Initiation à la poésie

 

 

 

Initiation à la poésie

 

 

 

 

Mystère ou Enigme ?

 

 

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Introduction : Qu'est-ce que la Poésie ?

 

 

PREMIERE PARTIE : La position du problème

 

 

 

 

 

 

 

Introduction : Qu'est-ce que la Poésie ?

 

 

S'il est possible d'apporter une réponse à cette question, sans doute est-ce au terme d'une recherche et d'une réflexion qui sont l'objet même de notre démarche d'initiation.

Toutefois, poser la question d'entrée de jeu souligne immédiatement le paradoxe: Il semble en effet que la question ne se pose pas : l'opposition universelle, traditionnelle de la poésie à la prose nous assure, comme nulle part ailleurs, dans le champ de la littérature et peut-être de l'Art, qu'il existe un critère distinctif de la poésie, permettant de définir les frontières d'un domaine réservé.

Cela est si vrai qu'il faudra attendre le XIXème siècle pour que la poésie -et les poètes- s'interrogent sur le sens de leur démarche propre.

Quel est ce critère ?

Gérard Genette dans Figures II au chapitre Langage poétique et poétique du langage commence sa réflexion par le constat de cette opposition de la poésie et de la prose, qui repose sur le critère distinctif d'ordre phonique.

 

Voici le début de ce chapitre :

" Il n'est probablement pas, en littérature, de catégorie plus ancienne ou plus universelle que l'opposition entre prose et poésie. A cette remarquable extension, on a vu, pendant des siècles, et même des millénaires, correspondre une relative stabilité du critère distinctif fondamental. On sait que jusqu'au début du XXème siècle ce critère fut essentiellement d'ordre phonique : il s'agissait, bien sûr, de cet ensemble de contraintes réservées à (et par là même constitutives de) l'expression poétique, que l'on peut grossièrement ramener à la notion de mètre : alternance réglée de syllabes brèves et longues, accentuées et atones, nombre obligé de syllabes et homophonie des finales de vers, et (pour la poésie dite lyrique) règles de constitution des strophes, c'est-à-dire des ensembles récurrents de vers au cours du poème. Ce critère pouvait être fondamental en ce sens que les autres caractères, d'ailleurs variables, qu'elles fussent d'ordre dialectal (soit l'emploi du dorien comme mode des interventions lyriques dans la tragédie attique, ou la tradition, maintenue jusqu'à l'époque alexandrine, d'écrire l'épopée dans le dialecte ionien mêlé d'éolien qui avait été celui des poèmes homériques), grammatical (particularités morphologiques ou syntaxiques dites “formes poétiques ” dans les langues anciennes, inversions et autres “ licences ” en français classique), ou proprement stylistiques (vocabulaires réservés, figures dominantes), n'étaient jamais, dans la poétique classique, considérées comme obligatoires et déterminantes au même titre que les contraintes métriques. "

 

 

PREMIERE PARTIE : La position du problème

 

 

 

I. Versification et poésie

 

 

 

1. Une forme d'organisation du langage

 

La poésie est liée à la versification, ce que la langage commun exprime en disant que la poésie est “ ce qui rime ”.

Autrement dit : la versification est un mode d'organisation du langage qui appartient spécifiquement à la poésie.

Le phénomène littéraire que constitue la poésie serait le résultat de l'application à une matière (le langage) d'une certaine forme (la versification), qu'on pourrait définir par un ensemble de règles.

 

Jean-Louis Joubert rappelle ainsi cette thèse :

 

" Le vers se caractérise par le retour d'éléments identiques. L'étymologie le souligne. En latin, le mot versus a d'abord désigné le fait de tourner la charrue au bout du sillon, puis, par métonymie, le sillon, et, par métaphore, la ligne d'écriture, et spécialement ce que nous appelons le vers. (d'après le Dictionnaire étymologique de la langue latine d'Ernout-Meillet). La prose (oratio prosa dérivant de oratio proversa) définit un discours qui va de l'avant, droit devant lui. C'est à partir de cette opposition que Roman Jakobson détermine la spécificité du langage poétique : “ à tous les niveaux de la langue, l'essence, en poésie, de la technique artistique réside en des retours réitérés ”.

A la fin du XIXème siècle, le poète anglais Gerard Manley Hopkins avait déjà défini la structure de la poésie comme “ un parallélisme continu ”, et le vers comme “ un discours répétant totalement ou partiellement la même figure phonique ”. "

 

La “ forme ” poétique est définie par les règles de la versification, qui sont étudiées par la “ métrique ” et la “ prosodie ”.

" Les règles de la versification sont étudiées par la métrique (qui s'intéresse à la mesure des vers, c'est-à-dire au mode de calcul qui permet de les comparer entre eux et donc de les sentir comme vers) et la prosodie (qui, pour H. Meschonnic, concerne “ l'organisation vocalique et consonantique d'un texte ” et donc plutôt les problèmes de rythme)."

 

1ère observation :

La “ versification ” inséparable du langage poétique ne s'identifie pas, comme pourrait le faire croire la versification française, au “ vers ”, c'est-à-dire à une phrase comportant un nombre défini de syllabes dont la (ou les) dernière seraient “ homophoniques ” avec la fin du vers suivant (ce qu'on appelle une rime). Le vers (français) ne constitue qu'un cas particulier de ce que Jakobson appelle “ réitération régulière d'unités équivalentes ”.

C'est cette réitération d'éléments équivalents qui est le critère de l'organisation poétique du langage.

2ème observation :

Aucune civilisation n'ignore la versification, c'est-à-dire cette forme d'organisation, cette structuration du langage où reviennent de façon régulière, constante, des phénomènes linguistiques tels que longueur des syllabes, accentuations, césures, allitérations, etc.

Il y a un lien entre la “ versification ” (c'est-à-dire l'organisation spécifique du langage poétique) et la grammaire de chaque langue.

 

Jean-Louis Joubert :

 

"Le vers hébraïque ancien était fondé sur un parallélisme de la syntaxe et du sens dans les vers successifs. Le vers chinois traditionnel cumule plusieurs exigences : compte des syllabes et rimes, correspondances de tons (les syllabes paires ne peuvent recevoir que des tons déterminés), parallélisme strict des niveaux grammatical et lexical (c'est la règle essentielle : constructions, mots et idées se correspondent étroitement d'un vers et d'une strophe à l'autre).

 

Les mises en parallèle tendent à instituer une norme : le lecteur ou l'auditeur de poèmes attend le retour régulier des mêmes structures. Mais réitération ne signifie pas répétition tautologique. Les parallélismes mettent en évidence à la fois des ressemblances et des oppositions. Ainsi, la rime, en soulignant la parenté phonique de deux mots, invite à découvrir les correspondances qui les unissent à d'autres niveaux (et surtout au niveau sémantique) ; ces correspondances seront d'autant plus riches que les mots rapprochés seront éloignés et de nature différente : en proscrivant les rimes faciles. Malherbe refusait les rimes unissant des mots proches ou de même famille, qui abandonnent ainsi toute charge poétique. L'enjambementjoue, de façon inverse, sur la rupture du parallélisme : en débordant sur le vers suivant, l'ordre syntaxique vient contredire la structure métrique, et ce décalage contribue à produire l'effet poétique. En exigeant une rigoureuse adéquation de la syntaxe au vers, Malherbe se privait d'une ressource poétique efficace.

 

Analyser la versification dans une langue ou une tradition poétique donnée revient à dégager les figures de parallélisme utilisées et les jeux de variation permis. La poésie de chaque langue sera donc conditionnée par les possibilités et les contraintes de la grammaire. Ce que souligne le titre d'un article célèbre de Roman Jakobson : Poésie de la grammaire et grammaire de la poésie (1960). Mais il faut se garder des simplications abusives : la grammaire d'une langue étant connue, on ne saurait en déduire le système de versification qui y a été établi. La forme poétique choisit parmi les facilités offertes par la grammaire. De plus, imposant le retour des mêmes figures, elle fait violence au matériau qu'est pour elle le langage. La poésie naît de cette violence exercée sur la langue : la versification.

 

 

 

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II. Structure poétique, oralité et fonction sociale de la poésie

 

 

 

Remarque importante :

Sans nous interroger sur les origines de la poésie, il impose de faire un constat :

La consommation littéraire -avant d'être une consommation écrite- a été, dans toutes les civilisations, une consommation orale.

 

1. Historiquement

 

a. Poésie, outil de la mémoire collective 

 

" Tout se passe comme si la poésie avait d'abord été un outil : une technique de conservation de ce qui devait échapper aux défaillances de la mémoire. Les paroles s'envolent ... Quand l'écriture n'existe pas, on a recours à la poésie pour fixer et pérenniser ce que disent ou pensent les hommes. La poésie est une mnémotechnique, “ la mémoire des peuples sans écriture ” (G.Jean). Etant un langage-mémoire, elle suscite une forme qui protège, conserve, transmet. Le vers, soutenu par la régularité du rythme, par le retour de la rime, par les allitérations et autres jeux sur les sonorités, par les parallélismes, a pour fonction d'aider le travail de la mémoire. C'est comme à notre insu que les proverbes ou les vers maximes de Corneille ou Victor Hugo se gravent en notre esprit. Il est arrivé que des sociétés connaissant déjà l'écriture aient préféré confier à la mémoire poétique et à la transmission orale leurs textes les plus précieux.

César remarquait que les druides gaulois ne communiquaient rien à l'écrit et confiaient à la mémoire des clercs le dépôt de leurs textes sacrés. Dans l'intention de les soustraire à toute atteinte de la critique profane, comme on l'a prétendu ? Sans doute. Mais surtout parce que, contrairement au préjugé moderne, l'oralité conserve aussi bien, parfois mieux que l'écriture. “ L'encre du scribe est sans mémoire ” (Léopold S. Senghor). L'écriture fixe et fige : quand elle restitue des textes plusieurs fois millénaires, ils sont morts et momifiés ; la lettre est restée, l'esprit s'est perdu. L'oralité garde la parole vivante : parole-phénix, réactualisée, revivifiée à chaque interprétation des textes qui se perpétuent. La lettre est négligée, l'esprit sauvegardé. "

 

 

 

b. La Poésie et le geste : le rythme de la parole lié aux rythmes du corps

 

Marcel Jousse a montré dans l'Anthropologie du geste :

 

" que les textes oraux nécessitaient une structure particulière, apte à favoriser la mémorisation des récitants et à éveiller l'attention du public pour lequel ils sont dits. Cette trame textuelle où s'accroche la mémoire se fonde sur des schèmes corporels sous-jacents au langage. La composition orale se calque sur les rythmes du corps ; la scansion épouse la respiration. Des procédés simples, où le gestuel et le linguistique se superposent -séries de balancements et de contre-balancements, de répétitions et d'antithèses, de symétries et d'inversions, de parallélismes et d'assonances, etc.-, facilitent le travail de mémorisation et assurent la connivence de l'auditoire, en même temps qu'ils permettent la création par le jeu des variations à l'infini. Cette inscription de la poésie dans les gestes et le corps perdure même lorsqu'on s'éloigne de l'oralité. C'est elle qui fonde le rythme, par quoi la poésie se distingue d'autres formes du langage. "

 

c. Poésie : “ outil social ”, instrument du Jeu

 

Les Hain-tenys (Jean Paulhan - 1938) :

 

« Si le principal usage de l'outil poétique est lié à ses propriétés mnémotechniques, certaines sociétés ont pu lui attribuer des utilisations curieuses. Ainsi l'ancienne tradition malgache du hain-teny, forme de poésie dialoguée qui sert à régler les querelles par le recours au combat des mots. Jean Paulhan, qui a recueilli et traduit les hain-tenys vers 1910, raconte :

 

Deux Malgaches, autour desquels les assistants sont assis en cercle, se font face. L'un deux prend la parole et prononce quelques vers, dont il marque fortement le rythme. L'autre répond sur le même ton brusque et tranchant, ou bien ironique. Le premier riposte. A mesure que la dispute avance, les répliques deviennent plus longues, plus fortement scandées. Les assistants marquent parfois, d'un commun accord, leur approbation, leurs réserves ; ou bien il se forme parmi eux deux partis : chaque récitant a ses partisans, qui l'encouragent de leurs acclamations et de leurs rires. Les combattants enfin se crient leurs réponses : et l'un d'eux, brusquement, trouve sans doute les mots décisifs, car l'autre hésite, ne répond plus rien, s'avoue vaincu.

Ces disputes donnent, par leur violence et par l'acharnement des récitants, le sentiment, plutôt que d'un débat poétique, d'une querelle d'intérêts assez âpre où chaque réplique serait un nouvel argument. Il arrive que ce sentiment soit fondé et que le débat poétique ait son utilité précise : l'on reçut un soir, dans une maison d'Ambatomanga où je demeurais, un couvreur de toits. Cet ouvrier venait de terminer un travail pour lequel il réclamait une demi-piastre au maître de la maison. Les deux hommes ne purent tomber d'accord sur le prix et, le soir, discutèrent en poèmes. Le couvreur, battu, dut céder. Ainsi dispute un propriétaire avec son voisin sur la limite d'un champ ; un malade avec le guérisseur qui l'a mal soigné. Mais il arrive le plus souvent que les duels poétiques se fassent par simple jeu. Les enfants en gardant les troupeaux, les hommes et les femmes au cours des veillées feignent volontiers quelque querelle imaginaire, d'où s'élèvent de longs débats. ”

 

Ainsi, dans le hain-teny, jeu et sérieux se rencontrent et échangent leurs rôles : pour traiter d'affaires importantes, la poésie se fait jeu, comme elle affecte le sérieux d'une querelle pour de simples divertissements. Alliance des contraires et métamorphose que rendent manifestes bien d'autres pratiques de la poésie. La poésie moderne, particulièrement dans le domaine occidental, tend à masquer son originaire utilitaire. »

 

d. Poésie et Epopée

 

" Si la poésie a été inventée comme technique pour conserver et transmettre, elle a pu apparaître, à l'origine, comme la mémoire des hommes. Conservatoire du passé, elle se fait, dans ses formes primitives, généalogie, chronique, épopée. Dans la tradition occidentale, l'épopée apparaît comme un genre primordial et archaïque : l'Iliade et l'Odyssée semblent fonder toute la poésie gréco-latine. Mais l'épopée ne se contente pas de préserver le souvenir d'un passé mort et embaumé, elle exerce une fonction socio-politique qui a souvent échappé aux commentateurs : elle situe le présent par rapport au passé et réorganise le passé en fonction du présent ; elle intervient donc activement dans les processus d'affirmation du pouvoir.

C'est ainsi que le griot, récitant une des grandes épopées dynastiques africaines à l'occasion de l'intronisation d'un nouveau roi, légitime le pouvoir du nouveau monarque en le rattachant à la lignée de ses prédécesseurs. Dans le Mali actuel, on raconte toujours une de ces grandes épopées, la geste de Soundiata (fondateur de l'empire du Mali au XIIIème siècle). Or on a pu constater que les récitations épiques évoluaient avec les changements politiques : en fonction de la personnalité des détenteurs du pouvoir, l'accent est mis sur tel épisode ou sur tel personnage. L'épopée continue donc de vivifier le présent, du moins d'en fournir une grille d'interprétation.

Etiemble a d'ailleurs fait remarquer dans ses Essais de littérature (vraiment) généraleque l'épopée semblait appartenir en propre à certains types d'organisation sociale : si elle est inconnue de l'Egypte pharaonique et de la Chine ancienne, elle est en revanche comme consubstantielle aux sociétés indo-européennes, qui ont en commun un même principe ternaire de structuration (mis en évidence par Georges Dumézil, Mythe et Epopée): à la trinité des dieux (Mars, Jupiter, Quirinus) correspond un schéma tripartite des fonctions sociales (le guerrier, le prêtre, l'agriculteur) ; plus généralement, l'épopée se retrouve au Tibet, au Japon, au Rwanda, partout où les guerriers et les prêtres, constitués en castes privilégiées, se partagent ou se disputent le pouvoir. "

 

 

Jean-Louis Joubert fait observer qu'en Europe l'épopée s'exténue à partir de la diffusion massive de l'écriture.

Dans la littérature française, peut-être (du moins l'histoire littéraire le prétend) Les Tragiques d'Agrippa D'Aubigné (1577-1616) seraient-ils le dernier exemple d'épopée.

En restant sur le plan de l'analyse ou de la critique littéraire (abstraction faite des causes historiques et sociales), que signifie la fin de l'épopée sinon qu'en passant des modes oraux (ou auditifs) aux modes graphiques (ou visuels) le récit se détache de la forme poétique.

Les poètes, notamment les poètes français, rêveront toujours de réanimer le genre épique.

On est en droit de se demander, comme Jean-Louis Joubert, une épopée écrite est-elle possible ?

Cette question souligne le lien de la poésie et de l'oralité.

 

 

2. Primauté chronologique des modes auditifs

 

Ce retour en arrière vers les formes anciennes ou primitives de la poésie nous montre, selon l'expression de Gérard Genette, que les modes auditifs de la consommation littéraire sont historiquement- chronologiquement, premiers par rapport aux modes visuels.

 

La poésie antique était chantée (lyrisme) ou récitée (épopée). Quel est le sens de ce constat ?

 

" Il est certain que la pratique de la lecture et de l'écriture devait à la longue affaiblir le mode auditif de perception des textes au profit d'un mode visuel ... et donc, ajoute Gérard Genette, leur mode d'existence phonique au profit d'un mode graphique. "

 

Est-ce à dire qu'on peut comprendre l'évolution de la littérature et en particulier la grande mutation de la poésie comme un immense mouvement de la pensée qui se libère de ses supports matériels corporels pour atteindre sa forme pure ?

 

Paul Valéry le croyait quand il écrivait :

 

" Longtemps, longtemps, la “ voix humaine ” fut base et condition de la “ littérature ”. La présence de la voix explique la littérature première, d'où la classique prit forme et cet admirable “ tempérament ”. Tout le corps humain, présent sous la voix est support, condition d'équilibre de l'idée ...

Un jour vint où l'on sut lire des yeux sans épeler, sans entendre et la littérature en fut tout altérée. Evolution de l'articulé à l'effleuré, -du rythme et enchaîné à l'instantané- de ce que supporte et exige un auditoire à ce que supporte et emporte un oeil rapide, avide, libre sur la page. "

 

Cette thèse de Paul Valéry est inséparable d'un point de vue idéaliste qui voit dans toute mutation réelle -historique- une étape, un moment du progrès de l'esprit : Au terme de ce mouvement général, l'esprit n'a plus affaire qu'aux idées pures, il devient le témoin de lui-même. (Monsieur Teste).

 

Sans discuter ici le point de vue de Paul Valéry, ne peut-on pas dire que la poésie est la pierre d'achoppement de cette thèse ?

En effet, comment l'idée pure peut-elle être exprimée par des mots qui, selon Paul Valéry lui-même, dans la poésie, tiennent toute leur valeur de “propriétés sensibles”? - Comment exprimer une réalité spirituelle avec la chair sensible des mots qui réside dans leur valeur phonique et visuelle?

Cette tentative exprimée par Stéphane Mallarmé, dont Paul Valéry est le disciple n'a-t-elle pas conduit la poésie à reconnaître son impuissance et à la limite à n'exprimer rien d'autre que le silence ?

 

Conclusions provisoires de cette première approche de la poésie

 

 

1) Il faut sans doute d'abord renoncer à l'idée que la simple opposition de la poésie à la prose nous dispenserait de nous interroger sur la nature ou l'essence du langage poétique.La “ versification ”, qui d'ailleurs ne se limite pas (comme pourrait le faire croire la versification française) à une phrase comportant un nombre défini de syllabes dont la dernière est homophonique avec la phrase suivante, n'est pas l'application d'un certain nombre de règles qui donneraient une forme poétique à une matière qui serait le langage de la prose.

En réalité, les règles de versification ne font que codifier des propriétés phoniques et des structures rythmiques qui sont inséparables du langage, qui lui sont immanentes.

 

2) La rétrospective historique des formes les plus anciennes de la poésie nous montre le lien de la “ forme poétique ” avec les sons de la voix humaine et les rythmes du corps : La poésie “ exploite ” des propriétés du langage (des mots et de la phrase) qui semblent bien inhérentes au langage lui-même et qui, dans l'usage prosaïque, sont pour ainsi dire “ oubliées ” ou “ masquées ”.

Tout se passe, dans le langage poétique, comme si le “ sens ” (la signification) était inséparable des valeurs phoniques et rythmiques de la parole.

 

3) Mais il y a plus : cette mise en valeur des sons et des rythmes propres au langage poétique, dans ses formes anciennes, apparaît liée à la fonction sociale de la poésie : La poésie est inséparable de la récitation d'un mythe, de la célébration d'un rite ou d'une cérémonie.

Or, la fonction sociale de la poésie, que l'on souligne dans toutes ses manifestations anciennes ou primitives, n'est pas seulement liée à telle ou telle forme de société mais bien, semble-t-il, à la nature même de la poésie, à sa valeur émotive.

C'est l'émotion elle-même, -que recèle le langage poétique- qui a un caractère social : C'est au travers des sons, des rythmes, de la mesure, que les assistants éprouvent leur communauté.

La reproduction des sons et des rythmes, comme l'imitation des gestes dans la danse, semble créer le lien social sur la base des mouvements communs, des émotions partagées :

 

Dans des sociétés où la poésie est manifestement liée à des pratiques collectives -rituelles, religieuses, voire ludiques- tout se passe comme si le sens du rite ,de l'incantation ou de la cérémonie n'était perçu qu'au travers des émotions que les sons, les rythmes et la mesure ont le pouvoir de susciter.

 

 

 

 

 

 

III. La question

 

 

A. Une double face du langage :

 

L'étude rétrospective de la poésie, qu'on la considère dans sa forme (valeur des sons et des rythmes) ou dans sa fonction (rôle social, collectif de l'émotion qu'elle suscite) nous conduit à poser une question primordiale, qui est décisive pour appréhender l'essence de la poésie mais peut-être aussi pour comprendre l'homme :

Le langage humain n'a-t-il pas un double sens dont l'un est de transmettre un message (une information) qu'il a pour fonction de traduire ou d'exprimer (sous forme d'une signification intelligible) et dont l'autre est de “ représenter ” ou “d'exprimer” le vécu (-la réalité telle qu'elle est vécue, éprouvée, ressentie par l'homme tout entier-) ?

 

C'est ce constat de la double nature du langage que Jean-Paul Sartre exprime dans le texte qui suit (et dans les termes qui lui sont propres) :

 

Jean-Paul Sartre : Qu'est-ce que la Littérature ? (Situation 1947)

 

« Le poète s'est retiré d'un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois pour toutes l'attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. Car l'ambiguïté du signe implique qu'on puisse à son gré le traverser comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et le considérer comme objet. L'homme qui parle est au-delà des mots, près de l'objet ; le poète est en deça. Pour le premier, ils sont domestiques ; pour le second, ils restent à l'état sauvage. Pour celui-là, ce sont des conventions utiles, des outils qui s'usent peu à peu et qu'on jette quand ils ne peuvent plus servir; pour le second, ce sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l'herbe et les arbres.

Mais s'il s'arrête aux mots, comme le peintre fait aux couleurs et le musicien aux sons, cela ne veut pas dire qu'ils aient perdu toute signification à ses yeux; c'est en effet la signification seule qui peut donner aux mots leur unité verbale; sans elle ils s'éparpilleraient en sons ou en traits de plume. Seulement elle devient naturelle, elle aussi ; ce n'est plus le but toujours hors d'atteinte et toujours visé par la transcendance humaine ; c'est une propriété de chaque terme, analogue à l'expression d'un visage, au petit sens triste ou gai des sons et des couleurs. Coulée dans le mot, absorbée par sa sonorité ou par son aspect visuel, épaissie, dégradée, elle est chose, elle aussi, incréée, éternelle ; pour le poète, le langage est une structure du monde extérieur. Le parleur est en situation dans le langage, investi par les mots ; ce sont les prolongements de ses sens, ses pinces, ses antennes, ses lunettes ; il les manoeuvre du dedans, il les sent comme son corps, il est entouré d'un corps verbal dont il prend à peine conscience et qui étend son action sur le monde.

 

Le poète est hors du langage, il voit les mots à l'envers, comme s'il n'appartenait pas à la condition humaine et que, venant vers les hommes, il rencontrât d'abord la parole comme une barrière. Au lieu de connaître d'abord les choses par leur nom, il semble qu'il ait d'abord un contact silencieux avec elles puisque, se retournant vers cette autre espèce de choses que sont pour lui les mots, les touchant, les tâtant, les palpant, il découvre en eux une petite luminosité propre et des affinités particulières avec la terre, le ciel et l'eau et toutes les choses créées. Faute de savoir s'en servir comme signe d'un aspect du monde, il voit dans le mot l'image d'un de ces aspects. Et l'image verbale qu'il choisit pour sa ressemblance avec le saule ou le frêne n'est pas nécessairement le mot que nous utilisons pour désigner ces objets. Comme il est déjà dehors, au lieu que les mots lui soient des indicateurs qui le jettent hors de lui, au milieu des choses, il les considère comme un piège pour attraper une réalité fuyante ; bref, le langage tout entier est pour lui le Miroir du monde. D'un coup d'importants changements s'opèrent dans l'économie interne du mot. Sa sonorité, sa longueur, ses désinences masculines ou féminines, son aspect visuel lui composent un visage de chair qui représente la signification plutôt qu'il ne l'exprime. Inversement, comme la signification est réalisée, l'aspect physique du mot se reflète en elle et elle fonctionne à son tour comme image du corps verbal. Comme son signe aussi [...]. Ainsi s'établit entre le mot et la chose signifiée un double rapport réciproque de ressemblance magique et de signification. »

 

B. Le problème de la poésie

 

Si le langage est le véhicule des idées, c'est-à-dire d'un sens du monde qui est commun à tous les hommes en tant que tels (qu'il soit commun par l'usage des choses ou par l'exercice de la raison, qui est “ la chose du monde la mieux partagée”), comment comprendre la “ parole ” du poète ?

Tout se passe comme si par sa parole, avec les mêmes mots, le poète mettait à jour un “ autre sens ”.

N'y a-t-il pas là un mystère ? - Et comment le comprendre ?

 

Il n'est, semble-t-il, que deux solutions :

-ou bien, il faut admettre que le poète a accès à un “ autre monde ” : la poésie revêt alors la valeur d'une connaissance métaphysique.

-ou bien, il faut comprendre pourquoi le monde a un “ autre sens ” que cet univers qui, dans notre vie quotidienne, nous reste étranger.

 

Enquêter sur la double fonction du langage, n'est-ce pas interroger l'histoire des hommes pour comprendre leurs rapports avec le monde ?

 

Peut-être pourra-t-on alors entrevoir non seulement le sens de la mission du poète mais aussi la place de la Poésie dans la vie des hommes comme une promesse de leur avenir.

 

 

1. Le Mystère de la Poésie ou le pouvoir de la Poésie vécue comme un mystère

 

a. La vocation “ métaphysique ” de la Poésie

 

Ne faut-il pas affirmer qu'il y a “ un autre monde ” auquel le poète aurait accès?

C'est “ oracle ce que je dis ” s'écrie Arthur Rimbaud, en tournant en dérision sa propre expérience, avant de se taire.

La naissance de la Poésie est contemporaine de l'accomplissement des rites, et de la célébration des mystères ; puis elle est inséparable des cérémonies liturgiques. Dès le début du XIXème siècle, en réaction contre la philosophie des lumières, contre l'Aufklärung, qui par le progrès de la raison promettait à l'homme son avenir sur la terre, le romantisme allemand, avec Ludwig Arnim, Friedrich Novalis, découvrait dans la Poésie, le moyen d'accès à la “ réalité secrète de l'univers , à cet “autre monde ”, invisible dont nous sommes exilés.

En France, c'est après l'échec des Révolutions de 1830 et de 1848, après la faillite des espérances historiques que, cherchant ailleurs le sens du monde, l'on découvre la nouvelle vocation de la Poésie : celle d'une connaissance métaphysique. S'alimentant aux doctrines ésotériques, fréquentant les pratiques occultistes, certains voyageant jusqu'à l'Orient, les poètes s'assignent pour mission de franchir les portes, les “ cornes d'ivoire ”, de trouver le chemin qui conduit jusqu'à la “ vraie réalité ”, jusqu'au pays d'où l'on ne peut revenir.

 

Victor Hugo, d'abord poète du “ gouffre intérieur ”, puis chantre de la liberté et des espérances de l'humanité, devient le poète visionnaire, interprète de la “ Bouche d'Ombre ”.

Gérard de Nerval franchit la distance qui sépare le rêve de la vie, jusqu'à accepter douloureusement la folie où se rejoignent l'invisible et le visible, dans cette unité qui est la seule vérité au monde.

Charles Baudelaire trouve dans la douleur et la révolte, dans la haine de soi, “de ce corps et de ce cœur ”, l'élan qui permet de “ changer son âme ”, d'ouvrir une fenêtre sur cet autre monde où tout “ correspond ”, où se répondent les couleurs, les parfums et les sons, où le moi, “ échappe à ses limites pour se dilater jusqu'à l'infini ”.

 

Ainsi, projeter le “ sens ” du monde hors du monde, pour retrouver une unité perdue, où toutes les séparations, tous les divorces s'abolissent, célébrerl'alliance du visible ou de l'invisible, autrement dit, célébrer le mystère seraient dès l'origine la vocation de la Poésie.

 

 

b. La mission du poète

 

En même temps, de façon corrélative, la Poésie, dont la vocation est de célébrer le mystère, n'est-elle pas elle-même un mystérieux pouvoir ? A l'unité “mystérieuse ” du sens répond le pouvoir mystérieux de la création .

Le poète, qui “ parle ” cette vérité invisible et révèle par cette parole le sens du monde, - tantôt admiré, tantôt soupçonné ou maudit, souvent l'un et l'autre à la fois , n'est pas un homme comme les autres.

Par sa “ connivence ” avec l'invisible et le sacré ; il est le mage, l'oracle ou le prophète ; quand la connaissance rationnelle apparaît comme la voie royale qui conduit à la vérité, Platon soupçonne le poète “ d'être possédé par les Dieux ” ; et son enthousiasme (littéralement : possession par la divinité), son délire (qui ressemble à celui des initiés du culte de Dionysos) inquiètent et le fait proscrire par Platon du gouvernement de la cité.

A l'inverse, quand la raison semble démise de ses pouvoirs -au XIXème siècle-, parce que la réalité semble contredire les espérances qu'on avait mises en elle, la vraie connaissance devient le privilège du poète.

Le vrai poète est omniscient ... Il s'appelle le voyant. ”, écrit Friedrich Novalis. Le thème de la “ voyance ” de Friedrich Novalis à Arthur Rimbaud parcourt toute la poésie moderne.

Ce n'est pas la connaissance rationnelle mais la “ vision ” du poète qui donne accès à la vérité (du monde).

Mais, comment comprendre ce pouvoir de voyance, comment comprendre le mystère de la création poétique ?

 

Ainsi, que la poésie s'interroge sur sa découverte qui est l'unité de l'invisible et du visible, l'alliance primordiale du sens et du monde, ou sur son pouvoir, qui est de créer ou de retrouver par sa parole cette unité perdue, il semble qu'elle soit condamnée à célébrer le mystère.

 

2) l’énigme de la poésie :

 

Dans le langage poétique, la valeur sémantique : la signification du texte est intimement liée à la valeur phonique et rythmique, à la métrique de la phrase.

Bien plus, chez les peuples primitifs, les rythmes de la phrase dans le chant ou la récitation, imite le gestuel.

Marcel Jousse, dans l'étude des textes bibliques ou africains, a noté que la composition orale se calque sur les rythmes du corps : Les balancements, contre-balancements, les répétitions, les allitérations imitent les gestes ; la scansion du vers épouse la respiration.

Enfin, cette imitation, cette reproduction par le langage poétique des rythmes du corps apparaît liée au caractère social, collectif du rite ou de la cérémonie.

 

Autrement dit : Tout se passe comme si dans le langage poétique “ le sens ” du texte n'était accessible qu'au travers des valeurs, phonétiques, rythmiques, métriques, au travers des propriétés “sensibles ” ou “ sensuelles ” du langage.

La poésie, ou mieux : la parole poétique (puisqu'il s'agit d'un langage chanté ou récité) est l'alliance pour ainsi dire “ originelle ” -puisque l'origine nous échappe- du son (en y incluant le rythme et la mesure) et du sens, comme si les propriétés “sensibles ” étaient inséparables de la signification “ textuelle ”.

En jouant sur le mot “ sens ”, -à la fois perception et signification-, on peut dire que la parole poétique se définit par l'ambiguïté du sens.

 

Mais s'agit-il d'un jeu de mots sur le sens ou bien cette ambiguïté du sens n'est-elle pas l'essence même de la poésie ?

Il y a plus : L'existence d'une parole poétique n'oblige-t-elle pas à s'interroger sur le langage lui-même ?

D'une part, le langage “ traduit ” pour transmettre ; mais, d'autre part il “exprime ” : valeur “ transitive” et valeur “ expressive”, le langage n'a-t-il pas une double nature, une nature ambivalente ?

Enfin, cette interrogation sur le langage, à la fois dépositaire et véhicule du sens, ne conduit-elle pas à poser, au travers du rapport “ des Mots et des Choses”, la question philosophique fondamentale : celle du sens.

 

-Comment la réalité -qui apparaît extérieure à l'homme et antérieure à la conscience qu'il en prend peut-elle avoir un sens pour l'homme ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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DEUXIEME PARTIE :

L’étude linguistique du langage

 

Notre première approche de la poésie que nous avons essayé de comprendre sous ses formes les plus anciennes nous ont amené à constater une double face du langage.

Dès lors, pour comprendre ce qu'est la poésie - ce qui la distingue des autres formes du langage, n'est-ce pas le langage qu'il faut étudier ?

 

 

1) L’objet de la linguistique

 

C'est Ferdinand de Saussure (1857-1913) qui a inauguré la linguistique moderne en professant à Genève de 1907 à 1911 un Cours de Linguistique Générale qui a été publié sous ce titre par ses étudiants en 1916, traçant une voie nouvelle à la recherche sur la nature véritable du langage.

Dès l'introduction du Cours de Linguistique, il définit sa démarche : constituer la linguistique comme science en définissant son objet.

 

Pour définir l’objet de cette science il faut commencer par la distinction entre la Langue et la Parole : « Qu’est-ce que la langue ? c’est le langage moins la parole ».

La Langue -toutes les langues humaines naturelles- est une réalité objective, sans aucun doute un produit social (Ferdinand de Saussure dit "une institution"); et la Parole est un acte individuel par lequel un sujet parlant utilise un code(celui de la langue) pour exprimer ses idées ou sa pensée.

 

Par cette distinction, il s’agit de mettre de côté l’idée que l’on se fait naturellement du langage. Ce qu'on appelle habituellement langage, c'est l'acte par lequel le sujet -l'individu-, trouvant à sa disposition une langue, c'est-à-dire un système de signes, utilise ces signes en les combinant pour exprimer sa pensée, et cela grâce à un mécanisme psychophysique.

Cette définition commune suppose naïvement "que le lien qui unit un mot à une chose est une opération toute simple, ce qui, précise immédiatement Ferdinand de Saussure, est loin d'être vrai."

Si l'on a bien distingué la langue, fait social, qui se présente comme un système de signes, de la parole qui n'est qu'un acte individuel, on peut définir la langue comme "un système de signes distincts correspondant à des idées distinctes ».

 

2) Le langage est un système de signes

 

On rattache ainsi la langue à tous les autres systèmes de signes : C'est l’objet du dernier paragraphe du chapitre (III) "Place de la langue dans les faits humains : la Sémiologie."

"On ne peut assigner à la linguistique une place parmi les sciences qu'à condition de la rattacher à la sémiologie", c'est-à-dire à une science générale des systèmes de signes, qui reste à constituer.

L'objection est immédiate : - Ne risque-t-on pas de confondre la langue avec les autres systèmes de signes ?

A peine F.de Saussure a-t-il prescrit que la linguistique doit "d'abord prendre la langue dans ce qu'elle a de commun avec les autres systèmes de signes", qu'il affirme qu'on ne connaîtra "la nature véritable de la langue" qu'après avoir mis à jour "les traits linguistiques très importants (par exemple : le jeu de l'appareil vocal) qui servent à distinguer la langue des autres systèmes".

