès juin 1940,il collabore aux Bulletins de la France libre et publie, à Rio, sa Lettre aux Anglais (1942). Revenu à Paris en 1945, il multiplie articles et conférences et il achève ses Dialogues des Carmélites (publié en 1949) quelques mois avant que la mort ne l’enlève.

 

Sous le Soleil de Satan est le premier roman que Georges Bernanos ait publié en 1926, puis en 1929, La Joie. En 1937, c’est la Nouvelle Histoire de Mouchette. Puis il écrit Monsieur Ouine, L’Imposture, Le Journal d’un Curé de campagne.

Mais il a aussi rédigé plusieurs essais politiques inspirés par la guerre civile espagnole, la guerre mondiale, comme La Grande Peur des bien-pensants et Les Grands Cimetières sous la lune.

 

- Sous le Soleil de Satan

 

Bernanos, devant l’aspect hideux que prenait, à ses yeux l’après-guerre, dessinait la figure d’un saint ; et en face de ce saint, il dressait le personnage de la pécheresse, la jeune Mouchette, adolescente révoltée, qui tôt dans sa vie, a sur évaluer la pusillanimité des êtres et le néant de la vie, décidée à aller jusqu’au bout de sa révolte. L’abbé Donissan, le saint des Lumbres, est destiné à lui apporter in extremis l’espérance du Salut. Bernanos a mis en évidence l’unité organique de son roman : « L’abbé Donissan n’est pas apparu par hasard : le cri du désespoir sauvage de Mouchette l’appelait, le rendait indispensable. » Le roman est né le jour où Bernanos a décidé de lier ces deux destins hors série, la pécheresse et le saint, l’agonisante désespérée et le prêtre susceptible de lui apporter le Salut.

Si Mouchette est une figure inoubliable de la révolte intrépide, Donissan présente une singulière image de la sainteté. Il bénéficie d’un don de voyance qui lui permet de lire dans les êtres et de percevoir d’emblée leur secret : ainsi fait-il dans l’âme perdue et désespérée de Mouchette. Bernanos reconnaissait lui-même que « [son] pauvre Donissan avait fait sans le savoir un vœu sacrilège ». Il est de fait qu’il sort de l’orthodoxie quand il accepte d’être consumé par les forces du mal pour racheter les pécheurs ; il paraît oublier que le monde a déjà son Sauveur, et lui-même se prive des fruits du sacrifice de Jésus. C’était un aventurier de la vie spirituelle.

 

- L’Imposture et La Joie

 

Bernanos entreprit la composition d’un second roman dont le héros devait être un prêtre célèbre ayant perdu la foi. C’est de ce projet que sont nés deux romans complémentaires que sont L’Imposture et La Joie.

Bernanos fustige dans L’Imposture les catholiques reliés à la République et à la démocratie chrétienne ; et les portraits cruellement dessinés de Pernichon, de Mgr l’Espelette, de Guérou, de M. de Clergerie procèdent d’une critique acerbe des compromissions de certains catholiques dans le monde moderne. Cénabre, que ces ouvrages d’histoire religieuse ont rendu célèbre, est le contraire de Donissan. Dans L’Imposture et dans La Joie, c’est une sainte jeune fille – Chantal – qui sauve in extremis le prêtre qui était la proie de Satan. D’autre part, la sainteté de l’abbé de Chevance, comme celle de sa fille spirituelle Chantal de Clergerie, a quelque chose de plus évangélique : l’esprit d’enfance, de renoncement, d’humilité, la simplicité du cœur et l’indéfectible espérance, telles sont les vertus de Chevance dans L’Imposture, de Chantal dans La Joie, dont la figure rayonnante de lumière est le centre du roman. Chevance connaît le drame de Cénabre qui est d’avoir perdu la foi ; il ne peut rien faire de son vivant, mais sa fille spirituelle contribue, à la fin de La Joie, à rendre à Cénabre l’espérance et la foi.

Cénabre, Chantal et Chevance sont les trois figures essentielles de la fiction : Chevance est un saint prêtre, modeste confesseur de bonnes, mais il nous est dit que son rayonnement s’élargit d’année en année et que son humilité brille d’une lumière surnaturelle. Chantal est toute simplicité, elle a la miraculeuse insouciance des enfants, elle est vive et enjouée, elle est instruite, elle sait porter élégamment de belles robes. Cénabre, c’est le prêtre qui a perdu la foi, qui joue la comédie devant les autres et devant lui-même ; il est possédé par Satan, il est secoué d’un rire qu’il ne peut réprimer. Sa tragédie, c’est que toutes les subtilités de son intelligence sont incapables de lui donner accès à la compréhension de la sainteté dont il parle dans ses livres. Il est conduit au sacrilège d’une curiosité sans amour. Ici encore, comme dans Le Soleil de Satan, c’est la haine de soi et le choix du néant qui sont les racines du péché.

 

- Journal d’un curé de campagne

 

Le curé d’Ambricourt, à la différence de Donissan, n’a pas conscience d’être appelé à un destin exceptionnel. Il craindrait plutôt de n’être pas à la hauteur de l’accomplissement de sa mission. Ce jeune curé rédige son Journal, il tient registre de ses pensées, de ses activités, de ses efforts, de ses échecs, des progrès de sa maladie. Grâce à la simplicité du ton, les choses les plus surprenantes paraissent aller de soi : le curé d’Ambricourt a le pouvoir de lire dans les âmes ; il est doué de prescience quand il voit ou croit voir la comtesse sous la forme d’une morte ; dans le confessionnal, il bénéficie d’une vision surnaturelle de Chantal.

 

 

Jean Giono (1895-1970)

 

Né dans une vieille rue de Manosque, Giono a grandi et lu lui-même la Bible, Homère, les Tragiques, entre l’échoppe de son père, cordonnier et l’atelier de sa mère, repasseuse. Ses études interrompues avant le baccalauréat, il est devenu modeste « coursier » puis employé et enfin sous-directeur de l’agence locale d’une banque. A l’exception de la guerre 14-18 qu’il finit « soldat de deuxième classe sans croix de guerre », il a vécu ainsi enraciné et n’a abordé Paris qu’en 1929 pour signer le service de presse de Colline. Mais il est retourné poursuivre son œuvre d’écrivain dans sa ville natale.

 

 

- Le cycle de Pan

 

Dans Le cycle de Pan, il s’agissait de montrer que la terre est vivante, « qu’il faut compter avec elle, et que toutes les erreurs de l’homme viennent de ce qu’il imagine marcher sur une chose morte, alors que ses pas s’impriment dans de la chair pleine d’une grande volonté. »

Dans Colline, une menace diffuse pèse sur un hameau de montagne ; un vieillard croit percevoir les signes des malheurs à venir ; un chat noir survient, la fontaine s’arrête de couler, la petite Marie tombe gravement malade, un incendie de foret met le village en péril. On décide de supprimer le vieux Janet, prophète du malhreur et, l’alerte passée, la vie reprend son cours.

Regain fait la part belle à la nature, aux saisons, à la plaine, au vent, au désir. Un hameau abandonné, haut perché dans la montagne, reprend vie pour peu qu’un de ses derniers habitants trouve femme, fonde un foyer, et entreprend de travailler la terre.

 

 

- Que ma joie demeure

 

Ce roman, à la fois lyrique et pédagogique, de 1935 relève une autre ambition. Le personnage de Bobi, c’est le poète, c’est l’homme venu d’ailleurs, c’est celui qu’on attendait et qui annonce des temps nouveaux, celui qui est venu pour changer la vie. L’aventure, dans le roman, se termine tragiquement. C’est un idéal qui se situe non plus sous le signe de Pan, mais de Dionysos : « Il faut libérer la terre et l’homme, pour que ce dernier puisse vivre sa vie de liberté sur terre de liberté. »

 

 

- Le Chant du monde

 

Le Chant du monde est un beau roman poétique. C’est un roman du fleuve et de la forêt. C’est l’histoire d’une quête. Antonio, l’homme du fleuve, part avec Matelot, l’homme de la forêt, à la recherche du besson aux cheveux rouges, dont on n’a plus de nouvelles ? Le Chant du monde est en rupture avec la série des livres qui le précèdent. C’est un roman d’aventures : Antonio est le moteur et l’initiateur du récit : il rencontre, en allant à la recherche du besson, Clara, l’aveugle, qui sera sa femme, Toussaint, le bossu, l’homme bienfaisant chez qui le besson s’est réfugié, Maudru le boiteux, le veuf, le maître des terres, l’éleveur de taureaux, l’homme dur et terrible qui fait brûler la maison de qui ose lui résister, le dominateur du pays de Rebeillard. Il est finalement surpassé en force et en audace par le besson et par Antonio ; et il laisse repartir sa fille avec eux, qui ont osé mettre le feu à son domaine Avec le rythme des saisons et des jours, dans ce pays d’eaux ruisselantes et de montagnes glacées, il y a l’histoire d’un enlèvement, d’une quête et d’une vengeance, et ces thèmes évoquent beaucoup de mythes connus.

 

 

- Batailles dans la Montagne

 

Quand Giono écrit ce roman, et qu’il montre le lutte héroïque que mène l’homme contre les puissances déchaînées de la nature, il retrouve spontanément les traits essentiels de l’épopée : élan d’une collectivité qu’incarne un héros un peu surhumain ; combats singuliers, un merveilleux moderne. Dans ce roman, Giono raconte un cataclysme, un glissement de terrain qui provoque une sorte de barrage naturel et empêche l’écoulement des eaux d’un torrent, si bien que plusieurs villages, au pied d’un glacier, sont engloutis. Les survivants se réunissent sur une hauteur, entourés par les eaux, constituants une communauté de rescapés, - accablés par tout ce bouleversement du monde autour d’eux. Ils paraissent condamnés et sans espoir quand survient le héros, Saint Jean, qui sera le sauveur de cette communauté. Saint Jean livre le combat de l’Homme contre le déchaînement des forces naturelles, et seul un héros d’exception peut livrer victorieusement cette bataille dont dépend le sort de la communauté tout entière.

 

 

- Les chroniques

 

Au lendemain de la guerre, c’est un autre Giono qui apparaît. Aux romans succèdent les chroniques. Il y peint la condition humaine, et ses sujets sont souvent des faits divers qui peuvent avoir une portée métaphysique. On trouve comme chroniques : Le Hussard sur le toit, Le Bonheur fou, le cycle d’Angelo, Un roi sans divertissement au Moulin de Pologne, Ames fortes, Grands chemins.

Les Ames Fortes sont sans doute le chef-d’œuvre de Giono : deux vieilles femmes lors d’une veillée funèbre, racontent les jours anciens, et leur point de vue s’opposent sur ce passé dont elles présentent l’une et l’autre des versions différentes. On a même le sentiment qu’elles inventent au fur et à mesure qu’elles parlent, les mots qu’elles profèrent servant autant à recréer le passé selon la pente du désir ou de la rêverie qu’à en présenter un compte rendu fidèle.

 

 

 

 

 

SEPTIEME PARTIE :

 

 

 

 

A. La décennie de 1930 à 1940 :

Les romans d’idées

 

 

 

1. La période historique 1930-1940 :

 

 

La période historique correspondant à la réflexion de nos penseurs est celle où l'on assiste après la crise économique de 1929 (qui durera jusqu'en 1935) à la montée de la classe ouvrière qui prend conscience d'elle-même, porteuse de grandes espérances : l'unité du Front Populaire, la lutte pour la paix contre la montée du Fascisme (à laquelle participent les intellectuels) font naître chez ces mêmes intellectuels, le grand espoir d'un monde humain, d'un nouvel avenir de l'Homme qui serait accouché par l'Histoire.

L'échec du Front Populaire, la non-intervention en Espagne qui divise les forces de gauche, puis l'éclatement de la Guerre, sont ressentis douloureusement comme la faillite de ces espérances. Mais, bien plus chez les intellectuels qui s'étaient engagés dans l'action et l'Histoire aux côtés des forces populaires, cette faillite dénonce l'engagement politique mais aussi peut-être toute action humaine comme une illusion.

 

De ces masses ouvrières qui, prenant conscience de leur “sous-humanité” selon l'expression de Jean-Paul Sartre, semblaient porteuses d'un avenir “humain”, après l'échec de ce grand espoir, quelle leçon peut-on retenir ? Quelle vérité -fut-elle amère et désespérante- reste intacte ?

 

N'est-ce pas le privilège de leur situation sociale et de leur culture qui jusqu'à présent, dissimulait aux intellectuels cette vérité ? Derrière le faux semblant des idées alimentant leurs raisons de vivre, voici qu'ils découvrent comme la vraie leçon de ces sous-hommes, une vérité qui va bien au-delà de leurs conditions d'existence : c'est l'existence humaine -toute existence humaine- qui est dépourvue de sens : le monde, les choses, l'homme et sa vie toute entière sont là sans cause et sans raison, privés de tout sens.

 

C'est bien de cette expérience historique que font les intellectuels, découvrant la classe ouvrière, que naît pour toute une génération le sentiment de l'absurde.

 

 

Jean-Paul Sartre écrit :

 

« Quand la classe montante (la classe ouvrière) prend conscience d'elle-même, cette prise de conscience agit à distance sur les intellectuels et désagrège les idées dans leur tête … Découvrant l'absurdité des conditions d'existence de la classe ouvrière, ils doivent renoncer à l'humanisme abstrait : à l'idée d'une nature humaine, d'une essence de l'Homme, c'est toute leur culture qui se trouve mise en cause, qui éclate. »

 

Mais, comme le précise Jean-Paul Sartre :

 

« Nous ressentions cet éclatement d'une manière encore idéaliste et individualiste ; les auteurs que nous aimions nous expliquaient vers cette époque que l'existence était un scandale. Nous refusâmes l'idéalisme officiel au nom du tragique de la vie.»

 

L'absurdité des conditions d'existence de la classe ouvrière prend le sens pour les intellectuels de l'absurdité de l'existence humaine.

C'est donc bien la naissance de cette nouvelle idéologie qui est le point de départ de la réflexion de toute une génération :

- Elle est pour Jean-Paul Sartre à la base de la démarche philosophique : comment comprendre la réalité humaine si l'existence de l'homme se révèle comme la poursuite absurde d'une réalité qui lui échappe.

- Pour Albert CAMUS, elle est le point de départ d'une éthique, d'une attitude de l'homme devant la vie et le monde.

 

 

 

2. Le contexte culturel

 

Au lendemain de la guerre, on entrait dans ce que Claude-Edmonde Magny a appelé « l’âge du roman américain » : on lisait Le Bruit et la Fureur de Faulkner, L’Adieu aux Armes d’Hemingway, La Grosse Galette de Dos Passos, Des Souris et des Hommes de Steinbeck, et bien d’autres romans venant d’Amérique.

L’influence de Kafka s’ajoute à cela. La Nouvelle Revue Française avait publié dès 1928 La métamorphose, Le Procès avait été traduit en 1933, mais sur le moment n’avait guère été remarqué. En 1938, Le Château et La Métamorphose paraissent en librairie. C’est de Kafka que procède l’habitude de considérer le récit romanesque comme une sorte d’allégorie métaphysique de la condition humaine. Avec Kafka, le roman rejoignait la philosophie, il était le lieu privilégié où la métaphysique concrète devenait possible, puisque le sens n’était jamais dit, mais était toujours présent comme une lumière incertaine dans la quelle baignait les détails contingents.

Le temps des héros était passé : on était entré dans une ère du désarroi. On avait perdu le sentiment qu’on pouvait agir sur les événements, participer activement à l’Histoire. Au fond, la génération de Montherlant, de Malraux, d’Aragon de Céline, de Saint-Exupéry était une génération romantique. Il y avait chez eux une sorte de lyrisme. Leurs personnages étaient toujours en proie à l’exaltation, que ce fût celle du meurtre ou du sacrifice, de la sainteté ou du dénigrement. Ils vivaient des minutes rares, ils atteignaient au sommet de leur vivant. En face d’eux, le personnage du roman existentialiste connaît un accablement lucide ; on ne saurait parler de son désenchantement, car il n’y a jamais eu d’illusion.

 

 

Albert Camus (1913-1960)

 

 

1) Les œuvres de la période

 

1937 : l’Envers et l’Endroit

1937 ( publié 1942 ) : l’Etranger

1948 : Noces

1942 : le Mythe de Sisyphe

1945 : Caligula

 

2) La seconde période

 

1947 : la Peste

1949 : les Justes

1951 : l’Homme Révolté

1954 : l’Eté

1956 : la Chute

1957 : l’Exil et le Royaume

 

 

A. Une biographie

 

1. Un étudiant pauvre et un militant obscur d'abord :

 

Né en 1913 en Algérie d'un père ouvrier agricole qui fut tué dès les premiers mois de la Guerre de 1914 ; élevé par sa grand-mère dans le quartier pauvre de Belcourt pendant que sa mère faisait des ménages, il entra au lycée d'Alger avec une bourse. Atteint de tuberculose à l'âge de 17 ans, il fut confié à un oncle pour rétablir sa santé et n'obtint son bac de philo qu'après avoir dû redoubler sa classe.

Travaillant à la Préfecture (au service des cartes grises), assurant la critique d'art dans "Alger-Etudiant", il obtint en 4 ans sa licence de philosophie. C'est en 1936 qu'il obtint son Diplôme d'Etudes Supérieures de Philosophie.

Pendant toute cette période, Albert Camus est un étudiant pauvre et un militant de base, d'abord au mouvement antifasciste "Mouvement Amsterdam-Pleyel", ensuite au Parti Communiste auquel il adhère en 1935.

Mis à part quelques articles de critiques littéraires ou musicales publiés dans des revues, c'est au travers de la culture populaire qu'il exprime le mieux son militantisme : en 1936, au moment où débute la Guerre Civile en Espagne, il devient secrétaire de la Maison de la Culture à Alger ; il fonde le "Théâtre du Travail", écrivant une adaptation du roman d'André Malraux, "Le Temps du Mépris", collaborant à l'écriture collective de "Révolte dans les Asturies" ; il crée le "Don Juan" de Pouchkine ; participe également à la troupe théâtrale de Radio-Alger qui joue dans le bled "Gringoire" de Théodore de Banville.

Albert Camus est animateur, metteur en scène, acteur.

 

2. De 1937 à 1939 : journaliste, écrivain ?

 

En 1937, sa maladie interdit à Albert Camus de se présenter à l'agrégation de philosophie. Il quitte le Parti Communiste, à la suite de l'emprisonnement des militants arabes qu'il était chargé de recruter. Il poursuit son activité théâtrale au "Théâtre de l"Equipe" qui a remplacé le "Théâtre du Travail" et joue "Yvan Karamazov" de Dostoïevski, adapté par Jacques Copeau.

Il commence à penser à "L'Etranger" ; Il publie "L'Envers et l'Endroit" ; il commence à écrire "Caligula ", ainsi que "Noces ".

En 1938, un emploi à l'Institut météorologique d'Alger lui permet de subsister ; puis, il est engagé par Pascal PIA qui a été envoyé à Alger pour créer un journal de Front Populaire "Alger Républicain"

En 1939, Albert Camus est le journaliste d' "Alger Républicain", publiant des enquêtes retentissantes ("Misère de la Kabylie"), faisant le compte-rendu de procès politiquement difficiles. Dès la déclaration de Guerre, le Gouvernement Général d'Alger asphyxie "Alger Républicain", remplacé par "Soir Républicain", dont Albert Camus devient le rédacteur en chef et qui sera interdit dès Janvier 1940.

 

3. De 1940 à 1945 : Albert Camus révélé

 

C'est au mois de Mars 1940 qu'Albert Camus monte à Paris où il est embauché par Pascal Pia comme secrétaire de rédaction à "Paris-Soir", qui, dès la défaite, se replie à Lyon. En 1941, licencié à la suite de compressions de personnel, Albert Camus regagne Oran.

"L'Etranger" est terminé. Albert Camus achève "Le Mythe de Sisyphe" et "Caligula ", qui par des voies compliquées, parviennent jusqu'à Paris, entre les mains de Gaston Gallimard.

En 1942, en juin, paraît "L'Etranger " - Quelques mois plus tard, en octobre, le "Mythe de Sisyphe " est publié par Gaston Gallimard.

A la fin de l'année, les Alliés ont débarqué en Afrique du Nord, la Zone Sud est envahie par les Allemands.

En 1943, Albert Camus est maintenant révélé comme écrivain célèbre dans le milieu des intellectuels dont Gallimard est l'éditeur : c'est en février que Jean-Paul Sartre publie son article sur "L'explication de L'Etranger".

Après plusieurs voyages à Paris, à la fin de l'année qu'Albert Camus s'installe dans un studio, rue Vaneau, que lui prête André Gide. Il devient lecteur chez Gallimard, rejoint Pascal PIA à "Combat Clandestin" et est appelé à d'autres fonctions dans la Résistance.

Dès 1941, il a commencé "La Peste " ; en 1943, il ébauche le plan de "L'Homme révolté ".

