Histoire du théatre

 

Histoire et Problématique

du théâtre

 

 

 

 

PREMIERE PARTIE :

 

Histoire du théâtre en France

 

Le but de cet exposé est de présenter une histoire culturelle du théâtre occidental (en France) en commençant par ses origines fondatrices qu’il reconnaît lui-même dans le théâtre grec.

Pour tenter de comprendre l’évolution de cette forme privilégiée de notre culture, nous avons cherché à mettre en lumière les mutations qui font partie de l’Histoire.

Nous présentons ainsi une synthèse « orientée » des analyses critiques auxquelles a donné lieu la réflexion sur le théâtre

 

Les données de l’exposé sont empruntées en de larges extraits aux histoires de la littérature et aux réflexions des critiques, sans que nous ayons jugé utile de signaler ces emprunts, certains que les auteurs ne peuvent que se réjouir de voir leurs études et leurs réflexions mobilisées à des fins strictement pédagogiques.

La bibliographie jointe tente de n’oublier personne pour remercier tout le monde.

 

I.Le théâtre grec

(analyse empruntée à l’essai de Roland Barthes et aux travaux de J.P.Vervant)

 

1) La naissance de la tragédie

 

Depuis le livre de Nietzsche sur La naissance de la tragédie on rattache le genre noble du théâtre antique au culte de Dionysos.

Le culte de Dionysos mêlé d’éléments orientaux comportait des danses de possession véritables dont était saisie la confrérie du Dieu (la thiase).

La première forme de théâtre est sans doute issue de certains épisodes du culte de Dionysos : le dithyrambe reproduisait les rondes collectives de possédés en proie à la mania ( la folie) divine. Le dithyrambe se jouait sans acteurs mais surtout sans masque et sans costume. Le chœur était nombreux : cinquante exécutants. La musique usait de modes orientaux et elle prit de plus en plus le pas sur le texte.

A côté du dithyrambe apparaît une seconde forme de théâtre : le drame satyrique très proche de la tragédie. Le chœur constituait l’acteur principal : il était composé de Satyres conduits par leur chef Silène, père nourricier de Dionysos. Ces Satyres sont des vauriens, des compères qui manient la plaisanterie. Ils donnent à leur danse un caractère grotesque et font ainsi de ce drame une tragédie amusante.

Faut-il en conclure que la ronde du dithyrambe, en l’honneur de Dionysos, dansée, chantée, mimée par des hommes déguisés en satyres, jouant les boucs ou revêtues de peaux de chèvres est à l’origine du spectacle de la tragédie tel qu’il est constitué au V°siècle Av.J.C ? On a cherché dans le nom même de tragédie (le chant du bouc) la preuve de cette origine qui ferait de la tragédie un mystère accompagnant le sacrifice rituel d’un bouc.

Les ethnologues et les historiens ont récusé cette explication de la naissance de la tragédie. Jean-Pierre Vernant écrit : « La vérité de la tragédie ne gît pas dans un obscur passé plus ou moins « primitif » ou « mystique », elle se déchiffre comme une invention qui correspond à l’avènement de la Cité grecque au Ve siècle. »

Elle est, au même titre que l’histoire et la philosophie, l’un des éléments de la culture grecque qui se constitue sur la base de la structure de la Cité.

Très vite, ces formes primitives de spectacles que sont le dithyrambe et le drame satyrique, ont été intégrées aux grandes cérémonies organisées par la Cité ( c’est à dire par l’Etat.)

Dès le début du V°siècle, la communauté de la Cité a instauré des concours tragiques qui sont de véritables compétitions placées sous l’autorité du plus haut magistrat, l’archonte éponyme, qui devient le personnage dominant de l’activité théâtrale organisée par l’Etat. Les représentations théâtrales n’avaient lieu que trois fois par an à l’occasion des fêtes données en l’honneur de Dionysos : les Grandes Dionysies, les Lénéennes et les Dionysies champêtres. Les Grandes Dionysies (ou dionysies de la ville) étaient une grande fête athénienne qui avait lieu à l’entrée du printemps ; elle durait six jours et comportait normalement trois concours : le dithyrambe, la tragédie et la comédie. C’est aux Grandes Dionysies qu’eurent lieu la plupart des « premières » d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide.

Profitons-en pour rappeler les œuvres de ces auteurs tragiques qui sont parvenues jusqu’à nous :

Eschyle (525-456) nous a laissé sept des 80 pièces qu’il a écriteS : les Perses, les Sept contre Thèbes, le Prométhée enchaîné, Agamemnon, les Choéphores, les Euménides et l’Orestie.

Sophocle (495-405) nous a transmis sept pièces sur cent cinquante, dont les plus connues sont : Antigone, Electre, Œdipe- Roi et Œdipe à Colone.

Euripide (480-406) est connu pour dix sept de ses œuvres, dont Iphigénie, Médée, Hippolyte et les Bacchantes.

 

En conclusion, on peut dire qu’il s’agit dans le théâtre grec d’une véritable institution où l’Etat organisait la compétition. L’archonte désignait les chorèges, il fixait la liste des poètes admis à concourir. Le jugement qui suivait la fête était confié à un jury de citoyens désigné par le sort. Il y avait des prix pour le chorège ou le poète. Le concours était clos par un procès verbal officiel gravé sur marbre. Il est difficile d’imaginer institution plus forte, lien plus étroit entre une société et son spectacle.

On a voulu faire du théâtre grec le modèle du théâtre populaire ; mais il faut rappeler que la démocratie athénienne était une démocratie aristocratique qui laissait à la porte les métèques et les esclaves (40.000 citoyens sur 400.000 habitants). Ce sont ces citoyens – une minorité de la population - qui participaient ainsi aux fêtes et aux spectacles comme aux affaires publiques et aux assemblées de gestion de la Cité. Du point de vue de l’organisation, les concours tragiques répondaient aux mêmes normes qui régissaient les assemblées et les tribunaux démocratiques. Le théâtre grec est un théâtre civique. «  De ce point de vue, écrit J.P.Vernant, on peut dire que la tragédie, c’est la cité qui se fait théâtre, qui se met en scène elle-même devant l’assemblée des citoyens. »

 

Venons-en maintenant aux formes et au contenu du spectacle pour essayer de comprendre non seulement la spécificité du théâtre grec, mais aussi l’originalité de la représentation théâtrale, telle qu’elle apparaît dans ce théâtre que nous reconnaissons comme l’origine de notre théâtre occidental.

L’analyse du théâtre grec – de cette première forme de représentation - permettra sans doute de mieux comprendre le sens et l’évolution de cette forme particulière de notre culture.

 

2) Les formes du spectacle

 

a) Le lieu théâtral

Pour toutes ces fêtes que nous avons décrites, le théâtre est édifié sur un terrain dédié à Dionysos : le lieu est consacré, les spectateurs portent la couronne religieuse, les exécutants sont sacrés. Au milieu de l’Orchestra, on installe en grande pompe la thymélé qui était sans doute un autel, destiné aux sacrifices. Autour de l’Orchestra s’élève l’ensemble des gradins où sont réservés au premier rang des places d’honneur pour les hauts dignitaires. Au début, chœur et acteurs mêlés jouaient toujours dans l’Orchestra et ce n’est que plus tard qu’on bâtit une estrade basse (le proskénion) qui n’a pas grand chose à voir avec ce que nous appelons aujourd’hui la scène.

Il faut insister sur la circularité du lieu scénique et de son ouverture : L’orchestra du théâtre grec était parfaitement circulaire (20m de diamètre) et les gradins adossés au flanc d’une colline formaient un peu plus d’un hémicycle. Cela signifie que, contrairement à notre théâtre bourgeois, il n’y avait pas de rupture physique entre le spectacle et les spectateurs. Si l’on ajoute à cette disposition qu’il s’agissait d’un théâtre de plein air, on peut imaginer le pittoresque de la fête : la foule bariolée, la pourpre et l’or des costumes, l’éclat du soleil qui se lève au fur et à mesure de la représentation dans ces spectacles de printemps, qui commencent tôt le matin.

 

b) Les techniques 

La technique fondamentale du théâtre grec, c’est l’union de plusieurs langages : la poésie, la musique et la danse.

- La parole pouvait être soit dramatique, parlée, en monologue ou en dialogue, obligatoirement composée sur la base d’une métrique, soit lyrique : chantée sur des mètres variés. Un troisième type de parole était une déclamation emphatique composée en tétramètres.

- La musique était monodique (à l’unisson ou à l’octave) avec le seul accompagnement d’une sorte de flûte (l’aulos).Le rythme était absolument calqué sur le mètre poétique : chaque mesure correspondant à un pied et chaque note à une syllabe.

- La danse est sans doute plus difficile à imaginer. Elle était composée de pas et de figures qui pouvait aller jusqu’à des pantomimes.

Le second aspect de ces techniques, c’est l’usage des masques.

Tous les exécutants et acteurs portaient des masques faits de chiffons recouverts et plâtre et coloriés, prolongés par une perruque. L’usage des masques permettait à un acteur de jouer plusieurs rôles. Mais leur fonction essentielle était de dissimuler la mobilité des visages et d’altérer la voix en la rendant étrange, comme venue d’un autre monde. Qu’est-ce à dire sinon que la finalité du théâtre grec n’était pas de représenter des êtres vivants, familiers et une réalité vécue, mais bien de transmettre, par la voix de héros dont l’identité est empruntée aux mythes ou aux légendes, un message qui s’adresse aux hommes de ce temps et leur parle de leur destin commun ?

La structure dramatique du théâtre grec doit nous permettre de comprendre cette finalité.

 

c) La structure d’une tragédie

Une tragédie grecque comprend :

1) un prologue : scène préparatoire d’exposition (monologue ou dialogue)

2) Le parodos : chant d’entrée du chœur

3) Des épisodes assez analogues aux actes de nos pièces mais séparés par des chants dansés du chœur

4) Le dernier épisode est le plus souvent formé par la sortie du chœur qui s’appelait Exodos.

Cette structure a une constante : l’alternance réglée du parler et du chanter, du récit ou du commentaire. Nous disons récit ou commentaire parce que dans la tragédie, les épisodes (nos actes) sont loin de représenter des actions c’est-à-dire des modifications immédiates de situation ; l’action est le plus souvent exposée à travers des modes intermédiaires : récits de bataille ou de meurtres confiés à un emploi typique, celui de Messager.

Cette action récitée, le commentaire du chœur la suspend périodiquement obligeant le public à en reprendre le sens sur un mode à la fois lyrique et intellectuel.

 

Telle est la structure du théâtre grec : l’alternance organique de la chose interrogée (l’action, la scène, la parole dramatique) et de l’homme qui interroge (le chœur, la parole lyrique). Le chœur commente sans arrêt ce qui vient de se passer ou d’être raconté. Et ce commentaire est souvent une interrogation : -Qu’est-ce qui va se passer ?

Or, si l’on sait que le sujet de la tragédie est parfaitement connu des spectateurs, puisqu’il est emprunté à la mythologie et aux légendes, on peut s’interroger sur le sens et la portée de ce spectacle particulier constitué par la représentation tragique.

C’est la structure même du théâtre grec qui permet de répondre : l’alternance de l’action (qui met en scène un sujet mythologique) et du commentaire (constitué par l’intervention lyrique du chœur), c’est la distance même que les hommes de ce temps prennent à l’égard de leur culture, où se reflète leur passé et qui consacre les structures sociales de leur temps, pour poser des questions nouvelles qui concernent leur présent et leur avenir.

Le meilleur exemple est sans doute la légende de la famille des Atrides qui s’achève par la tragédie d’Antigone :

L’auto-destruction de la famille des Atrides, qui s’achève par la tragédie d ‘Antigone, est la métaphore d’une mutation historique, vécue douloureusement par les Grecs, notamment dans les familles aristocratiques, savoir : la destruction des liens qui constituaient la structure « familiale » du « genos », au sein duquel les individus appréhendaient leur individualité personnelle ( leur identité concrète), au profit de ces nouveaux rapports sociaux entre les hommes qu’a instauré l’institution de la Cité, où l’individualité se résume, se réduit à l’isonomie : l’égalité (abstraite) des individus devant la Loi.

La tragédie d’Antigone est la mise en question de cette mutation à un moment où les citoyens sont prêts à faire appel aux tyrans pour préserver l’institution menacée par leurs dissensions internes et les conflits extérieurs entre cités. Elle met en scène une revanche imaginaire de tous ces citoyens qui ont la nostalgie du genos, cette structure sociale où chaque individu pouvait être soi-même et penser son identité à travers son appartenance à la communauté.

C’est cette revanche de l’individualité qui est incarnée par le personnage d’Antigone.

Ce qu’Antigone refuse en « voulant » sa mort, ce sont les nouveaux rapports sociaux constituant la structure de la Cité, qui ont détruit et voudraient renvoyer au passé les liens privilégiés qui constituent la structure du « genos », où l’individu peut être « le même » à travers tous les âges de sa vie, et réaliser son individualité à travers la succession des générations.

C’est cette continuité (constitutive pour les grecs de leur identité) qui est détruite par les nouveaux rapports sociaux qui constituent la structure de la Cité..

Les rapports sociaux instaurés par l’isonomie des citoyens (leur égalité entre eux), font des hommes, à l’intérieur même de la Cité qui est leur territoire, des « étrangers », des métèques c’est à dire des hommes qui, par définition – par leur statut même - n’ont en commun entre eux que le territoire qu’ils habitent.

Antigone, enterrée vive « en un lieu délaissé par les mortels » (vers 774), brouille les frontières entre les vivants et les morts, et, selon ses propres mots (vers 851/852) refuse d’être « métèque ni pour les uns ni pour les autres. » Ce refus d’Antigone d’être une étrangère est le moteur de la tragédie.

Nous avons insisté sur cette naissance de la représentation tragique parce qu’elle nous paraît éclairer cette forme de culture qui constitue notre théâtre et son évolution.

Cette première approche du théâtre nous permet de retenir dès maintenant la conclusion de Anne Ubersfeld : « L’invention des grandes œuvres théâtrales est une réponse à une question informulée du groupe social. »

 

Au travers de ses différentes mutations, le théâtre n’est-il pas cette distance que les hommes prennent à l’égard de leur vie réelle (dont ils sont pour ainsi dire prisonniers) pour exprimer les contradictions latentes, secrètes où, à leur insu, se joue leur avenir ?

Il faudra attendre l’époque moderne pour que les auteurs dramatiques cherchent à fonder un nouveau théâtre sur la mise en œuvre de cette distance au cœur même du spectacle.

 

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II. Le théâtre médiéval

 

Il n’y a pas de lien direct entre le théâtre grec et la naissance du théâtre en France au Moyen- Age : Le théâtre français naît d’une double tradition : religieuse et populaire, dans les conditions historiques particulières de cette période.

 

Le Moyen âge n’a pas produit de grandes œuvres dramatiques. Il s’agit donc de s’intéresser à la naissance de la théâtralité, à ses caractéristiques et modes d’expression.

 

A . Les origines

 

On peut évoquer trois sortes d’origine

      1. Le théâtre religieux :

Dés le IXème siècle, les clercs jouent à l’intérieur des églises des drames liturgiques, et des scènes marquantes de la bible, visant à incarner des modèles à imiter.

Au milieu du XII ème siècle, ces représentations sont données sur le parvis des cathédrales, ce qui suscite l’apparition du décor et la naissance de troupes de comédiens professionnels.

      1. Le théâtre profane :

Les clercs jouent, entre eux, les pièces de Plaute et de Térence, ainsi que des œuvres de leur composition.

Des jongleurs, héritiers des mimes de la Rome Antique, cherchent à divertir in public populaire, mais ils narrent également des histoires à plusieurs personnages, auquel ils essaient de donner vie.

3. Les fêtes

Une série de fêtes carnavalesques, où prédominent jeux et changements de rôle, ont préparé l’éclosion des pièces comiques.

Exemple : La fête des fous, née au XIIIème siècle, est une sorte de psychodrame ; célébrée à l’intérieur même de l’église, entre Noël et l’Épiphanie, elle offre le spectacle d’un monde à l’envers, dans lequel chacun peut changer de rôle. Les institutions sont bafouées en toute licence, les hauts dignitaires tournés en dérision, comme lors des saturnales romaines. Chaque catégorie subalterne de la hiérarchie ecclésiastique choisit parmi elle un évêque, qui célèbre une messe burlesque. Les rites sont ainsi désacralisés, transposés au plan matériel. La communion est mimée par des scènes de gloutonnerie et de beuverie, dans la liesse générale. Interdite en 1436, la fête des fous survivra à l’extérieur de l’église jusqu’au milieu du XVIème siècle.

Par le ferment de contestation qu’elle contient, elle a ouvert la voie à la sotie. Par le goût du grotesque qu’elle a cultivé, elle a préparé la naissance de la farce.

Le théâtre, indissociable des grandes manifestations collectives, ne témoigne t-il pas là d’une tentative de maîtriser l’existence par la mise en scène ?

 

    1. Une première forme de théâtre :Les jeux

 

Les plus anciennes pièces de théâtre sont des jeux, religieux d’abord, puis profanes. Ce qui frappe c’est le réalisme dans le tableau des mœurs et l’abondance de traits comique, deux éléments caractéristiques du théâtre médiéval.

Le plus connu est le jeu de Robin et Marion , créé par Adam de la Halle en 1285:

Un chevalier, passant par la campagne essaie vainement par deux fois d’obtenir les faveurs de la bergère Marion, fidèle à son ami Robin. Lorsque Robin apprend cela, après une explosion de colère, il se console en mangeant goulûment, puis il chante et danse avec Marion. Il décide d’aller chercher ses amis pour continuer la fête, et pour rosser le chevalier au cas où il reviendrait.

Le chevalier réitère sa requête, prêt cette fois à enlever la belle sous les yeux de Robin apeuré, qui se terre derrière un buisson, au lieu de prêter main forte à Marion. Celle-ci vient seule à bout des assauts du séducteur.

Ces éléments comiques, nombreux dans cette pièce, sont liés au personnage de Robin, paysan naïf dont la balourdise contraste avec la finesse de Marion.

Les acteurs quitte ensuite la scène en chantant et dansant.

Ce final annonce à bien des égards la manière dont Shakespeare clôt certaine de ses pièces comme : « Comme il vous plaira ».

La société de l’époque prenait sans doute beaucoup de plaisir à contempler ses propres divertissements.

 

Un second exemple: Jeu du garçon et de l’aveugle.

Ce jeu anonyme offre le spectacle d’une série de mauvais tours qu’un jeune fourbe joue à un aveugle dont il a gagné la confiance. ; il ira jusqu’à lui dérober son trésor.

Le couple de l’aveugle et son valet hantera le folklore européen, au moins jusqu’au milieu du XVIème siècle. Pour comprendre le comique de cette cruelle histoire, il faut savoir que l’aveugle, pendant tout le Moyen-âge, est un objet de moqueries. Et c’est parce que l’auteur nous rend d’emblée l’aveugle antipathique que nous pouvons nous réjouir de ses échecs.

La situation de l’aveugle dupé sera exploitée à plusieurs reprises par Molière, Scapin, Beckett…

Ce comique naît aussi du jeu des apartés et des adresses au public. Le jeune homme joue dans son discours deux personnages : il se comporte envers l’aveugle comme « un bon serviteur sûr et sensé » ; il se présente en même temps en s’adressant au public comme une canaille fière de l’être.

Avec le jeu du garçon et de l’aveugle, tous les procédés comiques utilisés ultérieurement sont déjà mis en place : la répétition de l’action, le comique de situation et le double sens du langage.

 

C. Un nouvel essor des formes théâtrales au XV°siècle 

 

Au XIVème siècle, le théâtre connaît un très long déclin. Le pays est secoué par une succession de crises politico-économiques très graves. La guerre de Cent Ans, qui dure de 1337 à 1453, la peste noire de 1347 à 1352 déciment une partie de la population et mettent fin aux jeux.

Avec l’arrivée au pouvoir de Louis XI, en 1461, la stabilité étant revenue, la culture peut renaître. La joie retrouvée suscite dans cette deuxième moitié du XVème siècle, l’explosion de formes comiques.

Ce sont :

1) Les sermons joyeux, qui tournent en dérision ceux de la chaire, et les mystères. Ils sont émaillés d’un latin macaronique qui ridiculise le latin d’église, de plaisanteries obscènes semblables à celles des fabliaux.

2) Les farces

Intégrés à un spectacle sérieux : une moralité ou un mystère, ces divertissements populaires destinés à faire rire, le « farcissaient » d’éléments comiques.

Les premières farces sont de simples parades, mettant en scène deux personnages qui se disputent et en viennent aux coups. Elles offrent le spectacle éternellement comique de la bastonnade.

Mais, ces farces deviennent de véritables petites pièces qui mettent en scène des personnages :

Le cocu ridicule :

Les scènes de ménages constituent l’un des sujets les plus fréquemment traités dans la farce. Le cocu y est l’objet de quolibets permanents.

Ces farces, offrant le spectacle de tous les malheurs qui guettent les maris, annoncent L’Ecole des maris.

Le benêt :

Les auteurs de farces, portant à la scène le personnage du benêt, « écolier » qui répond toujours de travers, ont utilisé toutes les possibilités de jeux sur le langage : calembours, associations de mots incompatibles, quiproquos.

La plus connue est « La farce de Maître Pathelin » :

Pathelin berne le drapier Guillaume lorsque celui-ci vient lui réclamer son dû.

Pathelin joue le mourant et fait semblant d’être en proie à de violentes hallucinations. Ce drapier s’enfuit effrayé. Dans cette scène le comique verbal est à son comble, lorsque Pathelin, feignant la folie, mélange différent jargons.

La seconde tromperie se déroule selon un scénario quasi-identique, mais les personnages n’occupent plus les mêmes places : Pathelin va être berné à son tour.

Le berger qui a volé force moutons au drapier, vient demander à Pathelin de plaider sa cause. Ce dernier lui recommande de simuler la débilité lors du procès et de ne répondre que par des bêlements. Le berger, grâce à l’habilité de Pathelin gagne son procès, mais ce dernier est pris à son propre piège, car le berger, suivant ses conseils jusqu’au bout, part en bêlant sans le payer.

 

Conclusion

Le théâtre est ainsi apparu en France plus tardivement que les autres arts, empruntant ses sujets et ses personnages d’abord à la Bible et la poésie lyrique, plus tard aux fabliaux. Il est résolument satirique, ancré dans la réalité de son temps ; les types comiques qu’il crée : le fanfaron, l’infirme, le cocu, le benêt, sont des êtres déformés par le ridicule. Tous ces personnages tentent de façon dérisoire de masquer leur impuissance par la vantardise de leur langage. Les traits qui les caractérisent : infirmité corporelle, bêtise, infidélité, inversent ce que la littérature chevaleresque et bourgeoise attribuait à ses héros : beauté, intelligence, courtoisie. A travers ces personnages placés en situation d’échec, c’est le menu peuple qui commence à prendre conscience de lui-même.

Né spontanément, le théâtre médiéval ne distingue pas encore les genres. Un même spectacle mêle des tons complètement différents, monologue, moralité, farce. Des éléments comiques ou grotesques côtoient des éléments sérieux ou héroïques de même que dans les églises, des sculptures grotesques ou paillardes figurant dans les stalles des chœurs invitent au rire.

Enfin, à cause de cette même spontanéité, le théâtre médiéval mêle danse et chant aux dialogues, héritage qui ne sera pas oublié, et qu’on retrouvera au XVII°siècle dans la comédie ballet.

Le secret de ce spectacle populaire ne sera retrouvé qu’au XXe siècle lorsque seront remis à l’ordre du jour les spectacles complets.

 

 

 

III.Le théâtre « classique »

 

Quand on passe, sans transition, du théâtre médiéval au théâtre classique, qui s’étend en France sur tout le XVIIe°siècle, force est de constater une rupture : une de ces discontinuités dans l’histoire culturelle, qui ne saurait se comprendre sans référence à d’importantes mutations historiques. C’est sans doute la question qu’il nous faudra poser : - Pourquoi le théâtre devient-il au XVIIe°siècle, parmi les genres littéraires, la forme prépondérante de la culture ?

 

1) Rappelons les auteurs et les principales œuvres, qui occupent encore aujourd’hui une place privilégiée dans notre littérature et dans notre conception du théâtre :

 

Corneille (1606-1684)

a) Ces débuts dans le théâtre comique (1606-1636) :

- Mellite - La Place Royale - L’illusion comique

 

b) Son théâtre tragique

1636 : Le Cid / 1640 : Horace, Cinna / 1643 Polyeucte / 1644 Rodogune

1651 : Nicomède

 

Molière et le théâtre comique (1622-1675)

1643 : fondation de L’Illustre Théâtre

1650-1658 : le théâtre en Province :

L’étourdie

Le dépit amoureux

1659 : Les précieuses ridicules / 1662 : L’école des femmes /1664 : Tartuffe

1665 : Don Juan / 1666 : Le misanthrope / 1668 : L’avare /1672 : Les femmes savantes

 

Racine et le théâtre tragique (1639-1699)

1667 : Andromaque / 1668 : Bérénice / 1672 : Bajazet / 1673 ; Mithridate

1674 : Iphigénie / 1677 : Phèdre

Retour à la vie chrétienne, le silence de Racine

1689 et 1691, les pièces d’inspiration sacrée : Esther et Athalie

 

2) Il faut commencer par essayer d’appréhender les formes et la structure spécifique de ce théâtre que nous désignons par le terme de classicisme.

Comme dans toutes les formes d’art, - qu’il s’agisse de l’architecture, de la sculpture ou de la peinture, dans le théâtre le classicisme se définit par l’acceptation de contraintes que l’artiste ou l’écrivain appréhende comme des conventions qu’il doit mettre en œuvre, - qu’il doit observer pour réaliser son œuvre.

C’est en se référant à la poétique d’Aristote qu’un commentateur du XVIe°siècle, Scalinger, a défini un certain nombre de conventions propres au théâtre qu’on connaît sous le nom de « règles des trois unités ». Ces règles, dès 1640, s’imposent comme les critères du goût qui doivent présider à la composition de toute pièce de théâtre. C’est pour présenter l’édition complète de ses œuvres que Corneille en 1660 rédigera un ouvrage doctrinal : les « Trois Discours », traitant tous les problèmes de la scène auxquels il s’est trouvé confronté et les solutions qu’il y a apportées.

 

Rappelons ces trois règles :

- L’unité d’action impliquant qu’il n’y a qu’une seule intrigue dans la pièce,

- L’unité de temps impliquant que l’action se limite dans la durée des 24 heures,

- L’unité de lieu qui veut que l’action de la pièce se déroule dans un lieu unique ou du moins dans un espace que peut embrasser le regard.

 

Malgré la hiérarchie que les auteurs établissent entre les genres, tous ont le sentiment qu’il existe une profonde unité du théâtre, et que les règles, valables pour la tragédie : le genre dramatique majeur, s’appliquent a fortiori à la comédie, considérée comme un genre mineur.

Ce sentiment repose sur le fait que ces règles ne sont pas de simples conventions, mais bien les éléments qui constituent une nouvelle structure de la représentation théâtrale, qui s’impose aux écrivains, au fur et à mesure du déroulement du règne de Louis XIV, comme le secret d’un art dominé par la raison.

Pour comprendre en quoi consiste cette nouvelle structure il faut revenir à la Poétique d’Aristote, telle qu’elle est comprise par les dramaturges du XVII°siècle : la poésie dramatique consisterait en l’imitation (mimesis en grec) d’une action - complète en elle-même- , s’exprimant sur la scène à travers les personnages. Elle s’opposerait, selon Aristote, à la narration (diegesis) qui définit la poésie épique, où les évènements, les actions se trouvent rapportés, à travers un récit, par le poète qui est le messager ou le chantre.

Allons plus loin : Dans la poésie dramatique le spectateur est lui-même témoin de l’action complète par la médiation des personnages : C’est à travers leurs discours (dialogues ou monologues) que les évènements, le déroulement de l’action et le dénouement lui sont connus. Tout se passe comme si le spectateur avait affaire à la réalité vécue, de sorte qu’il est mystérieusement conduit à s’identifier aux personnages.

Cette identification apparaît comme la finalité du théâtre tragique, qui, selon Aristote, en suscitant dans le public les deux sentiments de pitié et de terreur, doit réaliser une « catharsis » : purification qui délivre le spectateur en lui représentant en l’Autre ce qu’il éprouvait jusqu’alors en lui-même. Tout se passe comme si la structure de l’action dramatique mise en œuvre par la dramaturgie classique, avait été élaborée pour répondre à cette exigence. Or, si l’on relit Aristote, on doit s’apercevoir que le théâtre classique met en œuvre une forme de représentation qu’Aristote lui-même n’avait pu concevoir : Retenant comme critère la notion d’action pour distinguer la poésie dramatique de la poésie épique, Aristote commençait par reconnaître que l’une et l’autre sont une forme de mimésis, c’est à dire de représentation (fictive) du réel ; où est la différence ? – Aristote la définit ainsi : « on imite tantôt en racontant (comme témoin ou comme acteur), tantôt en imitant des gens qui sont en train d’agir et de réaliser quelque chose. »

Autrement dit, dans un cas, on imite par narration : c’est l’essentiel de la poésie épique ; dans un autre cas, qui est celui de la poésie dramatique, on imite les gens qui agissent par l’intermédiaire de personnages. Or, dans la littérature antique, la poésie épique ne se prive pas de rapporter les paroles des héros, dont elle raconte les aventures ; et, le théâtre grec, comme nous l’avons analysé, fait la plus grande place au récit, à travers le rôle du messager et les interventions du chœur. Ainsi, pour Aristote, il semble bien que la poésie épique et la poésie lyrique soient deux formes de récit.

Le théâtre grec n’a pas pour mission de mettre en scène une réalité vécue au travers de personnages auxquels les spectateurs pourraient s’identifier, mais de représenter à travers les mythes et les légendes une réalité historique qu’ils réfléchissent comme un destin commun.

 

C’est donc une véritable novation qu’accomplit le théâtre classique : une nouvelle forme de représentation théâtrale où la représentation de l’action – la mimesis- met hors jeu tout récit ( que la narration soit le fait d’un acteur ou d’un témoin) pour être mimée, selon l’expression de Platon, « en actes et en paroles ».

Dès lors il n’y a de sens ou de valeur ni de réussite de la représentation, que si le spectacle imite la réalité vécue, si l’acteur fait semblant de s’identifier au personnage et si le spectateur fait semblant de croire à cette identification.. Plus la représentation imite l’action, plus l’acteur incarne son rôle, plus le public est ému en s’identifiant au héros; meilleur est le spectacle. Toute la vérité du théâtre repose sur l’illusion.

C’est cette illusion que l’on désigne comme la magie du théâtre. Et c’est cette forme de représentation qui va dominer le théâtre jusqu’à l’époque contemporaine.

Toutes les règles qu’énoncent et que respectent les dramaturges classiques, ne font qu’exprimer les contraintes qui constituent cette nouvelle structure du spectacle, où l’action représentée imite la réalité vécue :

- Pour que l’unité d’action soit respectée, il faut que le premier acte contienne tous les éléments nécessaires à la compréhension de la pièce, notamment les événements extérieurs qui ont conduit à la situation présente : c’est l’acte d’exposition.

- L’intrigue, c’est à dire l’action dramatique proprement dite ( drama en grec signifie action) est le développement de la crise ; elle peut comporter des péripéties liées à des circonstances extérieures, comme c’est le cas souvent dans le théâtre de Corneille et en général dans toutes les comédies. Mais la crise peut aussi se développer comme une évolution intérieure des sentiments du héros en proie à la passion, comme c’est le cas dans les tragédies de Racine.

- L’action dramatique s’achève par un dénouementqui est la résolution de la crise. Le dénouement peut être heureux soit, comme dans le théâtre de Corneille, par un effort de la volonté des héros, soit, comme dans les comédies, par un évènement extérieur imprévu. Mais, là où le développement de la crise se confond avec la logique de la passion, il n’est d’autre issue au drame que la mort tragique des héros : c’est le cas des tragédies de Racine ( à l’exception de Bérénice).

 

Si les règles ne sont que la mise en œuvre de cette structure de la pièce classique, il faut poser la question : D’où vient que les règles puissent être ainsi respectées ( plus aisément chez Racine que chez Corneille ou dans les comédies) ? Autrement dit : Pourquoi cette structure s’est-elle imposée aux dramaturges du XVII°siècle ?

Sans doute parce que le conflit qui constitue le nœud de l’action, même s’il est provoqué initialement ( avant que la pièce ne commence), par des circonstances extérieures (rappelées dans l’acte d’exposition), est « intériorisé ».

Cela est vrai, non seulement dans les tragédies de Racine ( où l’action développe la logique de la passion), mais aussi dans le théâtre de Corneille : à un moment donné, le destin du héros et celui de l’Etat se confondent, pour s’opposer au penchant de l’amour dans le cœur du héros : c’est le fameux conflit de la volonté et de la passion.

 

On peut tenter une compréhension historique du théâtre classique :

Le caractère original de l’Etat monarchique tel qu’il se constitue au XVIIe°siècle consiste à établir un équilibre entre deux classes : la noblesse féodale et la bourgeoisie.

Cet équilibre historique repose sur un double compromis : d’un côté la noblesse ne maintient sa position de classe privilégiée qu’en acceptant d’être stipendiée par le pouvoir royal ; d’un autre coté, la bourgeoisie joue le rôle de soutien du pouvoir royal parce qu’elle a conscience que c’est la centralisation de l’Etat monarchique qui lui permet d’assurer au mieux son développement.

Dans la mesure où l’équilibre historique réalisé par la monarchie absolue maintient en suspens les contradictions entre les classes sociales dominantes, que peut-être, en ce siècle, la forme privilégiée de la littérature sinon le théâtre, c’est à dire la représentation de ces contradictions comme inhérentes au destin l’homme, sous la forme de la tragédie ( nécessité du choix ou fatalité de la passion ) ou immanentes à la nature humaine sous la forme de la comédie?

On peut éclairer les formes du théâtre classique à partir de l’évolution historique de ce siècle :

a. Dans la première moitié du siècle, la volonté politique de la royauté d’unifier le royaume pour établir son pouvoir absolu, -en s’appuyant sur le développement de la bourgeoisie- se manifeste d’abord par une lutte contre l’insubordination des féodaux. En cette première phase de l’instauration de la monarchie absolue, il y a bien une contradiction puisque le pouvoir royal, qui repose sur le système féodal, semble mis en cause par la lutte de l’absolutisme contre la hiérarchie des privilèges. Cette contradiction exige une « résolution » qui dépend de « la volonté » des parties, notamment de la décision de la noblesse de se soumettre au pouvoir absolu.

C’est ce conflit et sa résolution qui s’expriment dans le théâtre cornélien : le héros cornélien doit « choisir », mais ce choix, qui relève sa volonté, est défini par une alternative ( que le héros met en scène dans le monologue d’une délibération : les stances du Cid ). C’est à un sacrifice qu’il doit consentir : s’il veut préserver son honneur, son rang et ses privilèges, il doit prendre conscience qu’une seule voie s’offre à lui : reconnaître, -au détriment de ses penchants, de son individualité, de la tradition dont il est porteur-, la valeur absolue du pouvoir. Le théâtre cornélien convertit en un idéal ( la gloire du héros ) ce qui est la capitulation de la noblesse devant le pouvoir royal ( le Cid condamne la vieille conception de l’honneur féodal et le héros trouve la réalisation de soi au service du Pouvoir ; Cinna condamne la révolte en magnifiant le rôle d’arbitre du Souverain).

 

b. A partir du milieu du siècle, où la mise au pas de la noblesse par la royauté se révèle avoir pour corollaire (et pour instrument) le soutien du Roi Soleil au développement de la bourgeoisie, la contradiction entre l’autorité royale et les privilèges féodaux de la noblesse cesse d’être au premier plan.

Mais, parce que la royauté, -comme nous l’avons vu-, maintient artificiellement, « arbitrairement » l’équilibre entre la noblesse et la bourgeoisie ( dont les intérêts s’opposent), cette nouvelle contradiction reste latente, inaperçue de ces classes entre lesquelles l’antagonisme n’est pas encore né.

Aux yeux des hommes, -qu’ils appartiennent à l’une ou l’autre classe-, cette contradiction apparaît sous la forme déguisée d’un pouvoir qui s’impose à l’individu comme une nécessité. Les hommes ne peuvent plus choisir, comme dans la première moitié du siècle, entre les deux voies d’une alternative ; ils ne peuvent que subir leur destin, comme s’ils devaient consentir à sacrifier leur individualité et leur vie à un absolu qui les dépasse.

Il n’est qu’une seule façon pour l’homme de cette seconde moitié du siècle de représenter idéalement ce conflit latent que le pouvoir lui impose, c’est d’intérioriser la contradiction sous la forme de la fatalité de la passion.

Tel est l’acte de naissance de la tragédie racinienne.

c. Dans les comédies de Molière, derrière la critique des mœurs au travers des déguisements, des travers, des exagérations, des ridicules incarnés par les personnages, il y a un profond malaise de la conscience de cette époque : Chacun ( quelle que soit la couche sociale à laquelle il appartienne) ne peut être lui-même sans se compromettre. Chaque homme de cette époque se trouve pour ainsi dire contraint de jouer un personnage, de revêtir un rôle, qu’il endosse malaisément parce qu’il n’est pas le sien ( tel le bourgeois gentilhomme ) ou cyniquement pour servir ses intérêts ou ses intriques (tels Tartuffe ou Dom Juan). S’il y a une philosophie de Molière, elle est tout entière, comme il nous le révèle dans le Misanthrope, dans une crise morale de cette société, où l’insincérité est de règle, où « l’honnête homme » est obligé de se compromettre.

 

Ce qui traverse la réalité concrète de la société du XVIIème Siècle, c'est la contradiction entre les valeurs nouvelles et la pratique sociale, c'est-à-dire les modes de vie ou les mœurs de cette société : Peut-on être cet homme qui se définit par le bon sens et la vertu dans une société fondée sur le compromis, mieux sur la compromission ?

Avec le XVIIe° siècle, le théâtre révèle sa vertu, qui est d’être la représentation symbolique par une société de ses contradictions latentes (qui lui restent dissimulées).