Il ne suffit pas de définir le langage comme système de signes : on ne connaîtra rien de la langue, de sa nature véritable , affirme Ferdinand de Saussure, tant qu'on n'aura pas découvert la spécificité du système.

 

Accomplissons nous-mêmes la démarche pour découvrir la spécificité de la langue, telle qu’elle se présente dans nos langues naturelles.

 

Représentons plusieurs types de signes qui servent à communiquer :

1 : signal du sens interdit

2 : symbole de l'interdiction de fumer

3 : geste des sourds-muets pour exprimer une union ou une chaîne

4 : signes linguistiques appartenant à notre langage : « frappez fort »

 

Ces signes par lesquels nous communiquons sont de genre différent

 

1. le signal “ Sens interdit ” appartient au code de la route ; il ne veut rien dire par lui-même et résulte d'une convention, de sorte que pour le comprendre il faut et il suffit de connaître le code de la route.

2. le symbole “ Interdiction de fumer ” (une cigarette barrée par un trait), à la différence du signal (sens interdit) n'appartient pas à un code : il nous parle directement ; il représente, il dépeint l'instruction qu'il nous donne : pour cette raison, on appelle ce type de signes un pictogramme.

3. le geste des sourds-muets, de la même façon que le pictogramme mais avec les doigts décrit ce qu'il veut exprimer.

 

Le caractère commun à tous ces signes, c'est qu'ils ont une signification déterminée, fixe : il y a un lien direct entre le signe (signal, symbole ou geste) et ce qu'il veut exprimer, soit que ce lien résulte d'une convention, soit qu'il résulte de la forme même du signe.

On peut dire qu'ils sont univoques : il n'y a pas plusieurs significations possibles de chacun d'eux.

 

4. les deux signes linguistiques de la phrase impérative “ Frappez fort ” appellent deux observations :

D'une part, comme les signes d'un code, il faut, pour les comprendre, connaître le code, en l'occurrence la langue naturelle à laquelle ils appartiennent, mais, d'autre part, comparés aux autres codes que nous connaissons, ils présentent un caractère original : ils sont susceptibles de plusieurs interprétations différentes, de multiples significations : La phrase impérative “ Frappez fort ” change de sens selon qu'elle est inscrite sur une porte, prononcée dans une salle de boxe, inscrite sur la notice d'emploi d'un instrument quelconque. A la différence des autres signes, la signification n’est pas liée directement aux signes matériels que constituent ces deux mots de notre langue.

 

3) Le signe linguistique : distinction du signifiant et du signifié

 

Les mots de notre langage, qu'à partir de maintenant nous appellerons « signe linguistique » ou par abréviation signe (selon la terminologie de Ferdinand de Saussure lui-même) comportent deux aspects :

(1) un aspect matériel : la forme du mot qui dans notre langue alphabétique est composée de lettres mais qui est en fait composée de sons ou phonèmes. Ferdinand de Saussure désigne cet aspect matériel par le terme de signifiant.

Exemple : le mot “ C.H.I.E.N. ” est composé de cinq lettres, mais phonétiquement de trois sons qui s'écrivent selon la phonétique internationale (En annexe voir tableau de la phonétique internationale.).

(2) le deuxième aspect, qui n'a rien de matériel est l'idée générale ou concept, c'est-à-dire la signification attachée à ce mot, que nous pouvons exprimer en disant que le chien est un animal domestique à quatre pattes, mammifère carnivore, etc. Saussure désigne ce second aspect du signe linguistique par le terme de signifié.

 

 

4) Les caractéristiques du « signe linguistique »

 

a. 1ère constatation : Arbitraire du lien entre le signifiant et le signifié

 

Le lien entre le signifiant et le signifié est, selon la terminologie même de Ferdinand de Saussure, arbitraire.

Quand j'emploie un mot comme le mot “ table ”, pour désigner telle ou telle table (guéridon, table de salle à manger, table de nuit) il me semble qu'il y a un lien direct entre le mot, c'est-à-dire le signifiant, et la chose que je désigne par ce mot. Or, quand je réfléchis, je constate qu'il n'y a aucun lien direct entre le mot “table” et l'objet concret qu'il désigne. Le mot “ table ” ne renvoie pas directement à la chose, comme s'il était fait à sa ressemblance mais il est lié à une idée générale et abstraite, ce qu'on appelle un concept.

Ferdinand de Saussure tranche ici le problème posé par Platon dans le dialogue de Cratyle : il faut rejeter la théorie cratyléenne des signes : Lorsqu'on étudie les signes linguistiques -les mots d'une langue parlée- il faut bien reconnaître que le mot n'est pas lié directement à la chose mais associé à une idée générale, à un concept.

Mais, il y a plus :

Le signe linguistique que nous appelons “ un mot ” a bien un double aspect : un aspect matériel, essentiellement phonique et un aspect “idéel” que la philosophie considère séparément et qu'elle nomme une “ idée ”, un concept.

Si, après avoir distingué ces deux aspects, on les considère séparément, comme s'il s'agissait de deux entités (deux réalités) distinctes, séparées, il faut immédiatement constater que le lien qui les unit est arbitraire.

Entre le signifiant (le mot “ table ”), qui est un ensemble de sons ou phonèmes, et le signifié, c'est-à-dire l'idée de table qui se trouve associée à cet ensemble de phonèmes, il n'y a pas de relation “motivée”.

 

On pourrait donc dire que notre langue naturelle est un code comme un autre ; en effet dans le code de la route par exemple, le lien entre le signifiant (panneau) et le signifié, c'est-à-dire l'idée d'interdiction de passer, est parfaitement arbitraire.

Mais, c'est là qu'une seconde observation intervient.

 

 

b) L’ unité indissociable du signifiant et du signifié

 

Dans le cas d'un code quel qu'il soit, le lien entre le signifiant et le signifié est clair puisque ce sont les hommes qui ont créé le code et établi un lien univoque entre les deux termes. On peut alors effectivement désigner le signifié (l'idée) par un autre signifiant (dans l'exemple du sens interdit, un autre panneau du code de la route).

En revanche, dans le cas d'une langue naturelle, le signifié est inséparable du signifiant, l'idée (le signifié) et le mot (le signifiant) sont indissociables.

Le mot “ table ” que j'emploie pour désigner ce guéridon ne renvoie pas directement à la chose, (à ce guéridon) mais à une idée générale de table qui lui est indissolublement liée. Je ne peux pas prononcer ou entendre le mot “ table ” sans concevoir en même temps l'idée d'une table et réciproquement je ne peux pas penser à une table sans avoir le mot“table” aux bords des lèvres.

Le signifiant et le signifié forment le signe linguistique : c'est leur unité indissociable qui fait que les choses ont pour nous une signification.

 

Autrement dit :

- Tout se passe comme si dans nos langues naturelles nous avions affaire à un code où le signifiant (le mot comme le panneau indicateur) était lié au signifié (l'idée de table aussi abstraite et générale que la prescription du code de la route : “ Sens interdit ”) par une convention,

- Mais la différence est essentielle : Dans le signe linguistique (dans les termes de notre langage humain naturel : nos langues dites maternelles), on ne peut pas dissocier, séparer (comme dans un code) le mot (le signifiant) et la signification (le signifié) ; on peut s'amuser à appeler un chien “ cheval ” et “ dire ” que le cheval aboie pour montrer que le mot “ chien ” n'a pas de lien motivé avec le sens ou l'idée que nous avons du chien, mais précisément en nous livrant à ce petit jeu, nous constatons que, si nous l'appliquons à tous nos signes linguistiques, à tous les termes de notre langue, plus rien n'a de sens pour nous.

 

D'où la grande leçon de l'analyse linguistique de Ferdinand de Saussure :

 

En comparant les signes linguistiques -les termes de nos langues naturelles- avec les autres systèmes de signes, on est amené à constater que dans nos signes on peut distinguer arbitrairement un aspect matériel : la forme du mot (que nous avons appelé : signifiant) et un aspect “ idéel ” : l'idée, le concept qui lui sont liés (que nous avons appelé : signifié), mais ces deux aspects ne sont pas dissociables : ce sont deux faces d'une même réalité : le signe linguistique.

On ne peut pas entendre ou prononcer un mot sans que surgisse en même temps la signification, l'idée abstraite qui lui est comme attachée.

La distinction du signifié et du signifiant permet de montrer comment l'unité de la signification est réalisée dans le signe linguistique ; et, de cette façon, c’est l’objet de la linguistique comme science qui se trouve défini.

Mais la démarche de Saussure ne peut s’arrêter là: Le problème du langage, qui est celui de la signification, n’est pas résolu tant qu’on n’a pas expliqué ce lien qui constitue les signes de notre langage et qui est « réalisé » dans nos langues naturelles.

Quel est le secret de ce lien entre les deux faces du signe linguistique, qui constitue la signification ?

 

 

5) le système de la langue : la double articulation du langage

 

Pour découvrir ce secret du signe linguistique, les successeurs de Ferdinand de Saussure, notamment André Martinet, ont été amené à formuler ce qu'ils ont appelé: la thèse de la double articulation, ainsi exprimée :

 

Les langues naturelles sont, en tant que système de signes, articulées, c'est-à-dire structurées deux fois :

la première articulation du langage est celle qui découpe l'énoncé linguistique en unités signifiantes successives minimales, ou monèmes  “  La terre est ronde ” contient cinq de ces unités. LA / TER / EST / RON / DE /.

 

La seconde articulation est celle qui découpe l'unité signifiante elle-même en unités minimales successives non signifiantes mais distinctives, ou phonèmes “  ronde ”  contient trois unités de ce type. ” : R / ON / DE

 

a) Il est naturel de commencer par la seconde articulation, puisque le langage se présente d’abord sous la forme de sons articulés: la langue se présente comme une "chaîne" acoustico-phonique :

C'est l'impression acoustique qui distingue dans une masse informe des unités distinctes ; l'analyse des mouvements de phonation - des mouvements articulatoires permet de distinguer des unités minima.

"Le phonème est la somme des impressions acoustiques et des mouvements articulatoires, de l'unité entendue et de l'unité parlée, l'une conditionnant l'autre : ainsi c'est déjà une unité complexe, qui a un pied dans chaque chaîne : chaîne acoustique et chaîne parlée."

Autrement dit : une langue naturelle découpe et articule les signes qui la constituent, sous forme d'impressions acoustiques, grâce aux mouvements articulatoires de l'appareil vocal pour constituer une chaîne, c'est-à-dire un enchaînement linéaire.

Articulation d'unités distinctives et succession dans le temps sous forme d'une chaîne, telle est bien la première caractéristique qui distingue les signifiants acoustiques, constitutifs des signes linguistiques, des signifiants visuels qui sont des réalités matérielles, tels le signal du « sens interdit » ou le symbole « interdiction de fumer ».

Ferdinand de Saussure a montré, en traitant de la phonologie, que la substance phonique -loin d'être une masse informe- est elle-même articulée en unités linguistiques minima (les phonèmes), comme une chaîne.

 

b) la première articulation :

La phonologie, qui étudie la chaîne acoustico-phonique, ne suffit pas à rendre compte de nos langues.

Lorsque j'entends une langue étrangère que j'ignore totalement, non seulement je ne comprends pas le sens (-cela ne m'évoque aucune idée-), mais je n'identifie pas les mots (composés de sons) comme des unités distinctes les unes des autres. Mon interlocuteur étranger peut bien s'évertuer à articuler le mieux possible les sons qui composent les mots, je n'entends pas, je ne perçois pas des mots, c'est-à-dire des unités distinctes, parce que je n'en connais pas le sens, c'est-à-dire les idées qui sont liées aux mots de cette langue étrangère.

La chaîne phonique, qui est la plus évidente, n’est que la seconde articulation.

Cette double articulation permet de comprendre l'originalité de notre langue parlée sa fécondité, sa richesse, qui la distingue de tous les autres codes que les hommes ont inventés.

En effet, lorsqu'on invente un code, il faut faire correspondre à chaque idée qu'on veut exprimer un signe distinct. Si les langues naturelles étaient semblables à des codes artificiels, il faudrait que les hommes aient inventé autant de signes (de signifiants) qu'ils ont d'idées (de signifiés), pratiquement une infinité de signes.

Or, que constatons-nous dans les langues naturelles humaines ? Avec quelques dizaines d'unités phonétiques distinctes (de modulations de la voix) [la phonétique internationale comprend 16 sons vocaliques, 17 consonnes et 3 semi-consonnes, soit au total 36 phonèmes ] nous -les hommes- pouvons produire des milliards de messages, grâce à la double articulation du langage

 

Cette analyse est décisive dans le domaine linguistique parce que, écrit Georges Mounin, « elle permet de comprendre pourquoi les langues naturelles, à la différence des codes artificiels, se comportent comme un code optimal : c'est la double articulation qui rend compte de la propriété la plus mystérieusedulangage, de son inépuisable richesse combinatoire, qui la distingue de tous les autres systèmes de signes non linguistiques ».

L'expression “ langage articulé ”, dont l'origine et l'histoire mériteraient d'être étudiées, dissimule ce fait que le langage humain, comme système de signes, est articulé deux fois. Née avant toute science du langage, cette expression désignait les groupes de sons produits par la voix de telle sorte qu'on y reconnaît des signes, ou mots, distincts : dans cette première acceptation, c'est la phrase, c'est l'énoncé, qui sont “ articulés ” - c'est-à-dire découpés en articles ou segments, comme on dit que la patte d'un crabe est “ articulée”.

L'énoncé : « la terre est ronde » est constitué de quatre de ces segments (la + terre + est + ronde), par opposition aux cris “ inarticulés ” qu'émettent les animaux, les enfants avant la parole, les malades, les fous, les monstres. Mais quand on dit : la voix articulée, articulez, votre articulation n'est pas nette, on emploie le terme “ articulé ” dans une autre acceptation, faisant allusion aux mouvements des organes vocaux qui, cette fois, découpent dans l'énoncé des suites de voyelles et de consonnes, et non des mots. L'énoncé : la terre est ronde, alors, est constitué phoniquement de neuf articulations distinctes (l + a + t + è + r + è + r + o + d). Notons que les cris d'animaux, de patients, de fous, etc., qu'on appelle “ inarticulés”, présentent cependant cette sorte d'articulation.

A cette antique expression, qui confondait des faits de deux ordres, la linguistique récente a rendu son sens plein par une analyse qui distingue nettement la place et la signification fonctionnelle de ces deux types d'articulation dans le système de signes qu'est le langage humain. La première articulation découpe l'énoncé linguistique en signes, en unités dites signifiantes, puisque chacune porte une signification propre :grosso modo, ce sont les mots du langage, suivant la terminologie traditionnelle. Une seconde articulation découpe les signes eux-mêmes en unités plus petites que le signe (la = l + a, deux unités de cette espèce), unités non signifiantes cette fois, les phonèmes..

 

 

5) La portée et les limites de la linguistique

 

a) La portée :

 

André Martinet explique :

Présentée comme un trait que l'observation révèle dans les langues au sens ordinaire du terme, la double articulation fait (...) aisément figure de truisme. Ce n'est guère que lorsqu'on prétend l'imposer comme critère de ce qui est langue ou non-langue que l'interlocuteur prend conscience de la gravité du problème. Et pourtant, s'il est évident que toutes les langues qu'étudie en fait le linguiste s'articulent bien à deux reprises, pourquoi hésiter à réserver le terme de langue à des objets qui présentent cette caractéristique ? ”

 

Si l'on pose aux linguistes la question : - Qu'est-ce que le langage ? - Voilà la réponse développée par Georges Mounin :

L'expression langage articulé, née avant toute analyse scientifique, apparaît comme désignant des sons stables et constants produits par la voix humaine de telle sorte qu'on y reconnaît des signes ou mots constants et distincts. Pour nous tous, aujourd'hui, langage articulé n'est plus un tour imagé, l'expression ne signifie rien d'autre que langage oral, ou vocal, ou parlé, c'est-à-dire originellement né de signes produits par la voix. ”

 

La thèse fondatrice de la linguistique et son développement chez ses successeurs par le critère tout à fait opératoire de la double articulation peut se résumer ainsi:

" La nature véritable de la langue se définit par l'articulation de la chaîne signifiante avec la chaîne parlée. L'essence même de la langue est d'être une langue parlée."

" On pourrait appeler la langue le domaine des articulations, en prenant le mot dans le sens défini dans « l'Introduction : La langue, sa définition (page 26) » : chaque terme linguistique est un articulus -un petit membre- ou une idée se fixe dans un son et un son devient le signe d'une idée."

 

En un mot, le caractère phonique et linéaire définit la substance même de la langue.

 

Quel est le résultat de la démarche de Ferdinand de Saussure ?

Tout le monde l'a souligné, -les uns (linguistes) pour s'en féliciter parce qu'elle institue la positivité d'une science, les autres (philosophes) pour en dénoncer les limites-, c'est la réduction du langage à la langue parlée.

 

Georges Mounin d'ailleurs, et bien d'autres linguistes expriment leur doute lorsqu'ils se demandent :

La volonté de séparer les systèmes de communication qui utilisent la voix, d'avec tous les autres qui ne l'utilisent pas, sans savoir si cette différence extérieure (système de signes vocaux d'une part, de signes non vocaux d'autre part) ne dissimulerait pas une parenté plus profonde de tous ces systèmes de communication entre eux.

Et Georges Mounin ajoute, à la fois naïvement et lucidement :

C'est, répétons-le, la nature des choses étudiées qui, en fin de compte, fournit la séparation. ”

Si pour les linguistes cette réduction du langage à la langue parlée pose le problème du lien entre les langues naturelles humaines et les autres systèmes de communication, n'a-t-elle pas pour nous une tout autre portée?

 

 

b) Les limites :

 

L’analyse linguistique nous a permis de montrer comment des unités signifiantes distinctes se constituent à partir de l'articulation (dans tel ou tel ordre) des phonèmes ; elle a décrit un mécanisme, mais elle n’a pas répondu à la question : pourquoi l'homme n'a pas affaire directement aux choses mais à des idées, abstraites et générales -des concepts- (l'idée générale de table, d'arbre, etc ...) par l'intermédiaire desquels il peut désigner par un même mot (un nom commun) des objets concrets : par le mot “ table ” des objets aussi différents qu'une table de salle à manger, un petit guéridon Louis XVI, etc…?

Ce qui distingue le langage humain de tous les autres systèmes de signes et de ce qu'on appelle improprement le langage des animaux, c'est une double articulation :

Ce que nous appelons la  « signification » ou le « sens », qui caractérise le lien de l’homme avec le monde est inséparable de cette dualité du langage dont l’unité se trouve « réalisée » dans nos langues naturelles, sous la forme énigmatique du signe linguistique.

En montrant que le signe linguistique ( qui constitue l’élément primordial de nos langues naturelles ) est constitué par l’union « mystérieuse » du signifié, -qu’on ne peut comprendre que comme un concept ( un idée générale )-, et du signifiant, -que Saussure lui-même désigne comme une « matière phonique »-, F. de Saussure laisse intact le problème de la signification, c’est à dire du lien entre le signe linguistique et la chose, par lequel le réel a un sens pour nous.

 

Ce n'est pas un hasard si la philosophie constatant son échec, dans sa réflexion sur elle-même, en notre période, nous renvoie à la littérature et à la poésie, pour éclairer "le mystère" du langage : la réflexion de Michel Foucault dans "Les Mots et les Choses" en est un témoignage.

 

N'est-ce pas à la poésie, qu'il nous faut maintenant demander de nous éclairer sur le problème du langage ?

Les linguistes eux-mêmes nous indiquent le chemin. Georges Mounin écrit ainsi :

Réfléchissant sur “ les moyens de transmettre quelque chose qui n'est pas transmissible par le langage, les recherches effectuées en linguistique depuis un quart de siècle suggèrent qu'il faudra placer [parmi ces moyens] l'usage esthétique (poétique, stylistique) du langage lui-même.”

Et il ajoute :“ En formulant ainsi les choses, les linguistes retrouvent la définition millénaire de la poésie par les poètes : la poésie, c'est "l'ineffable", mais "DIT".

 

Comment peut-on dire l’ineffable ?

 

 

 

Conclusion : L’énigme du langage poétique. De la double face du langage à la vocation de la poésie.

 

L'analyse linguistique, inaugurée par Ferdinand de Saussure, nous a montré jusqu'à présent que les signes composant notre langage (les langues humaines naturelles) étaient constitués par l'unité indissociable d'un signifiant qui est l'aspect matériel, pour Ferdinand de Saussure essentiellement phonique, et d'un signifié qui est l'aspect “idéel” : c'est-à-dire l'idée liée à l'aspect matériel.

La “ découverte ” décisive qui fonde la linguistique comme science, c'est de reconnaître que dans la langue, telle que nous la parlons, les mots : réalité matérielle, ne renvoient aux choses qu'ils “ servent ” à désigner-, que parce qu'ils sont indissolublement et mystérieusement associés à un concept, -à une idée générale et abstraite-.

Mais, cette découverte n'a-t-elle pas sa contre-partie ? - N'est-ce pas dire que les mots de notre langage ne nous donnent accès aux choses qu'au travers des concepts, des idées abstraites que nous possédons ?

Ce pommier en fleurs que je vois dans ce jardin -qui par sa présence m'assaille de multiples sensations- est d'abord pour moi “ un arbre fruitier ”.

N'est-ce pas dire que les mots de notre langage s'ils servent à désigner les choses -et peut-être parce qu'ils servent à les désigner-, nous éloignent, nous séparent d'elles, nous privent d'un premier contact avec le monde ?

 

En analysant la langue telle que nous la parlons, Ferdinand de Saussure n'a-t-il pas réduit les mots à n'être que des instruments, des outils de notre communication ?

N'y-t-il pas une autre face du langage, ou peut-être un autre langage : celui de la poésie, que l'approche linguistique elle-même nous permet de comprendre ?

 

L'approche linguistique nous a permis de comprendre que notre langage comporte une double face :

 

1ère face du langage :

 

Le langage est d'abord un moyen de communication par lequel nous transmettons un message à un interlocuteur ou destinataire. Dans cette fonction, qui est primordiale dans nos rapports avec les autres hommes, nous utilisons le premier aspect du langage commun qui est de nous renvoyer à des concepts, c'est-à-dire à des idées générales et abstraites. Les mots ne nous intéressent pas par eux-mêmes ; ils sont semblables à un instrument ; et, dès que le message est transmis et compris, ils disparaissent sans laisser de traces.

 

Jean-Paul Sartre écrit dans le texte que nous citions de Qu'est-ce que la Littérature ? :

" Pour celui qui parle, les mots sont des outils qui s'usent peu à peu et qu'on jette quand ils ne peuvent plus servir. "

 

Cette fonction du langage qui l'emporte dans notre activité et dans nos rapports quotidiens ne s'accompagne-t-elle pas d'un phénomène qui reste inaperçu de nous et pour ainsi dire relève d'une certaine inconscience ?

Notre contact premier avec la réalité, si toutefois on pouvait l'isoler de nos rapports habituels avec le monde, ne serait-il pas tout entier dans les sensations, les émotions, les sentiments que nous éprouvons ?

Parce que, comme nous l'a montré la linguistique, les signes qui constituent notre langage, renvoient non pas directement aux choses mais bien aux concepts, c'est-à-dire aux idées générales et abstraites par la médiation (par l'intermédiaire) desquels nous avons prise sur les choses, tout se passe comme si nous étions coupés des choses par les mots : Quel contact ai-je encore avec cette nuit d'été scintillante d'étoiles si le mot “nuit” ne signifie pour moi rien d'autre que l'obscurité ?

Parce que, comme le dit Jean-Paul Sartre, nous ne connaissons les choses que par leur nom, nous perdons tout contact avec elles.

 

Les signes, porteurs d'idées abstraites, viennent pour ainsi dire s'attacher aux choses comme des qualités “ supra-sensibles ” (Marx) qui se sur-ajoutent aux qualités sensibles émanant des choses telles que couleurs, odeurs, saveurs, qui s'expliquent par les propriétés physico-chimiques des choses.

Mais, il y a plus : ces “ qualités ” supra-sensibles qui s'attachent mystérieusement aux choses, passent au premier plan, refoulant pour ainsi dire les qualités sensibles des choses au second plan.

N'est-ce pas notre rapport au monde qui se trouve modifié, transformé ?

 

Imaginons que, pour ne l'avoir jamais vu ou pour avoir créé cette espèce végétale (comme l'ont fait les premiers agriculteurs), je découvre ce pommier en fleurs : n'est-ce pas une sorte de ravissement, presque magique, que l'on doit éprouver alors devant la floraison de cet arbre ?

Que se passe-t-il après plusieurs siècles de civilisation agricole et industrielle ? - Je ne “ vois ” plus ce pommier en fleurs mais d'abord un “arbre fruitier ” : une espèce qui produit des fruits -“ les pommes ”- qu'on cultive dans les régions tempérées, produites en France dans le bocage normand et qui arrivent sur nos marchés vers la fin Septembre.

Les propriétés sensibles des choses ici : -notre pommier en fleurs- n'ont pas disparu: elles sont reléguées, refoulées, masquées parce ce que les choses ont acquis une “ autre valeur ”, supra-sensible, abstraite.

Tout se passe comme si, dans notre vie quotidienne, au travers de notre langage courant, le monde était devenu un univers abstrait.

 

Mais n'y a-t-il pas comme le montre encore l'analyse linguistique, une autre face du langage par laquelle les mots ont une autre valeur ?

 

2ème face du langage :

 

" Le poète, écrit Jean-Paul Sartre, est hors du langage, il voit les mots à l'envers, comme s'il n'appartenait pas à la condition humaine et que, venant vers les hommes, il rencontrât d'abord la parole comme une barrière. " Et il ajoute : " Au lieu de connaître d'abord les choses par leur nom, il semble qu'il ait d'abord un contact silencieux avec elles. "

 

Jean-Paul Sartre souligne ainsi que dans notre société et dans notre littérature, la poésie moderne prend naissance quand l'individu prend conscience que le monde lui est devenu étranger et cherche à retrouver un contact immédiat avec les choses.

C'est sans doute à Jean-Jacques Rousseau, au tournant du XVIIIème siècle, qu'il faut faire remonter cet acte de naissance de la poésie moderne.

En un siècle où les philosophes des Lumières voient dans le progrès des Sciences et des Arts la promesse du bonheur des hommes et dans la domination de la nature par la raison le chemin d'une réconciliation de l'homme avec le monde, Jean-Jacques Rousseau rend la civilisation responsable du divorce de l'homme et du monde :

Dès que l'homme vit en société, il est pour ainsi dire aliéné ; il vit “ hors de lui”, explique-t-il, “ dans l'opinion des autres ”. En même temps qu'il imagine dans L'Emile une éducation qui permettrait à l'individu devenu adulte d'être pleinement lui-même, en même temps qu'il construit l'hypothèse d'une société où le citoyen ne s'opposerait plus à l'Etat, il nous décrit dans la Cinquième Rêverie du Promeneur Solitaire ce que signifie pour lui l'existence : un état où se trouve aboli le dualisme du moi et de l'univers. Il éprouva cet état, nous raconte-t-il, après un accident au cours duquel il s'évanouit : avant qu'il ne reprenne tout à fait conscience, le moi se confond avec les sensations qui lui viennent du monde ; les mouvements du paysage sont non pas perçus mais sentis de l'intérieur : “ le bruit des vagues et l'agitation de l'eau ” le flux et le reflux engendrent un rythme qui ne se distingue plus de celui du coeur, de celui du sang. La conscience alors, loin d'être la distance qui nous sépare des choses se trouve envahie par les sensations. Ce qui est aboli, c'est la distance qui sépare le moi des choses, l'intérieur de l'extérieur.

Et Jean-Jacques Rousseau écrit : " De quoi jouit-on dans une pareille situation ? - De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence ; tant que cet état dure, on se suffit à soi-même comme Dieu. "

 

Cet état de bonheur, “ parfait et plein ”, à proprement parler ineffable (in-dicible), comment le retrouver ? En même temps que le monde a pris pour les hommes, l'aspect d'un univers abstrait, les mots ont perdu le pouvoir magique qu'ils avaient dans les sociétés primitives où ils accompagnaient les rites et les cérémonies ; ils n'ont plus, pour nous, le pouvoir ludique qu'ils ont encore chez l'enfant. Les mots dont nous usons dans notre vie quotidienne, “ la langue parlée ” qui est l'objet de la science linguistique qu'a définie Ferdinand de Saussure, ne sont plus qu'un instrument de communication.

Et s'il en est ainsi, comment avec les mêmes mots peut-on retrouver notre contact avec les choses, renouer le lien avec elles, abolir cette distance qui nous sépare du monde où Jean-Paul Sartre lui-même reconnaît l'essence de la conscience ou, si l'on veut, le sens de notre condition humaine ?

 

Au travers de toute une histoire de la poésie, depuis le romantisme en passant par l'Ecole du Parnasse, après le romantisme allemand (Ludwig Arnim, Friedrich Novalis), il faudra attendre la seconde moitié du XIXème siècle pour que la poésie avec Charles Baudelaire affirme sa vocation de “ magie suggestive ”.C'est avec Stéphane Mallarmé et Arthur Rimbaud que sera posée la question de la poésie moderne : - Comment peut-on avec des mots dire l'ineffable : ce que les mots, nous renvoyant une idée, ne nous disent pas?

 

Ce sont les ressources poétiques du langage qu'il nous faut d’abord étudier :

- la métrique des vers

- les groupes rythmiques de la phrase : (vers ou prose)

- la valeur sémantique des mots

- les formes poétiques

 

 

o-O-o

 

 

 

TROISIEME PARTIE :

 

Les ressources du langage et la versification française

 

L’étude des ressources du langage à travers la versification française, c’est l’analyse des effets de sens constituant le langage poétique, qui sont produits
  • par la mesure des vers

  • par les rythmes

  • par les rimes

  • par les effets sonores

  • par les dispositions graphiques

 

 



  1. La mesure du vers :



1 ) Définition

La règle essentielle de la métrique française est que les vers sont constitués par le retour d’un nombre identique de syllabes.

Pour scander un vers, il faut distinguer les syllabes.

 

Ex : Comme vous êtes loin, paradis parfumé. (12)

 

Le vers français étant déterminé par le retour d’un même nombre de syllabes, il faut donc compter les syllabes d’un vers pour identifier sa nature.

 

Ex : 1. Comme vous êtes loin, paradis parfumé. (Baudelaire)

1. 2. 3. 4.5. 6. / 7. 8. 9. 10.11.12. " un alexandrin

  1. Tant je l’aimais qu’en elle encor je vis. (Maurice Scève)

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. " un décasyllabe

  1. Écoute les cloches qui sonnent. (Apollinaire)

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. " un octosyllabe

 

2 ) Observations

a) Le « e » muet

Il est compté comme une syllabe devant une consonne ou un «  h » aspiré.

Il s’élide en fin de vers.

b) Le nombre de syllabes

Il est modifié par :

- la synérèse : (préfixe sun : ensemble)

Consiste dans la contraction de deux voyelles prononcées ensemble que le langage opère naturellement.

Ex : lion, soucieux, nuage.

- la diérèse : (préfixe dia en grec = séparation)

Consiste à séparer dans la diction les deux voyelles. La diérèse allonge la diction du vers.

Ex : ô mois des floraisons, mois des métamorphoses

Mai qui fut sans nuage et juin poignardé

Je n’oublierai jamais les lilas et les roses

Ni ceux que le printemps dans ses plis gardés.

 

Les lilas des Roses

ARAGON (mai 1940)

I ) Les différents types de vers français (distingués par le nombre de syllabes)

Nota : le choix d’un mètre (nombre de syllabe) ou d’un autre comporte une intention sémantique.

  1. L’alexandrin(12 syllabes)

Il comporte deux accords principaux c’est à dire sur la sixième et sur la douzième syllabe ; il comporte deux hémistiches (- de la moitié du vers) séparés par une césure (coupe centrale).

Intention sémantique de ce vers long se prête

  • à la conduite d’un récit (poésie narrative ou épique)

  • au discours du théâtre (théâtre classique)

  • à la poésie lyrique



b) Le Décasyllabe (10 syllabes)

 

Nota : Les décasyllabes cités en exemples sont composés de deux hémistiches de chacun cinq vers.

 

Exs : - Tant je l’aimais qu’en elle encor je vis. (Maurice Scève)

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10.

 

  • Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères

Des divans profonds comme des tombeaux

Et d’étrange fleur sur les étagères

Éclose pour nous sous des cieux plus beaux

 

La mort des amants

Baudelaire

 

 

c) L’Octosyllabe(8 syllabes)

 

L’octosyllabe est un vers court qui permet de traduire un rythme alerte employé dans les chansons ou les ballades.

Exs : 1. Entre deux bourgeois d’une ville

S’émut jadis un différend

L’un était pauvre, mais habile,

L’autre riche mais ignorant

 

La Fontaine

 

2. Nous sommes les doreurs de proue.

Les vents, tournant comme des roues,

Sur la verte rondeur des eaux

Mêlent les lueurs et les ombres,

Et dans les plis des vagues sombres

Traînent les obliques vaisseaux.

 

La chanson des doreurs et proue

Victor HUGO

 

3. J’ai cueilli ce brin de bruyère

L’automne est morte souviens-t-en

Nous ne nous verrons plus sur terre

Odeur du temps brin de bruyère

Et souviens toi que je t’attends

 

L’adieu

APOLLINAIRE (Alcools

 

  1. Dans la plaine les baladins

S’éloignent au long des jardins

Devant l’huis des auberges grises

Par les villages sans églises

 

Saltimbanques

APOLLINAIRE (Alcools)

 

d) L’Heptasyllabe(7 syllabes)

 

Ex : Si j’ai du goût

Ce n’est guère

Que pour la terre et les pierres

Je déjeune toujours d’air

De roc, de charbon, de fer

 

Mangez les cailloux qu’on brise

Les vieilles pierres d’église

Les galets des vieux déluges..

 

La Faim

RIMBAUD

 

 

e) L’Hexasyllabe(6 syllabes)

Ce sont les verbes des comptines, des ballades

 

Ex : 1. Reviens, oh! Qui t’empêche,

toi, que le soir, longtemps,

J’attends !

MUSSET

 

2. La fête a son péché

Qui lui coupe la tête

Le ravage du vent

Entre les mains offertes

Qui tentent mais en voir

De vivre leurs étés …

 

Tant pis, Ballade

J. L.

 

 

f) Autres vers impairs :

 

Exs : 1. Neuf syllabes

De la musique avant toute chose

Et pour cela préfère l’impair

Plus vague et plus soluble dans l’air,

Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

 

VERLAINE

 

 

2. Cinq syllabes

« Une aube affaiblie

Verse par les champs

La mélancolie

Des soleils couchants

Berce de doux chants

Mon cœur qui s’oublie

Aux soleils couchants

Et d’étranges rêves

Comme des soleils

Couchants sur les grèves … »

 

Soleils couchants, poèmes saturniens

VERLAINE

 

Exemples d’alexandrins :

 

Poésie épique :

 

1. Nos péchés sont au comble

Venez, célestes feux, courez, feux éternels,

Volez : ceux de Sodome onques ne furent tels.

Au jour du jugement ils lèveront la face

Pour condamner le mal du siècle qui les passe,

D’un siècle plus infect : notamment il est dit

Que Dieu de leurs péchés tout le comble attendit.

Empuantissez l’air, ô vengeances célestes,

De poisons, de venins et de volantes pestes.

 

Les tragiques d’Agrippa d’Aubigné (XVI)

 

 

2. Capitulation

 

Ainsi les nations les plus grandes chavirent !

C’est à l’avortement que tes travaux servirent,

Ô peuple ! et tu dis : Quoi ! pour cela nous restions

Debout toute la nuit sur les hauts bastions !

 

Quand on était là, prêts à sortir, trois cent mille,

Ce tas de gens de guerre a rendu cette ville !

Avec ton dévouement, ta fureur, ta fierté,

Et ton courage, ils ont fait de la lâcheté,

Ô peuple, et ce sera le frisson de l’histoire

De voir à tant de honte aboutir tant de gloire !

 

L’année terrible

VICTOR HUGO (XIX)

 

 

 

Poésie narrative :

 

Le mariage de Roland

 

Ils se battent – combat terrible ! corps à corps

Voilà déjà longtemps que leurs chevaux sont morts

Ils sont là seuls tous deux dans une ville du Rhône

Le fleuve à grand bruit roule un flot rapide et jaune,

Le vent trompe en sifflant les brins d’herbes dans l’eau.