En 1944, Albert Camus publie chez Gallimard, "Le Malentendu ", suivi de "Caligula ". Jusqu'à la Libération, il devra se cacher chez des amis algérois, puis en Seine et Marne, chez Brice Parain.

 

4. Après la Libération

 

Dès le mois d'Août 1944, "Combat" parait au grand jour et Albert Camus devient le rédacteur en chef.

En 1945, c'est la création de "Caligula " au Théâtre Hébertot.

Pendant toute cette période, Albert Camus est le journaliste de "Combat" où il exprime en politique ses exigences morales.

Il faut arrêter cette période en 1947 où le journal est repris par Claude Bourdet et Henri Smadja. C'est cette même année qu'Albert Camus publie "La Peste ", qui connaît immédiatement un immense succès de librairie.

 

C'est à cette même année que nous proposons d'arrêter la biographie d'Albert Camus, qui se confond ensuite avec son action d'intellectuel dans tous les débats idéologiques auxquels donnent lieu les évènements politiques et l'évolution historique de cette période.

Pour donner une image des positions et du rôle d'Albert Camus dans ce domaine de l'idéologie, il suffit d'évoquer les articles et les oeuvres qu'il publie pendant cette période :

- Juin 1948 : polémique avec D'Astier de la Vigerie à propos de "Ni victimes, ni bourreaux"

- Octobre 1948 : création de "L'Etat de siège " au Théâtre Marigny

- Décembre 1948 : meeting à Pleyel rassemblant Albert Camus, Jean-Paul Sartre, David Rousset, Carlo Lévi, Richard Wright et le Journal "La Gauche", organe du Rassemblement Démocratique.

- 1949 : Création de " Les Justes " au Théâtre Hébertot.

- 1951 : Polémique et rupture d'Albert Camus avec Jean-Paul Sartre et Francis Jeanson.

- 1955/1956 : Collaboration à "L'Express". Espérant ramener au pouvoir Pierre Mendès France pour dénouer la crise algérienne.

Lecture à ALGER (devant les musulmans qui sont secrètement du F.L.N.) de son "appel" pour une trêve civile en Agérie.

Publication chez Gallimard de sa pièce "La Chute ".

- 1957 : Article sur la Hongrie "Le socialisme des potences"

"Réflexions sur la guillotine" associé aux "Réflexions sur la pendaison" d'Arthur Koestler, dans l'essai : "Réflexions sur la peine capitale"

Octobre : Prix "Nobel" de Littérature.

 

A cette date, l'action de Camus au plan idéologique est couronnée en même temps que son oeuvre.

 

 

 

B) Dialectique de l’œuvre :

 

 

L'œuvre naît de la rencontre d'un drame singulier et de l’expérience de toute une génération dans une période historique donnée. C'est par la médiation de cette expérience commune à toute une génération que l'écrivain peut traduire, exprimer son drame individuel. Cette médiation est d'une certaine façon trahison Il doit traduire son expérience individuelle vécue à la fois dans un milieu de pauvreté et dans un pays de soleil au travers du sentiment qui s'impose à tous les intellectuels de sa génération : l'absurdité de l'existence humaine et l'étrangeté -l'anonymat- du monde. Il écrit dans “Énigme” : “ En devenant un prophète de l'absurde qu'ai-je fait d'autre que de raisonner sur une idée que j'ai trouvée dans les rues de mon temps ? - Que j'ai nourri cette idée (et qu'une part de moi la nourrisse toujours) avec toute ma génération, cela va sans dire. ”

Le sentiment profond de cette “ nécessaire ” trahison de soi que constitue une vie, traverse toute son œuvre : En se faisant prophète de l'absurde, en mettant en “ œuvre ”, en “ réalisant ” dans le discours de ses Essais, en “ personnifiant ” dans les héros des récits, en donnant vie, au travers de l'œuvre, à l'idée du non-sens de la vie, il a sans cesse le sentiment, souvent exprimé, d'avoir trahi “ ses origines ”, masquant une vérité apprise de son enfance et de sa jeunesse : celle d'un vrai rapport avec la nature, pulvérisée par le soleil et celle de vrais rapports humains masqués par le mensonge des rapports sociaux.

N'a-t-il pas écrit toute son œuvre pour “ être ” lui-même un autre ? A la fin, c'est l'écriture de “La Chute” qui posera la question sous la forme d'une fiction dont la lecture met tragiquement en cause sa vie et son œuvre.

 

Comprendre la dialectique de l’œuvre de Camus, c’est découvrir d’abord l’expérience singulière de ses origines ; c’est mettre à jour ensuite la genèse de l’idée d’absurde à travers la conscience que les penseurs de ce temps prennent d’une nouvelle réalité historique et sociale à partir de leur condition d’intellectuel.

1) Le drame singulier d’Albert Camus

 

Le drame d'Albert Camus naît d’une double expérience ; il écrit dans “La Mort dans l'âme”, l'un des textes de “l'Envers et l'Endroit” :

 

« De même que j'ai mis longtemps à comprendre mon attachement et mon amour pour le monde de la pauvreté où s'est passée mon enfance, c'est maintenant seulement que j'entrevois la leçon du soleil. »

 

Une double expérience : celle de la pauvreté qu'il nomme ailleurs l'expérience du dénuement ; et la leçon du soleil.

Comment comprendre chacune de ces expériences ? - Comment comprendre le lien qui les unit, paradoxal, contradictoire, entre le dépouillement de soi qui est la leçon de la pauvreté et la richesse éternelle du monde qui est la leçon du soleil?

a) L’expérience de la pauvreté

 

Pour comprendre le sens que revêt pour Albert Camus l'expérience du monde de la pauvreté, il faut remonter à ses premières oeuvres qu'il a rassemblées sous le titre significatif de l'Envers et l'Endroit et plus loin encore aux manuscrits de ces textes, où il décrit ses rapports avec sa mère, analphabète.

Citons quelques extraits du récit autobiographique :

 

« Je pense à un enfant qui vécut dans un quartier pauvre ... La mère de l'enfant restait silencieuse. En certaines circonstances, on lui posait cette question : - A quoi tu penses ? - A rien, répondait-elle. Et c'est bien vrai : Tout est là. Sa vie, ses intérêts, ses enfants se bornent à être là, d'une manière trop naturelle pour être sentie ..

 

Voici le moment du souvenir et de l'émotion :

 

« Quelquefois, comme en ces soirs dont lui se souvenait, revenue du travail exténuant (elle fait des ménages) elle trouve la maison vide. La vieille aux commissions, les enfants encore à l'école. Elle se tasse alors sur une chaise et, les yeux vagues, se perd dans la poursuite éperdue d'une rainure du parquet. Autour d'elle, la nuit s'épaissit dans laquelle ce mutisme est d'une irrémédiable désolation.

Si l'enfant entre à ce moment, il distingue la maigre silhouette aux épaules osseuses et s'arrête …Il reste alors de longues minutes à la regarder. A se sentir étranger. Il prend conscience de sa peine. ...»

 

La pauvreté - les conditions de travail - rapproche l'existence humaine de la vie animale : même mutisme, absence de pensée. L'enfant se sent étranger comme si la pauvreté interdisait tout lien “humain”.

Dans le manuscrit, Albert Camus précise :

 

« Lui savait que tout ce qui faisait sa sensibilité, c'était tel jour où il avait compris qu'il était vu de sa mère et que celle-ci ne pensait presque jamais.»

On lui disait qu'on l'avait vue pleurer. Mais jusqu'ici ces larmes lui semblaient de conviction moyenne. Elle n'ignorait pourtant pas la gravité de son mal mais elle promenait ainsi sa surprenante indifférence. »

 

Mais, il y a plus : le manuscrit ajoute un épisode auto-biographique, qui permet d'approfondir le sens de cette expérience.

« Une chose encore, écrit Albert Camus : Il la savait pourtant d'une émotivité bouleversante, il savait d'autre part qu'elle avait pour lui un grand sentiment,…mais tous deux s'épuisaient en efforts pour trouver quelque chose à dire.

 

L'indifférence de sa mère, sa propre indifférence, tout se passe comme si la pauvreté - la misère - allant jusqu'à annihiler tout sentiment, privait, dépouillait l'existence de tout sens humain.

Mais précise Albert CAMUS, « déjà il savait que sa mère n'était qu'un symbole.

 

L'indifférence de cette mère étrange mais aussi bien l'indifférence du fils pour sa mère, le mutisme de la mère mais aussi bien le silence qui s'installe entre eux sont le signe -la révélation- de ce que “tout l'attirail” de ce qu'on appelle sentiments, - "cet attirail de tendresse, d'émotion, de passé qu'on prend trop souvent pour l'amour" et, par delà, tout sens qu'on donne à cette vie ou dont on revêt le monde, - tout cela n'est qu'un faux-sens, un faux-semblant, un immense mensonge : la forme multiple de l'illusion qui nous dissimule une vérité toute simple.

 

Ce n'est pas le sens de la vie qui est ruiné, détruit dans la situation de pauvreté où le sentiment ne peut pas s'exprimer, où la pensée est comme abolie, - c'est le mensonge que secrète la pensée et que le sentiment entretient, par lesquels la vérité de la vie est masquée, oubliée, perdue.

Quelle est cette vérité ?

Dans les conditions de la pauvreté, tout se passe comme si l'existence était privée de sens: « A un certain degré de dénuement, plus rien ne conduit à plus rien ; ni l'espoir ni le désespoir ne paraissent fondés

Tel est le constat. « Mais pourquoi s'arrêter là ? »

 

Pour donner un sens à la vie : est-on prisonnier de cette alternative qui oppose l'espoir et le désespoir ?

- Le sens de la vie n'est ni dans l'espoir d'un au-delà, ni dans la négation désespérée de la vie qui conduit logiquement au suicide.

« Cette heure "où l'on se souvient du monde de la pauvreté” est comme un "intervalle" entre OUI et NON. »

 

A cette étape de la vie d'Albert Camus, celle de l'adolescence, nous sommes précisément dans l'intervalle où n'est pas encore apparue pour lui la nécessité qui s'impose à la réflexion du penseur de repenser les leçons de son enfance au travers des “idées que l'on trouve dans les rues de son temps ” partagées « avec tous les hommes de son âge "pour qui" l'histoire n'a cessé d'être meurtre, injustice ou violence. »

 

« Simple, tout est simple, s'écrie Albert Camus, entre Oui et Non, oui tout est simple. Ce sont les hommes qui compliquent les choses. »

 

A l’interrogation sur la condition humaine, la pauvreté apporte une première réponse, qui s'exprime par le silence. Derrière les silences entre la mère et le fils “ qui n'ont rien à se dire ”, derrière leur indifférence réciproque, se cache une entente tacite : un “amour” qu'ils n'exprimeront jamais.

Quand le dénuement met fin à tous les faux-semblants de l'existence, aux mensonges de la communication, l'on découvre qu'il existe, au-delà ou en deçà de la fantasmagorie des sentiments codifiés, stéréotypés, des liens entre les êtres, des rapports “humains” véritables, une parenté originelle, semblable à celle que nous découvrirons entre l'homme et le monde.

 

D'où naît que les hommes compliquent les choses ? D'où vient que l'homme pose la question du sens de son existence qui le conduit à choisir entre Oui et Non, entre l'espoir et le désespoir ?

- De sa solitude, quand le monde lui devient étranger - parce que seul face à lui-même, l'homme est alors confronté à sa propre mort, à l'idée de sa mort, alors même qu' « il ne peut jamais avoir que l'expérience de la mort des autres. » …

« L'homme face à face avec lui-même, je le défie d'être heureux. Un grand désaccord se fait “alors”entre lui et les choses. »

 

b) La leçon du soleil :

 

C’est la leçon du soleil qui, à son tour, lui permet de dépasser le non sens de l’existence.

Il s'écrit : « Où est l'absurdité du monde ? Avec tant de soleil dans la mémoire, comment ai-je pu parler sur le non-sens ? »

 

Camus écrit déjà dans « L’amour de vivre » :

 

« Un beau soleil doré chauffait doucement les pierres jaunes du cloître.

Une femme puisait de l'eau au puits. Dans une heure, une minute, une seconde, maintenant peut-être, tout pouvait crouler.

Et pourtant le miracle se poursuivait. Le monde durait pudique, ironique et discret…Sans être dupe, je me prêtais aux apparences. »

« Ce qui me frappait alors (dans ces pays de la Méditerranée) ce n'était pas un monde fait à la mesure de l'homme, - mais qui se refermait sur l'homme. Si le langage de ces pays s'accordait à ce qui résonnait profondément en moi, ce n'est pas parce qu'il répondait à mes questions mais parce qu'il les rendait inutiles. »

 

La même expérience et les mêmes réflexions sont reprises dans Noces (1939) : Le vent à Djemila.

Ville morte : " Il est des lieux où meurt l'esprit pour que naisse une vérité qui est sa négation même. "

« Dans cette grande confusion du vent et du soleil qui mêle aux ruines la lumière,…bientôt, répandu aux quatre coins du monde, oublieux, oublié de moi-même, jamais je n'ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde. »

C’est un nouveau rapport au monde que Camus cherche à nous communiquer dans ses œuvres de jeunesse, dont il nous dit qu’elle est la leçon qu’il puise au cœur de son pays natal : une Algérie où il fait l’expérience des étés brûlés par le soleil, des lames étincelantes de la mer et de la douceur des nuits ?

 

Après cette leçon du soleil, qui rend vaines toutes les questions sur notre présence au monde, après l’expérience de la pauvreté, qui nous a appris que de vrais rapports humains sont possibles, au-delà ou en deçà de la fantasmagorie des sentiments, des mensonges de la communication, de tous les faux-semblants de l'existence, voici le paradoxe que Camus énonce dans le texte qui donne son titre : L'Envers et l'Endroit, au recueil de ses oeuvres de jeunesse.

« Les hommes et leur absurdité ? Mais voici le sourire du ciel. La lumière se gonfle et c'est bientôt l'été ? Mais voici les yeux et la voix de ceux qu'il faut aimer.»

Et pourtant Camus va élaborer l’essentiel de son oeuvre d’essayiste (avec le Mythe de Sisyphe), de romancier (avec L’Etranger), de dramaturge (avec Caligula) pour justifier, incarner ou démontrer l’idée d’absurde.

A partir d'une commune expérience, n’est-ce l'idéologie d'une époque, née sur la base de conditions historiques déterminées, qu’il est amené à reconnaître comme le point de départ de sa réflexion ?

Il écrit dans son article sur La Nausée :

« A quoi bon dire encore que, dans l'expérience qui m'intéressait et sur laquelle il m'est arrivé d'écrire, l'absurde ne peut être caractérisé que comme une position de départ, même si son souvenir et son émotion accompagnent les démarches ultérieures. »

Lorsqu’on s’intéresse aux années de jeunesse de Camus, à ses premiers textes littéraires, l’expérience de la pauvreté et la leçon du soleil, puis l’action militante, tout semble le conduire à découvrir le sens de la vie dans la lutte pour un monde plus humain.

Les événements que nous avons rappelés : la victoire du fascisme en Espagne, l’échec du Front populaire, la déclaration de guerre par Hitler, sont un coup d’arrêt à l’élan qui transformait l’espérance en l’espoir d’un avenir humain. L’espoir est-il autre chose que le rêve d’une terre promise ?

La question philosophique reprend ses droits : n’est-ce pas en partant de la conscience de soi, de sa propre vie qu’un homme, un individu quel qu’il soit, doit poser la question du sens de la vie ? Là où l’histoire laisse en suspens la question du destin des hommes, il appartient à la philosophie de s’interroger sur la destinée humaine.

C'est l'expérience historique des évènements tragiques de son temps ; ce sont les déceptions des intellectuels de sa génération à partir desquelles il devra élaborer sa réponse.

Alors même qu'il conclura à l'impuissance de l'action historique, à l'illusion de “l'espoir d'une terre promise”, le souvenir du monde de la pauvreté, de la réalité de la misère déterminera la position originale d' Albert Camus face aux tragédies de l'Histoire : il refusera de convertir les évènements tragiques de l'Histoire en une tragédie de l'existence ou en une vision apocalyptique de l'avenir. Selon son expression, il refusera de conclure du tragique au désespoir.

 

Il suffit de relire le Mythe de Sisyphe pour mesurer combien la philosophie de l’absurde est étrangère à l’expérience singulière de Camus : - celle de ses origines, mais aussi à l’éthique qu’il va bâtir pour tenter de résoudre la contradiction entre l’espoir qui s’inscrit dans cette expérience et le désespoir qui naît de cette faillite de l’espérance qu’il lit dans l’histoire de son temps.

 

2) La découverte de l’idée d’Absurde

 

Pour apprivoiser l’idée d’absurde, Camus s’emploie à décrire - à vrai dire laborieusement – la genèse du sentiment de l'absurde, qui précède la réflexion : il peut naître à chaque détour du chemin, chaque fois que se trouvent rompue la trame quotidienne, de notre vie : nos habitudes par la fatigue ou la lassitude, nos sentiments par le décalage de l'absence ou la trahison, nos convictions par nos déceptions ou nos échecs.

 

Rappelons les expériences d’une extrême pauvreté philosophique dont Camus fait état pour justifier la genèse du sentiment de l’Absurde :

 

la simple lassitude de la vie quotidienne (métro-boulot-dodo)

 

l'étrangeté des choses quand soudain le monde n'est plus pour nous l'univers des objets familiers, mais nous apparaît comme l'immensité d'une nature éternelle, qui était là avant nous et sera là quand nous aurons disparu.

 

le visage ou les gestes d'autrui, par exemple de cet être aimé quand, après une absence, il m'apparaît soudain étranger.

 

Alors, “ les décors s'écroulent ”, écrit Albert Camus : “ Pourquoi ceci ? Pourquoi cela ? Pourquoi cette femme, ce métier, cet appétit de vivre. Et pour tout dire : pourquoi cette agitation à vivre ?

Vivre en jugeant que cela est vain, voilà qui crée l'angoisse ”.

 

Mais, derrière toutes ces expériences, qu'y a-t-il sinon l'idée de la mort ?

Quand l'individu se retrouve seul face à lui-même, “ tout lien coupé avec les êtres et les choses”, il est confronté à l'idée de la mort.

 

Albert Camus explique :

 

En réalité, il n'y a pas d'expérience de la mort ... C'est tout juste s'il est possible de parler de l'expérience de la mort des autres ... L'horreur vient du côté mathématique de l'évènement ... Si le temps nous effraie, c'est qu'il fait la démonstration ... Tous les discours sur l'âme vont recevoir, ici, au moins pour un temps, une preuve par neuf de leur contraire. De ce corps inerte, où une gifle ne marque plus, l'âme a disparu. Ce côté élémentaire et définitif de l'aventure fait le contenu du sentiment absurde. ”

Sous l'éclairage mortel de cette destinée, l'inutilité apparaît. Aucune morale ni aucun effort ne sont a priori justifiables devant les sanglantes mathématiques de notre condition

 

Rien d'autre que la mort ne définit la condition humaine :

 

Après l'absurde, écrit Albert Camus, tout est ébranlé. Cette idée que “je suis”, ma façon d'agir comme si tout avait un sens, tout cela se trouve démenti d'une façon vertigineuse par l'absurdité d'une mort possible. ”

 

L'individu, coupé du monde qui lui est devenu étranger, est confronté à l'idée de la mort. C'est alors que l'existence humaine : tout ce par quoi nous cherchons à donner un sens à notre vie, se trouve d'un seul coup privé de tout sens, de toute signification.

 

A première lecture il semble que rien ne sépare l'expérience de l'étrangeté du monde décrite par Albert CAMUS de l'analyse de Jean-Paul Sartre dans la Nausée.

Albert CAMUS lui-même souligne cette parenté dans un article qu'il écrit en 1938 dans Alger Républicain pour rendre compte du roman de Jean-Paul Sartre.

Il décrit l'expérience de l'absurdité de la Nausée dans les termes même qu'il emploiera dans le Mythe de Sisyphe :

 

« Dans les vies les mieux préparées, il arrive toujours un moment où les décors s'écroulent.

Pourquoi ceci et cela ? Pourquoi cette femme, ce métier, et cet appétit d'avenir. Et, pour tout dire pourquoi cette agitation à vivre dans ces jambes qui vont pourrir?

Ce sentiment nous est commun. Et, d'ailleurs, pour la plupart des hommes, l'approche du dîner, une lettre reçue ou un sourire de passante suffisent à leur faire passer le cap. Mais pour qui le goût de creuser ses idées, regarder cette idée en face rend la vie impossible.

Et vivre en jugeant que cela est vain, voilà qui crée l'angoisse. A force de vivre à contre courant, une révolte transporte tout l'être, et la révolte du corps, cela s'appelle La NAUSEE.»

 

L'idée de l'absurde naît quand les choses perdent “ le sens dont nous les revêtions. ”

 

Mais, voici le jugement par lequel Albert Camus, dans son article sur La Nausée souligne sa différence :

« ... l'erreur d'une certaine littérature (qui, vient-il d'expliquer n'est pas fidèle à l'expérience vécue) c'est de croire que la vie est tragique parce qu'elle est misérable "Or la vie" peut être bouleversante et magnifique, voilà toute sa tragédie. Sans la beauté, l'amour ou le danger, il serait presque facile de vivre.