C’est bien un drame intérieur à chaque « honnête homme » de ce siècle qu’il faut représenter et pour ainsi dire extérioriser. Et le théâtre est le mode privilégié de cette extériorisation.

Ce que l’on décrit en général dans la comédie, comme une mise en scène des traits de la nature humaine, et, dans la tragédie, comme un processus de purification ( catharsis ) des passions, est en réalité un véritable processus social par lequel les hommes, vivant à cette époque, convertissent,-grâce à la représentation-, une contradiction de la réalité, vécue comme un conflit intérieur, en un drame inhérent à la nature humaine ou immanent au destin de l’homme.

 

Il y a bien deux voies par lesquelles le théâtre peut mettre en œuvre ce processus de conversion par lequel le drame intérieur se trouve « objectivé » par la vertu de la « représentation ».

- La première voie est celle de la tragédie : elle représente le conflit intérieur -le drame- comme une fatalité, comme le destin tragique de l'homme aux prises avec une force : celle de la passion, qui, tout en étant intérieure à l'homme, le dépasse et le domine : Lucidement, dans la tragédie, le contenu politique de la contradiction : la nécessité du compromis des « âmes bien nées », des hommes nobles avec les exigences du Pouvoir, est exposé et « mis en discours », mais, en même temps, par un processus d'inversion, au lieu d'apparaître comme la cause extérieure, objective du drame, le contenu réel est en quelque sorte « généré » par la passion : c'est l'obstacle que le héros tragique suscite lui-même par la mise en discours -par l'exposé- du drame mystérieux, transcendant, qui l'habite, le hante comme une fatalité.

A la fin de la tragédie, c'est à cette fatalité que le héros succombe : la représentation a ainsi “dénoué” le conflit intérieur ; elle a résolu l'intériorité du drame en extériorité du destin.

 

- La seconde voie est celle de la comédie. Ici, le processus de catharsis sociale est réalisé par la conversion du conflit intérieur, vécu par tout honnête homme, en un problème humain.

Dès l'exposé du drame, c'est la mise en intrigue qui prend la place que tenait dans la tragédie la mise en discours. Le drame intérieur est immédiatement extériorisé dans une situation concrète : il s'incarne dans les personnages qui, à la différence des héros tragiques, sont individualisés par leur appartenance à tel ou tel milieu social.

Et, le processus dès lors (-comme nous pouvons l’analyser dans le Misanthrope) s'effectue en plusieurs étapes : C'est la peinture d'un milieu social et de types sociaux qui est d'abord représentée ; puis les traits de caractère des personnages renvoient aux vices du temps ; c'est alors que la critique sociale se transforme en critique morale et revêt « une dimension humaine » : Si l’on doit accepter les vices de ce temps, - qu’il serait ridicule comme Alceste de vouloir changer, n’est-ce pas à la nature humaine qu’il faut attribuer ces défauts qui contredisent l’idéal que l’on conçoit par la raison, et qui opposent à la vertu la nécessité du compromis ?

La comédie convertit en l’idéal de l’honnête homme cette nécessité qui s’impose aux hommes de ce temps comme un drame de la conscience.

 

 

 

IV. Le théâtre au XVIIIe°siècle

 

 

Le siècle des Lumières, qui voit le progrès des Sciences et des Arts, et le développement de la bourgeoisie, ne saurait accorder une place prépondérante au théâtre. Dans le champ de la littérature, c’est le dictionnaire de l’Encyclopédie qui occupe la première place. Ce siècle est celui de la lutte idéologique contre la religion, les préjugés, les abus et les injustices ; c’est aussi celui de la réflexion philosophique (avec le courant matérialiste et Diderot) et de la réflexion politique. Que devient le théâtre dans ce paysage ?

 

1- La tragédie à laquelle on reproche de ne représenter l’action qu’à travers des discours est devenue caduque. Le public, lassé des sujets antiques et des personnages héroïques, attend des spectacles d’actualité. N’est susceptible de toucher le spectateur du XVIIIe siècle, avide d’émotion, que ce qui lui parle de lui et de son temps.

Voltaire essaiera bien d’être un nouveau Racine en s’inspirant de l’Antiquité pour écrire ses tragédies dans des pièces comme Œdipe ou la mort de César. Il cherche à dépayser le spectateur par la couleur locale, en décrivant costumes et décors. Mais la tragédie ne répond plus aux aspirations du siècle.

 

2 -Les grands représentants du théâtre au XVIIIe siècle sont dans le premier tiers du siècle : Marivaux et à la fin du siècle : Beaumarchais.

Marivaux écrit La première surprise de l’amour, Le jeu de l’amour et du hasard, Les fausses confidences, mais aussi L’île de la raison, L’île des esclaves et La colonie. C’est l’amour qui est au cœur de ce théâtre, qui se révèle toujours dans la surprise, mais qui se heurte aux conditions sociales : celles qui séparent les valets et leurs maîtres. Seul le déguisement par lequel les uns se substituent aux autres dans un jeu d’apparences permet à l’amour de triompher à la fin.

Ce qui aujourd’hui encore attire le spectateur dans l’œuvre de Marivaux, c’est le jeu constant du mensonge à la vérité qui s’établit tant au niveau du langage fait de perpétuels sous-entendus qu’au niveau du corps où le déguisement est source de multiples quiproquos. Dans cet univers de l’apparence où chacun met à l’épreuve les sentiments de l’autre, par tous les moyens, même l’illusion, on arrive à dire la vérité en feignant de mentir. La satire sociale reste sous-jacente dans les comédies de Marivaux, derrière le jeu de l’amour et du hasard.

C’est dans un tout autre registre que Beaumarchais à la fin du siècle va développer la satire sociale dans Le Barbier de Séville et Le mariage de Figaro.

La signification idéologique de l’œuvre n’est pas douteuse : c’est l’appel en faveur de la liberté, liberté d’expression, liberté de la presse, de l’égalité, même si elle n’est encore dans la pensée de Beaumarchais qu’une simple égalité théorique, l’égalité bourgeoise des chances. C’est aussi la revendication de l’intelligence humiliée par les privilèges de la naissance ou de l’argent. La leçon qui se dégage de l’œuvre est claire ; c’est celle de l’optimisme, de la foi dans l’avenir, c’est le droit au bonheur. En son temps, l’œuvre a servi non seulement à affermir la confiance du Tiers Etat dans sa propre victoire, mais à démoraliser la noblesse, à la ridiculiser à ses propres yeux, à lui donner mauvaise conscience. La portée de l’œuvre fut décuplée par tout ce que l’on savait de la vie de Beaumarchais, de sa lutte contre la justice de l’Ancien Régime, de ses appels à l’opinion.

 

 

V. Le Théâtre romantique

( extrait du livre de Anne Ubersfeld : le drame romantique)

 

Tous les bouleversements qui ont affecté la France et L’Europe avec la Révolution Française et les guerres de l’Empire ne laissent pas le théâtre intact. On ne peut se pencher sur les malheurs d’Antigone et de Créon quand la société change et quand changent en même temps les acteurs de l’histoire avec l’intervention du peuple dans la révolution et la conquête napoléonienne.

Depuis le début du siècle, les travaux de Madame de Staël et de Benjamin Constant, des représentations de Shakespeare ont révélé une nouvelle conception de la scène : les théories du drame romantique ont précédé les réalisations. En 1827 paraît la préface de Cromwell, pièce dont Hugo fit des lectures publiques et qui ne fut jamais représentée de son vivant. C’était trois ans avant la représentation d’Hernani.

Le drame romantique s’affirme comme une révolution par rapport à toutes les autres formes théâtrales qui l’ont précédé. La préface de Cromwell est le manifeste qui met en cause l’ensemble de ces règles, toutes les conventions qui constituaient la structure du théâtre classique :

 

Ce qu’il nous faut comprendre, ce sont les raisons de cette mise en cause par le romantisme des règles qui définissaient le théâtre classique.

 

  1. Le drame romantique est d’abord une révolution dans les thèmes.

 

    1. Le drame romantique est drame de l’histoire.

 

La grande préoccupation des auteurs romantiques est de prendre en compte la transformation actuelle de la société pour la montrer par le moyen d’une référence au passé ; il s’agit de faire comprendre le présent à la lumière du passé. C’est la nature de l’histoire qui change le sens : elle cesse d’être l’histoire des conflits internes au pouvoir comme par exemple dans le Britannicus de Racine pour devenir l’évocation du mouvement entier de la société. Elle expose la manière dont s’accomplissent les changements profonds :

  • Dans Cromwell de Hugo, c’est le changement provoqué par l’accession de Cromwell au trône d’Angleterre

  • Dans Marie Tudor le changement qui fait passer l’Angleterre de Marie la Catholique à Elizabeth.

  • Dans Lorenzaccio d’Alfred de Musset, c’est l’histoire de Florence qui est mise en scène provoquant l’assassinat d’Alexandre de Médicis

Dans tous les cas, c’est la totalité d’une société qu’il faut montrer. De même que les petites gens et le peuple ont participé à la Révolution et à la conquête de l’Europe, ce sont toutes les couches sociales qu’il faut représenter sur la scène : le peuple est présent au couronnement avorté de Cromwell. Il apparaît dans les rues et sur les places de Florence dans Lorenzaccio.

 

b) La conséquence de cette présence nouvelle de l’histoire au cœur du drame, c’est la nécessité de changer l’espace scénique. S’il faut montrer le tout d’une société, la multiplicité des lieux est nécessaire : il n’y a pas moins de trente cinq changements de décor dans Lorenzaccio, depuis le palais d’Alexandre jusqu’aux faubourgs de Florence et à la campagne environnante. Enfin, si l’auteur dramatique se réfère au passé pour éclairer la situation politique présente, il doit respecter la fameuse couleur locale pour permettre au spectateur contemporain de penser sa propre histoire. C’est en mettant en scène le conflit de l’Angleterre des Tudor et le rôle qu’y tient la Bourgeoisie que Hugo éclaire la Révolution de 1830.

C’est pourquoi le drame romantique se manifeste à la fois par une intelligence des conflits politiques et la peinture de toute la vie concrète du passé.

 

c)Le second thème dominant du drame romantique, outre l’histoire, c’est la passion, l’amour devenu passion dévorante.

La tragédie classique connaissait bien l’amour-passion mais elle ne le valorisait pas en tant que tel sauf quelques exceptions chez Corneille. Dans le théâtre romantique, l’amour est devenu une valeur quasi absolue : en face d’une société où règnent le mal et la corruption, l’amour est l’oasis, le lieu de toutes les positivités, toujours dans une situation de conflits avec le monde, ses lois, ses contraintes, sa morale.

 

Nous avons vu les théoriciens romantiques se livrer à une attaque systématique contre les règles, contre ces entraves à la liberté créatrice du drame. De fait, c’est l’importance décisive de l’histoire mais aussi de l’amour dans son rapport à la société qui induit ces modifications formelles.

 

2) Le second volet de la révolution romantique est une révolution « technique » : Le drame romantique est révolutionnaire dans les formes.

 

  1. Ce sont d’abord les unités qui sont mises en cause :

 

-L’unité de lieu est en cause car, comment montrer l’histoire sans promener le spectateur dans tous les milieux où elle se fait : non pas seulement dans la proximité immédiate du pouvoir mais dans toute la société ? Montrer l’histoire comme mouvement implique la disparition des entraves de l’unité de lieu. Il faut pouvoir indiquer l’impact des événements dans des milieux divers, représenter la diversité des milieux ou des groupes qui peuvent faire l’histoire.

- Mais la prise en compte de l’histoire implique aussi la disparition de l’unité de temps (des 24 heures de durée) : il faut pouvoir assurer au récit une suite temporelle correspondant plus ou moins à la durée réelle des faits, sans réduire l’action à la crise dernière comme le fait la tragédie classique.

- Enfin, l’unité d’action est ébranlée quand ce sont des événements divers, plusieurs séries d’événements qui entraînent l’accomplissement de telle action ou la survenue de tel événement. Il y a bien trois conjurations dans Cromwell de Victor Hugo et trois actions simultanées dans Lorenzaccio.

 

b) Cette mise en cause des règles entraîne la modification de la structure même de la représentation. La division du texte et du spectacle se fait selon de nouveaux principes : les tableaux, images visuelles fortes, remplacent la succession des actes. La mise en scène fait place à une véritable scénographie.

 

Conclusion : Quelle est la pierre d’achoppement du drame romantique ?

 

La bataille romantique contre les règles dissimule une contradiction plus profonde : les formes du théâtre classique sont devenues inadéquates au nouveau contenu du drame historique que l’on veut mettre en œuvre.

La question de l’unité de lieu est révélatrice de l’obstacle ; il est le point central des difficultés et des échecs de cette tentative. C’est à propos de l’espace théâtral que le romantisme se heurte à une contradiction : il veut montrer la matérialité de l’histoire, l’histoire concrète, l’histoire vécue ; mais l’appareil théâtral classique interdit de multiplier les changements de lieu et de décor.

Dire l’histoire suppose une autre esthétique.

Cela explique que les auteurs dramatiques lorsqu’ils veulent éviter un compromis (comme dans le théâtre de Victor Hugo) sont condamnés à écrire pour une scène imaginaire : c’est Le spectacle dans un fauteuil de Musset ou Le théâtre en liberté de Hugo vieillissant.

C’est aujourd’hui seulement au XXe siècle que l’on peut dans l’espace vide de la scène jouer réellement l’histoire de Lorenzaccio.

 

VI. La seconde moitié du XIX°siècle

 

 

 

  1. La postérité du romantisme

 

Le drame romantique n’achève pas sa carrière au milieu du siècle. Alexandre Dumas fils (1824-1895) écrit en 1852 La dame aux camélias où il reprend le thème de la courtisane régénérée par une passion sincère. Mais il s’oriente très vite vers un réalisme à intention moralisante, critiquant les mœurs de la société : certains milieux comme Le demi-monde (1855) ou le rôle de l’argent dans La question de l’argent en 1857.

C’est à la fin du siècle avec Edmond Rostand que le romantisme va reprendre vie avec l’écriture de Cyrano de Bergerac en 1897 et de L’aiglon en 1900.

 

  1. Le théâtre naturaliste

 

Le théâtre suit les grands mouvements de la littérature en cette seconde moitié du XIXe siècle. Zola prétend porter au théâtre le naturalisme qu’il avait développé dans le roman expérimental ; il voulait faire du spectacle théâtral un document historique et social qui soit d’une exactitude scientifique.

En 1887, André Antoine (1857-1943) fonde à Paris le Théâtre Libre, véritable laboratoire d’innovations dramatiques. Le naturalisme fut poussé si loin que dans l’adaptation qu’Antoine fit de La Terre de Zola, on voyait picorer des poules sur la scène dans un décor de ferme.

Le réalisme trouve sa véritable expression dans l’œuvre d’Henri Becque qui écrit en 1882 Les Corbeaux où il dépeint les hommes de proie de cette société qui dépouille une famille après la mort du père, patron d’une fabrique, et condamne l’entreprise à la faillite. Il écrit La Parisienne en 1885 où il met en scène une coquette bourgeoise, son mari fantoche et un amant jaloux.

Antoine déçu par les auteurs français présente à la fin du siècle des œuvres étrangères révélant le théâtre du norvégien Ibsen.

 

3) La comédie gaie et le théâtre de boulevard

 

C’est dans la seconde moitié du siècle que naît la comédie gaie ou le théâtre de boulevard pour répondre au besoin de divertissements de la société du Second Empire.

Eugène Labiche (1815-1888) écrit des comédies bouffonnes telles que Le Voyage de Monsieur Perrichon où il fait le portrait d’un bourgeois, La Cagnotte où il décrit les aventures de braves bourgeois venus dépenser à Paris l’argent de leur cagnotte, ou enfin Le Chapeau de paille d’Italie.

Feydeau (1862-1921), roi du Vaudeville, écrit des comédies légères, en un acte telles que La Dame de chez Maxime (1899) ou Occupe-toi d’Amélie (1908).

Georges Courteline (1861-1929) emploie les procédés de la farce pour faire la critique des mœurs de l’époque ; c’est celle des règlements militaires dans Les Gaîtés de l’escadron (1895) ou des mœurs bureaucratiques dans Messieurs les ronds de cuir.

 

4) Les symbolistes : le théâtre onirique

 

A la fin du siècle, le symbolisme s’étend de la poésie au théâtre. Mallarmé prône un retour au mythe et souhaite que l’univers théâtral soit transporté dans un ailleurs de rêve. Dès 1866, il écrit un drame lyrique Hérodiade qu’il n’achèvera jamais.

Les chef-d’œuvres du symbolisme sont ceux de Maeterlinck qui écrit en 1890 Pelléas et Mélisande, œuvre lyrique dont Debussy composa la musique. L’intrigue en est simple : le prince Golaud épouse une jeune fille perdue dans la forêt et venue d’on ne sait où, Mélisande. Celle-ci s’éprend du frère de Golaud, Pelléas, d’un amour ardent et chaste. Golaud tue son frère et Mélisande se laisse mourir de chagrin. A partir de ce moment, tout se passe comme dans un rêve.

 

 

La fin du siècle : Une rupture (1896) : Le père Ubu

 

La pièce d’Alfred Jarry, Ubu roi (1896) est une parodie d’un drame historique. Ubu, poussé par sa femme assassine le roi de Pologne et ses foils pour voler son royaume au souverain. Mais cette victoire sera éphémère, battu par le seul survivant de la lignée royale.

« Drame en prose » (comme l’appelle Jarry), cette pièce pourtant burlesque causa un véritable scandale par une grossièreté à peine déguisée.

Elle est surtout considérée comme la première œuvre moderne, avant-gardiste par son esthétique de la farce : indifférence absolue à la profondeur des personnages, et à la vraisemblance des décors.

 

La subversion permanente :

Par son goût du canular, Jarry s’amuse à démanteler le langage, associant les mots par homophonie, au mépris dus sens, sous divers prétextes.

L’orthographe est aussi sans cesse mise à mal. La déformation orthographique comme celle du mot « phynance » est à la fois un divertissement et un moyen de recréation du langage. L’œuvre est un jeu verbal où Jarry (grand lecteur de Rabelais) se plait à parodier les formes dramatiques antérieures, tournant en dérision les scènes traditionnelles comme les scènes de songe prémonitoire, les scènes macabres, politiques, épiques, ou encore guerrières.

Le grotesque est à son comble dans la fameuse scène où Ubu, dont la cupidité ne supporte aucun frein, s’octroie toutes les richesses du royaume, celles des nobles, des magistrats et des financiers, les faisant défiler un à un devant lui, puis disparaître dans une trappe. Parodiant le modèle épique, Jarry crée une « geste » d’Ubu. Ubu roi sera suivi d’Ubu cocu, Ubu enchaîné (1900), L’almanach illustré du Père Ubu (1901), Ubu sur la butte (1906).

Jarry a ainsi créé un personnage : Doté de tous les défauts,- laideur, saleté, grossièreté, bêtise, couardise, méchanceté,- cet anti–héros a l’allure d’un pantin mais c’est un personnage redoutable. Autour de lui, sa femme, ses partisans et ses ennemis ne valent pas mieux. Ils sont tous aussi grotesques.

A travers ces personnages, Jarry dénonce l’absurdité d’un monde où ceux qui gouvernent revêtus d’un pouvoir légitime (tel Venceslas) ne valent pas mieux que ceux qui contestent ce pouvoir tel le personnage d’Ubu, qui lui-même n’aspire qu’à prendre le pouvoir à son tour.

Il annonce ainsi la révolte de Dada et le mouvement surréaliste.

 

VII. Le théâtre dans la première moitié du XX°siècle

 

I. L’avant-guerre (de 1914)

 

  1. Divertissements et distractions

 

La « Belle Epoque », période de stabilité monétaire et de prospérité économique, voit le triomphe du théâtre de la bourgeoisie : c’est l’euphorie des salles de spectacles.

Dans les théâtres de boulevard, le Gymnase ou les Variétés, c’est le triomphe ou l’insuccès d’auteurs dont la renommée est parfois venue jusqu’à nous. Ceux qui, à l’image d’un Maurice Donnay, sont les héritiers des spectacles impériaux, créent jusqu’en 1905 l’affluence. Ils sont relayés après 1907 par d’autres, plus au goût du jour : Henri Bernstein donne en 1911 à la Comédie française la controversée Après moi, dénoncée comme œuvre juive par ses détracteurs et qui, comme telle, ne devrait pas avoir sa place au Français. Edmond Rostand fait triompher L’aiglon en 1900 et Chantecler en 1910. L’humour boulevardier de Tristan Bernard éclate dans les pièces telles que Le petit café en 1911. Georges Courteline réussit à merveille dans ses caricatures de la petite bourgeoisie et Georges Feydeau multiplie les intrigues comme La puce à l’oreille, écrite en 1907.

Georges de Porto-Riche, Henri Bataille, Flers et Cavaillet donnent aussi dans le vaudeville. Nul doute quez ces auteurs de comédies légères à succès interprétées par des acteurs célèbres, Constant, Coquelin, Sarah Bernhardt ou Lucien Guitry, ont contribué à forger l’image du Paris frivole et joyeux de la « Belle Epoque », attirant la bourgeoisie provinciale mais aussi de nombreux étrangers venus goûter aux charmes de la capitale.

 

  1. Mais cette période est aussi celle de la naissance d’une nouvelle avant-garde esthétique.

Des recherches isolées ou collectives émergent des groupes ou des écoles qui trouvent dans la capitale française leur lieu d’élection. Ainsi, le mouvement fauve expose pour la première fois au Salon d’Automne en 1905 et en 1906 au Salon des Indépendants. Matisse est considéré comme leur chef de file à Paris. Picasso, installé au Bateau-Lavoir à Montmartre, peint pendant l’hiver 1906-1907 Les Demoiselles d’Avignon. C’est aussi à Paris que la peinture s’ouvre à l’abstraction. Robert Delaunay y livre ses disques non figuratifs de 1913, Duchamp ses ready-made (associations curieuses d’objets du quotidien, véritables instantanés), Picabia ou Léger leurs premières peintures qui ignorent l’importance du sujet. Mondrian, depuis 1912, y réalise ses figures géométriques ; Kupka, qui fréquente à Puteaux l’atelier cubiste de Jacques Villon, y exécute ses plans.

Autre phénomène à résonance européenne : la chorégraphie. Elle est en pleine révolution et Paris en est le principal théâtre. Déjà Isadora Duncan avait, à la fin des années 1870, abandonné le costume traditionnel ainsi que le chausson des danseurs et libéré leur mouvement. Loïe Fuller avait profité de l’Exposition Universelle de 1900 pour montrer les effets de lumière sur leurs costumes voilés. Mais ce sont les Ballets russes produits par Serge Diaghilev en 1909 au Châtelet qui provoquent un terrible choc sur le public parisien. A peine remis de la découverte de ces ballets sans thème, le voici à nouveau retourné par Le Sacre du printemps joué en 1913 au théâtre des Champs-Élysées. La musique de Stravinsky le choque tout comme les mouvements « en dedans » des danseurs de Nijinski. Debussy, Fauré ou Ravel renouvellent la musique pour piano et celle de l’orchestre symphonique.

Au total, la rupture de l’avant-garde esthétique avec les modes de représentation traditionnels manifeste en toutes directions la volonté de modifier les rapports entre l’œuvre et celui qui l’écoute, la lit ou la contemple.

 

Au théâtre, si profondément sclérosé, apparaît le désir de constituer le spectateur en co-auteur. En réaction à la fois contre le théâtre naturaliste, que défendait le Théâtre Libre d’Antoine, et contre son concurrent, le théâtre symboliste de Lugné-Pöe et de Paul Fort, Jacques Copeau développe à la fois une nouvelle esthétique et une théorie de la mise en scène. Inspiré des exemples venus de l’étranger : de Meyerhold, de Craig, d’Appia, ou de Fuchs ; et, à la suite du français Rouché, il fait du metteur en scène un intermédiaire essentiel pour la représentation et rapproche le public des acteurs en réaménageant l’espace scénique. Il occupe le théâtre du Vieux Colombier, où il regroupe une troupe jeune, avec entre autres Louis Jouvet et Charles Dullin. En septembre 1913, la Nouvelle Revue française publie son « Essai de rénovation dramatique » où il revendique la stylisation du décor, la primauté du jeu et des gestes et l’héritage de la commedia dell’arte. Il veut vider la scène des objets qui prétendaient représenter le réel.

 

  1. Le théâtre de Claudel

C’est dans ces conditions que le théâtre de Claudel voit le jour. Ses premières œuvres dramatiques sont marquées par sa conversion de 1886 et par l’influence symboliste. Tête d’or (1889), La Ville (1890), L’Echange (1893), Le repos du septième jour (1896), traduisent par l’intermédiaire de personnages allégoriques, les convictions de l’auteur : désespoir de l’homme sans la grâce, faillite de la cité sans Dieu.

Peu à peu, Claudel se détache de l’esthétique symboliste : Partage de Midi (1906, représenté en 1948), né d’une aventure personnelle, pose le problème du couple humain ; L’Annonce faite à Marie (1912), un des sommets du théâtre chrétien, évoque le climat mystique du Moyen-Age finissant. En même temps, le dramaturge diplomate s’applique à comprendre le monde moderne : L’Otage (1910), Le pain dur (1915) et Le père humilié (1916) constituent une trilogie qui, étalée sur trois générations, montre les répercussions de la crise révolutionnaire sur les plans spirituel, politique et social.

En 1921, Paul Claudel entame un nouveau drame aux multiples épisodes, Le soulier de satin (représenté en 1943), dont le héros est un conquistador de la Renaissance. Dans cette pièce immense, il mêle tous les tons et rassemble tous les thèmes antérieurs, résumant ainsi selon ses propres déclarations, toute l’œuvre poétique et dramatique. Pour rendre sensible sa vision de l’Univers, Claudel brise les cadres ordinaires : la véritable scène de ses drames est le monde.

II. Le théâtre de l’entre-deux guerres

 

C’est l’époque de ce que Sartre a appelé « la grande consommation métaphysique de l’autre après guerre ».

Dans une société mal remise du cauchemar de la Grande Guerre, où, dans le Paris des « Années folles », une bourgeoise privilégiée cherche à s’évader dans l’ivresse des plaisirs et du jeu, sans pouvoir nier la réalité, la réflexion des hommes de culture – écrivains et artistes – développe une interrogation « métaphysique » sur le rapport du rêve et de la réalité, sur les frontières entre l’illusion et la vie, où se joue le sens de l’existence, où se trouve mise en cause l’identité personnelle à travers la conscience de soi.

Il faut se remémorer la situation de notre théâtre après la guerre de 1914: le naturalisme d’Antoine était à bout de souffle, la tradition du Boulevard était paralysée par les années de guerre. Durant les années 1919 et 1920 la vie théâtrale parisienne était à son plus bas étiage.

A partir de 1920, la tendance se renverse. De retour des U.S.A., Jacques Copeau ouvre le 15 octobre le Vieux Colombier. Le 10 novembre Lugné Poe s’installe au théâtre de l’Oeuvre ; en décembre Gaston Baty et Gémier deviennent les metteurs en scène de la Comédie des Champs-Elysées.

C’est à ce moment qu’Antoine et Lugné Poe confèrent aux metteurs en scène une importance inconnue jusqu’alors. Les successeurs de Jacques Copeau (1879-1949) : Jacques Pitoëff (1884-1939), Charles Dullin (1885-1849) Louis Jouvet (1887-1951) et Gaston Baty (1892-1952), formèrent à un moment donné ce qu’on a appelé le Cartel des Quatre.

 

Une nouvelle esthétique

 

Le théâtre est à la recherche d’un nouveau style de jeu : on rêve de la Commedia dell’arte. La « théâtralité » l’emporte sur l’imitation de la réalité. Un appétit d’expérimentation formelle se donne libre cours.

Les membres du Cartel, tous acteurs à l’exception de Gaston Baty, revendiquent à la suite de Jacques Copeau, l’autonomie du metteur en scène, mais l’expérimentent en suivant des voies différentes.

Louis Jouvet, dans son enseignement comme dans son jeu, recherche une grande rigueur qu’il met au service du texte. La rencontre avec Giraudoux est décisive et assure son succès, qu’il connaît également avec Knock de Jules Romains et La machine infernale de Cocteau. Son esthétique n’est pas celle du dépouillement, mais de la précision : son autorité s’exerce sans partage sur une troupe qui privilégie le respect du texte.

Au théâtre de l’Atelier, qu’il occupe jusqu’en 1941, puis au théâtre Sarah-Bernhardt, jusqu’en 1947, Charles Dullin manifeste son amour du spectacle avec une folle exubérance, le plus souvent au travers d’une adaptation : Les Oiseaux d’Aristophane suscitent l’admiration pour la qualité et l’inventivité du spectacle. C’est lui aussi qui révèle Pirandello à Paris, et qui monte Les mouches de Sartre en 1943. Sans style précis, il joue l’expérimentation et livre des combats audacieux contre la critique.

La même inventivité se retrouve chez Georges Pitoëff, qui revendique la primauté de la mise en scène par rapport au texte même. Avec sa femme, l’actrice Ludmilla Pitoëff, il met en scène Tchekhov, Pirandello et ses Six Personnages en quête d’auteur, Shaw, Ibsen, O’Neill, d’Annunzio, Claudel, Gide, Cocteau, Anouilh.

 

1) Le succès de Pirandello

 

La découverte de Pirandello s’inscrit dans un climat « avant-gardiste ».

C’est dans cette période qu’on assiste en France au succès de l’œuvre de Proust, à la mise à la mode des Arts Primitifs (notamment de l’art Nègre) et à la découverte de Freud (publication des Trois essais sur la sexualité en 1920). En 1924 paraît le premier Manifeste surréaliste d’André Breton.

On peut considérer l’année 1922 comme une année symbolique : c’est l’entrée de Pirandello sur la scène parisienne, avec la représentation de la Volupté de l’honneur.

La deuxième pièce de Pirandello, Six personnages en quête d’auteurs, donne le ton : c’est le théâtre à l’intérieur du théâtre. Il s’agit de montrer que la comédie est plus vraie que la vie car elle permet à chacun d’être ce qu’il est en endossant un personnage, en jouant un rôle. Dans la vie, en dehors des rôles que l’on joue, peut-on dire qui l’on est ? Mais, en même temps, on ne parvient jamais à s’identifier au rôle que l’on joue, on ne fait que faire semblant.

Il en va tout autrement au théâtre : « Qu’est-ce qu’une scène ? dit l’un des personnage de Pirandello – tu vois bien… c’est un endroit où on joue à jouer pour de vrai. On joue la comédie des six personnages. »

 

A cette époque, le héros des Six personnages était attendu par le public. Amateurs et hommes de théâtre n’ont voulu voir des héros pirandelliens que ce qu’ils attendaient : des héros souffrant du mal du siècle, des intellectuels penchés sur leurs propres abîmes, en proie à un vertige devant l’effondrement de leur personnalité. Les représentations de Pirandello se multiplient, au moins jusqu’en 1927, date de l’entrée de Chacun sa vérité au répertoire de la Comédie française dans la mise en scène de Charles Dullin.

Le premier thème de Pirandello est celui de la supériorité de la comédie sur la vie : le théâtre est plus vrai que l’existence, l’art plus vrai que la vie ; la vérité de l’art l’emporte sur les apparences du réel et la réalité du jeu sur l’illusion du vécu. Ce thème du monde identifié à un théâtre n’est pas propre à Pirandello ; il est caractéristique de tout l’art baroque : il est de rigueur chez la plupart des dramaturges français des années 30 : c’est le cas des pièces de Salacrou : Le Pont de l’Europe ou l’Inconnue d’Arras ; c’est aussi le thème du théâtre d’Anouilh dans ses Pièces roses, par exemple le Bal des voleurs ; Sacha Guitry en a même donné une version boulevardière dans son « Quand jouons-nous la comédie ? ».

 

2) Le théâtre de Cocteau

L’œuvre de Cocteau, théâtrale puis cinématographique, cherche à renouer les liens entre le monde visible, qui apparaît aux hommes comme la seule réalité où se déroule leur vie et un arrière-monde invisible, surnaturel, sans lequel la vie humaine n’aurait pas de sens.

Parce que la mort est cette coupure qui sépare le visible de l’indivisible en renvoyant aux hommes l’image de leur vie comme en un miroir, c’est ce miroir qu’ils doivent franchir.

Il reprend des sujets antiques, écrit en 1926 Œdipe Roi et en 1934 La machine infernale.

Dans La machine infernale, reprenant la légende d’Œdipe, Cocteau ne dispose pas des effets spéciaux du cinéma qui permet de représenter ce passage du visible à l’invisible par le franchissement du miroir, comme dans le Testament d’Orphée, il doit rendre sensible par tous les moyens, y compris par la parodie, la présence « familière » des dieux au cœur même du monde humain.

 

3) Le théâtre d’Anouilh

Le rejet du monde réel prend chez Anouilh une autre forme : celle de la révolte contre une société dominée par la bourgeoisie et l’argent dans laquelle on ne peut vivre sans « compromission ».

En 1910, après des études de droit, Anouilh devient secrétaire de Louis Jouvet, et c’est le théâtre de Giraudoux qui l’incite à écrire pour le théâtre.

L’hermine (1932), Mandarine (1933), Y avait un prisonnier (1935) déconcertent le public mondain, Le voyageur sans bagage (1937) joué par Georges Pitoëff, remporte un succès considérable, ainsi que La sauvage (1938). Jean Anouilh forme ensuite une association avec le metteur en scène André Barsacq, successeur de Dullin à l’Atelier, lui confie Le bal des voleurs et Le rendez-vous de Senlis, deux pièces plus détendues, « pièces roses » comme il les nomme lui-même par opposition à ses « pièces noires ».

Pendant l’occupation, il écrit Antigone.

Son œuvre exprime la contradiction vécue par la jeunesse bourgeoise : révolte contre une société et un monde « dévalorisés » à travers le rejet de la famille, qui s’exprime sous la forme d’un refus de devenir adulte, -refus de la compromission-, une valorisation de l’enfance, de la pureté, de la virginité.

 

III. Le théâtre sous l’occupation

 

Bien que Vichy et les autorités allemandes cherchent à laisser leur empreinte sur la vie culturelle du pays, une partie de la production artistique, tout en s’opérant au grand jour, fait preuve d’une réelle autonomie à l’égard des thèmes de l’idéologie dominante. L’Occupation est une période d’euphorie pour le théâtre. Les pièces jouées, qui ne sont pas des œuvres de propagande, ne rebutent pas le public parisien. Il se précipite pour voir les grandes pièces du moment : La reine morte de Montherlant (1942), Sodome et Gomorrhe de Giraudoux (1943), Le soulier de satin de Claudel (1943), Antigone d’Anouilh ou Huis clos de Sartre (1944). Ces textes mobilisent des énergies qui succèdent aux metteurs en scène du Cartel. Ainsi, Jean-Louis Barrault prend en charge le chef-d’œuvre de Claudel tandis qu’André Barsacq, qui succède à Charles Dullin à l’Atelier, monte les œuvres théâtrales d’Anouilh.

 

 

IV. Après guerre : Le théâtre d’idées

 

Sartre a expliqué que c’est la faillite de l’humanisme bourgeois et l’effondrement des valeurs morales qui ont conduit toute une génération à l’idée d’absurde : le monde a-t-il un sens en dehors des significations et des valeurs dont nous le revêtons ? L’existence humaine n’est-elle pas un non sens si, en l’absence de Dieu, la présence de l’homme n’a pas de raison ?

L’homme est cet être qui, n’ayant pas de raison d’être, cherche à donner sens à sa vie en justifiant ses actes et en jouant un rôle. Mais, hors des justifications que sont nos motifs et nos raisons, toutes nos actions sont « équivalentes » ; et l’homme n’est jamais lui-même que pour autrui.

Après la déception qui suit l’échec des grands mouvements sociaux de 1936, la faillite de l’espoir qu’ils avaient fait naître, Camus s’accorde avec Sartre sur le constat du non sens de l’existence : L’homme est étranger au monde qu’il habite et étranger à sa propre existence.

Sartre et camus portent sur la scène des débats d’idées philosophiques:

En 1943 Sartre fait paraître Les Mouches, puis Huis-clos en 1944.

En 1944, Camus fait paraître deux pièces de théâtre : Caligula et le Malentendu

Mais, la réflexion sur la guerre et la résistance et les évènements politiques qui suivent la Libération animent les intellectuels de l’après-guerre autour de l’engagement politique des écrivains :

Sartre écrit Les Mains sales en 1948

Camus fait paraître L’Etat de siège en 1948 et Les Justes en 1950

 

En portant sur la scène les débats d’idées, Sartre et Camus redonnent vie au Théâtre mais sous des formes dramatiques qui n’innovent pas.

Quand Sartre écrit « nous savons tous que le monde change, qu’il change l’homme et que l’homme change le monde et ce n’est que cela qui doit être le sujet profond de toute pièce d théâtre », alors c’est que le théâtre n’a plus de sujet. Il prétend mettre en scène de larges problèmes historiques et sociaux en les incarnant dans des conflits entre les individus représentés par les personnages.

C’est là que le théâtre d’idées, fidèle à la dramaturgie classique, rencontre ses limites : les contradictions sociales qu’il s’agit d’exprimer deviennent des conflits psychologiques. Dans Les mains sales ou dans Les séquestrés d’Altona,

les héros disent l’histoire mais ne nous la montrent pas ; le huis clos individuel l’emporte sur la situation historique générale ; le drame personnel d’Hugo a plus de sens que l’action de Hoederer. Le héros parle d’une situation plutôt qu’il ne la vit et propose aux spectateurs son propre pathos en lieu et place d’une véritable connaissance de la situation vécue.

C’est avec une telle idéologisation qu’a entendu rompre radicalement l’avant-garde des années 1950.

 

 

 

VIII- Le théâtre contemporain

 

 

A) Préludes aux bouleversements intervenant sur la scène française de 1880 à nos jours

 

1- Ouverture au théâtre étranger

 

Le théâtre français au début du XXe siècle, sort de l’isolationnisme et s’ouvre aux influences étrangères, découvrant les théâtres orientaux, posant alors en termes nouveaux les problèmes de l’illusion et les rapports au réel.

Parallèlement, le lieu théâtral se transforme, modifiant la conception illusionniste de la scène.