 

La légende des siècles

VICTOR HUGO (XIX)

 

 

Sur une barricade

 

Sur une barricade, au milieu des pavés

Souillés d’un sang coupable et d’un sang pur lavé

Un enfant de douze ans est pris avec des hommes

- Es-tu de ceux-là, toi ? – L’enfant dit : Nous

[ en sommes.

 

Et les soldats riaient avec leur officier,

Et les mourants mêlaient à ce rire leur râle.

Mais le rire cessa, car soudain l’enfant pâle

Brusquement reparu, fier comme Viala,

Vint s’adosser au mur et leur dit : me voilà

La mort stupide eut honte et l’officier fit grâce.

 

L’année terrible

VICTOR HUGO (XIX)

 

 

II ) Les effets sémantiques (les effets de sens) de la métrique

 

Outre le choix d’un type de mètres (alexandrin…) adapté à ce qu’un poème veut exprimer (poésie narrative, ballade…) les poètes pratiquent l’alternance des mètres (ex : alexandrin et octosyllabe) pour créer des effets de sens.

Ex : 1. Perrette sur sa tête ayant un pot au lait 12

Bien posé sur un coussinet 8

Prétendait arriver sans encombre à la ville. 12

 

La laitière et le pot au lait

LA FONTAINE

 

Deux types d’alternance.

 

a) L’alternance régulière

L’invitation au voyage de Baudelaire alterne les vers de cinq pieds et les vers de huit pieds, créant ainsi un effet de douceur et d’abandon.

 

Ex : 1. Effet de douceur et d’abandon

Mon enfant, ma sœur,

Songe à la douceur

D’aller là-bas vivre ensemble !

Aimer à loisir,

Aimer et mourir

Au pays qui te ressemble !

Les soleils mouillés

De ces ciels brouillés

Pour mon esprit ont les charmes

Si mystérieux

De tes traîtres yeux

Brillant à travers leurs larmes.

 

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,

Polis par les ans,

Décoreraient notre chambre ;

Les plus rares fleurs

Mêlant leurs odeurs

Aux vagues senteurs de l’ambre,

Les riches plafonds,

Les miroirs profonds,

La splendeur orientale,

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.

Tout y parlerait

 l’âme en secret

Sa douce langue natale

 

Vois sur ces canaux

Dormir ces vaisseaux

Dont l’humeur est vagabonde ;

C’est pour assouvir

Ton moindre désir

Qu’ils viennent du bout du monde.

- Les soleils couchants

Revêtent les champs,

Les canaux, la ville entière,

D’hyacinthe et d’or ;

Le monde s’endort

Dans une chaude lumière.

 

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.

 

L’invitation au voyage

CHARLES BAUDELAIRE

 

2 .Effet de balancement (alternance 5/8 pieds)

 

A te voir marcher en cadence

Belle d’abandon,

On dirait un serpent qui danse

Au bout d’un bâton.

 

Le serpent qui danse

BAUDELAIRE

 

  1. Le changement irrégulier 

 

Le poète peut employer non pas deux mais plusieurs mètres pour traduire par la variation de mesure des vers le mouvement ou l’émotion qu’il veut exprimer.

 

Ex : 1. Sous le pont de Mirabeau

 

Alternance :

Quatrain 10 pieds

4 pieds

6 pieds

10 pieds

 

Refrain 7 pieds

7 pieds

 

Sous le pont de Mirabeau coule la seine

Et nos amours

Faut-il qu’il m’en souvienne

La joie venait toujours après la peine

 

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

 

Les mains dans les mains restent face à face

Tandis que sous

Le pont de nos bas passe

Des éternels regards l’onde si lasse

 

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

 

L’amour s’en va comme cette eau courante

L’amour s’en va

Comme la vie est lente

Et comme l’espérance est violente

 

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

 

Passent les jours et passent les semaines

Ni temps passé

Ni les amours reviennent

Sous le pont Mirabeau coule la seine

 

Vienne la nuit sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure.

 

Le pont Mirabeau

APOLLINAIRE (Alcools)

 

 

 

III ) Dérogations à la métrique

 

Quand l’inégalité des mètres n’obéit pas à une règle mais à la recherche d’un rythme adapté au mouvement que le poète veut créer, l’on a affaire à ce que l’on appelle des vers libres.

La poésie française a utilisé le vers libre à plusieurs reprises, notamment au VII° siècle, à la fin du XIX siècle et au XX siècle.

 

  1. Le vers libre au XVII siècle

 

Ex : La laitière et le pot au lait

 

Au XVII siècle, on appelait vers libres des suites de vers réguliers (alexandrins, octosyllabe …) dont la longueur des mètres varie d’un vers à l’autre et où les rimes à la fin des vers sont préservées.

 

  1. Le vers libre à la fin du XIX siècle et au XX siècle

 

Le vers libre se présente sous deux formes :

1ère Forme

La régularité métrique est abandonnée mais la rime ou l’assonance sont conservées.

Nombreux exemples chez Apollinaire.

Ex : 1. Zone

A la fin tu es de ce monde ancien

Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ports bêle ce matin

Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine

 

Ici même les automobiles ont l’air d’être ancienne

La religion seule est restée toute neuve la religion

Est restée simple comme les hangars de port-aviation.

 

Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme

L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X

 

2. Automne malade et adoré

Tu mourras quand l’ouragan soufflera dans les roseraies

Quand il aura neigé

Dans les vergers

 

Automne malade

Apollinaire

2ème Forme

La mesure syllabique est conservée mais la rime est supprimée.

 

Ex : 1. La nuit qui précéda sa mort

Fut la plus courte de sa vie

L’idée qu’il existait encore

Lui brûlait le sang aux poignets

Le poids de son corps l’écœurait

Sa force le faisait gémir

C’est tout au fond de cette horreur

Qu’il a commencé à sourire

Il n’avait pas un camarade

Mais des millions et des millions

Pour le venger il le savait

Et le jour se leva pour lui.

 

Au rendez-vous allemand

Paul ELUARD, AVIS 1942

2. îles

îles où l’on ne prendra jamais terre

îles où l’on ne descendra jamais

îles couvertes de végétations

îles tapies comme des jaguars

îles muettes

îles immobiles

îles inoubliables et sans nom

Je lance mes chaussures par-dessus bord car je

[voudrais bien aller jusqu’à vous.

 

Îles, feuille de route, 1947

BLAISE CENDARS

 

 

 

B.Le rythme

 

 

La notion de rythme n’est pas directement liée à la formation des mètres syllabiques. Mais elle n’est pas pour autant imprécise de sorte qu’on pourrait parler du rythme « fluide, compacte, angoissant » d’un poème ; cette notion de rythme possède un sens linguistique précis.

Le rythme est un découpage linguistique qui s’applique à toutes les formes de la langue : la conversation, la prose tout autant que le vers ; il cherche à rendre compte des accents d’intensité qui régissent une langue.

 

Le français comprend des accents

- Ou à la fin de chaque unité syntaxique :

Ex : je viens demain

 

- Ou sur l’avant-dernière syllabe quand le mot se termine par un « e » muet :

Ex : Je viens en voiture.

 

Des accents peuvent soit coïncider avec la ponctuation : ce sont des accents obligés ; mais d’autres ne bénéficient pas de la ponctuation ou d’une autonomie syntaxique ; ces accents secondaires peuvent cependant être soulignés par la voix pour concourir à la compréhension du texte.

 

I. Les accents toniques et la mesure du rythme :

 

En poésie le rythme des vers dépend des accents toniques. Chaque accent est immédiatement suivi d’une pause et les pauses délimitent les mesures qui composent le vers.

 

Ex : Soit : cet alexandrin de Paul Eluard qui comporte quatre mesures séparées par des pauses indiquées par les barres obliques :

 

Les va / gues du matin / se levaient / une à une

2 syll. 4 syll. 3 syll. 3 syll.

 

 

1) La mesure :

 

On place les accents toniques sur la dernière syllabe (ne comportant pas de « e » muet) d’un mot ou d’un groupe de mots formant une unité grammaticale.

 

Ex : Aragon

Il se fit / dans Paris // un silen / ce de neige

 

Les coupes (qui marquent des pauses de la voix) sont situées immédiatement après la syllabe accentuée : silen / ce.

Le rythme est le nombre de syllabes compris dans chaque mesure, soit dans le vers d’Aragon : 3 / 3 / 3 / 3/

 

 

2) Les différents rythmes et les effets de sens

 

L’interprétation du rythme consiste à repérer et à commenter des phénomènes de régularités ou d’irrégularité :

 

Le rythme binaire : quand un vers (ou une moitié de vers) comportent deux mesures sensiblement égales :

Ex : Le vers d’Aragon (3/3//3/3) : Il se fit / dans Paris // un silen / ce de neige

est un alexandrin parfaitement binaire (c’est un tétramètre) 

Effet de sens : il suggère par son rythme le silence d’un jour de neige.

 

Le rythme ternaire : quand le vers est composé de trois mesures :

Ex : Je marcherai / les yeux fixés / sur mes pensées. (Hugo)

Dans cet alexandrin ternaire (4/4/4), la césure est effacée.

Effet de sens : le rythme évoque la régularité de la marche et le caractère obsédant des pensées.

 

Le rythme croissant : quand les mesures du vers sont de plus en plus longues :

Ex : Oui, / je viens / dans son tem // ple adorer l’Eternel. (Racine)

Effet de sens : Le rythme croissant (1/2/3//6) donne plus de solennité à cette profession de foi.

 

Le rythme accumulatif : quand le vers est scandé par un grand nombre d’accents.

Ex : Le lait tom / be : adieu / veau, // va / che, cochon, / couvée. (La Fontaine)

Effet de sens : Le rythme brisé (3/2/1//1/2/3) traduit la chute du pot de lait et des rêves de la Laitière.

 

Dans tous les cas, c’est le rapport entre les mesures qui crée l’unité rythmique du vers ; et c’est le rythme qui est porteur de sens.

 

Ex. 1 : Quoi ? / Que regarde-t-elle ? / Elle ne sait pas. / L’eau. (Hugo)

1-5 / 5-1 : disposition symétrique avec des mesures monosyllabiques qui soulignent l’indécision.

 

Ex. 2 : Le soleil / s’est noyé / dans son sang / qui se fige. (Baudelaire)

3-3 / 3-3 : équilibre parfait ; l’image elle-même est comme figée.

 

 

 

Nota : Les différents rythmes des alexandrins :

 

Il se fit / dans Paris / un silen / ce de neige (Aragon)

3 3 3 3

 

Les va / gues du matin / se levaient / une à une (Eluard)

2 4 3 3

 

Le soleil / s’est no / dans son sang / qui se fige (Baudelaire)

3 3 3 3

 

 

 

II. La lutte ou la dialectique du mètre syllabique et du rythme linguistique : L’évolution du vers français.

 

 

1) Le vers classique, où le rythme linguistique est asservi à la métrique

 

L’histoire du vers français a consisté à accorder progressivement le rythme naturel des accents de la langue sur des schémas et des mesures de plus en plus déterminés pour aboutir au vers classique du 17ème siècle.

Dans le vers classique, les accents linguistiques se voient domestiqués et disposés aux places fixes que sont la césure et la rime : il y a coïncidence obligée entre les accents naturels qui épousent les contours de la syntaxe et les pauses fixes du vers : césure (hémistiche) et rime.

 

Ex : Les vers de Boileau dans son Art Poétique sont destinés à illustrer cette servitude

 

Dans les premiers ans / du Parnasse Français

Le caprice tout seul / faisait toutes les lois

Enfin Malherbe vint / et le premier en France

Fit sentir dans les vers / une juste cadence.

D’un mot mis en sa place / enseigna le pouvoir

Et réduisit la muse / aux règles du devoir.

 

On remarque que :

les accents obligés (ceux dont la disposition dépend de la syntaxe et de la ponctuation) correspondent tous au mot placé à la rime : Français, loi, cadence, pouvoir sauf le mot « vint » placé à la césure ;

les autres accents, secondaires, tombent à l’endroit de la césure : ans, seul, vers.

 

 

2) La libération du mètre syllabique

 

Après le vers classique, les 19ème et 20ème siècles s’éloignent de ce strict syllabisme pour restaurer le rythme naturel de la langue, de plus en plus en dehors des mètres fixés.

Le rapprochement du vers et de la phrase – la rupture de la coïncidence entre le vers et la phrase syntaxique – s’effectue grâce à certaines innovations poétiques qui sont l’enjambement, le rejet et le contre-rejet.

 

L’enjambement

 

La phrase déborde la rime, au moins jusqu’à la césure ou jusqu’à la fin du vers suivant.

Ex : Baudelaire, Spleen IV

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle

Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis

Ex : Apollinaire

Mon amour est comme un fiévreux que seul apaise

Le poison qui nourrit son mal et dont il meurt

 

Le rejet

 

Le rejet est un élément court (un ou deux mots) rejeté au vers suivant pour être mis en relief.

Ex : Baudelaire

Paris change ! Mais rein dans ma mélancolie

n’a bougé…

 

Ex : Rimbaud - Le Dormeur du Val

C’est un trou de verdure où chante une rivière

Accrochant follement aux herbes des haillons

D’argent, où le soleil de la montagne fière,

Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons

 

Un soldat jeune bouche ouverte, tête nue

Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,

Dort…

 

Le contre-rejet :

 

Le contre-rejet consiste en un élément court (un ou deux mots) qui annonce à la fin d’un vers la phrase du vers suivant (hémistiche ou vers).

Ex :

Souvenir, Souvenir, que me veux-tu ? L’automne

Faisant voler la grive à travers l’air atone

 

Ex :

Tout l’hiver va rentrer dans mon être : Colère

Haine, frissons, horreur, labeur dure et forcé.

 

 

3) L’évolution du vers

 

Les enjambements et les rejets restaurent les pouvoirs de la langue à travers même le structure syllabique d’un mètre.

 

a- Au 17ème siècle, les enjambements et rejets sont à l’œuvre dans les vers libres des Fables de La Fontaine.

Avant le 19ème siècle, les vers de La Fontaine mettent en œuvre une dialectique complexe entre mètre et rythme : une même fable peut comporter tour à tour des mètres longs et courts dont certains sont réguliers et d’autres traversés d’enjambements.

 

Ex : la Fable Rien de trop

 

De tous les animaux, l’homme a le plus de pente (12)

A se porter dedans l’excès (8)

Il faudrait faire le procès (8)

Au petit comme au grand, il n’est âme vivante (12)

Qui ne pêche en ceci. Rien de trop est un point (12)

Dont on parle sans cesse et qu’on observe point. (12)

 

On remarque l’alternance des alexandrins et des octosyllabes ; d’autre part, les enjambements que nous avons soulignés font oublier la pause de la rime tout en sur-accentuant les césures.

La morale de la Fable qui est le dérèglement de l’homme porté à tous les excès envahit la langue qui incarne l’excès en débordant systématiquement des limites métriques. Ici mètre et rythme se combinent pour créer un effet sémantique.

 

 

b- Au 19ème siècle, plusieurs innovations vont briser la coïncidence que le vers classique établît entre le mètre caractérisé par la césure et la rime et les accents.

 

1- Les phénomènes de diérèse et de synérèse ne sont plus exclusivement liés à l’étymologie des mots et sont employés pour créer des effets de sens en désintégrant les syllabes.

 

Ex : Aragon (Les lilas et les roses)

Oh ! mois des floraisons, mois des métamorphoses

Mai qui fut sans nu-age et ju-in poignardé

Je n’oublierai jamais les lilas ni les roses

Ni ceux que le printemps dans ses plis a gardés.

 

La double diérèse du 2ème vers a pour effet d’allonger le printemps du mois de mai qui se trouve soudain rompu par un coup de poignard.

 

Ex : Verlaine (Sagesse sept III)

Mouette à l’essor mélancolique

Elle suit la vague, ma pensée,

A tous les vents du ciel balancé

 

Ces trois vers sont des vers de neuf syllabes (sans césure) mais le compte des neuf syllabes ne s’effectue que si « mou-ette » comprend une diérèse et si « suit » et « ciel » comporte une synérèse.

 

2- L’emploi de mètres impairs par Verlaine prend le contre-pied des normes classiques considérées par lui comme arbitraires. Il écrit ainsi dans son art poétique :

Ex :

De la musique avant toute chose

et pour cela préfère l’impair

 

3- L’alexandrin se trouve remanié par les poètes romantiques :

Ils substituent au mètre binaire : 6+6 un mètre ternaire 4+4+4/.

 

Hugo illustre cette réforme dans ce vers-manifeste :

 

J’ai disloqué / ce grand ni-ais / d’alexandrin

4 4 4

 

Hugo ne détruit pas la césure classique traditionnellement placée à la sixième syllabe mais il superpose à la régularité binaire 6+6 une régularité qui fragmente le vers en 4+4+4.

 

Ex :

Il tombait. Tout à coup // un roc heurta sa main ;

Il l’étreignit, / ainsi // qu’un mort / étreint sa tombe,

Et s’arrêta / quelqu’un // d’en haut, / lui cria – tombe

 

d- La césure à la sixième syllabe disparaît peu à peu au cours du 19ème siècle.

Le décasyllabe et l’alexandrin perdent peu à peu le prestige d’une césure marquée par la syntaxe.

Dans le décasyllabe en particulier le mètre habituel 4+6 évolue en 6+4 voire 5+5 ou même 2+8. Ces modulations rapprochent le décasyllabe des mètres courts en ne comportant plus de césure fixe.

 

Ex : Verlaine – Crépuscule du soir mystique

1 Le Souvenir / avec le Crépuscule (4+6)

2 Rougeoie et tremble / à l’ardent horizon (4+6)

3 Parmi la maladive / exhalaison (6+4)

4 De parfums lourds et chauds, / dont le poison (6+4)

5 Noyant mes sens, / mon âme et ma raison (4+6)

6 Mêle / dans une immense pâmoison (2+8)

7 Le Souvenir / avec le Crépuscule (4+6)

 

Ce déplacement de la césure d’un vers à l’autre permet des effets de sens qu’il est facile d’analyser. 

Le premier et le dernier vers en 4+6 sont comme un refrain qui encadre les sensations décrites par Verlaine. Le sens du mot « exhalaison » est renforcée parce qu’il est perçu comme un souffle (+4) à la fin du vers.

Au 4ème vers, l’enjambement de six mesures est là pour traduire l’envahissement des parfums lourds et chauds. A la fin du 4ème vers, les quatre mesures dont « le poison » qui constitue un contre-rejet souligne l’effet soudain que va produire le poison.

Le 5ème vers en 4+6 souligne l’envahissement du poison dans le corps et l’esprit jusqu’à ce que le poison produise soudainement la totalité de son effet : cette soudaineté est traduite par le rejet du verbe « mêle ». La 2ème mesure de ce vers (+8) « dans une immense pâmoison » représente tant par sa longueur que par ses sonorités la jouissance qui s’accomplit.

Enfin le retour du 1er vers souligne que la sensation qui a envahi le poète n’est qu’un moment éphémère.

 

A la fin du siècle avec Rimbaud, l’enjambement, qui demeure la trace d’une syntaxe de plus en plus détachée des contraintes des différents mètres, connaît un ultime prolongement. La césure est pour ainsi dire abolie, - on dit qu’elle est enjambante – car elle en arrive à se trouver à l’intérieur d’un même mot.

 

Ex : Rimbaud, derniers vers

Europe, Asie, Amé // rique, disparaissez

Notre marche venge //resse va tout occuper

 

Ici, les alexandrins se réduisent à deux mètres de douze syllabes à l’intérieur desquels n’apparaît aucune régularité rythmique.

 

 

4) L’épanouissement du poème en prose :

 

Le vaste mouvement, par lequel la dialectique entre mètre et rime est exploitée jusqu’à la crise, est secondé par l’apparition d’une écriture poétique nouvelle qui semble contradictoire dans les termes : le poème en prose : une écriture au-dessus de la prose et en même temps affranchie des contraintes métriques.

 

Le poète Aloysius Bertrand est reconnu comme le pionnier du poème en prose grâce au recueil Gaspard de la nuit paru en 1842.

 

Après lui, jusqu’à la fin du 19ème siècle des poètes reprennent à leur compte cette nouvelle forme poétique. Ce sont notamment :

Baudelaire dans Le Spleen de Paris

Rimbaud dans les Illuminations et Une saison en enfer

Lautréamont dans les Chants de Maldoror

 

Baudelaire

 

Baudelaire reconnaissant sa dette à l’égard d’Aloysius Bertrand rêve « le miracle d’une prose poétique, musicale, sans rythme (c’est à dire pour Baudelaire sans mètre) et sans rime, assez souple et assez heurté pour s’adapter au mouvement lyrique de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience. »

Pour lui, Les Fleurs du Mal et Le Spleen de Paris sont les deux versants complémentaires de son écriture poétique.

Exemple : lire Un hémisphère dans une chevelure

 

Rimbaud

 

Dans la prose des Illuminations, on retrouve des mètres réguliers alternés qui sont en quelque sorte commandés par les nécessités rythmiques correspondant à des effets de sens.

 

Ex : Ce poème d’une seule phrase

« J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. »

 

On peut écrire cette phrase ainsi :

« J’ai tendu des cordes // de clocher à clocher (6+6=12)

Des guirlandes // de fenêtre à fenêtre (4+6=10)

Des chaînes d’or // d’étoile à étoile, et je danse. » (4+8=12)

 

Exemple : lire Aube dans les Illuminations

 

5) Le vers libre selon Apollinaire ou la victoire du rythme

 

Verts libre signifie disposition d’un poème en vers étrangers à des métriques connues et sans régularité apparente.

 

Ex : soit ce poème d’Alcool - Automne malade

 

Automne malade et adoré (9)

Tu mourras quand l’ouragan // soufflera dans les roseraies (7+8)

Quand il aura neigé (6)

Dans les vergers. (4)

 

Le poème oscille entre deux des groupes syllabiques de 9 et 7 syllabes :

Automne malade et adoré

Tu mourras quand l’ouragan

qui se trouve pour ainsi dire résolu dans un groupe de 8 syllabes.

 

Ce groupe de 8 syllabes inaugure une série paire de 6 et 4 syllabes. Le mouvement général représente un amoindrissement de la longueur du vers, mais il adopte progressivement une certaine cadence qui se crée au fur et à mesure de l’avancement du poème.

A l’inverse de la soumission de la syntaxe et du rythme linguistique au modèle du mètre, c’est ici la syntaxe et la disposition en vers qui commandent la composition des différents groupes syllabiques.

 

La diction de ce poème va nous révéler le secret de la composition. Il faut lire ainsi :

Automne malade et adoré (9)

Tu mourras (3)

quand l’ouragan // soufflera (7)

dans les roseraies (5)

Quand il aura neigé (6)

Dans les vergers. (4)

 

Graphiquement :

 

9

 

7

 

6

5

4

3

 

 

Les pôles extrêmes de 9 et 3 syllabes exposent de façon abrupte la destinée de l’automne, saison dont l’harmonie est vouée à disparaître. L’apostrophe « tu mourras » qui fait de l’automne le destinataire du poème accentue le tragique de cette disparition inéluctable.

Entre les deux pôles extrêmes de 9 et 3 syllabes, quatre mesures figurent une descente progressive en escalier de 7 à 4 syllabes. Ces quatre mesures ne font que souligner les circonstances de la mort de l’automne– circonstances temporelles (quand l’ouragan soufflera – quand il aura neigé), circonstances dans l’espace (dans les roseraies – dans les vergers).

La pente douce représentée par la descente progressive en escalier de 7 à 4 syllabes est à l’image de l’agonie annoncée de l’automne, cela de la même façon que le chant en musique souligne fréquemment la plainte par une descente chromatique.

 

On remarquera dans ce poème que la syntaxe peut suggérer un découpage en mètre traditionnel de 10 et 12 syllabes :

 

Automne malade et adoré / tu mourras (12)

Quand l’ouragan soufflera dans les roseraies (12)

Quand il aura neigé / dans les vergers (10)

 

Cette lecture abolit pour ainsi dire le sens que nous avons analysé précédemment : Cela nous montre que c’est bien le rythme linguistique mis en relief par une lecture particulière qui crée l’effet de sens (voulu ou non par le poète). La musique du vers qui résulte du rythme linguistique est l’un des éléments constitutifs de la poésie.

 

Remarque : Dans ce type de poèmes en vers libre, comme dans le poème en prose, la relation entre le mètre et le rythme est inversée : dans le vers classique, la mesure du mètre préexiste au poème et le rythme est soumis au mètre. A l’inverse, dans la prose poétique ou le vers libre, c’est le rythme linguistique qui crée des groupes syllabiques rappelant l’organisation métrique traditionnelle.

Cette tension à l’œuvre entre le mètre et le rythme montre les voies que peut explorer la poésie.

 

Ex : Rimbaud – Bruxelles

 

« Fenêtre du Duc qui fait que je pense

Au poison des escargots et du buis

Qui dort ici bas au soleil

Et puis

C’est trop beau ! Trop ! Gardons notre silence. »

 

Il y a dans ce poème quatre décasyllabes qui ne respectent pas les pauses du décasyllabe classique ; et, de plus, l’isolement typographique de la fin du quatrième vers : « Et puis » fragmente encore le vers pour détruire la régularité métrique.

La poésie joue sur la décomposition du vers.

 

 

6) La synthèse du rythme et du mètre dans le poème en prose

 

Alors que dans le mouvement précédent qui conduit la poésie jusqu’au vers libre, on va du vers à la prose pour se dégager de la contrainte du mètre qui limite les effets de sens, la poésie moderne, notamment avec René Char, parcourt le chemin inverse : c’est le rythme de la prose qui devient porteur de la métrique comme d’une richesse cachée.

 

Ex : René Char –Allégeance (Fureur et Mystère)

 

« Dans les rues de la ville, il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus ; qui au juste l’aima.

Il cherche son pareil dans le vœu des regards. L’espace qu’il parcourt est ma fidélité. Il dessine l’espoir et léger l’éconduit. Il est prépondérant sans qu’il y prenne part.

Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. A son insu ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s’inscrit son essor, ma liberté le creuse.

Dans la rue de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est point mon amour, chacun peur lui parler. Il ne se souvient plus ; qui au juste l’aima. Elle l’éclaire de loin pour qu’il ne tombe pas. »

 

Ce poème en prose reconstitue à travers le rythme linguistique qui le porte des mètres réguliers : des alexandrins dont les accents, conformément au vers classique sont en fin de vers et à la césure.

On peut réécrire les deux premiers paragraphes de ce poème en deux quatrains : deux strophes de quatre vers chacune, composées d’alexandrins parfaitement réguliers :

 

Dans les rues de la ville, il y a mon amour.

Peu importe où il va dans le temps divisé

Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler.

Il ne se souvient plus ; qui au juste l’aima.

 

Il cherche son pareil dans le vœu des regards.

L’espace qu’il parcourt est ma fidélité.

Il dessine l’espoir et léger l’éconduit.

Il est prépondérant sans qu’il y prenne part.

 

Le poème en prose permet ainsi de retrouver la richesse et la fertilité du mètre tout en le dissimulant, en en cachant la forme. Alors que dans le vers classique, la forme (la métrique) détermine, d’une certaine façon, le contenu (le sens), c’est ici le sens tel qu’il est exprimé dans le rythme de la langue qui crée la forme.

 

 

 

D- La rime : un effet sonore particulier

 

 

La rime est née pour aider à compter les syllabes dans les anciens chants liturgiques et c’est ainsi qu’elle est devenue le constituant le plus évident du vers français.

Avant de la replacer dans le réseau des effets sonores (écho, harmonie, répétition) qui constitue la musique du poème, il convient de l’étudier séparément.

La rime constitue un cas particulier d’écho sonore : c’est une homophonie (une identité de son) entre les derniers phonèmes des vers.

 

1) La contrainte de la rime

 

Le travail de la rime par les poètes a amené à définir la qualité de la rime :

 

La rime pauvre est la répétition en fin de vers d’un seul phonème commun :

Ex : matin / chemin – maison / ballon – nu / vu

 

La rime suffisante est celle qui comporte deux phonèmes communs :

Ex : brève / sève – maison / blouson – fer / amer – été / vérité

 

La rime riche est celle qui comporte trois phonèmes communs et plus :

Ex : brève / rêve – maison / raison – parade / estrade – extravagant / ouragan

 

 

A l’époque classique, la rime est soumise à de nombreuses contraintes :

- C’est le principe des rimes orthographiques. Elles doivent rimer non seulement pour l’oreille mais aussi pour l’œil ; c’est-à-dire que l’on ne pouvait pas faire rimer amour et toujours.

- Autre contrainte, celle de l’alternance des rimes féminines se terminant par un « e » muet, et des rimes masculines se terminant par une consonne ou par une voyelle autre qu’un « e » muet. On fera rimer gloire et mémoire (rime féminine) et foi et moi (rime masculine)

- De plus, le vers classique privilégie la rime suffisante ou riche sans laquelle la fin du vers perd sa consistance sonore.

 

On a calculé que la langue française permettait plus de 10 millions de rimes différentes. Mais les contraintes d’ordre phonétique, grammatical ou sémantique, réduisent considérablement ce nombre de rimes. Par exemple, le Dictionnaire des Rimes présente 120 mots en « oire » (balançoire, déboire, mâchoire, baignoire, etc.) qui pourraient se combiner en 15.000 couples de rimes. Mais de fait, les poètes classiques n’en utilisent que trois ou quatre. Comme l’écrit Aragon, « la dégénérescence de la rime française vient de sa fixation, de ce que toutes les rimes sont connues ou passent pour être connues et que nul ne peut en inventer de nouvelles. »

 

2) L’évolution de la rime

 

a- Les évolutions :

 

Comme l’écrit Aragon : « Que la rime ait été un progrès, cela est indéniable. L’extraordinaire est qu’un moment est venu où (…) ce sont les poètes eux-mêmes que la condamnèrent.

Ce moment commence avec la boutade rimée de Verlaine :

 

Ah ! Qui dira les torts de la rime ?

Quel enfant sourd ou quel nègre fou

Nous a forgé ce joujou d’un sou

Qui sonne creux et faux sous la rime.

 

Apollinaire tenta d’abord de rajeunir la rime en redéfinissant les rimes masculines et féminines. Au lieu que la distinction entre ces deux sortes de rimes se fit par la présence ou l’absence d’un « e » muet à la fin du mot rimeur, pour Apollinaire, étaient rimes féminines tous les mots qui se terminent à l’oreille par une consonne prononcée et masculines toutes celles qui s’achèvent par une voyelle ou une nasale. Cela permettait de faire rimer exil et malhabile (rime féminine) ou l’oie et loi.

La poésie populaire française avait d’ailleurs déjà utilisé ces ressources de la rime, faisant rimer :

 

Ma fille c’est un cheval gris

S’est étranglé dans l’écurie

(chanson du roi Renaud cité par Aragon).

 

Mais, précise Aragon, « cette médication symptomatique de la rime ne suffit pas à la guérir. »

 

b- la contrainte de la rime a été dépassée par l’emploi de l’assonance.

 

L’assonance est une variante de la rime pauvre dans la mesure où elle porte sur la dernière voyelle employée sans tenir compte des consonnes qui la suivent. C’est ainsi qu’Apollinaire, dans le poème La Lorerey (Alcools) écrit le distique suivant :

 

« Puis ils s’en allèrent sur la route tous les quatre

La Loreley les implorait et leurs yeux brillaient comme des astres. »

 

c- L’usage de la rime est enrichi par de nouvelles formes :

 

Au lieu de marquer la fin du vers, elle annexe d’autres places :

 

- C’est d’abord l’annexion de la césure ou la rime batelée :

 

Ex : Valéry ( La Fileuse)

Le songe se dévide // avec une paresse

Angélique, et sans cesse // au doux fuseau crédule

La chevelure ondule // au gré de la caresse

 

Dans ce poème, l’unité métrique de l’alexandrin se dissipe autour d’unités de six syllabes qui riment entre elles, et le premier schéma de disposition des rimes A-B-A (paresse-crédule-caresse) se double d’un second schéma si l’on tient compte des échos à la césure (A-A’-B-B’-A).

 

- Ce sont les rimes enchaînées ou les rimes fratrisées :

Dans le cas des rimes enchaînées, la rime se reproduit au début du vers suivant. Ce sont les rimes aragonesques.

 

Ex : Pour Demain

« Mon esprit épris du départ

Dans un rayon soudain se perd

Perpétué par la cadence. »

 

Les rimes fratrisées reprennent entièrement le mot qui apparaît à la fin du vers.

 

Ex : traité de l’art de rhétorique

 

En désespoir mon cœur se mire

Mire je n’ay sinon la mort

Mort voudrait être son support

 

- Les rimes brisées ou renforcées sont celles où les césures riment entre elles

 

Ex : Apollinaire : Le Vent Nocturne

 

Parce qu’un de tes pains / s’abat au vent gothique

La forêt fuit au loin/ comme une armée antique

Dont les lances, ô pin,/ s’agitaient au tournant

Les villages éteints méditent maintenant

 

A ces récurrences semi-codées, il faut ajouter les échos phoniques :

 

Ex : Racine dans Bérénice

Comment souffrirons-nous (…)

Que le jour recommence et que le jour finisse

Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice

Sans que de tout le jour je puisse voir Titus.

 

 

d- Les échos sonores

 

La poésie moderne développe les échos sonores où la rime gagne l’intérieur du vers

Confère l’étude des sonorités ci-après.

 

 

 

E- La rime et la composition du poème

 

 

1) La disposition des rimes

 

En principe, un vers ne peut être unique. Par définition, il appelle la comparaison du mètre et de la rime avec un homologue dont le retour constitue la versification.

Pourtant, sans doute, la poésie n’épouse-t-elle pas toujours la forme du poème.

Un seul exemple : le poème d’Apollinaire, « Chantre », qui est formé d’un seul vers :

« Et l’unique cordeau des trompettes marines »

 

Le poème est un groupement des vers suivant un ordre plus ou moins cohérent qui peut aboutir à une unité complexe qu’on appelle la strophe.

 

Les vers sont assemblés suivant l’alternance des rimes féminines et masculines.

 

1er cas : les rimes plates correspondent à une alternance simple a-a-b-b / c-c-d-d

Baudelaire :

Voici le soir charmant, l’ami du criminel

Il vient comme un complice, à pas de loup ; le ciel

Se ferme lentement comme une grande alcôve

Et l’homme impatient se change en bête fauve

 

2ème cas : les rimes croisées, comme leur nom l’indique, obéissent au schéma a-b-a-b / c-d-c-d

Baudelaire :

La très chère était nue, et connaissant mon cœur

Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores

Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur

Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores

 

3ème cas : les rimes embrassées correspondent au schéma a-b-b-a / c-d-d-c

 

Viens sur mon cœur, âme cruelle et sourde,

Tigre adoré, monstre aux airs indolents ;

Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants

Dans l’épaisseur de ta crinière lourde.

Baudelaire

 

 

 

2) La composition du poème

 

- L’assemblage de deux vers formant un ensemble complet constitue un distique.

 

Son œil devint étrange et semblait voir des choses

Au fond de son esprit confusément écloses

 

- Une strophe est une série de vers où la correspondance des rimes doit constituer un système clos même si le poème alterne des mètres différents.

 

Ex : ce sizain de Victor Hugo

 

Reste ici caché : demeure !

Dans une heure

D’un œil ardent tu verras

Sortir du bain l’ingénue

Toute nue

Croisant ses mains sur ses bras.

 

- Le sonnet est une forme où la rime est solidaire de la composition du poème

 

D’origine italienne, introduit en France à l’aube du XVI° siècle, favori de Du Bellay et Ronsard, renouvelée par Baudelaire au XIXe siècle.

 

Le sonnet se définit par un nombre précis de vers : 14, contenu dans deux quatrains et deux tercets, en même temps que par une composition particulière des rimes selon les deux schémas suivants : a-b-b-a / a-b-b-a / c-c-d / e-d-e ou bien a-b-b-a / a-b-b-a / c-e-d / e-d-e.

 

Ronsard :

Comme on voit sur la branche, au moi de mai, la rose,

En sa belle jeunesse, en sa première fleur,

Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,

Quand l’aube, de ses pleurs, au point du jour l’arrose ;

 

La Grâce dans sa feuille, et l’Amour se repose,

Embaumant les jardins et les arbres d’odeur ;

Mais, battue ou de pluie ou d’excessive ardeur,

Languissante, elle meurt, feuille à feuille déclose ;

 

Ainsi, en ta première et jeune nouveauté,

Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté,

La Parque t’a tuée, et cendre tu reposes.