Le héros de Jean-Paul SARTRE n'a peut-être pas fourni le vrai sens de son angoisse. ...Constater l'absurdité de la vie ne peut être une fin mais seulement un commencement. »

 

Ce texte est un témoignage précieux sur la réflexion d’Albert Camus : il ne peut exprimer son expérience singulière qu'au travers de l'idéologie de son temps, mais cette idéologie lui apparaît comme un point de départ, une idée commune à partir de laquelle il ne peut exprimer son expérience singulière.

C’est cette expérience singulière, décrite dans ses œuvres de jeunesse, qui permet de comprendre la divergence essentielle qui le sépare de Sartre pour constituer à la fin du compte l’originalité de sa pensée et de son oeuvre

La réflexion de ce temps met à l'ordre du jour “ l'analyse de la présence de l'homme au monde ” : tel est, nous dit Albert Camus, l'objectif de la démarche de Jean-Paul Sartre, qui est aussi la sienne.

Au terme de la réflexion, quel est le message de Jean-Paul Sartre ?

- De la présence de l'homme au monde, il faut conclure que la vie est tragique, parce le monde est là, sans raison, privé de sens.

 

Que lui répond Albert Camus ?

- Parce que le monde est là, avant nous, avec sa couleur de ciel, sa lumière de soleil, vivant, éternel, chargé de sens, notre présence au monde, à la fois éphémère et consciente, est un miracle : « notre vie peut être bouleversante et magnifique », pourvu que par « la beauté, l'amour ou le danger » nous prenions conscience de ce miracle au lieu de nous laisser aller au sommeil, si facile, de “l'existence”.

L’éthique de Camus prend ici sa source :

Il faut dénoncer les illusions qui permettent de nous adapter au monde en nous dissimulant le poids d’une vie qu’il est donné à chacun, et à lui seul, de prendre en charge. « Tout ce qu'on me propose s'efforce de décharger l'homme du poids de sa propre vie. » Mais ce rejet de l’illusion n’est pas, comme le veulent les religions, détachement du monde. Il y a un refus qui n’est pas renoncement : « Peu de gens comprennent qu'il y a un refus qui n'a rien de commun avec le renoncement. Que signifie ici les mots d'avenir, de mieux-être, de situation ? Que signifie le progrès du cœur  ?

Si je refuse les plus-tard du monde, c'est qu'il s'agit aussi bien de ne pas renoncer à ma richesse présente. »

 

Et voici, dans ce texte de jeunesse, déjà clairement énoncée, l’éthique : la leçon de vie qui constitue le sens de la pensée de Camus :

Pour moi, devant ce monde, je ne veux pas mentir ni qu'on me mente. Je veux porter ma luciditéjusqu'au bout…

C'est justement un certain poids de vie que je réclame et que j'obtiens. »

 

A partir d'une idée qui apparaît sous la forme d'une expérience commune à toute une génération, c’est son expérience singulière qui lui permet d’écrire une œuvre originale.

 

 

C) Les romans
- L’Etranger – le trucage de l’absurde

 

Quand Sartre a publié La Nausée en 1938, Camus songeait déjà au récit qui devait devenir L’Etranger. Certes, rien n’était plus éloigné de l’auteur de Noces, qui chantait, en héritier de Nathanaël, les splendeurs du monde méditerranéen.

Meursault est un petit employé de bureau qui accomplit sans enthousiasme le travail subalterne qui est le sien. Tout lui est différent ; il ne cesse de le répéter. Il assiste, sans paraître ému, aux obsèques de sa mère. Il emmène son amie, Marie, au cinéma, il se baigne en sa compagnie. Il s’abandonne à l’instant présent. Un beau jour, par hasard, alors qu’il a tout fait pour éviter le drame, il tire, pris de vertiges sous l’accablement du soleil, sur un Arabe qui le menace. Crime absurde, que Camus s’est ingénié à amener de façon vraisemblable par une suite serrée de menues circonstances. La seconde partie du récit relate le procès : Meursault y assiste en étranger. Il découvre, en prison, un art de vivre qu’auparavant il pratiquait spontanément ; être accordé au monde.

Quel est le sens de ce récit si simple et si crédible que le lecteur en garde une vive impression de réalité ?

« On ne se tromperait donc pas en lisant dans l’Etranger l’histoire d’un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. »

Sartre a fort bien analysé le trucage de L’Etranger, qui se situe à deux niveaux : d’une part, dans la présentation des conduites coupées des significations qui les sous-tendent, d’autre part, dans l’architecture de l’ensemble, qui ménage un savant contraste entre la présentation brute de la réalité, dans la présentation, et sa reconstitution rationnelle et fausse, dans la seconde. Rien de ce qu’on dit au cours de l’instruction ou du procès n’est juste, et Marie, à la barre des témoins, éclate en sanglots, car « ce n’était pas cela, il y avait autre chose. » Camus adoptait le style d’Hemingway : ses phrases brèves parvenaient à masquer une sorte de lyrisme qui, ici ou là, transparaissaient en de larges mouvements. Chaque phrase était, en quelque sorte, non reliée aux autres, elle scintillait dans un présent aussitôt aboli. « Cet étranger, écrivait Maurice Blanchot, est par rapport à lui-même comme si un autre le voyait et parlait de lui… Il est tout à fait en dehors. Il est d’autant plus soi qu’il semble moins penser, moins sentir, être d’autant moins intime avec soi. »

 

- La Peste : Au-delà de l’absurde

 

Au-delà de l’absurde, Camus en venait à l’humanisme édifiant de La Peste, qui obtint en 1947 un foudroyant succès. Camus relatait les épisodes d’une épidémie imaginaire à Oran. Cette peste, qui soumettait toute une population à des mesures draconiennes et qui faisait planer sur elle une menace constante, était une évocation de l’occupation allemande. C’était aussi une allégorie de la condition humaine C’était aussi une allégorie de la condition humaine. Les personnages eux-mêmes incarnaient les diverses attitudes qu’on pouvait adopter devant les cruautés du destin. Le docteur Rieux, sans illusion, consacrait ses forces à lutter contre le fléau. Il faut faire ce qu’on peut pour reculer les limites de l’absurdité et de la souffrance. Il y avait dans La Peste l’évocation de cette solidarité virile qui se forge dans les temps de malheur. Le stoïcisme de Camus opposait à la cruauté du sort, la noblesse de l’action humaine.

 

 

- La Chute

 

Avec ce roman publié en 1956, Camus a inscrit, dans les confidences de cet ancien avocat parisien qui hante les tripots d’Amsterdam, un mythe de la chute qui se rattache aux données fondamentales de la civilisation occidentale. Il y a dans La Chute l’aveu d’une innocence perdue, le témoignage d’un désaccord avec le monde et avec les êtres – avec soi-même. C’est tout d’un coup, dans la vie de Jean-Baptiste Clamence, une petite brisure ; - et c’est la fin du Paradis. Camus a touché là un des secrets de sa vie : celui d’une âme déchirée entre la hauteur de la bonne conscience et les angoisses de la culpabilité. Il y a chez son personnage, le ton d’un comédien décidé à la sincérité, gardant le souci de séduire par ses aveux autant que par son cynisme, cherchant même à retrouver ses aises dans la culpabilité comme il les avait dans l’innocence.

 

 

 

Jean-Paul Sartre (1905-1977)

 

 

Bibliographie

 

- Sartre philosophe

Né à Paris en 1905, élève de l’E.N.S, Sartre est reçu à l’agrégation de philosophie en 1929. Il enseigne jusqu’en 1945. Un séjour à l’Institut français de Berlin lui permet de compléter son initiation à la phénoménologie de Husserl. En 1936, il écrit L’Imagination, en 1939, Esquisse d’une théorie des émotions, et en 1940, L’Imagination. Ses deux principaux ouvrages philosophiques sont L’Etre et le Néant (1943) et La Critique de la raison dialectique (1960).

- Sartre Romancier :

Dès 1938, il écrit La Nausée inaugurant un essai philosophique sous la forme d’un roman ; l’année suivante, un recueil de récits : Le Mur. Prisonnier pendant la guerre et libéré grâce à un subterfuge, il écrit chaque jour à Simone de Beauvoir : Les Lettes au Castor. Après avoir participé à un réseau de résistance, il tente de regrouper des forces de gauche dans un parti : le Rassemblement Démocratique Révolutionnaire et fonde la revue des Temps Modernes. C’est à partir de 1945 qu’il écrit le roman en trois tomes des Chemins de la Liberté : L’Age de Raison, Le Sursis, La Mort dans l’Ame. En 1964, il publie un récit autobiographique : Les Mots.

- Sartre auteur dramatique :

Dès 1943, il entreprend son œuvre de théâtre : Les Mouches (1943), Huis Clos (1944), Mort sans Sépulture (1946), et La P… respectueuse (1946), Les Mains Sales (1948), Le Diable et le Bon Dieu (1951), Les Séquestrés d’Altona (1959).

- Sartre essayiste :

Il publie des essais de critiques littéraires, philosophiques ou politiques, qui sont rassemblés dans « Situations ». Il écrit une vulgarisation de l’existentialisme : L’existentialisme est un humanisme (1946). En 1947, il écrit une étude sur Flaubert : L’Idiot de la famille (1971-72) et les Réflexions sur la question juive. Il publie aussi une étude critique sur Jean Genet : Saint Genet.

 

1) Sartre philosophe

 

La Nausée – journal métaphysique

 

La Nausée est un récit de préoccupations philosophiques, et qui, en plus d’un endroit, ressemble à un essai. Il n’y a point d’aventures ni d’événements. La seule décision que prend Roquentin, dont nous lisons le Journal, c’est de renoncer à écrire le livre qu’il avait entrepris sur M. de Rollebon, et de quitter la ville de province où il s’était installé. Il est un moment effleuré par l’idée de renouer avec une femme qu’il a jadis connue, Anny, mais ce n’est qu’un rêve caressé un instant. Bref, en fait d’événement, à la fin, du livre rien ne s’est passé. La Nausée, c’est le Journal métaphysique de Roquentin.

Il y a dans La Nausée à plusieurs reprises, des expériences privilégiées qui viennent ponctuer le récit : l’expérience du galet, l’observation par le narrateur de sa propre main sur la table, ou de son visage dans la glace, la contemplation de la racine du marronnier dans le jardin public. Ces expériences illustrent une thèse philosophique : l’idée de la contingence.

Rien d’autre n’existe que ce qui est là sous le regard. « Les choses sont tout entières ce qu’elles paraissent et derrière elles, il n’y a rien. »

« Par le phénomène d'être » qui se dévoile à elle, la conscience soit surprise, débordée, pour ainsi dire “engluée”.

 

Voici l'extrait “littéraire” de la description de l'expérience :

«... j'avais la tête vide, ou tout juste un mot dans la tête, le mot être. ... Et puis voilà : tout d'un coup c'était là, c'était clair comme le jour, l'existence s'était soudain dévoilée ... c'était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans l'existence. Ou plutôt, la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout çà s'était évanoui ; la diversité des choses, leur individualitén'était qu'une apparence,un vernis. Le vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre, nues - d'une effrayante et obscène nudité ...

L'existence n'est pas quelque chose qui se laisse penser de loin ; il faut que ça vous envahisse brusquement, que ça s'arrête sur vous, que ça pèse lourd sur votre coeur comme une grosse bête immonde. »

 

A cette étape de la lecture de la Nausée, à travers la description de l’expérience, voici la découverte :

Le sens, -l'ensemble des significations et des valeurs- qui constituent pour nous le monde, sont un “sens illusoire” dont “nous revêtons la réalité"une apparence, un vernis” . Tout se passe comme si les choses elles-mêmes nous étaient dissimulées par un voile d'illusions, qui est le sens dont nous les revêtions.

Mais, déchirons le voile.

Alors que nous nous attendons à découvrir, derrière le voile de l'illusion, les choses elles-mêmes « telles qu'elles sont en elles-mêmes : “en soi”» et le vrai sens de la réalité, nous découvrons, avec stupeur, que les choses elles-mêmes -dans “leur diversité”, pourvues chacune d'une ‘individualité- n'existent pas.

Loin que nous soit révélé le vrai sens de la réalité, l'être que nous découvrons est in-forme, a-morphe, en un mot : in-qualifiable sinon par un mot précisément : le mot “être” ou par cette proposition im-personnelle où le sujet est neutre et indéfini : cela existe, ou : “il y a”.

Quand le vernis a fondu, que reste-t-il ? - « des masses monstrueuses et molles, en désordre, nues ... »

Mais poursuivons la lecture :

« ... De trop : c'était le seul rapport que je puisse établir entre ces arbres, ces grilles, ces cailloux ... En vain cherchais-je à "compter" les marronniers, à comparer leur hauteur avec celle des platanes : chacun d'eux s'échappait des relations où je cherchais à l'enfermer, s'isolait, débordait. Ces relations (que je m'obstinais à maintenir pour retarder l'écroulement du monde humain) j'en sentais l'arbitraire ... »

Il y a plus :

« Et moi, -veule, alangui, obscène, digérant, ballotant de mornes pensées- mais aussi j'étais de trop ...»

 

L'on pouvait croire à première lecture que seules les choses étaient “absurdes” parce qu'elles “sont” là sans raison : chaque chose par sa présence seule était “obscène” : est obscène tout ce qui est de trop ! Mais nous découvrons que nous aussi nous sommes “de trop”.

Jean-Paul Sartre poursuit :

« Le mot Absurdité naît à présent sous ma plume ; tout à l'heure au jardin, je ne l'avais pas trouvé mais je ne le cherchais pas non plus, je n'en avais pas besoin ... Et sans rien formuler je comprenais que j'avais trouvé la clef de l'existence, de mes Nausées, de ma propre vie. »

 

L’expérience privilégiée est bien celle de l’absurde : la contingence de mon existence. L'homme est jeté au monde ; loin d'être créé, il est , il est sans raison, puisqu'il n'y a plus de créateur, puisqu'il n'y a plus de Dieu. Mais l'homme n'est pas là à la manière d'une chose, de cet arbre, de ce fauteuil, de cette pipe : la pipe, le fauteuil sont des choses en soi, elles sont là et leur être coïncide avec lui-même ; au contraire l'être qu'est l'homme se distingue radicalement de l'être en-soi des choses, car la seule réalité, si l'on peut ainsi s'exprimer, de son être consiste à être à distance de soi, à être pour lui-même, ce que Sartre appelle le "pour soi". Cette simple distance à l'être, ce manchon de néant, cette faille entre soi et soi-même, c'est la conscience.

Si l’on pose alors la question :-Qui suis-je ? ; si l’on tente de définir notre être à partir de la conscience que nous prenons de nous-même, dès que la conscience veut s’appréhender, se saisir comme être, “ l’être - selon l’expression de Sartre-, lui glisse entre les doigts ” ; autrement dit, la conscience ne saisit rien si ce n’est l’autre :- l’être dont elle est conscience, qu’elle a elle-même posé comme n’étant pas soi. « je » n’existe pas en dehors de ce rapport à autre chose. 

 

Dès lors, si l’on veut comprendre ces rapports au réel qui constituent notre existence, il ne faut pas partir du réel ; c’est notre existence qu’il faut interroger, ce sont ces rapports, tels que nous les vivons qu’il faut « élucider ». A cette analyse que sont consacrées les 700 pages de L’Etre et le Néant. Cette description ‘ phénoménologique » doit, selon Sartre, permettre de découvrir le sens de la condition humaine.

A travers tous les modes de l’existence humaine : le désir de possession des choses, le rapport à autrui et, enfin, l’action elle-même, l’on découvre le désir d’être : de combler cette distance, ce vide qui sépare l’homme de son être/

Ce désir d’être est le projet fondamental de l’homme, qui rend compte de toutes les manifestations de son existence : « Le pour-soi projette d’être en tant que pour soi un être qui soit ce qu’il est. »

Ce projet n’est que l’expression essentielle de l’être même de l’homme qui « est de n’être pas ce qu’il est. »

« Le pour-soi est en effet un être dont l’être est en question dans son être sous forme de projet d’être. »

Avec Jean-Paul Sartre, c’est dans la structure même de l’existence humaine qu’est inscrite la nécessité de l’illusion.

On peut dire qu’être homme c’est tendre à être Dieu, que « l’homme est fondamentalement désir d’être Dieu » ; mais il faut ajouter en même temps que Dieu est la suprême illusion : la réalisation idéale d’une synthèse réellement impossible : celle de l’en-soi pour soi.

 

2) Sartre romancier

 

a) Une conception du roman

 

L’analyse philosophique ressort à tout autre chose qu’à une entreprise romanesque. Tout grand roman est fondé sur une attente, il suppose un mouvement en avant de l’esprit du lecteur. Ici, tout est donné d’emblée. Si Roquentin paraît avec Anny, quelque chose pourrait commencer. Mais, pour Sartre, il s’agit là d’une illusion. Il n’y a jamais d’aventure. C’est seulement dans les livres, sur le mode de l’imaginaire, qu’on peut rencontrer des « aventures » et des « moments parfaits ». « Tout ce qu’on raconte dans les livres, observe Roquentin, peut arriver pour de vrai, mais pas de la même manière. » Il n’y a jamais de vrais commencements dans la vie comme il y en a dans les romans : « Quand on vit, il n’arrive rien. Les décors changent, les gens entrent et sortent, voilà tout (…). Les jours s’ajoutent aux jours, sans rime ni raison, c’est une addition interminable et monotone. » Le seul fait de raconter produit au contraire une illusion d’optique : dès le début du récit, la fin est là, qui oriente secrètement ce déversement des événements les uns sur les autres. Une des réflexions de La Nausée, c’est que notre existence ne peut jamais se dérouler sur le mode de l’existence romanesque.

 

Les romanciers qui prétendent imiter la vie, en sont séparés à jamais ; les modalités de la narration et les structures de l’imaginaire arracheront toujours les événements rapportés à leur vraie nature contingente.

Roquentin lit La Chartreuse de Parme. Il dit : « J’essayais de m’absorber dans ma lecture, de trouver un refuge dans la claire Italie de Stendhal. J’y parvenais par à-coups, par courtes hallucinations, puis je retombais dans cette journée menaçante. » Pour Roquentin, la lecture n’est pas ravissement mais effort ; elle souligne le contraste entre le romanesque et le vécu.

Loin de pouvoir exhausser la vie jusqu’à l’art, les expériences esthétiques manifestent le déchirement entre la vie et l’art. Elles donnent seulement l’envie et la nostalgie d’un monde nécessaire et rigoureux. « J’ai du bonheur, note Roquentin, quand une négresse chante : quels sommets n’atteindrais-je point, si ma propre vie faisait la matière de la mélodie ! » Mais cet absolu qu’est l’art est « de l’autre côté de l’existence, dans cet autre monde, qu’on peut voir de loin sans jamais s’approcher ! ».

Chez Sartre, il y a l’absolu de l’art, mais on n’en est jamais séparé. L’existence n’est plus ce qui séduit, mais ce qui surgit ; elle n’est pas ce qui émeut, mais ce qui accable. Nous entretenons avec elle une sorte de complicité sournoise.

 

La fin du roman, ce n’est pas la fin des romans. Sartre, au lendemain de la guerre, contribuait beaucoup à faire prévaloir ce qu’on a appelé le réalisme brut de la subjectivité, ou mieux, tout simplement, le réalisme subjectif. Cette technique grossièrement définie, devait veiller à ne pas rapporter un événement à la lumière de ce qui a suivi ; à laisser le personnage apprendre petit à petit le sens de ce qu’on voit, en excluant de sa part, une compréhension subite et miraculeusement donnée. La règle essentielle exclut la présence d’une voix autre que celle des personnages, une voix surtout qui sonde les cœurs et les juge ; elle exige que le caractère ne se dessine qu’au fur et à mesure que s’accomplissent les gestes ou que sont prononcées les paroles. Sa dernière conséquence est de transformer le lecteur en personnage, de l’inviter, le temps d’une lecture, à une expérience sur le mode de l’imaginaire.