Les théâtres orientaux dévoilent à l’Occident le rôle primordial du corps dans le jeu théâtral. En 1895, Le chariot de terre cuite, une des pièces les plus célèbres du répertoire sanskrit, et que Lugné-Poë porte à la scène, est une révélation. En 1931, le spectacle donné par une troupe libanaise à Paris marque beaucoup les sensibilités. Chacune de ses formes dramatiques, indienne, chinoise, japonaise et indonésienne où la parole n’occupe qu’une place restreinte, a transmis à l’Occident des secrets de fabrication.

 

a) La fragmentation de l’action du théâtre indien

Dans le théâtre sanskrit de l’époque classique, tout est symbole. Les acteurs miment leur rôle, en chantant et en dansant, tandis q’un récitant commente l’action. Les gestes véhiculent un langage muet que la tradition a minutieusement conservé. L’action compte moins que les moyens à travers lesquels elle s’exprime. Les auteurs dramatiques indiens n’hésitent pas à l’interrompre, tantôt par des interventions du récitant, tantôt par une pause lyrique : le verset, qui alternent avec la prose dialoguée où s’exprime l’action.

 

b) Le théâtre chinois, un spectacle complet

La musique et le chant occupent dans ce spectacle fastueux une place importante. Scènes de pantomime, acrobaties, ballets de combat, escrime, numéros traditionnels de cirque, sont associés ici intimement à l’action dramatique. Le jeu est codifié en un très grand nombre de formules apprises par cœur. Le mouvement scénique, issu de danses anciennes, est stylisé.

 

c) Le Nô japonais

Cet art populaire devenu divertissement aristocratique par la suite, met en scène deux protagonistes essentiels. Le waki (celui du coin), reste pendant le représentation assis dans un coin de la scène. Il joue à la fois un rôle de spectateur et de voyant, car l’acteur masqué, qui lui apparaît, le shite, fantôme, divinité ou démon, est le produit de ses visons ou ses rêves.

 

2- Antonin Artaud : le théâtre de la cruauté

 

Artaud est fasciné par l’aspect métaphysique du théâtre oriental. Selon lui, les orientaux n’ont pas perdu le sens de cette terreur mystérieuse qui est un des éléments les plus efficaces au théâtre et leur représentation joue sans cesse sur l’hallucination et la peur. Dans le théâtre balinais, lorsque l’acteur arrive portant le masque de l’animal sacré, son apparition entraîne toujours un déchaînement sauvage chez les spectateurs qui se mêlent aux acteurs et entrent en transe. C’est en 1938 dans Le théâtre et son double qu’Artaud explique ses théories dramatiques. Il remet en cause la dramaturgie occidentale qui « ne voit pas le théâtre sous un autre aspect que celui du théâtre dialogué. » Il s’agit pour lui d’inventer un langage spécifiquement théâtral, destiné aux sens, indépendant de la parole, qui serait créé par la musique, la danse, la pantomime et même le décor.

C’est à cette nouvelle dramaturgies qu’Artaud donne le nom de théâtre de la cruauté : « Le théâtre ne pourra redevenir lui-même, c’est-à-dire constituer un moyen d’illusion vraie, qu’en fournissant au spectateur des précipités véridiques de rêves où son goût du crime, ses obsessions érotiques, sa sauvagerie, ses chimères, son cannibalisme même, se débondent, sur un plan non pas supposé et illusoire mais intérieur. »

Les réalisations théâtrales d’Artaud n’ont laissé qu’une place fugitive, mais ces théories dramaturgiques ont joué un rôle capital dans l’évolution du théâtre à partir des années 1950.

 

 

3- La distanciation Brechtienne

 

En 1955, quand est joué pour la première fois par le Berliner Ensemble une pièce de Brecht : Le cercle caucasien, « Cela fait 24 siècles, écrit Roland Barthes, que le théâtre est aristotélicien (…) Que ce soit pour y voir du Shakespeare du Montherlant, du Racine, ou du Roussin, (…) Nous décrétons notre plaisir ou notre ennui en fonction d’un certain credo : plus la représentation imite l’action, plus l’acteur incarne son rôle, plus le public est ému en s’identifiant au héros, plus le théâtre est magique ; meilleur est le spectacle. Or un homme vient dont l’œuvre et la pensée conteste radicalement cet art que nous croyons naturel. »

Toute l’œuvre et la pensée de Brecht prennent le contre-pied de cette tradition :

  • L’action ne doit pas être imitée mais racontée,

  • L’acteur doit jouer en dénonçant son rôle, non en l’incarnant,

  • Le spectateur ne doit jamais s’identifier au héros pour être libre de juger des causes et des remèdes de sa souffrance,

  • Le public ne doit jamais s’engager dans le spectacle qu’à demi de façon à connaître ce qui lui est montré au lieu de le subir.

 

En un mot, le théâtre doit cesser de reposer sur l’illusion pour éveiller le spectateur à la connaissance de la réalité, à une prise de conscience capable de le conduire à une action qui soit la transformation radicale de cette réalité dont il était jusqu’à présent prisonnier. Le théâtre doit cesser d’être magique pour devenir critique.

Au point de départ, l’œuvre et la pensée de Brecht reposent sur une réflexion marxiste : L’art peut, selon Brecht, et doit intervenir dans l’histoire, cesser de représenter le réel pour concourir à sa transformation.

L’idée première est de montrer le caractère historique des malheurs humains. Là où l’effet le plus profond de l’aliénation économique est d’aveugler les hommes sur les causes de leur servitude, l’art doit se donner pour but de dénoncer cette aliénation « naturelle » afin de montrer aux hommes que la solution de leurs maux est entre leurs mains.

D’un point de vue formel, toute la dramaturgie brechtienne postule que l’art dramatique, aujourd’hui, a moins à exprimer le réel qu’à le signifier. Pour cela il est nécessaire que dans le spectacle lui-même, on introduise une distance entre le signifiant - c’est-à-dire l’action qui est représentée et la parole qui est énoncée par les personnages sur la scène - et le signifié, c’est-à-dire la signification que le spectateur critique doit découvrir.

 

Telle est la portée de ce qu’on a appelé la distanciation brechtienne. Alors que le théâtre traditionnel cherche à créer l’illusion de la réalité en représentant un faux présent, le théâtre épique, c’est-à-dire le théâtre historique doit rappeler constamment au public qu’il n’assiste qu’à un exposé d’événements passés qu’il doit comprendre. Pour éclairer le présent il faut détruire l’illusion réaliste sur laquelle reposait le théâtre traditionnel.

On peut prendre l’exemple de Mère Courage.

Le drame doit nous conduire à une double vision, celle du mal social et celle de ses remèdes. Dans le cas de Mère Courage, il s’agit de venir en aide à tous ceux qui croient être dans la fatalité de la guerre, comme Mère Courage, en leur découvrant précisément que la guerre, en tant que fait humain, n’est pas fatale et qu’on peut abolir ses conséquences en s’attaquant à ses causes mercantiles.

Mais il faut que cette vérité naisse non d’une argumentation mais de l’acte théâtral lui-même. Afin que, d’entrée, le spectateur ne participe pas à l’événement, Brecht met en scène devant nous la Guerre de trente ans. Il montre sur la scène comment, emporté par cette durée, tout se dégrade, objets, visages, affection, et comment tout se détruit : l’un après l’autre, meurent les enfants de Mère Courage.

Mère Courage, cantinière dans le commerce et la vie, est dans la guerre au point qu’elle ne la voit pas, elle la subit sans la comprendre. Pour elle la guerre est une fatalité inévitable. Elle ne sait pas que pour vivre de la guerre, il lui faudra donner quelque chose à la guerre. Pour elle la guerre n’est rien d’autre qu’un métier ; elle ne veut donner à la guerre que son temps, son courage de marchande mais il lui faudra abandonner un à un ses trois enfants.

Ce que le théâtre doit opérer, c’est un dédoublement décisif : nous sommes à la fois Mère Courage et nous participons à son aveuglement, mais en même temps nous voyons ce qu’elle ne voit pas. Nous sommes témoins de son aveuglement. Nous sommes à la fois à travers elle des acteurs passifs qui croient à la fatalité de la guerre et des spectateurs libres qui sont amenés à démystifier cette fatalité.

La structure de Mère Courage est dominé par un principe d’alternance :

Pour échapper à l’illusion selon laquelle l’action jouée par les personnages représente une histoire réelle, il faut fragmenter l’action en la coupant par le commentaire d’un récitant qui décrit les pensées et les mobiles d’un personnage.

Le théâtre épique de Brecht offre la forme dramaturgique la plus large mais aujourd’hui l’objet dont traite le théâtre de Brecht a vieilli : la société qu’il évoque est en effet celle de l’entre deux guerres dominée par la crise du monde capitaliste et par les diverses formes de fascisme. D’autre part, le point de vue critique auquel il se place pour dénoncer cette société est celui d’une révolution socialiste idéale qui mettrait fin non seulement à tous les antagonismes mais aussi à toutes les contradictions qui sont le moteur de l’histoire.

 

 

B) La fécondité des années 1950

 

De 1947 à 1953 se révèlent à Paris dans les petits théâtres de la rive gauche des auteurs dramatiques qui vont révolutionner la scène européenne : Genet, Ionesco, Adamov, et Beckett.

C’est Jean Genet dont le public découvre en premier l’existence grâce à la mise en scène des Bonnes par Louis Jouvet en 1947.

En décembre 1949, La cantatrice chauve de Ionesco est représentée au Noctambules par Nicolas Bataille.

Quelques mois après, Jean-Marie Serreau révèle Adamov, ami intime d’Artaud, nourri de Brecht, en montant au même théâtre La Grande et la Petite Manœuvre. En janvier 1953, Roger Blin met en scène En attendant Godot de Beckett.

C’est alors que la célébrité rapide de Beckett attire le public français sur les autres auteurs dramatiques de cette avant-garde. En juin 1959, leur « Discours sur l’avant-garde » que prononce Ionesco consacre l’existence de ce nouveau théâtre.

 

C’est au travers des œuvres de ces dramaturges qu’il faudrait commenter la révolution qui bouleverse la dramaturgie depuis les années 1950.

Genet :

Les paravents / Haute surveillance / Les bonnes / Le balcon / Les nègres

Ionesco :

La cantatrice chauve / La leçon / Les chaises / Rhinocéros /Le roi se meurt

Beckett : /En attendant Godot / Fin de partie / Oh les beaux jours !

 

Ne peut-on dégager de ces œuvres des caractéristiques qui permettent de découvrir un dénominateur commun, une intention ou une motivation communes à toutes ces tentatives de révolutionner le théâtre ?

 

1) Les caractéristiques du théâtre contemporain

 

Reprenons la définition aristotélicienne de la mimesis pour analyser les tentatives du théâtre contemporain d’abolir l’illusion : le théâtre est la représentation d’une réalité dramatique telle qu’elle est vécue à travers le dialogue des personnages

 

a) L’illusion du théâtre commence avec l’écriture théâtrale elle-même : le texte est écrit mais il ne prend son sens qu’en étant joué. L’écriture théâtrale prétend décrire ou imiter la réalité vécue : tant les hommes que leurs actions et le monde qu’ils habitent à travers le seul texte énoncé par des acteurs sur la scène. Or, comme le fait remarquer Anne Ubersfeld, le texte théâtral est un texte troué. Pour exprimer la réalité, il lui manque quelque chose : ce sont les didascalies qui sont destinées à décrire aussi bien le jeu des acteurs que le décor et tous les éléments non verbaux du spectacle (costumes, éclairage bruitage, musique). Autrement dit, là où Aristote et Platon voulaient que l’écriture dramatique (la mimesis) se distinguât de la diegesis, c’est-à-dire du récit épique par le fait que la réalité ne s’exprime qu’à travers le discours des personnages médiatisé par l’acteur, on constate, comme le fait remarquer Gérard Genette, que le récit est subrepticement, par l’intermédiaire des didascalies, réintégré à l’écriture théâtrale pour exprimer la réalité vécue.

La principale illusion théâtrale ne consiste-elle pas dans la prétention du texte à « dire » le sens ?

 

Pour détruire cette illusion, selon laquelle le texte écrit contient le sens de la pièce, la première démarche du théâtre contemporain est de mettre en cause le sens du texte : Est-il certain que ce que nous disons ait un sens, comme voudrait nous le faire croire le texte qu’un auteur met dans la bouche des acteurs ?

La cantatrice chauve de Ionesco est une pièce exemplaire : Ionesco tourne en dérision le principe de la non contradiction.

Les mots sont associés en raison de leur incompatibilité ; les phrases se succèdent en se contredisant, comme si chaque affirmation aussitôt énoncée était oubliée. Dans le même phrase, Madame Smith dit : « Elle a les traits réguliers et pourtant on ne peut dire qu’elle est belle ; elle est trop grande et trop forte. Ces traits ne sont pas réguliers et pourtant on peut dire qu’elle est très belle. Elle est un peu petite et maigre. »

Les scènes de la même façon se succèdent l’une l’autre en se contredisant. Madame Smith décrit longuement le dîner qu’elle vient de prendre avec son mari, et à l’arrivée de ses amis qu’elle a invités à dîner, elle affirme qu’ils n’ont pas encore dîné.

De même, les didascalies décrivant les gestes et le décor contredisent les dialogues :

- Le pompier : « Je veux bien enlever mon casque mais je n’ai pas le temps de m’asseoir. » (didascalie : il s’assoit sans enlever son casque).

 

Cette « tragédie du langage », qui développe la contradiction à tous les niveaux, est la clé du titre, explicité par cet échange burlesque de répliques :

 

  • Le pompier :  A propos, et la cantatrice chauve ?

  • Madame Smith : elle se coiffe toujours de la même façon ? »

 

Dans Fin de partie, Beckett met dans la bouche de ses personnages, Hamm et Clov cette interrogation sur le langage : « J’emploie les mots que tu m’as appris (dit Clov à Hamm) ; s’ils ne veulent plus rien dire, apprends m’en d’autres ou laisse moi me taire. »

Et dans une autre pièce, Tous ceux qui tombent, les protagonistes de Beckett avouent qu’ils ont perdu les clés du langage : « Tu sais Maddy, on dirait quelque fois que tu te bats avec une langue morte. »

 

b) Pour détruire l’illusion du texte, il ne suffit pas de mettre en cause le sens du langage, il faut briser le dialogue par lequel le texte pour exprimer la réalité vécue doit prendre un sens dans la bouche des personnages.

Ionesco, dans Les chaises, brise la structure traditionnelle du dialogue : les deux protagonistes, hallucinés, conversent avec des personnages invisibles si bien que le dialogue est ponctué de silences, de trous, pendant lesquels le Vieux et la Vieille écoutent le vide.

De même, dans Le nouveau locataire, le héros ne répond que par oui ou par non à la concierge, rongée d’une curiosité débordante.

Dans Ce formidable bordel, le héros presque muet est assailli par le discours de multiples personnages qu’il n’écoute pas.

Les faux dialogues où un personnage s’adresse à un partenaire qui ne répond pas comme s’il ignorait les règles de la communication, tendent vers le monologue. A la différence du monologue classique - où le héros analyse les différents éléments d’une situation à laquelle il est confronté - les monologues, fréquents dans le théâtre contemporain, expriment la solitude extrême du personnage qui semble incapable de communiquer avec son semblable.

Fin de partie s’ouvre par deux longs monologues, celui de Clov et celui de Hamm, et s’achève par un monologue de Hamm qui reste prisonnier de lui-même, alors que Clov tente en vain de le quitter.

La pièce de Beckett : Oh les beaux jours ! n’est qu’un long monologue où Winnie seule en scène pendant toute la pièce, moitié enfouie dans un monticule de terre, tente de reconstituer la réalité qu’elle a jadis vécue.

 

Chez tous ces auteurs, le langage toujours étranger à l’homme est le lieu où se marque l’aliénation de leur personnage : il prend pour ainsi dire la place de tout lien social.

 

c) Pour détruire l’illusion du théâtre, il faut aller plus loin et mettre en cause l’action dramatique elle-même : son déroulement dans le temps.

Dans le théâtre Libre d’Antoine, on disait : il est cinq heures et il y avait une vraie pendule qui sonnait cinq heures.

- Le théâtre contemporain s’emploie à briser les repères temporels.

Le réveil de Fin de partie n’a jamais marché, la pendule de La cantatrice chauve sonne « tant qu’elle veut ». D’autres horloges ne portent pas d’aiguilles. Elle n’occupe plus sa fonction usuelle du théâtre réaliste qui est littéralement de donner l’heure de la fiction au spectateur, et de marquer le passage du temps.

De même qu’ils ne maîtrisent pas le langage, les personnages sont inaptes à se repérer dans le temps.

Dans En attendant Godot, il s’interroge : « Sommes-nous samedi ? Ne serions-nous pas plutôt dimanche, ou lundi, ou mardi ? »

Les didascalies du début du deuxième acte indiquent : l’arbre porte quelques feuilles entre Vladimir, vivement. Il s’arrête et regarde longuement l’arbre. On en déduit donc que les feuilles de l’arbre ont poussé en une nuit, autre indice du dérèglement du temps sur lequel s’arrête les personnages :

 

- Vladimir : « Il y a du nouveau ici depuis hier. »

- Estragon : « Et s’il ne vient pas ? »

- Vladimir (après un moment d’incompréhension) : « Nous aviserons. (Un temps). Je te dis qu’il y a du nouveau ici. »

- Estragon : « Tout suinte. »

- Vladimir  : « Regarde-moi l’arbre. »

- Estragon : « On ne descend pas deux fois dans le même pus. »

- Vladimir : « L’arbre, je te le dis, regarde-le. »

 

L’arbre est à la fois le signe conventionnel du temps qui passe et du rapport problématique des personnages au temps. Il a changé et il n’a pas changé et Estragon demande à Vladimir de lui « foutre la paix » avec ses paysages.

 

Dans Amédée de Ionesco, Amédée et Madeleine se disputent constamment le temps, symbolisé par un cadavre qui ne cesse de grandir, depuis leur quinze ans de vie commune, tue l’amour et pourrit leur existence.

Ainsi, en déréglant le temps de façon aussi ostentatoire, Ionesco installe son récit hors du temps, il sape les fondements de la théâtralité conventionnelle ; le drame n’est plus régi par aucune autre durée que celle de la représentation.

Oh les beaux jours ! que nous avons déjà cité, résume le sens de cette abolition du temps : Winnie a beau fouiller dans sa mémoire pour tisser une autobiographie, il s’avère impossible d’exprimer la réalité du temps vécu.

- Le temps qui a perdu toute continuité ne se manifeste plus que sous la forme de la répétition.

Dan La leçon de Ionesco, le Professeur tue l’Elève au cours de la pièce ; mais on apprend que ce personnage, paranoïaque, en est à son quarantième assassinat. Ces meurtres sont figurés par la présence d’un tas de cartables dans un coin de la pièce et par le bruit des cercueils que l’on cloue en coulisses. La pièce se termine comme elle a commencé, par l’arrivée de l’Elève qui est en tout point la même qu’au début de la pièce.

Ces structures répétitives de la représentation révèlent l’aliénation des personnages qui sont pour ainsi dire rivés au temps, condamnés à un « va-et-vient perpétuel. »

 

Pour détruire l’illusion de l’action dramatique il faut également abolir la notion de dénouement.

Les pièces de Beckett ne se dénouent jamais. Dans Fin de partie, Clov annonce dès la première réplique :

 

- « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. Les grains s’ajoutent au grains, un à un et un jour, soudain, c’est un tas, un petit tas, un impossible tas. »

 

Il annonce ainsi dès le début que la représentation n’a pas de fin parce que la partie n’est jamais finie.

Le ressort dramatique n’est rien d’autre qu’une question : Clov parviendra-t-il à quitter Hamm dont il partage l’existence depuis longtemps. La fin offre le spectacle d’un dénouement impossible : Clov qui a annoncé son départ à Hamm demeure immobile en costume de voyage, ses valises à la main, sur le pas de la porte, les yeux rivés sur Hamm ; il ne peut que mimer son départ.

 

d) Dans le théâtre traditionnel, dans la mesure où l’acteur se confond avec le personnage, le corps est pour ainsi dire absent. Il est l’instrument dont les gestes et les expressions permettent à l’acteur de traduire les sentiments et les émotions du personnage en complétant le texte. Le théâtre contemporain cherche à saisir le personnage ailleurs que dans son discours. Le corps qui n’était qu’un médiateur devient le sujet de la pièce.

Le corps est souvent habillé par Ionesco d’un vêtement noir, image de mort. Dans d’autres pièces il affuble ces personnages de formes surprenantes : l’homme sans tête dans Le maître, ou bien La Fille-Monsieur au sexe interminable dans La jeune fille à marier.

Dans Jacques, les fiancés portent des masques bizarres à trois visages ou plusieurs nez.

Dans Rhinocéros enfin, seul Bérenger garde son corps d’homme ; et à la fin de la pièce, face aux monstres (les personnages sont tous transformés en rhinocéros), il contemple son propre corps qui lui est devenu étranger et hurle de terreur, épouvanté d’avoir perdu son identité en même temps que la possibilité de se reconnaître dans son semblable.

De son côté c’est un monde de vieillards que met en scène Beckett, où les personnages aveugles, boiteux, voire cul-de-jatte, sont parvenus au terme de la partie qu’ils se sont joués toute leur vie. Leurs infirmités les rivent ensemble pour l’éternité et ils passent leur temps, le temps qui leur reste, à se faire souffrir.

 

Pour le théâtre contemporain, Le corps vieilli, malade, est le lieu de l’aliénation de l’un à l’autre.

 

e) Ce n’est pas seulement le langage, ni le temps de l’action, qu’il faut déconstruire s’il l’on veut dissiper l’illusion du théâtre. C’est aussi l’identité des personnages.

- Le premier procédé consiste à supprimer la nomination des personnages. Les personnages en quête d’identité sont désignés par un nom commun : « le premier homme » dans L’homme aux valises de Ionesco, « un homme » dans Acte sans paroles de Beckett, ou par des pronoms personnels (elle et lui dans Le Délire de Ionesco ou dans Le square de Marguerite Duras). Le nom peut même se réduire à une syllabe ou à une initiale.

Le théâtre contemporain conduit à son terme l’interrogation sur l’identité inaugurée par Pirandello. Les personnages vivent profondément ce sentiment de dépersonnalisation.

Un héros de Tardieu des Amants du métro :

- L’individu entrain de fondre dans la foule, s’écrit : « Je suis entrain de devenir personne, même pas un numéro, une idée, une abstraction, une petite vapeur, un pfouh, un pouh-pouh, un pfuit, un zzzzz ! »

 

- C’est dans le théâtre de Genet que se trouve mise en cause la notion même de personnage : le personnage c’est « nous-mêmes » que Genet nous présente sur la scène avec nos masques.

Les bonnes commencent par une scène de déshabillage où Solange en petite robe noire de domestique aide Claire, dévêtue, à se parer. Chaque soir les deux sœurs s’enferment dans une sorte de délire où elles jouent une étrange cérémonie : l’une devient Madame en revêtant ses robes tandis que l’autre prend le rôle de sa sœur et le rituel consiste à jouer le meurtre de la patronne.

Dans Le Balcon, dont on ne sait s’il est un bordel ou un théâtre, tenu par Madame Irma, chaque client se déguise, endossant avec l’habit un rôle imaginaire, l’Evêque, le Juge, le Général, le Clochard, pendant que les filles se prêtent à l’exécution de leurs fantasmes pervers.

Mais le drame est là : les personnages ne parviennent pas à faire retour à la réalité, à abandonner leur travestissement, leur masque, et leur personnage.

Il s’agit pour Genet de faire du théâtre une cérémonie, une fête, la Fête.

Genet écrit à propos du Balcon : « Les pièces, habituellement, dit-on, aurait un sens, pas celle-ci. Elle n’est que la célébration de rien. »

N’est-ce pas dire que la vie n’est rien d’autre qu’une cérémonie, où chacun joue son rôle ? Il n’y a que le théâtre pour célébrer ce « rien ».

 

 

2) Le sens de l’illusion

 

Comment comprendre le théâtre contemporain né avec les années 50, sinon comme la mise en scène de l’absurde, vécu comme le néant du sens ?

 

Au travers des tentatives de révolution du théâtre contemporain mettant en cause le langage, la logique de l’action, l’identité des personnages et le jeu de l’acteur, et, à la fin du compte, le rapport du public au spectacle, ne peut-on déceler une même intention née d’une secrète prise de conscience ?

 

a) La déconstruction du langage,

 

A travers la déconstruction du langage, s’agit -il, comme on l’a cru souvent, de « montrer » par l’artifice du néant de l’écriture, ou de faire prendre conscience par les ressources de l’art, du néant du sens, ou d’une absence de signification que nous comblons par les mots et la syntaxe du discours ?

On voudrait que le théâtre contemporain mît en œuvre une métaphysique du verbe pour laquelle le langage renvoie au silence originel qu’il cherche en vain à exprimer. La prose, toujours plus resserrée, plus dense, chercherait à capturer, à matérialiser par le ressassement de la parole le silence où elle trouve son origine.

A y regarder de près, ce n’est pas en lui-même que le langage est dénoncé, comme s’il était par essence impuissant à « dire » le vrai ou le réel ; ce sont les significations figées, dont il est porteur : si celui qui parle, parle pour ne rien dire, c’est que les mots – tout notre langage - véhiculent des significations qui nous dissimulent le sens réel de ce que nous croyons « exprimer » : nous utilisons pour exprimer nos désirs, nos émotions, nos sentiments, nos décisions, tout un répertoire appartenant à une culture (où sans doute se reflètent les rapports sociaux) dont nous ignorons la base. Quelle que soit la violence de cette émotion, à la vue d’un paysage ou à la rencontre d’une personne, quelle que soit la personne à qui nous nous adressons, quelle que soit l’importance de cette décision et ses conséquences, tout se passe comme si nous disions toujours les mêmes choses avec les mêmes mots. Comme le souligne le philosophe Paul Ricœur, nous empruntons l’expression de nos affections ou de nos actions à une sorte de « thesaurus des significations psychiques » commun à toute une société, à toute une culture.

Ainsi, en déconstruisant le langage, ce que le théâtre contemporain met en cause, c’est bien une aliénation psychologique.

Parce que le théâtre est le mode privilégié où le thésaurus des significations psychiques propre à une société constitue le contenu immédiat de la représentation, explicitement lié à l’action dramatique, la mise en cause de la psychologie, dont le discours est porteur, équivaut à priver la représentation de tout sens. C’est sans doute la raison profonde pour laquelle la dramaturgie contemporaine apparaît comme la mise en scène théâtrale de l’absurde.

Mais,que peut être le théâtre s’il n’est pas représentation des émotions, des sentiments, des passions ou des idées, qui constituent le contenu de la conscience que nous prenons de nous-mêmes et de nos rapports au monde ?

 

b) L’abolition du dialogue :

 

Quand le dialogue est détruit par l’inanité des propos ou l’envahissement du monologue, ne fait-on pas l’épreuve de l’incommunicabilité entre les êtres et de leur irrémédiable solitude qui rend dérisoire toute tentative de nouer des rapports humains ? Mais, là encore, pourquoi l’épreuve mise en scène par le théâtre contemporain serait-elle la preuve d’une métaphysique de la finitude qui condamne l’individu au solipsisme ?

A y regarder de près, ce n’est pas l’impossibilité de la communication qui est mise en scène mais bien son échec, dûment constaté : Combien de dialogues ne sont que des monologues où chacun parle pour soi sans être entendu par l’autre. En « réduisant » le dialogue à la conversation ou au monologue, ce qui est mis à jour c’est l’illusion de la communication. Il s’agit de dénoncer l’aliénation par laquelle le langage de la vie quotidienne met hors circuit tout dialogue véritable.

Dès lors, il faut renverser la preuve : ce n’est pas l’incommunicabilité entre les êtres qui rend tous rapports humains impossibles ; c’est l’absence de rapports humains qui rend la communication illusoire.

A travers la destruction délibérée du dialogue, par quoi l’échange entre les êtres est privé de tout sens, ce qui est dénoncé par le théâtre contemporain, c’est l’aliénation des rapports humains où les liens entre les hommes (figés à travers les rapports sociaux) sont devenus synonymes de rapports entre les choses. A travers la condamnation des personnages au monologue, ce qui est illustré, c’est l’isolement des individus, prisonniers d’eux-mêmes, parce qu’ils sont devenus « étrangers » les uns aux autres.

Parce que dans la représentation théâtrale le discours est immédiatement dialogue entre les êtres, où les mots sont moyens d’action des uns sur les autres, où les échanges verbaux sont moteur de l’action dramatique, la désintégration du dialogue met directement en cause toute représentation d’une action quelconque.

C’est la raison profonde pour laquelle la dramaturgie contemporaine apparaît comme la mise en scène d’un « drame » dépourvu de sens : à proprement parler « absurde », puisqu’il exclut l’action - une geste sans signification qui nous est représentée comme l’illustration du non-sens de la vie.

Le théâtre peut-il résister à cette dramaturgie qui est l’abolition de toute représentation d’une action dramatique ?

 

c) La mise en scène du corps :

 

Dans le théâtre classique les éléments non verbaux ( en laissant ici de côté les décors qu’il faut rattacher à la mise en scène) concourent, tout autant que le discours, à la « vérité » de la représentation ; et cela, comme nous l’avons souligné, parce que le corps n’est rien d’autre que le médiateur de la parole ou l’apparence extérieure d’un profil psychologique.

D’où vient que le corps devienne dans le théâtre contemporain l’objet d’une attention particulière, qui mobilise le regard du spectateur ? Dissimulé sous la caricature des masques (Genet), travesti par des métamorphoses insolites et grotesques (Ionesco), dégradé pat la maladie et la vieillesse (Becket), il est devenu un élément essentiel du spectacle. Voilà ce qu’il faut comprendre.

Au cœur de la conscience que l’individu prend de soi le corps n’est rien d’autre que la certitude de son autonomie et le sentiment d’être de plain-pied avec son semblable : double conviction qui constitue l’horizon de sa présence au monde.

Quand, face à l’étrangeté du monde : la domination des choses ou la barrière qui le sépare des autres-, l’individu découvre que sa présence au monde est l’appartenance à une réalité qui le dépasse où sa vie s’inscrit comme un moment précaire, « dispersée » jusqu’à son terme, c’est l’individualité qui est menacée : -comment l’individu peut-il encore dire qui il est ?

Là où l’individu perd son identité personnelle ( quand la mutation des rapports sociaux met en cause son individualité sociale), le corps devient porteur de l’individualité : c’est au travers du corps que l’individu peut avoir conscience d’être «  le même ».

C’est cette mutation de la conscience que rencontrent les dramaturges des années cinquante, lorsqu’ils doivent mettre en scène le nouveau visage des hommes. Ce visage n’a plus de contours ; et l’homme n’est-il pas, comme l’écrit Foucault, « en train de disparaître » ?

Dès ces années, la perte de l’individualité, le vide de la personnalité vont donner naissance à un immense mouvement de personnalisation du corps où, sous toutes les formes (culture, hygiène, esthétique) s’investit le désir d’être « soi-même.

Cet investissement apparaît clairement comme une nouvelle forme d’aliénation.

Chez nos écrivains la lutte contre cette nouvelle forme d’aliénation passe par toutes les formes de dérision.

 

 

d) La mise en cause de l’action dramatique

 

Après la déconstruction du langage qui met en cause l’aliénation psychologique, après l’abolition du dialogue la dégradation qui dévoile l’aliénation des rapports humains, après la métamorphose ou du corps qui s’attaque au cogito lui-même, nous voici ramenés à notre point de départ : si l’essence du théâtre réside dans la « mimesis », c’est à dire dans la « représentation » de la réalité vécue (telle qu’elle est vécue par nous, qui assistons au spectacle), force est de conclure que la dramaturgie contemporaine n’a fait que mettre en œuvre -et nous donner en spectacle- le non-sens de la réalité qui constitue notre vie. Nous pouvons clore l’enquête. Voici confirmé que la dramaturgie contemporaine n’est qu’un théâtre de l’Absurde , qui n’apporte aucune novation de la dramaturgie, aucune révolution de l’art théâtral.

C’est le moment de revenir sur la notion de « mimesis »

Quand Platon oppose la mimesis à la diegesis, c’est à dire au récit, où le poète raconte « en parlant en son propre nom, sans essayer de nous faire croire que c’est un autre qui parle », il s’empresse de préciser, comme le fait observer G.Genette, qu’il s’agit de deux modes de la « lexis » : deux façons de dire,. Ainsi, la mimesis (mise en œuvre dans le théâtre) n’est qu’une façon pour le poète de représenter « fictivement » ce qu’il veut dire en le mettant dans la bouche d’un autre. Elle ne saurait être au sens strict que citation d’un discours que quelqu’un a réellement prononcé ( logos et non point lexis) ; et, en ce sens, elle n’a rien à voir avec la représentation.

 

Toute l’erreur consiste à opposer la mimesis comprise comme la reproduction ou la reduplication du réel et la narration qui serait une reconstitution, une représentation fictive du réel. « Nous sommes conduits, écrit G.Genette, à cette conclusion inattendue, que le seul mode que connaisse la littérature en tant que représentation est le récit, équivalent d’évènements non verbaux ou d’évènements verbaux, sauf à s’effacer dans ce dernier cas devant une citation directe où s’abolit toute fonction représentative.»

La mimesis est un mode de la fiction, qui ne diffère de la narration qu’autant que le récit est mis dans la bouche d’un autre.

 

 

Empruntons à Paul Ricoeur la suite de l’analyse :

Tout récit est mimesis, mais, qu'il s'agisse de l'épopée, de la tragédie ou de la comédie, la mimesis n’est pas la récitation, la reproduction ou la reduplication des faits, mais ce que Paul Ricœur propose d'appeler “ la mise en intrigue ”, qui doit être comprise comme l'agencement des faits, l'enchaînement des phases d'action dans une action totale qui est précisément “ l'histoire racontée ” : Dans le poème épique ou tragique, l'action est le produit “ le construit ” de l'activité mimétique : “ les idées de commencement, de milieu, de fin ne sont pas prises de l'expérience, ce ne sont pas des traits de l'action effective, mais des effets de l'ordonnance du récit….

L’intrigue compose ensemble des facteurs aussi “hétérogènes” que des agents, des buts, des moyens, des circonstances, des résultats inattendus, etc. pour organiser une totalité intelligible, de telle sorte qu'on puisse toujours demander ce qu'est “le thème” de l'histoire …

Bref, la mise en intrigue – la mimesis – doit être comprise comme une“configuration” du réel : Les éléments, tels que l'agent (le sujet de l'action), les circonstances, les moyens et le but visé… se trouvent organisés selon un enchaînement temporel, orienté, comme la flèche du temps, d'un commencement vers une fin, d'un évènement d'origine à un dénouement.

La mise en intrigue est une “restructuration” du temps : elle réalise le passage d'un temps vécu, “ préfiguré ” dans notre action effective, en un temps “configuré ”, dont elle “ construit ” la structure. En un mot, l'histoire “racontée” est en quelque sorte toujours une mise en “ œuvre ” du temps.

 

Le théâtre n’échappe pas au récit : à la restructuration du temps qui est l’essence de toute représentation du réel, en quoi consiste (jusqu’à présent au moins) la littérature . Bien plus, il est la forme la plus parfaite de la fiction, parce qu’il essaie de nous faire croire que cette représentation du vécu (de la réalité telle qu’elle est vécue par nous) se confond avec ce que nous vivons, avec la réalité qui constitue notre vie réelle : En son essence il est la tentative d’abolir la distance qui sépare notre représentation du réel tel que nous le vivons, de la réalité même de notre vie, qui nous échappe, masquée sans doute- par la conscience que nous prenons de nous-mêmes.

 

Dès maintenant il apparaît clairement que la secrète motivation de la dramaturgie contemporaine, qui fait suite en cela à la démarche brechtienne, est de rétablir la « distance », en dénonçant l’illusion qui nous fait confondre le sens de la réalité - constitutive de notre vie-, avec notre vécu, qui est la conscience (fausse) que nous en prenons.

La destruction de l’illusion passe par l’abolition de la structure temporelle qui constitue l’action dramatique : tous les moyens sont bons pour faire apparaître le temps vécu comme une fiction entretenue par les personnages que nous sommes pour donner sens à notre vie sous la forme d’un vecteur : c’est nous-mêmes qui, comme l’analysait le philosophe, « configurons » le réel – le contenu de notre vie- « selon un enchaînement temporel, orienté, comme la flèche du temps, d'un commencement vers une fin, d'un évènement d'origine à un dénouement ».

 

La question angoissante envahit alors la représentation : Si la structure temporelle de l’existence est une illusion, quel sens peut avoir la vie ? Peut-elle être autre chose qu’une interminable « répétition », un ressassement sans fin des mêmes paroles, des mêmes conduites ? La vie est-elle ce qui n’aura jamais de fin,-selon les termes de M.Blanchot :« l’indéfini, l’interminable, l’inessentiel » ?

Une fois encore, que peut être la dramaturgie contemporaine sinon la mise à jour et l’illustration de l’Absurde ?

 

En s’employant à détruire la structure temporelle qui constitue l’action dramatique, le théâtre contemporain a-il fait autre chose que « représenter » le vécu d’une époque où les individus, devenus étrangers à leur histoire, ne peuvent que désespérer de donner un sens à leur vie par l’action, comme si la vie n’avait d’autre fin que la réflexion sur l’absence de toute finalité ?

Le dramaturge, en un temps où l’individu a conscience d’être exclu de l’histoire commune des hommes, ne peut représenter la vie humaine autrement que par la métaphore de la subjectivité du temps.

 

 

e) La mise en question du récit :

 

L’analyse philosophique développe la réflexion que le dramaturge met en œuvre.

La configuration du temps par le récit, explique Ricoeur, n’est possible qu'à partir d'une préfiguration qui “constitue” l'expérience temporelle : il faut désigner la configuration comme Mimesis II impliquant comme sa condition une Mimesis I qui la préfigure.

Il n'y a de configuration du temps sous la forme du récit que parce qu' “ il y a une compréhension immanente à l’existence…. C'est la manière dont la praxis quotidienne ordonne l'un par rapport à l'autre le présent du futur, le présent du passé, et le présent du présent qui constitue le principal élément inducteur du récit ”.