 

Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,

Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,

Afin que, vif et mort, ton corps ne soit que roses.

 

 

Confère aussi le poème de Baudelaire : La vie antérieure

 

 

 

F- Les sonorités

 

 

 

1) Phonétique internationale

 

- On appelle phonèmes les éléments sonores qui composent les mots d’une langue

 

La phonétique internationale traduit par des signes les sons communs à toutes les langues. Elle relève :

- 16 sons vocaliques,

- 17 sons consonantiques

- 3 semi-consonnes

 

 

 

Signes Phonétiques

Sons

Exemples

16 sous vocaliques

i

i

ami

e

é

coté

ε

è

modèle

a

a

patte

α

ā

pâte

ɔ

o

corps

o

ô

beau

u

ou

loup

y

u

tu

ø

eu

deux

ǝ

e

petit

œ

e

peur

ε avec accent

in

matin

ã

an

temps

õ ɔ

on

bon

oe avec accent

un

brun

17 consonnes

p

p

cap

t

t

net

k

k

bec

b

b

robe

d

d

chaude

g

gu

bague

f

f

chef

s

s

passe

ʃ

ch

poche

v

v

ve

z

z

rose

Ʒ

ge

piège

l

l

bal

m

m

pomme

ʁʀ

r

sentir

n

n

canne

ɲ

gn

gne

ŋ

ng

smoking

3 semi-consonnes

j

lle

brille

w

oui

fouine

ɥ

ui

nuire

 

 

 

2) Les valeurs phoniques

 

a- valeurs phoniques des consonnes

 

- Consonnes occlusives :

Consonnes occlusives fortes : p – t – k : la sonorité exprime l’explosion, la dureté, la soudaineté, etc…

Ex : va-t-en chétif insecte, excrément de la terre (La Fontaine)

 

Consonnes occlusives douces : b – d – g : la sonorité exprime la matité.

Ex : Il pleut tout simplement, il peut sans un pli, sans une plaie

Sans gifle au palais (…) (Aragon)

 

Consonnes occlusives labiales : p – b : ajoute une nuance de dégoût

 

- Consonnes constrictives :

Consonnes constrictives douces : v – 3 (rose) – z : ces sons expriment en général la douceur. Les sons m et n, à cause de la nasalité, exprime la mollesse et la lenteur. Le son r traduit la rudesse ou la vibration. Le « l » évoque la liquidité.

Ex : Le vin ivre où les vignes se mirent.

 

Consonnes constrictives fortes :

le s évoque le sifflement.

Ex : pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes (Racine – Andromaque)

Le f évoque un souffle léger.

Ex : Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants.

 

Effet sonore : L’allitération est la répétition d’une même consonne ou de consonne voisine :

Ex : Je demeurai longtemps errant dans Césarée (Racine – Bérénice)

Elle marque la difficulté la douleur de cette errance.

 

Ex : Saint Amand – le contemplateur

J’écoute le contemplateur

J’écoute à demi-transporté

Le bruit des ailes du silence

Qui volent dans l’obscurité.

 

Ex : Racine - Phèdre

Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire

 

Ex : Victor Hugo

Un parfum frais sortait des touffes d’asphodèles

Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala

 

 

b. valeur phonique des voyelles

 

Voyelles claires : i – y (ou) – e (é) -  (è) : ces voyelles à faible résonance acoustique produisent des sons aigus dont la valeur sémantique exprime la petitesse, l’excitation

Ex : Les cris aigus des filles chatouillées (Paul Valéry)

 

Voyelles graves ou sombres : u (on) o – on – (bol) – a - ã - α : ces voyelles à basse fréquence produisent des sons plus graves dont la valeur sémantique exprime la lourdeur, la lenteur.

Ex : Elle écoute (…) un bruit sourd frappe les sombres échos. (Victor Hugo)

Ex : Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle (Baudelaire – Spleen)

 

Voyelles nasales : ã – oe – õ – (pain) : ces voyelles expriment la lenteur, la mollesse, la lourdeur

Ex : Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant (Baudelaire)

Ex Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis (Baudelaire)

 

Effet sonore : L’assonance est la répétition de voyelles, ou plus exactement d’échos sonores, correspondant à des voyelles.

 

Ex : Je demeurai longtemps errant dans Césarée (Racine – Bérénice)

Ces assonances en voyelles nasales traduisent la longueur du temps, la lassitude et l’abandon.

 

Ex : Le quatrain d’Aragon associe les allitérations et les assonances :

 

« Je tresserai mes vers de verres et de verveine

Je tisserai ma rime au métier de la fée

Et trouvère du vent je verserai la vaine

Avoine de mes veines

Pour récolter la strophe et t’offrir ce trophée »

 

 

Tableau des propriétés acoustiques et effets sonores

 

Voyelles

Voyelles

Propriété acoustique

Valeur sémantique

I

lit

y

tu

e

ɛ

père

sons aigus

faible volume

petitesse

 

Ex : Les cris aigus des filles chatouillées

u

ou

o

pot

 

on

ɔ

bol

Sons graves

 

 

Ex : Elle écoute un bruit sourd et de sombres échos

a

patte

α

pâté

ã

rang

sons graves

ouverture maximale

grandeur

 

Ex :

ɛ

pain

ã

lent

œ

brun

õ

on

nasalité

lenteur

mollesse

 

Ex :

Consonnes

Consonnes occlusives

 

fortes

p

t

k

explosion

matité

force

soudaineté

douces

b

d

g

 

 

Ex : Va-t-en chétif insecte, excrément de la terre

labiales

p

b

mur des lèvres

dégoût

 

 

Ex :

 

Consonnes constrictives

 

douces

v

z

Ʒ

friction

souffle - douceur

 

 

Ex :

 

r

vibration

 

 

 

Ex :

 

l

liquidité

 

 

 

Ex :

 

m

n

nasalité

mollesse - lenteur

 

 

Ex :

fortes

f

s

s

z

fréquence élevée

sifflement

 

 

Ex : pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes

 

 

 

Les valeurs phoniques sont complétées par l’audition colorée des voyelles.

 

 

G- Le chromatisme vocalique

 

Victor Hugo : Journal de ce que j’apprends chaque jour

 

« Les voyelles existent presque autant pour le regard que pour l’oreille et elles peignent des couleurs. On les voit. A et I sont des voyelles blanches et brillantes. O est une voyelle rouge. E et EU sont des voyelles bleues. U est la voyelle noire. »

 

Rimbaud : Sonnet des voyelles (1871)

 

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,

Je dirai quelques jours vos naissances latentes :

A, noir corset velu des mouches éclatantes

Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

 

Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,

Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombrelles ;

I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles

Dans la colère ou les ivresses pénitentes.

 

U, cycles, vibrements divins des mers virides,

Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides

Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

 

O suprême Clairon plein de strideurs étranges,

Silences traversés des Mondes et des Anges :

- O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux.

 

 

 

Commentaire de Gérard Genette

Les tableaux comparatifs établis par Etiemble montrent que les partisans de l’audition colorée ne s’accordent sur aucune attribution. (Chaque voyelle peut être vue de toutes les couleurs). Le lien voyelle-couleur est arbitraire, ainsi que le sentiment d’un chromatisme vocalique.

Est-ce à dire qu’il n’y a pas globalement de chromatisme des couleurs ? -Il y a une homologie globale entre un spectre des voyelles et un spectre des couleurs. C’est cette homologie globale qui crée l’illusion d’une analogie terme à terme.

 

 

 

 

 

 

o-O-o

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

QUATRIEME PARTIE :

 

Le langage poétique

 

 

 

I. Le matériau poétique : Les mots

 

 

 

I. La valeur sémantique des mots : Le « défaut » de la langue ou « l’écart » ( Le jour et la nuit)

 

Gérard Genette, dans Figures II, prend pour exemple deux mots : “ Le Jour, la Nuit”. Il cite Stéphane Mallarmé qui écrivait :

 

" Quelle déception devant “ la perversité ” (du langage de la prose) conférant à Jour comme à Nuit, contradictoirement des timbres, obscur ici (pour le Jour) et là clair (pour la Nuit) ".

" Dans l'opposition du Jour et de la Nuit, c'est le Jour qui est obscur et c'est la Nuit qui est claire. "

 

Avant d'essayer de comprendre, avec Gérard Genette, le sens et la portée de l'observation de Stéphane Mallarmé, faisons une première remarque :

Si l'on s'en tient à leur signification, ces deux mots, qui désignent deux aspects de la réalité, forment un couple qui oppose deux éléments distincts, dont l'un est le contraire de l'autre.

Or, il faut observer que cette opposition de deux contraires qui s'excluent l'un l'autre “ n'est pas donnée dans les choses. C'est le langage qui fait ici le partage, en imposant une discontinuité qui lui est propre à des réalités qui par elles-mêmes n'en comportent pas. ”

Dans la nature, dans la réalité, il n'y a pas discontinuité du jour et de la nuit : on passe insensiblement de l'un à l'autre.

La langue ne peut pas “ désigner ” ce passage, sinon en introduisant des vocables intermédiaires : l'aube, le crépuscule, etc.

 

Autrement dit, comme l'a souligné Ferdinand de Saussure : le mot (le signifiant) renvoie à une réalité, se réfère à un aspect de la réalité, non pas directement comme une image dans un miroir mais par l'intermédiaire d'un sens que l'on peut appeler le “ signifié ” qui précisément désigne tel ou tel aspect de la réalité abstraction faite d'autres aspects qui dans la réalité lui sont liés : C'est cette abstraction qu'on appelle un “ concept ”.

 

L'opposition entre les signifiants : Jour, Nuit est inséparable d'une opposition entre les signifiés :

 

Jour est égal à clarté, lumière.

 

Nuit est égal à obscurité

 

 

2. Constats de la valeur sémantique des mots (des signifiants)

 

Oublions d'abord autant que nous le pouvons -le signifié des deux mots- c'est-à-dire le concept de clarté ou de lumière auquel est associé le mot Jour et le concept d'obscurité auquel est associé le mot Nuit .

 

1er constat :

Si nous essayons d'être sensibles uniquement à la qualité phonique des mots (image auditive) et à leur graphisme (image visuelle), le Jour évoque, par sa sonorité, sinon l'obscur, comme dit S. Mallarmé, du moins une blancheur diffuse, mate, étouffée, sombre ; et, par son graphisme, il suggère une lourdeur, une “ épaisseur un peu étouffante ” : C'est la diphtongue “ ou ” et les deux consonnes qui l'entourent “ j ” et “ r ” qui donnent cette impression.

A l’inverse, le mot Nuit,au plan sonore, est un mot léger, vif, aigu où le “ i ” et le “u” qui forment une semi-consonne créent une “ impression lumineuse ”, une luminosité secrète, une sorte de scintillement.

Au plan du graphisme la présence continue des jambages [ II II I t ] ,

[ n u i t ]

dans “ leur élancement vertical traduisent l'élégance intime d'une féminité ”.

 

 

Voici ces effets sonores décrits par Gérard Genette :

 

" Cette remarque se fonde sur une des données, disons les moins fréquemment contestées, de l'expressivité phonique, à savoir qu'une voyelle dite aiguë, comme le /y/ de semi-consonne et le /i/ de nuit, peut évoquer, par une synesthésie naturelle, une couleur claire ou une impression lumineuse, et qu'au contraire une voyelle dite grave, comme le /u/ de jour, peut évoquer une couleur sombre, une impression d'obscurité : virtualités expressives sensiblement renforcées dans la situation de couple, où une sorte d'homologie, ou proportion à quatre termes, vient souligner (ou relayer) les correspondances à deux termes éventuellement défaillantes, en ce sens que, même si l'on conteste les équivalences terme-à-terme /i/ = clair et /u/ = sombre, on admettra plus facilement la proportion /i/ est à /u/ comme clair est à sombre.

Au compte de ces effets sonores, il faut sans doute ajouter une autre observation, qui portera sur le seul nuit : c'est que son vocalisme consiste en une diphtongue formée de deux voyelles “ claires ” de timbres très proches, séparées par une nuance assez fine, comparable disons à celle qui distingue l'éclat jaune de l'or de l'éclat blanc de l'argent, dissonance qui entre pour quelque chose dans la luminosité subtile de ce mot.

 

 

2ème constat :

 

Ces évocations synesthésiques se trouvent confirmées par des associations dites lexicales qui procèdent de ressemblances phoniques ou graphiques des mots.

 

" On trouvera, écrit Gérard Genette, une confirmation de la luminosité de nuit dans la consonnance étroite avec le verbe “ luire ” et plus lointaine avec “ lumière ”, d'où indirectement avec “ lune ”. "

Remarquons que l'on peut employer au sujet de ces ressemblances phoniques ou graphiques entre les mots le terme de champs lexicaux que nous utilisons stricto sensu pour désigner des rapprochements entre les signifiés : ce qui montre encore une fois que les propriétés sonores ou graphiques des mots ont bien un effet de sens.

 

3ème constat :

 

Les valeurs expressives des mots Jour, Nuit sont renforcées par le genre grammatical. Il faut citer Gérard Genette :

" On ne rappellera pas ici tout ce que Bachelard a si bien exposé, spécialement dans la Poétique de la rêverie, de l'importance du genre des mots pour la rêverie sexualisante des choses, et de la nécessité, pour l'étude de l'imagination poétique, de ce qu'il proposait d'appeler la génosanalyse. La fortune -non pas certes exclusive, mais non pas universellement partagée, pensons simplement à l'anglais, pour qui tous les inanimés sont neutres- la fortune de la langue française est d'avoir pleinement masculinisé le jour et féminisé la nuit, d'avoir fait d'eux pleinement un couple, ce qui rejoint et renforce le caractère inclusif de l'opposition, que nous avons relevé plus haut. Pour l'usager de la langue française, le jour est mâle et la nuit femelle, au point qu'il nous est presque impossiible de concevoir une répartition différente ou inverse ; la nuit est femme, elle est l'amante ou la soeur, l'amante et la soeur du rêveur, du poète ; elle est en même temps l'amante et la soeur du jour : c'est sous les auspices de la féminité, de la beauté féminine, que tant de poètes baroques, chantant après Marino la belle en deuil, la belle négresse, la belle en songe, la belle morte, toutes les belles noctunes, ont rêvé l'union, les noces miraculeuses du jour et de la nuit, rêve dont nous relevons cet écho dans Capitale de la Douleur (Paul Eluard) :

 

O douce, quand tu dors, la nuit se mêle au jour.

 

Le caractère sexuel, érotique, de cette union est souligné dans la diction classique par un relais à la rime dont la forme canonique nous est fournie par Boileau, oui Boileau (Lutrin, chant II):

 

Ah, Nuit, si tant de fois, dans les bras de l'amour,

Je t'admis aux plaisirs que je cachais au Jour ...

 

C'est l'amour qui effectue la liaison entre nuit et jour, que ce soit comme ici pour les opposer, ou, comme dans l'invocation, déjà citée, de Boissière, Nuit, jour des amants, pour les unir en interversion.

 

 

3. Le sens et la portée de l'observation de Stéphane Mallarmé, l'analyse de Gérard Genette

 

 

C'est dans son essai sur Langage poétique et Poétique du langage que Gérard Genette commente cet exemple. Essayons de la suivre fidèlement.

 

Gérard Genette nous soumet une première observation :

 

Au plan du signifié, Jour et Nuit s'opposent comme deux contraires, dont l'un désigne la lumière, la clarté et l'autre l'obscurité. Si je dis : “ Le jour se lève ”, le sens de l'énonciation est tout à fait clair et ne manque pas de motiver certains actes : fermer la lumière, ouvrir les fenêtres, etc.

Le signifiant, c'est-à-dire les images auditives et visuelles des deux mots sont “ indifférents ” au signifié, et même, dans l'exemple du

Jour et de Nuit ”, tout à fait contraires: l'analyse des sonorités et du graphisme nous a montré que Jour évoquait une couleur sombre, une brume enveloppante, tandis que Nuit évoquait une luminosité scintillante, secrète et une élégance féminine.

 

C'est le scandale de la langue, de la prose, dont parle Stéphane Mallarmé. L'exemple du Jour et de la Nuit est sans doute privilégié, parce que la “ valeur ” du signifiant s'oppose à la “ signification ” définie du signifié.

Mais, s'il est vrai que tous les termes que nous employons (-les unités linguistiques-) n'ont pas cette “ perversité ”, dont parle S. Mallarmé, s'il n'y a pas toujours scandale, il y a toujours un défaut, un “ écart ”. La mer est la même “signification ” pour tout le monde quand on dit : “Dépêche-toi, le bateau va prendre la mer ”. Le mot a une “ valeur ” différente pour un marin, un citadin, un petit paysan qui ne l'a jamais vue.

C'est pour désigner cet écart entre la signification -le concept- et la valeur sensible (auditive et visuelle) que l'on a distingué la dénotation par laquelle le mot renvoie au concept (au signifié) et la connotation par laquelle il renvoie au signifiant, à “ autre chose ” qui est sa “ valeur sensible ”, éprouvée, vécue.

 

Ce n'est là qu'une autre manière en apparence de désigner le signifié et le signifiant, mais parle-t-on de la même chose que Ferdinand de Saussure ?

 

La seconde observation de Gérard Genette doit nous éclairer sur ce point :

 

Si en apparence nous avons simplement appliquer au langage poétique la distinction saussurienne du signifié et du signifiant, la “ poésie ” du langage, c'est-à-dire la valeur que les poètes accordent aux mots, veut dire bien davantage : non seulement il y a un écart entre le signifiant et le signifié, entre la signification conceptuelle et le mot, mais le poète dans sa création poétique semble affirmer tout autre chose : il sous-entend dans sa pratique de la poésie, que les mots -par leur sonorité et leur graphisme- ont un sens en eux-mêmes, indépendamment de leur signification conceptuelle.

Rappelons que le vocalisme du mot Nuit (consistant en une diphtongue formée de deux voyelles brèves) aussi bien que son graphisme aux multiples jambages ne peuvent pas ne pas évoquer une luminosité secrète, un scintillement en même temps qu'un élancement vertical, lumière et élégance intime d'une féminité.

La forme des mots -leur sonorité, leur graphisme, mais aussi leurs alliances lexicales, leur genre grammatical-, tout ce qui constitue, selon l'expression de Paul Valéry “ Les propriétés sensibles ” du mot se révèle avoir une valeur sémantique: un sens, un autre sens, dont nous pouvons dire seulement maintenant qu'il ne se confond pas avec le signifié, avec la signification du concept.

 

Dès que l'on se détourne de la valeur d'usage des mots, n'est-ce pas tous les mots qui prennent une nouvelle valeur ?

C'est le mot “ rivière ” cité par Gaston Bachelard, qui, comparé à la brutalité sonore du mot “ river ” en anglais fait surgir “ l'image de rives immobiles et la douceur de l'eau qui n'en finit pas de couler pour ainsi dire vivante et chantante entre ses rives. ”

C'est le mot “ arbre ” qui par sa voyelle sombre et ses consonnes rudes exprime la sombre rugosité de l'écorce ...

Il semble que seule cette valeur “ sensible ”, sensuelle ” des mots ait un sens” pour le poète.

C'est cette découverte qui s'exprime dans la fameuse boutade de Stéphane Mallarmé à Edgar Degas : “ C'est avec des mots, non avec des idées qu'on fait un poème.

 

 

4. Une aporie

 

 

Au-delà de cette boutade, le constat est celui de l'ambivalence du langage : Tout se passe comme s'il avait une double fonction : d'une part traduire les idées pour les transmettre : le mot renvoie au concept (le signifiant au signifié) et c'est au travers du signifié qu'il désigne la chose elle-même à laquelle il se rapporte : la chose est “ le référent ” qui n'a de signification que par la médiation du concept.

Mais, d'autre part, le langage semble bien avoir une autre fonction : exprimer ou (pour reprendre le vocabulaire de J.P. Sartre) “ représenter ”, “ refléter ” -au sens du mot miroir- les choses elles-mêmes, comme si la forme des mots -auditive, visuelle- prolongeait nos sens, comme s'il y avait entre les mots et les choses telles qu'elles sont données à nos sens une mystérieuse parenté.

 

D'un côté, dans sa première fonction, le langage serait message : le mot renvoyant au concept, transmet une information sur les choses. D'un autre côté, ce serait là une tout autre fonction, une fonction d'une tout autre portée : le langage serait un code, donnant accès aux choses mêmes, sans intermédiaire : sans la médiation du concept : le signe, loin d'être arbitraire, serait -non plus lié arbitrairement au concept-, mais directement motivé dans sa forme, dans sa structure par les choses, telles qu'elles nous sont données dans un premier contact avec elles, dans un rapport immédiat et pour ainsi dire “ originaire ”.

 

Le constat de l'ambivalence du langage ne permet-il pas de définir la fonction poétique.

La Poésie ne trouve-t-elle pas son origine, ou du moins sa possibilité, dans le pouvoir des mots de “ représenter ”, “ imager ”, “ imiter ” les choses ?

Si l'on ajoute à ce “ pouvoir ” des mots la mesure et le rythme que la poésie emprunte à la musique, n'a-t-on pas défini “ le langage poétique ”?

 

Sans aucun doute, toute réflexion sur la Poésie, que ce soit celle des poètes ou celle des philosophes, s'ouvre sur la découverte de l'originalité, de la spécificité du langage “ poétique ” par rapport au discours : rhétorique, scientifique ou prosaïque.

Certes, les “ propriétés sensibles ” des mots, les valeurs rythmiques de la phrase ou du vers, qui distinguent la Poésie de tout discours, nous conduisent à définir la Poésie comme une fonction du langage.

 

Mais, comment comprendre l'ambivalence du langage ?

 

Une première remarque s'impose qui est de nature à nous mettre sur le chemin : Malgré les apparences, nous sommes très loin de Ferdinand de Saussure : pour comprendre le langage poétique, la nouvelle critique littéraire, qui s'inspire de la linguistique, conserve la distinction du signifié et du signifiant et la notion de l'arbitraire du signe.

Mais que voulait exprimer Ferdinand de Saussure par le principe de l'arbitraire du signe ? - Précisément que, dans l'analyse de la langue : notre langue parlée, -c'est-à-dire nécessairement celle de la prose-, le signifié et le signifiant étaient liés entre eux de telle façon qu'on ne pouvait les séparer qu'arbitrairement, par abstraction : c'est le propre de notre langue -parlée naturellement- d'unir de façon mystérieuse un concept et une image auditive.

 

Or, c'est tout le contraire que nous révèle le langage poétique : l'arbitraire revêt le sens inverse.

Tout se passe comme si, dans le langage poétique, le signifiant -la valeur auditive et visuelle d'un mot- était indépendant, voire dans certains cas opposé à la signification du concept. Cela est si vrai que, de ce constat, est né chez les poètes une thèse de l'expressivité : le poème n'aurait de sens et de valeur qu'autant qu'il n'aurait aucune signification conceptuelle, aucun sens traductible dans le langage de la prose, qui est précisément "la langue parlée".

 

La thèse saussurienne, qui réduit le langage à la langue parlée, réduit la fonction du langage à la seule traduction des idées, le miracle de nos langues naturelles (linéaires et alphabétiques) étant d'avoir réalisé cette unité indissoluble de la signification conceptuelle avec "le son". Jamais l'homme ne pourra dire autre chose que ce qu'il pense.

 

La thèse de l'expressivité phonique rêve d'un langage qui exclurait de force la signification pour laisser parler les choses sans nous ou l'invisible et l'inexprimable à notre place. Le poète est condamné au silence ou du moins au solipsisme : il ne transmet plus aucun message. (1)

 

Par quel mystérieux processus les mots, -inséparable du concept dans le signe linguistique-, qui, ainsi, sont porteurs pour nous de la signification du réel, sont-ils capables, sous formes de figures ( telle que la métaphore, la synecdoque etc… ), de transfigurer le réel : le sens des choses pour nous ?

 

 

 

 

II. Les figures

 

1) La rhétorique

 

La réflexion sur la langue de la poésie dans son fonctionnement repose sur une grande notion à partir de laquelle on cherche à définir la spécificité du langage poétique par rapport à la prose : celle d’écart.

L’étude des figures est destinée à analyser les différentes formes que revêt cet écart.

 

 

A. Les figures de construction

 

Fontanier définit ainsi les figures de construction qui, selon lui, consistent « dans la combinaison des mots, une addition, une suppression, ou une disposition nouvelle, enfin une dérogation à usage ordinaire. »

Il distingue deux catégories de figures de construction.

 

1) Les figures de construction par effacement

 

L’ellipse : c’est en particulier l’ellipse du verbe, qui en transformant la phrase en phrase nominale arrache la réalité au temps et à l’action.

Ex : Saint John Perse

« Et les servantes de ma mère, grandes filles luisantes

Et nos paupières fabuleuses

Clarté ! Oh, faveur. »

 

Le zeugma : selon Fontanier, cette figure consiste à supprimer des mots exprimés dans une première partie de la proposition et à rendre par conséquent la première de ces parties dépendantes de la seconde.

Ex : Victor Hugo – Booz Endormis

« Vêtu de probité candide et de lin blanc »

On ne peut faire du nom abstrait de probité le complément de nom de vêtu qu’à condition qu’on lise en même temps dans la seconde partie de phrase le nom concret de lin.

 

Cette figure est utilisée souvent dans la poésie classique.

Ex : Corneille, Polyeucte

« Mon père et mon devoir étaient inexorables »

 

Elle est souvent utilisée dans le registre comique.

Ex : Il prit son parapluie d’une main et son courage de l’autre.

 

L’asyndète : consiste dans l’omission des particules de coordination entre séquences de même fonction.

Ex : Pierre Reverdy

« La lueur, plus loin que la tête

Le saut du cœur

Sur la pente où l’air roule sa voix

Les rayons de la roue, le soleil dans l’ornière (…) »

 

Dans ce poème, l’asyndète est soulignée à la fin du poème seulement, de la conjonction de coordination :

« (…) Et sur ces pas

Le dernier carré de lumière. »

 

On parle de polysyndète lorsque que, au contraire, l’élément de coordination est repris devant chaque terme de l’énumération.

Ex : Charles Peguy – Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres

« Voici la gerbe immense et l’immense liesse,

Et le grain sous la meule et nos écrasements,

Et la grêle javelle et nos renoncements,

Et l’immense horizon que nos regards embrassent. »

 

2) Les figures de construction par permutation

 

En français, l’ordre canonique de la phrase simple est le suivant : Sujet + Verbe + C.o.d. ; le français se caractérise par un ordre progressif dans lequel le déterminé se place avant le déterminant, le sujet avant le prédicat, le verbe avant le complément, etc. Toute permutation des termes à partir de cet ordre canonique est qualifié d’inversion.

La rhétorique distingue deux figures d’inversion :

 

L’hyperbate : séparation de deux mots étroitement unis du point de vue syntaxique par un mot (ou un groupe de mots) dont la fonction syntaxique est distincte

Ex : Oh, vous qui de l’honneur / entrez / dans la carrière

Ex : Regrets / aurez / de votre écuelle.

 

L’anastrophe : inversion de l’ordre normal de deux mots qui se suivent immédiatement.

Ex : Inversion du sujet

« Claquent les barrières de la foudre…

 

Ex : Inversion du verbe et du C.o.d. 

« Et qu’un bras nous allongions (Supervielle)

 

Ex : Inversion de l’attribut du sujet

« Fière est cette forêt dans sa beauté tranquille. (Musset)

 

Ex : Inversion du sujet et du C.o.i.

«  A des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre (Corneille – Le Cid)

 

Ex : Inversion du Complément de nom du sujet

« Du Zéphyr, l’amoureuse haleine

Soulève encor tes longs cheveux (Lamartine)

 

Ex : Inversion du C.o.d.

« Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes ( Victor Hugo)

 

 

B. Les tropes ou figures de signification

 

Les tropes sont parmi les écarts les plus caractéristiques de la poésie. Selon la définition de Fontanier : « Les tropes se produisent lorsque les mots sont pris dans un sens détourné autre qu’un sens propre : on le tourne, (ce que signifie en grec le verbe prépô) afin de lui faire signifier ce qu’il ne signifie pas dans le sens propre. »

 

Les différentes espèces de tropes :

 

La synecdoque :

le mot même de synecdoque signifie « inclusion ». Cette figure consiste donc à substituer à un tout un élément ou une qualité qui s’y trouve « inclus » :

Ex : la partie pour le tout 

La voile = le navire

Les épis = le blé

 

Ex : la matière pour l’objet 

Porter un vison = porter un manteau de vison

 

Ex : l’espèce pour le genre

Manquer de pain = manquer de nourriture

 

Ex : le singulier pour le pluriel ou: L’abstrait pour le concret

Mallarmé :

« les fruits passeront la promesse des fleurs

 

Ex : Ces vers de Bérénice (Racine) où Titus s’adresse à Bérénice 

Titus 

«  Il faudra sans cesse veiller à retenir mes pas

Que vers vous toute heure entraîne vos appâts

Que dis-je en ce moment, mon cœur, hors de lui-même

S’oublie et se souviens seulement qu’il vous aime. »

 

Retenir mes pas : exprime le désir de Titus de se rapprocher de Bérénice

Les appâts : désignent tous les pouvoirs de séduction de la femme aimée

 

La métonymie ou trope par correspondance :

consiste dans la désignation d’un objet par le nom d’un autre objet qui n’a pas, contrairement à la synecdoque, de rapport sensible, concret, avec le premier, mais seulement une connivence linguistique ou culturelle.

 

Ex : suite du texte de Bérénice

« Bérénic :e

Eh bien, seigneur, eh bien quand peut-il arriver

Voyez-vous les Romains prêts à se soulever

Titus :

Et qui sait de quel œil ils prendront cette injure

S’ils parlent, si les cris succèdent aux murmures

Faudra-t-il par le sang justifier mon choix

Bérénice 

Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice. »

 

De quel œil : désigne l’état d’esprit des Romains (l’œil figurant la lucarne de l’esprit sur le monde)

S’ils parlent - les cris – les murmures : expriment le soulèvement du peuple

Le sang : désigne la répression (à travers le sang versé)

Les pleurs : incarnent la peine de Bérénice

 

On remarquera que toutes ces figures de la tragédie classique telles que les fers pour désigner la servitude, le bras, le sang, la flamme etc., sont fortement codées par les mœurs du temps, de sorte qu’elles deviennent très vite lexicales et ne sont plus perçues par les modernes comme des tropes. C’est pourquoi la réflexion linguistique moderne considère la métaphore comme la figure spécifique du langage poétique.

 

L’allégorie :

figure de transposition : le verbe grec « allegoreïn » signifie parler autrement : on illustre un motif normalement abstrait en le transposant à un autre niveau du monde sensible ; mais chacun de ces niveaux, la représentation figurée comme le développement abstrait, qui chacun possède leur vie propre, sont liés terme à terme.

 

Ex : Agrippa d’Aubigné

Déplorant les drames des guerres de religion qui déchirent la France au XVIeme siècle, compare celle-ci à une mère. 

L’allégorie sert ici de substitut au discours politique et religieux qu’elle incarne.

La transposition allégorique procède par un découpage net entre le récit – tableau – d’une part, qui peut se lire de façon indépendante, et d’autre part les éléments abstrait de la transposition qui sont les clés de la lecture.

 

Ex : Agrippa d’Aubigné (suite)

« Je veux peindre la France une mère affligée

Qui est entre ces bras de deux enfants chargée.

Le plus fort, orgueilleux, empoignent les deux bouts

Des tétins nourriciers ; Puis à force de coups

D’ongle, de poings, de pieds, Il brise le partage. »

 

La France mère voit sa poitrine dévastée par la bataille de ses deux enfants qui sont la branche catholique et la branche protestante de la religion.

 

D’Aubigné veut montrer que les réformés doivent répondre au violent affront des catholiques (qui brise le partage du lait maternel) sous peine de disparaître.

 

Ex 2 : La Fontaine – L’Amour et la Folie (ou l’allégorie de l’amour aveugle)

« Tout est mystère dans l’amour,

Ces Flèches, son Carquois,

Son Flambeau, son Enfance, (…)

Je ne prétends donc point tout expliquer ici,

Mon but est seulement de dire, à ma manière

Comment l’Aveugle que voici

(C’est un Dieu) Comment, dis-je, il perdit la lumière. »

 

Ex 3 : Baudelaire - Spleen LXXVII (Fleurs du Mal)

« Je suis comme le roi d’un pays pluvieux,

Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux,

Qui, de ces précepteurs méprisant les courbettes,

S’ennuient avec ces chiens comme avec d’autres bêtes. »

 

L’état d’âme du poète est transposé dans le tableau d’une vie de Cour placée sous le signe de l’ennui profond (Spleen).

 

 

La métaphore

 

1) La comparaison

 

Avec la comparaison, on passe d’une relation de substitution (d’une scène à une autre avec allégorie, d’un mot à un autre avec la synecdoque et la métonymie) à une relation de tension entre les deux éléments qui sont mis en présence l’un de l’autre.

Dans la comparaison, cette mise en présence nécessite des outils syntaxiques qui permettent d’établir entre les deux termes de la comparaison, une liaison d’équivalence ou de confrontation, autrement dit : de vis-à-vis.

Ces outils sont :

- simple conjonction : comme – ainsi que – de même que

- des comparaisons qualitatives : plus que – autant que

- des adjectifs de sens comparatif : tel que – semblable à – pareil à

- des verbes de sens comparatif : sembler – avoir l’air – ressembler à – paraître

 

Exemples :

- avec un adjectif :

Tes cheveux sont souples comme de l’eau

- avec un verbe :

Tes cheveux ondulent comme de l’eau

 

Mais on peut supprimer le terme comparatif et l’on crée ainsi entre les deux termes une relation suspendue qui doit être comblée par le lecteur

Exemple :

Si l’on écrit : « Tes cheveux sont comme de l’eau » 

On peut interpréter la ressemblance comme ondulation, souplesse, fluidité, couleur, etc…

 

Entre la comparaison et la métaphore, on peut repérer des figures qu’on a appelé des appariements. Ce sont des mots qui viennent instaurer une parité, voire une consanguinité entre deux éléments distincts, sans qu’un élément syntaxique quelconque introduise ou indique la comparaison.

 

Exemple : René Char – Le Thor

« Le Mont Ventoux, miroir des aigles était en vue »

C’est le mot miroir qui constitue un lien sémantique entre le Mont et les aigles.

 

Exemple : La chanson du Mal Aimé d’Apollinaire

« Voie lactée, ô sœur lumineuse

Des blancs ruisseaux de Canaan

Et des corps blancs des amoureuses. »

Le terme sœur permet d’articuler entre eux la voie lactée d’une part et les blancs ruisseaux et les corps blancs d’une autre.

 

 

2) La métaphore

 

Dans la métaphore, le terme comparant devient porteur du sens du terme comparé. Le verbe grec « phereïn » signifie porter.

Le mot « flamme » devient porteur de la signification du mot « amour »,et elle en transfigure le sens.

 

1. La comparaison abrégée

 

Exemples : Saint John Perse 

 

« petites algues violettes comme du poil de loutre

« gros œil à facettes comme le fruit du cyprès

« matures à fond de port comme flèches du carquois

 

2- La métaphore in presentia

 

Les deux éléments, le comparé et le comparant ( le thème et le phore) sont tous deux présents dans la phrase.

La métaphore in presentia exige une organisation syntaxique précise. Cette organisation peut revêtir trois formes :

- l’emploi du verbe « être »

- l’emploi de l’apposition

- l’emploi de la préposition « de » ou « à »

Exemple :

comparaison

  • Achille est comme un lion

métaphore

- Achille est un lion (verbe être)

- Achille, un lion (apposition)

- Ce lion d’Achille (préposition)

 

a) Avec le verbe être

Le verbe « être » permet d’agir sur les choses, en établissant une relation où la qualité d’être des choses reliées entre elles se trouve mêlée.

 

Exemple : Baudelaire 

« Mon cœur est un palais flétri par la cohue »

« La nature est un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles »

 

Exemple : Robert Desnos

« Les ongles de femmes seront des cygnes étranglés. »

 

Exemple :

« Le ciel est un dé à coudre »

 

Exemple : Casalis

« Le nuit splendide et bleue est un paon étoilé »

 

b) Avec l’apposition

Grâce à l’ellipse de la copule « être », l’apposition juxtapose syntaxiquement deux éléments dont le second est assimilé au premier.