 

Sartre dégageait surtout les incidences de ce réalisme sur la temporalité. La technique romanesque ne devait pas seulement profiler le paysage ou l’événement selon l’optique d’une conscience percevante ; elle devait surtout s’en tenir au présent de cette conscience, ce qui excluait tout récit, dans la mesure où le récit relie, par un système d’explication, des instants séparés dans le temps. A vrai dire, après La Nausée, tout l’effort de Sartre romancier devait être de définir le roman par opposition, au récit. Il fallait suggérer l’incertitude et la complexité d’un présent dans lequel les choses sont en train d’arriver, de telle sorte qu’on ne peut rien raconter, puisque raconter supposerait qu’on hisse jusqu’à un sommet à partir duquel le temps n’est plus une réalité vécue au creux de la conscience, mais une sorte de cadre explicatif pour une histoire organisée par l’intelligence discursive, et, à ce titre, à jamais séparée du moi qui la profère. Sartre développait dans un éclairage nouveau quelques excellentes formules de Ramon Fernandez sur la différence entre roman et récit. L’événement du roman a lieu, tandis que celui du récit a eu lieu. Le récit s’ordonne autour d’un passé ; le roman s’installe dans le présent. Le récit fait connaître, le roman fait naître les événements. Du roman joycien au roman existentialiste, le genre s’est orienté dans les perspectives dégagées par Fernandez : l’effort consistait à remplacer le temps conceptuel du récit par la suggestion d’une durée vécue. Cette durée vécue est tissée de souvenirs et de projets. Sartre constatait que chez Proust, comme chez Faulkner, il n’y avait pas d’avenir ; la temporalité était amputée d’une de ses dimensions. Il voulait, quant à lui, que le héros fût tourné vers un avenir qu’il découvrait peu à peu. « Le roman, disait-il, se déroule au présent, comme la vie (…) dans le roman, les jeux ne sont pas faits, car l’homme romanesque est libre. Ils se font sous nos yeux ; notre impatience, notre ignorance, notre attente sont les mêmes que celles du héros. »

 

Sartre voulait montrer les chemins de la liberté. Il y avait, dès lors, une sorte de connivence presque préétablie entre le roman et l’existentialisme. Quel genre eût pu mieux manifester une liberté qui trouve à s’exercer dans le champ du quotidien ; qui affronte, instant par instant, tout ce qui, au bout du compte, constituera un destin ?

Le romancier, selon Sartre, devait esquisser « en creux dans son livre, au moyen des signes dont il dispose, un temps semblable au mien, où l’avenir n’est pas fait (…) ». « Voulez-vous, demandait-il, que vos personnages vivent ? Faites qu’ils soient libres. Il ne s’agit pas de définir, encore moins d’expliquer (…) mais seulement de présenter des passions et des actes imprévisibles. »

 

 

 

b) Les Chemins de la Liberté

 

Les trois volumes des Chemins de la liberté, publiés au lendemain de la Libération, faisaient revivre les années qui avaient précédé la guerre. L’Age de la raison évoquait les années trente ; Le Sursis, c’était Munich, La Mort dans l’âme, c’était la défaite de l’été 40. Sartre était fidèle aux techniques nouvelles du roman américain. Il excellait à mêler les notations objectives et les indications subjectives. Il donnait accès, continuellement au contenu d’une conscience en situation. Du seul fait de son propos, il était amené à suivre, pas à pas, le cours du temps, il était amené à enregistrer, au fur et à mesure qu’elles se présentaient, perceptions, sensations, rêveries…

C’était dans Le Sursis que les prouesses techniques ont paru les plus révolutionnaires. Il voulait faire revivre l’été 38 et rendre à l’événement – la menace d’une guerre européenne évitée de justesse, et de façon provisoire, – sa dimension véritable, l’émiettement en une poussière de réalités perçues par des consciences multiples. D’où cette technique du simultanéisme qui consistait à passer sans transition d’une optique à l’autre. Cette formule d’un récit à plusieurs foyers entendait suggérer le foisonnement d’une réalité en train de se faire. Une telle technique, qui se voulait fidèle à la complexité de la vie, la trahissait forcément : dans la réalité, chaque personne a une vision globale, même si elle demeure une conscience marginale, de sa propre situation dans le monde ; au lieu que le roman, le lecteur coïncide avec une conscience tronquée, puisqu’elle est limitée au présent de sa perception. Chez Sartre, les personnages ne sont que les supports actuels d’une attente anxieuse de la paix ou de la guerre. Jamais le romancier n’approche de la vérité humaine, de ce point de vue où une inquiétude collective colore toutes les pensées particulières d’un individu, donne à toute sa vie une sorte de saveur nouvelle et amère.

 

Le réalisme subjectif, dans Le Sursis, s’accompagnait d’un relativisme des points de vue.

« En renonçant, disait Sartre, à la fiction du narrateur tout connaissant, nous avons assumé l’obligation de supprimer les intermédiaires entre le lecteur et les subjectivités-points de vue de nos personnages : il s’agit de le faire entrer dans les consciences comme dans un moulin, il faut même qu’il coïncide successivement avec chacune d’entre elles. Ainsi avons-nous appris de Joyce à rechercher une deuxième espèce de réalisme : le réalisme brut de la subjectivité sans médiation ni distance. » Sartre parvenait ainsi, selon son intention, à « faire passer la technique romanesque de la mécanique newtonienne à la relativité généralisée. »

 

Si séduisants que paraissent les procédés, ils ne suffisent jamais à faire les grands romanciers. Ce n’est pas par les techniques qu’il adoptait que Sartre obtenait ses meilleurs effets, mais par les obsessions profondes de sa nature telles qu’elles transparaissaient dans son récit. Il y avait même, comme l’a perçu Gaëtan Picon, une sorte de contradiction secrète, dans Les Chemins de la liberté, « entre l’univers romanesque de Sartre, et la signification qui tente de s’y affirmer. » Sartre était le poète de la conscience engluée ; il sombrait dans l’idéologie quand il se voulait le romancier de la liberté. Brunet, héros des temps modernes avait un aspect démonstratif, il illustrait une thèse plutôt qu’il n’incarnait un personnage de chair et d’os. Mathieu était, disait l’auteur, « condamné pour toujours à être libre. » Le romancier était à l’aise dans l’évocation de cette condamnation ; mais embarrassé, abstrait, voire édifiant, quand il voulait montrer cette liberté.

 

 

 

B. La décennie de 1945 à 1955 :

 

 

 

I. Les intellectuels et l’action

 

 

a) Un nouveau modèle d’intellectuel

 

« La politique, écrivait Emmanuel Mounier en 1945, commande toutes les issues. » L’intellectuel, prisonnier, comme l’expliquait Sartre, de sa culture humaniste et de son statut de bâtardise sociale, se trouve maintenant aux prises avec l’Histoire. L’épopée de la résistance, la victoire sur le fascisme, le rôle décisif joué par l’Union Soviétique, le rôle primordial du Parti Communiste, les perspectives ouvertes par la Libération : toutes ces conditions historiques nouvelles provoquent la rencontre de l’intellectuel et de l’action.

Sartre note en 1945 : « L’intellectuel épouse étroitement son époque. Elle est sa chance unique, elle est faite pour lui et il est fait pour elle. »

De la Libération à Budapest en 1956, pendant plus de dix ans, va triompher un nouveau modèle de l’intellectuel : l’intellectuel « armé », auquel s’impose « l’engagement », pour qui tout est politique : l’art, la littérature, la parole,

Chez Sartre comme chez Camus, ce nouvel impératif va exiger une ré-interprétation de leur philosophie : si « l’homme est bien l’être par qui le néant vient au monde », la liberté commence « de l’autre côté du désespoir » : elle n’est plus seulement la marque d’une existence injustifiable, mais la manifestation d’une liberté et le fondement d’une « praxis » par laquelle l’homme peut donner sens à sa vie.

Les Grands Ecrivains d’avant 1939 doivent céder le pas. On condamne tous ceux qui, avec Bernanos, furent des « chasseurs de sens » en leur opposant la vérité pratique.

L’après-guerre intellectuelle est marquée par la figure omniprésente de Sartre et le succès de L’Existentialiste auprès d’un large public. Il s’illustre non seulement comme dramaturge, comme philosophe, mais bientôt comme journaliste avec la revue Les Temps Modernes qu’il fonde en 1945. Les Temps Modernes vont exercer pendant toute cette période une véritable hégémonie, occupant dans le champ intellectuel une place équivalente à celle de la NRF. Il popularise le modèle de la revue engagée, littéraire, artistique, mais aussi d’actualité où la prise de position politique est explicite et toujours sous-tendue par une argumentation d’ordre philosophique. Il domine la scène pendant toute la décennie, non seulement à cause du prestige de Sartre mais aussi de la qualité des articles traités par des collaborateurs comme Simone de Beauvoir, Merleau-Ponty, Michel Leiris et pour un temps Raymond Aron.

Le basculement des jeunes générations dans le Communisme va placer au centre de la réflexion et de la critique des Temps Modernes le dialogue avec le marxisme. Ce dialogue sera le fil directeur de trois décennies de la vie intellectuelle française.

 

b) Le Parti Communiste et les Intellectuels

 

L’héroïsme de l’U.R.S.S., le rôle du Parti Communiste dans la résistance et ses 75.000 « fusillés », - cette dimension historique donne au Parti Communiste un rôle politique de premier plan à la Libération ;. Aux yeux de nombreux intellectuels, le PCF incarne le sens de l’Histoire : l’attraction du Communisme dépasse les rangs des membres du Parti pour s’exercer sur les « Compagnons de route » tels Jean Cassou, Emmanuel d’Astier de la Vigerie ou Julien Benda, y compris sur les intellectuels catholiques de la revue Esprit. L’influence du marxisme s’étend à bien d’autres intellectuels tel Gaston Bachelard, Lucien Febvre, Fernand Braudel, Claude Lévi-Strauss et le poète René Char. Le PCF se réclame de figures prestigieuses telles qu’Aragon, Joliot-curie ou Picasso.

 

C’est la situation internationale qui va rompre l’union des intellectuels autour du PCF. Dès l’année 1947, les Soviétiques répliquent au lancement du Plan Marshall par Truman en créant Le Kominform. Dès ce moment, Jdanov prophétise le partage du monde en deux blocs : la Guerre Froide va devenir idéologique. Pour appliquer cette lutte idéologie, le Parti Communiste déploie une importante presse : en outre L’Humanité, Les Lettres Françaises, Action, France Nouvelles et La Nouvelle Critique. Ce sont de jeunes intellectuels tels que Jean Kanapa ou Pierre Daix, nommé rédacteur en chef des Lettres Françaises, qui se chargent de diffuser l’idéologie du marxisme dogmatique de Staline …..

Jusqu’en 1948, avec la Guerre Froide et la Guerre de Corée, dans un anti-américanisme qui culmine avec l’exécution des Rosenberg, Sartre est devenu un fidèle compagnon du Parti Communiste. Le réveil se produit en 1956 avec le rapport Khrouchtchev et Budapest. Dans une interview retentissante à L’Express le 9 novembre, Sartre dénonce la faillite complète du socialisme en tant que marchandise importée d’U.R.S.S. Mais il maintient en même temps la nécessité d’un front unique avec les communistes qu’il s’agit de déstabiliser pour remplir les tâches de demain.

Dès 1952-53 Maurice Merleau-Ponty avait rompu définitivement avec Sartre et Les Temps Modernes. De même Camus, qui est journaliste à Combat, journal dont le mot d’ordre après la guerre est « De la résistance à la Révolution » s’écarte très vite de la « prophétie » communiste. Dès 1952, avec L’Homme Révolté, il montre que l’idée du bien peut aboutir au mal, et la Révolution mener aux états totalitaires.

En 1955, avec L’Opium des Intellectuels, Raymond Aron dénonce l’aliénation des intellectuels par l’idolâtrie de l’histoire.

 

 

II. Le tournant des années 50 : Réaction, tradition et nouveauté

 

 

1) La réaction

 

Il y eut, à partir de 1950, une offensive de jeunes romanciers contre le roman existentialiste. C’étaient entre autres Jacques Laurent, Roger Nimier, Antoine Blondin, qu’on appelât « les Nouveaux Hussards », rassemblés autour de la revue La Parisienne. Rassemblés autour de leur éditeur commun La Table Ronde, ils sont liés par leur anti-communisme et surtout leur haine de la littérature à thèses. Contre le roman métaphysique sartrien, les édifiantes histoires communistes, ils se prévalent du divertissement, d’une littérature « dégagée ». Pour eux, la littérature ne doit se trouver asservie par rien d’autre que par le souci d’elle-même.

Se réclamant de Céline, de Paul Morand ou de Marcel Jouhandeau, leur apolitisme esthétique initial s’infléchit singulièrement en rencontrant la guerre d’Algérie : on les retrouve alors aux côtés de la Droite nationaliste.

Ils protestaient contre les excès d’une littérature du désespoir et de l’absurde. Apparaissent, au sortir d’une même période, des champions du roman romanesque. La mode était aux hussards. Le Hussard bleu de Roger Nimier évoquait la présence en Allemagne d’un régiment français. Le Hussard sur le toit de Jean Giono retrouvait la fraîcheur et le charme romanesque à la Stendhal.

 

2) Tradition

 

Il y a, de Jean Cayrol à Paul-André Lesort, des romanciers d’inspiration chrétienne, et plus précisément personnaliste ; Mais il y a aussi grande abondance de romans, qui, avec des techniques et des styles différents, se proposent de peindre les mœurs de leur temps, d’en dénoncer les travers.

Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq est un des plus beaux livres qu’on ait écrits depuis la guerre. Et il y a des romanciers communistes, à commencer par Aragon.

La Semaine Sainte est sans doute le chef-d’œuvre d’Aragon romancier. L’Histoire d’un bonheur, de Pierre-Henri Simon, est, dans une tradition moraliste et humaniste, est un des beaux livres de notre temps. Le Chaos et la Nuit de Montherlant est avec Les Célibataires son roman le plus remarquable.

 

3) Au-delà du roman

 

C’est aux confins de la philosophie, de la mystique et de la vie que se situent les essais de Georges Bataille, depuis L’Expérience intérieure qui est comme le journal d’un mystique sans Dieu, jusqu’au Bleu du ciel, qui est de ces récits « lus parfois dans les transes [qui] situent [l’homme] dans son destin. » La littérature n’était, pour Georges Bataille, que le résidu dérisoire d’un élan, d’une rage, dont aucun mot, à vrai dire, ne pouvait rendre compte.

 

 

Le Roman

 

 

 

 

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Livre IV

 

 

 

Problématique du roman

 

et

 

Histoire du roman au XXe siècle

 

 

 

 

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HUITIEME PARTIE :

 

 

 

 

L’ère du soupçon

 

 

 

 

 

 

 

Introduction :

 

1) Regard sur la première moitié du siècle

 

Avec la première moitié du XXe siècle, la tragédie n'est plus au cœur de l'individu ; elle a envahi la scène de l'histoire, en laquelle il est difficile de ne pas voir à l’œuvre l'affrontement d'immenses forces sociales : les explosions elles-mêmes ne sont-elles pas les phases aiguës de cet antagonisme ?

Le problème philosophique devient celui de l'objectivité de l'histoire. Le problème moral devient celui de la portée, historique et pratique, de l'action individuelle. La thèse philosophique de la contingence de l'histoire préserve et justifie la liberté de l'intellectuel et la nécessité subjective d'une praxis individuelle, "intempestive".

C'est le moment des philosophies existentielles.

Ces crises aiguës, où l'intellectuel croit reconnaître des tournants de l'histoire - chaque fois manqués - le laisse déçu, incapable de s'engager mais impatient d'agir. Il surmonte son angoisse par l'idée de sa responsabilité individuelle. Il va jusqu'à penser que ces forces sociales - agissant non comme des causes mais comme des libertés convergentes- sont capables de jouer un rôle décisif dans la projection et la réalisation d'une situation nouvelle.

C'est le moment, explique Michel Foucault, où la philosophie prend le visage de l'Anthropologie : La découverte de l'historicité de l'homme rend compte à la fois de son aliénation, - de son objectivation dans une histoire - et de sa liberté comme transcendance c'est à dire comme pouvoir de dépasser sans cesse le monde où il s'aliène.

 

2) les conditions historiques et les mutations sociales

 

  1. les événements historiques

 

Dès l’année 1947, les Soviétiques répliquent au lancement du Plan Marshall par Truman en créant Le Kominform. Ces événements inaugurent le partage du monde en deux blocs : Dès 1948, à l’occasion de sa création, l’un des principaux collaborateurs de Staline, Jdanov, formule dans un discours retentissant la doctrine officielle du Kremlin en matière de politique internationale : le monde, estime Jdanov, est divisé en deux « camps » irréconciliables : le camp de la « démocratie » et de la « paix » dont l’URSS est le chef de file ; et le camp « impérialiste », dont les USA sont la principale force dirigeante.

Deux événements vont renforcer la constitution en Europe de deux blocs antagonistes : le premier est le « Coup de Prague » survenu en février 1948 où le Parti Communiste avec la bénédiction du Kremlin, grâce à une grève générale déclenchée par les syndicats, impose, avant les élections, la création d’un nouveau gouvernement dominé par lui. Le second événement, survenu lui aussi au printemps 1948, est le blocus de Berlin : Les occidentaux ayant répondu au coup de Prague en accélérant la reconstitution d’un état allemand pour faire barrage au communisme, Staline décide en juin 1948 de bloquer tous les accès en direction de Berlin Ouest, condamnant la ville à l’asphyxie. Le coup de Prague et le blocus de Berlin vont avoir pour effet de précipiter la mise en place en Europe d’une alliance militaire dominée par les USA : le Pacte Atlantique.

La Guerre froide connaît son apogée avec la Guerre de Corée qui oppose de juin 1950 à juin 1953 les USA agissant au nom de l’ONU et les Coréens du Nord soutenus par l’URSS et militairement par la Chine.

Ces changements historiques profonds modifient radicalement, au niveau de la conscience commune, la perception du monde, dont l’histoire se trouve pour ainsi dire figée en cet antagonisme de forces qui s’imposent comme des puissances étrangères à la volonté des hommes. L’idée, qui, dans la décennie précédente, à la suite de la Libération et pendant la période de la Reconstruction jusqu’en 1947, avait pénétré touts les forces vives de la nation, selon laquelle la volonté des hommes, notamment à travers l’action politique, peut modifier, voire maîtriser le cours de l’histoire, se trouve mise en cause ; bien plus elle est d’une certaine façon abolie, parce qu’elle est relayée par une nouvelle idéologie : celle du bonheur individuel, générée par la croissance économique à travers le mythe, bientôt répandu, de la société de consommation.

Chez les intellectuels, la remise en cause, comme nous l’avons souligné dans le chapitre précédent, est décisive :

Chez les « compagnons de route » du parti communiste, c’est d’abord la mise en doute d’un sens de l’histoire susceptible de fonder une prévision scientifique de l’avenir, qui voudrait éliminer la contingence des évènements inséparable de l’action des hommes : cette réflexion est développée dès 1947, dans Humanisme et Terreur, par Merleau-Ponty, qui refuse de confondre la violence révolutionnaire avec la terreur des totalitarismes et laisse place à l’espérance d’un humanisme réconcilié par l’action des hommes avec la révolution. Dès 1951, avec L’homme révolté, Camus condamne au nom de l’éthique la prophétie révolutionnaire qui voudrait que la révolution ne puisse jamais conduire à l’oppression de l’homme.

Très vite l’idéologie stalinienne, développée par Jdanov, d’un déterminisme de l’histoire qui conduit au triomphe de la révolution socialiste incarnée dans l’U. R.S.S., porteuse de la libération de l’homme et du bien des peuples, mais, surtout l’alignement du P.C.F. sur ces positions conduisent les intellectuels de « gauche » à prendre la distance qui préserve l’idée de leur mission.

Le réveil se produit dès 1955 avec la diffusion du rapport Khrouchtchev, révélant les crimes du stalinisme et, de façon décisive avec les évènements de Budapest. En 1955, dans les Aventures de la dialectique, Merleau-Ponty entreprend la critique du marxisme et la remise en cause du concept d’engagement.

Dans le camp adverse, Raymond Aron écrit en 1955 L’opium des intellectuels ; où il ne se contente pas d’une critique radicale de l’U.R.S.S. et du marxisme, mise en œuvre dès 1948 dans Le Grand Schisme, mais définit le communisme en termes de religion et analyse la séduction exercée par le marxisme sur les intellectuel comme l’expression de leur mauvaise conscience.

 

  1. les mutations sociales

 

Aux alentours des années 50, la reconstruction peut être considérée comme terminée et l’économie retrouve son rythme d’avant guerre. L’élan démographique amorcé dès la fin de la guerre (le célèbre Baby-boom), un énorme effort d’investissement en biens d’équipement et outillage des entreprises, réalisés jusqu’en 1960 par autofinancement, la libération des échanges commerciaux et financiers entre les USA et la CEE, autant de conditions qui expliquent l’âge d’or de la croissance économique qui se poursuivra jusqu’en 1974.

Cette croissance économique s’accompagne d’une profonde mutation sociale qui s’amorce dès les années 50 et s’affirme dès 1954: « Entre la bourgeoisie et la classe ouvrière, qui subissent l'une et l'autre de profondes transformations, s'interpose un ensemble hétérogène de groupes intermédiaires qu'on rassemble par commodité sous le nom de classe moyenne salariée qui comprend les catégories en très rapide expansion des cadres supérieurs et professions libérales, mais surtout des cadres moyens et employés. »

Entre 1954 et 1970, en pourcentage, les cadres supérieurs passent de 2,9 % à 6,3 % de la population active, les cadres moyens de 5,8 à 13,8 % soit une croissance de plus de 100 % de ces couches sociales.