La compréhension naturelle de nos actes repose, sur ce que P.Ricoeur appelle le « champ praxique » de notre existence : L’acte humain suppose un agent, qui est le sujet de l'action, des circonstances, qui sont données, des moyens, que l’agent met en œuvre, et le but visé, qui est l’objectif posé comme tel par le sujet de l’action : telle est la structure d’une action humaine, qui prend sa source en l’individu qui, en toute cette affaire, est l’auteur de l’acte. Quand l’acte a eu lieu, les éléments qui constituent la structure de l’acte, tel que nous le comprenons immédiatement, sont réorganisés par un récit sous une forme diachronique, c'est-à-dire selon un enchaînement temporel, orienté, comme la flèche du temps, d'un commencement vers une fin, d'un évènement d'origine à un dénouement.

Autrement dit, la configuration narrative, avant d’être l’essence même de la représentation qui constitue l’œuvre littéraire, trouve son origine dans la structure de l’existence humaine : l’homme ne saurait donner sens à sa vie qu’en élevant au langage une expérience vécue, sous la forme du récit, en la mettant en intrigue.

 

La réflexion du philosophe nous dévoile le secret de la démarche « destructrice » de la dramaturgie contemporaine :

Si le théâtre classique est la mise en oeuvre d’une illusion propre à l’existence, qui condamne les hommes à « représenter » leur vie sous la forme d’un « récit » pour lui donner un sens, le dramaturge contemporain, en s’attaquant à la représentation de l’action dramatique ( qui était jusqu’alors l’essence du théâtre), se trouve investi d’une mission, qu’on peut dire « métaphysique » ou « existentielle » : il s’agit de mettre en cause une illusion « immanente au champ praxique »(selon l’expression de Ricoeur) de la vie – sans cesse regénérée par la vie quotidienne , qui rend les hommes prisonniers d’un « récit » : une fable, un mythe, qu’ils créent eux-mêmes pour donner sens à leur existence.

 

Mobiliser le théâtre contre le théâtre en détruisant l’action dramatique, comment est-il possible de mener cette tâche à son terme ?

 

Les étapes parcourues, les moyens jusqu’ici mis en œuvre ne sont pas décisifs :

La déconstruction du langage semble bien ne conduire qu’à la démonstration de l’absurde ; l’abolition du dialogue semble l’illustration de l’incommunicabilité entre les êtres, qui les enferme dans leur solitude ; la mise en scène du corps – grotesque ou dégradé – semble n’être qu’une forme extrême de dérision. Et, quand le dramaturge cherche à s’attaquer directement à la structure temporelle de la représentation, il est contraint de faire appel à tous les artifices capables de symboliser l’arrêt du temps ( comme la panne des horloges) ou de mimer l’inanité du temps par la répétition.

 

 

 

 

e) La raison de l’illusion :

 

Pour aller plus loin, il faut découvrir le secret de la genèse de l’illusion, sans cesse résurgente au cœur de l’existence, par laquelle les individus sont prisonniers d’une représentation mythique de leur vie réelle.

Encore une fois, ce secret, appréhendé par les dramaturges, c’est le philosophe qui nous le dévoile :

C’est, explique Ricoeur, en élevant au langage, sous la forme d'un récit construit comme une fiction, l'expérience qu'il fait de sa vie, que l'individu constitue son identité personnelle et l'unité de cette vie qui lui appartient.

Ricoeur nous renvoie à une véritable mutation de la conscience que les individus prennent d’eux-mêmes à une époque où les profondes mutations des rapports sociaux les contraignent à distinguer leur individualité et leur vie personnelles de leur identité et leur fonction sociales. Cette séparation, qui s’instaure et se creuse au cœur de l’expérience commune, est vécue comme une perte d’identité : une distance originelle ou fondamentale, qui, au centre de la conscience de soi, sépare l’individu de son être.

Que la philosophie interprète cette distance comme un manque inhérent à la condition humaine que l’homme s’efforce en vain de combler, ou comme distance-absence qui appelle la présence de l’Etre (Dieu), que l’existence soit comprise comme la poursuite indéfinie par l’homme de l’être qui lui manque, ou comme la quête de soi capable de le mener au-delà de lui-même, la description (phénoménologique) de l’expérience vécue conduit au même constat : Tant qu’il n’a pas pris conscience de sa liberté ou de sa destinée, l’homme s’emploie à combler le vide en se confondant avec une identité d’emprunt.

Que “ fait ” le sujet de tous ces verbes : parler, agir, se raconter, s'engager, qui sont autant d'actes par lesquels il “se” manifeste lui-même (ipse) ? demande Ricoeur.

A travers son discours à la première personne, à travers l'interminable chaîne des motifs ou raisons qu'il donne de ses actes, à travers les récits par lesquels il donne un sens à ce qu'il vit, à travers les idéaux et les valeurs auxquels se réfèrent ses engagements, ce qu'il cherche à“réaliser”, c'est bien lui-même (ipse) mais sous la forme du “ même ” (idem) (de “ la mêmeté ”, écrit Paul Ricœur), c'est-à-dire d'une identité figée comme une chose, « réifiée ».

L’homme ne peut être « lui-même » qu’en étant un Autre.

 

N’est-ce pas cette aliénation, où la philosophie contemporaine veut découvrir le sens – l’essence – de la condition humaine, que le théâtre contemporain veut dénoncer, et qu’elle voudrait abolir ?

 

C’est cette tentative qui est mise en œuvre dans le théâtre contemporain à travers l’abolition des personnages.

 

f) La mise en cause des personnages

 

L’identité des personnages est sans doute le facteur premier de l’illusion théâtrale : c’est l’identité des personnages qui permet l’identification du spectateur avec l’acteur, par quoi il se reconnaît dans l’« autre » : - cet autre qui est rien d’autre qu’un être de fiction.

Mais pourquoi le théâtre contemporain doit-il mettre en cause, ici encore, l’illusion théâtrale ?

Le théâtre de Genet, en posant l’angoissante question : L’homme est-il autre chose que ses masques ? nous met sur le chemin : cet être de fiction, c’est nous-mêmes.

Autrement dit, la mise en scène des personnages, essentielle à la « représentation théâtrale », ce n’est rien d’autre que la mise en œuvre du processus de l’aliénation, par lequel l’homme ne peut « réaliser » son identité qu’en s’identifiant à un Autre.

Le théâtre est cette forme de représentation qui permet aux individus de « réaliser » leur identité – pendant tout le temps que dure la représentation - en s’identifiant aux personnages.

Dès lors, si l’on condamne les personnages à l’anonymat, si on les dépouille de toute identité en les privant de nom, ne renvoie-t-on pas l’individu à lui-même, et, lui interdisant de s’identifier à un Autre, n’est-ce pas le fait de l’aliénation qu’on met en cause en le contraignant à s’interroger sur son identité ?

C’est bien le sens même de la démarche de la dramaturgie contemporaine.

 

A travers la dénonciation et la déconstruction de l’illusion théâtrale, le théâtre contemporain nous paraît une entreprise, peut-être désespérée, de désaliénation.

Désespérée sans doute.

Car, la mise en cause du langage, du dialogue, de la logique de l’action, et de l’identité des personnages , ne fait que mettre en scène, face au spectateur, une « représentation » du non-sens de l’existence aliénée, le contraignant, dans le meilleur des cas, à s’interroger sur l’absurdité de sa vie.

Si le théâtre veut être cette entreprise de désaliénation  n’est-ce pas, à la fin du compte, le rapport du public au spectacle, c’est à dire la « représentation » - la mimesis - qu’il faut mettre en question ?

 

La dramaturgie contemporaine n’est pas l’illustration ou la démonstration du non-sens, c’est la fin , -proclamée et programmée-, de l’âge d’or du théâtre comme « représentation ».

 

Avant d’aller plus loin dans notre compte rendu de l’histoire du théâtre ; il faut poser la question :

 

 

C . Y a-t-il un sens des tentatives contemporaines de révolution du Théâtre ?

 

Dans cette réflexion c’est la notion de « mimesis » qui doit nous guider. En effet dans tous les domaines de l’Art contemporain : en sculpture comme en peinture et en musique, toutes les recherches, les innovations, les tentatives de révolution semblent avoir pour dénominateur commun une radicale mise en cause de la mimesis.

Encore faut-il s’entendre sur le sens de ce terme qu’il faut renoncer à traduire par imitation qui connote une reproduction fidèle ou véridique de la réalité : une réalité qui se donnerait à nous comme indépendante de nous, de notre perception, de nos émotions, de nos sentiments, en un mot de notre présence au monde.

Même si l’imitation semble plus aisément s’appliquer à d’autres arts comme la peinture, remarquons que le théâtre est directement concerné, puisque l’étymologie nous renvoie au verbe grec « theôreïn », qui signifie : contempler.

Or, au travers de la mimesis, ce qui est mis en cause par les artistes contemporains, ce n’est pas l’imitation ou reproduction du réel (depuis longtemps mise en doute), mais la vocation de l’art à créer « l’illusion » du réel.

On mesure immédiatement le paradoxe, quand on veut étendre cette contestation à l’art théâtral : - Le théâtre n’est-il pas l’art de « l’illusion » ?

Le paradoxe semble conduire à une impasse : Que reste-il du théâtre si l’on détruit l’illusion ?

 

Ou bien il faut déclarer qu’il ne reste rien du théâtre, comme on le disait jadis de la peinture devant un tableau non figuratif. Mais il faut alors expliquer pourquoi, alors que nous ne participons plus magiquement au spectacle, nous ne restons pas indifférents ; certes nous n’éprouvons plus ces sentiments de pitié et de terreur- de sympathie et d’empathie - que la tragédie, selon Aristote, devait provoquer en nous parce que nous nous reconnaissions dans les personnages ; mais la distance qui, dans le théâtre contemporain, nous sépare d’eux, suscite aussi invinciblement un malaise qui donne à « réfléchir ».

 

Ou bien, il faut essayer de comprendre pourquoi le théâtre comme « représentation », qui est essentiel à notre culture, a fait son temps . Et peut-être faut-il alors poser la question : Pourquoi le théâtre comme représentation est-il devenu, dans notre culture, l’art de l’illusion ?

Cette problématique fait l’objet de la seconde partie de notre démarche.

 

Enfin, là où la dramaturgie contemporaine nous est apparue comme la fin de l’âge d’or du théâtre comme « représentation, ne faut-il pas chercher  une nouvelle finalité du théâtre ?

Si le théâtre n’est pas mort, quelle est la nouvelle vocation du théâtre ?

L’examen critique des expériences des dernières décennies doit permettre d’élaborer une réponse à ce questionnement.

Ce doit être la troisième partie de notre étude.

 

 

 

 

 

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Histoire et problématique du théâtre

 

 

 

 

 

DEUXIEME PARTIE : 

 

 

 

L’art de la représentation

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DEUXIEME PARTIE :

 

L’art de la représentation

 

 

I. Retour sur l’ « illusion » théâtrale :

Le théâtre et la vie

 

 

Le théâtre est la représentation d’une réalité dramatique telle qu’elle est vécue à travers le dialogue des personnages, de sorte que celui qui « contemple » la scène doit voir ce qu’il vit et vivre ce qu’il voit.

Mais le paradoxe de l’illusion, c’est qu’elle ne s’accomplit jamais effectivement et se dénonce elle-même comme telle : le spectateur, qui voit ce qu’il vit, ne peut jamais vraiment vivre ce qu’il voit : alors qu’il est convaincu d’avoir affaire à la réalité telle qu’elle est vécue par lui, il lui est pour ainsi « interdit » d’y prendre part. Sans le savoir, - sans en prendre conscience pendant la représentation, il reste à distance de ce qui reflète son vécu : il faut que la représentation s’achève pour qu’il prenne ses distances et se mette à réfléchir

Quand le rideau tombe, le voici délivré de l’illusion. C’est ce retour à la réalité qui dénonce le spectacle comme une image qui ne saurait se confondre avec la réalité. C’est ainsi que le spectacle est une représentation, c’est à dire une reproduction à la fois véridique et inoffensive du réel : il y a une frontière qui s’établit naturellement dans cette forme de spectacle qu’est le théâtre entre la vie et sa représentation, matérialisée par la séparation entre la scène et l’orchestre : le lieu de la représentation et le lieu du spectacle : tout se passe comme si le passage d’un lieu à l’autre était interdit. Sans doute est-ce cet interdit qu’il faut comprendre.

 

On a eu raison de dire -et toute l’histoire de notre théâtre occidental le confirme- que le théâtre est la représentation qu’une société se donne d’elle-même ; mais, quand on parle de représentation, ce sont toujours des spectateurs, c’est à dire des individus concrets pour qui la représentation a lieu. Que signifie pour eux la représentation, sinon qu’ils retrouvent, incarnés dans des personnages et une intrigue, leurs drames, leurs sentiments, leurs idées, autrement dit tout leur vécu, y compris le langage dans lequel ils s’expriment ? Mais le propre du spectacle, c’est que chacun découvre ce qu’il vit lui-même dans un autre.

L’identité des personnages est sans doute le facteur premier de l’illusion théâtrale : c’est l’identité des personnages qui permet l’identification du spectateur avec l’acteur, par quoi il se reconnaît dans l’« autre » : - cet autre qui n’est rien d’autre qu’un être de fiction.

Le théâtre est cette forme de représentation qui permet aux individus de « réaliser » leur identité – pendant tout le temps que dure la représentation - en s’identifiant aux personnages.

Mais, précisément, s’il y a représentation, c’est parce que l’identification du spectateur au personnage n’est jamais réalisée qu’au travers de l’acteur : cet autre lui-même qu’est le personnage pour le spectateur, n’est pas vraiment, n’est jamais réellement lui : il est pour ainsi dire tenu à distance par la présence réelle de l’acteur. Alors même que le spectateur est prêt à s’identifier au personnage, cette identification ne peut se réaliser parce que l’acteur, réellement présent, s’interpose. Pour le spectateur le personnage n’est jamais vraiment un autre lui-même ( bien qu’il lui ressemble étrangement), parce que c’est un autre : l’acteur - qui est le personnage.

Le spectateur ne peut s’identifier au personnage, parce que c’est un autre (qui a pour fonction ) à qui les spectateurs eux-mêmes, dans cette forme de spectacle qu’est le théâtre, ont confié le rôle - de s’identifier à lui.

Alors que le spectateur se reconnaît dans le personnage ( il est venu au théâtre pour cela), il sait en même temps qu’il n’est pas lui, qu’il n’est pas cet autre lui-même.

Dès lors il faut se poser la question : pourquoi est-il venu au théâtre ? – Certes pour contempler ( theorein) ce qu’il est ; mais, bien plus profondément et secrètement, pour réaliser ( par le spectacle même) qu’il n’est pas cet autre où il se reconnaît, pour affirmer d’une certaine façon que cet autre n’est qu’une image, un reflet, un être de fiction.

Tout ce qui se passe là, tellement ressemblant à la réalité, n’est qu’une représentation !

Autrement dit, l’illusion théâtrale repose bien sur un processus d’aliénation psychologique – celui-là même que dénonce le théâtre contemporain – par lequel je m’identifie à l’ « autre » (aux personnages), reconnaissant en lui mes émotions, mes sentiments et mes passions, mon langage et mes idées. Comme Ricoeur nous a permis de l’analyser, cette aliénation par laquelle le spectateur s’identifie au personnage, se réalise à travers un thésaurus de prédicats psychiques qui appartiennent à une société et à une culture.

Mais, quand on y regarde de près, c’est un processus d’aliénation-désaliénation : j’attends de la représentation qu’elle me confirme qu’il s’agit d’une image : un profil dont on a forcé les traits : je ne suis pas tout à fait cet autre que je suis pourtant.

Résultat : je puis donc être ce que je suis ; puisque je ne puis m’identifier à ce personnage qui me renvoie mon image, me voici conforté dans ma personne. Si l’acteur s’identifie au personnage pour créer l’illusion théâtrale, il en va tout autrement pour moi qui suis spectateur. Le théâtre est une illusion dont je ne suis prisonnier que le temps de la représentation : après le spectacle, la vie reprend ses droits ; et le doute, le soupçon qui m’ont un instant traversé, que je pouvais être vraiment ce personnage, dont l’acteur joue si bien le rôle, s’évanouissent ; me voici délivré de l’idée que la vie est une illusion, où chacun se confond avec son rôle et n’est rien d’autre que ses masques.

L’illusion théâtrale a rempli sa fonction : me confirmer cette certitude immédiate ( inscrite dans un cogito) que ma vie n’est pas une fiction, - ce qui signifie que les émotions et sentiments que j’éprouve aussi bien que les idées et valeurs auxquelles j’adhère, à travers la conscience que je prends de moi-même, ne sont pas des illusions : la vie réelle n’est rien d’autre que ce vécu qui m’est commun avec les autres, qui, pour y revenir encore, trouve son expression dans un thésaurus psychologique où chacun trouve « l’explication » - anonyme, impersonnelle – qui fait abstraction de sa vie singulière.

Dans cette forme de spectacle qu’est le théâtre, le spectateur s’est offert le luxe de « contempler » ce qui constitue son vécu ( la conscience qu’il prend de lui-même et de sa vie) sans mettre en cause sa vie réelle. Là où, dans sa vie quotidienne, prisonnier des rôles et des ornières que la vie lui impose, il était près de se sentir étranger à lui-même, enfermé dans le personnage d’un scénario écrit par d’autres, le théâtre, en lui « représentant » ce personnage incarné dans l’Autre – dans la peau d’un autre -, le délivre ( autant que dure l’effet de la représentation) du sentiment, voire de l’épreuve – et, en tous les cas, de la prise de conscience - de son aliénation.

Telle est la vertu de la représentation théâtrale : Dans la mesure même où les rapports aliénés qui constituent la vie réelle des individus sont joués par un autre la conscience que les individus prennent d’eux-mêmes et de leur vie est ( pour un temps :le temps de la représentation) magiquement désaliénée : Si l’illusion théâtrale repose tout entière sur le jeu de l’acteur qui doit s’identifier aux personnages pour exprimer des émotions, des sentiments, des idées, quand la représentation prend fin, la vie réelle apparaît manifestement aux spectateurs, un moment abusés, comme le contraire de l’illusion.

Mais, qu’est-ce que cela veut dire pour ceux qui ont assisté à la représentation, sinon que cette vie, telle qu’elle est vécue par eux, au travers de leurs sentiments et de leurs idées, est la vraie vie ; et ce monde la seule réalité ?

Quand le spectacle est achevé et l’illusion abolie par le retour au réel, il est clair que la représentation ne peut être rien d’autre que la reproduction (mimesis) du réel.

C’est ainsi que, par la vertu du théâtre, par le processus de la représentation, qui est l’objectivation du vécu, se trouve consacrés une réalité sociale : un monde qui a trouvé dans sa structure et ses institutions un équilibre historique provisoire.

Le théâtre, dès ses origines – là où il se distingue de tout autre forme de spectacle – est la cérémonie par laquelle une société, à un moment donné de son histoire, célèbre sa pérennité à travers la représentation qu’elle se fait d’elle-même.

Il reste à comprendre pour quelle raison profonde le spectacle prend, dans des conditions historiques données, la forme d’une représentation théâtrale.

 

Le théâtre baroque nous met sur le chemin.

 

 

II. Une contre épreuve : le théâtre baroque

 

 

Le théâtre nous délivre de cette idée « baroque » que la vie est un songe et que je pourrais être, comme un rêveur ou un aliéné, étranger à moi-même.

Lorsque le théâtre contemporain se donne pour tâche de faire prendre conscience à toute une société de son aliénation, nous avons analysé comment, à travers l’abolition des personnages, la déconstruction du dialogue, la mise en cause d’une psychologie sur quoi repose la communication, il doit à la fin du compte montrer que la vie, telle qu’elle est vécue, n’est qu’une « maison d’illusions ».

Dans quelles conditions peut s’inventer une esthétique où les choses sont inversées, qui célèbre le monde comme un théâtre et la vie réelle comme une illusion ?

 

1) Le temps du baroque

 

a) Le Baroque est d’abord un phénomène social qui se présente comme une sorte d’envahissement de la société par la fête : tous les jardins, les châteaux et les églises sont envahis de cavaliers et de danseurs qui parcourent les rues, Du sol et des murs jaillissent fontaines et cascades. Les bergers et les nymphes dansent dans les jardins. La nuit se transforme en un jour artificiel. Des masques errent de toute part. L’air est fécondé par la musique. Toute la vie semble métamorphosée en une fête permanente. En Europe, les cours sont saisies d’un vertige ; et, dans cet univers, les fêtes durent des jours et des nuits et constituent, toutes formes d’art confondues, une « gigantesque œuvre d’art ».

S’agit-il seulement d’un phénomène de psychologie collective où toute une société chercherait dans l’ivresse des plaisirs à échapper à l’ennui, à l’horror vacui ?

S’il en était ainsi, pourquoi la fête s’exprimerait-elle dans une floraison des arts, qui mobilise les plus grands artistes du temps ? Manifestement cette explosion qui transforme la vie en une fêteest une réponse collective à une interrogation plus profonde : une prise de conscience nouvelle, proche de l’angoisse, qu’il faut éluder par tous les moyens : l’impossibilité d’être soi-même comme si la vie elle-même avait effacé la frontière entre le réel et l’apparence, la nécessité de jouer un personnage comme si le monde s’était transformé en théâtre.

Dès le moment où la fête bat son plein, l’angoisse n’a plus cours parce que la réalité elle-même est transformée en apparence.

 

  1. Le théâtre baroque:

 

Le théâtre est ce que nous appellerions aujourd’hui un spectacle total. Il est difficile de se représenter la scène baroque, parcourue par des mouvements de masse dans lesquels des hommes, des bêtes, des machines envahissent le plateau. On avait recours à tous les effets scéniques : les variations atmosphériques, les changements de lumière, les apparitions et les disparitions surnaturelles de personnages ou d’objets, les destructions variés dues à des effondrements, à des incendies, à des tremblements de terre, à des inondations, à la foudre, ou à des causes surnaturelles comme les miracles. Un palais, un pont, un plafond s’effondre, des idoles s’écroulent, des baleines des rochers s’ouvrent pour libérer des troupes de danseurs ou de combattants. Des arbres se couvrent de feuilles vertes, les statues s’animent, quittent leur socle et dansent. Tout glisse, plane tourbillonne, monte ou descend. Chaque fois que la machinerie le permet, dans l’opéra mythologique comme dans l’opéra sacré, les dieux païens ou les Saints chrétiens, les esprits et les allégories apparaissent aux yeux des spectateurs. La scène est le lieu du mouvement incessant et du jeu des apparences.

En dehors des témoignages et des documents qui permettent aux historiens de décrire ainsi le théâtre baroque, il suffit de rappeler que les comédies de Molière sont d’abord des ballets et que même dans une pièce aussi sérieuse que Dom Juan entre en scène la statue du Commandeur.

La magie du spectacle baroque a transporté le monde entier sur la scène.

Manifestement, il ne s’agit pas de créer un monde imaginaire qui se substituerait à la réalité, de conférer à l’apparence une réalité : Quel spectateur pourrait croire à ces machineries, à ces fantasmagories ? Il s’agit bien plutôt de transformer en apparence la réalité elle-même, d’abolir la vie réelle par le jeu, d’effacer la frontière qui, nous séparant du monde, constitue les contours de notre être, de notre identité. Le théâtre est cette fête programmée qui efface les frontières du moi.

 

 

2) Le message idéologique et la vertu du théâtre

 

a) Le message

 

En même temps que les arts plastiques, les arts de la scène véhiculent un message idéologique. La métaphore du « théâtre du monde » parcourt toute la période baroque depuis la fin du XVIème siècle jusqu’au milieu du XVIIIème siècle.

Le monde est un théâtre ; la vie est un rêve : telle est la double antienne de cette nouvelle vision du monde.

Que signifie l’allégorie développée par Calderon dans son « Grand Théâtre du Monde »,?

Dieu monte un spectacle pour lui-même et pour sa Cour Céleste : la scène représente le Monde ; Les personnages entrent en scène par la porte du Berceau et la quitte par la porte de la Tombe. Les acteurs sont les Hommes. Et, la pièce interprétée est la vie. A la fin du spectacle, la Mort engage les acteurs à quitter la scène. Au moment de sortir, ils doivent remettre leurs « Insignes » et rendre compte du rôle qu’ils ont joué. C’est alors que Dieu, régisseur du spectacle, procède au Jugement ; et il invite au banquet céleste ceux parmi les hommes qui ont bien tenu leur rôle.

La vie n’est pas autre chose qu’un théâtre parce que c’est le lieu où chacun se confond avec son rôle.

 

Le thème est développé dans La vie est un songe à travers les personnages

 

La prison est le symbole de cette croyance qui rend chacun prisonnier de sa vie et de lui-même., Sigismond se croit réellement en prison, mais il n’est pas le seul prisonnier.

Son père, le roi Basyle, malgré son intelligence, sa science et sa sagesse de vieillard, est prisonnier de son rôle de souverain, persuadé que, par la Fortune, il a tout pouvoir, sur son peuple, comme sur son fils.

Clothalde, gouverneur de la prison, se confond avec son rôle, qui fait de lui le représentant et le soutien inconditionnel du pouvoir, à tel point qu’il se dissimule à lui-même, tout autant qu’aux autres son passé : son amour pour Violante, son abandon, et la naissance de son enfant, - à tel point qu’il refoule l’émotion qu’il éprouve quand il reconnaît l’épée portée par Rosaure, qui lui révèle la filiation.

Astolphe, bien qu’il joue un rôle plus effacé, est persuadé de la grandeur que lui confère son titre de noblesse, et du respect qui lui est du : il méprise Rosaure qu’il a trahie, et courtise par ambition sa cousine Etoile, avec des propos et des galanteries où percent à la fois sa vanité et sa concupiscence

Dans la grande tirade qui achève la seconde partie, Sigismond développe cette argumentation: Si personne n’est capable de réprimer ses instincts, ses passions, ses ambitions, si chacun se conduit (y compris moi-même) comme un fauve, c’est que tous les hommes vivent précisément dans un songe en s’identifiant à leur personnage : L’homme qui vit songe ce qu’il est. C’est parce que le roi songe qu’il est roi, parce que le riche songe à sa richesse, parce que le pauvre se confond avec sa souffrance, sa misère, parce que « tous songent ce qu’ils sont » sans s’en rendre compte, que chacun fait le mal, incapable de se reconnaître et de se conduire comme un homme.

 

b) La vertu du théâtre

 

Aucun art mieux que le théâtre ne peut illustrer le thème de l’éphémère : on édifie des palais, des temples ; des armées s’affrontent ; les éléments se déchaînent ; le destin des Empires se joue aux dés. Mais leur roi n’est en vérité qu’un comédien déguisé, le palais un décor en trompe-l’œil, les éclairs des effets de lumière, les personnages de simples Reflets : des masques.

Le théâtre est bien ainsi le symbole de ce qu’est le monde pour la sensibilité baroque.

Il faut maintenant d poser la question 

Pourquoi faire appel au théâtre pour dénoncer l’illusion alors qu’il est la pire illusion, dont la séduction est éminemment condamnable ?

C’est qu’il existe une différence entre l’illusion du monde et l’illusion du théâtre : ce qui rend l’illusion du monde si dangereuse et si condamnable, c’est qu’elle se trompe sur sa propre tromperie, c’est qu’elle se prétend réalité et qu’on va jusqu’à la croire. Le théâtre, au contraire, se sait illusion et ne s’en cache pas. Il ne veut pas être autre chose que la mise en scène de l’illusion.

En représentant l’illusion comme une réalité, il dénonce la réalité qu’il représente comme une illusion.

Comme l’illustrera le théâtre de Jean Genet, le théâtre est une fête, une cérémonie : tout y est anobli et transfiguré, jusqu’aux personnages les plus médiocres et les plus dérisoires, figés dans leurs rôles.

Le spectacle se dénonçant lui-même comme illusion, ce qu’il célèbre à la fin du compte, c’est ce « rien », ce néant, en quoi consiste notre vie et notre monde.

 

Cette prise de conscience du monde comme un théâtre et de la vie comme une illusion oblige les dramaturges à s’interroger sur la théâtralité : si le théâtre doit faire prendre conscience aux spectateurs de l’illusion du réel, ne faut-il pas qu’au lieu de donner l’illusion de la vie et de la réalité, il se dénonce lui-même aux spectateurs comme illusion ?

 

3) La problématique du théâtre baroque

 

Si l’on veut approcher le secret du baroque, il faut tenter de répondre à la question : - Quel est, au centre de la conscience que ces hommes prennent d’eux-mêmes et de leur vie, le drame qui les conduit à vouloir effacer coûte que coûte la frontière qui sépare l’apparence de la réalité ?

C’est bien un drame de l’identité dont il s’agit : quand je cherche à saisir mon être à travers la conscience que je prends, à l’instant même, de mon existence, puis-je dire qui je suis, alors que je suis sans cesse un autre ? Puis-je être autre chose que ce personnage – jamais le même -que je joue ?

Le problème de l’identité constitue la problématique du théâtre baroque.

 

Tous les dramaturges du XVIIème siècle : Shakespeare, Calderon, Rotrou, Molière et Corneille ont découvert ce que l’on appellera plus tard la mise en abîme en insérant un théâtre dans le théâtre.

 

a) Dès 1600, Shakespeare, dans « Hamlet », insère une pièce secondaire qui reproduit l’action principale : Hamlet faisant jouer devant le Roi et la Reine une pièce leur montrant leur propre crime, veut lire sur leur visage la preuve de leur culpabilité. Le Roi qui ne peut supporter le spectacle interrompt brutalement la représentation. Ce procédé du théâtre dans le théâtre, qui inaugure le théâtre baroque, est destiné à dénoncer l’histoire d’Hamlet telle qu’elle est représentée sur la scène comme une illusion : cette tragédie, à laquelle le spectateur est près de croire ( car telle est la vertu du théâtre), où le surnaturel envahit le réel, où l’invisible et le visible s’allient pour créer l’illusion, n’est-elle pas une fantasmagorie, semblable au scénario du rêve, qui est le déguisement d’un drame ; peut-être la trahison de la mère, le meurtre du père n’ont-ils jamais eu lieu réellement sinon sous la forme d’un soupçon qui taraude la conscience du fils.

Mais il faut bien évidemment dépasser toute interprétation psychanalytique qui croit pouvoir affirmer que la trahison de la mère et le meurtre du père n’ont jamais existé sinon comme un phantasme : une illusion de la conscience qui peut revenir de son erreur. L’individu sort de son drame – de sa névrose – en reconnaissant le phantasme comme tel, comme une illusion, c’est à dire une apparence qu’il a prise pour la réalité.

Or, le drame d’Hamlet c’est précisément, lorsqu’il prend conscience de lui-même, de ne pouvoir échapper au soupçon : Loin de découvrir, comme le voudrait le psychanalyste, qu’il a pris l’apparence pour la réalité, il se demande si la réalité – sa vie réelle - n’est pas une apparence: cette vie n’est-elle pas un songe, un mauvais rêve ?

Cette question a pour corollaire une interrogation beaucoup plus profonde : -Est-ce bien moi qui suis en train de vivre ce cauchemar ?

Le baroque, qui tient tout entier dans cette inversion qui convertit la réalité en apparence, est inséparable de ce soupçon qui prend sa source au cœur de la conscience que l’individu prend de lui-même. Le drame d’Hamlet, à la suite du remariage de sa mère, qui s’exprime dans le phantasme de la trahison et du meurtre, c’est une perte d’identité : une impossibilité d’être «  le même » ( celui qu’il était avant que la réalité ne change qui définissait les contours de son être) :

Après la tragédie qui est la perte de son identité, il a conscience de ne pouvoir être lui-même qu’en jouant cette tragédie comme une comédie.

N’est-ce la condition de tout homme de ne pouvoir décider si le monde n’est pas un théâtre , la vie une mise en scène et lui-même le personnage de cette comédie ?

 

b) ) Corneille fait de cette confusion entre la vie et la représentation le sujet de « L’Illusion Comique ». Dans cette pièce de 1636 qu’il qualifie d’étrange monstre, il insère, à la manière baroque, une tragédie dans une comédie. Dans une grotte, un magicien consulté par un père au désespoir, qui est sans nouvelles de son fils Clindor, donne un coup de baguette magique et tire un rideau pour lui montrer les mésaventures de ce fils. Dans les trois actes suivants, le père et le magicien regardent les « fantômes vains » de Clindor et d’Isabelle, dont le jeune homme est passionnément épris. Le cinquième acte est une tragédie : Isabelle et Clindor, étant devenus des comédiens sans qu’on le sache, représentent une histoire qui n’est pas sans rapport avec la leur, mais où Clindor, dans son rôle d’emprunt, meurt sur scène, poignardé. Le père désespéré est prêt à mourir. Mais le magicien lui révèle l’envers du décor et lui apprend que cette tragédie qu’il a cru vraie, n’était qu’une comédie.

Cette vie où le déchaînement des passions conduit à une issue tragique, est-elle autre chose qu’une comédie ? Mais, mus par les passions, nous ne pouvons éluder la question : comment peut-on être soi-même alors qu’on est prisonnier d’un état de choses qui met en cause notre libre arbitre ?

Corneille ne répondra à cette question que par la mise en œuvre d’un éthique propre au héros, qui est le sujet de ses tragédies.

 

 

c) Dans La vie est un songe, Calderon va plus loin dans la réflexion

 

Entrons dans la pièce à un moment essentiel que nous pourrions appeler « le réveil de Sigismond » : Après l’administration d’un premier soporifique qui lui a fait oublier sa situation de prisonnier pour se retrouver dans le rôle et la situation du Prince, - après l’échec de la mise à l’épreuve que lui a fait subir son père, - l’administration d’un second soporifique est destinée à le ramener dans sa situation de prisonnier en lui faisant croire que sa vie de Prince n’était qu’un songe. En le faisant réveiller par Clothalde, son père escompte bien que sa vie de Prince va lui apparaître comme un rêve et qu’il va retrouver sa vie de prisonnier comme la réalité : comme la vraie vie.

Mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Pour Sigismond ce passage d’une vie à l’autre ( d’un rôle à un autre) est le moment du doute. Sigismond s’interroge d’abord sur son identité : ce prisonnier, est-ce bien moi ?

Lorsqu’on s’éveille, le monde du rêve où ma situation définissait mon identité, se trouve d’un seul coup annihilé. Nous nous trouvons dans la même situation qui conduit Descartes au cogito : Après avoir mis en doute la réalité du monde, il me reste la conscience immédiate que je prends de mon existence : le cogito (cogito ergo sum j’ai conscience de moi donc je suis). Mais alors surgit la question que Descartes lui-même pose : Qui suis-je ?

C’est l’interrogation de Sigismond : Est-ce moi ce prisonnier chargé de chaînes ? Sigismond précise : est-ce « cet état », c’est à dire ma situation qui me permet de dire qui je suis ? Quand je passe d’une identité à une autre (d’une personnalité à une autre) comment puis-je dire que je suis « le même » : Ce passage est comme une mort ; et Sigismond le ressent bien ainsi en se demandant si sa prison n’est pas un sépulcre. Et voilà pourquoi, appréhendant ce passage d’une vie à une autre comme une mort, il s’écrie « Dieu me protège ! »

Rien ne permet à l’homme d’échapper à cette interrogation qui est au cœur de la conscience de soi, si ce n’est, comme le souligne Calderon, une décision éthique : la volonté de faire le bien, nourrie de l’espérance que Dieu, à l’heure du Jugement, reconnaîtra les siens.

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De Shakespeare à Calderon, jusqu’au théâtre «  classique » de Corneille, comment comprendre cette convergence d’un même thème sous des formes esthétiques différentes, liées à la culture des différents pays ?

 

Une tentative de compréhension historique de la genèse du phénomène baroque dans les Cours d’Europe et de son expansion de la fin du XVI° au milieu du XVIII° siècle d’un pays à l’autre, n’est pas inutile si l’on veut tenter de comprendre la résurgence du phénomène à différents moments de l’histoire culturelle.

 

4) Le sens du message : essai de compréhension historique

 

Ce n’est pas un hasard si la vie de Cour est le théâtre de cette problématique de l’identité que nous avons reconnu comme le ressort profond du phénomène baroque.

Si l’on prend le seul exemple de la France, le XVII° siècle est le siècle où l’appareil d’Etat monarchique atteint sa perfection. Le pouvoir royal ne réussit à instaurer une monarchie absolue qu’en mettant en cause progressivement, en même temps que les divisions féodales, toutes les prérogatives de la noblesse. Or ce pouvoir royal n’a pu trouver les ressources de cette politique qu’en favorisant le développement du commerce et d’une nouvelle classe sociale : la bourgeoisie, qui par des prêts au trésor finance les dépenses de L’Etat. Le développement économique de la bourgeoisie ne peut qu’entraîner l’appauvrissement de la noblesse, qui ne peut participer à cette nouvelle économie, sans « déroger. 

Et, c’est pour maintenir en place les classes privilégiées ( la noblesse mais aussi le clergé ), qui sont la base du système féodal, que le Roi crée cette nouvelle couche sociale qu’est la noblesse de cour. Celle-ci grandit au XVII°siècle jusqu’à devenir sous Louis XIV un véritable organisme : 6000 courtisans à Versailles vivent, autour du « Roi Soleil » dans une atmosphère de fête, de jeu, de luxe, entretenus par le pouvoir royal qui leur octroit les charges rémunératrices de ses maisons « militaires et civiles », en même temps que des pensions. Le pouvoir royal maintient ainsi artificiellement la situation de la noblesse et sa position de classe, en la transformant en classe parasitaire.

C’est toute une société aristocratique qui vit une existence artificielle coupée de la vie réelle, de la réalité matérielle. Ces hommes ne peuvent prendre conscience d’eux-mêmes sans poser le problème de leur identité, qu’ils ont perdu en même temps que leur rôle social. C’est la base réelle – économique et sociale - de leur individualité : de la conscience d’eux-mêmes en tant que personnes, qui se trouve mise en cause : - Comment celui dont l’évolution historique exige qu’il renonce à cette indépendance, qui constituait sa « seigneurie », qui le faisait apparaître à ses propres yeux, en toutes circonstances, comme le « Maître », peut-il conserver l’estime de soi-même ?