 

Exemple : Supervielle

« Vous avanciez vers lui, femmes des grandes plaines,

Nœud sombre du désir, distances au soleil »

 

Exemple :Apollinaire – Chanson du bien-aimé

« Juin, ton soleil, ardente lyre.

Brûle mes doigts endoloris »

 

Exemple : Victor Hugo

« Les constellations, ces hydres étoilées »

 

Exemple :

« Cheveux bleus, pavillons de ténèbres tendus »

 

- Avec la préposition « de » ou « à »

Avec la préposition « de », la métaphore s’effectue à travers le schéma syntaxique suivant : Nom 1 de Nom 2

 

Exemples : Saint John Perse 

« La laine noire des typhons

« Le plein champ des neiges

« L’aiguille aimantée du bonheur.

« Le haut peigne sonore des barrages en montagne

« Le banian de la pluie 

« Les sagaies de midi

 

 

 

Exemple : Apollinaire 

« Le gin flambant de l’électricité »

 

Exemple : René Char 

« Le cœur d’eau noire du soleil »

 

Exemple : Baudelaire

« L’essaim des rêves malfaisants. »

 

 

2- La métaphore in absentia

 

a) suppression ou ellipse du terme comparé : c’est le thème qui est passé sous silence.

Comme dans la synecdoque et la métonymie, le mot porteur s’est substitué au thème. Le procédé agit comme une métaphore elliptique qui évite de poser les deux termes en présence.

Là où la métaphore in presentia aurait écrit « cet arbre (est) comme une main tendue » la métaphore in absentia écrira seulement « cette main tendue ».

La mise sous silence du thème (dans l’exemple ci-dessus : l’arbre) laisse la possibilité d’une reconstitution de la métaphore par le lecteur. Sans le contrepoids et la référence d’un premier terme qui éclairerait la simple présence du second terme, la poésie devient énigmatique.

René Char écrit : «  Les dieux sont dans la métaphore. Happée par le brusque écart, la poésie s’augmente d’un au-delà sans tutelle. »

 

On assiste à la création d’un univers qui n’est même plus soumis au principe de comparaison ou de fusion d’éléments divers, mais répond à un système de relations mis à jour par le poète, qui se substitue au monde réel.

 

Les poésies de Rimbaud

 

Alchimie du verbe

…… …

Je faisais une louche enseigne d’auberge.

  • Un orage vint chasser le ciel. Au soir

L’eau des bois se perdait sur les sables vierges ,

Le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares ;

 

Pleurant, je voyais de l’or – et ne pus boire.

 

 

 

Jeune ménage

 

La chambre est ouverte au ciel bleu-turquin ;

Pas de place : des coffrets et des huches !

Dehors le mur est plein d’aristoloches

Où vibrent les gencives des lutins

………

La nuit, l’amie oh ! la lunede miel

Cueillera leur sourire et remplira

De mille bandeaux de cuivre le ciel

Puis ils auront affaire au malin rat.

 

S’il n’arrive pas un feu follet blème,

Comme un coup de fusil, après des vêpres.

  • O Spectres saints et blancs de Béthléem,

Charmez plutôt lebleu de leur fenêtre !

 

Fêtes de la faim

 

Ma faim, Anne, Anne,

Fuis sur ton âne

 

Si j’ai du goût, ce n’est guères

Que pour la terre et les pierres.

Din ! din ! din ! din ! Mangeons l’air

Le roc, les charbons, le fer.

 

Mes faims, tournez. Paissez, faims,

Le pré des sons !

Attirez le gai venin

Des liserons.
……..

Ma faim, Anne, Anne,

Fuis sur ton âne

 

 

Les Illuminations de Rimbaud

 

Après le Déluge

 

« Aussitôt que l’idée du Déluge se fut rassise,

Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel à travers la toile de l’araignée.

Oh ! Les pierres précieuses qui se cachaient, leurs fleurs qui regardaient déjà. (…)

Sourds ! Étang ; - Écume, roule sur le pont et par-dessus les bois ; - Draps noirs et orgues, éclairs et tonnerre, montez et roulez – Eaux et tristesse, montez et relevez les Déluges.

Car depuis qu’ils se sont dissipés, - Oh ! Les pierres précieuses s’enfouissant et les fleurs ouvertes ! – C’est un ennui ! et la Reine, la sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu’elle sait, et que nous ignorons. »

 

Being beauteous

 

« Devant une neige un être de beauté de grande taille. Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s’élargir, et trembler comme un spectre ce corps adoré ; des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes (…) Et les frissons s’élèvent et grondent, et la saveur forcenée de ses effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lancent sur notre mère de beauté, - elle recule, elle se dresse. Oh ! Nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux. »

 

Mystique

 

« Sur la pente du talus, les anges tournent leur robe de laine dans les herbages d’acier et d’émeraude.

Des prés de flammes bondissent jusqu’au sommet du mamelon. A gauche le terreau de l’arête est piétiné pat tous les homicides et toutes les batailles, et tous les bruits désastreux effilent leur courbe. Derrière l’arête de droite la file des orients, des progrès.

Et tandis que la bande en haut du tableau est formée de la rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines.

La douceur fleurie des étoiles et du ciel et de reste descend en face du talus, comme un panier, - contre notre face ; et fait l’abîme fleurant et bleu là-dessous. »

 

Barbare

 

« Bien après les jours et les saisons,

et les êtres et les pays,

Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas.)

Remis des vieilles fanfares d’héroïsme - qui nous attaquent encore le cœur et la tête - loin des anciens assassins –

Oh ! le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas.)

Douceurs !

Les brasiers pleuvant aux rafales de givre, - Douceurs ! – les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous. – ô monde !

.

Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.

O Douceurs, ô monde, ô musique ! Et, là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, - ô douceurs ! –et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.

Le pavillon… »

 

Sans les relier ensemble, la poésie peut nommer des éléments juxtaposés.

 

Enfance III

 

Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir.

Il y a une horloge qui ne sonne pas.

Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches.

Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte.

Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis, ou qui descend le sentier en courant, enrubannée.

Il y a une troupe de petits comédiens en costumes, aperçue sur la route à travers la lisière du bois.

Il y a enfin, quand on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse.

 

René Char -

Tous les poèmes de René Char sont énigmatiques mais ont tous un sens.

 

La Minutieuse

« L’inondation s’agrandissait. La campagne rase, les talus, les menus arbres désunis s’enfermaient dans des flaques dont quelques-unes en se joignant devenaient lac. Une alouette au ciel trop gris chantait. Des bulles ça et là brisaient la surface des eaux, à moins que ce ne fût quelque minuscule rongeur ou serpent s’échappant à la nage. La route encore restait intacte. Les abords d’un village se montraient. Résolus et heureux nous avancions. Dans notre errance il faisait beau. Je marchais entre Toi et cette Autre qui était Toi. Dans chacune de mes mains je tenais serré votre sein nu. Des villageois sur le pas de leur porte ou occupés à quelque besogne de planche nous saluaient avec faveur. Mes doigts leur cachaient votre merveille ? En eussent-ils été choqués ? L’une de vous s’arrêta pour causer et pour sourire. Nous continuâmes. J’avais désormais la nature à ma droite et devant moi la route. Un bœuf au loin, en son milieu, nous précédait. La lyre de ses cornes, il me parut, tremblait. Je t’aimais. Mais je reprochais à celle qui était demeurée en chemin, parmi les habitants des maisons, de se montrer trop familière. Certes, elle ne pouvait figurer parmi nous que ton enfance attardée. Je me rendis à l’évidence. Au village la retiendraient l’école et cette façon qu’ont les communautés aguerries de temporiser avec le danger. Même celui d’inondation. Maintenant nous avions atteint l’orée de très vieux arbres et la solitude des souvenirs. Je voulais m’enquérir de ton nom éternel et chéri que mon âme avait oublié : « Je suis la Minutieuse. » La beauté des eaux profondes nous endormit. »

 

Feuilles d’Hypnos

 

« Le peuple des prés m’enchante. Sa beauté frêle et dépourvue de venin, je ne me lasse pas de me la réciter. Le campagnol, la taupe, sombres enfants perdus dans la chimère de l’herbe, l’orvet, fils du verre, le grillon, moutonnier comme pas un, la sauterelle qui claque et compte son linge, le papillon qui simule l’ivresse et agace les fleurs de ses hoquets silencieux, les fourmis assagies par la grande étendue verte, et immédiatement au-dessus les météores d’hirondelles…Prairies, vous êtes le boîtier du jour. »

 

Les aphorismes de Char : quelques exemples

 

« Depuis le baiser dans la montagne, le temps se guide sur l’été doré de ses mains et lierre oblique.

 

La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil.

 

Le fruit est aveugle. C’est l’arbre qui voit.

 

L’heure la plus droite c’est lorsque l’amande jaillit de sa rétive dureté et transpose ta solitude.

 

Être du bond. N’être pas du festin, son épilogue.

 

Tu feras de l’âme qui n’existe pas un homme meilleur qu’elle.

 

Yeux qui, croyant inventer le jour, avez éveillé le vent, que puis-je pour vous ? Je suis l’oubli.

 

Au tour du pain de rompre l’homme, d’être la beauté du point du jour.

 

Nombreux sont ceux qui attendent que l’écueil les soulève, que le but les franchisse, pour se définir.

 

Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel.

 

Pouvoir marcher, sans tromper l’oiseau, du cœur de l’arbre à l’extase du fruit. » 

 

CINQUIEME PARTIE :

 

 

L’énigme de la création poétique.

 

 

 

I. La question

 

Par quel mystérieux processus les mots, -inséparables du concept dans le signe linguistique-, qui, ainsi, sont porteurs pour nous de la signification du réel, sont-ils capables, sous formes de figures ( telle que la métaphore, la synecdoque etc… ), de transfigurer le réel : le sens des choses pour nous ?

Le mystère du poème, c’est bien l’écart creusé par la figure, (- telle que la métaphore ou la synecdoque substituant un signifiant à un autre-) , avec le sens littéral, tel qu’il a été figé par l’usage dans le système de signes de la langue, pour faire apparaître un « autre » sens. Selon l’analyse de Gérard Genette, la figure est la forme qui vient combler cet écart.

Mais, d’où vient cet autre sens ?

Certes, il « exprime » l’émotion du poète ; il prend sa source dans la sensibilité éminemment singulière, mais proprement humaine, du poète.

Mais, pour que cette expression soit possible, ne faut-il pas que les mots, les signes du langage, aient une double face ou une double fonction ? Pour que le langage poétique se différencie comme tel, ne faut-il pas qu’il y ait « une poésie du langage »,une possibilité inscrite dans la structure même du langage, que le créateur ne crée pas, mais qu’il met en « œuvre » ?

Quand les figures, substituant un mot à un autre, créent une nouvelle forme, comment cette forme peut-elle générer un nouveau sens ?

Pour dénommer cette double fonction ou cette double face du signe tourné d’un côté vers la signification,- le sens littéral-, et, d’un autre côté, vers une valeur ou une forme sensibles, parlant à l’individu ( créateur ou récepteur ) un autre langage, la linguistique a introduit la distinction entre « connotation » et « dénotation ».

 

Le structuralisme nous propose une réponse à la question.

II. La thèse du structuralisme et sa limite:

 

1) La thèse :

 

Ce processus qui conduit au langage poétique, n'est pas mystérieux, si l'on comprend grâce aux analyses de la linguistique que le langage, par lequel se constitue le rapport spécifique des hommes à la réalité, n'est rien d'autre à la base que l'articulation du réel par un ensemble de signes instituant le système de la langue.

Tel est l'acquit de la linguistique : “ le langage ne peut “exprimer” le réel qu'en l'articulant ”.

Gérard Genette, cherchant à comprendre l’essence du langage poétique montre que les figures ( les tropes tels que métonymie et métaphore ) ont pour fonction –essentielle- de remplir l’espace ou de combler l’écart qui sépare le sens ( tel que le poète le pense ou l’éprouve ) de la lettre, c’est à dire du sens tel qu’il est inscrit (ou figé ) dans le système de signes de la langue ( du langage courant ) : Ce qu’on appelle la figure poétique est un écart que le poète crée -par rapport à l’usage-, c’est à dire à l’articulation du réel telle qu’elle s’est instituée dans la langue.

« Le langage, écrit Gérard Genette, ne peut exprimer le réel qu’en l’articulant ; et cette articulation est un système de formes aussi bien sur le plan du signifié que du signifiant. »

 

La critique contemporaine, que suit Gérard Genette, ne peut que constater qu'il existe nécessairement un écart entre la lettre, le sens littéral, tel qu'il est inscrit à un moment donné dans le système de significations dont la langue est porteuse, et le sens tel que le pense ou l'éprouve tout individu à partir de son expérience singulière.

La poésie est la tentative de combler cet écart en imposant, grâce aux figures, une forme, où s'inscrit un nouveau sens du réel.

Comment cet écart entre le sens littéral qui se trouve figé dans la langue et cet autre sens que met à jour le poète ( grâce aux figures qu’il met en œuvre ) peut-il se comprendre ?

La réponse de Gérard Genette est sans jambages : « il faut considérer le sens lui-même comme une forme imprimée dans la continuité du réel selon un découpage d’ensembles qui est le système de la langue ».

Autrement dit, si le poète peut creuser l’écart avec le sens figé dans le système de signes de notre langue et transfigurer ainsi le réel, c’est pour la simple raison que le réel lui-même est, pour l’homme, structuré comme un langage.

 

Voici la découverte du structuralisme :

Dès lors que, pour fonder la linguistique comme science, Ferdinand de Saussure découvrait la “ langue ” comme un système de signes constitué, où le mot (le signifiant) est arbitrairement lié à sa signification (le signifié), sans référence à la chose (au réel), la nécessité qui s'imposait à la démarche scientifique de “ mettre en parenthèses ” le problème philosophique du langage : celui du rapport des mots et des choses, des significations et du réel, ouvrait un champ nouveau à la réflexion philosophique.

Si Ferdinand de Saussure a pu faire abstraction du “ sujet ” (qui parle) pour comprendre la structure de la langue, n'est-ce pas que toute manifestation ou réalité humaine, loin qu'on doive en comprendre (ou en constituer) le sens à partir du sujet, comporte en elle-même une structure analogue à celle de la langue, qui constitue son sens ?

L'étude du langage poétique, généralisant cette partie de la rhétorique consacrée à l'étude des “Figures” (qu'on appelle tropologie) confirme que l'espace de sens du langage pour ainsi dire figé dans nos langues naturelles (où chaque mot est arbitrairement lié à une signification), est structuré comme les figures étudiées par la rhétorique, qui éclairent le lien entre le mot et sa signification en substituant à leur articulation naturelle une nouvelle figure :

La leçon de la poétique est incontournable ; elle montre que toute “réalité humaine” est “ configurée ” par le langage.

 

C’est ainsi que de l'analyse du langage poétique, Gérard Genette conclut à une “poétique du langage” : du fait que le langage “ exprime ” le réel en l'articulant, il conclut que le sens lui-même est un système de formes dont l'articulation “constitue” (construit) pour nous le réel ; tout se passe comme si le réel n'avait pas de sens pour l'homme en dehors de la structure du langage, de la forme que lui imprime le langage.

 

2) La pierre d’achoppement du structuralisme

 

Si le réel est structuré comme un langage, n’est-ce pas dire que le rapport spécifique de l’homme au réel trouve son fondement dans l’activité symbolique de l’homme ? Le structuralisme repose sur un présupposé philosophique : il adopte la position d'un idéalisme agnostique pour qui on ne saurait “ dire ” ce qu'est le réel indépendamment du “ dire ”, qui est la structure du langage.

 

La pierre d'achoppement du structuralisme repose sur les limites de l'analyse “poétique” fondée sur la linguistique:

Si l'analyse du langage permet de constater l'écart que “ creuse ” la poésie entre un sens “ inédit ” (qu'il lui faut promouvoir) et les dires figés de la signification des choses, rien ne permet de comprendre la poésie elle-même, c'est-à-dire la “création”, la mise en œuvre d'un autre sens, à moins d'attribuer au langage lui-même ce pouvoir.

Rien n'est ainsi résolu : si le langage permet de créer un autre sens “ en creusant l'écart ” avec la réalité, il ne rend pas compte de l'écart avec le réel par lequel se constitue le sens, ni de la genèse d'un nouveau sens.

 

On sait comment la philosophie vient au secours de l'analyse structurale fondée sur la linguistique : Michel Foucault écrit “Les Mots et les Choses” pour montrer que l'écart entre les mots et les choses, entre le sens et le réel figé dans les significations ne peut que nous renvoyer à une déchirure originaire entre le sens et l'être -creusée par l'irruption de l'homme-, dont on ne peut rien “dire” parce qu'elle est toujours - déjà masquée par le langage et la culture.

A la question : Qu’est-ce que le langage, à travers lequel les choses – le réel - ont un sens pour l’homme, on ne peut répondre qu’en invoquant cette « différence », contemporaine de l’avènement de l’homme, par laquelle il a creusé au cœur du réel un écart, qu’il s’efforce de combler par le langage, - en donnant un sens aux choses.

 

La critique du structuralisme par Paul Ricœur nous conduit droit à l’énigme du sens, inséparable de la venue de l’homme au monde.

 

3) La critique de Paul Ricœur et l’énigme du sens

 

La réflexion sur le langage est un préalable à l'analyse, qui s'impose à Paul Ricœur confronté à l'entrée de la linguistique dans le champ de la réflexion philosophique sous la forme du structuralisme : c'est l'objet de son livre sur “La métaphore vive”.

 

Pour Ricœur il s'agit de dénoncer l'impasse du structuralisme en conservant la thèse d'une “poétique” du langage.

L'acquis de la poétique, c'est la découverte du langage comme pouvoir de configuration, de sorte qu'au travers du langage le réel se “ présente ” à nous sous la forme d'une ordonnance, d'une structure.

Mais l'erreur du structuralisme, - selon Ricoeur - pour avoir analysé la figuration au niveau des signes linguistiques (des mots et de leur signification) indépendamment de la phrase et du discours qui articulent les signes pour constituer un sens (-limitant ainsi la réflexion sur le langage à une sémiotique-), c'est d'avoir attribué ce pouvoir de figuration au langage lui-même, d'en avoir fait l'essence du langage, de sorte que le réel n'a pas de sens (-et à la limite n'existe pas-) pour l'homme en dehors de cette structure, indépendamment de l'articulation des signes.

Le langage serait une structure autonome à l'égard de celui qui parle, qui, dans la poésie, exerce son propre pouvoir, et dont les produits -qu'il s'agisse des discours et des textes, loin de se référer à une quelconque réalité extérieure à la pensée-, renvoient à une pensée sans sujet, qui n'est rien d'autre qu'une configuration du réel: l'espace d'une culture, un champ ou une région du savoir.

 

L'erreur du structuralisme réside tout entière pour Paul Ricœur dans le fait que le structuralisme, étudiant la figuration (les tropes de la rhétorique) au niveau des mots, oublie qu'il n'y a sens qu'au niveau sémantique : dans la syntaxe de la phrase et l'ordonnance du discours.

Une figure, telle que la métaphore, essentielle à la poétique, qui modifie le rapport du mot à la signification n'est pas une simple substitution mais un nouveau rapport qui ne peut être mis en œuvre que dans la syntaxe de la phrase. Ce n'est pas seulement le lien du mot (du signifiant) à sa signification (le signifié) qui est modifié mais le rapport du signe linguistique (c'est-à-dire du sens) au réel ; et, comment ce rapport peut-il être modifié sinon par une expérience vive, une nouvelle expérience vécue par un sujet qui est “affecté” par le réel ?

La figuration (au sens strict des tropes de la rhétorique) est inséparable d'une nouvelle configuration de sens. Autrement dit : si la “ figuration ” est bien le propre du langage, c'est au sujet qui parle -au sujet porteur du langage-, qu'il faut attribuer le pouvoir de configuration.

 

Selon Paul Ricœur, pour comprendre ce pouvoir de configuration propre à l’homme, qui s’exprime selon lui, non seulement dans la poésie, mais aussi dans les mythes, l’onirique et la religion, il faut distinguer le signe et le symbole.

C’est dans son livre « De l’interprétation », qu’il analyse ainsi la différence entre le signe et le symbole :

 

Le signe linguistique est l’unité indissociable du signifiant et du signifié, du mot et du concept ; il renvoie à la chose non pas directement, mais par l’intermédiaire d’une signification : en passant par la signification abstraite (le concept) pour renvoyer à la chose, le signe linguistique (donc le langage qui est le système des signes) réduit la multiplicité des choses concrètes à un sens unique qui permet de les désigner toutes ensemble.

 

Le symbole « émerge lorsque le langage produit des signes de degré composé où le sens, non content de désigner quelque chose, désigne un autre sens. Autrement dit, le symbole est une structure intentionnelle qui, à la différence du signe, ne consiste pas dans le rapport du sens à la chose, mais dans une architecture du sens, c’est à dire dans un rapport du sens au sens : d’un sens second au sens premier, qu’il a pour fonction de révéler en le dissimulant. »

 

Pour éclairer cette fonction, Paul Ricœur désigne trois zones d’émergence du symbole :

  • les mythes et la religion

  • l’onirique (le rêve ou le fantasme)

  • la poésie

 

Ainsi, dès l’analyse sémiotique, le problème est posé : Si des manifestations humaines, telles que le mythe, la poésie ou l’art en général constituent d’«autres langages », des systèmes de symboles qui donnent accès à un « autre » sens, d’où vient cet autre sens ? ; Ne faut-il pas comprendre les poèmes, les mythes et les arts comme des « codes » d’accès à un autre sens, comme l’expression « intraduisible » d’un message qui vient d’ailleurs ?

 

En suivant l’analyse de Paul Ricœur, nous voici de nouveau conduits à constater la parenté de la poésie avec le mystère :

Faut-il admettre qu’il existe un autre monde dont le mythe ou la poésie ouvriraient les portes ( ou un autre sens du réel ) ; ou bien faut-il considérer qu’avec l’émergence de la pensée, l’homme détient ce pouvoir de rompre avec le réel pour créer une surnature, une sur-réalité,- cette faculté de creuser l’écart ou  d’ouvrir l’abîme pour « en récolter les fruits » ( selon la métaphore de René Char ) ?

 

 

 

III. Signification et valeur

 

 

L’analyse de la « poétique », loin d’ouvrir la porte du mystère, doit nous conduire sur le chemin qui doit éclairer l’énigme du langage.

Revenons sur l'analyse de la “ poétique ” (création) par la critique contemporaine. La figure (-motif de l'œuvre et sans doute motivation de la création esthétique-) a bien pour fonction de combler un écart entre le sens «littéral »,qui, par l’intermédiaire d’un mot, me renvoie à une chose ou à un état de choses, et un autre sens qui est lié à un rapport nouveau que j’éprouve le besoin d’exprimer par un autre mot. Et, tout se passe comme si ce mot « transfigurait » la chose.

Est-ce à dire que c’est le langage qui détient en lui-même le secret de cette transfiguration, parce que lui seul articule le réel ?

 

L’analyse sémiotique, loin de résoudre le problème par la distinction de la connotation et de la dénotation, le pose :

Quand une figure, telle la métaphore, substitue le mot « flamme » au mot « amour », ( quand Racine parle d’«une flamme si noire » pour désigner un amour coupable,) le mot flamme ne chasse pas le mot amour, mais renvoie à un sens qui est présent -en même temps que caché- dans l’usage du mot amour, parce qu’il est une qualité sensible de ce rapport humain: le feu de cette passion, réellement ressenti comme tel.

Si le sens du comparant « flamme » n’était pas déjà présent dans le comparé « amour », à cause de cette passion éprouvée comme un feu, la métaphore, la substitution d’un signifiant ( flamme ) à un autre (amour) n’aurait aucune valeur poétique.

La valeur poétique d’une figure comme la synecdoque, qui substitue la partie ( la voile ) au tout ( le navire ) s’analyse de la même façon : Il n’est que de se référer à la vision du peintre pour découvrir que la voile blanche est déjà substituée au navire, dès qu’il ne s’agit plus par le mot de dé-signer une action ( de transmettre un message, tel que : le bateau a pris la mer ) mais de décrire, de dé-peindre une vision, une réalité sensible. On « désigne » le navire, mais c’est la voile qu’on « voit. »

 

 

 

 

1) La leçon de la « métaphore »

 

où le mot ( le signifiant) « flamme » se substitue au mot « amour », produisant un effet de sens par lequel l’amour se « métamorphose » en passion.

 

Le mot amour (le signifiant) désigne un sentiment qui a ( pour tous dans une civilisation et une période historique données) une signification qui lui est, à notre insu, si bien liée que, comme l’a montré Saussure, on ne fait pas,- lorsqu’on parle – la distinction entre le mot et cet «état de choses », qui est un rapport particulier entre deux êtres. Et, dans la conversation, on emploie ce mot non pas pour « exprimer » ce que l’on est en train d’éprouver (ce que le mot suffit à traduire), mais pour distinguer ce rapport particulier : cet état de fait, dont on informe l’interlocuteur, de tout autre rapport tels que, l’amitié, la camaraderie etc. Lorsque le « je t’aime » s’adresse au partenaire, il se passe de commentaires, à tel point que, comparé au sentiment qu’il exprime, chacun s’étonne de la pauvreté du mot : C’est qu’à l’aide de ce mot je ne peux faire qu’une « déclaration », qui renvoie à ce rapport que j’exprime, comme à un état – à une chose – qui a (sans rien ajouter au mot) une signification.

Il faut que l’instant de foudre soit si fort ou que le partenaire soit insensible à ma « déclaration », ou qu’il ne réponde pas à mon attente, ou, plus tragiquement, qu’il aime un autre, pour que le sentiment,-que je « ressens », se « métamorphose » en passion.  Et, c’est alors que, ne pouvant subir sans dire, souffrir sans crier, l’on est contraint de parler « autrement », de trouver d’autres mots et d’autres accents.

C’est à cette métamorphose que la littérature: le théâtre, nous fait assister au XVII°siècle : Sans doute parce que le poète tragique doit exprimer une situation où les rapports politiques sont vécus comme un obstacle aux rapports « personnels » (que l’évolution des mœurs tend à libérer), qu’il doit - pour traduire cette situation subie comme une contrainte – trouver les mots capables d’exprimer l’amour comme une « passion ». Le mot, qui aujourd’hui nous paraît à la fois banal et démodé, mais qui s’impose au poète pour exprimer ce nouveau « sens » de l’amour ( soumis à l’interdit social), c’est le mot « flamme », parce qu’il désigne un feu qu’on ne peut pas éteindre.

Quand on substitue ainsi un mot: le mot « flamme » au mot « amour », - un signifiant à un autre -, il est certain, comme le fait remarquer Genette, qu’on n’abolit pas le lien naturel (arbitraire) entre le mot amour et sa signification : comment pourrait-on l’abolir puisque ce lien est précisément inconscient ( et n’apparaît qu’à la réflexion, à l’analyse du linguiste) ? En changeant de signifiant, on fait « porter » au mot « flamme » un nouveau sens : un sens inédit ( qui n’a jamais été dit) de ce rapport humain (l’amour), qui, comme une chose, se confondait avec son nom.

Le mot « amour » avec la signification qui lui est liée, reste présent à titre de comparé ( même s’il est sous-entendu), dans la mesure où la métaphore (le changement de sens) repose sur la comparaison.

Le thème n’a pas changé : l’objet de l’expression est un certain « rapport » humain ; mais nous n’avons plus affaire à une chose connue, dont il suffit de prononcer le nom pour savoir de quoi l’on parle ; nous sommes, de nouveau, en présence d’un rapport qu’il faut « exprimer », si l’on veut comprendre et être compris. La métaphore consiste à changer ( méta) le support (phéreïn : porter) pour exprimer ce rapport.

En quoi consiste l’effet de sens ? – on a conféré à l’amour une « valeur » qu’il n’avait pas : la passion.

En poésie, une figure, telle que la métaphore, est l’opération par laquelle un mot se substitue à un autre,- sans le chasser, mais le cachant-, pour « porter » sa valeur.

Gérard Genette écrit : « Sans s’astreindre à la définition linguistique rigoureuse (Hjemslev, Barthes ) de la connotation comme système signifiant décroché à partir d’une signification première, le préfixe indique assez clairement une co-notation, c’est à dire une signification qui s’ajoute à une autre sans la chasser.»

La flamme est « porteuse » du feu de l’amour, que soudain elle ravive ; la voile « supporte » la vélocité blanche du navire, qui, sans elle, resterait à l’ancrage.

 

Le problème est celui du rapport entre la valeur et le sens.

La poésie ajoute au mot employé comme signe qui renvoie à la chose, une valeur. qui la transfigure : à l’usage du mot pour dé-signer une chose à laquelle on a affaire ( à faire ) sans la «voir », la poésie ajoute une qualité suprasensible.

Nous soupçonnons qu’il y a quelque chose de commun entre la flamme qui parvient à raviver l’amour, la voile, qui survient pour enlever le navire ;-et cette métamorphose qui vient transfigurer le réel.

Dès lors, ce que la poésie a mis en « défaut », ce n’est pas le langage : les formes que l’activité symbolique de l’homme a imposé au réel (comme le voudrait l’analyse structuraliste de la « poétique ») ; c’est la pratique inconsciente de la langue. 

Tout se passe comme si le fait d’utiliser des signes pour désigner les choses nous dissimulait qu’ils n’ont de «valeur » que par « l’usage ».

La pratique de la langue : l’usage que nous pratiquons quotidiennement de notre langue naturelle, nous dissimule le secret du lien entre le signifiant et le signifié, par quoi les « choses » ont « naturellement » pour nous une signification, à tel point que cette dualité qui constitue les signes de notre langage passe inaperçue lorsque nous désignons toutes choses par des mots. Pour mettre à jour cette caractéristique de notre langage, il faut même, comme le fait Saussure, « mettre entre parenthèses » notre rapport aux choses, autrement dit : faire comme si la signification qui nous est « donnée » à travers les mots, était indépendante de nos rapports réels avec les choses. C’est alors que le lien entre les deux faces du signe apparaît comme « arbitraire », - ce qui signifie, comme le précise Saussure, qu’il n’est pas « motivé », - qu’on ne connaît pas la raison qui unit un son à un sens.

Et, si cette unité constitue pour nous la signification, cela revient à dire que le sens que nous détenons des choses à travers les mots qui constituent la langue que nous parlons, reste pour nous mystérieux.

Mais, Saussure s’empresse de préciser qu’il y a une raison à cela : Si la signification est une énigme pour l’individu, c’est que le système de signes constituant la langue est un « produit social ».

Tout se passe comme si le fait d’utiliser des signes pour désigner les choses nous dissimulait qu’ils n’ont de «valeur » que par « l’usage ».

Le système de signes constituant la langue, qui s’impose aux individus comme un héritage dont ils ignorent l’origine, s’est en fait constitué au cours d’une histoire comme un système de valeurs, qui expriment les rapports effectifs des hommes avec le réel ?

Il faut dès lors renverser la conclusion que l’analyse structurale tire de la linguistique : Ce n’est pas le langage qui explique la structuration du réel, mais bien les rapports réels qui rendent compte de la structure du langage.

 

 

 

2) La leçon de la synecdoque : la figuration et le langage

 

 

a) La synecdoque :

 

La figure de la synecdoque est le second exemple, où la partie est substituée au tout : la voile au navire, le toit à la maison, où, dans d’autres cas, le tout est substitué à la partie ( porter un castor), ou bien encore la matière à l’objet ( le fer pour l’épée) :

Si je veux transmettre un message ( une information ou une instruction), je dirais : « le bateau a pris la mer » ou : « rentre à la maison », ou « mets ton manteau », ou : « les athlètes s’affrontent à l’épée » . A quels moments, dans quelles conditions, pour quelles raisons vais-je substituer la voile au navire, le toit à la maison, la peau du castor ou de l’astrakan à ce vêtement d’hiver, le fer à cet objet qui n’est pas nécessairement une arme ?

Dans tous les cas, c’est une qualité ou une valeur que j’exprime en employant cette figure de rhétorique :

- la voile pour exprimer la vélocité, comme le montre l’emploi du mot dans l’expression argotique : « mets les voiles ! » ,

- le toit pour exprimer la protection, que l’on emploie dans les expressions : « avoir un toit » ou « sans toit »,

- l’astrakan pour exprimer la valeur du vêtement et la richesse de celle qui le porte,

- le fer pour exprimer la dureté du combat, même quand il s’agit d’un combat de mots, qu’on peut engager en employant l’expression : « croisons le fer ! ».

 

Une grande partie de notre langage est « figurée » : là où le sens « propre » ne peut que renvoyer à une chose , le sens « figuré » signifie un rapport. Et, là où le sens propre, pour désigner la chose, doit faire abstraction de sa réalité concrète, à l’inverse le sens figuré, pour exprimer un rapport inédit, doit concrétiser l’idée abstraite de ce rapport, en empruntant à la réalité concrète l’image capable de le représenter.

 

 

b) La figuration aux origines du langage :

 

Cette observation nous permet d’éclairer les origines du langage à travers la figuration:

Peut-être le lien indissociable entre un signifiant, qui est une « matière phonique » et un signifié, qui est une idée abstraite, dont Saussure a montré qu’il constituait l’essence de la langue doit-il se révéler comme une « caractéristique » de nos langues alphabétiques et phonétiques qui sont une étape de l’histoire du langage.

Avant que l’histoire des hommes ne se développe comme un échange des choses, exigeant une codification de leurs messages, l’essentiel de leurs échanges entre eux était sans doute la représentation de leurs rapports avec le réel qui constituait le lien social : la « figuration »fut sans doute l’essentiel de la communication, avant que ne l’emporte l’échange verbal.

C’est la trace de cette première pratique du langage que l’on retrouve dans l’usage verbal - courant tout autant que rhétorique - d’une figure comme la synecdoque : il était bien plus important pour les premiers hommes de représenter graphiquement par l’image d’une voile la vélocité de la pirogue ou de la flèche que d’attribuer un nom à l’une ou à l’autre dont l’usage n’eût servi qu’à remplacer le geste ; ce qui n’empêcha pas ces premiers hommes, comme le montre l’anthropologie, de créer des signes abstraits ( lignes droites ou séries de points) dès qu’il fut nécessaire de compter (de comptabiliser) le nombre de flèches ou de pirogues appartenant au groupe.

Leroi-Gourhan a montré que les premiers symboles linguistiques se présentaient sous la forme de ce qu’il a appelé des « mythogrammes » et les premières langues sous la forme d’écritures idéographiques. Les symboles graphiques qu’on peut emprunter à l’écriture chinoise se rapprochent des exemples que nous avons retenus pour illustrer les figures de synecdoque : l’idée de paix est « figurée » par le symbole graphique d’une femme sous un toit ( où l’idée de paix se lit à travers le rôle la femme dans la maison). Quant à l’idée de famille, elle est figurée par l’assemblage d’un toit et d’un porc, dont l’image exprime dans un raccourci toute la structure de l’économie agraire du groupe familial dans la Chine archaïque.

L’étude historique de l’écriture chinoise permet de montrer comment les idéogrammes, qui restent la base de l’écriture, ont pu être « phonétisés » pour constituer les signes d’une «langue parlée », où ils sont développés linéairement comme un enchaînement de sons.

Comprendre le langage est-ce autre chose qu’étudier comment historiquement se sont constituées nos langues alphabétiques et phonétiques à partir d’une figuration du réel qui se révélait inadaptée pour traduire de nouveaux échanges entre les hommes où leurs rapports entre eux se trouvaient subordonnés à l’échange des choses ?

 

Conclusion : l’énigme de la double face

 

D'un côté les hommes, pour maîtriser les opérations concrètes de leur vie pratique, élaborent des signes abstraits pour mémoriser, enregistrer et transmettre le compte exact de leurs acquisitions progressives dans les différents domaines de leur activité.

D'un autre côté, chacune de ces opérations pratiques se déroule dans une situation concrète où se trouve engagée la vie du groupe dont dépend celle de chacun : la situation vécue exige d'être "représentée" pour avoir un sens ; le récit, le mime, le rythme, la figuration, tout concourt à cette représentation où le sens se confond avec la valeur sociale de tous les actes de la vie du groupe.