Pour les individus appartenant à ces couches sociales, qu'elles que soient leurs opinions, (le jugement qu'elles peuvent porter sur les insuffisances, voire les injustices du système) l'adaptation au système, l'assimilation des méthodes de penser, des critères d'action propres au système, apparaissent comme le sens même de leur existence. En même temps, pour les autres couches sociales, le profil du cadre devient l'idéal qu'il faut réaliser si l'on veut participer à l'ascension sociale, dont la réussite des cadres est le modèle même.

Par la réussite économique dans cette phase de croissance, qui, en une décennie, va donner naissance à la société de consommation, le "système" apparaît non pas comme le meilleur des mondes mais comme une réalité "incontournable", comme la seule réalité, à laquelle il faut s'adapter, si l'on veut réaliser ce qui est le but de l'existence : le bonheur individuel. S'adapter est trop peu dire : il faut adopter le mode de penser, les méthodes d'action de cet Univers de l'Entreprise pour manifester, dans l'esprit même du système, sa performance.

La transformation de couches sociales de plus en plus nombreuses en une importante classe salariée crée l’illusion de l’uniformisation des conditions de vie, de la disparition progressive des inégalités et de l’abolition des barrières sociales

Pour tous les individus vivant cette période historique, c'est la fin d'une certaine forme de conscience : celle dans laquelle les conditions sociales d'existence apparaissaient comme inhérentes à l'individualité. Dans la phase historique de croissance économique, qui ouvre cette nouvelle ère sociale de la société de consommation, le développement d’une très importante classe moyenne salariée entraîne, en même temps qu’une mutation sociale décisive par laquelle semble s’estomper la division en deux grandes classes antagonistes, une véritable mutation de la conscience que les individus prennent d’eux-mêmes : Tout se passe comme si, en même temps que s’estompe le profil d’une individualité sociale liée à leur appartenance de classe, ils perdaient leur identité, leur individualité personnelle.

 

L'individualité sociale, -l'appartenance de l'individu à telle ou telle condition (classe sociale)- ne se confond plus avec la "personne", avec la conscience de l'identité personnelle. C'est la fin de ce sentiment (de cette conscience de soi) par lequel l'individualité sociale (le fait d'être ce bourgeois, ce patron, propriétaire exploitant ou manager, commerçant, artisan ou propriétaire agricole) apparaissait comme constitutive de l'identité personnelle pour ainsi dire "essentielle" à la personne.

Cette forme de réification de l’individualité, née avec la division de la société en classes, où l’individu trouve son identité au travers de son appartenance sociale, devient caduque à partir du moment où le développement du capitalisme donne naissance à une importante classe moyenne salariée, hétérogène et sans frontières.

C’est cette mutation de la conscience que les sociologues désignent comme une réelle dépersonnalisation.

Dans Les Choses Georges Perec a bien analysé, à travers les personnages de Jérôme et Sylvie, le trouble que cette évolution va générer au sein de la nouvelle génération, dans la conscience que les individus prennent d’eux-mêmes et de leur vie

Là où la croissance économique, leur ouvrant les carrières, crée l’illusion de la vie facile, de la réussite à portée de la main, du bien-être lui-même vécu comme un cadeau du présent, « ils se posaient maintenant un problème insoluble : Comment faire fortune ? Et pourtant, chaque jour, sous leurs yeux, ils voyaient des individus qui parvenaient parfaitement à résoudre ce problème : des exemples à suivre… Ils savaient tout de l’ascension de ces chéris de la fortune, chevaliers de l’industrie, polytechniciens etc … Ils se voyaient bien dans ces rôles. Mais ils n’avaient pas choisi la voie nécessaire…

Ils se heurtent à un mur, qui, comme le dit le roman, est celui de l’argent, non pas l’argent qu’ils découvriraient sous la forme des puissances financières qui dominent l’économie, mais ce levier de la « fortune », dont il faut disposer pour atteindre au bonheur individuel, à la vie « rêvée ». Le système leur refuse ce qu’il leur promet, à moins d’en accepter les exigences et les contraintes et d’en épouser les objectifs, jusqu’à devenir un autre que celui qu’ils rêvaient d’être, conformes à un modèle proposé comme un idéal, qui contredit les promesses et les aspirations communes.

C’est ce trouble profond de la conscience de soi , qui s'est répandue dans des couches très larges de la société, que le philosophe va réfléchir,

 

3) La réflexion de Michel Foucault

 

Michel Foucault, dans"Les Mots et les Choses", publiés en 1966. tire la leçon des dernières décennies :

 

a. Rien ne permet de reconnaître dans l’histoire un sens – une direction, sinon une finalité – qui motiveraient l’action et exigeraient l’engagement.

Se rappelant les crises de croissance du système au XIXe siècle, l'on s'était imaginé que les explosions du XXe siècle, par leur gravité, par leur étendue, étaient les signes, voire les étapes annonçant le dépérissement du système.

Là ou l'on croyait qu'il y avait des forces extérieures, générées par le système pour être un jour ses fossoyeurs, il faut bien admettre que l'on était victime de l'illusion qui transforme en causalité externe ce qui devrait être pensé en termes de structure : ces forces sociales, sous l'apparence de forces extérieures, font partie de l'économie du système.

La leçon de cette histoire, dont on a cru qu'elle avait un sens, un but, une fin, c'est l'insondable capacité du système à persévérer dans son être ; ce que l'on découvre, c'est précisément qu'il n'y a rien en dehors du système. Il n'y a rien d'autre que le système lui-même.

 

b. Rien ne permet à l’individu de reconnaître dans la conscience qu ‘il prend de soi l'être transcendant d'une personne "morale", une quelconque essence de l’homme ( qu’il s’agisse d’une nature ou d’une liberté).

Ce qu’il découvre, c’est cet "autre" lui-même, qui est "son" corps,"son" être social, "sa" culture.

« Ce double a beau être proche, écrit Michel Foucault, il lui est étrangerCette figure de lui-même qui se présente à lui sous la forme d'une extériorité têtue….

Dominé par le travail, la vie et le langage, son existence concrète trouve en eux ses déterminations : il ne peut avoir accès à lui qu'au travers de ses mots, de son organisme, des objets qu'il fabrique, comme si eux d'abord (et eux seuls peut-être) détenaient (sa) vérité. >

 

La question de l'Anthropologie : " Qu'est-ce que l'Homme ? " est devenue l'interrogation de l'individu sur son être : "Qu'est-ce qu'être soi-même ?"

Mais cette interrogation n'est plus une question métaphysique qui trouve son origine et en même temps sa réponse dans la découverte de la "tragédie" de l'existence : elle est l'expression des questions concrètes que se posent les hommes de notre temps, La question : "Qu'est-ce qu'être soi-même ? " se spécifie en des questionsconcrètes dont chacune nous interroge sur le sens de nos rapports réels : avec notre corps et notre vie biologique, avec notre travail et nos rapports sociaux, avec notre langage, notre activité symbolique et notre culture.

Tel est "le cogito moderne", écrit Michel Foucault, < Du "Je pense ", il n'est plus possible de faire suivre l'affirmation du "Je suis" ..>

 

Depuis la "Mort de Dieu", proclamée par Nietzsche, et devenue effective dans la conscience commune sous la forme de l'athéisme, cette obligation pour l'individu humain d'avoir à être soi-même ne peut pas avoir le sens d'une universalisation morale, où il actualiserait par sa conduite, une transcendance qu'il ne peut pas comprendre par la raison.

Si Dieu n'existe pas, comment penser l'identité de l'homme, dont l'être est toujours à distance de lui-même ? - Si l'être dont il est séparé, n'est plus l'Etre, c'est-à-dire Dieu, mais lui-même ; il faut comprendre comment l'homme peut être soi-même en étant un autre. Comment puis-je être le Même, moi qui suis en même temps un Autre - au travers de mon corps, de mon individualité sociale (de mes personnages), de ma culture ?

Quand l'individu prend conscience de lui-même, il ne découvre pas l'universalité d'une essence de l'Homme, mais bien « cette figure de lui-même qui se présente à lui sous la forme d'une extériorité têtue… Dominé par le travail, la vie et le langage, son existence concrète trouve en eux ses déterminations : il ne peut avoir accès à lui qu'au travers de ses mots, de son organisme, des objets qu'il fabrique, comme si eux d'abord (et eux seuls peut-être) détenaient (sa) vérité ».

 

Face à un monde qui le domine, faisant l’expérience des formes et des contenus qu'il ne maîtrise pas, l'individu n'est plus qu'un point "virtuel" de convergence et une identité fictive, "au milieu d'une prolifération toujours renouvelée " : il fait l'expérience d'une véritable dispersion ;

"Ce qui s'annonce", ce n'est plus la promesse d'un autre monde, ni l'espérance d'un avenir ; ce n'est rien d'autre, que la fin de l'homme, c'est que "l'homme est en train de disparaître"

 

 

Il s’agit maintenant de comprendre comment se traduit dans la conscience et l’œuvre des écrivains cette mutation de la conscience commune qui lui fait appréhender l’histoire comme une évolution qui échappe nécessairement à la volonté et l’action des hommes, et le système social comme un monde anonyme où il ne suffit pas de « déclarer son nom » pour être soi-même et se distinguer de l’autre.

 

 

I. La genèse du nouveau roman

 

 

1) La problématique du nouveau roman ou l’ère du soupçon

 

Comment décrire un monde où les faits, les évènements, les objets eux-mêmes ont perdu leur cohérence pour n’être plus qu’un puzzle à disposition d’un lecteur ? Comment décrire un temps qui n’est plus le vecteur d’une histoire commune mais l’horizon indistinct d’une pluralité de consciences ? Comment décrire le vecteur d’une vie, alors qu’à chaque instant tout changement de sens est possible, dont seule l’image du vecteur nous protège ? comment décrire l’enchaînement des actes qui constitue la continuité d’une vie, lorsqu’on découvre que la psychologie est à double tranchant, que les mobiles et les raisons ne sont qu’un texte obscur, dont le sens nous échappe ? Enfin, comment décrire le profil d’un homme ou les contours de son visage, alors que chacun, pour avoir perdu cette identité d’emprunt qu’il tenait d’une société figée, découvre en lui toute la richesse du monde dont il est porteur, et qui peut être échappe à tout logos ?

 

Dans L’ère du soupçon, recueil de ses essais, Nathalie Sarraute développe cette problématique :

« 1- Le lecteur a vu tomber les cloisons étanches qui séparaient les personnages les uns des autres, et le héros de roman devenir une limitation arbitraire, un découpage conventionnel pratiqué sur la trame commune que chacun contient tout entière et qui capte en retient dans ses mailles innombrables tout l’univers.

(…) Les personnages tels que les concevaient les vieux romans (et tout le vieil appareil qui servait à les mettre en valeur) ne parviennent plus à contenir la réalité psychologique actuelle. Au lieu, comme autrefois, de la révéler, ils l’escamotent.

2- Il a vu le temps cesser d’être ce courant rapide qui poussait en avant l’intrigue pour devenir une eau dormante au fond de laquelle s’élabore de lentes et subtiles décompositions.

3- Il a vu nos actes perdre nos mobiles courants et nos significations admises, des sentiments inconnus apparaître et les mieux connus changer d’aspect et de nom.

C’est ainsi qu’il s’est mis à douter que l’objet fabriqué que les romanciers lui proposent puisse receler les richesses de l’objet réel. »

 

Et Nathalie Sarraute achève cet inventaire des mutations qui constituent la genèse du soupçon, par cette réflexion clairvoyante :

 

« Il y a sans doute à cette mise en cause du roman en tant que représentation du réel, des raisons plus profondes que l’histoire culturelle. »

 

Après avoir décrit les contours et les caractéristiques de cette histoire culturelle, cette réflexion de Nathalie Sarraute nous invite à tenter une compréhension plus profonde du phénomène.

 

 

2) Le nouveau roman : un moment de l’histoire culturelle

 

a) Les écrivains et les oeuvres

 

Le nouveau roman est représenté par un certain nombre d’écrivains réunis en 1957 autour de leur éditeur, les Éditions de Minuit. Ce sont Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Robert Pinget, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute, mais aussi Michel Butor, Marguerite Duras et Jean Ricardou.

Le nouveau roman, c’est, depuis les années cinquante, un certain nombre d’œuvres qui présentent ce caractère commun d’avoir provoqué dans la presse un grand nombre de débats théoriques et critiques sur les problèmes du roman. Dans la préface de Portrait d’un inconnu de Nathalie Sarraute (1947), écrite par Sartre, lançait l’expression d’anti-roman. Les débuts de Michel Butor se situent en 1954 avec Passage de Milan. Puis ce fut en 1956 L’Emploi du temps et en 1957 le succès de La Modification. Alain Robbe-Grillet a publié Les Gommes en 1953, Le Voyeur en 1955, La Jalousie en 1957, Dans le labyrinthe en 1961. Jean Cayrol a publié L’Espace d’une nuit en 1954, Le Déménagement en 1956. Claude Simon a publié Le Vent en 1957, La Route des Flandres en 1961, Le Palace en 1962. Marguerite Duras a donné Le Square en 1955 et Moderato Cantabile en 1962.

b) La théorisation

 

Cette révolution du roman prend forme au travers d’une théorisation : Le nouveau roman, c’est d’abord un ensemble de théories sur le roman qui s’expriment à travers des manifestes et des interviews. Robbe-Grillet intervint dans les colonnes de L’Express en 1963, Il condamnait « les formes anciennes du genre », « le vieux réalisme balzacien ». Il devait plus tard réunir l’essentiel de sa production théorique dans Pour un nouveau roman en 1967.

Jean Ricardou publie Problème du nouveau roman. C’est aussi L’Ere du Soupçon rassemblant les essais de Nathalie Sarraute.

Dès ce moment, le nouveau roman apparaît comme un nouvel acteur dans le champ culturel des années 1960. Il s’agit de faire exploser la cohérence et la lisibilité du monde représentées par le roman balzacien. Se réclamant de Joyce, de Kafka ou de Dostoïevski, les tenants du nouveau roman se réfèrent à l’évolution du monde pour justifier la nécessité de ce renouvellement littéraire.

Le nouveau roman, c’est comme montrait Bernard Pingaud, « L’Ecole du refus » : refus du personnage, refus de l’histoire, bref, refus de tout ce qui, jusqu’alors, constituait le roman. Mais, au-delà, de quoi s’agit-il ?

 

c) Création et critique littéraire : le point de vue structuraliste

 

Le nouveau roman ne peut être séparé des thèses d’une nouvelle critique littéraire, illustrée par Roland Barthes, issue des nouvelles sciences humaines – ethnologie et linguistique – et ancrée dans le discours structuraliste.

A la faveur de la redécouverte des travaux de Ferdinand de Saussure (1857-1913), la linguistique, développée par André Martinet et Julien Greimas, s’empare de la critique littéraire : dès 1953 Barthes publie Le degré zéro de l’écriture.

Dans cette approche structuraliste, l'oeuvre n'est pas l'expression ou le message d'un auteur livré à la compréhension ou à l'interprétation d'un lecteur ; c’est un "espace de sens" dont le lieu anonyme est le langage : L'auteur et le lecteur ne sont que les deux pôles indissociables auxquels s'impose l'exigence d'achever un sens qui fondamentalement ne peut l'être, et qui reste "indéfiniment" en question. Les "formes d'expression" -qu'il s'agisse des "genres" ou du "style", loin d'être des manières d'écrire qui viendraient "donner" une forme à un contenu, à un sens préalable, (d'une certaine façon contingentes par rapport au contenu) sont des "systèmes de langage", des structures signifiantes qui existent "indépendamment" du sujet.

Gérard Genette cite la réflexion de Valéry :

" L'auteur, l'artisan d'un livre n'est positivement personne. L'une des fonctions du langage et de la littérature est de détruire son locuteur et de le désigner comme absent."

Et il souligne les échos que cette idée trouve chez des auteurs comme Borgès ou Blanchot, dont il rappelle la formule : « L'écrivain appartient à un langage que personne ne parle, qui n'a pas de sens, qui ne révèle rien ."

 

Dès lors, l’engagement de l’écrivain n’est plus, comme le voulait la génération précédente, dans une réalité historique et sociale dont il aurait pour mission de dégager le sens, mais bien dans l’écriture, « dans la pleine conscience des problèmes de son propre langage » ( selon l’expression de Robbe-Grillet).

 

 

A partir de ce moment, se produit entre la création et la critique littéraire une véritable symbiose où le texte est l’horizon commun d’un « scripteur » qui est tantôt écrivain, tantôt théoricien de sa propre écriture.

 

Gérard Genette développe ainsi la thèse d’une double face de l’écriture :

" La distinction significative n'est pas entre une littérature critique et une littérature "créatrice" , mais entre deux fonctions de l'écriture."

Depuis un siècle les frontières entre l'oeuvre critique et l'oeuvre non-critique tendent de plus en plus à s'effacer, comme l'indiquent suffisamment les noms de Borgès et de Blanchot… Comme l'écrivain le critique ne se connaît que deux tâches, qui n'en font qu'une : écrire, se taire."

 

Comme dans le théâtre de la même période, C’est à travers la réflexion sur le langage que la crise de la narration prend son caractère le plus aigu.

 

Maurice Blanchot a exprimé dans ses romans, Thomas l’obscur, Aminadab, Le Très-Haut, le fruit de ses réflexions sur le langage. Il cherche dans l’emploi des mots l’occasion d’éprouver le néant qui se cache au sein même du langage.

Dans Malone meurt, de Samuel Beckett, en 1952, un homme à l’agonie invente des histoires en attendant la mort, s’embrouille dans les mots qu’il profère. Le langage n’est plus qu’un brouillard de signes et de sons qui séparent du néant prochain. Dans l’Innommable, il ne reste que l’obscur sentiment qu’on ne peut parvenir à dire la seule chose qui vaudrait d’être dite. Il y a dans Comment c’est une dérision du langage. Il n’est plus qu’un bruit ininterrompu qui témoigne d’une impuissance à dire l’essentiel. Le héros se réduit à une conscience bavarde qui n’arrête pas de parler dans la mesure où elle n’a rien à dire. Le procès du langage, chez Beckett, rejoint une crise du concept de littérature. La parole est un bruit pour rien. Le langage de la fiction devient un moyen d’approcher la vérité nue du néant, de la solitude et de la mort.

3) Le roman impossible

 

Le nouveau roman est né d’une contestation des formes traditionnelles du genre, ainsi que des buts qu’il poursuivait et des fonctions qui étaient les siennes depuis le XIXe siècle : être le miroir de la société, distraire le public en l’instruisant sur son temps, lui présenter une vue rationnelle et cohérente du monde social.

C’est à partir de cette contestation du roman traditionnel que le nouveau roman se présente comme une recherche proprement esthétique. Dans la civilisation de masse qui est en train de naître, une littérature définie comme recherche s’oppose de plus en plus à une littérature de consommation.

Comme nous le constaterons dans les essais de Nathalie Sarraute, c’est bien à partir de la critique du roman traditionnel et de la littérature de consommation que tente de se définir la recherche du nouveau roman.

Mais il faut aller plus loin, car il ne s’agit pas d’explorer de nouvelles possibilités du roman, mais bien de mettre en cause sa possibilité.

A ce titre, le nouveau roman est l’aboutissement dernier d’une crise ouverte par Gide avec Paludes ou Les Faux-monnayeurs. Ulysse, d’ailleurs, était aussi un roman que se construisait au fur et à mesure qu’il se cherchait.

Le romancier n’est plus le détenteur de la vérité, le dépositaire d’un secret. Il déploie ses efforts pour dire ce qu’il sait, mais dans la confusion. Le roman devient le roman d’un roman qui ne sera pas écrit, parce qu’il ne peut l’être.

Sartre a parlé d’anti-roman : « Il s’agit de contester le roman par lui-même, de le détruire sous nos yeux, dans le temps même où on semble l’édifier, d’écrire le roman d’un roman qui ne se fait pas. » On ne peut à la fois dire ce qui est et raconter une histoire. . Le roman est tout entier situé dans l’impossibilité de son accomplissement.

La littérature de laboratoire qu’a été le nouveau roman est certes la forme la plus consciente et la plus avancée d’un malaise du genre. Mais le nouveau roman ne procède guère d’une crise superficielle concernant la pureté du genre ou sa valeur ; il procède de l’impossibilité où l’on est de raconter une histoire, dès qu’on réfléchit d’un peu près à ce que suppose le seul fait de raconter.

Comprendre la genèse du nouveau roman, c’est s’interroger sur la découverte par les écrivains – en cette seconde moitié du XX°siècle – de l’impossibilité du récit, mise en œuvre sous la forme de la destruction du roman : – sous toutes les formes possibles de « déconstruction ».

Ce sont ces formes qu’il faut maintenant inventorier.

 

 

II. Les formes d’expression : Du réalisme objectif au réalisme subjectif.

 

1) Le réalisme objectif

 

Le nouveau roman se propose de transmettre la présence des choses, en les dépouillant des significations dont nous les revêtons  : il s’agit de décrire « objectivement » les choses afin de traduire l’étrangeté d’un monde, qui ne renvoie pas à l’homme son image.