Comment peut-il affirmer son identité, sa valeur propre sinon en faisant la preuve qu’il est capable d’être, en toutes circonstances, maître de ses actes, comme si le choix ne dépendait que de sa volonté, de son libre arbitre. L’éthique aristocratique du héros cornélien répond à cette exigence d’aller toujours « au delà » de soi-même pour affirmer qu’on est maître de soi, de son destin.

Le héros cornélien doit « choisir », mais ce choix, qui relève de sa volonté, est défini par une alternative. C’est à un sacrifice qu’il doit consentir : s’il veut préserver son honneur, son rang et ses privilèges, il doit prendre conscience qu’une seule voie s’offre à lui : reconnaître, -au détriment de ses penchants, de son individualité, de la tradition dont il est porteur-, la valeur absolue du pouvoir. Le Cid est une tragi-comédie qui invente une solution héroïque au problème de l’identité posé par Corneille dans ses comédies : L’amplification des sentiments, la violence des passions, l’exagération des attitudes, la recherche de la gloire et le couronnement par la victoire des armes, tous ces éléments appartiennent au baroque.

C’est le même drame, propre à la société aristocratique de ce temps qui éclaire les comédies de mœurs du théâtre classique. Dans les comédies de Molière, derrière la critique des mœurs au travers des déguisements, des travers, des exagérations, des ridicules incarnés par les personnages, il y a un profond malaise de la conscience de cette époque : Chacun ne peut être lui-même sans se compromettre. Chaque homme de cette époque se trouve pour ainsi dire contraint de jouer un personnage, de revêtir un rôle, qu’il endosse malaisément parce qu’il n’est pas le sien ( tel le bourgeois gentilhomme ) ou cyniquement pour servir ses intérêts ou ses intriques (tels Tartuffe ou Dom Juan). S’il y a une philosophie de Molière, elle est tout entière, comme il nous le révèle dans le Misanthrope, dans une crise morale de cette société, où l’insincérité est de règle, où « l’honnête homme » est obligé de se compromettre.

 

Le secret du phénomène baroque tel qu’il s’est développé historiquement se trouve dans l’émergence d’un problème d’identité au cœur de la conscience que les individus prennent d’eux- mêmes, quand leur individualité est mise en cause par la mutation des rapports sociaux et de leur univers.

Toute mutation sociale qui met en cause le statut d’une classe sociale entraîne chez les individus appartenant à cette classe une remise en question de leur individualité sociale, qui s’exprime dans une interrogation sur leur identité personnelle.

Nous pouvons illustrer ce phénomène par l’exemple du théâtre contemporain qui envahit la scène des pays occidentaux à partir des années cinquante (1950).

Là encore il est possible de repérer les conditions historiques de la genèse de cette forme esthétique en analysant les mutations qui mettent en cause le statut de telle classe sociale.

 

 

 

 

5) Baroque et modernité

 

a) De nouvelles conditions historiques et une importante mutation sociale :

Ecoutons l’historien :

Aux alentours des années 50, la reconstruction de la France peut être considérée comme terminée et l’économie retrouve son rythme d’avant guerre. L’élan démographique amorcé dès la fin de la guerre (le célèbre Baby-boom), un énorme effort d’investissement en biens d’équipement et outillage des entreprises, réalisés jusqu’en 1960 par autofinancement, la libération des échanges commerciaux et financiers entre les USA et la CEE, autant de conditions qui expliquent l’âge d’or de la croissance économique qui se poursuivra jusqu’en 1974.

Cette croissance économique s’accompagne d’une profonde mutation sociale qui s’amorce dès les années 50 et s’affirme dès 1954: « Entre la bourgeoisie et la classe ouvrière, qui subissent l'une et l'autre de profondes transformations, s'interpose un ensemble hétérogène de groupes intermédiaires qu'on rassemble par commodité sous le nom de classe moyenne salariée qui comprend les catégories en très rapide expansion des cadres supérieurs et professions libérales, mais surtout des cadres moyens et employés. »

La transformation de couches sociales de plus en plus nombreuses en une importante classe salariée crée l’illusion de l’uniformisation des conditions de vie, de la disparition progressive des inégalités et de l’abolition des barrières sociales.

Pour tous les individus vivant cette période historique, c'est la fin d'une certaine forme de conscience : celle dans laquelle les conditions sociales d'existence apparaissaient comme inhérentes à l'individualité. Dans la phase historique de croissance économique, qui ouvre cette nouvelle ère sociale de la société de consommation, le développement d’une très importante classe moyenne salariée entraîne, en même temps qu’une mutation sociale décisive par laquelle semble s’estomper la division en deux grandes classes antagonistes, une véritable mutation de la conscience que les individus prennent d’eux-mêmes : Tout se passe comme si, en même temps que s’estompe le profil d’une individualité sociale liée à leur appartenance de classe, ils perdaient leur identité, leur individualité personnelle.

Cette forme de réification de l’individualité, née avec la division de la société en classes, où l’individu trouve son identité au travers de son appartenance sociale, devient caduque à partir du moment où le développement du capitalisme donne naissance à une importante classe moyenne salariée, hétérogène et sans frontières.

L'individualité sociale, -l'appartenance de l'individu à telle ou telle condition (classe sociale)- ne se confond plus avec la "personne", avec la conscience de l'identité personnelle. C'est la fin de ce sentiment (de cette conscience de soi) par lequel l'individualité sociale (le fait d'être ce bourgeois, ce patron, propriétaire exploitant ou manager, commerçant, artisan ou propriétaire agricole) apparaissait comme constitutive de l'identité personnelle pour ainsi dire "essentielle" à la personne.

 

b) Une nouvelle forme de conscience

 

Les évènements historiques, les mutations sociales, un monde figé dans la guerre froide ont donné lieu, à partir des années 50, à une prise de conscience nouvelle, que Foucault a explicité dans Les Mots et les Choses :

Quand l'individu prend conscience de lui-même, il ne découvre pas l'universalité d'une essence de l'Homme, mais bien « cette figure de lui-même qui se présente à lui sous la forme d'une extériorité têtue… Dominé par le travail, la vie et le langage, son existence concrète trouve en eux ses déterminations : il ne peut avoir accès à lui qu'au travers de ses mots, de son organisme, des objets qu'il fabrique, comme si eux d'abord (et eux seuls peut-être) détenaient (sa) vérité ».

 

Face à un monde qui le domine, faisant l’expérience des formes et des contenus qu'il ne maîtrise pas, l'individu n'est plus qu'un point "virtuel" de convergence et une identité fictive, "au milieu d'une prolifération toujours renouvelée " : il fait l'expérience d'une véritable dispersion ; il n'est plus rien d'autre que ses masques.

"Ce qui s'annonce", c'est que "l'homme est en train de disparaître" ..., ce n'est plus la promesse d'un autre monde, ni l'espérance d'un avenir ; ce n'est rien d'autre, que la fin de l'homme : l'éclatement du visage de l'homme dans le rire et le retour des masques !

C’est cette mutation de la conscience que rencontrent les dramaturges des années cinquante, lorsqu’ils doivent mettre en scène le nouveau visage des hommes. Ce visage n’a plus de contours ; et l’homme n’est-il pas, comme l’écrit Foucault, « en train de disparaître » ?

 

  1. La portée du théâtre contemporain

 

Rien n’éclaire mieux le théâtre contemporain que ces analyses de Foucault. La finalité du théâtre, c’est de faire prendre conscience à chaque homme de ce temps qu’il n’est plus rien d’autre que ses masques.

L’aventure du théâtre contemporain à partir des années 50, avec le montage des pièces de Becket, d’Adamov, de Ionesco, de Genet, qui, à première vue semblent célébrer l’impossibilité de la communication et l’absurdité de l’existence, nous est apparue à l’analyse comme une immense entreprise de destruction du théâtre : tout se passe comme si les dramaturges, à partir de cette époque, s’employaient à mobiliser le théâtre contre le théâtre.

A travers la déconstruction du langage, la ruine du dialogue, l’abolition des repères temporels et de l’action dramatique, et surtout l’abolition de l’identité des personnages, il ne s’agit de rien d’autre que détruire l’illusion théâtrale.

Cette nouvelle manifestation du baroque, contemporaine de la modernité, confirme ce que nous laissait soupçonner l’analyse du phénomène baroque,

L’essence du baroque est ailleurs que dans le théâtre : elle est dans la dénonciation du théâtre, parce que le théâtre est appréhendé comme le lieu de l’aliénation.

Si le théâtre classique est la mise en oeuvre d’une illusion propre à l’existence, qui condamne les hommes à « représenter » leur vie sous la forme d’un « récit » pour lui donner un sens, le dramaturge contemporain, en s’attaquant à la représentation de l’action dramatique ( qui était jusqu’alors l’essence du théâtre), se trouve investi d’une mission, qu’on peut dire « métaphysique » ou « existentielle » : il s’agit de mettre en cause une illusion « immanente au champ praxique »(selon l’expression de Ricoeur) de la vie – sans cesse regénérée par la vie quotidienne , qui rend les hommes prisonniers d’un « récit » : une fable, un mythe, qu’ils créent eux-mêmes pour donner sens à leur existence.

 

Mobiliser le théâtre contre le théâtre en détruisant l’action dramatique, comment est-il possible de mener cette tâche à son terme ?

 

Les étapes parcourues, les moyens jusqu’ici mis en œuvre ne sont pas décisifs :

La déconstruction du langage semble bien ne conduire qu’à la démonstration de l’absurde ; l’abolition du dialogue semble l’illustration de l’incommunicabilité entre les êtres, qui les enferme dans leur solitude ; la mise en scène du corps – grotesque ou dégradé – semble n’être qu’une forme extrême de dérision. Et, quand le dramaturge cherche à s’attaquer directement à la structure temporelle de la représentation, il est contraint de faire appel à tous les artifices capables de symboliser l’arrêt du temps ( comme la panne des horloges) ou de mimer l’inanité du temps par la répétition.

 

 

 

 

e) La raison de l’illusion :

 

Pour aller plus loin, il faut découvrir le secret de la genèse de l’illusion, sans cesse résurgente au cœur de l’existence, par laquelle les individus sont prisonniers d’une représentation mythique de leur vie réelle.

Encore une fois, ce secret, appréhendé par les dramaturges, c’est le philosophe qui nous le dévoile :

C’est, explique Ricoeur, en élevant au langage, sous la forme d'un récit construit comme une fiction, l'expérience qu'il fait de sa vie, que l'individu constitue son identité personnelle et l'unité de cette vie qui lui appartient.

Ricoeur nous renvoie à une véritable mutation de la conscience que les individus prennent d’eux-mêmes à une époque où les profondes mutations des rapports sociaux les contraignent à distinguer leur individualité et leur vie personnelles de leur identité et leur fonction sociales. Cette séparation, qui s’instaure et se creuse au cœur de l’expérience commune, est vécue comme une perte d’identité : une distance originelle ou fondamentale, qui, au centre de la conscience de soi, sépare l’individu de son être.

Que la philosophie interprète cette distance comme un manque inhérent à la condition humaine que l’homme s’efforce en vain de combler, ou comme distance-absence qui appelle la présence de l’Etre (Dieu), que l’existence soit comprise comme la poursuite indéfinie par l’homme de l’être qui lui manque, ou comme la quête de soi capable de le mener au-delà de lui-même, la description (phénoménologique) de l’expérience vécue conduit au même constat : Tant qu’il n’a pas pris conscience de sa liberté ou de sa destinée, l’homme s’emploie à combler le vide en se confondant avec une identité d’emprunt.

Que “ fait ” le sujet de tous ces verbes : parler, agir, se raconter, s'engager, qui sont autant d'actes par lesquels il “se” manifeste lui-même (ipse) ? demande Ricoeur.

A travers son discours à la première personne, à travers l'interminable chaîne des motifs ou raisons qu'il donne de ses actes, à travers les récits par lesquels il donne un sens à ce qu'il vit, à travers les idéaux et les valeurs auxquels se réfèrent ses engagements, ce qu'il cherche à“réaliser”, c'est bien lui-même (ipse) mais sous la forme du “ même ” (idem) (de “ la mêmeté ”, écrit Paul Ricœur), c'est-à-dire d'une identité figée comme une chose, « réifiée ».

L’homme ne peut être « lui-même » qu’en étant un Autre.

 

N’est-ce pas cette aliénation, où la philosophie contemporaine veut découvrir le sens – l’essence – de la condition humaine, que le théâtre contemporain veut dénoncer, et qu’elle voudrait abolir ?

 

C’est cette tentative qui est mise en œuvre dans le théâtre contemporain à travers l’abolition des personnages.

 

f) La mise en cause des personnages

 

L’identité des personnages est sans doute le facteur premier de l’illusion théâtrale : c’est l’identité des personnages qui permet l’identification du spectateur avec l’acteur, par quoi il se reconnaît dans l’« autre » : - cet autre qui est rien d’autre qu’un être de fiction.

Mais pourquoi le théâtre contemporain doit-il mettre en cause, ici encore, l’illusion théâtrale ?

Le théâtre de Genet, en posant l’angoissante question : L’homme est-il autre chose que ses masques ? nous met sur le chemin : cet être de fiction, c’est nous-mêmes.

Autrement dit, la mise en scène des personnages, essentielle à la « représentation théâtrale », ce n’est rien d’autre que la mise en œuvre du processus de l’aliénation, par lequel l’homme ne peut « réaliser » son identité qu’en s’identifiant à un Autre.

Le théâtre est cette forme de représentation qui permet aux individus de « réaliser » leur identité – pendant tout le temps que dure la représentation - en s’identifiant aux personnages.

Dès lors, si l’on condamne les personnages à l’anonymat, si on les dépouille de toute identité en les privant de nom, ne renvoie-t-on pas l’individu à lui-même, et, lui interdisant de s’identifier à un Autre, n’est-ce pas le fait de l’aliénation qu’on met en cause en le contraignant à s’interroger sur son identité ?

C’est bien le sens même de la démarche de la dramaturgie contemporaine.

 

A travers la dénonciation et la déconstruction de l’illusion théâtrale, le théâtre contemporain nous paraît une entreprise, peut-être désespérée, de désaliénation.

Désespérée sans doute.

Car, la mise en cause du langage, du dialogue, de la logique de l’action, et de l’identité des personnages , ne fait que mettre en scène, face au spectateur, une « représentation » du non-sens de l’existence aliénée, le contraignant, dans le meilleur des cas, à s’interroger sur l’absurdité de sa vie.

Si le théâtre veut être cette entreprise de désaliénation  n’est-ce pas, à la fin du compte, le rapport du public au spectacle, c’est à dire la « représentation » - la mimesis - qu’il faut mettre en question ?

 

La dramaturgie contemporaine n’est pas l’illustration ou la démonstration du non-sens, c’est la fin , -proclamée et programmée-, de l’âge d’or du théâtre comme « représentation ».

 

III. La finalité du théâtre

 

Nous sommes en mesure maintenant de comprendre la raison de cette entreprise de destruction.

Le théâtre est une forme privilégiée du processus d’aliénation psychologique : la mise en scène des personnages, essentielle à la représentation théâtrale, qui permet l’identification du spectateur à l’acteur, n’est rien d’autre que la mise en œuvre du processus de l’aliénation, par lequel l’homme ne peut « réaliser » son identité qu’en s’identifiant à un Autre. Le théâtre est cette forme de représentation qui permet aux individus de « réaliser » leur identité – pendant tout le temps que dure la représentation - en s’identifiant aux personnages.

 

Lorsque, par le processus de la représentation – du reflet -, tout le vécu des individus : leurs sentiments, leurs idées, leur discours, se trouvent « objectivés », et réifiés dans le langage de l’ « explication psychologique », ce sont les rapports sociaux réels qui sont « consacrés».

L’identification aux personnages, par lequel les individus se reconnaissent dans un autre pendant tout le cours de la représentation, est le processus d’aliénation psychologique qui a pour effet de les délivrer de la conscience toujours sous-jacente – « la sub-conscience » - de leur aliénation réelle ( de leur vie réellement aliénée).

A l’échelle d’une société, on peut dire que ce processus est la fonction du théâtre.

La mise en cause du théâtre par la dramaturgie moderne, que nous avons analysée comme une tentative de désaliénation, s’inscrit dans une crise bien plus profonde qui concerne non seulement la littérature, mais sans doute toutes les manifestations de l’art : celle de la représentation.

Ce qui est devenu impossible, c’est de représenter la réalité « telle qu’elle est », car il s’agit de la réalité telle qu’elle est vécue. Or, ce vécu : la conscience que les individus prennent du monde, de leur vie et d’eux-mêmes, se dénoncent eux-mêmes comme une illusion. Mais, en même temps, les hommes de cette époque qui est la nôtre, bien loin d’appréhender leur vie comme une illusion, découvrent qu’elle est la seule réalité.

Qu’est-ce à dire sinon qu’ils perçoivent leur vie comme la fin de l’illusion ?

Il ne s’agit pas d’une illusion de la conscience que l’on pourrait exorciser par l’art en « idéalisant » le réel ou, comme dans les époques du baroque, en allant jusqu’à le dénoncer comme une apparence.

Le présent, que n’éclaire ni le passé ni l’à venir, défie la représentation.

 

Ce que vivent les hommes de ce temps, c’est l’impossibilité d’idéaliser la vie, de transfigurer le réel ; c’est la fin – le coucher de soleil - des apparences.

 

 

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Histoire et Problématique

du théâtre

 

 

 

 

 

 

TROISIEME PARTIE :

 

 

Le théâtre et le spectacle :

A la recherche d’une vocation du théâtre

 

 

 

 

Là où le théâtre est une forme de représentation sociale, qui consacre les rapports sociaux à travers l’image qu’une société se fait d’elle-même, le spectacle est une forme d’expression de la vie collective.

 

 

I. Le spectacle avant le théâtre

 

Le passage d’une forme de manifestation à l’autre est un phénomène culturel de la plus grande importance parce qu’il correspond à une mutation sociale et historique décisive : celle où la vie collective se trouve dominée par une vie sociale où les rapports de classe déterminent, en même temps que les conditions de vie, le procès idéologique qui se manifeste en tous les modes de pensée et de représentation du réel ; dans la religion, la philosophie et dans l’art.

La fonction idéologique de la représentation théâtrale, que l’histoire du théâtre en France nous a permis de mettre à jour, est confirmée par l’analyse historique de sa genèse : les périodes où l’on voit s’instaurer une nouvelle structure sociale et un nouveau statut de l’individualité, nous permettent d’assister à un processus d’assimilation des anciennes manifestations de la vie collective, qui souvent ne va pas sans une dichotomisation des vies individuelles.

C’est en général au terme de ce processus, quand la nouvelle structure sociale s’impose à la conscience commune (à travers la réification des rapports humains) comme la seule réalité : l’ordre du monde ou le seul univers possible, que l’on assiste à la floraison du théâtre comme le mode de représentation privilégié qui consacre cette structure.

Nous retiendrons deux exemples :

- l’intégration du culte de Dionysos à la religion de la Cité trouve son couronnement dans la floraison du théâtre grec inséparable de l’organisation civique des fêtes des Grandes Dionysies : La représentation « théâtrale » de la légende d’Oedipe, qui s’achève par la mort d’Antigone, délivre les citoyens grecs de la contradiction qui est au cœur même de la structure de la Cité, où la population croissante des « étrangers » menace la « démocratie ». C’est de cette catharsis : conjuration de la menace par la représentation, que naît la tragédie, car la mort d’Antigone donne raison au tyran.

 

- Au Moyen-Age les manifestations collectives du Carnaval qui se développent en même temps que l’instauration du système féodal, entraînent une véritable dichotomisation de la vie sociale, jusqu’à ce que l’on assiste, avec la domination des nouveaux rapports sociaux, à une transposition des modes carnavalesques d’existence dans le domaine culturel, que M. Batkine désigne comme la carnavalisation de la littérature. L’achèvement du système féodal par l’instauration de la monarchie absolue sera couronné au XVII°siècle par le triomphe du théâtre classique.

 

Le développement de ces exemples, que nous empruntons aux historiens, fait l’objet de ce premier chapitre.

 

 

 

A. La naissance de la tragédie

 

 

Depuis le livre de Nietzsche sur La naissance de la tragédie on rattache le genre noble du théâtre antique au culte de Dionysos.

Le culte de Dionysos mêlé d’éléments orientaux comportait des danses de possession véritables dont était saisie la confrérie du Dieu (la thiase) : Dionysos est le Dieu de la Mania – de la folie divine – par sa façon de prendre possession des fidèles qui se livrent à lui à travers la transe collective rituellement pratiquée dans ses thiases (groupes organisés des fidèles qui pratiquent la transe) et le reçoivent sous forme d’épiphanie.

Le culte de Dionysos a été intégré à la Cité et à sa religion avec tous les honneurs, au sens du dispositif social. Il est célébré par la communauté entière dans les fêtes de Dionysos. Son culte est organisé pour les femmes dans le cadre de thiases officialisées et promues institutions publiques : une sorte de transe, contrôlée, maîtrisée et ritualisée ; il est développé pour les hommes, dans la joie du Comôs, par le vin et l’ivresse, le jeu, la fête et le déguisement. Ainsi les cultes de Dionysos font partie intégrante de la religion civique et les fêtes en son honneur sont célébrées au même titre que toute autre, à leur place dans le calendrier sacré.

La genèse du théâtre grec classique est contemporaine de la reconnaissance officielle par la Cité d’une religion qui, à bien des égards, échappait à la Cité.

 

L’avènement du théâtre grec obéit au même processus d’intégration des manifestations collectives dans la vie civique.

La première forme de théâtre relève encore du spectacle qui reproduit la vie collective sans la médiation des acteurs: le dithyrambe met en scène certains épisodes du culte de Dionysos : il reproduisait les rondes collectives de possédés en proie à la mania ( la folie) divine. Le dithyrambe se jouait sans acteurs mais surtout sans masque et sans costume. Le chœur était nombreux : cinquante exécutants. La musique usait de modes orientaux et elle prit de plus en plus le pas sur le texte.

Très vite, dès le début du V°siècle, cette forme primitive de spectacle qu’est le dithyrambe, a été intégrée aux grandes cérémonies organisées par la Cité (c’est à dire par l’Etat.). C’est aux Grandes Dionysies qu’eurent lieu la plupart des « premières » d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide.

 

Rappelons la conclusion de l’analyse de Jean-Pierre Vernant « La vérité de la tragédie ne gît pas dans un obscur passé plus ou moins « primitif » ou « mystique », elle se déchiffre comme une invention qui correspond à l’avènement de la Cité grecque au Ve siècle. »

Le théâtre, au même titre que l’histoire et la philosophie, est l’un des éléments de la culture grecque qui se constitue sur la base de la structure de la Cité.

C’est à partir du moment où la nouvelle structure de la Cité l’emporte sur les anciens rapports sociaux ( ceux de la société agraire), que le spectacle se transforme en représentation. Le théâtre est l’un des principaux procès idéologiques, par lequel la société consacre les nouveaux rapports sociaux en élaborant l’image qu’elle se fait d’elle-même.

 

La tragédie n’est pas, comme voulait Nietzsche, la victoire du Dionysisme, c’est Dionysos vaincu, dont la légende est récupérée par les citoyens pour représenter une contradiction historique vécue comme un drame.

Cette contradiction est au cœur du mythe d’Œdipe et c’est dans la tragédie d’Antigone qu’elle trouve son expression théâtrale.

Le mythe d’Œdipe fait partie de la longue histoire des Labdacides (« les boiteux »), dont l’ancêtre Cadmos, étranger venu d’Orient, a créé la ville de Thèbes en imposant son pouvoir aux « autochtones » ( ceux nés de la glèbe : les « semés »). Comme l’a montré J.P.Vernant, cette histoire met sans aucun doute en jeu le rapport de l’Occident avec l’Orient, et des Grecs avec l’Etranger. Dans les données initiales le problème est posé :

Comment les Grecs, qui ne peuvent survivre qu’en entretenant des échanges commerciaux avec les étrangers et ne peuvent s’enrichir qu’en accordant droit de Cité aux métèques (pour développer leur propre commerce ) peuvent –ils combler l’écart qui les sépare d’une autre culture ?

S’il refuse de reconnaître l’Autre, le grec, « boiteux » de génération en génération, n’est-il pas condamné à une fin tragique, condamné à vivre sous terre pour n’avoir pas su accueillir l’étranger sur la terre où le hasard, conduit par les Dieux, l’avait « semé » ?

C’est le mythe qui a pour fonction de délivrer les Grecs de cette question angoissante.

Le personnage de Dionysos est au cœur du drame tel qu’il est « raconté » par le mythe : Rejeton de Zeus et d’une fille de Cadmos, le jeune dieu qui vient d’Asie, se présente comme un prêtre ambulant d’une autre religion, habillé en femme, portant les cheveux longs sur le dos, accompagné d’une bande de femmes venues d’Orient. Il a tout du métèque oriental,..tout ce qui peut déranger, hérisser un grec né du sol : autochtone. C’est lui qui provoque la mort de Penthée qui détient le pouvoir à Thèbes : Entraîné dans son cortège, le roi, le citoyen, le Grec s’habille en femme, se féminise, devient en tout semblable à un asiatique ; les femmes déchaînées, dont faisait partie sa propre mère, se ruent sur lui et le déchire tout cru, comme la victime d’un sacrifice.

Le retour de Dionysos chez lui a provoqué cette tragédie, parce que les Grecs ont été incapables de reconnaître dans l’étranger un des leurs, et dans l’Autre leur semblable, sous l’apparence et sous le vêtement : un homme .

Après la mort tragique de Penthée, le trône se trouve vacant : l’autre fils de Cadmos, Polydoros, qui a épousé une « semée »,- une autochtone -, donne naissance à un fils, significativement dénommé Labdacos, «  le boiteux », parce qu’il est né d’un étranger et d’une autochtone.

C’est à partir de là que la malédiction s’abat sur la famille et que commence l’histoire d’Œdipe.

Quand Laïos, le fils de Labdacos, qui a lui-même épousé une autochtone (Jocaste), lui succédera, c’est à lui que le devin annoncera que « son fils le tuera et couchera avec sa mère. » On connaît la suite du récit : Œdipe échappera à la mort à laquelle le destinent ses parents, et la prophétie s’accomplira.

La logique de la tragédie, qui fait suite à la malédiction du Mythe d’Œdipe, s’accomplit avec Antigone : elle n’est rien d’autre que l’auto-destruction de la famille, qu’une fatalité  pousse à se détruire, à mourir de sa propre main.

Cette auto-destruction de la famille est la métaphore d’une mutation historique, vécue douloureusement par les Grecs, notamment dans les familles aristocratiques, savoir : la destruction des liens qui constituaient la structure « familiale » du « genos », au sein duquel les individus appréhendaient leur individualité personnelle ( leur identité concrète), au profit de ces nouveaux rapports sociaux entre les hommes qu’a instauré l’institution de la Cité, où l’individualité se résume, se réduit à l’isonomie : l’égalité (abstraite) des individus devant la Loi.

La tragédie d’Antigone est la mise en question de cette mutation à un moment où les citoyens sont prêts à faire appel aux tyrans pour préserver l’institution menacée par leurs dissensions internes et les conflits extérieurs entre cités.

La tragédie met en scène une revanche imaginaire de tous ces citoyens qui ont la nostalgie du genos, cette structure sociale où chaque individu pouvait être soi-même et penser son identité à travers son appartenance à la communauté.

C’est cette revanche de l’individualité qui est incarnée par le personnage d’Antigone, affirmant, dès la première scène de la tragédie, le caractère essentiel, fondamental des « liens du sang ».

Mais l’ancienne structure de la famille est condamnée. En un temps où le « genos » a fait place aux rapports « citoyens », quand la famille s’est auto-détruite ( les frères entre eux), il n’y a plus d’autre issue pour une « jeune fille »qui refuse cette destruction du « genos », cet oubli et cette trahison des vrais rapports humains, que de « mourir vivante ».

Antigone est morte d’avoir cru à la valeur supérieure des liens humains constitutifs du genos, déjà dépassé au temps de la Cité.

Le théâtre est la mise en scène du mythe dont la signification secrète se trouve concrétisée dans une intrigue et incarnée dans des personnages.

En rendant visible ce que le mythe racontait, le théâtre permet aux spectateurs de prendre leur distance à l’égard d’un drame qu’il s’agit de dépasser pour que la nouvelle structure de la Cité soit consacrée.

 

Mais, dans l’avènement du théâtre, il y a plus : le passage d’une culture à une autre.

 

b) D’une culture à une autre

 

Aux temps archaïques, les pratiques rituelles de reviviscence du mythe, pour spectaculaires qu’elles pouvaient être aux yeux d’un observateur étranger fasciné par l’extériorité corporelle, s’apparentaient à la vision mystique. Lors de l’événement rituel, liturgique, cultuel, le monde des images intérieures n’est pas représenté, mais avivé par l’action ; il n’est pas joué par les acteurs, mais animé par les participants.

Tout au contraire, le théâtre cesse d’être pour le spectateur le moment de la fusion. Par les textes, le jeu des acteurs, leurs danses et la musique, émois, mythes, fantasmes sont donnés à voir, à distance de soi.

Le théâtre s’est professionnalisé au moment où s’est opéré un changement de la conscience collective (Jean Duvignaud).

Les premières frayeurs des spectateurs hésitant entre le caractère fictif et réel des apparitions soulignent la difficulté et l’efficacité du transfert qui est aussi dressage de l’émotion et de l’imaginaire par la vue.

Le théâtre s’établit et se fixe en Grèce au moment où l’invisible du monde – esprits, forces cachées, puissances lumineuses et ténébreuses – devient objet de réflexion au sens optique et intellectuel du terme, d’analyse et d’intelligence. Tout au moins pour ceux que Platon appelle « les gens cultivés [qui] s’étaient fait une règle d’écouter pour leur compte en silence jusqu’à la fin, tandis que les enfants et la masse du public étaient rappelés à l’ordre par la baguette des policiers ». (Lois, 700 c- 701 b). Ce que fustige et condamne Platon, c’est la théatrocratia qui s’est substituée à une aristocratie musicale : le visible a conquis la foule au point de provoquer sifflets, cris discordants, applaudissements dispensateurs d’éloges.

 

Un siècle après l’époque éclatante de la tragédie, son théoricien le plus fameux, Aristote, énonce peut-être ce qui distingue le spectacle du théâtre. C’est en ces termes qu’il s’en prend à la séduction du spectacle : « Quant au spectacle, qui exerce la plus grande séduction, il est totalement étranger à l’art et n’a rien à voir avec la poétique, car la tragédie réalise sa finalité même sans concours et sans acteurs. Produire cet effet [la frayeur et la pitié] par les moyens du spectacle ne relève guère de l’art : c’est affaire de mise en scène. » (Aristote, Poétique, 50 b 17 et 53 b 7).

Et il oppose au spectacle qui fait appel aux sens la visibilité nouvelle du theatron qui appartient à l’entreprise de rationalisation du monde. Pour Aristote, le théâtre est l’art du logos et d’une réflexion sur l’action. Il est ainsi l’art de la Cité.

 

Le théâtre pour les Grecs de l’époque classique est explicitement le lieu du visible. Le mot qui désigne l’édifice, les spectateurs et l’objet de leur perception – teatron – appartient au champ lexical de la vision. La vue (thea) conduit le philosophe à la théorie (theoria), opération de l’esprit contemplatif, méditatif, studieux et scientifique.

Ainsi, pour que le théâtre triomphât, il fallait que Dionysos fût vaincu. Les grandes dionysies, qui intègrent le culte de Dionysos à la religion civique, sont couronnées par les concours de Théâtre.

La manifestation « cultuelle » qui fait revivre le mythe, où les participants sont eux-mêmes les acteurs fait place à l’art dramatique où l’action est représentée, c’est-à-dire rendue visible par la présence d’acteurs devant des témoins qui sont des spectateurs.

 

La genèse du théâtre occidental nous fait assister à un processus analogue, plus significatif encore ; en effet, la manifestation collective n’est plus celle de communautés restreintes, exclues du droit de cité, qui revêt la forme « cultuelle », c’est la vie même du peuple, qui, à travers la fête, invente une forme culturelle.

 

 

B . Au Moyen-Age : le spectacle du carnaval

 

1) Le contexte historique

 

La France est le pays où s’est constitué le plus tôt et le plus complètement le régime féodal : il domine la France à partir des IXe-Xe siècles.

La propriété féodale du seigneur coexiste avec l’exploitation individuelle du producteur (le serf). Les rapports sociaux sont des rapports de dépendance étroite entre la paysan et le seigneur. Le seigneur exploite le paysan, qui lui paye des redevances et des contributions. Les paysans, qui ne sont pas libres, peuvent être achetés ou vendus. Ils ne peuvent accomplir les actes de la vie (mariage…) sans l’autorisation du seigneur.

L’écrasante emprise de l’Eglise vient justifier cette exploitation. Les paysans ne peuvent espérer d’aide que de l’Eglise et de sa charité. Ils s’imprègnent de cette religion qui leur fait espérer une vie meilleure. L’Eglise est la seule influence intellectuelle.

La culture nationale est une culture de classe : les premières grandes œuvres littéraires sont les chansons de gestes (Xe-XIIIe siècles) qui exaltent le dynamisme, la grandeur de la classe féodale.

 

La religion catholique marque profondément la culture. La foi anime les classes populaires, inspire des chefs-d’œuvre. Dans les cathédrales gothiques de Paris, Chartres, Amiens, Reims, à la foi profonde s’unissent l’esprit satirique du peuple (saints et gargouilles). Les épisodes religieux servent souvent de prétexte à la représentation de scènes de la vie courante.

Le théâtre naît aux Xe-XIe siècles à l’intérieur même de l’Eglise ; au cours de l’office, des répliques en latin puis en langage courant sont échangées entre le prêtre et le chœur. Le théâtre sort de l’édifice cultuel : les drames religieux sont joués sur le parvis de l’église par des artistes spécialisés.

Mais,  la croissance des liens économiques rompt très tôt dans les régions les plus favorisées de la France du Nord, l’extrême morcellement féodal. Une certaine unification s’y dessine. Elle se marque par l’établissement d’un dialecte unique et de grands Etats féodaux, entre les régions les plus économiquement liées : Duché de Normandie, comté de Champagne, domaine royal d’Ile de France. C’est la première étape de l’unification territoriale

Des liens s’organisent aussi à l’échelle internationale. En Normandie, la ville de Rouen fait un commerce actif en mer du Nord. La Champagne connaît une activité commerciale débordante (les foires célèbres de Troyes, Provins, Lagny où se rencontrent les marchands d’Italie et de Flandres, d’Allemagne d’Angleterre et de Catalogne).

L’essor économique et la division du travail entre le métier et l’agriculture entraînent une différenciation capitale au sein de la société féodale : une nouvelle couche sociale naît, origine de la bourgeoisie, dont l’importance primordiale apparaît immédiatement : les artisans et les commerçants. La ville doit alors engager la lutte contre la domination seigneuriale, contre le morcellement féodal qui entravent son développement

 

L’importance croissante des éléments laïcs dans les œuvres religieuses montre que l’Eglise perd dès le XIIe siècle le monopole de la culture.

Un facteur décisif de la formation de la culture nationale est le développement de la culture urbaine. Cette culture s’élabore comme une arme de lutte pour soutenir idéologiquement la pratique anti-féodale de la bourgeoisie et des classes exploitées. Elle est nourrie par les traditions populaires.

 

La première arme de la culture urbaine est la satire. La bourgeoisie introduit le comique dans la littérature française. Les œuvres les plus caractéristiques sont les fabliaux ; ils glorifient l’ingéniosité, le bon sens populaire. La cupidité du clergé est dénoncée.

Le roman de Renart, épopée satirique et parodique, a un immense succès au XIIIe siècle. Il dépeint sous les traits d’animaux, les principaux personnages de la société féodale. Dans cette littérature urbaine qui exprime les sentiments anti-féodaux des masses populaires, apparaissent déjà les signes de différenciation sociale à l’intérieur de la ville. Renart, représentant des couches dirigeantes de la ville, triomphe des féodaux et de leur force brutale par son intelligence. Mais il pille et persécute les petites gens.

 

Le caractère le plus important de cette culture urbaine, c’est l’amour de la vie et des biens matériels, opposés à l’ascétisme prêché par l’Eglise. Danses populaires, fêtes campagnardes tiennent une large place dans la vie quotidienne

 

C’est dans ce contexte historique qu’il faut comprendre l’importance du carnaval comme manifestation de la vie collective.

 

2) La vie carnavalesque

 

Empruntons l’analyse au livre de Mikhael Bakhtine : L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au moyen âge et sous la renaissance.

Extraits de l’analyse :

Noyau de la culture du Moyen Age, le carnaval n’était pas une forme artistique de spectacle théâtral, et de manière générale, n’entrait pas dans le domaine de l’art. C’était bien plutôt une forme concrète (provisoire) de la vie même qui n’était pas simplement jouée sur une scène, mais vécue en quelque sorte : Le carnaval est un spectacle sans la rampe et sans la séparation entre acteurs et spectateurs. Tous ses participants sont actifs, tous communient dans l’acte carnavalesque. On ne regarde pas le carnaval, on ne le joue même pas, on le vit, on se plie à ses lois aussi longtemps qu’elles ont cours, menant une existence de carnaval. Celle-ci pourtant se situe en dehors des ornières habituelles, c’est en quelque sorte une « vie à l’envers », un « monde à l’envers ».

Les spectateurs n’assistent pas au carnaval, ils le vivent tous, parce que, de par son idée même, il est fait pour l’ensemble du peuple. Pendant toute la durée du carnaval, personne ne connaît d’autre vie que celle du carnaval. Impossible d’y échapper, le carnaval n’a aucune frontière spatiale. Tout au long de la fête, on ne peut vivre que conformément à ses lois, selon les lois de la liberté.

 

Par contraste avec l’exceptionnelle hiérarchisation du régime féodal, avec l’extrême morcellement en états et corporations dans la vie de tous les jours, le carnaval était le triomphe d’une sorte d’affranchissement provisoire de la vérité dominante et du régime existant, d’abolition provisoire de tous rapports hiérarchiques, privilèges, règles et tabous.