 

Le double aspect de l'activité humaine, qui ne peut être un rapport à la nature sans être relation des hommes entre eux, exige une double représentation symbolique, l'une abstraite où les signes nés de l'activité pratique servent à l'organiser, à la maîtriser, l'autre qui doit exprimer le vécu de la situation pour en dominer les difficultés et les angoisses, en célébrer les réussites et les allégresses.

Dans le premier pôle de cette représentation, notre langage parlé prend sa source ; dans l'autre pôle, c'est là que trouvent leurs racines tous nos autres langages, gestuel (le mime), rythmique, musical, pictural, etc ... : C'est de leurs origines que les signes linguistiques abstraits tiennent leur face cachée.

 

Ayant montré que l'histoire de l'humanité a donné lieu à deux systèmes de langage: l'un qui est celui de l'écriture chinoise, l'autre, celui de nos langues indo-européennes, Leroi-Gourhan étudie l'écriture chinoise et explique comment entre le son noté et sa notation graphique, subsiste "une relation très riche en symboles, qui donne à la poésie et à la calligraphie chinoise d'extraordinaires possibilités."

L'autre branche de la bifurcation, celle qui conduit à nos langues indo-européennes, a sans aucun doute la même source mythogrammatique ; mais pour des raisons économiques et sociales qui tiennent à l'évolution de nos sociétés indo-européennes, très tôt le graphisme s'est "linéarisé" sur la chaîne verbale, refoulant du signifiant le mythogramme.

 

Mais nos mots conservent leur halo d'images, la richesse secrète -phonique et graphique-, de leurs origines : il n’est pas étonnant qu’on retrouve sous l’obscurité anonyme de la nuit sa féminité primordiale, et sous la clarté brumeuse du jour la lourdeur du travail, auquel il nous astreint.

Les mots de notre langue, encore secrètement lestés de leur valeur d'origine, sont par chacun chargés du vécu de son expérience : Si la mer a la même signification pour tout le monde, elle n’aura jamais le même sens parce qu’elle n’a pas la même valeur pour le marin qui l’affronte, le touriste qui la contemple, et l’écolier de la campagne ou des banlieues, qui, hier encore, risquait de ne la voir jamais.

 

Dans l'évolution de la langue, ce processus est important par lequel les hommes cherchent à "socialiser linguistiquement les nouvelles expériences vécues."

Combien de mots et d'expressions portent les traits de cette invention qui ne nous apparaît plus parce qu'ils ont été usés. Georges Mounin cite en italien "i cavalloni": la cavalerie des vagues ou l'expression qui vient du grec "montagne sourcilleuse".

 

Tous les poètes cherchent à "ressusciter" et à "recharger" les mots de toute la richesse de leurs origines et du vécu nouveau de leur expérience singulière. Il faudrait citer tous les poètes pour mesurer cet immense travail solitaire par lequel ils ressuscitent la valeur sensible des mots.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SIXIEME PARTIE :

 

 

 

 

La poésie moderne

 

 

René Char :“ Poésie, la vie future à l’intérieur de l’homme requalifié . ”

 

 

 

I. « Baudelaire…le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. »

( encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste, précise Rimbaud, et la forme, si vantée en lui est mesquine. Les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. »)

 

Si l’on adopte le point de vue du lecteur ou du critique, comprenant l’œuvre dans le mouvement autonome d’une histoire de la littérature et dans l’évolution de ce domaine d’avant-garde qu’est la poésie, on est pour ainsi dire contraint de reconnaître dans l’œuvre de Baudelaire l’acte de naissance d’ « un des plus grands mouvements de libération poétique » que l’histoire ait connu, qui n’a pas encore fini aujourd’hui d’inquiéter la poésie.

Tout se passe comme si, après Baudelaire, rompant avec la continuité d’une histoire, la poésie trouvait le principe de son mouvement, ou mieux : la source de ses manifestations intempestives, dans l’interrogation sur elle-même, sur sa propre possibilité, sur ses ressources et ses formes, et sur son pouvoir.

Tel est le paradoxe, que relève Maurice Blanchot dans son essai sur Baudelaire : « Celui qui inaugure ce nouveau départ de la poésie, cette vocation nouvelle, n’en mesure pas la portée, reste aveugle à la subversion, dont il est l’auteur, mieux, en refuse le sens « libératoire » ou révolutionnaire. Il se situe lui-même dans la continuité d’une histoire : novateur peut-être mais héritier du romantisme, porteur d’une nouvelle conception – moderne – de l’art mais sans renier sa dette, reconnaissant envers ceux qui, ayant choisi l’Art pour l’Art, ont contribué à la libérer de l’entrave du lyrisme personnel et humanitaire. »

 

Demandons aux critiques littéraires de Baudelaire d’éclairer le paradoxe.

 

A) Le paradoxe

 

1) Pour Maurice Blanchot, « Baudelaire est celui qui a découvert et qui a exprimé de la manière la plus nette la vocation moderne de l’art : « Qu’est-ce que l’art pur, écrit-il, suivant la conception moderne ? C’est créer une magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même. »

A propos de Delacroix, il écrit : « Edgar Poe dit, je ne sais plus où, que le résultat de l’opium pour les sens est de revêtir la nature entière d’un intérêt surnaturel qui donne à chaque objet un sens plus profond, plus volontaire, plus despotique. »

 

« La poésie et l’art, commente Blanchot, veulent réaliser cette illusion de l’opium. Chaque mot en témoigne : c’est la nature entière qui est transformée et, à cause de cela, ..  elle nous apparaît comme n’étant plus la nature, mais la nature dépassée, réalisée dans son dépassement, la surnature.., Ce mouvementn’est pourtant pas dans le vide, étranger au réel, il nous renvoie au contraire à chaque objet qui, loin de se perdre dans une subjectivité dissolvante, s’affirme alors tel qu’il est, avec le sens despotique des choses qui sont en elles-mêmes » telles que l’art les a transformées .

Telle est la vraie signification du mot surnaturalisme que Baudelaire a fait sien. Le surnaturalisme ne vise pas une région au-dessus du réel, encore moins un monde véritable, différent du monde où les hommes existent, mais il concerne le réel, dans son entier, tout le monde, c’est-à-dire la possibilité pour les choses d’être toutes présentes les unes avec les autres et chacune dans son existence totale, possibilité qui les change en les montrant telles qu’elles sont, présence qui est l’imagination même. »

C’est ainsi que pour Baudelaire, les arts eux-mêmes se correspondent : « les arts, écrit-il, aspirent sinon à se suppléer l’un l’autre du moins à se prêter réciproquement des forces nouvelles. »

 

En analysant ainsi la vraie signification du mot surnaturalisme, Maurice Blanchot, dans ce texte, est plus préoccupé de définir ce nouveau départ de la poésie, cette vocation nouvelle, que Baudelaire inaugure, en oubliant le paradoxe, qu’il a lui-même souligné, d’un poète qui ne mesure pas la portée de cette novation, reste aveugle à la subversion, dont il est l’auteur, se situe lui-même dans la continuité d’une histoire : novateur peut-être mais héritier du romantisme.

C’est grâce à Baudelaire que la poésie découvrira sa vocation de transfiguration du réel.

 

2) Mais, comment Baudelaire comprend-il cette vocation nouvelle de la poésie ?

A l’inverse, semble-t-il, de l’interprétation proposée par Blanchot.

Michel Raymond, dans son livre « De Baudelaire au surréalisme » rappelle la portée que Baudelaire assigne à la poésie et le rôle qu’il attribue à l’imagination dans la création poétique :

« Baudelaire adopte vis-à-vis de la nature extérieure une attitude tout à fait remarquable : il voit en elle non pas une réalité existante par elle-même et pour elle-même mais un immense réservoir d’analogies où l’imagination du poète doit puiser : « tout l’univers visible, écrit-il, n’est qu’un magasin d’images et de signes auquel l’imagination donne une place et une valeur relative ; c’est une espèce de peinture que l’imagination doit digérer et transformer » (Art Romantique, étude sur Delacroix).

En décrivant la nature comme un réservoir d’analogies, selon son expression : comme une « forêt de symboles », Baudelaire se réfère à la tradition de l’occultisme, rajeunie par Swedenborg à laquelle se rattachent Hoffmann, Nerval, Balzac, Fourier. De même qu’on lit le caractère d’un homme, selon Lavater, en interprétant les traits de son visage, on doit découvrir dans la réalité un sens caché : un au-delà spirituel qui baigne l’univers visible : car « tout le visible, écrit Novalis, repose sur un fond invisible, ce qui s’entend sur un fond qui ne peut s’entendre, ce qui est tangible sur un fond impalpable. » La mission de la poésie serait d’ouvrir une fenêtre sur cet autre monde, qui est en fait le nôtre, de permettre au Moi d’échapper à ses limites et de se dilater jusqu’à l’infini. Par ce mouvement d’expansion s’ébauche ou s’accomplit une sorte de retour à l’unité de l’esprit.

Cette philosophie mystique, à laquelle Baudelaire semble avoir cru, permet-elle de rendre compte de sa création ?

 

Pour y voir clair entre l’analyse de Blanchot qui souligne dans la poésie de Baudelaire le point de départ de la vocation moderne de la poésie, et la critique de M.Raymond, soulignant la continuité de l’histoire littéraire, qui fait de Baudelaire l’héritier du romantisme, il faut relire, comme le propose M.Raymond, le sonnet des Correspondances :

 

B) Le sonnet des « Correspondances »

 

 

 

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L’homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l’observent avec des regards familiers.

 

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

 

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

- Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

 

Ayant l’expansion des choses infinies,

Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,

Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

 

 

1) La magie suggestive :

Les deux premiers quatrains confirment la philosophie mystique à laquelle Baudelaire se réfère.

Comme l’écrit Jean Prévost, dans son Baudelaire:

« C’est la mystique unitive, la « ténébreuse et profonde unité », qui passionne Baudelaire comme elle avait passionné Balzac. C’est pourquoi il prend indifféremment, sans se gêner, sans se soucier de leurs autres idées, les parentés mystiques de Swedenborg, les Correspondances d’Hoffmann ou l’analogie universelle des Fouriéristes : Le poète serait capable, suivant un sens divinatoire qui est en lui, de percevoir au cœur même du réel, des analogies et des correspondances. »

Mais, le dernier vers du deuxième quatrain, développé dans les tercets, nous oblige à dépasser la thèse de la mystique unitive :

 

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies..

 

On ne peut plus comprendre les correspondances comme des analogies que l’esprit découvre dans le réel, parce que l’unité du réel serait d’ordre spirituel. La poésie n’est pas la découverte d’un autre monde derrière les apparences sensibles ; c’est le réel tel qu’il est transfiguré par les sens de l’homme.

 

2) La « correspondance » des sensations

 

Mais que peut signifier cette correspondance des parfums, des couleurs et des sons, sinon les « sensations profondes » de l’opium et du haschich : les effets de la drogue sur la vision du monde transfiguré par le dérèglement des sens ?

Est-ce à dire que la création poétique – cette voyance dont parle Baudelaire - a partie liée avec le dérèglement des sens dont parlera Rimbaud ?

Or, -Baudelaire l’a reconnu lui-même -, la drogue ne joue point de rôle dans la création poétique.

Ni l’invocation de la mystique unitive, ni la référence à l’illusion de la drogue ne nous donnent la clef de la magie suggestive.

En quoi consiste donc la magie de la création poétique de Baudelaire ?

 

Pour découvrir si le mystère de la création poétique réside dans la « correspondance » ou la mise en équivalence des sensations, ce sont les exemples développés dans le premier tercet qu’il faut analyser :

 

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants

doux comme les hautbois,

verts comme les prairies,

 

C’est ici une sensation de l’odorat (dont il faut remarquer la fréquence chez Baudelaire), qui est mise en correspondance avec une impression de fraîcheur qui est à la fois tactile et visuelle, une impression de douceur qui renvoie aussi bien au toucher qu’à l’oreille, enfin une sensation de couleur.

Pour rendre compte de cette »correspondance, on a trop vite évoqué des phénomènes de cœnesthésie en se référant à « l’audition colorée ».

Outre le fait qu’il faudrait prouver qu’il existe une audition colorée ( hors des effets de la drogue), on oublie simplement qu’il s’agit de langage poétique où ce sont les mots qui sont chargés d’établir l’équivalence. Aucun parfum n’est frais en lui-même, ou bien, si l’on s’en tient à la sensation, il faut dire qu’ils sont tous frais ; aucun parfum n’est doux en lui-même, ou rude, à moins de le comparer à une brise légère ou à une violente averse ; aucun parfum ne saurait être vert à moins d’évoquer l’acidité d’un citron.

La mise en équivalence du parfum avec une impression tactile, un son ou une couleur passe par la désignation d’une chose à laquelle le langage permet d’attribuer une qualité qui n’est pas « naturellement » - immédiatement – perceptible par les sens : la chose, perçue au travers de ses qualités sensibles devient porteuse d’une « valeur ».

Ici, c’est l’évocation des « chairs d’enfants » qui permet de mettre en équi-valence deux sensations : odeur et fraîcheur, autrement dit d’attribuer une valeur tactile à une impression olfactive. De même, c’est la référence à un instrument de musique, « le hautbois », dont on connaît la qualité « objective » des sons, qui permet d’attribuer une valeur auditive au parfum. Enfin, il faut évoquer une réalité telle qu’une prairie, qui possède cette propriété sensible – la « verdeur » -, pour lui attribuer une autre valeur : une odeur : c’est à cette condition qu’on peut mettre en correspondance –en équivalence - un parfum et une couleur.

 

Ainsi, derrière la « poésie » qui semble naître de ces correspondances entre des sensations, il faut reconnaître la mise en œuvre d’une « figure », en l’occurrence, semble-t-il- la simple comparaison: Successivement, sont comparées à un parfum : la fraîcheur de la chair d’un enfant, la douceur du son d’un hautbois, et la couleur verte d’une prairie. Les comparaisons peuvent s’écrire ainsi :

  • la chair d’un enfant est fraîche comme un parfum

  • le son du hautbois est doux comme un parfum

  • la prairie est verte comme un parfum

 

Le parfum est, de fait, le terme comparant qui vient qualifier tour à tour la chair d’un enfant, la musique du hautbois et la couleur d’une prairie, en se substituant à leurs qualités naturelles, à leurs propriétés objectives (physiques) : fraîcheur, douceur, verdeur.

Mais, est-ce bien en ces comparaisons que réside la magie suggestive de Baudelaire ?

 

3) La « voyance »

 

S’il est vrai que la mise en correspondance des sensations repose sur une comparaison, quelque chose doit nous frapper : Baudelaire « inverse » les comparaisons :

Ce ne sont pas les chairs d’enfant qui sont fraîches comme un parfum, mais c’est « le parfum » qui est frais comme des chairs d’enfant, ; de même ce n’est pas le son du hautbois qui est doux comme un parfum, mais le parfum qui est doux comme le son du hautbois ; et la couleur de la prairie n’est pas verte comme un parfum, mais c’est le parfum qui est vert comme la couleur de la prairie.

 

Dans cette inversion réside toute la novation de la création poétique de Baudelaire :

S’il eût écrit les comparaisons à l’endroit, comparant la chair de l’enfant, le son du hautbois ou la couleur de la prairie à un parfum, il n’eût pas dépasser le secret du lyrisme romantique : découvrir dans la Nature l’image, le reflet des sentiments ou des émotions vécues, trouver dans l’extériorité des choses ce qui « correspond » à l’intériorité du psychisme. Les romantiques étaient « voyants sans le savoir », comme l’écrit Rimbaud, parce qu’en cherchant dans la nature l’image de leurs sentiments, ils conféraient aux choses une âme, ils transformaient, - sans le vouloir - la vision du réel.

 

En quoi Baudelaire mérite-t-il, -selon Rimbaud (encore une fois – d’être reconnu comme « le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu » ?

Voulant « dire » poétiquement que l’impression subjective que lui procure un parfum est comparable à la fraîcheur, la douceur ou la couleur de tel ou tel élément dont ces propriétés appartiennent à sa nature, il s’absente, il disparaît en tant que sujet (auteur la comparaison), de sorte que la correspondance subjective entre les sensations apparaît comme une parenté entre les choses elles-mêmes.

Là où le lyrisme du poète romantique consiste à « dire » ( à dévoiler) que certains parfums lui donnent la même impression qu’une fraîcheur de chair d’enfant, que le son des hautbois ou le vert d’une prairie, la poésie de Baudelaire met entre parenthèses le poète, en faisant comme si ces parentés existaient dans la Nature elle-même.

 

 

La création poétique chez Baudelaire
Jean Prévost a bien analysé l’originalité de la création poétique de Baudelaire. Il faut citer l’essentiel de l’analyse :

 

« Si les « Correspondances » sont la principale ressource que Baudelaire ait tirée de ces mythes sur l’Unité surnaturelle, Baudelaire n’a jamais cependant affirmer de correspondances réelles qui existeraient entre les choses elles-mêmes. Le poète « imagine » seulement que les choses se correspondent entre elles : Quand diverses apparences du monde lui donne des émotions semblables, le poète affirme, fait croire que ces apparences se correspondent non pas en lui mais entre elles. Ce qui est vrai dans son âme, il le proclame vrai dans le monde extérieur. Au lieu de se borner à dire que la couleur rouge et le son d’une trompette excite en lui la même « émotion martiale », il suppose une parenté entre eux ; au lieu de constater seulement que certains parfums lui donnent la même impression qu’une fraîcheur de chair d’enfant, que le son des hautbois ou le vert d’une prairie, il se met entre parenthèses et logent ces parentés dans la nature :

 

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies.

 

De la nature, chaos insensible il fait ainsi un temple d’où l’intelligence et le mystère semble rayonner sur nous. Il s’agit alors de trouver des émotions qui s’accordent et des mots qui peignent bien ses émotions harmoniques en s’harmonisant à leur tour.

Dans l’exemple cité du sonnet des Correspondances, il cache l’émotion sous des images qui transforment les sensations subjectives en caractères mêmes de l’objet, en essences des choses.

 

Dans d’autres poèmes, une fois trouvées les correspondances, Baudelaire - pour compléter son travail d’harmonie et de fusion -, exprime d’abord et met au centre des apparences qui se correspondent l’émotion même grâce à laquelle il les unit :

 

Grand bois, vous m’effrayez comme des cathédrales

 

Dans d’autres poèmes encore, à côté des images qui évoquent l’émotion centrale, un autre groupe d’images permet de fondre des correspondances assez lointaines. Ce sont celles qui évoquent un mouvement : même quand le mouvement est dans l’esprit, nous l’attribuons alors aux choses :

 

Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir

Valse mélancolique et langoureux vertige

 

Dans le sonnet à vers inégaux : La Musique, les images de mouvement et la métrique des vers établissent une correspondance suivie entre la musique et la mer :

 

Et la musique souvent me prend comme une mer !

Vers ma pâle étoile,

Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther

Je vais à la voile

……………………………………………………..

 

Je sens vibrer en moi toutes les passions

D’un vaisseau qui souffre ;

Le bon vent, la tempête et ses convulsions

 

Sur l’immense gouffre

Me berce. D’autre fois, calme plat, grand miroir

De mon désespoir !

 

Le travail des « Correspondances » consiste à faire affluer sur le moindre objet des impressions inattendues, des harmoniques de tous les sens : seul moyen de rendre à notre vue des choses une vibration et une vitesse magiques. »

 

On peut emprunter la conclusion à Michel Raymond :

« Ce que le poète prend au monde sensible, c’est de quoi forger une vision symbolique de lui-même ou de son rêve. »

Conclusions :

1) La « voyance » comme magie ou comme artifice

 

Baudelaire est bien « le premier voyant » parce qu’il transfigure délibérément le réel, mais il ne s’agit pas, comme l’indiquait Maurice Blanchot, de rendre les choses présentes en « dépassant » la subjectivité où le lyrisme les « dissolvait », mais au contraire de projeter hors de soi une vision subjective qui les transfigure.

Dans les images de Baudelaire, les sensations empruntées à la nature sont en réalité « porteuses » d’un état d’âme . Loin que le thème du poème (l’ennui, la solitude, l’espoir, etc.) soit « absent » (métaphore in absentia), il est représenté par des images empruntées au monde extérieur à travers les sensations.

Baudelaire se livre à ce qu’il nomme très justement une « sainte prostitution de l’âme ».

 

En relisant l’image baudelairienne, qu’observe-t-on ?

Ce n’est pas le parfum qui transfigure le son du hautbois ( en métamorphosant la douceur de la musique), mais le hautbois dont le son métamorphose le parfum. Ce n’est pas la chair de l’enfant, le son du hautbois ou la couleur de la prairie qu’il s’agit d’éclairer en substituant à leurs qualités propres le parfum. C’est tout au contraire la sensation que procure le parfum qui « suggère » la comparaison. Et, c’est la présence du moyen terme – la fraîcheur, la douceur, la couleur – qui permet à Baudelaire d’évoquer des choses, telles que la chair d’un enfant, le hautbois (un instrument de musique) et un paysage naturel : la prairie. 

En quoi consiste l’originalité du langage poétique de Baudelaire ?

Il ne s’agit pas pour lui de « transfigurer » une réalité concrète qui a ses qualités propres ( la chair d’un enfant, la musique d’un instrument ou une prairie) en substituant à ces qualités sensibles une qualité nouvelle, « impropre », « inédite », « invisible » ; mais bien de « concrétiser » une sensation qui lui est propre ( en l’occurrence, celle que lui procure le parfum) par l’image d’une réalité qui, par ses qualités sensibles, est étrangère à cette impression proprement « subjective », qui relève de sa sensibilité singulière.

Comme le note Jean Prévost, « les correspondances poétiques ont toujours l’homme pour centre » et elles créent une nouvelle espèce de mythologie, qui s’analyse au travers des thèmes baudelairiens des Fleurs du Mal.

 

La voyance n’est pas pour Baudelaire la vision d’un autre monde, mais clairement la transformation par l’art de notre vision du monde. Mais cette vocation nouvelle de l’art -et de la poésie en particulier- ne trouve son fondement nulle part ailleurs que dans la sensibilité de l’artiste : en une âme qui, ayant souvenir d’un autre séjour, accepte de se prostituer, voire de se damner pour célébrer cette union charnelle avec le monde qui constitue la condition humaine.

Nous entrons ici dans la mythologie baudelairienne : C’est grâce à l’abandon au Mal, que le poète « choisit » comme sa destinée singulière, - en assumant la malédiction de sa condition humaine au travers du remords, qu’il acquiert le mystérieux pouvoir de créer : il ne peut célébrer la beauté qu’en la montrant figée de froideur ou menacée de son pourrissement ; à peine l'espérance est-elle née de la vision des « nombres et des êtres » qu’elle est vaincue par l'angoisse de la mort ; la mort elle-même, dont on voudrait qu’elle ouvrît les portes de l’inconnu, ne délivre pas de la vie, parce qu’elle n’est connue de nous qu’au travers du non-sens de la vie : l’appréhension d’une vie « interminable », sans fin et sans finalité. L’idéal, dont on voulait qu’il annonçât l’avenir, témoigne de l’échec irrémédiable de l’homme ivre de l’irréalisable. Et, celui qui voulait être son prophète est frère et victime de son contraire.

 

Voyant Baudelaire le fut, mais en tant qu’artiste, non pas en tant qu’homme : il a, de fait, mis en œuvre une véritable métamorphose de la perception des choses, mais au prix d’une vision entièrement « subjective » du réel, grâce à cet art ou : -cet artifice, qui consiste ( comme on a pu l’analyser) à former des images où les impressions des sens, qui se conjuguent dans l’appréhension subjective du monde, sont attribuées aux choses.

Baudelaire, voyant, mais trop artiste, précise Rimbaud, et la forme, si vantée en lui est mesquine. Les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. »

 

Quelles sont ces formes à travers lesquelles va s’affirmer la vocation moderne de la poésie ?

 

2) Le secret de la vocation moderne de la poésie

 

Si l’on veut mesurer ce qui sépare la poésie moderne de la poésie baudelairienne, il faut rapprocher la technique des correspondances de l’emploi généralisé de la métaphore.

Revenons sur l’exemple du sonnet des Correspondances que nous avons développé.

Pour passer du langage poétique de Baudelaire à celui de la poésie moderne, transformons les comparaisons en métaphores :

- le (frais) parfum des chairs d’enfant….

  • le (doux) parfum du hautbois….

  • le (vert) parfum des prairies….

 

Dans la métaphore, la mise en équivalence du parfum avec des qualités sensibles telles que la douceur ou la couleur ne relève pas d’une mystérieuse correspondance entre les données des sens, mais d’une métamorphose de la réalité porteuse de ces qualités sensibles quand elle devient le support d’une qualité nouvelle, quand, par exemple la douce musique du hautbois est assimilée ou identifiée à un parfum

- Métaphore in presentia: « le son du hautbois est un parfum »

- Métaphore in absentia : « le parfum du hautbois.. »

 

En supprimant le moyen terme, en l’occurrence : la douceur, qui a permis au poète d’attribuer au hautbois une qualité qui ne lui appartient pas en propre, la métaphore fait réellement abstraction de l’impression qui renvoie à la sensibilité du poète, à sa subjectivité. Certes c’est bien cette impression subjective de douceur qui a motivé le poète et lui a permis d’écrire la métaphore ; mais, maintenant, (après la suppression du moyen terme qui dénote cette impression subjective), c’est au lecteur de suppléer, à travers sa propre sensibilité, le sens qui unit le hautbois et le parfum, La métaphore contraint le lecteur à substituer à une qualité liée aux propriétés physiques de la chose – la qualité du son du hautbois – une qualité nouvelle, inédite ( jamais énoncée dans le langage de la prose), impertinente ( parce qu’elle contredit toutes les qualités que l’usage de la langue attribue à un instrument de musique), énigmatique ( parce que l’attribution de cette qualité nouvelle ne parle pas à l’intelligence, parce que sa pertinence n’est pas liée à sa signification, mais à une valeur « sensuelle », émotionnelle) .

La métaphore substitue au sens propre ( la qualité du son qui appartient en propre à un instrument de musique) un sens figuré qui oblige le lecteur à transformer (à transfigurer) sa vision du réel.

 

En généralisant l’emploi de la métaphore, ce n’est pas seulement une technique que la poésie moderne développe ; c’est une nouvelle vocation qu’elle découvre : une nouvelle finalité ; Il ne s’agit plus d’exprimer à travers les mots qui renvoient aux choses une vision subjective du réel, mais de transfigurer les choses à travers les mots.

L’analyse du langage permet aujourd’hui de comprendre cette vocation nouvelle que découvrent les poètes à la fin du XIX° siècle, en raison de mutations historiques qui leur dévoilent leur nouvelle mission.

 

La vocation moderne de la poésie

 

La linguistique a analysé comment la valeur des mots produite par l’usage social ne renvoie aux choses qu’à travers les significations où se reflètent les rapports sociaux figés par l’échange des choses qui jusqu’alors régit l’histoire des hommes. Et, l’anthropologie ethnologique a montré que la chaîne linéaire des mots qui constitue la prose de nos langues naturelles a quelque chose à voir avec l’enchaînement des hommes soumis dans leurs rapports à l’échange des choses.

 

La vocation moderne de la poésie commence avec la mise en cause du langage, mais peut-être ne peut-elle trouver sa voie qu’à un moment où l’histoire fait naître l’espoir d’une transformation des rapports entre les hommes capable de changer leur vision des choses.

C’est là, nous le découvrirons que prend sa source l’illumination de Rimbaud.

Sans doute Mallarmé est-il le premier à mettre en cause le langage pour découvrir les moyens et définir la vocation de la poésie.

Mais, en cette fin du siècle qui condamne l’artiste à la solitude, - « trop artiste » - comme le disait Rimbaud de Baudelaire, il demande à l’Art, non point de préfigurer la transfiguration du réel, mais d’en abolir les contours où sont emprisonnées les formes idéales, les essences qui appartiennent à la seule pensée, au pouvoir créateur de l’esprit.

 

 

II. La postérité de Baudelaire : Le symbolisme de Mallarmé

 

Comme l’indique Michel Raymond, c’est la démarche même de Baudelaire qui ouvre la voie à cette interprétation « idéaliste » du pouvoir du langage où la poésie prend sa source:

« Au travers des apparences sensibles, converties en signes et en symboles, pour Baudelaire, il s’agit pour le poète de révéler une essence commune, une sorte d’identité magique : - une ténébreuse et profonde unité - entre les réalités sensibles et les choses de l’esprit.

En nous invitant à user librement des mots et des images, et à les associer selon leurs résonances psychologiques, il nous invite pratiquement au mépris des apparences sensibles pour transfigurer le réel.

L’art du poète devient « une sorcellerie évocatoire », une fonction sacrée. Il envisage l’œuvre achevée comme une synthèse dont tous les éléments psychiques et musicaux sont entrés dans un système complexe et cohérent de relations réciproques qui fait songer à une symphonie. Et, ainsi, il se place en tête d’une lignée d’artistes, dont le premier est Mallarmé, suivi par Valéry, qui voudront « puiser les prémices de leur chant dans la forêt sensuelle » et s’efforceront de manifester dans leurs œuvres le triomphe, sur la nature incohérente que nous livrent nos sensations, de l’ordre de l’unité créé par l’esprit. »

 

Maurice Blanchot nous introduit ainsi à l’intelligence du poète :

« Deux aspects nous frappent dans l'abord de ce poète à la fois modeste, mystérieux et profond :

- En premier lieu, la confiance qu'il met dans les seules valeurs esthétiques, sa foi dans l'art placé au-dessus de tout et une véritable religion de la solitude du poète.

- Le second aspect qui nous frappe, c'est l'importance des réflexions sur le langage: nul poète n'a plus fortement senti que tout poème, si mince qu'en fût le prétexte, était nécessairement engagé dans la création du langage poétique et peut-être de tout langage. »

 

Avant de suivre l’analyse par Blanchot de la réflexion de Mallarmé, il est possible de montrer comment Mallarmé découvre chez Baudelaire le secret de la création du langage : C’est l’usage du symbole.

On peut reprendre ici la définition, déjà citée qu’en donne Paul Ricoeur :

 

Le symbole « émerge lorsque le langage produit des signes de degré composé où le sens, non content de désigner quelque chose, désigne un autre sens. Autrement dit, le symbole est une structure intentionnelle qui, à la différence du signe, ne consiste pas dans le rapport du sens à la chose, mais dans une architecture du sens, c’est à dire dans un rapport du sens au sens : d’un sens second au sens premier, qu’il a pour fonction de révéler en le dissimulant. »

 

En d’autres termes, un mot devient symbole à partir du moment où son sens ne désigne pas quelque chose – une réalité concrète -, mais un autre sens, autrement dit une autre idée qui éclaire le sens premier en le dissimulant.

Ce n’est pas un hasard si Mallarmé pour décrire cette opération, qui constitue le langage poétique, prend en exemple (bien connu sur lequel nous reviendrons) le mot fleur ; C’est celui-là même que Baudelaire a choisi pour exprimer le sens de son recueil de poèmes. : Les fleurs du Mal.

En employant le mot fleurs pour dénommer tous les maux et les malheurs de la condition humaine, Baudelaire rompt d’emblée tout lien entre le mot et les réalités concrètes qu’il désigne ; ces roses, ces pensées ou ces pervenches, qui sont pour ainsi dire abolies dans le nouveau groupe nominal où il est associé, non pas à d’autres réalités (les maux et malheurs) mais à une idée abstraite qui mérite une majuscule : le Mal.

Tout est inversé : le mot fleurs n’est pas associé à une réalité concrète mais à une idée abstraite : le Mal, en même temps que, écrit au pluriel, il perd sa signification abstraite et devient, en revêtant la forme du multiple, la vraie réalité. Tout se passe comme si l’Abstrait « produisait » le Concret : comme si le Mal générait des fleurs. Satan a pris la place de Dieu, mais cette opération, que réalise le langage poétique, est bien une Création. Comme dans l’idéalisme platonicien, l’Un produit le Multiple, l’Idée ou la Forme produit les choses concrètes.

 

Prosaïquement les fleurs désignent les poèmes dont les beautés multiples illustrent les malheurs de la condition humaine à travers les angoisses, les désespoirs, en un mot les émotions du poète : A travers ce titre, le message de Baudelaire qui s’adresse au Lecteur, est clair : la vocation de cette poésie est de célébrer le malheur.

Mais, l’expression poétique dissimule la signification « prosaïque » du message : le mot fleurs permet d’associer l’idée abstraite de beauté qu’elle connote, avec l’idée abstraite – métaphysique – du Mal : à travers les mots, la création poétique met en relation deux Idées, en faisant abstraction à la fois des réalités concrètes qu’ils désignent, et du créateur dont la sensibilité subjective « motive » l’association.

Dès lors le poète célèbre une mystérieuse alliance qui éclaire l’énigme de la Création : la Beauté du Mal. Dorénavant « Il y a » - par le miracle de la poésie – une Beauté du Diable.

L’image prosaïque de cet univers où le scandale voulait que le malheur côtoyât la beauté sans raison ( par le jeu du hasard), s’est transformée en une Vision métaphysique de la Création. L’alliance, dans l’expression poétique, de ces deux idées abstraites : la Beauté et le Mal, est un Symbole, c’est à dire le signe qui ouvre une nouvelle dimension du réel, où les contraires sont réconciliés dans une mystérieuse unité, - une vision proche du mythe faustien où l’homme conclut un pacte ave le Diable.

Ricoeur a souligné la parenté du symbolisme mis en œuvre dans la poésie avec la métamorphose du réel par le mythe, le rêve et la religion.

 

Maurice Blanchot a mis en lumière la démarche « idéaliste » ( idéalisante) de Mallarmé.

 

1) Point de départ de Stéphane Mallarmé.

 

Stéphane Mallarmé croit à l'existence de deux langages, l'un essentiel, l'autre brut et immédiat.

a] Dans le langage brut et immédiat qui est le langage courant, Stéphane Mallarmé compare le mot commun à une monnaie d'échange à tel point qu'il suffirait le plus souvent, pour se faire comprendre, de “ prendre ou mettre dans la main d'autrui une pièce de monnaie ”. Ce langage courant est nul, parce qu'étant au service de la compréhension et de la communication, les mots disparaissent, s'évanouissent dans les idées qu'ils communiquent ou dans les actes qu'ils annoncent.

b] A côté de ce langage courant, il y aurait un langage représentatif (selon l'expression de Jean-Paul Sartre), qui exprimerait les propriétés sensibles des choses.

 

2) Le problème posé par Stéphane Mallarmé

 

Le simple constatde cette ambivalence du langage, répondant à deux fonctions, ne laisse pas de poser un problème que Stéphane Mallarmé est sans doute le premier poète à soulever :

- Que doit être le langage pour qu'il puisse avoir ainsi deux aspects, deux fonctions? Ne se trouve-t-on pas prisonnier de l'aporie platonicienne ? Ne faut-il pas soutenir deux thèses contradictoires ?

1- D'une part que le langage a un caractère universel et abstrait, simple médiation pour avoir accès aux idées,

2- D'autre part, comme le soutenait Cratyle, que les mots nous renvoient directement aux choses.

 

- Quelle est la solution de cette contradiction ?

 

3) L'analyse du langage par Stéphane Mallarmé.

 

Alors que Stéphane Mallarmé condamne plus que tout autre le discours, c'est-à-dire la signification commune des mots et l'ordre logique de la phrase, c'est l'analyse du langage commun - du discours - qui va le conduire à restaurer l'unité du langage.

En effet, dans le langage courant, il y a un double phénomène : d'une part, la signification d'un mot vient du fait qu'à ce mot se trouve associée une idée abstraite et générale ; mais, d'autre part, ce lien du mot avec l'idée “sert” à nous renvoyer à une chose concrète. Ainsi dans le discours, les deux phénomènes sont liés : le mot ne peut évoquer l'idée sans renvoyer à la chose concrète.

Or, dans ce processus du discours (le langage courant), un phénomène essentiel se trouve dissimulé ; c'est le suivant : Pour que le mot puisse évoquer, faire naître l'idée - idée pure -, la notion (selon le terme de Stéphane Mallarmé), il faut que la parole ait fait disparaître la chose concrète, ait rendu l'objet absent, autrement dit que l'opération de la parole ait aboli, détruit la réalité concrète.