« Le monde, écrit Alain Robbe-Grillet, n’est ni signifiant ni absurde, il est, tout simplement. C’est là en tout cas ce qu’il a de plus remarquable. ».

Roland Barthes, à propos Des Gommes, disait : « L’objet n’est plus chez Robbe-Grillet un foyer de correspondances, un foisonnement de sensations et de symboles ; il est seulement une résistance optique. » Au lieu d’être l’expérience d’une profondeur, sociale, psychologique ou « mémoriale », le roman de Robbe-Grillet était la description littérale d’un monde réduit à ses seules surfaces. Cette description phénoménologique de l’objet était la première voie dans laquelle Robbe-Grillet s’était engagé ; c’était aussi la première interprétation qu’on proposait de son œuvre. On a fait de Robbe-Grillet le romancier de l’objet – ce qui paraissait d’autant plus fondé qu’il proclamait vouloir supprimer l’histoire et le personnage.

Robbe-Grillet revient sur cette notion d’objectivité :

« Cette objectivité [du roman] est une intention que me prête la critique. J’ai moi-même peu employé ce mot dans mes essais théoriques. S’il m’est arrivé de la faire, c’est toujours en précisant dans quel sens particulier : le sens de « tourné vers l’objet », c’est-à-dire vers le monde matériel extérieur (…). Je crois que tout ce que l’homme ressent est supporté à chaque instant par des formes matérielles de ce monde. Le désir qu’un enfant a d’une bicyclette c’est déjà l’image nickelée des roues et du guidon. »

 

L’objet chez Robbe-Grillet est souvent donné comme l’élément brut d’un contenu mental. Il écrit, lui aussi, à la suite de Proust et de Joyce, le roman de ce qui se passe dans l’esprit. Mais au lieu de se soumettre comme eux à l’écoulement d’une durée, il brise les cadres traditionnels de l’espace et du temps. Des images, sans cesse, reviennent, des images obsédantes, qui reproduisent, avec des variantes, les déformations qu’elles peuvent subir dans l’espace intérieur où elles se déploient.

Dans La Jalousie, tout est vu par un homme enfermé dans une passion, et la scène du cloporte écrasé contre le mur revient comme un motif obsédant. Ce roman était objectif dans la mesure où il se débarrassait de l’analyse abstraite au profit des éléments concrets d’un contenu mental. Les intentions de Robbe-Grillet étaient complexes, car la présence démultipliée de l’objet renvoie à la subjectivité d’une conscience percevante, fût-elle non située – ce je-néant dont parle Bruce Morissette, mais elle renvoie aussi à un art de la fascination.

Le roman ne se situe plus sur le chemin qui va de la réalité à son reflet, mais sur celui qui va d’une création à une lecture. Il n’y a plus, pour le lecteur, un destin à assumer dans l’imaginaire, mais un envoûtement à subir.

De même Absalom ! Absalom ! de Faulkner. Le romancier n’est plus celui qui raconte une histoire, il en présente seulement quelques bribes ; au lecteur de tenter de la reconstituer. Le roman moderne est comme un puzzle.

 

2) Le monologue intérieur

 

Michel Butor, dans La Modification, respectait les cadres de l’espace et du temps. On assistait à un long déroulement d’états de conscience. La Modification, c’était le soliloque d’un homme qui, durant le trajet Paris-Rome, renonce peu à peu à mettre en exécution le projet qu’il avait formé : abandonner sa femme et ses enfants, vivre à Paris avec sa maîtresse. L’emploi du vous, comme le rythme obsédant de ces longues phrases enveloppantes, était un effort pour inviter le lecteur à coïncider contenu d’une conscience imaginaire, pour imposer au lecteur, durant le temps de sa lecture, un contenu de conscience provisoire et fictif.

L’entreprise de Michel Butor, comme celle de Robbe-Grillet, tendait à procéder à une sorte d’incantation. Des images et des thèmes, qui prennent parfois une valeur mythique, sont ressassés sans trêve par cette conscience qu’on nous invite à faire nôtre. Le nouveau roman cherche à obtenir, à l’état pur, ce que le roman a cherché de tout temps, s’emparer de l’esprit du lecteur, l’arracher à lui-même pendant le temps de sa lecture.

 

3) Du monologue intérieur à la sous-conversation : le réalisme subjectif

 

Le nouveau roman hésite aussi entre les données brutes du film de conscience et l’inauthenticité de la parlerie.

« Nathalie Sarraute, disait Jean-Paul Sartre, ne veut prendre ses personnages ni par le dedans, ni par le dehors, parce que nous sommes pour nous-mêmes et pour les autres, tout entier dehors et dedans à la fois (…) Le dehors, c’est un terrain neutre, c’est le dedans de nous-mêmes que nous voulons être pour les autres, et que les autres nous encouragent à être pour nous-mêmes. C’est le règne du lieu commun. »

La parole, ici, dévoile l’inauthentique. Comment pourrait-elle écrire des romans, raconter des histoires ? On ment dès qu’on résume en un caractère toute une vie larvaire où se dessinent des mouvements d’abstraction, de répulsion, d’enveloppement, d’absorption.

Il y a un infiniment petit de la vie psychologique qui vaut qu’on lui sacrifie le récit de drames mouvementés.

Nathalie Sarraute nous donne accès à la conscience d’un personnage – la conscience de cette femme, par exemple, qui au début du Planétarium, pénètre dans son appartement. Elle s’attache à suggérer sous les propos superficiels, sous les clichés du langage et les phrases de convention, toute une vie grouillante des fonds de la conscience. C’est le domaine de la sous-conversation.

L’écrivain reprend la parole à la première personne : « Le lecteur n’a pas été long à apercevoir ce qui se dissimule derrière le monologue intérieur : un foisonnement innombrable de sensations, d’images, de sentiments, de souvenirs, d’impulsions, de petits actes larvés, qui se bousculent aux portes de la conscience, s’assemblent en groupes compacts et surgissent tout à coup, se défont aussitôt, se combinent autrement, et réapparaissent sous une nouvelle forme, tandis que continue à se dérouler en nous, pareil au ruban qui s’échappe en crépitant de la fente d’un téléscripteur, le flot ininterrompu des mots. »

 

« C’est la vie à laquelle, en fin de compte, tout en art se ramène, qui a abandonné des formes autrefois si pleines de promesses et s’est transportée ailleurs. Le lecteur a connu Joyce, Proust et Freud : le ruissellement, que rien au dehors ne permet de déceler, du monologue intérieur, le foisonnement infini de la vie psychologique et les vastes régions encore à peine défrichées de l’inconscient. »

 

 

Il ne se passe rien non plus dans les romans de Marguerite Duras. Elle aussi d’ailleurs, et dans Moderato Cantabile surtout, cherche moins à proposer un spectacle ou à raconter une histoire qu’à atteindre, par les voies de la suggestion, l’esprit de son lecteur. Dans Le Square, un homme public rencontre une jeune fille ; ils sont là, dans ce lieu neutre qu’est un jardin public. Pendant quelques heures, ils parlent, et leurs paroles sont insignifiantes ; elles sont le signe d’une présence au monde et d’une absence à soi-même. Marguerite Duras met l’accent sur les conditions de possibilités d’une histoire qui n’aura pas lieu ; qui, même si elle avait lieu, trahirait ce dévoilement d’une présence au monde. En disant le peu qui se passe, en rapportant le peu qui se dit, elle réussit à atteindre un pathétique déchirant : celui qui tient à une proximité de l’être et à un éloignement de la joie.

 

4) L’énigme du nouveau roman ou le roman comme énigme

 

On trouve dans plusieurs œuvres du nouveau roman la transposition, dans le réalisme le plus minutieux, des structures mythologiques. Le thème du labyrinthe et toutes les valeurs mythiques qui s’y rattachent, est un des plus fréquemment traités. L’errance d’un homme à travers les rues de la ville en est l’expression favorite. Wallas erre dans la ville comme Mathias erre dans son île, comme le héros de L’Emploi du temps erre à travers les rues de Bleston, tournant en rond à la recherche d’un secret. D’autres auteurs, comme Duras ou Le Clezio, Tournier ou Modiano emploient le même procédé.

 

Le recours au mythe est significatif : c’est le signe, l’aveu que le nouveau roman est la mise en oeuvre d’une énigme

Le roman est énigmatique par le seul fait qu’il abolit les données spatio-temporelles à travers lesquelles s’élabore un monde où les choses ont un sens et une histoire qui est la rencontre des destins individuels, laissant au lecteur la tâche de les reconstituer. Le romancier se contente de lui proposer des gestes, des paroles, des objets – surtout, même, des contenus mentaux où la scène est réelle, ou rêvée, ou imaginaire, ou déformée par la conscience. Mais à quel moment est-on dans le réel, dans le souvenir ou dans la rêverie ? Quelqu’un parle, mais qui ?

Claude Mauriac a écrit un roman d’une belle difficulté avec Le Dîner en ville : huit monologues intérieurs se chevauchent, s’entrelacent aux propos qui sont tenus autour de cette table, ils nous font éprouver, par-delà le domaine des conversations, non pas comme on l’a dit, l’incommunicabilité des consciences, mais bien le refus du narrateur ou, plus profondément l’impossibilité qu’il veut exprimer, de nous communiquer le sens.

 

Ecrire ne peut être que proposer une énigme au lecteur, c’est à dire un récit qui n’a pas vocation à être déchiffré, dont le sens est destiné à rester inachevé.

Rappelons la déclaration de Blanchot : « « L'écrivain appartient à un langage que personne ne parle, qui n'a pas de sens, qui ne révèle rien ."

 

Comme le théâtre contemporain, le nouveau roman semble n’avoir pour but et pour raison d’être que la dénonciation du roman, face à l’impossibilité de raconter.

Si l’on veut tenter de comprendre l’évolution du roman qui mène à cette impasse déclarée qu’est le nouveau roman, sans doute faut-il identifier l’obstacle qui interdit aux écrivains de ce temps de « raconter », comme si le récit avait perdu son objet, comme si ce langage qu’est l’écriture romanesque n’avait plus rien à dire.

Le chemin de cette réflexion passe par une question qui semble bien ne relever que de l’analyse linguistique : Qu’est-ce que le fait de raconter ? ou, dans les termes de la nouvelle critique littéraire : - Qu’est-ce que la narrativité ?

Mais, l’analyse linguistique  nous réserve une surprise, car le nouveau roman n’est pas sans doute la simple manifestation d’un malaise du genre. Comme l’histoire littéraire nous l’a montré, «  l’ère du soupçon » qu’inaugure le nouveau roman, est l’aboutissement d’une crise ouverte dès l’entrée dans le vingtième siècle avec la réflexion de Valéry, l’interrogation de Gide dans Paludes et son roman manqué des Faux-Monnayeurs, la rupture du genre avec l’œuvre de Proust et l’Ulysse de Joyce : Il s’agit d’une mise en question de la littérature.

 

 

III. Le chemin de la linguistique : L’analyse de Gérard Genette

 

1) Toute littérature est récit

 

Nous avons hérité, d’Aristote et de Platon, la distinction de la mimesis et de la diegesis : la diegesis qui définit la poésie épique serait un récit où les événements et les actions se trouvent directement rapportés par le poète ; la mimesis, qui est le propre de l’écriture dramatique, se distinguerait de la diegesis parce que le dramaturge, pour raconter les événements et les actions, nous fait croire que c’est un autre qui parle. Platon fait aussitôt observer que mimesis et diegesis ne sont que deux modes de la lexis, c’est-à-dire deux façons de dire : la mimesis (mise en œuvre dans le théâtre) n’est qu’une façon de raconter les choses (les événements et les actions) en les mettant dans la bouche d’un autre. En distinguant la mimesis, comprise comme la reproduction d’un discours effectivement prononcé, et la diegesis ou narration, qui serait une représentation fictive du réel sous la forme d’un récit, Platon et Aristote n’ont fait que désigner les deux genres littéraires de l’épopée et du théâtre, qui ne laissent pas d’être, à leurs yeux mêmes, deux formes du récit.

D’un point de vue linguistique, la distinction de la la mimesis et de la diegesis ne paraît donc pas pertinente.

« Nous sommes conduits, écrit Gérard Genette, à cette conclusion inattendue, que le seul mode que connaisse la littérature, en tant que représentation du réel, est le récit, équivalent d’événements verbaux ou non-verbaux . »

 

 

2) La double face du récit : narration et description.

 

Citons Genette :

« La représentation littéraire, si elle se confond avec le récit (qui comprend, au sens large, des éléments verbaux et non-verbaux), ne se réduit pas aux éléments purement narratifs du récit, au sens étroit où il ne serait que la représentation des actions et des événements…

Tout récit comporte en effet, d’une part, des représentations d’actions et d’événements qui constituent la narration proprement dite, et d’autre part, des représentations d’objets ou de personnages qui sont le fait de ce que l’on nomme aujourd’hui la description. L’opposition entre narration et description est un des traits majeurs de notre conscience littéraire. »

 

Autrement dit, si toute représentation du réel par le langage est récit, n’y a-t-il pas deux faces du récit ?

  • La description par laquelle le récit nous représente le réel tel qu’il est : objets ou personnages

  • La narration où l’écrivain intervient pour raconter des évènements ou des actions dont il a été le témoin ou l’acteur

 

Dans le premier cas - dans cette première forme du récit qu’est la description – on aurait affaire à une représentation objective du réel, puisque l’écrivain n’intervient pas.

Dans le second cas, dans la mesure où l’écrivain , pour raconter des évènements ou des actions, doit être partie prenante ( ne fut-ce que comme témoin), la représentation ne peut être que subjective.

Qu’en est-il ? Quelle est la portée de cette nouvelle distinction ?

Suivons l’analyse de Genette :

- Il est théoriquement possible de concevoir des textes purement descriptifs visant à représenter des objets dans leur existence spatiale, en dehors de tout événement et de toute dimension temporelle :

Exemple : la maison est blanche avec un toit d’ardoises et des volets verts.

- En revanche, peut-on écrire une phrase qui ne comporte pas d’éléments descriptifs ?

Dans l’exemple « L’homme s’approcha de la table et prit un couteau », il y a à côté des deux verbes d’action, trois substantifs, qui, même s’ils ne sont pas enrichis d’adjectifs qualificatifs, ne laissent pas de représenter des objets.

 

Ainsi il est plus facile de décrire sans raconter que de raconter sans décrire. Mais cette situation de principe indique en fait la nature qui unit les deux fonctions : description et narration.

En fait, dans l’immense majorité des textes littéraires, la description qui pourrait se concevoir indépendamment de la narration, est toujours soumise, jamais émancipée de celle-ci : la description est la ancilla narrationis.

Si la description peut apparaître comme une pause, une récréation dans le récit, dont le rôle est purement esthétique, elle remplit de fait, dans la tradition du genre romanesque, avec Balzac, une fonction d’ordre explicatif et symbolique : les descriptions d’habillement et d’ameublement sont dans le roman réaliste destinées à révéler et en même temps à justifier la psychologie des personnages.

Dans le roman, tel qu’il s’est historiquement constitué, - et dans son évolution jusqu’à la fin du XIX°siècle – narration et description sont complémentaires : « La narration s’attache aux actions et aux événements considérés comme pur procès : elle restitue, dans la succession temporelle de son discours, la succession également temporelle des événements. La description, au contraire, parce qu’elle s’attarde sur des objets et des êtres, et qu’elle envisage les procès eux-mêmes comme des spectacles, semble suspendre le cours du temps : elle doit moduler dans le successif, [dans la succession temporelle du discours] la représentation d’objets simultanés et juxtaposés dans l’espace.

C’est cette unité narrativo-descriptive que désigne la notion de récit qui semble bien recouvrir toutes les formes de la représentation littéraire. »

 

Autrement dit, la distinction de la narration et de la description ne permet pas de définir la spécificité du roman par rapport aux autres genres littéraires comme la représentation objective du réel:

« Raconter un événement, écrit Gérard Genette, et décrire un objet, sont deux opérations semblables qui mettent en jeu les mêmes ressources du langage (…) [Autrement dit] toutes les différences qui séparent description et narration n’ont pas à proprement parler d’existence sémiologique. »

La représentation est inséparable du récit, - du fait de raconter qui suppose un locuteur utilisant toutes les ressources du langage.

Dès lors, si l’on veut découvrir la spécificité du roman en tant que représentation du réel, c’est le « fait de raconter » qu’il faut analyser.

 

3) Discours et récit

S’il est une véritable distinction à faire, c’est celle proposée par Emile Benveniste entre le discours et le récit qui, sur un plan proprement linguistique, dont l’un consiste dans un langage à la première personne et l’autre en un récit à la troisième personne qui fait abstraction du narrateur.

Force est de constater que « l’opposition entre l’objectivité du récit et la subjectivité du discours » obéit à des critères linguistiques :

- la subjectivité du discours est marquée par l’emploi du Je qui désigne la personne qui tient ce discours ou le présent qui définit le moment où est tenu le discours

- inversement, l’objectivité du récit se définit par l’absence de toute référence au narrateur « A vrai dire, écrit Benveniste, il n’y a même plus de narrateur. Les événements sont posés au fur et à mesure qu’ils se produisent. Personne ne parle ici ; les événements se racontent eux-mêmes. »

 

Mais, cette distinction linguistique a-t-elle un autre sens qui permette de définir le roman comme un mode particulier de représentation du réel ?

 

Genette prend deux exemples de textes littéraires : d’une part un récit à l’état pur (d’où la narrateur est absent), d’autre part, des mémoires écrites à la première personne :

Encore une fois suivons l’analyse.

 

4) L’analyse des récits :

 

a- le récit à l’état pur : extrait de « Gambara » de Balzac

 

« Après un tour de galerie, le jeune homme regarda tour à tour le ciel et sa montre (…) entra dans un tabac, y alluma un cigare, se posa devant une glace et jeta un regard sur son costume, un peu plus riche que ne le permet en France le droit du goût. »

Il semble bien que la diction propre de ce récit à l’état pur fait abstraction non seulement du narrateur mais bien de la narration elle-même par effacement de toute référence au discours qui le constitue : « personne ne parle », en ce sens qu’à aucun moment, nous n’avons à nous demander qui parle, et quand, etc. pour recevoir intégralement la signification du texte.

Mais la brève réflexion insérée par Balzac dans le texte : « son costume un peu plus riche que ne le permet en France le droit du goût » nous rappelle immanquablement la présence de l’auteur.

Mais, en même temps il faut constater que le discours – la parole à la première personne – est insérée dans le récit sans rompre l’objectivité apparente du récit.

L’objectivité n’est cependant qu’apparente.

 

b- la narration dans les mémoires : extrait des « Mémoires d’Outre-tombe » de Châteaubriant.

 

« Lorsque la mer était haute et qu’il y avait tempête, la vague fouettée au pied du château de la Grande Grève jaillissait jusqu’aux grandes tours »

La description qui semble bien objective mais Chateaubriand poursuit :

« Il s’agissait de saisir l’instant entre deux vagues, de franchir l’endroit périlleux, avant que le flot ne se brisa. »

Et le narrateur reprend la parole à la première personne :

« Pas un de nous ne se refusait à l’aventure mais j’ai vu des enfants pâlir avant de la tenter. »

La narration n’était pas vraiment sortie du discours à la première personne qui l’avait pour ainsi dire absorbée sans cesser d’être lui-même. (En effet, quoique l’on ait manifestement affaire à une description, pour autant l’on n’a pas cessé de savoir qu’il s’agit des souvenirs du narrateur).

 

Gérard Genette termine l’analyse de ces textes par une remarque qui nous paraît essentielle (sur laquelle il nous faudra revenir) : Dans l’exemple des « Mémoires d’Outre-tombe », l’insertion du récit dans le discours à la première personne n’entame pas sa pureté. En revanche, dans le récit « objectif », l’intrusion du narrateur rompt l’objectivité, contraignant le lecteur à sortir du récit.

 

Selon Genette, c’est à partir de cette alternative qu’on peut comprendre l’histoire et l’évolution de la littérature romanesque:

 

5) La littérature romanesque

 

Citons intégralement la réflexion de Genette sur l’évolution du genre

 

« La littérature narrative (et particulièrement romanesque) a tenté d’organiser, à l’intérieur de sa propre lexis, les rapports qu’entretiennent les exigences du récit et les nécessités du discours.

Mais le roman n’a jamais réussi à résoudre d’une manière convaincante et définitive le problème posé par ces rapports.

Tantôt comme ce fut le cas à l’époque classique, chez un Cervantès ou Fielding, l’auteur-narrateur intervient dans le récit avec une indiscrétion ironiquement appuyée interpellant son lecteur sur le ton de la conversation familiale.

Tantôt, à la même époque, il transfert les responsabilités du discours à un personnage principal qui racontera et commentera les événements à la première personne. C’est le cas de romans comme “ Manon Lescaut ” (L’abbé Prévost) ou “ La vie de Marianne ” (Marivaux).