La fête officielle portait ses regards uniquement en arrière, n’avait d’yeux que pour le passé dont elle se servait pour consacrer l’ordre social actuel. Elle validait la stabilité, l’immuabilité et la pérennité des règles régissant le monde : hiérarchie, valeurs, normes, tabous religieux, politiques, et moraux en usage.

Les lois, les interdictions, les restrictions qui déterminaient la structure, le bon déroulement de la vie normale sont suspendues pour le temps du carnaval ; on commence par renverser l’ordre hiérarchique et toutes les formes de peur qu’il entraîne : vénération, piété, étiquette, c’est-à-dire tout ce qui est dicté par l’inégalité sociale ou autre. On abolit toutes les distances entre les hommes, pour les remplacer par une attitude carnavalesque spéciale : un contact libre et familier. C’est un moment très important de la perception carnavalesque du monde. Les hommes séparés dans la vie par des barrières hiérarchiques infranchissables s’abordent en toute simplicité sur la place du carnaval.

Dans le carnaval s’instaure un mode nouveau de relations humaines, opposé aux rapports socio-hiérarchiques tout-puissants de la vie courante.

L’individu semblait doté d’une seconde vie qui lui permettait d’entretenir des rapports nouveaux, proprement humains, avec ses semblables. L’aliénation disparaissait provisoirement. L’homme revenait à lui et se sentait être humain parmi les humains.

 

  1. Une dichotomie de la vie et l’élaboration des rites

 

Sous le régime féodal du Moyen Age, la fête du carnaval devenait en l’occurrence la forme que revêtait la seconde vie du peuple qui pénétrait temporairement dans le royaume utopique de l’universalité, de la liberté, de l’égalité et de l’abondance.

Toutes les formes de rites et de spectacles, organisés sur le mode comique, donnaient un aspect du monde, de l’homme et des rapports humains totalement différents des cultes et cérémonies officielles, délibérément extérieur à l’Eglise et à l’Etat ; elles semblaient avoir édifié, à côté du monde officiel, un second monde et une seconde vie auxquels tous les hommes du Moyen Age, dans une mesure plus ou moins grande étaient mêlés, dans lesquels ils vivaient à des dates déterminées. Ce la créait une sorte de dualité du monde.

Là où, dans les sociétés primitives, les aspects sérieux et comiques de la divinité, du monde et de l’homme étaient également sacrés, intimement mêlés, c’est une véritable dichotomie qui s’instaure en même temps que se constituent des rapports de classe consacrés par l’institution de la Cité ou de l’Etat : toutes les formes comiques des choses et tous les aspects comiques de l’existence, se dissocient de la vie civique ou de l’existence sociale, se compliquent et s’approfondissent pour se transformer en formes d’expression de la sensualité et de la culture populaires. La seconde vie, le second monde de la culture populaire s’édifie comme une parodie de la vie ordinaire, comme un monde à l’envers.

L’homme du Moyen Age avait deux vies :

- l’une officielle, monolithiquement sérieuse et morne, soumise à un ordre hiérarchique rigide, pénétré de dogmatisme, de crainte, de vénération, de piété ;

- l’autre, de carnaval et de place publique, libre, pleine de rire ambivalent, de sacrilèges, de profanations, d’inconvenances, de contacts familiers. Ces deux vies étaient parfaitement licites mais séparées par des limites temporelles strictes.

Mikhael Bakhtine analyse les traits spécifiques des formes de rites et de spectacles comiques du moyen Age.

 

a) les actes carnavalesques.

 

Au premier plan figurent l’intronisation bouffonne puis la destitution du roi du carnaval. Le bouffon est le roi du monde à l’envers. Les bouffons et les fous sont les personnages caractéristiques de la culture comique du Moyen Age. Ils incarnaient une forme particulière de la vie, à la fois effective et idéale. Il y a, à la base de l’acte rituel de l’intronisation –détronisation, la quintessence, le noyau profond de la perception du monde carnavalesque : le pathos de la déchéance et du remplacement, de la mort et de la renaissance. Le carnaval est la fête du temps destructeur et régénérateur. C’est en quelque sorte son idée essentielle.

L’in-détronisation est un rite ambivalent, « deux en un », qui exprime le caractère inévitable et en même temps la fécondité du changement-renouveau, la relativité joyeuse de toute structure sociale, de tout ordre, de tout pouvoir et de toute situation. A travers l’intronisation, on aperçoit déjà la détronisation et cela s’applique à tous les symboles carnavalesques : tous contiennent en perspective la négation et son contraire. La naissance est grosse de la mort, celle-ci annonce la renaissance. Le rite de la détronisation sert en quelque sorte de parachèvement à l’intronisation. Le carnaval fête le changement, son processus même.

C’est le rite de la détronisation qui offre l’image la plus vive des changements-renouveaux, de la mort créatrice et féconde.

Les rites secondaires du carnaval sont le travestissement (le changement carnavalesque de vêtement, de situation et de destin), les mystifications, les guerres carnavalesques sans effusions de sang, les propos agoniques, l’échange de cadeaux, etc. Tous ces rites sont également passés dans la littérature.

 

b)Les images carnavalesques

 

Elles sont toujours doubles, réunissant les deux pôles du changement et de la crise : la naissance et la mort (image de la mort porteuse de promesses), la bénédiction et la malédiction (les imprécations carnavalesques bénissent et souhaitent simultanément la mort et la renaissance), la louange et l’injure, la jeunesse et la décrépitude, le haut et le bas, la face et le dos, la sottise et la sagesse. La pensée carnavalesque est riche en images géminées suivant la loi des contrastes (petit et grand, gros et maigre), ou des ressemblances (jumeaux, doubles). On use abondamment de choses mises à l’envers : vêtements retournés (ou devant derrière), pantalon sur la tête, vaisselle en guise de chapeau, ustensile ménager servant d’armes, etc. C’est là une manifestation particulière de la catégorie de l’excentricité, une infraction à tout ce qui est habituel et commun, une vie hors de son courant normal.

 

c) Le langage carnavalesque

 

Les phénomènes et genres du vocabulaire familier sont la troisième forme d’expression de la culture comique populaire. Le nouveau type de rapports familiers établis au cours du carnaval se reflète dans toute une série de phénomènes du langage.

Le langage familier de ma place publique est caractérisé par l’emploi fréquent de grossièretés.

Les grossièretés blasphématoires décernées aux divinités constituaient un élément nécessaire des cultes comiques les plus anciens. Ces blasphèmes étaient ambivalents : tout en rabaissant et mortifiant, ils régénéraient et rénovaient à la fois ; Les grossièretés, pendant le carnaval, changeaient considérablement de sens : elles perdaient entièrement leur caractère magique pour constituer une fin en soi, acquérir universalité et profondeur. Grâce à cette métamorphose, les gros mots apportaient leur contribution à la création d’une atmosphère de liberté et de l’aspect comique second du monde.

Les jurons sont analogues aux grossièretés : c’est aussi un genre verbal particulier. Eliminé du langage officiel, car ils enfreignaient ses règles verbales, ils n’avaient d’autre ressource que s’implanter dans la sphère libre du langage familier. Dans l’ambiance du carnaval, ils on acquis une valeur comique et sont devenus ambivalents.

Les obscénités ont connu un sort semblable.

Le langage familier est devenu le réservoir où s’accumulaient les divers phénomènes verbaux interdits et évincés de la communication officielle.

 

Toutes ces formes d’expression de la culture populaire trouvent leur unité dans le rire carnavalesque.

 

 

4) Le rire carnavalesque

 

Le rire carnavalesque se rattache aux formes les plus antiques du rire rituel. Le rire rituel était la réaction aux crises dans la vie du soleil, dans celle des divinités, de l’univers et de l’homme. La moquerie et la jubilation se combinaient. On permettait dans le rire beaucoup de choses interdites.

Le rire carnavalesque est lui aussi dirigé vers le supérieur, vers la mutation des pouvoirs, des ordres établis.

«  Le rire n’est pas une sensation subjective, individuelle ou biologique ; c’est une sensation sociale, universelle : l’homme ressent la continuité de la vie sur la place publique, mêlé à la foule du carnaval, où son corps est en contact avec ceux des personnes de tout âge et de toute condition ; il se sent membre d’un peuple en état de rénovation… C’est pourquoi il englobe un sentiment de victoire, non seulement sur la peur qu’inspirent les horreurs de l’au-delà, les choses sacrées et la mort, mais aussi sur celle qu’inspirent tout pouvoir, les souverains terrestres, l’aristocratie sociale, tout ce qui opprime et limite. »

La fête des fous est une des expressions les plus éclatantes et les plus pures du rire de fête gravitant autour de l’église au Moyen Age. C’est une fête spécifique au cours de laquelle le rire joue un rôle primordial.1)

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Nota 1) La fête des fous était célébrée par les écoliers et les clercs à la Saint-Stéphane, le jour de l’an, des « Innocents », de la Trinité, à la Saint-Jean. Au début, elles étaient encore célébrées dans les églises et considérés comme parfaitement légales, elles devinrent ensuite semi-légales et enfin illégales à la fin du Moyen Age. C’est en France que la fête des fous s’est manifestée avec le plus de force et de persévérance : travestissement parodique du culte officiel accompagné de déguisements, mascarades et danse obscènes. Presque tous les rites de la fête des fous sont des rabaissements grotesques des différents rites et symboles religieux transposés sur le plan matériel et corporel : goinfrerie et ivrognerie sur l’autel même, gestes obscènes, déshabillage, etc.

Ces réjouissances sont indispensables afin « que la sottise (la bouffonnerie) qui est notre seconde nature et paraît innée à l’homme pût au moins une fois l’an se donner libre cours. Les tonneaux de vin éclateraient si de temps à autre on ne lâchait pas la bonde, si on n’y laissait entrer un peu d’air. Nous tous, les hommes, sommes des tonneaux mal joints que le vin de la sagesse ferait éclater, s’il se trouvait dans l’incessante fermentation de la piété et de la peur divine. Il faut lui donner de l’air afin qu’il ne se gâte pas. C’est pourquoi nous nous permettons certains jours la bouffonnerie pour ensuite nous remettre avec d’autant plus de zèle au service du Seigneur. »

Ici, la bouffonnerie et la sottise, soit le rire, sont qualifiés de « seconde nature de l’homme » et opposé au sérieuse sans faille du culte et de la conception du monde chrétien. C’est le caractère unilatéral et exclusif de ce sérieux qui a amené la nécessité de créer un exutoire pour la seconde nature de l’homme : la bouffonnerie et le rire. C’est la mission de la fête des fous au moins une fois par an, date où le rire et le principe matériel et corporel qui s’y rattache ont libre cours.

 

5) la « carnavalisation

 

Le carnaval (dans le sens d’un ensemble de diverses festivités, de rites et de formes du type carnavalesque), son essence, plongeant ses racines profondes les structures sociales primitives, son exceptionnelle vitalité et son prestige permanent, son évolution dans une société de classe, posent un problème des plus complexes et des plus captivants de l’histoire culturelle

Le carnaval lui-même n’est pas un phénomène littéraire. C’est une forme de spectacle syncrétique, à caractère rituel. Le carnaval s’est forgé tout un langage de symboles qui exprime d’une manière différenciée une perception du monde carnavalesque unique, inhérente à toutes ces formes. Il se plie à une certaine transposition en images artistiques du langage littéraire. C’est cette transposition du carnaval dans la littérature que nous appelons carnavalisation.

Au Moyen Age, une vaste littérature comique et parodique en langue vulgaire ou en latin se rattachait aux solennités de type carnavalesque, à la « fête des fous ». En fait, au Moyen Age, presque chaque fête religieuse avait son moment carnavalesque sur la place publique. Beaucoup de fêtes régionales : les corridas par exemple, avait un caractère carnavalesque nettement prononcé. Une atmosphère de carnaval régnait également les jours de foire, aux fêtes de la vigne, les jours de représentation des miracles, des mystères, des soties, elle imprégnait tout le spectacle. Les grandes villes du Bas Moyen Age (Rome, Naples, Venise, Paris, Lyon, Cologne, etc.) menaient environ trois mois de l’année, une vie entièrement carnavalesque.

 

La littérature comique médiévale s’est développée pendant tout un millénaire. L’une des œuvres les plus anciennes et célèbres de cette littérature, « La Cène de Cyprien », travestit dans un esprit carnavalesque toute l’Ecriture Sainte, Par la suite, on voit naître des doubles parodiques de tous les éléments du culte et du dogme religieux. Il existe des liturgies parodiques (Liturgie des buveurs, liturgie des joueurs…) parodies des lectures évangéliques des prières (Pater Noster, Ave Maria…), des testaments parodiques (« Testament du cochon », « Testament de l’âne »…), etc.

Dans la littérature comique en langue vulgaire, on trouve aussi des parodies sacrées : prières, homélies parodiques (sermons joieux), les chants de Noël, les légendes sacrées parodiques, etc. Ce qui domine surtout, ce sont les parodies et travestissements laïcs qui tournent en dérision le régime féodal et son épopée héroïque. On compose des romans de chevalerie parodiques tels que La Mule sans bride, Aucassin et Nicolette.

Il existe aussi des pièces comiques, dont celle d’Adam de la halle : Le jeu de la feuillée, qui fournit un remarquable échantillon de la vision et de la compréhension de la vie et du monde purement carnavalesque.

A l’époque de la Renaissance, il y eut une carnavalisation profonde et presque complète de tout le domaine des belles-lettres. Presque tous ces genres portent le sceau de la perception carnavalesque du monde et de ses catégories. La Renaissance marque le point culminant de la vie carnavalesque.

« Le rire sous sa forme la plus radicale, universelle, englobant, pourrait-on dire, le monde entier, et en même temps sous sa forme la plus gaie, se dégage des tréfonds du peuple avec les «  langues vulgaires », pour faire irruption dans la grande littérature, contribuant ainsi à la création de chefs d’œuvre mondiaux, tels que le decameron de Boccace, le livre de Rabelais, le roman de Cervantès, les drames et les comédies de Shakespeare..

A cette étape, le rire du Moyen Age - sa radicalité, son universalisme – n’a plus le caractère d’une manifestation de la vie collective ; il devient l’expression de la conscience nouvelle, critique et historique de l’époque.. »

 

La littérature ainsi que les autres documents de la Renaissance attestent la sensation exceptionnellement claire et nette qu’avaient les contemporains de l’existence d’une grande frontière historique, du changement radicale d’époque, de l’alternance des phases historiques. En France, dans les années vingt et au début des années trente du XVIe siècle, cette sensation était particulièrement aiguë et elle s’est traduite maintes fois par des déclarations conscientes.

Toutes les images de la fête populaire étaient placées au service de la nouvelle sensation historique, depuis les simples déguisements et mystifications (dont le rôle dans la littérature de la Renaissance, chez Cervantès par exemple, est considérable) jusqu’aux formes carnavalesques plus complexes. On assiste à une mobilisation de toutes les formes élaborées au cours des siècles : adieux joyeux à l’hiver, au jeûne, à la vieille année, à la mort, accueil joyeux du printemps, des jours gras, de l’abattage du bétail des noces, de la nouvelle année, etc., c’est-à-dire toutes les images d’alternance et de rénovation, de croissance et d’abondance, qui ont résisté aux siècles.

 

Le XVI°siècle marque l’apogée de l’histoire du rire, dont le point culminant est le livre de Rabelais.

La culture comique populaire, qui, des siècles durant, s’était formée, et avait défendu sa vie dans les formes non officielles de la création populaire – spectaculaires et verbales – et dans la vie courante non officielle, a su se hisser aux cimes de la littérature.

Mille années de rire populaire extra-officiel se sont de la sorte engouffrées dans la littérature de la Renaissance. Ce rire millénaire l’a non seulement fécondée, il a de plus été fécondé par elle. Il s’alliait aux idées les plus avancées de l’époque, au savoir humaniste, à la haute technique littéraire. En la personne de Rabelais, la parole et le masque (forme donnée à toute la personnalité) du bouffon médiéval, les formes des réjouissances populaires carnavalesques, la fougue de la basoche aux idées démocratiques, qui travestissait et parodiait absolument tous les propos et les gestes des bateleurs de foire se sont associés au savoir humaniste, à la science et à la pratique médicales, à l’expérience politique et aux connaissances d’un homme qui, confident des frères du Bellay, était intimement initié à tous les problèmes et secrets de la haute politique internationale de son temps.

 

6) Le tournant historique

 

A partir du XVIIe siècle, c’est le déclin ; la vie carnavalesque populaire régresse.

Comment s’est opéré ce processus de dégradation ?

Le XVIIème siècle a marqué la stabilisation du nouveau régime, celui de la monarchie absolue, donnant naissance à une « forme universelle et historique » qui a trouvé son expression idéologique dans la philosophie rationaliste de Descartes et dans l’esthétique du classicisme. Ces deux écoles reflètent de manière éclatante les traits fondamentaux de la nouvelle culture officielle, distincte de celle de l’Eglise et du féodalisme, mais plus prégnante parce qu’elle s’impose comme une vérité éternelle.. Les genres élevés du classicisme s’affranchissent entièrement de toute influence de la tradition comique grotesque.

Le rire ne peut plus être une forme universelle de conception du monde ; il ne peut que concerner certains phénomènes partiels et partiellement typiques de la vie sociale, des phénomènes d’ordre négatif.

Ce qui est essentiel et important ne peut être comique ; l’histoire et les hommes qui l’incarnent (rois, chefs d’armée, héros) ne peuvent être comiques ; le domaine du comique est restreint et spécifique (vices des individus et de la société) ; on ne peut exprimer dans la langue du rire la vérité primordiale sur le monde et l’homme.

 

Toutefois, cette tradition ne dépérit pas, elle continue à vivre et à lutter pour son droit à l’existence tant dans les genres canoniques inférieurs (comédie, satire, fable) que notamment dans les genres non canoniques (le roman, la forme particulière du dialogue de mœurs, les genres burlesques, etc.) ; elle survit aussi sur la scène populaire (Tabarin, Turlupin, etc.).

Ces catégories carnavalesques ne sont pas des idées abstraites sur l’égalité et la liberté. Ce sont des « pensées » rituelles et spectaculaires, concrètement perceptibles et jouées sous la forme de la vie elle-même, des « pensées » qui se sont constituées et ont vécu au cours des siècles dans les larges masses de l’humanité européenne.

Ces catégories se sont transposées dans la littérature. Elles ont contribué à l’abolition de la distanciation épique et tragique et au transfert du représenté dans la zone du contact libre.

 

 

Conclusion : L’essence du spectacle

 

Mikhael Bakhtine souligne que le carnaval, comme toutes festivités véritables, comporte un contenu essentiel, un sens profond, et exprime une conception du monde : « Le carnaval (dans le sens d’un ensemble de diverses festivités, de rites et de formes du type carnavalesque) trouve ses racines profondes dans les structures sociales primitives »

Le carnaval pendant le carnaval, c’est la vie même qui joue et interprète alors – sans scène, sans rampe sans acteurs, sans spectateurs, c’est-à-dire sans les attributs spécifiques de tout spectacle théâtral – une autre forme libre de son accomplissement, sa renaissance et sa rénovation sur de meilleurs principes. Ici, la forme effective de la vie est dans le même temps sa forme idéale ressuscitée. C’était l’authentique fête du temps, celle du devenir, des alternances, et des renouveaux. Elle s’opposait à toute perpétuation, à tout parachèvement et terme. Elle portait ses regards en direction d’un avenir inachevé.

 

Cette conclusion de l’analyse du spectacle carnavalesque par Mikhael Bakhtine nous met sur le chemin de la recherche qu’il nous faut maintenant entreprendre au travers de son évolution : S’il y a une essence du théâtre, il faut sans doute la chercher, non point dans l’art de la représentation qui fige le temps de l’action pour transformer les hommes en témoins de leur vie, mais dans l’irrépressible besoin des hommes de mettre en cause toutes formes aliénées de leur vie, pour témoigner de l’infinité de leur devenir en se faisant les acteurs d’une histoire.

 

 

 

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II. A la recherche d’une vocation du théâtre

 

 

L’analyse de ce phénomène idéologique que constitue la genèse du théâtre ouvre la voie à une réflexion sur une nouvelle vocation du théâtre qui est appelée par une mutation décisive des rapports sociaux.

 

Cette réflexion se fait jour dès la fin du XIX°siècle quand l’évolution de la bourgeoisie lui interdit de mettre en œuvre une représentation des rapports sociaux qui échappe à la conscience triviale qu’elle prend de sa vie quotidienne : C’est le règne du théâtre réaliste d’Henri Becque et du théâtre de Boulevard qui conduit Antoine à rechercher des œuvres dans le théâtre du norvégien Ibsen.

A partir de 1880 le théâtre d’Antoine inaugure la première voie du renouvellement de la représentation théâtrale, qu’il nous faudra suivre : celle de la mise scène comme un art à part entière.

Dans l’évolution de cette nouvelle voie, sans doute faut-il reconnaître bien plus qu’une mutation des techniques théâtrales : une tentative de restaurer le sens du spectacle, sans mettre en cause la « représentation ». Cette analyse passe par un historique sommaire de la mise en scène.

Il nous restera à reprendre les différentes phases de l’évolution du théâtre au cours du XX°siècle pour souligner comment chacune des tentatives de rénovation du théâtre s’emploie à mettre en cause chacun des éléments constitutifs de l’illusion théâtrale : ce processus d’aliénation psychologique par lequel une société élabore une image d’elle-même qui consacre la conscience ( idéalisée, mystifiée) que les individus prennent de leur vie.

 

- Démystifier la conscience des spectateurs prisonniers de l’image qu’ils se font d’eux-mêmes et de leur vie en abolissant tous les repères qui constituent leur vécu : C’est la grande entreprise, - à partir des années 50, de « mobiliser le théâtre contre le théâtre » pour dénoncer l’aliénation de nos vies,

 

- développer la perspective historique sur la scène afin de recréer entre le spectateur et la représentation une distance qui interdise le processus d’identification soit en transformant la dramaturgie en spectacle soit en provoquant chez le spectateur la réflexion critique : C’est à la fois le projet des metteurs en scène de restituer le sens historique de l’œuvre et la tentative brechtienne d’éclairer le présent par la prise de conscience historique,

Abolir la distance qui sépare le public de la scène en intégrant le spectateur au spectacle et le transformant en acteur : c’est la tentative de mise en œuvre d’un théâtre de participation s’inspirant du « théâtre de la cruauté »,

Supprimer la distance entre le théâtre et la vie en faisant de la représentation un « théâtre vivant », où les acteurs, libérés du texte, inventent leurs rôles et mettent eux-mêmes en scène les drames qui constituent la vie,

 

- Enfin, la phase de transition que nous vivons – qui peut-être durera longtemps encore – où le délitement des anciens rapports sociaux ne laisse apparaître aucune perspective de changement radical, voit s’ouvrir cependant, au milieu de l’obscure forêt des vies aliénées, les clairières de nouveaux rapports humains qui suscitent un immense besoin de fête.

Cette situation nouvelle rend compte de toutes les tentatives de mise en œuvre d’un théâtre populaire.

 

A travers toutes ces tentatives qui mettent en cause le statut de la « représentation théâtrale », y a-t-il une réponse à la question posée d’une résurrection du spectacle ailleurs que dans la restauration d’une vie collective ?

 

 

A. Théâtre et représentation

 

Avec l’époque contemporaine, on passe d’une conception du théâtre héritée du XIX°siècle où le texte dramatique était au centre de la représentation, à une pratique où les différents systèmes de signes : l’espace, l’image, la lumière , l’acteur en mouvement, le son, prennent chacun davantage de place dans le travail proposé en spectacle.

L’on passe d’une pratique du théâtre où c’est le texte qui « fait sens » à une pratique où tout fait sens.

 

1) La transformation de la représentation en spectacle : historique sommaire de la mise en scène.

 

Avant l’avènement du metteur en scène, chaque représentation n’est qu’une manifestation, une incarnation, la plus parfaite possible, de cette forme qui est à elle-même tout le sens du spectacle. L’homme de théâtre qui a la haute main sur la représentation (c’est tantôt l’auteur, tantôt le chef de groupe, tantôt le décorateur) agit comme maître de cérémonies. Il « ordonne » le spectacle selon des modèles plus ou moins consacrés, plus ou moins variables.

L’évolution vers le metteur en scène s’est faite de manière presque insensible. Son principal ressort a été le souci, déjà apparu au XVIIIe siècle, de la vérité historique. Ainsi les hommes de théâtre du XIXe siècle n’ont d’abord fait que prolonger, développer jusque dans ses ultimes conséquences la réforme introduite par Voltaire. A travers la recherche de la couleur locale et un goût, qui allait jusqu’à l’extravagance, pour le pittoresque, à travers aussi des préoccupations de vérité archéologique, la notion d’un cadre particulier propre à chaque œuvre l’emporte sur celle du cadre ad libitum classique, un milieu scénique où s’enracine l’œuvre écrite et dont elle tire tout ou partie de ses significations. De plus en plus, il revient à un seul homme d’ordonner les éléments de la représentation. Tantôt c’est le décorateur qui est le maître du spectacle : souvenons-nous du plus grand des décorateurs romantiques : le peintre Ciceri. Tantôt c’est l’auteur lui-même qui se préoccupe directement de la représentation de son œuvre, si besoin est, en décorateur, voire en directeur, tel Alexandre Dumas.

La première moitié du XIXe siècle a été marquée par un changement dans la conception du décor de théâtre. On est passé d’un décor composé d’une toile de fond, de feuillets latéraux destinés à permettre les entrées et sorties, et des bandes d’air du ciel, disposés symétriquement selon l’axe de la perspective, à un décor fait de plantations libres (les « fermes ») et donc susceptibles de combinaisons beaucoup plus variées. Des modifications importantes se sont aussi produites dans l’éclairage des théâtres. A partir de 1880, la lampe à incandescence Edison (découverte en 1879) est employée dans la plupart des théâtres. La lumière électrique vient en aide au décorateur pour l’imitation des phénomènes naturels ou la réalisation d’effets féeriques.

Ce que ces nouveaux moyens ont provoqué – ou permis d’accomplir – c’est la transformation de l’espace scénique, c’est sa modification constante, cet espace variant selon chaque oeuvre montée. Mais cela est plus un effet qu’une cause : le polymorphisme de l’espace scénique moderne ne prendra tout son sens qu’à partir de l’intervention du metteur en scène.

Le XXe siècle se confond avec l’âge d’or de la mise en scène.

1) Antoine et le théâtre libre

La mise en scène est née dans les vingt dernières années du siècle précédent.

Le metteur en scène fait son apparition dans les années 1880. C’est en 1887 qu’Antoine (1858-1943) fonde le Théâtre Libre. Le phénomène n’est pas seulement français : il est européen (Richard Wagner se préoccupe de la de la réalisation scénique des ses drames musicaux). C’est seulement avec Antoine – du moins pour la France – que le metteur en scène se distingue nettement des autres participants au spectacle. Son travail n’est plus ajustement, enjolivement ou décoration. Il dépasse l’établissement d’un cadre ou l’illustration d’un texte.

Le metteur en scène devient l’élément fondamental de la représentation théâtrale : la médiation nécessaire entre un texte et le spectacle. Lors d’une conférence en 1903, Antoine explique : « La mise en scène ne fournit pas seulement un juste cadre à l’action ; elle en détermine le caractère véritable et en constitue l’atmosphère. » Le metteur en scène a pris alors conscience d’exercer une fonction spécifique, capable d’émanciper l’art du théâtre à l’égard du texte, de la littérature, de l’auteur dont il diminuait l’emprise sur lui en mettant au premier plan le spectacle, le jeu, l’aspect visuel et dynamique.

Mais André Antoine a vu son œuvre confisquée par l’esthétique naturaliste. On a vite vu en lui le Zola de la mise en scène. Pourtant, dans ses premiers spectacles, il avait fait une place aux poètes, au théâtre en vers ; L’Évasion de Villiers de L’Isle-Adam, Le Baiser de Théodore de Banville. Ce qui ne l’empêcha pas, dès la deuxième saison, de noter lui-même que « les naturalistes ont fourni le meilleur et le plus significatif de l’effort ». Le Théâtre-Libre devient alors synonyme de réalisme pour tout le monde et, pour ses ennemis, de vulgarité, d’obscénité, de socialisme, d’antipatriotisme. Le Théâtre-Libre se consacra d’abord à la recherche d’auteurs nouveaux et se voulut théâtre de création. À chacun de ses programmes, un auteur célèbre pour épauler un inconnu. En vingt ans, au Théâtre-Libre et par la suite, Antoine a créé cent vingt-quatre pièces inédites, à raison de huit programmes par an. Il affirme par-là sa différence par rapport à ceux qui avaient pris une certaine avance sur lui pour la mise en scène, comme les Meininger allemands qu’il découvrit à Bruxelles en 1888 et la troupe de Henry Irving qu’il vit à Londres en 1889. Ceux-là mettaient leur révolution scénique au service du grand répertoire classique, Shakespeare en tête. Antoine se voulut, lui, le découvreur du théâtre de son temps. Toutes ses innovations de metteur en scène découlent de ce souci. Il s’agit de désencombrer la scène pour mieux rendre l’influence du milieu sur le personnage, de montrer l’homme dans l’histoire, l’individu dans la société, de créer un accord parfait entre l’acteur et le décor, seul propre à l’illusion scénique, d’inventer un nouveau type d’acteur, de faire jouer celui-ci dans son milieu comme s’il n’était pas vu. Antoine s’inspira de Wagner qui, dès 1875, avait plongé la salle dans le noir au lever du rideau, et il fut le premier à utiliser des réflecteurs électriques. Par malheur, on l’a vu, Antoine n’a pas rencontré le dramaturge capable d’exprimer son époque, comme il le faisait, lui, par la mise en scène. Peu de chose a survécu du répertoire du Théâtre-Libre. Pour compenser sa défection, Zola avait conseillé à Antoine de se tourner vers le répertoire étranger contemporain. La Puissance des ténèbres de Tolstoï en 1888, Les Revenants et Le Canard sauvage d’Ibsen en 1890 et 1891, Mademoiselle Juliede Strindberg en 1893 et, pour finir, à la veille du dépôt de bilan, Les Tisserands de Hauptmann en 1893 : telles furent les vraies victoires du Théâtre-Libre. Vaincu financièrement, Antoine avait fait école, des Théâtres-Libres s’étaient créés à travers le monde.

  1. L’âge d’or du théâtre en Russie

En 1898, onze ans après les débuts d’Antoine, Constantin Stanislavski (1863-1938) créait le Théâtre artistique de Moscou. Il accepta de monter La Mouette de Tchekhov  malgré l’échec retentissant que cette pièce venait d’essuyer dans une première mise en scène à Saint-Pétersbourg. Le Théâtre artistique de Moscou devint aussitôt « La Maison de Tchekhov », et le duo que l’écrivain forma avec Stanislavki est resté emblématique, malgré le désaccord des deux hommes sur le sens, comique ou tragique, de l’œuvre tchékhovienne. Commence alors l’âge d’or du théâtre en Russie, devenu haut lieu du théâtre universel alors que ses premiers balbutiements remontent tout juste au début du XIXe siècle. Stanislavski a dominé la scène russe jusqu’à sa mort en 1938, s’adaptant tant bien que mal à tous les changements de régime. Peu à peu, le réalisme social de sa mise en scène a cédé le pas au réalisme psychologique du jeu de l’acteur. Il aborde les problèmes de société à travers l’itinéraire émotionnel des personnages : Il faut revivre et non seulement représenter.

Le « système » stanislavskien de formation de l’acteur a fait florès dans le monde entier, devenant la base de toute mise en scène réaliste. Or Stanislavski n’a cessé d’évoluer et de se mettre en question. Après la Seconde Guerre mondiale, les spécialistes se passionnèrent pour le dernier élément du système, mis au point par le metteur en scène juste avant sa mort, alors qu’il travaillait à une mise en scène de Tartuffe. La méthode des « actions physiques simples » contraint l’acteur à analyser son rôle en fonction d’actions physiques élémentaires, puis à « construire » le personnage en allant du simple au complexe, du conscient au subconscient, de la personne au personnage. Plus encore que celle d’Antoine, l’esthétique de Stanislavski s’est identifiée au réalisme théâtral. Elle reparaît périodiquement au-delà des modes successives. Elle a même fait un retour en force quand le réalisme dialectique brechtien et le théâtre de la cruauté d’Artaud ont révélé leurs limites. Mais les dernières recherches de Stanislavski poussaient l’identification de l’acteur à son terme et eurent pour aboutissement aussi bien l’enseignement de l’Actor’s Studio de New York que la pratique du psychodrame.

 

  1. La mise en scène symboliste

En France, l’esthétique du Théâtre-Libre ne tarda guère à provoquer une réaction parce qu’elle paraissait trop exclusivement liée à Zola et au naturalisme, étrangère à la modernité artistique et littéraire représentée par l’impressionnisme et le postimpressionnisme en peinture, le symbolisme en poésie. Le Théâtre-Libre battait déjà de l’aile en 1892 quand le jeune Paul Fort fonda le Théâtre d’art qu’Aurélien Lugné-Poe (1869-1940), ancien compagnon d’Antoine, changea en théâtre de l’Œuvre, à la suite de la création, en 1893, de Pelléas et Mélisande de Maeterlinck.

L’Œuvre s’attacha à donner leur chance à l’art pur, à la poésie de l’imprécis, à la profondeur des symboles. À l’Ibsen naturaliste d’Antoine, Lugné-Poe opposa un Ibsen symboliste, noyé de brumes et de songes, que le dramaturge norvégien n’apprécia guère. L’Œuvre se réclamait d’une politique d’auteurs : outre Ibsen, Lugné-Poe créa en France les premières pièces de Maeterlinck, Verhaeren, Wilde, D’Annunzio, Synge. Surtout, il fut le premier à monter Ubu roi en 1896, L’Annonce faite à Marie en 1912. Politique de décorateurs aussi, puisqu’il fit appel aux peintres de la nouvelle école : Bonnard, Vuillard, Maxime Dethomas, Munch, Toulouse-Lautrec. Poursuivie jusqu’à la fin des années 1920, l’œuvre de Lugné-Poe, au travail rarement abouti et souvent éclectique, sans avoir jamais révolutionné l’art de la mise en scène, fut un des plus féconds de toute cette époque.

4) Appia et Craig

Les deux prophètes de la mise en scène moderne, inspirateurs de la grande révolution scénographique, le Suisse Adolphe Appia (1862-1928) et l’Anglais Gordon Craig (1872-1966), ont, pour des raisons diverses, créé eux-mêmes très peu de spectacles. D’où le côté radical de leurs thèses et la suspicion qui pèse sur eux, surtout sur Craig, d’avoir œuvré dans l’impossible en ignorant le réel. De ce fait, l’invitation faite à Craig, non sans provocation, de monter Hamlet à Moscou (1912), par Stanislavski, et la publication du petit livre de Jacques Rouché, L’Art théâtral moderne (1910), qui a fait connaître leurs idées en France, sont des événements importants. Bien des choses séparent Appia et Craig, mais tous les deux refusent l’illusionnisme, à commencer par celui que représente la mise en scène naturaliste d’Antoine. Mais ils contestent aussi bien le décor pictural de Lugné-Poe, puisque le décor peint cède sa place au décor spatial, la scène machinée à la scène architecturée. Le théâtre se joue dans un espace à trois dimensions qui exige que la scène soit une continuation architecturale de la salle, avec le souci de la matière, du matériau naturel, non pour faire vrai, mais pour accrocher la lumière, sculpter par elle le corps de l’acteur. La révolution scénographique tire les conséquences des extraordinaires progrès de l’éclairage électrique. Les escaliers, les terrasses, les praticables substitués aux coulisses et aux portants du théâtre à l’italienne n’ont pas d’autre utilité.

Dès lors, en même temps que l’événement « représentation » devient une fin absolue, porteuse de la théâtralité en soi, au détriment du texte et de l’œuvre, on tient la représentation, la reproduction du réel pour un anachronisme contraire à l’art. Mais, alors qu’Appia affirme clairement la primauté de l’acteur et sa présence centrale dans l’acte théâtral, Craig a semblé plus d’une fois prophétiser son remplacement par la fameuse surmarionnette, la primauté appartenant désormais au metteur en scène démiurge.

En vérité, le rêve théâtral Gordon Craig, qui a vécu jusqu’en 1966, n’a jamais été si dogmatique. s’inscrivant entre celui d’un théâtre durable, au jeu invariable, au texte immuable, à l’architecture de marbre, éclairé aux chandelles ou à la lumière du jour, et celui d’un théâtre périssable, improvisé, pareil à un château de cartes orné de plumes, de poudre, de parfums. Surtout, il rappelait aux hommes de théâtre qu’ils ne devaient pas oublier que les textes de Shakespeare et de Molière étaient la richesse la plus précieuse du théâtre occidental. Et que, si une surmarionnette surgissait au milieu des acteurs, « c’est parce que personne n’aura pu l’empêcher de venir ».

Les conceptions d’Appia et de Craig obéissent uniquement à des impératifs esthétiques, à l’exclusion de toute visée politique et sociale : elles sont résolument conventionnelles et symboliques. Dans ses formulations les plus abruptes, Craig conteste bel et bien, au nom de la théâtralité du théâtre, la primauté du texte et celle de l’acteur tout autant que celle du décor peint.

 

5) L’expressionnisme et le constructivisme

 

L’âge d’or de la mise en scène moderne atteint son apogée dans les années 1920 avec ces mouvements que l’on désigne sans simplification outrancière sous les noms de constructivisme en U.R.S.S. et d’expressionnisme en Allemagne. Cet âge d’or concerne les pays germaniques, les pays d’Europe centrale et la Russie d’Octobre. Il laisse presque de côté les pays anglo-saxons et méditerranéens. Aux prises avec l’héritage du Vieux-Colombier par le Cartel, la France occupe une place à part que l’on jugera en marge ou en retrait selon les partis pris.