Ainsi, dans le langage courant, la fonction représentative, c'est-à-dire le fait que le mot, en même temps qu'il évoque l'idée, représente une chose concrète, dissimule la fonction destructrice de la parole.

Or, remarque Stéphane Mallarmé, le mot n'a de sens que parce qu'il nous débarrasse de l'objet qu'il désigne, parce qu'il nous délivre de l'aspect concret des choses : tout mot, même un nom propre comme celui de Mallarmé, désigne non pas un individu concret ou un évènement individuel mais la forme générale de cet être ou de cet évènement ; le mot crée une “abstraction”.

 

Quel est donc le défaut du langage courant ?

- Non pas, comme le voudront d'autres poètes, dans le fait que les mots de ce langage substituent une idée abstraite aux propriétés sensibles des choses, mais bien dans le fait que le discours, c'est-à-dire les mots dans le langage courant, ne mettent pas en œuvre jusqu'au bout ce qui est la fonction du langage ou mieux le pouvoir de la parole.

Autrement dit, le mot qui, en son essence, détient le pouvoir de faire disparaître l'objet concret pour lui substituer une idée pure, continue, dans le langage courant à renvoyer à la chose, à l'objet concret (comme s'il avait besoin d'une béquille pour exprimer le sens).

 

Stéphane Mallarmé écrit :

 

A quoi bon la merveille (entendons : le pouvoir miraculeux du langage) de transposer un fait de nature (une réalité concrète) en sa presque disparition vibratoire, selon le jeu de la parole, si ce n'est pour qu'en émane, sans la gêne d'un proche concret rappel (c'est-à-dire le renvoi à l'objet concret) la notion pure.

 

Autrement dit, dans le langage courant, la mince enveloppe du mot usuel cède à la pression de la chose qu'il désigne ; et, comme il est coutumier, il nous livre à la présence d'une réalité concrète dont il devrait nous défendre, c'est-à-dire nous affranchir.

Le constat de Stéphane Mallarmé est donc le suivant : Dans le langage courant se trouve dissimulé le pouvoir de la parole dont l'essence même est de faire disparaître la réalité concrète pour faire apparaître une autre réalité : l'Idéal, l'idée pure.

Si l'essence du langage est de rendre nulle la présence qu'il signifie (autrement dit la chose qu'il désigne) cela veut dire que, dans le langage commun, dans le discours, la clarté, la transparence des mots et les lieux communs qui le constituent, viennent contrarier l'émergence d'un sens “idéal” libre de toute référence concrète.

Si l'on prend l'exemple du mot “Nuit” (ou du mot “Jour”) que Gérard Genette a emprunté à Stéphane Mallarmé dans son approche linguistique de la poésie, on peut aisément comprendre comment le sens commun du mot “Nuit” qui est l'obscurité, fait en quelque sort obstacle au surgissement du sens idéal de la nuit, qui tient tout entier dans son scintillement vibratoire.

 

 

4) La vocation de la poésie et la mission du poète

 

La mission du poète est donc de rendre à la parole sa vocation première, qui est d'abolir la réalité pour faire apparaître l'idéal ou l'idée pure.

Et, puisque ce sont les mots dans le langage courant qui, par le sens commun, font obstacle à l'émergence de l'idée et rendent pour ainsi dire l'idée prisonnière de la chose concrète, il n'est d'autre solution, pour briser le lien des mots avec la réalité, que de faire briller les mots, de leur rendre une réalité propre qui puisse s'interposer entre cette réalité concrète qu'ils désignent et cette idée absente qu'ils ont vocation d'exprimer.

Il faut, peut-on dire, rendre les mots visibles pour changer notre vision.

Et, dès lors, les sons, les rythmes, le nombre, tout ce qui, dans le langage courant, ne comptent pas et restent inaperçu, doit devenir pour le poète, l'essentiel.

 

Si l'on résume l'analyse de Stéphane Mallarmé, on peut dire que le langage accomplit un double mouvement :

Dans un premier mouvement, il détruit naturellement par sa puissance abstraite la réalité matérielle des choses, mais sans aller jusqu'au bout, parce que tout dans notre vie quotidienne y compris les mots, nous renvoie aux choses concrètes ; il faut donc, dans un second mouvement, détruire cette valeur abstraite grâce à la puissance d'évocation sensible des mots.

 

Ainsi la possibilité d'avoir accès à la vraie réalité, en s'éloignant du réel concret, est fonction de la seule réalité des mots, mais en s'éloignant du réel concret, quelle réalité atteint-t-on ?

 

Je dis une fleur ! Et, hors de l'oubli où ma voix ne relègue aucun contour, en tant que quelle chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets. ”

Autrement dit : ” Je dis une fleur et je n'ai devant les yeux ni une fleur, (chose concrète), ni une image de fleur, ni un souvenir de fleur, mais une absence de fleur. objet tu. ”

 

Mais de quelle absence s'agit-il ? Il faut, explique Stéphane Mallarmé, ne pas nommer, autrement dit désigner la chose, mais seulement qualifier le vide défini que crée l'objet en disparaissant. Il écrit dans “Igitur”, “ je profère la parole pour la replonger dans son inanité. ”

 

On aperçoit maintenant, écrit Maurice Blanchot, autour de quel point dangereux tournent les réflexions de Stéphane Mallarmé. D'abord le langage tient dans une contradiction : d'une manière générale, il est ce qui détruit le monde pour le faire renaître à l'état de sens, de valeurs signifiées ; mais sous sa forme créatrice (poétique) il se fixe sur son seul aspect négatif de sa tâche et devient pouvoir pur de contestation et de transfiguration. Cela est possible dans la mesure où, prenant une valeur sensible, il devient lui-même une chose, un corps, une puissance incarnée. ”

Cela veut dire que la densité, l'épaisseur sonore des mots lui sont nécessaires pour produire le sentiment d'une absence, pour rompre notre rapport naturel avec les choses.

C'est cette contradiction, comme le souligne Maurice Blanchot qui pousse Stéphane Mallarmé, reprenant la doctrine de Cratyle, à chercher une correspondance directe entre le mot et le sens, à regretter la couleur claire du mot “Nuit” et le timbre obscur du mot “Jour”, comme si les mots, loin de nous détourner des choses (qui est l'essence même du langage) devaient en être le décalque matériel.

Tout se passe comme si, le poète était condamné à utiliser la matérialité des mots, la sensualité du langage pour exprimer une réalité idéale ou spirituelle.

Autrement dit encore, la présence sensible des mots doit réussir à traduire l'absence, la disparition, la néantisation du réel : A la limite - et ce fut la grande hantise de Stéphane Mallarmé - le langage devrait proférer le silence.

 

 

5) Le Mythe de Stéphane Mallarmé

 

La vocation de la poésie, sa finalité, qui hante Stéphane Mallarmé est exprimée ainsi :

Evoquer dans une ombre exprès l'objet tu par des mots allusifs se réduisant à du silence égal, comporte tentative proche de créer.

 

Comment faire du silence avec des mots ?

 

Dans cette tentative, Stéphane Mallarmé pour éloigner le langage de toute présence sensible, rend ses droits à l'écriture :

L'écrit par sa composition typographique peut, par l'emplacement des groupes de mots et mots entre eux sur la page blanche, créer l'abstraction que les propriétés phonétiques des mots rendaient impossible. Le livre est le mode par excellence du langage parce qu'il n'en retient que le pouvoir d'abstraction, d'isolement, de transposition, parce qu'il éloigne radicalement les mots des choses réelles, et en même temps de celui qui parle et de celui qui écoute.

C'est ainsi que Stéphane Mallarmé demande au blanc de la page blanche, à la marge encore intacte, à l'espacement des mots, d'exprimer les rapports idéaux, spirituels qui constituent la vraie réalité.

 

Tel est le Mythe de Stéphane Mallarmé, son rêve : réaliser le Livre qui serait l'équivalent du monde, l'explication orphique de la réalité par le Nombre, l'envers idéal de ce que nous appelons la réalité, sorte d'apparence matérielle du Sens.

 

Conclusion :

 

La fin du XIXème siècle, c'est le moment où la contradiction entre les rapports sociaux et l'individualité prend la forme d'une impasse.

Au cœur du drame, il y a place pour “ La Naissance de la Tragédie ” :

C'est la découverte que le penseur fera avec Nietzsche, quand le philosophe devient en même temps poète : la vie de l'individu est à proprement parler “impossible ” parce qu'elle est sa propre négation : l'individu ne peut “ se ” manifester sans se “ réaliser ”, sans “ réifier ”, sans convertir “ en chose ” toute manifestation de soi, sans devenir un autre, étranger à lui-même, à ce qu'il “ veut ” être. Il n'y a aucune issue à cette tragédie vécue par l'individu hanté par la manifestation, le développement de son individualité -contredite par sa vie même-, que de “ vouloir ” périr “ soi-même ”.

La poésie doit permettre de dépasser le drame de la conscience de soi.

Mais voici l’impasse :

La poésie n’abolit les limites du moi qu’autant qu’elle réduit les choses à leur absence, qu’autant qu’elle réduit “ en poussière ” la diversité des choses qui constitue la réalité du monde. Le scintillement des mots fait s’évanouir le réel auquel renvoyaient nos signes.La blancheur qui aveugle le poète, comme la lumière de l’Être qui chez Platon aveuglait le prisonnier de la Caverne, soudain égale l’Être au Néant.

Le poète découvre le pouvoir de l’homme d’outrepasser ses limites ; mais, pour l’homme, comme l’écrira Georges Bataille : “ Mourir et sortir des limites sont une seule et même chose ”.

Stéphane Mallarmé le comprenait bien ainsi : Ce que le poète cherche à accomplir vivant, c’est l’expérience de la mort.

La pulvérisation lumineuse des choses par les mots ne s’accomplit que par la transformation du réel en cendres ou dans le retour des choses à la poussière.

Ainsi se trouve confirmée par l’expérience du poète la parole de l’Ecclésiaste : A la fin -quand les choses sont réduites en cendres- ce que l’on découvre était déjà au Commencement : Le Verbe, car le Verbe était Dieu ...

 

 

III. La vocation « révolutionnaire » de la poésie : Rimbaud

 

Ce n’est pas un hasard si l’éclair de la vocation « révolutionnaire » de la poésie illumine celui qui n’était pas encore un homme en l’instant de foudre où l’histoire dévoilait la possibilité de changer les rapports entre les hommes.

Comment le poète pourrait-il changer la valeur des mots abolie dans la signification figée des choses, si les hommes n’étaient pas capables de changer les choses où sont aliénés leurs rapports et leur vie ?

La vocation de la poésie est révolutionnaire parce que la révolution est possible qui ne peut changer les choses sans en bouleverser le sens.

Comment le poète pourrait-il ne pas vouloir changer le sens pour changer la vie ?

Telle fut l’illumination de Rimbaud, qu’il s’agit de revivre.

 

Et, même si le secret est perdu, qui peut dire aujourd’hui que la poésie est possible sans l’espérance de changer et les choses et la vie 

 

René Char répondra à cette question.

 

 

A) La lettre à Izambard du 13 Mai 1971

 

 

1. L’expérience de l’aliénation : de l’antagonisme à la contradiction.

 

L’aliénation se révèle d’abord sous la forme d’une contradiction “apparente”, évidente : c’est elle qui constitue le reproche adressé par le jeune Rimbaud à son ancien professeur et ami : Izambard, dans la lettre du 13 Mai 1871 ; l’accusant, semble-t-il, de simple mauvaise foi :

En même temps que vous affirmez vouloir être poète, dit-il à Isambard, « Vous revoilà professeur ! Vous roulez dans la bonne ornière ...», ce dédoublement ne vous étonne pas. Vous ne faites que vous soumettre à un principe : on « se doit à la Société ». Moi aussi, d’ailleurs, « je suis le principe» Mais, moi, je le fais «cyniquement » : je me fais « entretenir » : vous avez raison et moi aussi. La différence entre nous, c’est que vous vous dissimulez la contradiction, pendant que moi je l’exploite !

 

Mais, la contradiction n’est-elle pas plus grave qu’ Izambard ne le croit, en se la dissimulant par l’invocation d’un principe moral ? - Peut-on réduire la contradiction à la simple opposition de l’individu et de la société ?

Là l’on ne voit qu’une sorte de dualisme, une opposition externe, il s’agit d’un réel dédoublement, d’une contradiction interne.

 

« Au fond, s’écrie alors Arthur Rimbaud, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective».

 

Voici l’énorme contradiction qui est en vous, lui explique Rimbaud : En même temps que, “au fond”- subjectivement - vous vous reconnaissez comme auteur d’une œuvre (ne serait-ce qu’un poème), c’est à -dire comme créateur -source et origine de ce que vous faites- sujet de l’action ou du verbe, objectivement vous n’êtes en réalité que ce professeur, exécutant d’une partition écrite par d’autres.

Autrement dit : le « Je » n’est que subjectivement ce qu’il veut être : poète, créateur ; objectivement il est réellement un « Autre ».

Il s’empresse d’être un Autre ! « Votre obstination à regagner le râtelier universitaire - pardon ! - le prouve !».

 

Mais, Arthur Rimbaud ajoute aussitôt :

 

« Un jour, j’espère -et bien d’autres espèrent la même chose- je verrai dans votre principe la poésie objective ».

 

Pour que la contradiction disparaisse, il faut renverser les choses : Si un jour l’homme devient réellement créateur, la scission en l’homme, ce dédoublement par lequel « Je » qui se veut créateur (qui est aujourd’hui est subjectivement poète ! ) est objectivement un « Autre », auront disparu, la poésie sera réellement objective.

Il ne sera plus besoin, pour être poète, d’être de mauvaise foi, de se croire subjectivement poète, alors qu’on est objectivement un autre : « La poésie objective, je la verrais plus sincèrement que vous ne le feriez. »

 

Alors que « pour aujourd’hui » vous avez raison : on ne peut qu’être subjectivement poète parce qu’on écrit ; un jour, on sera objectivement poète, parce qu'on travaille. Et, dans une formidable ellipse, Arthur Rimbaud s’écrie : « Je serai un travailleur».

Et il explique cette vision révolutionnaire, prophétique d’une nouvelle vocation de la poésie, d’une nouvelle mission du poète :

« Quand les colères folles le poussent vers la bataille de Paris, seule le retient » cette “idée” que demain l’homme sera créateur, que le poète et le travailleur seront un seul et même homme, -un seul et même homme : celui qui aujourd’hui est séparé de la réalité par la poésie subjective et celui qui est séparé de la manifestation «subjective», de l’expression de soi, par l’esclavage du travail et la rude réalité .

 

A moins de se compter au nombre de « ces vieux imbéciles qui n’ont trouvé du Moi que la signification fausse », il faut reconnaître que l’expérience de la Commune -l’idée qu’elle fait naître chez l’adolescent en révolte contre la société bourgeoise- est décisive dans sa « révolution poétique ».

Comme l’écrit René CHAR, « le jeune Rimbaud était un poète révolutionnaire, contemporain de la Commune de Paris ».

 

 

2. De la Révolution à la Poésie

 

Il faut souligner le paradoxe : Quelle est cette « idée qui retient le poète quand les colères folles le poussent vers la bataille de Paris, où tant de travailleurs meurent pourtant, pendant que je vous écris ! ».

 

On s’attendrait à ce que l’adolescent poète, partisan de la Commune, poussé par de folles colères, regrettât, auprès de son maître Izambard, de ne pas prendre part à la bataille. Or il se contente, semble-t-il, d’exprimer la solitude du poète qui reste en marge des grands évènements auquel il est condamné à rester étranger. N’aurait-on pas affaire ici à l’expression par le poète de sa vocation solitaire ? - Ou mieux à la désillusion profonde (qui fait suite au désenchantement de la génération du Second Empire) d’une génération qui dénonce l’illusion du progrès, qui n’attend plus rien du peuple, ni de l’histoire, déchirée face à l’évènement de la Commune entre sa révolte et un nouvel espoir auquel adhère sa jeunesse ?

Après cette sorte d’aveu que Rimbaud fait à Izambard, n’écrit-il pas :

« Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève ».

De ce rejet du travail, on trouvera confirmation dans La Saison en Enfer :

« J’ai horreur de tous les métiers. Maîtres et Ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. - Quel siècle à mains ! - Je n’aurais jamais ma main. Après, la domesticité mène trop loin ».

 

L’éloge, bien plus l’exaltation de la paresse, de l’oisiveté serait pour le poète le seul viatique, qui remplace la croyance au progrès :

 

« Qui a fait ma langue perfide tellement qu’elle ait guidé et sauvegardé jusqu’ici ma paresse ? Sans me servir pour vivre même de mon corps, et plus oisif que le crapaud, j’ai vécu partout ».

 

Si l’on commentait ici « Une Saison en Enfer », il faudrait montrer comment l’oisiveté -un sommeil bien ivre sur la grève- est la seule voie pour échapper à la nécessité de vivre, à l’enfer d’une route sans issue, d’un monde clôturé, d’un «procès» sans fin.

Le travail n’est-il pas, -comme l’action, ce cher point du monde-, le nœud essentiel qui transforme notre lien à la vie en la nécessité de vivre, comme le dira Maurice Blanchot : « la nuit essentielle en cet infatigable travail du Jour » ?

 

C’est bien sur ce rejet du travail que s’achève ce paragraphe de la lettre à Izambard, dans les mêmes termes qui seront ceux de la Saison en Enfer, à cette différence près que Rimbaud ajoute un adverbe : « Travailler maintenant, jamais ».

Et c’est cet adverbe, qui renvoie à l’introduction du paragraphe, énoncée au futur : « Je serai un travailleur ».

 

Que signifie cette contradiction, sinon que le travail a un double sens?

- « Travailler maintenant, jamais » : parce que le travail est la base même de l'aliénation : l'origine de cette scission en l'homme par laquelle il ne peut jamais être lui-même qu'en étant un autre.

- « Je “serai” travailleur », parce que la révolution en cours -celle-là ou une autre plus tard- contient la promesse d'un autre avenir de l'homme où le poète et le travailleur ne feront plus qu'un, parce que le travail, comme la poésie, sera création, manifestation de soi. Un temps viendra où, l'individualité cessant d'être figée en son identité d'emprunt, “Je” deviendra, chaque heure, réellement Autre que lui-même (le même), - un temps où le Devenir- Autre, jusqu'alors vécu par le poète dans la Nuit essentielle, viendra à l'ordre du Jour.

 

Véritable vision de Rimbaud: N'est-ce pas la découverte par le poète du caractère temporaire, historique de l'aliénation : l'idée que le dédoublement de l'homme, la dichotomie de la vie, vécue comme un drame personnel, est une forme transitoire de l'individualité et de la vie humaines ?

 

Lorsque la réalité devient étrangère à l’homme, et apparaît en elle-même (en soi) dépourvue de sens, c’est alors que l’individu s’apparaît à lui-même comme origine de tout sens possible, la source de ses désirs, de ses pensées, de ses projets, c'est alors qu'il se confond avec cette identité empruntée que lui impose son appartenance sociale. Qu’est-ce alors que le moi sinon une fantasmagorie «entretenue par ceux qui ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs », mais, bien plus profondément, l’illusion de tout homme qui, condamné à ne plus jouer que sa partition, s’imagine être l’auteur de ses actes, de sa vie, ou, comme l'artiste, de son œuvre.

 

Telle est l'illusion, explique Arthur Rimbaud à Izambard, d'où naît le principe de la « poésie subjective », qui veut être l’expression lyrique d’un moi qui n’existe pas. Cette illusion semble nécessaire, fatale, insupportable, qui fait de l'homme le prisonnier de lui-même, de son « identité » ; elle est son véritable « servage ».

 

Quand le clairon ou le violon ignorent le travail qui les a façonnés à partir de la matière (le cuivre ou le bois) pour leur donner cette forme particulière, dont dépendent leurs capacités : la possibilité de jouer telle partition et non telle autre :«Il n’y a rien de leur faute »-

Il en va de même de l’individu humain, poète ou penseur : Parce qu’il ignore le travail qui l’a façonné malgré lui, de la même façon que le clairon ou le violon, (mais ayant en sus la conscience), l’individu s’identifie à cette forme particulière qui est devenue la sienne, à cet « autre », double inséparable de la conscience qu’il prend de lui-même. Et, ne jouant qu’une partition, déterminée par cette forme limitée, il s’imagine qu’il est le créateur d'une vie, d'une œuvre dont il ne joue en réalité qu'une « partition ».

Dénoncer cette illusion, c'est l'objet de la Lettre à Izambart, qui conduit Arthur Rimbaud à découvrir la nouvelle vocation -révolutionnaire- de la poésie

N’est-ce pas la poésie qui nous oblige à mettre en question à la fois cette illusion par laquelle « Je » s’apparaît comme origine de l’œuvre et cette limitation de l’individualité humaine ?

Cette double mise en question est l’objet de la Lettre fameuse du Voyant, adressée par Arthur Rimbaud à Demeny, le 15 Mai 1871.

Peut-on poser le problème du sens de la poésie, sans poser en même temps le problème de l’avenir de l’homme ?

 

C'est à partir de cette découverte d'Arthur Rimbaud que s'éclaire le chemin de la poésie moderne : s'interroger sur le sens de la Poésie, c'est poser la question du devenir de l'homme.

 

Avant d'aller plus loin, il faut évoquer René Char :

Comme chez Arthur Rimbaud, le premier pas de la vocation poétique de Char est un refus du travail aliéné, en même temps qu'une profonde admiration pour les travailleurs qui extraient le secret des choses au travers d'un objet qu'ils produisent et qu'ils recommencent comme un poème.

A l'attention de sa mère, qui voulait lui voir choisir un métier et une carrière, il écrivit cette énigme :

« Comment (se demandait Madame Feraporte, la mère) affronter la fureur du fauve qui, campé devant le miroir des toilettes intimes, se battait en vainqueur contre son propre reflet … »

A cette mère, incapable de comprendre la lutte de ce garçon contre l'image qui le fige, « les lèvres friandes de punition » et « s'adressant aux enfants chétifs.», René Char, à peine entré dans l'adolescence, répond : « Ne trépane pas le lion, qui rêve ». « Et, conclut le Poète, l'Avenir est fécondé ».

Le refus du travail est, chez le poète : Arthur Rimbaud ou René Char, le rejet instinctif du travail aliéné.

S'arrêtant devant les ateliers des hommes forts, le forgeron ou le maréchal-ferrant, qui s'appelait Blanchard, le Jeune Char se sent un peu parent de ces hommes, lui qui se promet déjà comme Rimbaud, de ne jamais travailler …

Son adieu au monde du travail dépend de la même énergie qui soutient les travailleurs.

 

Voici le poème de Char qui célèbre le travail:

 

FREQUENCE

 

Tout le jour, assistant l'homme, le fer a applique son torse sur la boue enflammée de la forge. A la longue, leurs jarrets jumeaux ont fait éclater la mince nuit du métal à l'étroit sous la terre.

L'homme sans se hâter quitte le travail. Il plonge une dernière fois ses bras dans le flanc assombri de la rivière. Saura-t-il enfin saisir le bourdon glacé des algues ?

 

Faire jaillir les étincelles de la boue enflammée, extraire la mince nuit du métal, là se situe la parenté du poète avec les travailleurs :

Et creusant le réel sous la surface des choses, qui ont perdu leur sens, au travers des étincelles de la forge ou des poèmes, c'est la terre exhaussée de son limon, c'est la nuit guérie de son obscurité :

Limon secouru, nuit guérie

 

René Char reprend l'hommage qu'Arthur Rimbaud adressait -un siècle plus tôt-, aux travailleurs, leur promettant le midi du repos, la paix du bonheur après leur harassant travail :

 

O Reine des Bergers

Porte aux travailleurs l'eau de vie

Pour que leurs forces soient en paix

En attendant le bain dans la mer à midi

 

 

 

B) La Lettre à Demeny : le nouveau sens de la Poésie

 

La lettre à Demeny reprend la question là où l'avait laissée la lettre à Isambard.

S'il est vrai que l'individu -tout être humain- ignorant qu'il est façonné par le travail comme le cuivre ou le bois dont on fait le clairon ou le violon, s'identifie à cette forme particulière, par quoi il est toujours « un autre »,

S'il est vrai que, se confondant avec la conscience qu'il prend de lui-même, il s'imagine que ce « moi » fantasmatique est le créateur de sa vie et de son œuvre, quand il ne joue que sa partition,

Qu'est-ce que la Poésie ? - D'abord, poésie subjective, victime de l'illusion, ne doit-elle pas découvrir sa nouvelle mission, son nouveau pouvoir ?

 

1) La Lettre à Demeny commence par une vision elliptique de l'histoire de la poésie :

1er mouvement :

« Toute la poésie antique aboutit à la poésie grecque ... »

 

En Grèce, le problème de la poésie ne se pose pas : parce que l’homme ne s’apparaît pas comme individu séparé du monde, l’Harmonie et le Nombre à l’œuvre dans la poésie traduisent « la vie harmonieuse ».

Ensuite : « De la Grèce au mouvement romantique ... , il y a des Lettrés, des Versificateurs, ... ... Tout est prose rimée ... Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans. »

 

C’est avec « Les Romantiques » qu’il faut commencer à poser la question, pour deux raisons :

Avec eux l’individu, sous la forme du moi, apparaît au centre de l’œuvre. Et, secondement, on peut dire qu’ils ont été « voyants sans trop bien s’en rendre compte. »

Laissons de côté « leur voyance » qu’on ne pourra comprendre qu’après avoir dit ce que nous-mêmes nous entendons par là et intéressons-nous à leurs limites.

Si l’on met à part Alfred de Musset, « quatorze fois exécrable » pour nous avoir livré « une peinture à l’émail » de son coeur, propre seulement à « mettre en rut» tous les séminaristes et les collégiens, il reste qu’ « on n’a jamais bien jugé le romantisme ».

 

« Ils (Les Romantiques) prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l’œuvre, c’est -à -dire la pensée chantée et comprise du chanteur ». « Car, ajoute aussitôt Arthur Rimbaud, Je est un Autre » et « Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute ».

Le commentaire de la Lettre à Isambard permet de comprendre ce passage difficile : Dès que le poète s’apparaît comme individu, il épouse le principe de la poésie subjective : jouant sa chanson, -sa partition-, il s’imagine lui-même «créateur » : Il ignore que sa chanson n’est pas l’œuvre, parce que l’œuvre n’est pas écrite par le « moi ».

Ce qui lui est dissimulé, par le fait même qu’il s’apparaît comme créateur, détenant seul le sens de sa chanson, c’est que sa partition n’est qu’une partie de l’œuvre, dont il ne connaît pas la genèse parce qu’elle est écrite par un autre.

Pour que sa chanson se confondît avec l’œuvre, il faudrait qu’elle fût l’expression consciente de sa pensée, que le poète comprît lui-même sa chanson, que le sens, qui s’exprime au travers de son chant, lui fût transparent.

Comment cela serait-il possible, alors que le « Je », qui se veut et se voit créateur, est un « Autre ».

L’individualité : ce moi figé, qui ignore son aliénation, constitue bien l’obstacle qui lui interdit de comprendre la poésie autrement que comme sa création.

 

2ème mouvement :

 

Or, la poésie n’est-elle pas précisément l’expérience qui dément l’inversion par laquelle le moi s’apparaît comme origine du sens ? N’est-ce pas la poésie qui nous permet de comprendre que l’œuvre, dont “Je” ne joue qu’une partition est écrite par un Autre ?

Mais, qui est cet Autre ? - Est-ce le moi, qui, façonné comme un instrument, ne peut jouer que sa partition, ignorant le sens de l'Oeuvre ?

Ou bien, si l'on abolit le « moi » - à la signification fausse - , ce que l'on entend, au-delà de sa partition, n'est-ce pas la pensée elle-même, la pensée chantée, qui n'est pas écrite par l'un ou l'autre, mais peut-être par personne ou par tous ?

Et Arthur Rimbaud s'écrie :

« Cela m’est évident, j’assiste à l’éclosion de ma pensée ; je la regarde, je l’écoute ; je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène ».

« Il ne faut pas dire : “Je pense”. On devrait dire : “On me pense” »- écrivait-il à Izambard.

 

Mystère de la poésie ou mystère que la poésie doit éclaircir ?

- Ce n’est pas seulement le mystère de la poésie qu’il faut éclaircir, mais bien celui de la pensée, de la genèse de la pensée, de la genèse du sens : C’est la «prodigieuse question », dont parle René Char à propos d’Héraclite, qui se trouve posée par l’expérience de la poésie et à laquelle elle est sommée de répondre.

Chercher la signification du « Je », lorsqu’on découvre que « Je est un Autre» ou chercher comment, dit René Char, l’homme peut « Déclarer son nom », telle est la voie à suivre.

 

3ème mouvement :

 

La condition préalable, pour que la vraie question se pose, c’est de ne pas valoriser le moi, comme source miraculeuse de nos idées et de nos actes, la subjectivité comme porteuse du sens ...

« Nargue aux vieux imbéciles qui n’ont trouvé que la signification fausse du moi», s’écrie Arthur Rimbaud : c’est à eux que nous devons d’avoir à « balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs ».

Nargue aux inconscients qui ergotent (sur le moi, la pensée, la subjectivité ) sur tout ce qu’ils ignorent tout à fait !

 

Si l’on balaie ces squelettes et ces billevesées, il faut bien reconnaître que la pensée est une vieille histoire :

« En Grèce, je l’ai dit, vers et lyres rythment l’action. Après, musique et rimes sont jeux, délassements ... L’intelligence universelle a toujours jeté ses idées naturellement ... [Les hommes ont toujours produit des « idées »]

« Les hommes [tous mais en particulier les penseurs] ramassaient une partie de ces fruits du cerveau : on agissait par, ou on écrivait des livres ».

Les idées, qui viennent on ne sait d’où apparaissent comme le moteur de nos actes ; et, recueillies par les penseurs, ils en font des livres.

 

« Telle était la marche. ».

 

Entre la sphère autonome des idées qui est le privilège des penseurs et l’action qui se donne pour la mise en pratique des idées ... , comment l’homme aurait-il pu poser, pendant des siècles -depuis Héraclite- la “prodigieuse question du Sens” ?

« Le monde marche. Pourquoi ne tournerait-il pas ? » s’écrira Arthur Rimbaud dans Une Saison en Enfer.

 

4ème mouvement :

 

« L’homme ne se travaillant pas, pas encore éveillé ou pas encore dans la plénitude du grand songe ».

 

Essayons de comprendre la formule :

Jusqu’à présent, parce qu’ « on agit par » les idées, parce que l’action apparaît comme la simple réalisation des idées, tout se passe comme si les idées menaient le monde. Jusqu’à l’expérience que font les travailleurs pendant la Commune de Paris, l’homme n’est « pas encore éveillé », il travaille en subissant son travail.

Il ne sait pas qu’il « se » travaille, qu’il a la possibilité de se faire en faisant son histoire, en agissant pour changer sa vie.

 

Pour Rimbaud, comme nous l’avons souligné, l’expérience de la Commune est décisive : c’est le travail qui change de sens : l’interjection de la Lettre à Izambard : « Je serai un travailleur » se réfère expressément à cette expérience. C’est de l’avenir de l’homme qu’il s’agit : je serai un travailleur parce que demain l’homme se fera en travaillant : « se travaillera » lui-même. Demain le poète ne sera plus en train d’écrire pendant que tant de travailleurs meurent.

 

Cette évocation de l’avenir de la poésie, liée à l’avenir de l’homme, est brève dans la lettre à Izambard : elle est interrompue par un retour à la dure réalité : Aujourd’hui où les conditions ne sont pas réalisées par lesquelles le travail doit changer la vie et changer l’homme, A bas le travail !

« Travailler maintenant, jamais ! Jamais ! Je suis en grève ! »

 

L'expérience, propre à soulever la question du sens est celle des Romantiques, en particulier des « Seconds Romantiques » qui ont été “voyants sans bien s’en rendre compte” : Face à une réalité devenue étrangère, privée de sens, les poètes sont partis en quête d’un autre monde et se sont donnés pour mission de rechercher, au-delà du monde sensible, le sens de la réalité : « Inspecter l’invisible, entendre l’inouï ». Certains, dans cette quête, franchissant les portes, abolissant la séparation entre l’invisible et le visible ont atteint « la plénitude du grand songe ».

Avec les Romantiques est née l’idée de voyance, mais ils n’en ont pas compris la portée : ils ont aboli la réalité pour chercher le sens ailleurs, substituant au monde réel un « autre monde », alors qu’il s’agit pour le poète de « restituer » le sens de la réalité, de faire revivre, renaître la réalité elle-même.

« Inspecter l’invisible et entendre l’inouï étant autre chose que reprendre l’esprit des choses mortes ».

Le poète fait partie de ce monde, il s’agit de le changer : il s’agit de restituer aux choses elles-mêmes leur sens.

 

Où est l’obstacle qui nous interdit de comprendre le sens de la poésie.? - Non pas dans l’existence d’une réalité matérielle étrangère au moi, à la conscience, qui constituerait la limite qui le sépare de l’être mais dans l’illusion du moi qui s’apparaît comme origine, ignorant qu’il est un autre, confondant l’humanité avec la forme particulière de son individualité, confondant sa partition avec l’œuvre.

 

Or, « Je est naturellement un Autre»

 

D’où viennent les idées dans la tête du penseur, la pensée dans l’âme du poète ? - Depuis que l’humanité existe, les idées sont les fruits du cerveau : le penseur ou le poète « recueillent une partie des fruits du cerveau » , - ces idées qui sont le produit de l’humanité , « jetées naturellement par l’intelligence universelle ».

 

Tant que le développement naturel de l’humanité qui produit les idées ne fut pas devenu étranger à l’individu ... il n’y eut pas de mystère de la pensée ... ... En Grèce encore « vers et lyres » rythment l’Action ...

Pour que « tant d’égoïstes » s’imaginent aujourd’hui être les auteurs des idées, il a fallu que l’individu, séparé de l’activité de l’humanité s’apparût comme «ego», un moi existant pour soi ..., découvrant en lui l’origine de la pensée et de l’action ...; dès ce moment, les idées semblent précéder l’action et l’action jaillir de la source mystérieuse du moi, coup de baguette magique qui jette une passerelle entre le moi et le monde ... « L’action, ce cher point du monde...! ».

 

C’est alors, au moment où il se constitue comme ego, que l’individu -déclarant son nom-, confondant « l'Humanité » avec la forme particulière de son individualité, devient un Autre étranger au développement de l’humanité, à son progrès, à l’inconnu qu’elle met à jour au fur et à mesure de son développement.

 

5ème mouvement :

 

On ne peut dès lors comprendre le sens de la poésie et la mission du poète que dans la perspective d’un autre avenir de l’individualité :

Parce qu’il confond l’humanité avec la forme particulière de son individualité, l’homme s’apparaît comme l’auteur de sa pensée et de ses actes, il s’interdit réellement de devenir un autre, de changer sa vie du même pas que l’humanité progresse et d’anticiper par la pensée ce développement.

C’est seulement, lorsque sera brisée, éclatée la sphère de l’ego (qui s’apparaît comme le centre d’où naissent et la pensée et l’action), lorsque « Je » sera réellement devenu « un Autre » en cessant d’être étranger à l’humanité, que la poésie trouvera son vrai sens ...

 

« Le poète définirait [alors] la part d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle ; il donnerait plus que la formule de sa pensée, que l’annotation de sa marche au progrès !

Enormité devenant norme, il serait vraiment un multiplicateur de progrès ...».

 

Voilà une « prophétie » qui mérite qu’on la comprenne.

 

 

C) Un contre-sens impossible

 

S’agit-il du retour à l’idée des premiers romantiques selon laquelle le poète serait le héraut du progrès de l’humanité ? Le poète serait le penseur qui éclaire la marche de l’humanité au progrès ; porteur de l’Idéal, il formulerait l’espérance de l’Avenir.

En 1871, Arthur Rimbaud, inspiré par la Commune, comme les Romantiques par les Révolutions de 1830 et 1848, ressusciterait-il l’idée d’une finalité de l’Histoire où serait inscrit le progrès de la raison ou de l’esprit et la perspective du bonheur humain ? Serait-il le prophète de cet idéal que deux ans plus tard dans la Saison en Enfer, il tourne en dérision :

 

« Qu’étais-je au siècle dernier ? Je ne me retrouve qu’aujourd’hui ... La race inférieure a tout couvert - Le peuple, comme on dit, la raison ; la nation et la science.