Tantôt il répartit le discours entre les divers acteurs sous forme de lettres comme le fait le roman du XVIII° siècle, “ La Nouvelle Héloïse ” ou “ Les Liaisons Dangereuses ” ….

C’est avec Joyce (Ulysse, Les Gens de Dublin) et avec Faulkner (Sartoris, Le Bruit et la fureur, Lumière d’août) que le romancier fait assumer le récit par le monologue intérieur des différents acteurs : le réel est à la rencontre de la pluralité des consciences en un point virtuel qu’il appartient au lecteur d’imaginer.

 

6) Une alternative : Réalisme objectif et réalisme subjectif

 

On peut maintenant comprendre ce que l’on a désigné comme par réalisme objectif et réalisme subjectif.

 

Valéry écrivait déjà : « La littérature parfois reproduit absolument certaines choses – telles le dialogue, un discours, un mot dit véritablement. Là, elle répète et fixe. A côté, elle décrit – opération complexe, comportant abréviations, probabilités, degrés de liberté, approximations. Enfin, elle décrit les esprits aussi par des procédés qui sont assez conformes quand il y a parole intérieure – hasardeux pour les images, faux et absurdes quant à la suite, aux émotions, au voltigement des réflexes. »

 

 

 

a- Le réalisme objectif

 

L’effort pour amener le récit à son plus haut degré de pureté a conduit certains écrivains américains, comme Hammet ou Hemingway, à en exclure l’exposé des motivations psychologiques, toujours difficile à conduire sans recours à des considérations générales d’allure discursive, les qualifications impliquant une appréciation personnelle du narrateur, les liaisons logiques, etc., jusqu’à réduire la diction romanesque à cette succession saccadée de phrases courtes sans articulations, que Sartre reconnaissait en 1943 dans L’Etranger de Camus, et que l’on a pu retrouver dix ans plus tard chez Robbe-Grillet. Ce que l’on a souvent interprété comme une application à la littérature des théories behavioristes n’était peut-être que l’effet d’une sensibilité particulièrement aiguë à certaines incompatibilités de langage.

 

b- Le réalisme subjectif

 

Le réalisme subjectif adopte le parti pris inverse ; parce que le discours est toujours celui d’un sujet, d’une conscience, il lui semble que la narration à la première personne, en faisant abstraction de toute représentation du réel, est capable de donner à voir la réalité. De Nathalie Sarraute à Sollers ou Thibaudeau, les nouveaux romans cherchent résorber le récit dans le discours présent de l’écrivain en train d’écrire. Ce que Michel Foucault appelle « le discours lié à l’acte d’écrire, contemporain de son déroulement et enfermé en lui. ».

Autrement dit ce que le nouveau roman met en œuvre dans cette alternative, c’est le problème qui est au cœur de la littérature, en tant qu’elle veut être la « représentation » du réel.

S’il n’y a de représentation que par la présence de l’homme au monde, ne faut-il pas reconnaître que la tentative de l’art de représenter le réel doit un jour se révéler comme une vaine, une impossible entreprise ?

 

La conclusion de Gérard Genette :

 

« Tout se passe comme si la littérature avait épuisé ou débordé les ressources de son mode représentatif et voulait se replier sur le murmure indéfini de son propre discours. Peut-être le roman après la poésie, va-t-il sortir de l’âge de la représentation.

Peut-être le récit, dans la singularité négative que l’on vient de lui reconnaître, est-il déjà pour nous, comme l’art pour Hegel, une chose du passé, qu’il faut nous hâter de considérer dans son retrait, avant qu ‘elle n’ait complètement déserté notre horizon. »

La conclusion de Genette reste obscure, à moins de poser la question : - Pourquoi, à un moment donné qui est le nôtre, la littérature, et en particulier la littérature romanesque, en tant qu’elle est récit, se trouve contrainte de renoncer à sa vocation de « représenter » le réel ?

Sans doute, pour répondre à cette question, faut-il commencer par interroger les tenants du nouveau roman, qui ne manquent pas de souligner les obstacles qui leur ont interdit d’emprunter les voies du roman traditionnel.

Mais, l’analyse linguistique de Genette doit nous permettre d’aller plus loin :

Pour Genette, n’est-ce pas le langage, parce qu’il est fondamentalement - pour ainsi dire  originellement - discours : «émission d’un message à la première personne -, qui se trouve interdit de « représenter » le réel ?

Cette interprétation en termes de structure de l’impuissance du langage à représenter le réel ne saurait rendre compte du fait proprement historique de la prise de conscience par l’écrivain de l’obstacle qui met en cause le récit, sans pour autant mettre un terme à la vogue du roman traditionnel qui entre dans le cycle de la consommation.

Plutôt que d’une impuissance liée à la structure du langage, ne s’agit-il pas de l’impossibilité qui, à un moment historique donné, s’impose à la littérature, et peut-être, comme l’indiquait Genette, à l’art en général, de « représenter » le réel à travers un message ou une vision à la première personne ?

C’est sans doute à partir de conditions historiques qu’il faut comprendre, en tous domaines, l’interrogation de l’art sur son essence même.

 

IV. L’impasse du roman

 

 

1) Les raisons du « soupçon »

 

C’est à travers la critique du roman de consommation et une réflexion sur le roman balzacien que Nathalie Sarraute rend compte de la crise du roman.

 

1) La pérennité du roman traditionnel permet de comprendre la crise du genre romanesque et le rejet de la narration par le nouveau roman :

 

« Le roman traditionnel conserve une jeunesse éternelle ; il continue, sans avoir besoin de subir de notables changements, à s’adapter à toutes les nouvelles histoires, à tous les nouveaux personnages et les nouveaux conflits qui s’élèvent au sein des sociétés qui se succèdent…. » Il y a une raison à cette vogue des romans traditionnels : « ils se placent dans ce bouillonnement confus où nos actes et nos paroles s’élaborent là où nous avons l’habitude de nous placer nous-mêmes, quand nous voulons rendre compte assez clairement à nous-mêmes ou aux autres de nos sentiments ou de nos impressions… ils mettent leurs lecteurs en confiance ; ils leur donnent l’impression d’être chez soi, parmi des objets familiers…Ils sont reconnaissants à ce romancier si semblable à eux-mêmes, qui sait comprendre si bien ce qu’eux-mêmes éprouvent, mais qui, en même temps, un peu plus lucide qu’eux, plus attentif, plus expérimenté, leur révèle sur eux-mêmes et sur les autres un peu plus que ce qu’ils croient connaître et les conduit vers ce à quoi ils aspirent quand ils se mettent à lire un roman : un secours dans leur solitude, une description de leur situation, des révélations sur les côtés secrets de la vie des autres, des conseils pleins de sagesse, des solutions justes aux conflits dont ils souffrent, un élargissement de leur expérience, l’impression de vivre d’autres vies. »

 

Autrement dit, si le nouveau roman met en cause la forme du roman traditionnel, ce n’est point pour des raisons esthétiques, mais parce qu’il met en œuvre toute une psychologie (le tempérament, le caractère, les passions etc.), qui, comme le souligne Paul Ricœur, constitue le thésaurus de toute une culture grâce auquel l’auteur construit ses personnages de fiction : Aussi bien pour dessiner le portrait des personnages que les motivations de leurs actes il fait appel à un ensemble de “ prédicats psychiques ” qui sont valables pour quiconque : un “ répertoire disponible pour toute une culture donnée ”.

La configuration narrative renvoie à une compréhension pratique de l'action dont chacun trouve en soi la structure : un ordre “syntagmatique” où se trouvent préfigurés le sujet, le but, les moyens et les circonstances pour représenter une action totale qui n'est que l'histoire racontée, Le récit a pour objet de porter au langage une expérience vécue en la mettant en intrigue.

C’est pourquoi les écrivains américains prennent le parti de décrire les actions en faisant abstraction des motivations psychologiques qui constituent le ressort de la mise en intrigue.

 

Mais, n’est-ce pas précisément cette société et cette culture que les mutations historiques mettent en question, et cela sur ce terrain qui constitue la base de la psychologie : au cœur de la conscience que l’individu prend de lui-même.

Rappelons ici simplement l’analyse que nous avons présentée de la période historique :

La transformation de couches sociales de plus en plus nombreuses en une importante classe moyenne salariée crée l’illusion de l’uniformisation des conditions de vie, de la disparition progressive des inégalités et de l’abolition des barrières sociales. Pour tous les individus vivant cette période historique, c'est la fin d'une certaine forme de conscience : celle dans laquelle les conditions sociales d'existence apparaissaient comme inhérentes à l'individualité 

En même temps qu’à une mutation sociale décisive par laquelle semble s’estomper la division en deux grandes classes antagonistes, l’on assiste à une véritable mutation de la conscience que les individus prennent d’eux-mêmes : Tout se passe comme si, en même temps que s’estompe le profil d’une individualité sociale liée à leur appartenance de classe, ils perdaient leur identité, leur individualité personnelle.

C'est la fin de ce sentiment (de cette conscience de soi) par lequel l'individualité sociale (le fait d'être ce bourgeois, ce patron, propriétaire exploitant ou manager, commerçant, artisan ou propriétaire agricole) apparaissait comme constitutive de l'identité personnelle pour ainsi dire "essentielle" à la personne.

 

Nathalie Sarraute constate : « Les personnages tels que les concevaient les vieux romans (et tout le vieil appareil qui servait à les mettre en valeur) ne parviennent plus à contenir la réalité psychologique actuelle. Au lieu, comme autrefois, de la révéler, ils l’escamotent. »

Et elle explique fort bien : la construction des personnages par le romancier n’est qu’ « un découpage conventionnel pratiqué sur la trame (psychologique) commune que chacun contient tout entière »

 

La narration, qui met en intrigue une expérience vécue, ne fait que ressasser le discours d’une psychologie qui déjà n’a plus cours pour qui, comme l’écrivain, dont c’est la tâche, veut rendre compte d’une forme de conscience nouvelle.

 

Nathalie Sarraute explique comment tous les romans qui s’inscrivent dans la forme traditionnelle, n’appartiennent plus à la littérature, mais à la sphère de la consommation : 

« Que leur importe, à ces lecteurs, que ces ouvrages ne soient pas destinés à durer ? » Il s’agit en effet dans ces romans « d’apporter de toute urgence une aide efficace aux hommes de ce temps » qui sont menacés de voir s’effondrer le sens de leur vie à travers la conscience qu’ils prennent d’eux-mêmes et de la réalité.

« Le jour où les difficultés avec lesquelles ils sont aux prises seront surmontées, où leur situation sera transformée, où leurs sentiments auront changé et leur curiosité sera excitée par de nouveaux modes de vie, l’intérêt pour ces ouvrages doit tomber et disparaître l’excitation qu’ils provoquent, il n’y a là rien à redire, on aurait tort de le regretter.. Qu’un livre s’use après avoir servi, voilà qui est naturel et sain. On le jette et on le remplace. Et cette opinion serait d’une si évidente sagesse que personne ne songerait à la contester, s’il n’y avait pas précisément ce seul point très troublant : cette impression pénible, dès que tombe l’excitation que procuraient ces ouvrages, que ce qu’ils décrivaient n’était pas la réalité. Ou plutôt que ce n’était qu’une réalité de surface, rien que la plus plate et la plus banale apparence. »

 

Si la littérature romanesque veut être encore un art, elle doit rompre avec la configuration narrative qui, à travers le découpage des personnages et la mise en intrigue, ne fait que mettre en œuvre sous une forme « diachronique » une psychologie où se trouve inscrite la syntaxe des rapports figés entre les hommes qui leur dissimule une mutation profonde de la conscience : Renonçant à convertir en récit la représentation où le réel se trouve réduit à l’univers des significations, l’artiste et l’écrivain ont pour tâche nouvelle de nous faire assister à la genèse du sens.

 

2) La réflexion sur le roman balzacien permet de comprendre l’impossibilité d’une représentation objective du réel et l’exigence d’un nouveau réalisme.

S’il est vrai que dans le roman, tel qu’il s’est historiquement constitué, - et dans son évolution jusqu’à la fin du XIX°siècle – narration et description sont complémentaires, il n’en reste pas moins, comme le souligne Genette, qu’il est théoriquement possible de concevoir des textes purement descriptifs visant à représenter des objets dans leur existence spatiale, en dehors de tout événement et de toute dimension temporelle ».

Dans cette forme du récit qu’est la description – n’a-t-on pas affaire à une représentation objective du réel, puisque l’écrivain n’intervient pas ? La description n’est-elle pas la voie choisie par Balzac pour représenter le réel tel qu’il est ?

Or, c’est précisément le « réalisme » des descriptions balzaciennes qui est mis en cause par le « réalisme objectif » tel qu’il est mis en œuvre par le nouveau roman, notamment dans le parti pris de Robbe-Grillet.

Nathalie Sarraute, en analysant la description de l’objet chez Balzac, éclaire la raison profonde de ce rejet. Voici le texte :

« Quand le lecteur de Balzac consentait à examiner avec une attention minutieuse chaque détail du costume du Père Grandet et chaque objet de sa maison, à évaluer ses peupliers et ses arpents de vignes, et à surveiller ses opérations de bourse […] il savait bien où l’on voulait le conduire. Quelque chose d’insolite, de violent se cachait sous ses apparences familières. Tous les gestes du personnage en retraçaient quelque aspect ; le plus insignifiant bibelot en faisait miroiter une facette. C’était cela qu’il s’agissait de mettre au jour, d’explorer jusqu’à ses extrêmes limites, de fouiller dans tous ses replis : une matière dense, toute neuve, qui attisait la passion de la recherche. L’auteur comme le lecteur savaient [qu’il y avait quelque chose à comprendre] à travers cet inventaire minutieux du réel. La description du romancier était aussi inséparable de l’objet que l’était, dans un tableau de Chardin, la couleur jaune du citron ou sur une toile de Véronèse, le bleu du ciel. De même que la couleur jaune était le citron, et la couleur bleu le ciel, et qu’ils ne pouvaient se concevoir l’un sans l’autre, l’avarice était le Père Grandet, elle en constituait toute la substance, elle l’emplissait jusqu’au bord et elle recevait de lui, à son tour, sa forme et sa vigueur.

Plus fortement charpenté, mieux construit, plus richement orné était l’objet, plus riche et nuancée était la matière »

 

Ce que la description nous livre, ce n’est pas le réel tel qu’il est, c’est un monde à l’image de l’homme. Comme la couleur jaune est inséparable de notre représentation du citron ou le bleu de l’idée que nous avons du ciel, le réel que décrit le romancier est inséparable de la signification qu’il revêt pour nous. Dans la description de l’objet, l’auteur et le lecteur se rencontrent parce que l’objet est porteur, pour l’un et l’autre, d’une même signification.

Celui qui se propose de peindre le réel tel qu’il est, ne peint que le réel tel que nous nous le représentons.

« A travers l’inventaire minutieux du réel, l’auteur comme le lecteur savaient qu’il y avait quelque chose à comprendre. »Ce quelque chose, c’est le monde de l’homme, c’est à dire le monde tel qu’il est habité, vécu, et compris par les hommes de ce temps.

C’est pourquoi, comme l’écrit Genette, « dans la tradition du genre romanesque, avec Balzac, les descriptions d’habillement et d’ameublement sont dans le roman réaliste destinées à révéler et en même temps à justifier la psychologie des personnages. » 

« La fonction de la description est toujours d’ordre explicatif et symbolique», parce que les objets sont les signes qui symbolisent une relation « réelle » des hommes entre eux à travers les objets qui constituent leur monde.

 

Le nouveau roman se propose de décrire « objectivement » les choses, en les dépouillant des significations dont nous les revêtons. Rappelons la formule d’Alain Robbe-Grillet :« Le monde, n’est ni signifiant ni absurde, il est, tout simplement. C’est là en tout cas ce qu’il a de plus remarquable. ».

Il ne s’agit pas seulement, comme dans le réalisme balzacien, d’éliminer la présence du narrateur pour que les choses apparaissent comme une réalité objective, livrées telles qu’elles sont à notre regard ; mais bien de décrire la présence des choses en l’absence de tout regard, comme si elles existaient indépendamment de toute représentation.

Mais, dépouillant les choses des significations dont nous les revêtons, l’écrivain ne fait que mettre en œuvre les expériences invoquées par les philosophies de l’absurde pour illustrer la thèse de l’étrangeté des choses qui conduit à la découverte du non-sens de la présence de l’homme au monde : au constat de l’absurde.

Robbe-Grillet et le nouveau roman abandonneront cette voie où ils s’étaient engagés parce que l’objectivité qu’ils tentent de mettre en œuvre est tout autre chose que l’étrangeté du monde qui, pour les philosophes et écrivains de la génération précédente, n’était que le symbole de la déréliction de l’homme. .(Quand Sartre constatait dans l’expérience de La Nausée l’absurdité des choses, c’était pour montrer que l’homme aussi est « de trop ».)

C’est une tout autre expérience qui motive secrètement leur démarche.

Ce qu’il leur faut exprimer, ce n’est pas le non-sens de l’existence où il faut lire la faillite d’un espoir que l’histoire a trahi, mais le vide des relations humaines ouvert par une mutation des rapports sociaux qui prononce la perte d’une identité sociale figée par ces rapports : une « dépersonnalisation », où les philosophes veulent lire « la fin de l’homme ».

Entrons avec Les Choses de Georges Perec dans le « living room » de Jérôme et Sylvie, qui nous permet de pénétrer, à travers les objets, au cœur du vécu « psychologique » de cette nouvelle génération, qui, comme on dit, « n’a pas connu la guerre ».

Cette pièce où nous entrons, à la différence des appartements bourgeois des générations antérieures, est sans aucun style : ni Louis XVI, ni Regency, ni même style rustique ou normand. Rien, autrement dit, qui renvoie ou se réfère au passé, à la tradition qui assurait la continuité entre les générations. Tout se passe comme si la rupture avec le passé, qui ressemble plutôt à l’oubli, à une défaillance de la mémoire, permettait à cette jeunesse d’entrer dans une nouvelle vie sans le secours de personne et de constituer par elle-même, sans efforts (ceux qu’exigent le savoir et la culture) une personnalité nouvelle.

Rien, non plus, dans ce mobilier, qui dénote un certain niveau social : un rang dans la hiérarchie de la bourgeoisie, où le choix du mobilier, - d’un style plutôt qu’un autre – distinguaient les différentes couches de cette classe sociale. 

« il suffit, écrit Baudrillard, de comparer cette description à une description d’intérieur chez Balzac pour voir que nulle relation humaine n’est inscrite ici dans « les choses ». Derrière ces objets les véritables relations – les rapports sociaux – restent illisibles. » 

L’analyse de Baudrillard, qu’il développe dans son livre « Le système des objets » est décisive :

« Tout est signe. Rien n’a de présence ni d’histoire, tout par contre y est riche de références : oriental, écossaise, early American, etc.

Nous sommes entrés dans l’univers de la consommation … Or, la suite du récit laisse entrevoir la fonction d’un tel système d’objets qui sont des signes. Loin de symboliser, de traduire une relation, ces objets décrivent le vide de la relation. ..ils décrivent ce vide, le lieu de la relation dans un mouvement qui est tout ensemble une façon de ne pas la vivre mais de la désigner quand même toujours à une possibilité de vivre. La configuration des objets la plupart du temps pauvre, schématique, close, ne ressasse que l’idée d’une relation qui n’est pas donnée à vivre. Divan de cuir, électrophone, bibelots, cendrier de jade : c’est l’idée de la relation qui se signifie dans ces objets se consomme en eux et donc s’y abolie en tant que relation vécue. Ceci définit l’univers de la consommation. »

 

Baudrillard fait référence à Marx : « De même que les besoins, les sentiments, la culture, le savoir, toutes les forces propres de l’homme sont intégrées comme marchandises dans le mode de production de notre société et sont matérialisées pour être vendues, aujourd’hui tous les désirs, les projets, les exigences, toutes les passions et toutes les relations se matérialisent en signes et en objets pour être achetés et consommés. Le couple par exemple : sa finalité objective devient la consommation d’objets, entre autres des objets qui jadis symbolisaient des relations. »

 

Il a fallu le recul de quelques années ( à peine une décennie), le triomphe de la société de consommation, c’est à dire le développement du sournois délitement des rapports sociaux, pour que le récit « sociologique » de Perec et l’analyse des sociologues nous dévoile le secret de l’émergence du nouveau roman à partir des années 50.

 

3) Les raisons de la révolution du genre

 

La caducité d’une psychologie dont les termes désignent des rapports sociaux où l’individualité se trouvait figée dans une identité sociale, condamne les personnages, qui n’empruntent leur réalité qu’à un découpage des caractères et des rôles.

Le vide des relations auquel laisse place le délitement des rapports sociaux dans un monde où rien ne semble annoncer la genèse de rapports nouveaux, interdit d’inscrire dans une histoire le récit des destins individuels.

La transformation des choses, où s’inscrivaient les modes de vie de chacun – selon son appartenance sociale –, en objets offerts à la consommation de tous à travers le phantasme d’une égalité fictive, remplace toute description du monde comme un lieu habité des hommes par la géométrie d’un espace où l’on se heurte à la surface des choses.