En Allemagne, Max Reinhardt n’a cessé de côtoyer le courant expressionniste de 1910 à 1933. Mais, à partir de 1920, la recherche théâtrale allemande est dominée par les deux tendances de l’expressionnisme. La première tendance illustrée par Otto Reigbert (Tambours dans la nuit de Brecht, 1922) et Sievert (les mêmes Tambours dans la nuit en 1923) offre une vision déformée du monde avec le thème omniprésent de la ville tentaculaire et cauchemardesque. Des images composites sont animées d’une espèce de mouvement chaotique. La seconde tendance, représentée par Jessner et Pirchan (Othello, 1921), Stern (Le Mendiant de Sorge), Brunner (Penthesilée de Kleist), privilégie l’organisation de l’espace. Les deux tendances agissent d’une manière obsessionnelle sur la sensibilité du spectateur par les couleurs et les lumières. La scène devient le lieu où s’exprime l’inconscient, le refuge onirique de l’individu agressé par la société. On ne saurait séparer l’expressionnisme au théâtre de la peinture et du cinéma qui lui correspondent et qui élèvent à son plus haut niveau la créativité du génie allemand, au moment où les nazis se préparent à l’étouffer.

D’essence germanique, l’expressionnisme s’est aussi développé dans les pays d’Europe orientale qui n’en ont pas moins fait bon accueil au constructivisme dont le foyer central est l’U.R.S.S. des années vingt. Celui-ci ne résume pas seul le théâtre soviétique de l’époque révolutionnaire. Il donne cependant une extraordinaire impression de richesse, de créativité, de turbulence qu’on retrouve dans toute la vie culturelle de l’U.R.S.S. à cette époque. Mais il est aussi devenu une mode, un système auquel beaucoup se sont ralliés avec plus d’opportunisme que de conviction. Il a eu ses élèves appliqués, ses commissaires du peuple. Il a évolué sans s’assagir, dépassant ses excès mais non ses audaces. Aleksandr Tairov, Sergueï Eisenstein, Vladimir Fedorov, Georges Annenkov, Marc Chagall, metteurs en scène ou scénographes, parfois les deux, illustrent sa richesse. Mais, comme on l’a vu, c’est sans doute chez Meyerhold que le constructivisme a connu ses réalisations les plus remarquables.

Sur le plan de la scénographie en action, les metteurs en scène expressionnistes et constructivistes ont presque tout inventé.

 

6) Le Cartel

 

Auprès des superingénieurs de la grande machinerie constructivo-expressionniste, les metteurs en scène du Cartel (Dullin, Jouvet , Baty, Pitoëff), dans leurs petits théâtres vétustes, avec leurs pauvres moyens, font l’effet d’artisans de village. Ce serait pourtant céder à l’autodénigrement que de minimiser le rôle de ce groupe qui naît en 1927. Ce qui fait défaut aux hommes du Cartel, plus que l’audace créatrice, c’est l’accent prophétique des appels au théâtre à venir qui s’exprimaient chez Mallarmé, Romain Rolland, Firmin Gémier. Mais cet accent-là, on le trouve au début chez Jacques Copeau et à la fin chez Antonin Artaud, personnalités exceptionnelles grâce auxquelles la France domine à sa manière le mouvement théâtral contemporain. Le cri du tréteau nu, Charles Dullin le reprend : « Le plus beau théâtre du monde, c’est un chef-d’œuvre sur quatre tréteaux. » Les hommes du Cartel échappent à toute idée préconçue, à tout esprit de système pour ce qui touche aussi bien à la conception architecturale qu’au jeu de l’acteur, à la formation du comédien. Les deux fils spirituels, Jouvet et Dullin, s’efforcèrent d’échapper autant que possible à l’idéal de rigueur inhumaine propre à Copeau. Ils firent de leurs charmants théâtres désuets, l’Atelier pour Dullin, l’Athénée pour Jouvet, de modestes hauts lieux d’un art respectueux du texte, du comédien, du public. Jouvet se garda de reprendre à son compte le dispositif fixe qu’il avait conçu et réalisé pour le Vieux-Colombier de Copeau. Faire comprendre le message profond des textes, extérioriser les âmes, telle était pour eux la seule fonction de la mise en scène. Une bonne mise en scène est celle qui se fait oublier en mettant en valeur le verbe de l’auteur et le jeu de l’acteur. Mais Antoine Vitez devait voir plus tard en Jouvet « le premier metteur en scène de la nouvelle époque » en affirmant que « chacune de ses mises en scène est une œuvre, clcomme une épitaphe ».

On peut reprocher un certain éclectisme aux hommes du Cartel. Ils ont échappé presque complètement à l’influence de l’expressionnisme et du constructivisme dont on retrouve un reflet atténué seulement chez Gaston Baty (1885-1952), tandis que Georges Pitoëff (1884-1939) fut reconnu comme un des siens par Gordon Craig pour ses admirables mises en scène de Hamlet (1920) et de Macbeth (1921).

Le prestige du Cartel fut immense auprès des grands metteurs en scène du monde entier. La rupture entre Copeau et Jouvet fut vécue par eux comme un drame majeur du théâtre moderne. Lors de sa première visite à Paris, Stanislavski posa abruptement la question à Jouvet : « Pourquoi avez-vous quitté Copeau ? » Trente ans plus tard, aux funérailles du « patron », le même Jouvet confiait à Dullin : « Vois-tu, nous avons porté toute notre vie le deuil du Vieux-Colombier. 

 

7) Artaud et Brecht

 

Le stalinisme en U.R.S.S., le nazisme en Allemagne ont tué pour un temps le dynamisme de la recherche théâtrale dans ces deux pays qui en avaient été les phares. Après la Seconde Guerre mondiale, le monde du théâtre fut témoin de la banalisation de deux formes de doctrine révolutionnaire élaborées dans l’immédiat avant-guerre dont l’une, celle du Français Antonin Artaud (1896-1948), était restée purement théorique, tandis que l’autre, celle de l’Allemand Bertolt Brecht (1898-1956), trouvait paradoxalement dans la stalinienne R.D.A. les conditions de sa concrétisation du vivant de son promoteur.

En 1954, au premier festival de Paris, les spécialistes du monde entier découvrirent le Berliner Ensemble, qui réalisait la rencontre d’une œuvre dramatique géniale, d’une théorie novatrice de la mise en scène et du travail concret d’une troupe créant des spectacles admirables par leur rigueur et leur perfection formelle, sous la direction d’un homme-orchestre qui était à la fois auteur, théoricien et metteur en scène. Par la suite, les disciples de Brecht, en France particulièrement, furent souvent plus doctrinaires que le maître, et la vogue du brechtisme paralysa, aux yeux de beaucoup, le mouvement théâtral. Brecht visait à concilier beauté formelle et contenu idéologique tant au niveau de l’écriture dramatique qu’à celui de l’écriture scénique, c’est-à-dire de la mise en scène. Les suiveurs ne retenaient souvent que le second impératif.

Issu des milieux surréalistes, Artaud n’était pas étranger au souci politique mais n’en fit jamais son souci majeur. Acteur et poète, insatisfait du travail accompli en compagnie du Cartel, supplicié par sa propre existence, il proclama très fort, dans une série de manifestes dont l’ensemble devait constituer le corpus du Théâtre et son double, la primauté de la mise en scène sur le texte et la nécessité pour le théâtre de provoquer chez le comédien comme sur le public un choc émotionnel profond touchant le corps et l’esprit. Il voulut changer la vie par le théâtre et faire de celui-ci « l’équivalent des dogmes auxquels nous ne croyons plus ». Il donna donc une forme oraculaire sans réussir jamais à conférer une existence réelle au « théâtre de la cruauté », dont le cri paroxystique traverse tout Le Théâtre et son double. Son discours prophétique dut opérer un long cheminement souterrain dans les laboratoires de l’après-guerre avant de devenir un lieu commun de la nouvelle avant-garde après Mai-68. À cette époque, Peter Brook, déjà en passe de devenir un pilier de la mise en scène moderne, entreprit un moment de faire la synthèse entre le théâtre épique de Brecht, essentiellement fidèle au matérialisme dialectique, et le théâtre de la cruauté d’Artaud, qui renouait avec l’esprit magique. Le célèbre Marat-Sade de Peter Weiss, dans une version cinématographique (1966), concrétisa cette tentative.

 

Notre temps

 

En France, après la Libération et jusqu’au début des années 1960, l’activité théâtrale a été dominée par Jean-Louis Barrault (1910-1994) et par Jean Vilar, Raymond Rouleau (1904-1981), le metteur en scène de Huis clos, s’étant pour sa part cantonné au rôle de metteur en scène au service des uns et des autres sans jamais se lancer dans une aventure comparable à la leur. Jean-Louis Barrault, éternel migrant, fortement marqué par le surréalisme d’Antonin Artaud, a inauguré chacune de ses grandes navigations théâtrales de 1946 à 1980, par un des chefs-d’œuvre de Paul Claudel auquel son nom reste à jamais lié. Entre Jean-Louis Barrault et Jean Vilar, anciens de l’atelier Dullin, a régné une camaraderie de bon aloi mais sans véritable rencontre sur le plan de la création.

Autour de leur dialogue de sourds sont nés et se sont développés les deux phénomènes majeurs de cette époque, la dramaturgie nouvelle des petits théâtres connue sous le nom de « théâtre de l’absurde » et la décentralisation dramatique en province. La rencontre entre ces deux phénomènes n’a pas eu lieu non plus, ou du moins elle est venue trop tard.

La mise en scène du théâtre de l’absurde s’est faite sans moyens, sous la direction de nouveaux venus comme Roger Blin (1907-1984) et Jean-Marie Serreau (1915-1973), formés dans les quelques groupes d’avant-garde d’avant guerre, parfois très politisés, comme le groupe Octobre. À l’opposé, les pionniers de la décentralisation, Hubert Gignoux (né en 1915), Jean Dasté (1904-1994) et les autres ont plutôt puisé leur inspiration chez Copeau et au Cartel avant de se soumettre, tous plus ou moins, à l’impératif catégorique brechtien.

 

Roger Planchon (né en 1931) devint alors à Villeurbanne le chef de file d’une génération de metteurs en scène qui ne devait rien à Copeau ni au Cartel. Trop vite catalogué brechtien par son besoin de donner un sens politique à son travail, Roger Planchon s’est rendu célèbre par ses mises en scène des pièces de Shakespeare (Henri IV, 1957) et de Molière (George Dandin, 1958 ; Tartuffe, 1962) avant de se convertir, sous l’influence de l’Américain Robert Wilson, à un théâtre de l’image, plus onirique et plus baroque.

Jusqu’à Roger Planchon, le théâtre français était resté peu perméable aux influences étrangères. Les troupes voyageaient peu, à l’exception de la Comédie-Française, de la Compagnie Barrault-Renaud et du T.N.P. de Vilar dont les tournées en Amérique, en Europe de l’Est et au Japon connurent de véritables triomphes.

À leur tour, les compagnies étrangères visitèrent la France. Paris devint un carrefour international du théâtre, grâce au Théâtre des nations qui révéla le Berliner Ensemble, l’Opéra de Pékin, et toutes les formes de théâtre à travers le monde, et au festival de Nancy, créé en 1963 par Jack Lang, qui familiarisa le public avec tous les visages de l’avant-garde la plus moderne ; ainsi furent mieux connus en Europe que sur leur terre originelle le Living Theatre, le Bread and Puppet Theatre, l’Open Theatre et les autres troupes du Nouveau Théâtre américain autour de 1968. Le choc produit alors a mis du temps à s’atténuer. Car ces manifestations contribuèrent à imposer l’autonomie de la mise en scène au détriment du texte comme création spécifique d’images vivantes où les scénographies, les masques, la musique, l’expression corporelle, les marionnettes de toutes dimensions jouaient le premier rôle. On assistait à d’extraordinaires festivals dont les metteurs en scène étaient les stars, bientôt suivis des décorateurs-scénographes, puis des créateurs d’éclairage.

Fondé en 1947 par Giorgio Strehler (né en 1921) et Paolo Grassi (1919-1981), le Piccolo Teatro de Milan avait commencé à venir jouer à Paris dès sa naissance. Giorgio Strehler combinait la leçon de Copeau avec celle de Brecht. En créant un répertoire où dominaient Brecht, bien sûr, mais aussi Goldoni et Tchekhov, il fut le véritable maître de la nouvelle pléiade de metteurs en scène surgis au début des années 1960 à la suite de Roger Planchon : Ariane Mnouchkine (née en 1939) et son Théâtre du Soleil, Patrice Chéreau (né en 1944) à l’époque du Théâtre national de Sartrouville, Jean-Pierre Vincent (né en 1942).

Seuls, peut-être, Bernard Sobel (né en 1936) et Antoine Vitez (1930-1990) ont tenté de se frayer une voie à part. Giorgio Strehler avait, lui, plus de rivaux en Italie que de disciples fervents : Visconti au début, puis Luca Ronconi (né en 1933), Dario Fo (né en 1926), Carmelo Bene (né en 1937), plus doués que lui pour la provocation et le scandale.

 

À la charnière des années 1970 et 1980, la topographie théâtrale se signalait par une série d’implantations plus ou moins symboliques, selon les personnalités en cause et l’excentricité des lieux : Peter Brook aux Bouffes du Nord, le Théâtre du Soleil à la cartoucherie de Vincennes, Jean-Louis Barrault au Rond-Point des Champs-Élysées, Antoine Vitez au théâtre de Chaillot, Patrice Chéreau au théâtre des Amandiers de Nanterre, plus tard Lavelli au nouveau théâtre de la Colline. Aucun de ces lieux n’était fidèle à la tradition, à l’exception de Chaillot où, après des débuts désastreux, Antoine Vitez sut progressivement créer une animation proche de Vilar. Jean-Louis Barrault, éternel saltimbanque, avait définitivement renoncé aux salles rouges et or de sa période mondaine. Mais son déménagement forcé d’Orsay au Rond-Point fut de trop. Il vécut mal les dernières années de sa longue carrière enchantée.

Partout, on note une tendance à la stabilisation dans un dispositif frontal ouvert sans pour autant rompre avec l’espace traditionnel, en même temps qu’un retour aux grands textes, aux classiques de jadis et d’hier.

 

Patrice Chéreau (né en 1944) et Jean-Pierre Vincent (né en 1942) avaient fait, quant à eux, leurs débuts dans le groupe amateur du lycée Louis-le-Grand dès 1959. Patrice Chéreau devint un vrai professionnel en 1965 avec un Marivaux et un Labiche remarqués au festival de Nancy. Il avait remporté le prix au concours de jeunes compagnies en 1967 avec Les Soldats de Lenz. Pendant trois ans, il dirigea le théâtre municipal de Sartrouville qu’il quitta sur un coup d’éclat en 1969, en proclamant l’échec de la décentralisation. Il est alors devenu un des metteurs en scène les plus demandés d’Europe, d’abord hôte du Piccolo Teatro de Milan, puis codirecteur du nouveau T.N.P. de Villeurbanne en 1974, premier metteur en scène non germanique invité à monter Le Ring de Wagner à Bayreuth (1976). Ses mises en scène de La Dispute de Marivaux (1973), de Toller (1974) et Peer Gynt (1981) ont soulevé chaque fois enthousiasme et colère, et précédé son installation pour six ans au théâtre des Amandiers de Nanterre qu’il inaugura avec Les Paravents de Jean Genet en 1983 et Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès (1948-1989), et dont il fit une véritable scène internationale.

Après des débuts longs et obscurs, après avoir même envisagé de changer de carrière, Antoine Vitez (1930-1990) s’imposa en 1971 grâce à une Électre dont il devait réaliser plusieurs versions. Entre 1972 et 1981, avec des moyens réduits au minimum, il fit du Théâtre des quartiers d’Ivry un haut lieu du nouveau théâtre d’avant-garde, tantôt en se servant des classiques comme Racine (Phèdre, 1973), Goethe (Faust, 1972), tantôt en montant des modernes comme Michel Vinaver ou René Kalisky. Sa mise en scène de Partage de midi en 1976 marqua un tournant de sa carrière, influant profondément sur l’activité de la Comédie-Française, et l’actualité du théâtre de Claudel. Le travail accompli par son groupe de comédiens sur un roman d’Aragon à l’occasion de Catherine (1975) avait également marqué l’avènement d’un théâtre-récit qui devait être une des voies du Théâtre ouvert de Lucien et Micheline Attoun, où ce spectacle fut d’abord « mis en espace ». La mise en scène simultanée des quatre grandes comédies « engagées » de Molière fut applaudie et huée tout à la fois, d’abord à Avignon (1978) puis à Paris, en France et à l’étranger. À la fin des années 1970, Antoine Vitez exerçait une maîtrise absolue sur la modernité théâtrale aussi bien par son approche provocatrice des grands textes que par son anticonformisme tyrannique dans la direction des acteurs et son enseignement au Conservatoire.

L’insolence d’un Chéreau et d’un Vitez se reflétèrent, dès leurs débuts, dans les spectacles de leur épigones les plus brillants : Daniel Mesguich (né en 1952 ; Hamlet, 1977, Le Roi Lear, 1981) et Georges Lavaudant (né en 1947 ; Lorrenzaccio, 1973, Palazzo Mentale, 1977).

 

En Angleterre, l’activité théâtrale connaissait un renouveau grâce à la Royal Shakespeare Company qui sortait le jeu shakespearien de sa torpeur, au Workshop qui s’inspirait de Vilar, au Royal Court Theater voué à la mise en valeur d’un répertoire nouveau. L’un des créateurs de la Royal Shakespeare Compan, Peter Brook (né en 1925), affirma son originalité en allant plus loin dans l’audace shakespearienne et finit par s’installer à Paris, aux Bouffes du Nord, d’où ses grandes réalisations ont rayonné à travers le monde : Timon d’Athènes (1974), La Cerisaie (1981), Carmen (1981), le Mahabharata (1985), La Tempête.

 

 

Conclusion

 

Dans le dispositif théâtral classique et dans le théâtre à l’italienne, sa forme accomplie, l’illusion scénique naît de l’échange qui a lieu entre deux espaces, la scène où joue l’acteur, la salle où le public regarde. Fondamentalement, la mise en scène est une mise en espace. Le metteur en scène coordonne l’ensemble des moyens d’interprétation scénique d’une œuvre dramatique : décoration, éclairage, musique et jeu des acteurs.

 

Partant de cette conviction qu’« au-delà du texte, il y a quelque chose qui fait partie intégrante de l’art dramatique », les metteurs en scène ont prétendu atteindre seuls une théâtralité spécifique. Ils ont revendiqué le statut decréateurs à part entière..

La différenciation de la mise en scène en tant qu’art autonome et l’apparition du metteur en scène comme seul maître d’œuvre du spectacle, introduit une nouvelle dimension, celle d’un art scénique différent de l’art dramatique tout en lui demeurant étroitement lié

 

On aboutit ainsi à un clivage : d’un côté, ceux qui croient à une harmonie préétablie entre le texte et la mise en scène déjà inscrite virtuellement dans le texte et se veulent les serviteurs de celui-ci et du public (Copeau et le Cartel) ; de l’autre, la démesure des constructivistes russes, des expressionnistes allemands et, en France, la génération des années 1970, qui ont voulu considérer les grands textes comme de simples supports de leur propre création et la mise en scène comme une mise en crise du texte.

Il y a ceux qui consacrent l’essentiel de leurs efforts à révéler le Tchekhov, le Giraudoux, le Claudel ou le Beckett de leur temps, ceux qui s’attachent d’abord à la formation et au jeu de l’acteur, ceux qui font équipe avec un décorateur, parce que la révolution de la mise en scène s’identifie d’abord pour eux à celle de la scénographie, stimulée par les progrès extraordinaires des techniques d’éclairage et de sonorisation, dont les prouesses sont inséparables des grandes réussites de la mise en scène contemporaine. Ainsi la mise en scène se révèle-t-elle « dans une pièce de théâtre la partie véritablement et spécifiquement théâtrale du théâtre », selon le mot d’Artaud.

 

Toutes ces contestations : modifications de l’espace scénique, ampleur et variété croissantes du répertoire, disparition progressive des troupes et des salles spécialisées… sont convergentes, mais ne rendent pourtant pas pleinement compte de l’avènement du metteur en scène. Il manque un dénominateur commun : C’est la mutation de la base de la représentation.

 

2) Le théâtre et le public : la représentation en question

 

L’avènement de la mise en scène serait moins le résultat d’une différenciation progressive des tâches techniques qu’une modification à la fois quantitative et qualitative du public du théâtre, ou plus largement, de la structure de la consommation du théâtre à cette époque..

Tel est le fait capital : dès la seconde moitié du XIXe siècle, il n’y a plus pour les théâtres un public homogène et nettement différencié selon le genre des spectacles qui lui sont offerts. Dès lors, aucun accord fondamental préalable sur le style et le sens de ces spectacles n’existe entre spectateurs et hommes de théâtre. L’équilibre entre la salle et la scène, entre les exigences de la salle et l’ordre du plateau, n’est plus posé en postulat. Il faut le recréer à chaque fois.

En fait, c’est tout le rapport de la scène à la salle qui se trouve transformé. Autrefois, à une salle socialement homogène correspondait une scène relativement uniforme. Il y avait homologie entre l’une et l’autre. Comme un miroir la scène ne faisait que renvoyer à la salle son image.

Becq de Fouquières explique : « Le public rapporte la représentation que vous lui offrez à l’idée qu’il se fait du phénomène et à l’image qu’il possède en lui-même ; et ce qu’il applaudit, ce n’est pas la reproduction d’une réalité qu’il ne lui a pas été donné d’observer directement, mais le degré de ressemblance de l’image que vous dessinez à ses yeux avec l’idée qu’il s’est formée du fait représenté. »

Maintenant, ce rapport de projection est rompu. Et la mise en scène, c’est précisément cet essai, sans cesse repris, d’établir sur la scène l’œuvre dramatique dans toutes les significations qu’elle peut avoir à nos yeux.

L’avènement de la mise en scène coïncide avec le moment où l’hétérogénéité du public rompt l’accord fondamental entre la salle et la scène, cette sorte de consensus mutuel grâce auquel on se comprenait à demi-mot, sans que fussent précisées les circonstances.

C’est parce que l’œuvre n’a plus de signification éternelle mais seulement un sens relatif, tenant au lieu et au moment, que l’intervention d’un metteur en scène est devenue nécessaire. Auparavant, un certain ordre régissait les échanges de la salle et de la scène ; maintenant, cet ordre varie avec chaque spectacle et il revient au metteur en scène de l’établir, de déterminer de quelle manière l’œuvre sera reçue et comprise par le public.

L’avènement de la mise en scène moderne coïncide non seulement avec une profonde transformation dans la demande du public de théâtre, mais aussi avec l’introduction dans la représentation théâtrale d’une prise de conscience historique.

La mise en scène moderne n’est pas seulement, comme on l’a souvent dit, partagée entre la fidélité au texte et un désir d’autonomie. Elle est plus profondément divisée entre une fonction de communication historique et sociale et la tentation de l’absolutisme du metteur en scène. Elle aspire à produire un spectacle ouvert dont la compréhension se fonde sur l’institution d’une certaine distance entre tous ses éléments, et en même temps, elle ne rêve que d’un spectacle fermé qui sous l’autorité du metteur en scène, scelle la communion de la salle et de la scène. Telle est la contradiction essentielle.

 

 

 

 

 

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B. La recherche d’une vocation du théâtre

 

 

1) L’échec du théâtre des Années 50 : l’investissement idéologique

 

C’est en 1950 que se produisirent les premières manifestations du « nouveau théâtre » ; cette année-là, La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco apparut, à l’affiche du théâtre des Noctambules ; les deux premières pièces d’Arthur Adamov, La Parodie et L’Invasion, écrites depuis quelque temps déjà, furent publiées en un volume où figuraient des témoignages élogieux de Gide, de Prévert, de René Char, et sa troisième pièce, La Grande et la Petite Manœuvre, créée, elle aussi, aux Noctambules. Les titres de ces œuvres l’indiquent assez : un tel théâtre procédait d’abord d’un refus du théâtre tel qu’il se pratiquait alors. Ce contre quoi ces nouveaux dramaturges s’inscrivaient en faux, c’était le théâtre psychologique, voire philosophique, qui avait fait les beaux soirs de la scène française entre les deux guerres. Ils dénonçaient les subtilités langagières d’un Giraudoux ou les travestissements à l’antique d’un Cocteau comme autant de trahisons de ce que devait être un véritable théâtre. Ils s’en prenaient aussi aux pièces à message d’un Camus, voire d’un Sartre (celui des Mains sales et de Morts sans sépulture plus que celui de Huis clos).

Ainsi le « nouveau théâtre » entendait parachever le démantèlement des principes dramaturgiques qui, depuis Aristote (sans compter, il est vrai, le long entracte du Moyen Âge), régissent le théâtre occidental. À une action bien définie, progressivement menée, il substitue une série de rencontres, de hasards ou de répétitions ; à des héros psychologiquement cohérents, des personnages sans épaisseur et souvent sans identité, capables des plus surprenantes métamorphoses (l’Amédée de Ionesco s’envole à la fin de la pièce, faute de pouvoir trouver d’autre solution à sa situation). Et, au lieu de constituer un facteur de connaissance, le langage se révèle être la raison même de l’incommunicabilité entre les êtres, des êtres qui, loin d’accéder, par son entremise, à une vérité longuement et chèrement gagnée, ne parviennent plus qu’à répéter des phrases toutes faites.

Mais ce rêve d’un « degré zéro » qui serait aussi le point oméga du théâtre ne pouvait rester qu’un rêve. Bien vite, spectateurs et commentateurs rechargèrent de sens ces paraboles qui prétendaient n’en privilégier aucun ou admettre tous les sens possibles. Le « nouveau théâtre » fut baptisé « théâtre de l’absurde » et réintégré ainsi dans une tradition qui, pour n’être pas celle de Racine ou de Molière (du Molière petit-bourgeois de la Comédie-Française au moins), n’en avait pas moins ses lettres de noblesse, de Jarry à Kafka, de Büchner à Strindberg, voire à Pirandello . Un véritable investissement idéologique se produisit : « être là » se mit à signifier n’être pas ailleurs, être privé de ce qui est ailleurs... La présence ou l’absence scéniquement concrètes voulurent aussi dire le trop-plein ou le vide d’une existence absurde, privée de but (« Est absurde ce qui n’a pas de but [...]. Coupé de ses racines religieuses ou métaphysiques, l’homme est perdu, toute sa démarche devient insensée, inutile, étouffante », Ionesco). Ainsi, le « nouveau théâtre » renoua, subrepticement, avec le théâtre philosophique, avec la littérature à message. Et il en retrouva du même coup les catégories formelles. Le Bérenger de Ionesco (apparu dans Tueur sans gages et se taillant la part du lion dans Rhinocéros) bénéficiait à nouveau du statut de héros : un héros dérisoire, sans doute, mais qui en apparaissait d’autant plus exemplaire. Et le théâtre tout entier de Ionesco versa dans la prédication. Certes, Beckett entendait, en revanche, s’en tenir au rien. Mais ce fut au prix d’un processus de raréfaction : les dialogues de En attendant Godot firent place au quasi-monologue de Winnie dans Oh ! les beaux jours, et ses œuvres théâtrales se réduisirent bientôt à des mini-pièces qui sont comme autant d’objets minutieusement agencés et proches de l’invisibilité ou de l’inexistence. À l’inverse, Adamov entreprit d’ouvrir son univers obsessionnel au monde de l’extérieur et, rompant avec le huis clos de l’avant-garde, d’installer sur la scène non plus seulement la grande et la petite manœuvre de toute société, mais encore les mille et une grandes et petites manœuvres de notre société régie par le profit. S’il y réussit avec Le Ping-Pong ou Paolo Paoli, il échoua lorsque, dans Le Printemps 71, il voulut évoquer par le détail les jours, les nuits et les travaux de la Commune de Paris.

Vers 1960, alors que Beckett et Ionesco commençaient à être joués sur toutes les scènes du monde et faisaient l’objet d’innombrables commentaires, peu ou prou universitaires (américains, notamment), le « nouveau théâtre » des années 1950 était bel et bien mort. Il avait sans doute rempli sa tâche : celle d’un « déconditionnement » de la dramaturgie bourgeoise héritée du XIXe siècle et un peu frottée de belles-lettres pendant la première moitié du XXe siècle. Mais il avait trébuché dans son ambition majeure : celle de fonder un théâtre en quelque sorte « pur » qui ne doive rien à la littérature ni aux idéologies. Il reste qu’il avait mis en branle un processus de transformation aussi bien de la dramaturgie que de la pratique théâtrale, et que ce processus était irréversible.

Sans doute, un peu partout, les imitateurs et les épigones du « nouveau théâtre » proliféraient (de Wolfgang Hildesheimer à Norman Frederick Simpson, en passant par Robert Pinget et par les premières pièces de Harold Pinter et Edward Albee.

À l’Est, Vaclav Havel et SLavomir Mrozek traitaient par la dérision l’aliénation de l’homme dans la quotidienneté des régimes totalitaires en dégageant la leçon du théâtre de l’absurde.

2) La mise en question du théâtre

Au début des années 1960, avec la création des premières maisons de la culture, la décentralisation dramatique sembla trouver son second souffle. C’est alors pourtant que Jean Vilar renonça à diriger le T.N.P. Vilar, Brecht et Beckett furent les figures dominantes de ces années charnières.

Le nouveau théâtre des années 1960 fut hanté par le désir de réaliser ou ce théâtre épique et politique dont Brecht, mort en 1956, avait échafaudé la théorie, construit la méthode et laissé des modèles (au sens propre du mot : que l’on se reporte aux « livres modèles » d’Antigone ou de Mère Courage)Mais, alors qu’on avait pu se servir de Brecht pour jeter un doute aussi bien sur la métaphysique sous-jacente au théâtre de l’absurde que sur l’humanisme républicain du T.N.P., la redécouverte des théories d’Artaud sur le théâtre de la cruauté ne tarda pas à fragiliser à son tour la position théorique du théâtre épique de Brecht.

a) La postérité de Brecht : le théâtre politique

En Allemagne, inspiré par la leçon de Brecht et l’exemple du théâtre révolutionnaire des années 1920, d’Erwin Piscator notamment (ce Piscator qui, redevenu, après plus de vingt ans d’exil, l’intendant de la Freie Volksbühne, y créa – ce fut son avant-dernier spectacle – L’Instruction), Peter Weiss essaya de mettre au point de nouvelles formes de théâtre politique pour lesquelles il reprit le terme, déjà utilisé sous l’Allemagne de Weimar, de « théâtre-document » ou « théâtre documentaire ». Ce théâtre documentaire, précisait-il, est un « théâtre du compte rendu » : il « se refuse à toute invention, il fait usage d’un matériel documentaire authentique qu’il diffuse à partir de la scène, sans en modifier le contenu, mais en en structurant la forme » ; il « ne met pas en scène des conflits individuels mais des comportements liés à leurs motivations socio-économiques ». Refusant la conception aristotélicienne (encore respectée par Brecht) de la fable ou de l’action comme la fiction des personnages, ce théâtre documentaire « ne représente plus la réalité saisie dans l’instant », mais cite, sur le tribunal de la scène, tel ou tel « morceau de la réalité arraché au flux continu de la vie », après l’avoir soumis à un travail formel rigoureux de type épique (utilisation des interruptions, éclatement de la structure du récit...). Il devient le moyen d’une prise de parti politique. Et, de préférence à l’édifice théâtral conventionnel, sa représentation appelle d’autres lieux : « Le théâtre documentaire doit parvenir à pénétrer dans les usines, les écoles, les stades et les salles de meetings. »

Au-delà des modifications de la structure dramatique, c’est tout un bouleversement de la pratique théâtrale que supposait un tel théâtre documentaire (celui de Weiss bien plus que celui de Rolf Hochhuth qu’on a, abusivement, classé dans cette tendance). En France, le travail d’un Armand Gatti, sans être aussi étroitement rattaché à Brecht et à l’exemple du « théâtre épique », allait dans le même sens : l’éclatement des concepts dramaturgiques fondamentaux (notamment l’unité du temps et de l’espace comme celle du personnage, remplacées par un jeu entre l’espace et le temps, entre la subjectivité et l’objectivité de personnages divisés en autant de figures qu’ils ont de « moi possibles », cf. La Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G. et Chant public devant deux chaises électriques) a conduit Gatti à des expériences de théâtre écrit et monté avec la collaboration même du public auquel elles étaient destinées (par exemple, Les Treize Soleils de la rue Saint-Blaise).

 

b) L’influence d’Artaud et le théâtre de Genet

Dans les mois qui précèdent Mai-68, toute la France théâtrale allait se mettre à l’heure du théâtre de la cruauté. À Londres, Peter Brook faisait sensation avec le Marat-Sade de Peter Weiss, point culminant de son festival de la cruauté, où il tentait de faire la synthèse entre Brecht et Artaud, entre le théâtre politique et le théâtre magique.En 1959, déjà, sans avoir bénéficié du même mode de production internationale, alors nouveau, que le Marat-Sade de Weiss, ou le Qui a peur de Virginia Woolf ? d’Edward Albee, Les Nègres de Genet et l’ensemble du théâtre de cet auteur devinrent une référence essentielle après la mise en scène de Roger Blin, qui devait renouveler son exploit en 1967, avec Les Paravents. Comme le théâtre de l’époque baroque et comme Pirandello avant la Seconde Guerre mondiale, Genet restituait au jeu du masque et du simulacre ses fonctions de métaphore primordiale du monde, révélatrice de l’aliénation de la condition humaine. Les influences d’Artaud et de Genet se conjuguèrent pendant quelques années pour faire du nouveau théâtre un grand cérémonial, un jardin des supplices, une fête cruelle où excellèrent les Hispano-Américains comme Arrabal et le metteur en scène Jorge Lavelli, qui monta nombre de ses pièces (Pique-nique en campagne, 1965 ; L’Architecte et l’empereur d’Assyrie, 1967).

 

Dans la démarche d’Artaud », il s’agissait de provoquer une véritable subversion de la pratique théâtrale traditionnelle et de réaliser ce qu’Antonin Artaud a nommé, dans les années 1930, un « théâtre de la cruauté ». Entendons par là, non, bien sûr, un théâtre fondé sur l’exercice d’une cruauté toute matérielle (« Il ne s’agit dans cette Cruauté ni de sadisme ni de sang, du moins pas de façon exclusive »), mais un théâtre qui, par des moyens plastiques et physiques, par « une poésie dans l’espace indépendante du langage articulé », soit comme « un formidable appel de forces qui ramènent l’esprit par l’exemple à la source de ses conflits » : « Le théâtre, comme la peste, est à l’image de ce carnage, de cette essentielle séparation. Il dénonce des conflits, il dégage des forces, il déclenche des possibilités, et si ces possibilités et ces forces sont noires, c’est la faute non pas de la peste ou du théâtre, mais de la vie [...] Et de même que la peste, le théâtre est fait pour vider collectivement des abcès » (Le Théâtre et son double). Sans doute, une telle ambition était, au sens propre, irréalisable. Elle ne supposerait rien de moins qu’un changement radical de civilisation. Il n’empêche qu’elle est devenue le mythe de tout un secteur du théâtre contemporain: Un moteur de ses métamorphoses.

On peut en trouver un écho dans une des œuvres les plus vivantes de cette époque, le théâtre de Jean Genet , et, notamment, les trois pièces que Genet a écrites dans les années 1950 (sans référence à Artaud, car il est probable qu’il n’a connu les textes de celui-ci que plus tard) : Le Balcon, Les Nègres et Les Paravents. Certes, Genet est loin d’abdiquer, comme le réclamait Artaud, « la poésie du langage » et de lui substituer « une poésie dans l’espace », et son théâtre ne s’adresse pas « d’abord aux sens au lieu de s’adresser d’abord à l’esprit comme le langage de la parole ». Mais ce que, en fin de compte, il détruit, c’est la possibilité même de toute représentation, la certitude de tout ordre (fût-il esthétique) : le théâtre de Genet veut être comme la dernière fête que puisse se donner le théâtre occidental : « Je ne sais ce que sera le théâtre dans un monde socialiste, je comprends mieux ce qu’il serait chez les Mau-Mau, mais dans le monde occidental, de plus en plus touché par la mort et tourné vers elle, il ne peut que raffiner dans la réflexion de comédie de comédie, de reflet de reflet qu’un jeu cérémonieux pourrait rendre exquis et proche de l’invisibilité. Si l’on a choisi de se regarder mourir délicieusement, il faut poursuivre avec rigueur, et les ordonner, les symboles funèbres » (Lettre de l’auteur à Jean-Jacques Pauvert, pour l’édition des deux versions des Bonnes, Sceaux, 1954).

Cette dernière fête, c’est aussi celle que, avec beaucoup moins de raffinement, entendait susciter Fernando Arrabal grâce à son « théâtre panique » : il s’agit de transformer la représentation en un grand feu de joie où se mêleraient et se consumeraient tout ensemble « la tragédie et le guignol, la poésie et la vulgarité, la comédie et le mélodrame, l’amour et l’érotisme, le happening et la théorie des ensembles, le mauvais goût et le raffinement esthétique, le sacrilège et le sacré, la mise à mort et l’exaltation de la vie, le sordide et le sublime ». Mais, trop souvent, est-ce la faute du public, des acteurs ou de l’auteur ? la cérémonie arrabalienne tourne court. Ce théâtre qui se veut « à la pointe des actes, des contestations et des rêves » se réduit à un chahut de collégiens. La « cruauté » vire à la provocation de quatre sous quand elle ne verse pas dans l’auto-attendrissement. Le véritable dramaturge d’un – sinon du – théâtre de la cruauté, c’est sans doute l’Anglais Edward Bond : conjuguant le style néo-naturaliste de Sauvés avec l’utilisation du no japonais (revu et corrigé par Brecht) dans La Route étroite vers le Grand Nord et avec des emprunts au théâtre élisabéthain, à Marlowe, dans Demain la veille et, plus littéralement, à Shakespeare (Lear), Bond a, alors, dressé un constat de la violence de toute société, faisant de la scène un lieu où l’on tue, torture, voire s’entre-dévore, avec une froide allégresse.

 

 

3) La mise en question du spectacle après Mai 68 : le théâtre des années 70.