... La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès, le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ? C’est la vision des nombres. Nous allons à l’ESPRIT ... !».

 

L’instauration du Second Empire, l’installation de l’ordre moral ont définitivement ruiné cette illusion. Le pessimisme de Charles Baudelaire a révélé la contradiction.

 

« Hélas ! Tout est abîme - action, désir, rêve

Parole ...

...

Et mon esprit toujours du vertige hanté

Jalouse du néant l’insensibilité

- Ah ne jamais sortir des Nombres et des Etres. »

 

Nous sommes définitivement séparés de la vision des Nombres et des Etres par le gouffre qui sépare nos actions, nos désirs, nos rêves, notre langage de toute finalité. L’espoir, vaincu, d’un avenir de l’homme laisse place à l’angoisse d’une existence d’où le sens s’est absenté. L’inconnu ne désigne pas les limites -provisoires, temporaires- d’une histoire du genre humain mais le vide sans limites de la condition humaine.

En vain, l’homme se penche-t-il sur lui-même, « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau » : « demain, hélas, il faudra vivre encore, demain, après demain et toujours ! ».

 

Il faudrait ici citer toute la Saison en Enferpour montrer qu’Arthur Rimbaud fait sienne l’expérience de ce temps, en la menant jusqu’au bout : “ Assez vu, Assez eu, Assez connu ! ». Tel est le point de départ et le dernier mot de l’expérience.

L’enfer n’est rien d’autre que la vie : « La vie est la farce à mener par tous ! ».

Toutes les tentatives -travail, morale, religion, l’action surtout mais aussi débauche, folie et luxure- pour échapper à l’absurde nécessité de vivre, sont autant d’échecs ... L’ennui, lui-même, est un échappatoire : “l’ennui n’est plus mon amour”.

 

« Assez ! Voici la punition. - En marche !»

« Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère. »

 

On s’éveille clairon ou violon, professeur, général, marchand, travailleur, païen ou chrétien charitable, converti au bien ou au bonheur ou bien encore au salut ...

On s’éveille « et c’est encore la vie ! Oui “la damnation éternelle” !».

 

Comment échapper à la vie ? Rien d’autre qu’ « un sommeil bien ivre sur la grève». « La vie dure, l’abrutissement simple. Soulever, le point desséché, le couvercle du cercueil, s’asseoir, s’étouffer ».

 

La fin du XIXème siècle, c'est le moment où la contradiction entre les rapports sociaux et l'individualité prend la forme d'une impasse.

La vie de l'individu est à proprement parler «impossible » parce qu'elle est sa propre négation : l'individu ne peut « se » manifester sans se « réaliser », sans « réifier », sans convertir « en chose » toute manifestation de soi, sans devenir un autre, étranger à lui-même, à ce qu'il «veut» être. En France, c'est avec l'écrasement de la Commune que la figure du poète «suicidé par la Société » se réalise dans l'image du Poète Maudit.

- « Le Poète Maudit », n'est-ce pas la nouvelle forme de conscience que l'artiste prend de lui-même, en un temps où il vit une nouvelle situation sociale qui lui interdit d'être lui-même ? Il connaît la folie parce que l'aliénation n'est plus seulement l'obstacle à la manifestation de l'individualité ni l'abîme qui sépare l'individu de lui-même mais bien la dissociation de la personnalité, l'éclatement de la conscience de soi quand l’homme, devenu réellement étranger à lui-même, ne peut devenir un Autre homme.

 

 

 

D) Arthur Rimbaud, ce “Grand Astreignant”( Char)

 

 

L'Histoire a mis à l'épreuve la prophétie romantique : - Après le moment de foudre de la Commune, comment ne pas savoir qu'on ne changera pas l'homme, qu'on n'échappera jamais à « l'odieux individualisme » de la conscience de soi, sans changer le « monde de l'homme » ?

Mais l'illumination de cet éclair, dont la retombée fut sanglante, trace un nouveau viatique :

S'il est prouvé -l'instant de cet éclair- que l'homme peut devenir un “autre”, la vocation du poète ne peut plus être de prophétiser l'avenir de l'Homme :

« Le poète définirait la part d'inconnu s'éveillant en son temps … Il donnerait plus que la formule de sa pensée, que l'annotation de sa marche au progrès. »

 

C'est alors que la poésie serait « en avant » : réalisant la mission que lui assignaient les premiers romantiques, “voyants sans le savoir” « elle serait, commente René CHAR, de la pensée chantée ; elle serait l'œuvre en avant de l'action et serait (en même temps) sa conséquence finale. »

 

René CHAR poursuit :

 

« La poésie sera alors sa propre maîtresse, étant maîtresse de sa révolution ; le signal du départ donné (à la fois par les héros de la Commune et le poète, héraut de sa révolution), l'action “en vue de” se transformant sans cesse en action “voyant”», c'est alors qu'au travers de la poésie se réalise la prophétie du devenir de l'homme.

Aucune erreur n'est possible, alors même que le contre-sens est, là aussi, de règle : Sous la figure du Poète Maudit, -celui que la société a suicidé et condamné à la folie (en le condamnant à n'être qu'un étranger “pour soi”)- se cache la folie de ces héros désespérés d'un moment de l'histoire, montant à l'assaut du ciel : C'est eux qui ont appris au Poète que l'homme pouvait devenir lui-même en devenant un Autre, remettant entre ses mains la charge de l'humanité, et l'œuvre, jamais accomplie, du devenir humain.

« Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle : il donnerait plus – que la formule de sa pensée, que l’annotation de sa Marche au Progrès ! Enormité devenant norme, absorbée par tous, il serait un multiplicateur de progrès ! »

 

Pour être poète,il faut croire en l'avenir de l'homme. C'est une croyance que la pensée a formulée comme un idéal, celui de la marche au progrès, dont le poète s'est fait le héraut. Mais, l'idée n'est que la “formule de la pensée”, “l'annotation” par la pensée de la marche au progrès, comprise comme un chemin, dissimulant sous la forme de l'idéal ou de la fin « le bon mouvement » en quoi consiste la marche. Dans l'idée de Progrès s'exprime l'inversion par laquelle on s'imagine que les idées mènent le :monde et, que le monde, selon les mots d’Une saison en Enfer, marche à l'Esprit !

Ce qui est masqué par l'idée de progrès, ou la promesse d'un bonheur à venir, c'est la réalité « matérielle », effective du devenir sans fin -sans finalité- de l'humanité.

 

« Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez ! » s'écrit Arthur Rimbaud

 

Mais, si cet avenir est matérialiste, si aucun idéal ne peut dessiner le modèle du monde et le visage de l'homme, qui sont à venir, si l'on doit prophétiser le changement du réel et de la vie sans leur assigner une fin, comment « dire » le sens de cet à venir – de ce “devenir”? Quel est le sens de cet espoir, « transformé en un bon mouvement », qui n'est pas la candeur, ni l'assurance d'un quelconque “âge d'or”, d'un “paradis hilare” ?

 

En ce temps -et peut-être à tout jamais- seule la poésie peut le “dire”

« Toujours pleins du Nombre et de l’Harmonie, ces poèmes seront faits pour rester.. .. »

Pourquoi seront-ils « faits »ainsi, sinon parce qu’ils ne seront rien d’autre que les traces, les marques laissées par les pas de la marche-avant de l’humanité, attestation d’une harmonie, d’un accord s’inscrivant dans la vie même, comme une partition écrite par tous ? « -Au fond ce serait encore un peu la poésie grecque. L’art éternel aurait ses fonctions, comme les poètes sont citoyens. »

 

Si l’on pense au lyrisme humanitaire et prophétique des Romantiques qui se voulaient guides du peuple parce qu’ils n’en faisaient point partie, leur poésie ne faisait que rythmer l’action de conquête de la bourgeoisie. Mais, dans cet avenir, « l’art éternel aurait ses fonctions, comme les poètes sont citoyens. » - parce qu’ils seront eux-mêmes citoyens ( comme en Grèce) ou travailleurs ( comme aujourd’hui).

Autrement dit : «  La Poésie ne rhythmera plus l’action ; elle sera en avant. »

 

Telle est l’énigme : La poésie éclaire l'avenir de l'homme, toujours en avant de l'action. Mais, en même temps, l'avenir de l'homme n'a de sens que dans l'éclair de la poésie.

René CHAR formule ainsi la contradiction:

« La poésie ne rythmera plus l'action, elle en sera le fruit et l'annonciation jamais savourés, en avant de son propre paradis. »

 

« Ces poètes seront ! » s’écrit Rimbaud.

La proclamation ne saurait avoir de sens que si l’on comprend la poésie à travers la transformation des rapports humains réels c’est à dire des rapports sociaux.

 

Veut-on comprendre comment la transformation des rapports sociaux est, en même temps, la métamorphose de la vision du monde, il suffit d’imaginer le renversement du rapport le plus inégal, qui nous paraît le plus naturel parce qu’il détermine notre perception des choses : celui de l’homme et la femme. Imaginons la fin de l’infini servage de la femme ; et c’est notre perception, nos sentiments, nos idées qui, d’un seul coup d’archet, - et notre vie – qui se trouvent changés :

Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme , - jusqu’ici abominable, -lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? – Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons. »

 

Qu’est-ce que la poésie sinon le changement permanent de notre vision et de notre compréhension du monde à partir du jour où les hommes, maîtres de leur avenir, inventeront sans cesse de nouveaux rapports entre eux ?

 

René Char écrit :

« Rimbaud est le premier poète d'une civilisation non encore apparue, civilisation dont les horizons et les parois ne sont que des pailles furieuses. »

 

Voici la contradiction : La promesse que le poète énonce, c'est un Autre qui la tiendra ; et l'avenir qu'il annonce, qu'il promet, n'a de sens qu'au présent, de sorte que « le fruit et l'annonciation ne seront jamais savourés. »

L'homme, qui veut être Poète, est toujours « en avant de son propre paradis ».

 

N’est-ce pas dire que la vie du poète est un Enfer ?

E) La décision résolue :

 

« En attendant,demandons au poète du nouveau, - idées et formes. »

 

Il faut citer intégralement la mission du poète définie dans la lettre à Izambard :

 

« La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ! Cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! – Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.

Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.

Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant ! - Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! ».

 

Rimbaud a dix sept ans. Extraordinaire résolution de l’adolescent qui a la « rage au cœur », en même temps qu’une invincible espérance.

Char l’a montré : Avec l’éclair de la Commune de Paris, l’espérance est née au cœur de l’adolescent comme « la lueur d’une lampe inconnue allumée aux confins du monde ».

Enfin l’avenir, pour la première fois, a le sens de l’inconnu ; car le monde n’existe pas ! « Nous ne sommes pas au monde », parce que le monde n’est rien avant qu’il ne devienne l’invention des hommes.

L’espérance s’allume comme une lueur aux confins du monde, parce que ce monde-ci doit être aboli pour que l’espérance voie le jour. Faut-il que, par un secret servage, l’homme soit prisonnier de ce monde pour qu’il confonde l’espérance avec l’espoir de lendemains qui chantent !

L’espérance des communards est le contraire de l’utopie qui dessine le futur ; c’est la révélation que l’avenir n’est rien d’autre que le devenir des hommes, qui n’a pas de fin ; c’est l’expérience de la folie, s’il est vrai, comme dit le poète, que « la fin de la folie est imprévisible ». C’est l’illumination, en un instant de foudre, d’un chantier sans limites où triomphent les « travailleurs » !

  • « Je serai un travailleur »,clame Rimbaud à l’oreille de son professeur.

 

Voici le raccourci du raisonnement, l’ellipse qui conduit de l’espérance à la poésie :

Parce qu’il est clair que les hommes peuvent changer le monde, pourvu qu’ils l’abolissent, il faut dès maintenant changer la vie. Ce qui jusqu’à présent était impossible devient possible : « Je » peut devenir un Autre pourvu qu’il s’emploie à abolir le « moi », et qu’il consente à la folie qui abolit les frontières du possible, en même temps que les contours du moi et le visage de l’Homme.

« Voleur de feu », le poète « est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue ; -Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra !….Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant.»

 

Pourquoi celui qui veut être poète peut-il – et doit-il - tenter l’expérience pour anticiper l’avenir ?- Précisément parce qu’il est poète.

Pour comprendre cette énigme, il faut revenir sur la violente condamnation par Rimbaud, jeune poète, de la poésie subjective : Le poète, comme tout homme est victime de l’aliénation, puisque « le principe de la société » veut qu’il soit poète, comme d’autres sont professeur, employé ou travailleur manuel, rivés, leur vie durant, à leur condition sociale : chacun est condamné, à son insu, à n’être que cet « autre », défini et figé dans une identité d’emprunt. Mais le poète est non seulement victime, mais, d’une certaine façon, complice de l’aliénation : là où tout individu confond cette identité d’emprunt avec sa personne, où il croit reconnaître son « moi », le poète consacre cette illusion : En faisant de la poésie la célébration du moi, il lui confère une fausse réalité, la profondeur mensongère d’une « subjectivité » porteuse d’émotions, de désirs, de sentiments, d’idées, que son chant se donne pour mission d’exprimer. Là où tout individu, victime de l’illusion du moi, s’imagine être l’origine de ses idées, la source de ses sentiments et de ses émotions, le poète va jusqu’à prétendre qu’il est le créateur d’une œuvre, se proclamant l’auteur de ces idées.

Ces idées qui ne sont que « les produits du cerveau » nés du développement même de l’humanité.

 

A travers la condamnation de la poésie subjective, c’est l’abolition du moi qui est programmée. Le Moi n’est pas seulement une fantasmagorie ; c’est le lieu où s’élabore, sous la forme (psychologique) d’une intériorité fictive, composée de nos désirs, de nos sentiments et de nos idées, une image figée des rapports avec le monde à laquelle nous identifions notre vie, qui nous interdit de les transformer, qui va jusqu’à nous dissimuler la possibilité de changer la vie.

La conscience qui nous sépare du monde est-elle autre chose que l’illusion d’un moi qui s’appréhende comme une chose ? L’illusion par quoi le monde nous apparaît comme une réalité étrangère est celle d’un moi qui est devenu étranger à lui-même. L’extériorité du monde est-elle rien d’autre que l’image inversée de l’intériorité du moi ? Le monde perçu comme objet est l’illusion d’un moi qui s’appréhende comme sujet.

La poésie ne sera objective qu’à partir du jour où les hommes « réinventeront » le monde, car, peut-on réinventer le monde sans le « voir » autrement ?

 

«En attendant, …étant chargé de l'Humanité », le poète doit dès maintenant anticiper le devenir de l'homme en apportant lui-même la preuve -« jamais une fois toutes » (René Char)- qu'on peut « changer la vie ».

Être voyant, ce n'est pas, comme l'ont cru les romantiques, prophétiser par la pensée l'avenir de l'homme ; c'est, dès à présent, -faisant sur la conscience de soi «le bond de la bête féroce », étreignant « la rugueuse réalité.»-, c'est voir le monde «autrement », en même temps que “Je” devient réellement un Autre.

 

Au cœur du drame, il y a place pour l'irraisonnée tentation de vouloir « changer la vie » :

Telle est l'illumination qui, à la fin du siècle, sortira le poète de « l'ornière » de la poésie révérant une beauté étrangère, et de sa vocation, qui l'identifie à son image : sa «figure » souveraine et maudite d'artiste et de poète :

Devenir « réellement » un Autre, non plus malgré soi comme le bois devient violon entre les mains du luthier, mais par la transformation raisonnée de soi, qui déclenche la mutation de l'individualité et un devenir sans fin, sans support et sans limites, à la façon dont le violon, par un coup d'archet, devient musique et chanson!

 

Il n'y a pas d'autre réponse à cette tentation, vécue par l'individu comme la tentative de changer la vie que de sortir de soi, d'abolir par tous les moyens la conscience de soi, où s'emprisonne toute manifestation de l'individualité humaine.

Et René CHAR conclut à propos de ce « Grand Astreignant » :

« Rimbaud ne se sentait ni ne se voulait artiste. Merveilleuse ingénuité où sa violente nature s'accrochait, se tenait. En se taisant, il le devint malgré lui. »

 

Voici l’énigme où s’accomplit la décision: Sans comprendre, nous admirons Rimbaud pour l’œuvre qu’il n’a pas « voulu »écrire. Poète, il le devint « malgré lui, en se taisant. »

A tous ceux qui prétendent « des produits de leur intelligence borgnesse » être les auteurs, mais aussi à tout homme qui s’imagine être l’auteur de sa vie, Rimbaud n’a-t-il pas apporté la preuve que l’œuvre est impossible ?

Est-ce le signe de la finitude de l’homme où se révélerait l’impossibilité de « sortir des limites » ?

Ou bien, plutôt, l’avertissement qu’il n’y a pas de limites au devenir de l’homme, ? Chacun est condamné au silence parce que la vie et l’œuvre sont écrites par tous.

« Celui qui arrive à l’inconnu .. qu’il crève dans son bondissement », en laissant trace de ce qu’il a «vu »… « Viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! »

 

 

 

 

 

 

Conclusion provisoire : De Rimbaud à René Char

 

 

1) L’impasse de l’Histoire

 

Près d'un siècle sépare le « passage » d'Arthur Rimbaud du Poème de René CHAR

Retraçons le chemin :

A la fin du XIXème siècle, au moment où Nietzsche réfléchit, où Van Gogh peint, le système a développé ses contradictions qui s'étendent à tous les domaines de la vie et explosent sous toutes les formes de l'aliénation -religieuse, morale, psychologique-, sans qu'apparaisse une force historique capable de résoudre ces contradictions. L'individu -penseur, écrivain ou artiste-, qui subit toutes les aliénations sans pouvoir en comprendre l'origine s'apparaît à lui-même comme le lieu ou le nœud de la contradiction.

La contradiction entre l'affirmation de soi (qu'exige la création de l'œuvre) et l'aliénation de soi, est vécue comme mutilation de la vie, comme éclatement de la personnalité, comme imminence de la folie.

C'est bien la première découverte d'Arthur Rimbaud : en découvrant l'aliénation, vécue par l'artiste comme un drame, l'homme a perdu son “identité” (empruntée à son individualité sociale) : impossible de “déclarer son nom” sans découvrir que «Je est un Autre ».

 

A la date où René CHAR écrit, Michel Foucault fait le diagnostic :

Depuis la Mort de Dieu, proclamée par Nietzsche, on ne peut plus penser l'identité de l'homme, dont l'être est toujours à distance de lui-même : Si l'être dont il est séparé n'est plus l'Être, c'est-à-dire Dieu mais lui-même, il faut comprendre comment l'homme peut être soi-même en étant un autre.

- Comment puis-je être le « même », moi qui suis en même temps un Autre (au travers de mon corps, de mon individualité sociale, de ma culture) ?

Quand l'individu prend conscience de lui-même, il ne découvre pas une dualité de la nature humaine, mais ce double, cet autre lui-même, qui est son corps, son être social, sa culture. Et, « ce double a beau être proche, il lui est étranger. »

Dès ce moment, « ce que la pensée moderne prescrit de penser, c'est quelque chose comme “le même”: elle s'efforce de retrouver l'homme en son identité, en cette plénitude ou ce rien qu'il est lui-même. »

 

Et, par ces derniers mots, Michel Foucault indique les deux voies qui se sont ouvertes à la réflexion pour tenter de réconcilier l'homme avec son double (avec lui-même).

- D'un côté, c'est la voie qui conduit à Hegel et ses épigones qui, dans une vision eschatologique, pensent l'identité de l'homme avec soi comme une «plénitude achevée, rejointe » au terme d'une histoire, qui serait la fin de sa séparation d'avec le monde ou de son aliénation.

- De l'autre, c'est la voie de la philosophie existentielle, où l'homme découvre que son identité se confond avec « ce rien qu'il est lui-même », avec ce vide qui constitue son être même.

 

Ce sont ces deux voies que l'histoire a refermées :

 

La première voie : l'espérance d'une plénitude retrouvée, d'un accord de l'homme avec lui-même et avec le monde réalisé par le mouvement même de l'histoire, ce grand idéal porté par la Révolution d'Octobre 1917, par les mouvements sociaux précédant la Guerre, par l'enthousiasme de la Libération, a fait long feu.

« On a coutume, en tentation, écrit René CHAR, d'allonger l'ombre claire d'un grand idéal devant ce que nous nommons, par commodité notre chemin … »

Encore « En 1945 nous nous sommes imaginés que l'esprit totalitaire avait perdu, avec le nazisme, sa terreur, ses poisons souterrains et ses fours définitifs. »

Mais, en 1960, informés des crimes “staliniens”, ne faut-il pas admettre que « ces excréments sont enfouis dans l'inconscient fertile des hommes » ?

-

« La perspective d'un paradis hilare détruit l'homme ».

 

La seconde voie, qui ne reconnaît d'autre essence à l'homme que sa liberté d'inscrire dans le monde son projet, transformant l'action en une manifestation intempestive, s'est trouvée naturellement contredite par une histoire qui a figé le monde en un univers qui impose à l'individu dans tous les domaines ses lois, sa nécessité de fer, sa domination sans visage.

 

La question anthropologique de la philosophie : « Qu'est-ce que l'homme »? a fait place à l'interrogation de l'individu sur lui-même : « Qu'est-ce qu'être soi-même ? - Qui suis-je ? »

 

A cette interrogation, l'homme ne sait plus répondre :

 

Le temps de la vie où s'inscrit l'imminence de la mort, le temps de l'histoire où se manifeste l'objectivité des rapports sociaux, l'héritage de la culture où se manifeste le passé de l'humanité, « tous ces contenus qui se révèlent extérieurs à lui, dominant l'homme, le surplombant de toute leur solidité, le dispersent à travers le temps et l'étoilent au milieu de la durée des choses, comme s'il n'était rien de plus qu'un objet ou un visage qui doit s'effacer dans l'histoire. »

« Ce qu'annonçait la pensée de Nietzsche », écrit Foucault, semble bien s’accomplir : « C'est l'éclatement du visage de l'homme et le retour de ses masques».

 

En cette époque où les contradictions du réel semblent figées dans l'antagonisme du monde de la “Guerre Froide”, où le procès -le progrès ?- de l'histoire semble s'incarner, avec les Trente Glorieuses, dans la croissance et le triomphe du système; en cette époque où l'homme, « éclaté dans la prolifération des choses », a abandonné la recherche de son identité au profit de la quête du bonheur, - Ce “Cheval de Troie”, qui dissimule « une espèce d'indifférence colossale à l'égard de la reconnaissance des autres et de leur expression vivante »

 

-Qu'est la leçon de Rimbaud devenue ?

 

L'actualité de la Commune de Paris, son expérience révolutionnaire avaient conduit Arthur Rimbaud de la découverte de l'aliénation (-où “Je” est étranger à lui-même) à l'espoir de changer la vie, à la folle volonté d'apporter la preuve qu'un devenir-autre de l'homme est possible.

Après « le mouvement failli » de l'histoire, qui l'a emporté sur les espérances des hommes, que devient « l'espoir » d'un avenir de l'homme ?

Ce chemin que semblait tracer l'histoire, nous ne savons pas maintenant où il conduit : « ce trait sinueux n'a pas même le choix entre l'inondation, l'herbe folle ou le feu ! ».

 

Et pourtant …

 

René CHAR répond :

 

« Dans le moment que nous vivons - je pense surtout à ceux qui sont aux prises avec cette hypnose certaine que répand le climat d'une époque - l'espoir, ce ressasseur peu sûr, est vraiment le seul langage actif, et le seul repoussoir susceptible d'être transformé en bon mouvement. Nous sommes tenus d'assurer que cet espoir n'est pas candeur. »

 

Quel est le sens de cet espoir, « transformé en un bon mouvement », qui n'est pas la candeur, ni l'assurance d'un quelconque “âge d'or”, d'un “paradis hilare” ?

 

En ce temps -et peut-être à tout jamais- seule la poésie peut le “dire”

 

« La poésie est la solitude sans distance parmi l'affairement de tous, c'est-à-dire une solitude qui a le moyen de se confier.

 

C'est à la prophétie d'Arthur Rimbaud, poète révolutionnaire que René CHAR se réfère quand il écrit cet “Encart” :

 

« Il n'y a plus de peuple-trésor mais de proche en proche, le savoir infini de l'éclair pour les survivants de ce peuple. »

 

 

 

2) La poésie et le devenir de l’homme

 

« Nous demandons à l'imprévisible de décevoir l'attendu »

 

 

Le passage-éclair d'Arthur Rimbaud se résume en une énigme :

La poésie doit éclairer l'avenir de l'homme, toujours en avant de l'action, qui serait sa conséquence finale. Mais, en même temps, l'avenir de l'homme n'a de sens que dans l'éclair de la poésie.

Sans doute, est-ce la raison pour laquelle Arthur Rimbaud devait se taire. Et, c'est à mettre en œuvre cette énigme, dans l'éclair des poèmes, que René CHAR a consacré sa vie :

 

« La poésie ne rythmera plus l'action, elle en sera le fruit et l'annonciation jamais savourés, en avant de son propre paradis. »

 

Telle est la contradiction : La promesse que le poète énonce, c'est un Autre qui la tiendra ; et l'avenir qu'il annonce, qu'il promet, n'a de sens qu'au présent, de sorte que « le fruit et l'annonciation ne seront jamais savourés. »

C'est l'homme, devenu Poète, qui est toujours « en avant de son propre paradis ».

 

 

Pour être poète,il faut croire en l'avenir de l'homme. C'est une croyance que la pensée a formulée comme un idéal, celui de la marche au progrès, dont le poète s'est fait le héraut. Mais, l'idée n'est que la “formule de la pensée”, l'annonciation” par la pensée de la marche au progrès, comprise comme un chemin, dissimulant sous la forme de l'idéal ou de la fin « le bon mouvement » en quoi consiste la marche.

Dans l'idée de Progrès s'exprime l'inversion par laquelle on s'imagine que les idées mènent le :monde et, que le monde, dirait Arthur Rimbaud, marche à l'Esprit !

Ce qui est masqué par l'idée de progrès, ou la promesse d'un bonheur à venir, c'est la réalité « matérielle », effective du devenir sans fin -sans finalité- de l'humanité.

 

« Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez ! » s'écrit Arthur Rimbaud

 

Mais, si cet avenir est matérialiste, si aucun idéal ne peut dessiner le modèle du monde et le visage de l'homme, qui sont à venir, si l'on doit prophétiser le changement du réel et de la vie sans leur assigner une fin, comment affirmer que le “devenir” a un sens ?

Que signifient le devenir sans fin de l'humanité et l'avènement “imprévisible” d'un autre homme ?

 

René CHAR nous explique comment la poésie d'Arthur Rimbaud rend caduque cette question.

Voici les extraits de ce texte :

« Rimbaud est le premier poète d'une civilisation non encore apparue, civilisation dont les horizons et les parois ne sont que des pailles furieuses.

Pour paraphraser Maurice Blanchot, voici une expérience de la totalité fondée dans le futur, expiée dans le présent, qui n'a d'autre autorité que la sienne. »

……

Rimbaud s'évadant situe indifféremment son âge d'or dans le passé et dans le futur. Il ne s'établit pas. Il ne fait surgir un autre temps sur le mode de la nostalgie ou celui du désir que pour l'abattre aussitôt et revenir dans le présent, cette cible au centre toujours affamé de projectiles, ce port naturel de tous les départs. Mais de l'en-deça à l'au-delà, la crispation est extraordinaire, Rimbaud nous en fournit la relation.

Dans le mouvement d'une dialectique ultra-rapide, mais si parfaite qu'elle n'engendre pas un “affolement” mais un tourbillon ajusté et précis qui emporte toute chose avec lui, insérant dans un devenir sa charge de temps pur, il nous entraîne, il nous soumet, consentants.

En poésie, on habite que le lieu que l'on quitte, on ne crée que l'œuvre dont on se détache, on n'obtient la durée qu'en détruisant le temps. Mais tout ce qu'on obtient par rupture, détachement et négation, on ne l'obtient que pour autrui. La prison se referme aussitôt sur l'évadé. Le donneur de liberté n'est libre que dans les autres. Le poète ne jouit que de la liberté des autres. »

 

 

Tout nous interdit de comprendre et Arthur Rimbaud et le commentaire de René CHAR et la mission -la tâche- de la poésie.

Pourquoi est-il à proprement parler impossible à l'homme, d'aujourd'hui et d'hier, de comprendre ?

Pourquoi est-il contraint de penser son âge d'or dans le passé sous la forme de la nostalgie, son paradis dans le futur sous la forme du désir et du bonheur, de sorte que le présent n'est rien sinon la conscience de lui-même, qui est comme un Autre, dont il est -par “son” passé et “son” futur- radicalement séparé ?

Son” passé et “son” futur sont les liens qui « réalisent » son appartenance au monde, ou mieux la « réifient », transforment son présent, -sa présence au monde ou sa vie- en une réalité, sans laquelle il ne saurait « Déclarer son nom », sans laquelle il lui faudrait bien reconnaître qu'il n'a pas d'identité.

 

C'est bien le mode de son appartenance au monde -dans la forme de l'aliénation -véritable servage-, qui, sous la figure de son identité d'emprunt, lui dissimule qu'il vit au présent son à-venir, dans ce passage qui est subjectivement l'action et qu'on appelle objectivement le devenir.

 

Qu'est-ce que cela veut dire sinon que ce monde auquel, dans son devenir objectif (dans son histoire), l'individu appartient, à son tour appartient à l'individu dans son présent, « ce port naturel de tous les départs

Ce présent, c'est le moment subjectif du devenir, où l'individu peut découvrir que, sous l'apparence de son identité (d'emprunt), il n'est rien d'autre que ce qu'il «devient », en même temps et à condition qu'il change la vie et transforme le monde (les conditions de vie).

Tant que les hommes n'ont pas commencé à « changer la vie », à transformer le monde, il est interdit à l'individu de comprendre pourquoi il lui est impossible de «déclarer son nom », de décliner son identité.

Impossible de déclarer son Nom, de « réaliser » son identité, parce que l'à-venir n'existe pas hors de ce présent où il a pour tâche (humaine) de devenir autre.

 

Voici l'obstacle : Les possibles, inscrits dans le réel, qui permettent à l'individu -chaque jour de sa vie- de “se” réaliser, de « réaliser » son identité (sociale), dénoncent comme « prohibée » toute possibilité de changer le réel, de changer la vie, de se changer « lui-même ».

Il faut, nous dit René CHAR en ses poèmes, un évènement, comme l'instant de foudre d'une Rencontre, pour que cette possibilité de changer la vie, de devenir un Autre -en prenant un nouveau départ- vienne soudain au jour et se confonde -l'instant d'un éclair- avec le possible diurne.

Ce qui est « prohibé » devient soudain possible.

 

« Dans le mouvement d'une dialectique ultra-rapide, [l'éclair de la Rencontre] n'engendre pas d'affolement mais un tourbillon ajusté et précis, qui emporte toute chose avec lui, insérant dans le devenir sa charge de temps pur».

 

C'est alors que le Possible Prohibé (l'interdiction de changer sa vie, devenir un autre) s'identifie au possible diurne (le possible réel) nous conduisant « sur la voie royale du fascinant impossible ».

 

« Le fascinant impossible [est] le plus haut degré du compréhensible ».

 

 

L'impossibilité d'être “soi”, -d'être tout simplement- sans devenir un Autre, telle est la découverte fascinante qui accompagne l'éclair de la Rencontre.

 

Véritable renversement :

 

Là où le fait de « déclarer son nom », de décliner son identité apparaissait comme la preuve de notre individualité personnelle, c'est l'impossibilité de « déclarer son nom» de “se” connaître soi-même, qui devient le signe, la marque de notre individualité humaine.

 

C'est la poésie, qui mettant en « œuvre » cette dialectique et ce renversement nous permet de comprendre pourquoi cette impossibilité d'être “soi” sans devenir - Autre est « le plus haut degré du compréhensible ».

Ce que l'instant de foudre de la Rencontre nous dévoile, c'est l'éclair des poèmes qui le renouvelle, et l'accomplit.

 

« Nous sommes avertis : hors de la poésie, entre notre pied et la pierre qu'il presse, entre notre regard et le champ parcouru, le monde est nul …

La vraie vie, le colosse irrécusable ne se forme que dans les flancs de la poésie ».

 

 

 

En poésie, comme en amour

 

« La neige n'est pas la louve de Janvier

mais la perdrix du renouveau. »

 

 

 

Pourquoi le monde est-il nul, pourquoi la vraie vie n'existe pas (ou pas encore), hors de la poésie ?

 

3) “ Le Poème Pulvérisé ”

 

“ Pourquoi “ PoèmePulvérisé ” ? - interroge René CHAR, dans “ La bibliothèque est en feu ” ... - Parce qu’au terme de son voyage vers le Pays, après l’obscurité prénatale et la dureté terrestre, la finitude du poème est lumière, apport de l’être à la vie. ”

Remarquons que René CHAR, pour rendre compte du Poème Pulvérisé et nous en indiquer le sens, situe sa genèse, son intervention, au moment (qui est évoqué dans ce poème), où l’enfant “ après l’obscurité prénatale et la dureté terrestre ”, devient un homme en anticipant sa vocation de poète ...

Vocation qui n’est pas un don, ni un privilège mais la simple découverte, au sortir de l’enfance, que l’individu ne pourra jamais “ déclarer son nom ”, et ne pourra trouver son identité que dans le mouvement où il dépasse son individualité personnelle, rompant avec la roue de la vie qui fige son être vivant, son visage et sa qualité d’homme sous les traits d’un Autre.

 

Plus que sa vocation de poète qui renvoie au secret d’une individualité personnelle, c’est le sens de la poésie qu’il découvre, par laquelle se trouve niée l’identité vide de la personne.

Et, par cette négation l’homme atteint à la plénitude de sa vocation d’homme, et réalise dans son histoire ce qui n’était jusqu’alors, dans le cycle fermé de sa vie, que “ vantardise ” de l’individu.

 

Le dessein de la poésie, écrit René CHAR dans Le Rempart de Brindilles, étant de nous rendre souverain en nous impersonnalisant, nous touchons grâce au poème à la plénitude de ce qui n’était qu’esquissé ou déformé par les vantardises de l’individu. ”

 

Dans L’Argument du Poème Pulvérisé , René CHAR explique comment les hommes d’aujourd’hui, aux prises avec un monde étranger et hostile, qui semble leur dénier toute possibilité d’agir, perdent jusqu’à leur personnalité, jusqu’à leur identité d’emprunt, jusqu’à cette individualité vide qui faisait l’objet de leur vantardise.

 

Parce qu’il ne leur est plus loisible d’agir suprêmement, dans cette préoccupation fatale de se détruire par son semblable, parce que leur inerte richesse les freine et les enchaîne, les hommes d’aujourd’hui, l’instinct affaibli, perdent, tout en se gardant vivants, jusqu’à la poussière de leur nom. ”

 

La vie de l’individu, devenue conservation de sa vie et destruction de son semblable, n’est plus même revendication instinctive de l’identité personnelle, de l’individualité restreinte.

 

Dans un manuscrit, préparatoire à un aphorisme de l’Age Cassant, René CHAR précise encore :

La dégénérescence de cette puissance déterminante des tranches de vie ... résulte de sa carence d’aventurière devant la morale humaine, et encore de l’usure immédiate des confins de la générosité révolutionnaire, au profit de l’incalculable bassesse de l’homme sous l’homme ... ”

 

Face à cette société qui exige de nous, comme le disait Arthur Rimbaud à Isambart, que nous lui donnions raison jusqu’à la dégénérescence de l’instinct même de vivre, “ Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! ” , s’écrie René CHAR.

 

Tes dix-huit ans, réfractaires à l’amitié, à la malveillance, ... à la sottise d’abeille stérile de ta famille ardennaise, tu as bien fait de les éparpiller au vent du large, de les jeter sous le couteau de leur précoce guillotine ...

Cet élan absurde du corps et de l’âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c’est bien là la vie d’un homme ... ! [Mais,]

On ne peut pas, au sortir de l’enfance, indéfiniment étrangler son prochain ...

Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud. ! Nous sommes quelques uns à croire sans preuves le bonheur possible avec toi. ”

 

Voilà ainsi la lumière pulvérisée du poème inscrite non plus dans la dimension de la mort mais dans la perspective de la vie : celle du devenir de l’homme, et du bonheur possible :

 

Poésie, la vie future à l’intérieur de l’homme requalifié . ”

 

 

 

 

 
 
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