Telles sont les mutations historiques et sociales qui rendent compte de la genèse du nouveau roman.

 

L’analyse des raisons qui exigent une révolution du genre nous oblige à revenir sur la problématique du roman.

Personne ne contestant la valeur artistique du roman balzacien, il faut poser la question à laquelle n’ont pas répondu les théoriciens du nouveau roman : S’il est vrai, comme le souligne Sarraute, que la pérennité des techniques du roman réaliste a fait basculer les romans de ce temps dans la sphère des produits de consommation, d’où vient la « réussite » artistique du roman balzacien, ( pris en tant que terme générique désignant l’âge d’or des romans réalistes au XIX°siècle) ?

 

 

2) L’énigme du « roman balzacien ».

 

Nous posions la question :

Comment le réalisme est-il possible ? Comment Balzac peut-il se présenter comme l’historiographe du présent ? Comment Zola peut-il prétendre écrire un roman-vérité qui soit le compte-rendu du réel ?

Comment la réalité concrète -dont la richesse est à proprement parler inépuisable, infinie dans l'espace et dans le temps- peut-elle être l'objet d'une description et d'un récit qui l'embrassent, la « comprennent » ?

 

On voudrait répondre à la question en invoquant la technique pour définir le genre : Certes, le roman réaliste commence à partir du moment où l’on remplace le « je » par le « il ». Au plan de la critique littéraire, l’objectivité du récit se définit par l’absence de toute référence au narrateur : « tout se passe comme si » les événements se racontaient eux-mêmes. » Le réalisme est considéré comme un effet de la technique romanesque.

Mais, à la lumière de la linguistique, qui considère le fait littéraire comme un langage, le passage du « je » au « il » est la transformation du discours, qui est la fonction naturelle du langage destiné à transmettre un message, en un récit où le narrateur, prenant la place du locuteur, fait comme s’il était absent, comme s’il ne parlait pas lui-même.

Autrement dit, au plan de l’analyse linguistique, cela signifie que le roman « réaliste » n’existe comme tel que dans la mesure où, dans l’intention même, il se distingue du discours. D’un simple point de vue sémiotique, il s’agit donc d’un langage qui n’a pas pour fonction de transmettre un message.

Mais là naît le paradoxe : c’est que le roman est un récit qui renvoie nécessairement à un narrateur. Même lorsqu’il n’est pas présent à la première personne ou bien par personnage interposé, même lorsqu’il est absent comme dans le roman réaliste, il est toujours là : le récit, c’est son discours.

Balzac ne se prive pas d’intervenir dans le cours du récit, comme le ferait un historien : l’historiographe du temps présent qu’il veut être.

Souvent il explique la réalité qu'il est en train de « peindre » Et, (reprenant l’analyse que nous faisions), il faut faire ce constat : quand il décrit, il peint en même temps le dedans (le “je” intime des passions et des sentiments) et le dehors (les gestes, le comportement), comme les deux faces d'une même réalité, qui existe dans sa permanence, dans sa consistance indépendamment de l'écrivain, qui est là pour en rendre compte, pour en dégager le sens.

Et pour son lecteur, comme le notait Genette, il faut constater que « le discours – la parole à la première personne – est insérée dans le récit sans rompre l’objectivité apparente du récit. »

D’où vient l’apparence d’objectivité ? Quel est le secret de cette fiction qui donne l’illusion du réel ? Pourquoi cette réalité qu'il “écrit”, a-t-il pour son lecteur toute la consistance (plus que l'apparence) d'un monde ?

 

Pour tenter de le comprendre nous avons tenté d’analyser tous les procédés techniques de l’écriture balzacienne :

- d'une part, mettre à jour tous les types sociaux qui permettent d'épuiser la multiplicité concrète des hommes réels, puis individualiser les types sociaux en les incarnant dans des personnages singuliers, pour créer l’apparence du concret en inscrivant les individus dans la stratification ( la structure) d’une réalité sociale ;

- d'autre part, décrire toutes les phases typiques de la vie qui permettent de comprendre l'existence concrète des individus, puis les incarner dans une intrigue, pour créer l’apparence d’un temps objectif en inscrivant les destins individuels dans la réalité d’une histoire.

 

L’analyse des procédés « techniques » mis en œuvre par Balzac nous conduit bien au delà de la technique romanesque ; nous découvrons que le processus de la création balzacienne n’est pas différent du procès de la connaissance objective, pourvu qu’on la comprenne dans sa pratique ( qui permet d’échapper au dualisme philosophique de l’être et de l’apparence). La connaissance rationnelle ne part pas de l’apparence ( des phénomènes) pour définir l’être à travers les concepts : elle part du concret, qui est la seule réalité objective pour forger les concepts qui permettent de faire retour au concret en en reconstituant le sens ; la connaissance ne va pas de l’apparence à l’être, mais d’un réel concret à un concret pensé.

Balzac ne s’est pas trompé sur sa mission : il veut faire l'histoire de l'époque qu'il est en train de vivre : Il s'agit d'écrire la réalité du présent comme si elle était « passée », comme s'il était possible de la tenir et de la regarder -“à distance”. Le premier constat de la réussite de Balzac, c'est sans aucun doute qu'il a apporté aux historiens la connaissance objective des réalités de son temps.

C'est à partir de ce constat que se pose le véritable problème du “réalisme” balzacien.

Ecrire « au présent » la réalité, pour constituer les archives de l'histoire ; mais l’ambition de Balzac va plus loin : il s’agit de comprendre l'ensemble de la société de son temps, d'en « embrasser » le sens. Mais comment cela est-il possible ? Comment cela peut-il « réussir » ?

 

La création balzacienne met en œuvre le procès de la connaissance ; mais, à un moment donné, une sorte de miracle se produit, que Balzac éprouve lui-même et qu’il traduit dans une formule : « Penser, c’est voir. »

 

On peut faire la même analyse du processus de la création chez Zola : là où l’on a parlé de réalisme « visionnaire » chez Balzac, on découvre chez Zola, pour expliquer la valeur artistique de ses romans, la mise en œuvre d’un réalisme « épique ».

Reprenons l’analyse de la critique littéraire :

Zola n’a accordé à son œuvre, au total, qu’une part assez faible à la conception scientifique de l’hérédité dont il était parti. Il a déployé ses qualités de poète visionnaire, dans la vie dont il a animé Le Ventre de Paris, l’alambic du Père Colombe dans L’Assommoir, la locomotive de La Bête humaine. Il ne quitte pas, la plupart du temps, ce réel qu’il transfigure. Son génie de romancier tenait à ce don qu’il avait de se mouvoir à la fois sur deux plans. Il enracinait ses romans dans le réel et leur conférait un agrandissement épique. L’art de Zola tenait à une heureuse conciliation du roman et de l’épopée, de la documentation et de la poésie, du réel et du mythe.

La transfiguration du réel, chez Zola, s’accomplit selon les lignes de force d’une mythologie personnelle. L’intuition du romancier, même quand elle s’appuie sur le réel, prolonge vers une signification qui dépasse les éléments qu’elle met en œuvre. Le mot de poème revenait sous sa plume, dans les ébauches, dès qu’il cherchait à préciser ses intentions. Il voulait faire dans Le Ventre de Paris « le poème du Ventre » ; dans Nana, « le poème des désirs du mâle », dans Le Bonheur des Dames, « le poème de l’activité moderne » ; dans La Terre, « le poème vivant de la terre ».

Le commentaire de Germinal par le Critique est particulièrement significatif :

Zola amassa une importante documentation sur les mines, les grèves minières et la question sociale. Il se rendit à une grève, descendit au fond des mines, visita le coron. Mais un roman n’est pas l’aboutissement d’une longue, objective et minutieuse enquête. C’est le fruit d’un acte créateur. Balzac était parti de la vision d’une situation susceptible de produire un grand effet. Zola, pour Germinal, comme pour la plupart de ses romans, partait d’une idée.

A la structure dramatique se superpose une structure poétique. Zola réussit à créer une atmosphère par la reprise d’un certain nombre de thèmes. Le halètement de la machine, le dieu inconnu du Capital dans son tabernacle parisien, les obsessions de la faim et de la sexualité reviennent comme de puissants leitmotiv. Il y a dans le style même et le rythme des phrases, une résonance épique.

 

Pourquoi faut-il qu'à chaque fois, -pour Émile Zola comme pour Balzac, quand on veut rendre hommage ou simplement reconnaître la valeur artistique du réalisme comme expression vraie, « objective », du réel, l'on soit amené à invoquer le caractère “visionnaire” de l'écriture romanesque ?

 

Pourquoi la connaissance objective revêt-elle la forme d’une vision ?

 

La critique traditionnelle est incapable de comprendre le phénomène de la transformation du récit en vision « objective » du réel, parce qu’elle est prisonnière d’une alternative : ou bien la vérité de l’œuvre repose sur l'observation du réel, que l’art ou la technique du romancier réussit à reproduire ; ou bien la valeur artistique de l’œuvre prend sa source dans la personnalité de l’auteur qui possède le don de transfigurer la réalité à travers son expérience singulière.

Et, comme nous venons d’en donner l’exemple à propos de Balzac et de Zola,, le Critique ne peut comprendre une œuvre qu’en constatant que le romancier possède ce don de se mouvoir à la fois sur deux plans, enracinant ses romans dans le réel et leur conférant un agrandissement épique.

La valeur artistique de l’œuvre tient à une heureuse conciliation de la documentation et de la poésie, du réel et de l’épopée.

 

Il ne s’agit pas d’une conciliation, mais bien d’une contradiction qui constitue la valeur artistique de l’œuvre : la représentation objective du réel ne devient œuvre de l’art qu’à l’instant même où elle se « transforme » en vision.

Eclairons cette contradiction par le moyen de la linguistique, en reprenant une fois encore l’analyse de Genette :

«L 'une des fonctions de la littérature comme langage est de détruire son locuteur et de le désigner comme absent. ”

Là où un discours quelconque renvoie à un locuteur (“je”), à sa situation (ici), et au destinataire (vous), le texte littéraire est là, sous nos yeux, sans être proféré par personne, et aucune (ou presque) des informations qu'il contient n'exige, pour être comprise ou appréciée, d'être rapportée à sa source, évaluée par sa distance ou sa relation au locuteur et à l'acte de locution … Dans le récit, “personne ne parle”, en ce sens qu'à aucun moment nous n'avons à nous demander “qui parle, où” et “quand “, etc. pour recevoir intégralement la signification du texte, …non que, commente Gérard Genette, l'écrivain soit proprement absent de son œuvre mais parce que l'œuvre n'existe comme telle qu'en tant qu'elle se délivre de cette présence

 

D’où vient au texte ce sens qui constitue sa valeur si la signification du texte n’est pas, comme dans tout discours, un message de l’auteur qui s’adresserait à un lecteur comme le locuteur s’adresse à un destinataire?

L’écrivain ne délivre pas un message porteur d’une signification, et il n’écrit pas pour s ‘adresser à un destinataire, mais pour être lu : à destination du Lecteur. Comme l’a observé la critique contemporaine, le sens du texte est en suspens entre deux pôles : le scripteur et le lecteur, qui n’ont pas vocation de se rencontrer.

Dès lors, comment la fiction qui est vision subjective de l’auteur – subjective parce qu’elle prend sa source dans son expérience vécue -, a-elle ce pouvoir et cette fonction de “ représenter ” pour les autres -cet auditeur, ce lecteur, ce spectateur-, une réalité objective ?

La se situe l’énigme de la littérature, dont le langage a pour fonction de représenter le réel.

Le roman est un domaine privilégié pour répondre à cette question. Et, nous répondrons par une formule qui souligne le rôle visionnaire de l’auteur et la fonction essentielle du lecteur :

Le romancier ne peut voir le réel, et non seulement le raconter, le décrire pour tenter de le représenter, de le reproduire qu’à partir du moment où la réalité ( historique et sociale) est lisible.

Le roman réaliste, où l’écrivain prend le parti de l’objectivité en s’absentant du discours, ne pouvait voir le jour qu’en une période où le sens de la réalité historique et sociale, s’imposait à la conscience commune – à travers le vécu des individus - comme l’image véridique du réel, comme la vérité de leur expérience.

C’est alors que l’écrivain, partant du projet d’établir un compte-rendu de la réalité, met en œuvre un sens qui, dépassant son expérience singulière pour exprimer la conscience d’une époque, revêt la forme d’une vision, qui fait appel aux métaphores, à la poésie, au mythe, voire à l’eschatologie.

 

Pourquoi la « vision subjective » de Balzac est-elle « objective » ?

- parce que, à travers la conscience de l’écrivain, s’exprime une réalité qui est devenue pour la conscience commune, à travers le vécu des individus, la représentation indéniable, l’image véridique du réel : la réalité du monde de la Restauration où la stratification sociale est déterminée par le pouvoir nouveau de l’argent

De la même façon, le réalisme épique de Zola répond à une prise de conscience des forces nouvelles qui mènent la société, mises à jour par le développement du capitalisme : le développement économique effréné, le triomphe du grand commerce, la spéculation financière, les crises économiques, la montée du prolétariat et l’antagonisme du capital et du travail.

 

Le récit échappe à la subjectivité de la narration, parce que les évènements ne sont pas mis en intrigue pour illustrer la psychologie des personnages en éclairant leurs motivations, mais sont découpés dans la réalité historique et sociale pour mettre à jour les déterminations de leurs actes : les destins individuels ne se réduisent pas à la chronologie d’une biographie ; ils appartiennent au temps objectif d’un monde réel.

Les personnages ne sont pas découpés dans une psychologie abstraite, mais renvoie à des types sociaux. On a montré que ces types n’étaient pas des réalités abstraites parce que Balzac peint en même temps le dedans (le “je” intime des passions et des sentiments) et le dehors (les gestes, le comportement).

Mais, si le dedans et le dehors apparaissent comme les deux faces d'une même réalité, c’est que cette réalité existe : Après l’instauration et l’installation d’une société bourgeoise où la stratification sociale apparaît comme la structure permanente de ce nouvel univers, l’individualité, à travers la conscience que les individus prennent d’eux-mêmes, coïncide avec une identité sociale, qui a la même permanence, la même consistance, la même « réalité » que les choses.

Enfin, pour l’écrivain, pour Balzac lui-même ou pour Zola, la question ne se pose pas de cette position privilégiée d'un narrateur absent, semblable à un dieu qui pourrait, au travers des apparences “extérieures”, saisir l'être “intérieur” des individus et le sens de leurs destins, parce que la multiplicité des caractères et des destins appartient à un monde unique et objectif, qui existe, à travers la conscience de l’auteur, comme la vision du réel.

Le réalisme est possible, qui se manifeste par le retrait de l’auteur et le rejet du discours, parce que la réalité, telle qu’elle est vécue par chacun, revêt pour tous le même sens : un sens unique.

Ce n’est pas la technique qui constitue le genre romanesque, tel qu’il s’est constitué historiquement sous la forme du réalisme ; c’est une vision monologique du réel.

 

 

3) Le roman monologique

 

Comment est possible, à un moment donné, cette transformation du discours, qui est la fonction naturelle du langage destiné à transmettre un message, en un récit où le narrateur fait comme s’il était absent, sans que pour autant l’auteur ne cesse de s’adresser au lecteur ?

La transformation n’est possible qu’à partir du moment où, à travers le discours, le monde tel qu’il est décrit - le monde de la fiction - apparaît comme le seul monde possible, et l’histoire telle qu’elle est racontée, comme le seul sens de ce monde.

C’est alors à travers la seule conscience de l’auteur que la multiplicité des caractères et des destins appartient à un monde unique et objectif : Les destins individuels, les phases de la vie de chacun des personnages sont tracés d’avance selon leur place dans ce monde, selon leur appartenance à cet univers qui est pour l’auteur l’image véridique du réel ; le héros est fermé, ses contours de significations sont nettement spécifiés ; il agit, éprouve des émotions, pense, prend conscience, dans les limites de ce qu’il est, dans les limites de son image définie comme réalité : il ne peut cesser d’être lui-même, transcender son caractère, ses traits typiques, son tempérament, sans détruire l’idée que l’auteur a de lui.

 

A la fin du compte, d’où vient que l’auteur n’a pas besoin de se cacher, et que, comme le notait Genette, il peut intervenir à la première personne sans que soit rompue l’objectivité apparente du récit ?

C’est que le sens du récit, qui est, de part en part, le discours de l’auteur, est objectif par rapport à la conscience des personnages, de la même façon que le sens de l’histoire, qui est le discours des historiens, est étranger à la conscience des agents.

Mais, là où il s’agit pour l’historien d’une coupure épistémologique qui est la condition de la connaissance objective, il s’agit pour le romancier d’une vision dont l’objectivité s’impose à lui, dans la mesure où la conscience qu’il prend du monde le lui représente comme une réalité étrangère à la conscience des individus, indépendante de leur volonté, qui obéit à ses propres lois : une réalité qui modèle les individus et détient en elle les ressorts de leurs actions.

 

La transformation du discours en récit repose tout entière sur la conscience que prend l’auteur de la vérité de son discours, de la validité de sa « lecture » du réel. L’auteur s’absente naturellement du récit, parce qu’il n’a pas de message à transmettre dont son discours serait porteur, mais une vérité, un savoir à représenter par les moyens du langage pour les rendre lisibles.

 

4) Du récit monologique au monologue : la rupture

 

Voici la leçon des analyses qui précèdent :

Le récit ne réussit à s’émanciper du discours qu’à partir du moment où l’écrivain n’a plus de message à délivrer parce que la réalité historique et sociale s’impose à la conscience sous la forme d’une vision monologique. La littérature romanesque ne peut se présenter comme la représentation du réel qu’autant que la réalité (sociale et historique) se présente comme indépendante de la conscience à la manière des choses.

Le XIX° siècle est l’âge d’or du roman réaliste, parce que c’est le temps où la société mise en place par le développement triomphant du capitalisme apparaît comme une réalité incontournable qui impose à chacun les contours de son individualité et de sa biographie, son identité et les phases de son existence : - la période historique où le monde de l’homme, s’impose à tous comme un univers dont l’histoire est à sens unique, mue par des forces qui dominent les individus, les encerclent, les définissent de toutes parts, englobant la multiplicité des destins individuels, maîtresse de leur sens et de leur dénouement.

C ‘est ce monde-là que les évènements historiques et les mutations sociales du XX°siècle jusqu’aux années 50 ont totalement bouleversé : A travers la perte d’une identité sociale qui déterminait la conscience de soi, à travers le vide des relations sociales qui s’enracinaient dans des rapports de classe, à travers l’enlisement d’une histoire dont le vecteur éclairait la vie, c’est la vision d’un sens objectif et unique du réel qui s’effondre.

 

Dans ces conditions, le récit, qui met en œuvre une vision monologique du réel, est-il autre chose qu’un discours aliéné, dans la mesure où l’écrivain ignore que le récit est son discours et rien d’autre que le vécu d’une conscience ?

Telle est la question qui hante les écrivains s’interrogeant sur le sens de l’écriture, à laquelle ils répondent par la découverte de l’aliénation: C’est la conscience elle-même qui se trouve aliénée par le récit, quand le narrateur se manifeste sous les traits d’un autre et convertit le vécu de son existence en une histoire.

Pour le philosophe, éclairant à cette même époque la découverte de l’écrivain,

« Composant ensemble des facteurs aussi “hétérogènes” que des agents, des buts, des moyens, des circonstances, des résultats inattendus, etc. pour organiser une totalité intelligible selon un enchaînement temporel, orienté, comme la flèche du temps, d'un commencement vers une fin, d'un évènement d'origine à un dénouement, La configuration narrative trouve son origine, dans la structure de l’existence humaine : l’homme ne saurait donner sens à sa vie qu’en élevant au langage une expérience vécue, sous la forme du récit, en la mettant en intrigue.

La littératureserait ainsi la mise en oeuvre d’une illusion propre à l’existence, qui condamne les hommes à « représenter » leur vie sous la forme d’un « récit » pour lui donner un sens.

 

Au roman monologique, qui impose une vision du réel, il faut substituer le monologue intérieur :

« C’est la vie à laquelle, en fin de compte, tout en art se ramène, qui a abandonné des formes autrefois si pleines de promesses et s’est transportée ailleurs. Le lecteur a connu Joyce, Proust et Freud : le ruissellement, que rien au dehors ne permet de déceler, du monologue intérieur, le foisonnement infini de la vie psychologique et les vastes régions encore à peine défrichées de l’inconscient. »

Parce que le discours est toujours celui d’un sujet, d’une conscience, il semble que la narration à la première personne, en faisant abstraction de toute représentation du réel, est capable de donner accès à la vraie vie, qui précède la chosification du moi et la réification du monde.

De Nathalie Sarraute à Sollers ou Thibaudeau, les nouveaux romans cherchent résorber le récit dans le discours présent de l’écrivain en train d’écrire. .

Mais voici l’impasse : - Comment peut-on