 

Selon Artaud, le théâtre est toujours à recréer à neuf : il ne s’agit pas seulement d’en finir avec le texte ; l’idée même de spectacle est récusée. C’est à un acte, neuf à chaque fois, qu’il faut arriver : « Le théâtre est le seul endroit du monde où un geste fait ne se recommence pas deux fois. »

Après Mai-68, la « mise en crise » du théâtre prit un triple aspect : contestation des grandes institutions et de la décentralisation, fin de l’orthodoxie brechtienne, dévalorisation du texte. On eut d’abord l’illusion d’une extraordinaire libération du théâtre. On parlait de spontanéisme. On pratiquait l’improvisation et la création collective. Le jeune théâtre américain se montra le plus créatif mais dut chercher sa reconnaissance en Europe, et d’abord au festival de Nancy créé par Jack Lang. Du happening libertaire du Living Theatre au rituel de marionnettes géantes du Bread and Puppet Theatre, de l’Orlando Furioso (1969) de Luca Ronconi au Regard du sourd de Bob Wilson (1971), de nouvelles formes s’imposèrent.Le Polonais Jerzy Grotowski, l’Open Theatre et la Mama de New York, tous les nouveaux animateurs exaltaient la fête, l’image, le jeu des corps, en s’éloignant toujours plus du mot d’ordre de Copeau : le tréteau nu et le texte.

 

a) La libération de l’acteur

 

Non seulement on découvre le corps de l’acteur (jamais l’expression corporelle n’a été aussi en vogue qu’aujourd’hui), mais encore on entend que celui-ci devienne un militant, voire un tribun politique, à moins que l’on ne vise, par un apprentissage rigoureux et quasi monacal, à en faire un « acteur saint » qui, maîtrisant le moindre de ses réflexes, puisse encore, à chaque représentation, accomplir un don total de soi au public. Le Théâtre-Laboratoire de Jerzy Grotowski , à WrocLaw (fondé en 1959), exerça une sorte de fascination sur beaucoup d’hommes de théâtre : des entreprises du même type se sont créées (Odin Teatret d’Eugenio Barba, à Holstebro, au Danemark), et Grotowski lui-même s’est fait le commis-voyageur de sa propre méthode, multipliant, de Chiraz à New York, les stages, les conférences et les démonstrations. À la limite, les exercices, cette espèce de yoga de l’acteur occidental, en vinrent à remplacer le spectacle : les comédiens de l’Open Theatre de Joseph Chaïkin semblaient parfois jouer davantage pour eux-mêmes que pour les spectateurs...Le statut même de l’acteur comme interprète fut aussi remis en question. Délivré de la tyrannie du metteur en scène, après celle de l’auteur ou du texte, l’acteur aspire à devenir un créateur à part entière. Rompu aux méthodes de l’improvisation, sous l’influence du « système » stanislavskien transformé en « méthode » par les soins de Lee Strasberg, dans les années 1950, à l’Actor’s Studio, il entend utiliser ces techniques non plus seulement pour sa propre formation mais encore pour construire lui-même un spectacle. Ce fut là une des faces du travail du Living Theatre (1951-1970) fondé par un peintre, Julian Beck, et une élève de Piscator, Judith Malina, qui est « passé en quinze ans du texte littéraire à l’improvisation collective pour exprimer ses idées anarchistes sur l’art et la vie » (Franck Jotterand, Le Nouveau Théâtre américain). Et l’improvisation collective a fait tache d’huile : il n’est guère de groupe de jeunes acteurs qui n’y ait eu recours, avec des résultats fort divers. Parfois, le groupe ne dépasse guère le psychodrame collectif ; texte et spectacle ne sont que des balbutiements, et, devant l’échec, le groupe se désagrège vite. Parfois, quand existent une autodiscipline du groupe, une claire conscience des moyens et de la situation de celui-ci dans la société, l’entreprise parvient à se consolider et même à devenir un théâtre modèle : c’est le cas, par exemple, pour le Théâtre du Soleil qui, avec 1789 et 1793, a proposé, à un large public populaire, à la fois une fête et une occasion de réflexion sur l’histoire et la mythologie de la Révolution française.

 

b) Le lieu du spectacle

 

À cette modification des méthodes de travail à l’intérieur du lieu théâtral répondit une transformation de ce lieu lui-même. C’est un des paradoxes de notre théâtre : à un moment où, dans divers pays, dont l’Allemagne et la France, on s’est mis à construire des édifices théâtraux coûteux et souvent très perfectionnés, les hommes de théâtre ne rêvèrent plus que de sortir de ces lieux. Certes, les tentatives de théâtre dans la rue sont restées sporadiques : elles supposent, outre des conditions atmosphériques favorables, un certain climat public, et même politique. Leur multiplication a été de pair avec les événements de 1968 : c’est que la rue était redevenue, pendant une courte période, un lieu de réunion et de discussion. Mais de nombreuses représentations, pour être données dans des salles traditionnelles, ne s’employaient pas moins, à chaque fois, à remodeler l’espace à la fois de la scène et du public : à la Schaubühne am Halleschen Ufer de Berlin-Ouest, Peter Stein a construit pour son Peer Gynt (1971) une aire de jeu qui s’étend sur le plateau et sur toute une partie de la salle, ne laissant aux spectateurs que des tribunes étroites, distribuées le long de cet espace scénique démesuré. Et souvent les groupes de théâtre choisirent, pour des raisons financières sans doute, mais aussi de façon délibérée, de jouer dans des hangars, garages, chapelles ou usines désaffectées plutôt que dans des bâtiments conventionnels. Aux États-Unis, Richard Schechner s’est fait le théoricien et l’apôtre de ce qu’il appelle un « théâtre de l’environnement » opposé au « théâtre orthodoxe », issu de la Renaissance : un théâtre qui renonce à la séparation du public et des acteurs, à la disposition fixe et réglementaire des places et à la construction du décor sur une seule partie du lieu, soit un théâtre « où tous les espaces sont inclus, de façon active, dans tous les aspects de la représentation ».

 

c) La récusation du spectacle

 

Ce que le nouveau théâtre des années 1970 a recherché avant tout, c’est un autre rapport avec son public. Sans doute a-t-il plus ou moins renoncé aux happenings : la participation que ceux-ci instauraient se révéla vite aussi artificielle et, au fond, aussi passive que l’attitude imposée aux spectateurs d’un théâtre à l’italienne. Il n’empêche que c’est du fameux spectacle organisé par John Cage à Black Mountain College en Caroline du Nord (1952) ainsi que des Happenings d’Alan Kaprow (c’est lui qui inventa le terme en 1959, à l’occasion de ses Dix-Huit Happenings en six parties à la Reuben Gallery de New York) que sort une bonne partie du théâtre américain d’alors (Kaprow monta des happenings jusqu’en 1969). Le Living Theatre lui-même en est issu et c’est par une sorte de grand spectacle-happening, Paradise Now, qu’il termina sa carrière (ensuite, la troupe éclata, certains de ses membres s’engageant dans une recherche individuelle et solitaire, sur le mode hindouiste, tandis que d’autres, parmi lesquels Julian Beck et Judith Malina, ont essayé de pratiquer un théâtre d’agitation politique au Brésil). Avec Paradise Now, spectateurs et acteurs, transformés par le spectacle, auraient dû quitter ensemble le théâtre et envahir la rue, pour métamorphoser celle-ci.

Beaucoup de ces tentatives de faire participer le spectateur au spectacle achoppèrent là : loin de réaliser une nouvelle communauté, loin de faire accéder le théâtre à la vérité de la vie, elles risquent de contaminer jusqu’à cette vie elle-même. Et les spectateurs promus acteurs peuvent-ils être autre chose que de piètres comédiens manipulés par les animateurs du spectacle ?

Il n’est pas sûr que le théâtre puisse ainsi échapper à lui-même et faire de ses acteurs et de ses spectateurs confondus de véritables révolutionnaires. Si la rue n’eut été interdite, peut-être ce nouveau théâtre eût-il seulement réduit la révolution à un jeu de théâtre.

 

4) Un théâtre historique et populaire : L’expérience du théâtre du Soleil.

 

C’est au Palalido (petit palais des sports de Milan) que le théâtre du soleil formé par Ariane Mnouchkine a créé 1789 dont le sous-titre est la phrase de Saint-Juste : « La révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur. »

1789 est d’abord un grand récit, celui des deux premières années de la Révolution : de la convocation des Etats Généraux à la suspension du Roi par l’Assemblée Nationale et à la fusillade du Champs de Mars en juin et juillet 1791. Ce récit n’est fait ni par un historien ni par des comédiens qui endosseraient jusqu’à l’illusion les personnages historiques. Ici, c’est le peuple qui raconte, un peuple que figure ici une troupe de comédiens qui mime, dit, chante, et danse pour nous la Révolution.

 

a) Le mélange des genres 

 

Le récit s’ouvre comme un conte de fée par un « Il était une fois ». Mais ce que nous voyons ce sont des images de misère et d’oppression, celles des caricatures de l’époque : un Roi fait venir auprès de lui ses sujets, le jars (la noblesse), le corbeau (le clergé) puis l’âne (le peuple). La convocation des Etats Généraux est alors mimée par des marionnettes. A partir de ce moment, l’imaginaire fait place à l’histoire.

 

b) Bouleversement de l’espace scénique

 

Le théâtre du soleil refuse la salle et la scène traditionnelle. C’est dans un espace rectangulaire ouvert aux deux extrémités et composés de cinq estrades reliées entre elles par des passerelles que se joue 1789. Le public peut assister au spectacle soit du dehors, des gradins disposés sur un côté du dispositif scénique, soit du dedans, entre les estrades où il se tient debout. Ainsi, les spectateurs font partie du spectacle et deviennent la foule. C’est pour eux et au milieu d’eux que se joue la Révolution. Sur chaque estrade un acteur raconte aux spectateurs regroupés autour de lui les événements qui vont conduire à la prise de la bastille : d’abord à voix basse dans la pénombre puis de plus en plus fort, et les lumières s’allument aux quatre coins de l’espace de jeu. La fête explose sur chaque estrade : un vrai 14 Juillet !

 

c) La distance ou la réflexion

 

La fête ne submerge pas tout. Elle est aussi incitation à réfléchir dans la mesure où elle apparaît à la fois comme la recréation d’un bonheur vécu et comme un leurre. Tout 1789 tient dans la distance qui sépare la phrase de Saint-Just (La révolution identifiée à la perfection du bonheur) et celle qui revient à la fin de presque tous les épisodes : « La révolution est finie. » D’un côté la découverte d’une solidarité entre tous, de l’autre la fusillade du Champs de Mars. D’un côté l’utopie de la Révolution, de l’autre sa récupération par la bourgeoisie qui marque la fin de la Révolution. Les spectateurs sont à la fois d’un côté et de l’autre. Le dernier mot de 1789 revient à Gracchus Babeuf. Un acteur lit sans pathétique un texte authentique : « Voyons le but de la société, voyons le bonheur commun, venons après mille ans changer ses lois grossières. » La réflexion est claire : la fête est finie, mais la révolution ne fait que commencer.

 

d) L’illusion déjouée

 

Le théâtre du Soleil échappe au piège qui voudrait qu’une communion s’établît entre spectateurs et acteurs sur la base de l’événement recréé et ressenti comme si on y était. En effet, les acteurs ne se donnent jamais totalement pour tel out tel personnage populaire Il reste des comédiens d’aujourd’hui qui jouent des personnages d’autrefois, « des bateleurs qui racontent la Révolution. » Sans cesse la distance née du décalage entre le comédien et sa fonction vient rectifier l’illusion. Il s’agit bien d’un groupe actuel de comédiens qui représente pour des spectateurs d’aujourd’hui l’histoire d’hier qu’il raconte en la jouant plutôt qu’il ne l’incarne.

 

Le spectacle simple et direct en apparence n’est plus seulement l’objet d’une jouissance ou d’une émotion commune, il devient occasion de réflexion et le théâtre n’est plus moyen d’illusion, mais instrument de connaissance. Dans 1789, l’histoire n’est pas seulement l’objet de la représentation : elle est son moteur même ; à la fin du compte, la Révolution doit apparaître comme une tâche à accomplir par tous. C’est sans doute là la pierre d’achoppement des spectacles montés par le théâtre du Soleil. D’un côté, la représentation des événements historiques comme une fête dont les acteurs ne sont pas des personnages individuels ; mais le peuple, les masses elles-mêmes, exigent que soient mis en œuvre les principes mêmes du théâtre populaire traditionnel. Mais d’un autre côté, si la fête est réussie, c’est la dimension critique : celle de la réflexion, qui est menacée.

A nouveau se pose le problème du rapport du théâtre et de la fête, c’est-à-dire d’une représentation qui serait en même temps une action historique. Privé de l’illusion de se retrouver comme chez lui au théâtre, dans une réalité connue et admise par tous, voici le public partagé entre identification et distanciation, libre d’accepter ou de refuser ce langage spécifique que la scène parle pour lui.

Le grand théâtre de participation politique est-il autre chose qu’un mythe ? En dépit de la volonté de Brecht de « faire monter la dialectique sur scène », il semble aujourd’hui, difficile sinon impossible de ressusciter un théâtre historique et politique, où l’action scénique serait la transcription même de l’évolution historique, où drames individuels et affrontements sociaux coïncideraient, où les personnages incarneraient les forces historiques fondamentales et où les conflits entre les individus renverraient directement aux grandes luttes collectives de notre société.

 

L’apparente impossibilité de promouvoir aujourd’hui un grand théâtre historique n’est pas seulement un fait de circonstance : elle renvoie un bouleversement profond dans l’exercice même du théâtre, elle traduit la fin de la conception classique du théâtre, un changement radical dans la structure des rapports entre la scène, la salle et le monde.

 

 

 

 

 

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Histoire et Problématique

du théâtre

 

 

 

Conclusion : la « théâtralité »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comme le souligne le philosophe Henri Gouhier, l’analyse de l’évolution du théâtre occidental ( particulièrement en France), qui nous a conduit jusqu’aux formes les plus extrêmes de sa contestation, soulève une interrogation dont la philosophie s’est emparé : - Parmi toutes les formes d’art, qu’est-ce l’art théâtral ?

Ne faut-il pas poser la question de l’essence du théâtre : la « théâtralité » ?

 

Le chemin consiste à partir des faits : spectacles et textes, que l’on a coutume de rapporter à l’art du théâtre dans l’histoire des diverses civilisations que nous connaissons  pour tenter de déceler, à travers les différences, une espèce d’essence qui poserait la raison d’être et esquisserait une structure fondamentale de l’œuvre théâtrale.

 

Nous suivrons d’abord cette démarche qu’Henri Gouhier appelle empiriste, qui va le conduire à définir le théâtre comme représentation.

 

Où sont les limites de la définition ? Non point dans l’analyse de la forme théâtrale, telle que nous la connaissons, mais bien dans la démarche elle-même qui prétend saisir l’essence comme la raison des faits ( immuable et sans doute liée à la nature humaine), sans tenir compte de l’histoire qui seule permet de comprendre l’essence comme un devenir.

Poser la question de l’essence du théâtre, n’est-ce pas tenter de découvrir, depuis ses formes primitives et à travers son évolution, le sens et le moteur de son devenir, - ce que nous avons appelé : sa « vocation » :

A quel appel au cœur des hommes, à quelle exigence inscrite au centre des rapports sociaux répond la « pratique » du théâtre : l’activité théâtrale ?

 

 

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A. La question « aporétique » de la théâtralité

 

 

1) Le théâtre comme représentation

 

Citons l’analyse d’ Henri Gouhier,:

« La méthode empirique semble bien avoir été celle d’Aristote : Dans sa Poétique. il cherche d’abord dans la nature de l’homme à quel besoin l’art répond : or il découvre un besoin et, par suite, un plaisir d’imiter. Comme il y a de multiples façons d’imiter, il y a plusieurs arts. C’est ainsi qu’Aristote arrive à la distinction qui permet de dégager l’essence de la théâtralité : on peut imiter les hommes en racontant leurs actions ou en les répétant ; ou l’épopée ou le théâtre, nous dirions aujourd’hui : ou le roman ou le théâtre. L’essence de ce dernier est donnée dans l’étymologie du mot qui désigne l’art dramatique : drama signifie « action » ; il s’agit donc d’un art où des acteurs imitent des actions en les exécutant.

Pareille définition fait immédiatement ressortir cette conséquence : l’œuvre théâtrale est autre chose qu’un texte, ou plutôt son texte est fait non pour être récité ou lu, mais pour accompagner une action qui sera représentée, c’est-à-dire rendue présente par la présence d’acteurs devant des témoins qui sont des spectateurs. C’est pourquoi l’art dramatique est aussi dit théâtral, car l’action doit être jouée dans un lieu où on la voit (theatron). »

 

Voici la thèse d’Henri Gouhier :

La représentation est inscrite dans l’essence de l’œuvre théâtrale ; celle-ci n’existe réellement qu’au moment et dans le lieu où s’accomplit la métamorphose. La représentation n’est donc pas un supplément dont à la rigueur on pourrait se passer ; elle est une fin aux deux sens du mot : l’œuvre est faite pour être représentée ; là est sa finalité ; du même coup, la représentation marque un achèvement, le moment où enfin l’œuvre est pleinement elle-même.

On peut certes envisager d’autres formes de spectacles que ceux de l’art dramatique ainsi défini. Mais si l’on veut laisser aux mots un sens précis, reconnaissons qu’Aristote a dessiné le schème fondamental de ce que l’on a coutume d’appeler théâtre dans l’histoire des civilisations occidentales. »

 

Henri Gouhier formule lui-même l’objection dans un paragraphe qu’il intitule : Théâtre et fête

Citantla Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758) où Rousseau, condamnant le théâtre comme moralement dangereux, lui oppose le genre de spectacle approprié à une république qui « rend les spectateurs acteurs eux-mêmes... », Gouhier écrit :L’idée fut volontiers reprise dans les années 1960 non pour opposer la fête au théâtre, mais pour faire du théâtre une fête. Tel est, par exemple, le but du happening : en principe, il supprime la dualité scène-salle, la dualité acteur-spectateur…toujours en principe, il supprime une action préalablement fixée dans un texte ou même un scénario… S’il y a toujours loin du principe aux applications, la question est sérieuse, car l’intention peut devenir une tentation pour le créateur de spectacles populaires. »

Cette réflexion conduit Gouhier à introduire un nouveau critère permettant de distinguer le théâtre de toutes autres formes de spectacle :

« Il n’y a, en effet, aucun avantage à mettre sous le même mot des choses différentes : l’opération ne peut entraîner que la confusion. Si l’on met sous le mot « théâtre » ce qu’évoquent les noms de Sophocle, de Shakespeare, de Molière, de Claudel (en choisissant des esthétiques théâtrales variées), on ne peut y mettre aussi les fêtes : dans le premier cas, il y a une œuvre avec un auteur qui la crée, des acteurs qui la recréent, des spectateurs qui sont les complices de cette re-création ; or, dans la fête, il n’y a aucune œuvre, pas même ce schéma directeur qui orientait les improvisations de la commedia dell’arte. Il y a une notion générale, celle de spectacle, avec des types de spectacles différents : un match, une course de chevaux, la revue du 14-Juillet, une manifestation sont des spectacles ; le théâtre est un spectacle qui a pour principe et pour fin une œuvre théâtrale, ce qui est très différent. »

La question est sérieuse, mais elle est éludée, car il s’agit précisément de savoir si des formes de spectacles ont existé et peuvent exister, qui, pour n’être pas la représentation d’une œuvre « littéraire », ne laissent pas d’appartenir à l’essence du théâtre. Plus précisément, à quelles conditions un spectacle populaire est possible qui supprime la dualité scène-salle, la dualité acteur-spectateur, sans que pour autant le spectacle cesse d’être une œuvre de l’art ?

Au lieu de rejeter ces formes de spectacles au nom d’une essence du théâtre défini comme la représentation d’une œuvre, n’est-ce pas l’analyse de ces formes de spectacle qui doit permettre de comprendre l’essence du théâtre ?

 

C’est un troisième critère qui justifie la réduction du théâtre à la représentation. Il faut revenir à Aristote : « L’auteur de la Poétique, écrit Gouhier, souligne le paradoxe de la tragédie qui nous met en état de pitié et de crainte pour nous faire plaisir. »

C’est bien un paradoxe qui distingue le théâtre des autres formes de spectacle, puisqu’il s’agit d’un spectacle qui doit émouvoir le spectateur sans qu’il y participe.

A la fin du compte, l’essence du théâtre se définit par sa finalité, qui est le divertissement ; Le théâtre classique assume le paradoxe quand il donne pour objectif à la tragédie de plaire, - Boileau, fidèle disciple, au début du chant III de L’Art poétique, parlant de « douce terreur » et de « pitié charmante ».

Or, la finalité du théâtre, qui est le divertissement, revient à définir cette forme de spectacle qu’est le théâtre par le rapport spécifique au public, qui la constitue :

«  Parler de divertissement, poursuitGouhieroblige à préciser le rôle exact du public…Hamlet ne tue pas réellement Laerte ; sinon, le spectateur ne resterait pas tranquillement assis dans son fauteuil : il se précipiterait pour arrêter le duel. Il faut donc bien distinguer une action qui est un épisode de ma vie et une action imaginaire à laquelle j’accepte de croire tout en sachant parfaitement qu’elle n’est pas réelle. »

Et voici la conclusion :

« Que l’on puisse trouver et concevoir d’autres sortes de spectacles, des spectacles où, à la limite, il n’y aurait que des acteurs et pas de spectateurs, n’empêche pas de constater dans l’histoire des civilisations la permanence ou mieux la renaissance continue d’un type de spectacle où le spectateur pense, sent, vibre, comme si les histoires dont il est le témoin se passaient réellement. Ce comme si tient à l’essence même de la théâtralité, il constitue le désintéressement qui permet le divertissement. »

 

Qu’est-ce à dire sinon que l’essence du théâtre n’est rien d’autre que cette forme de spectacle que nous connaissons, produit par notre civilisation ?

Et, cette forme tient tout entière dans l’illusion par laquelle les spectateurs font comme si l’action représentée se confondait avec leur vie même, alors que, grâce au truchement des acteurs, ils restent les témoins d’une histoire qui est la leur, ayant confié à d’autres la charge de leur destin.

 

Ainsi, l’analyse des faits qui, selon le philosophe, devait le conduire à découvrir l’essence du théâtre, ne fait que confirmer la thèse aristotélitienne de la mimesis, selon laquelle l’art dramatique est cette représentation de l’action, imaginée par un auteur, qui permet au spectateur comme à l’acteur de vivre une vie imaginaire en faisant comme s’il participait au drame, en se tenant à distance de l’action par le regard ou par le jeu.

Tout se passe comme si de l’auteur au spectateur, en passant par l’acteur l’art dramatique prenait sa source dans le besoin et le plaisir propre à l’être humain de faire semblant d’être un autre pour être lui-même, ne réalisant son identité qu’au travers du regard, en étant témoin de lui-même.

Mais, au terme de sa réflexion, le philosophe exprime un doute, en proie au soupçon :

« Reste à savoir, écrit H. Gouhier, si le recours au besoin et au plaisir d’imiter suffit à rendre compte de l’étrange aventure qui commence dans l’esprit de l’auteur avec l’invention des personnages, qui se poursuit dans l’âme et le corps des acteurs avec leur incarnation, qui s’achève sous le regard et dans la pensée du spectateur avec une sorte d’existence imaginaire. Le mot  imitation  est bien faible ; Nietzsche a trouvé celui qui convient :  métamorphose . »

 

Comment comprendre « cette volonté de métamorphose qui unit auteur, acteurs, public ? »

Ne met-elle pas en cause la compréhension du théâtre comme divertissement ?

Mais, « cette mise en question du théâtre comme divertissement » a-elle un sens en dehors de la perspective métaphysique d’Antonin Artaud ?

« L’imagination de ce dernier est hantée par l’idéal primitiviste d’un théâtre qui ne serait vraiment fidèle à son essence qu’en demeurant religieux ; c’est pourquoi son action est de type magique ; elle met en état de transe le comédien puis le public, cela en dévoilant les forces cosmiques qu’exprimaient les anciens mythes ; de là un spectacle de masse dont la poésie serait celle des fêtes. »

C’est cette perspective métaphysique qui justifie les tentatives du théâtre contemporain.

Le philosophe ne peut se laisser aller à cette vision abstraite. H.Gouhier ferme ainsi la porte à une réflexion sur les formes de spectacle: 

« L’historien du théâtre contemporain ne saurait nier l’influence de ces vues : elles ont stimulé l’esprit d’invention précisément parce qu’elles ne pouvaient susciter un modèle à reproduire. Ce que le théâtre est devenu dans l’Occident grec, latin, européen, y compris l’Europe slave et les Amériques, ne peut représenter une aberration que dans une vision abstraite qui commence par écarter tous les faits gênants. »

 

Quels sont ces faits, dont le philosophe a du faire abstraction pour définir l’essence du théâtre comme mimesis, sinon toutes les formes de spectacle qui appartiennent à d’autres civilisations ?

 

Le point de vue historique permet de dénoncer la démarche du philosophe comme une illusion ethnocentrique : c’est le résultat de l’analyse des ethnologues et des sociologues, qu’il nous faut d’abord examiner.

Mais, reste la question essentielle : Le point de vue historique permet-il d’appréhender une essence du théâtre ?

 

 

 

2) L’illusion ethnocentrique et le point de vue historique

 

a) L’illusion ethnocentrique

 

Le théâtre est par excellence le lieu où l’égocentrisme et l’ethnocentrisme se déploient avec le plus de violence. La première tentation est de tenir pour acquis le terme même de théâtre : Le substantif théâtre reçu des Grecs a chargé le mot d’une valeur conceptuelle analogue à celle du terme de musique pour l’univers des sons. L’art est à ce point enraciné dans l’héritage des cultures européennes qu’il a engendré une illusion : le singulier a tôt été pris pour le pluriel

Chaque nation européenne et euro-américaine a édifié par le théâtre un emblème culturel en sélectionnant dans le temps une période et un genre qu’elle a qualifiés de classiques. L’art dramatique est ainsi devenu une signature qui code l’identité collective.

Dès lors, cet art, devenu minoritaire dans les sociétés industrielles, s’est imposé comme paradigme en lieu et place de ce qui le fonde, comme si au-delà des formes il renvoyait à une question essentielle sur la nature de l’homme (comme le montre bien la réflexion philosophique d’H.Gouhier).

 

b) Le point de vue historique

 

Une bonne part du théâtre pratiqué dans les sociétés industrielles peut être qualifié d’objet algébrosé, selon le néologisme inventé par Marcel Jousse (LAnthropologie du geste, 1969), dans la mesure où il est devenu indépendant du jeu concret et complexe de la vie sociale. Détaché de la danse, du chant et de la musique, il a généré une temporalité et une spatialité propres qui ne le lient à aucune autre.

Comprendre le rapport des sociétés aux pratiques spectaculaires implique de renoncer à définir le théâtre par ce qu’il serait hors de tout contexte. Il faut inclure dans ce champ sémantique du théâtre l’ensemble des traits qui concernent la mise en œuvre de l’événement, comme la façon de concevoir le talent et le travail du comédien, les conditions de la représentation, les modes de participation des publics.

« Tous les phénomènes esthétiques sont à quelque degré des phénomènes sociaux », notait Marcel Mauss. Tous les phénomènes spectaculaires constituent autant de modèles réduits anthropologiques dont on ne peut rendre compte qu’à la condition de démêler la totalité du contexte dans lequel chacun a pris naissance.

 

3) L’analyse sociologique et les données ethnographiques

 

Au cours des leçons sur les phénomènes esthétiques qu’il avait données à l’Institut d’ethnologie de l’université de Paris, entre 1926 et 1939, Marcel Mauss avait rappelé la tendance de nos sociétés à fragmenter et à isoler ce qui, pour d’autres, restait ou est encore profondément unifié. Les notions de rite, rituel, cérémonie, fête, théâtre, danse, musique, parade, revue, défilé, procession ou joute offrent moins d’intérêt pour isoler des entités supposées que pour les mettre au service d’une combinatoire, lorsqu’il s’agit d’examiner des objets de culture étrangers aux sociétés dont ces expressions sont le fruit. Bon nombre de spectacles du patrimoine des continents asiatique, africain, océanien et américain comportent des parties dévotionnelles – en introduction et en conclusion –, des séquences de « spectacle pur », des passages narratifs, des éléments comiques et dramatiques. Les manuels d’analyse de spectacle présentent des grilles qui correspondent à une Weltanschauung (ou « conception du monde ») élaborée par le génie propre des sociétés.

Mauss écrit: « Nous distinguons aujourd’hui entre drame, tragédie et comédie [...] distinction purement littéraire ; la tétralogie grecque comprenait trois tragédies héroïques aboutissant à des sacrifices et à une comédie ; l’ensemble tragédies et comédie formant le drame. C’est nous qui avons isolé tout cela » (Manuel dethnographie, 1947).

 

Le spectacle chinois

Les Chinois, ne classent pas les différentes pièces par genre (comédie, drame, tragédie) mais en wuxi, théâtre militaire où l’acrobatie prédomine, wenxi, théâtre civil qui laisse une grande place au mime et au chant et zuogongxi, théâtre du jeu fondé sur le rôle principal, ou changgongxi, théâtre de jeu : « La classification des représentations théâtrales chinoises s’effectue donc suivant l’habileté requise chez l’acteur » (L. Quichaud).

Art de l’artifice, le spectacle de la tradition chinoise doit séduire par les chants, le texte, les danses, les acrobaties, la musique, le maquillage et les costumes. « C’est en imposant des règles artificielles que la création est le mieux stimulée... Imaginer devient une nécessité pour réussir à respecter l’ordonnance du genre ou pour la transgresser sans pour autant l’abolir ». (Jacques Pimpaneau, Promenade au jardin des poiriers, 1983). Lorsque nous recourons à l’expression « théâtre vietnamien traditionnel » pour désigner le Hát bô, le natif entend Hát qui signifie chanter et – un geste, dans la langue savante sino-vietnamienne –, de telle sorte que l’ensemble peut se traduire par « chanter en marchant », ou « chanter en faisant des gestes ».

 

L’art japonais

Évoquant la définition possible du no – « l’art le plus spécifiquement japonais, un art qu’un Japonais même ne peut comprendre qu’au prix d’une longue éducation » –, René Sieffert remarque que « le no refuse d’entrer dans les classifications qui nous sont familières » (in Zeami, La Tradition secrète du no, 1960). Au cours de son histoire, le rapport de ses constituants s’est par ailleurs inversé. Zeami, poète de génie et créateur du genre, estimait que l’essentiel du no réside dans la danse et le chant ; quant au texte qui leur servait de support, il suffisait qu’il se conforme à quelques règles de composition.

L’ethnocentrisme étant d’autant plus voilé qu’il se dissimulait sous l’évocation des désastres d’Hiroshima et de Nagasaki, l’Asie a bénéficié de la part des réformateurs du théâtre et metteurs en scène européens de faveurs et d’une compréhension dont l’Afrique noire a été exclue. C’est ainsi que l’ignorance de l’histoire de la danse au Japon a nourri les contresens et les approximations qui ont vu le jour dès la fin des années 1950 autour du buto enfanté par Hijikata Tatsumi.

Sinologues et japonisants soulignent combien il est difficile de traduire et d’interpréter en chinois et en japonais certains textes théoriques du théâtre européen et euro-américain, en raison même de leurs présupposés philosophiques : dans la tradition chinoise, par exemple, la conception du corps et de l’esprit ne suppose pas la dualité mais la complémentarité. Il ne peut y avoir d’art qui ne soit pas corporel, ni de pratique physique qui n’ait une dimension « spirituelle » et cosmique : « Toute réalité, physique ou mentale, n’étant rien d’autre qu’énergie vitale, l’esprit ne fonctionne pas détaché du corps : il y a une physiologie non seulement de l’émotionnel, mais aussi du mental... comme il y a une spiritualité du corps, un affinement ou une sublimation possible de la matière physique. » (Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, 1997).

Lorsque les Japonais s’ouvrirent aux arts européens au temps de la restauration Meiji, ils furent surpris de découvrir une culture qui distinguait nettement l’art de la vie, et mettait en relief les formes achevées plutôt que la « corporéité de l’acte » artistique dont elles étaient l’aboutissement : « Dans l’art traditionnel japonais nombre de valeurs différaient de celles de l’Occident moderne. Particulièrement gei-goto, relatif à la notion d’acte corporel qui lui est essentiel et lui correspond pleinement, et gei-do qui recouvre divers arts » (Nakamura Yujiro).

Parfois, l’austérité apparente de ce qui est vu par le spectateur étranger dissimule la source d’où naît le spectacle. Lorsque les amateurs de la troupe de Chenne, quittant la ville de Luxi, dans l’ouest du Hunan (Chine), pour se produire dans un festival européen, présentent ce que le programme appelle un « opéra-rituel » du XIIe siècle de style gaoqiang, que percevons-nous ? Des familiarités apparentes, des apparences trompeuses, qui sont autant de pièges pour l’ethnocentrisme.

La captation du regard par le spectaculaire fait souvent oublier ce que Klee rappelait en ouverture de sa Confession créatrice : « L’art ne reproduit pas ce qui est visible. Il rend visible. »

 

Si, à travers les autres cultures, le théâtre apparaît comme l’incarnation du symbolique – la « mise en corps » de l’invisible par la représentation – on est conduit à se demander : qu’est donc l’invisible pour une société donnée ?

 

4) Une interprétation ethnologique : Théâtre et Rituel

 

Théâtre ou rituel, demande-t-on, en optant généralement pour l’expression ambiguë de théâtre-rituel ; la réflexion sur les données de l’ethnographie a conduit à une interprétation ethnologique qui définit le théâtre comme manifestation rituelle.

Rien que de très banal à constater que l’Homo religiosus est apparu dès que le développement de son cerveau l’a conduit à établir et à imaginer de multiples relations entre les signes et les événements, à s’inquiéter non seulement des mondes matériels mais aussi et surtout des énergies dont il pressent la puissance et l’efficacité sans parvenir à leur donner forme et encore moins à les maîtriser.

Mais, ce n’est pour autant que le rituel où l’on reconnaît une forme primitive du spectacle se confond avec une manifestation religieuse au sens que l’ethnocentrisme lui confère : célébration des rapports avec le divin.

A l’opposé de ce qui est survenu en Europe avec la condamnation par la Réforme du faste liturgique et du théâtre, la dimension religieuse n’exclut nullement la dimension spectaculaire, poétique, hédonique, festive, parfois érotique, à l’occasion scatologique.

 

- Dans bon nombre de cultures, les pratiques « théâtrales » appartiennent au champ du bien-être et du soin. IL est significatif que l’ensemble des danses exécutées dans l’enceinte des temples bouddhiques à l’occasion des fêtes, au Japon, ait été appelé Ennen au XIVe siècle, soit littéralement : « prolongation de la vie ». Elles étaient censées assurer le bonheur et la longévité. Corollaire d’une conception globale de la santé qui ne se limite pas au bon état physiologique et au fonctionnement régulier des organes, la participation à un spectacle ou à sa réalisation entre dans le système général de l’harmonie vitale

 

- Si l’on veut appréhender le sens des pratiques théâtrales qui se sont développées dans le contexte hindou, au-delà de la fascination éprouvée pour leurs formes et la virtuosité des « acteurs-danseurs », il convient d’examiner au préalable la nature de l’image divine dans la civilisation indienne, dans sa matérialité et ses représentations mentales. Non seulement on y rencontre une combinaison d’éléments physiques, concrets et d’éléments imaginés, fantasmatiques, mais aussi une dimension corporelle fondamentale dans le cadre du culte. Le yoga, devenu en contexte tantrique une partie des rites, engage le fidèle dans une participation somato-psychique particulière :

« La forme ou les formes divines créées mentalement seront vécues comme existant non seulement dans le cosmos ou dans l’espace de la conscience“ (cidakasa), mais aussi et surtout dans le corps – essentiellement dans les centres du corps subtil – de celui qui les suscite. Leur présence, leur dynamisme, sera suivi de l’œil de l’esprit dans leurs déplacements intra-corporels (associés le plus souvent au mouvement de la kundalini, qui trouve d’ailleurs son point d’arrivée hors du corps » (André Padoux).

Lorsque nous cherchons à comprendre le rite comme rapport avec le divin, nous ne pouvons nous empêcher de penser le divin sous la forme de dieux « assez individualisés pour former une société » comme ceux du panthéon grec ou incarné dans la personne de Jésus. Or, Charles Malamoud a noté, à propos de l’Inde ancienne, qu’« à la notable exception d’Indra, les dieux ont des attributs plutôt qu’une biographie », de sorte que « la stabilité des personnes divines tient aux rites auxquels elles sont liées ».

Autrement dit, le divin est inséparable des pratiques somato-psychiques qui constituent l’action rituelle.

Ainsi, la référence au rituel vient pour ainsi dire combler le vide conceptuel provoqué par l’absence d’une théorie du théâtre, considéré dans son unité somatopsychique.

A travers la malheureuse formule de « pré-théâtre », le rituel a été perçu comme un objet primitif susceptible de s’élever progressivement vers ce qui est considéré comme une forme achevée de civilisation : le théâtre, tel que nous l’entendons dans la culture européenne depuis au moins la Renaissance. À l’ethnocentrisme propre à l’approche des phénomènes religieux s’est ajoutée récemment l’ambiguïté de la notion de ritualisation empruntée à l’ethnologie, qui conçoit les manifestations théâtrales comme un phénomène de coalescence des formes de la ritualisation, y compris celles qui relèvent de la biologie du comportement. C’est ainsi que le metteur en scène et théoricien nord-américain Richard Schechner dessine sous la forme d’un arbre et d’un éventail la longue montée vers les pratiques humaines socialisées en partant de la chorégraphie spectaculaire des parades animales (Victor Turners Last Adventure).

L’erreur majeure de ces thèses est de défendre implicitement l’idée d’une continuité entre le biologique et le culturel qui interdit de rendre compte de la spécificité humaine et sociale de l’avènement du spectaculaire.

 

Théoriciens et praticiens ont exprimé un nouvel intérêt à l’égard des rapports des rituels et du théâtre, relevant notamment des points de contact entre la performance – au sens anglo-américain du terme –, et le chamanisme (Centre For Performance Research, Cardiff, janvier 1993). Victor Turner, dont on sait l’importance de la contribution à une anthropologie du théâtre, rejoint la perspective maussienne en appelant dans l’un de ses derniers articles à associer l’approche biologique à l’étude des activités symboliques humaines (Body, Brain, and Culture, 1983). Le souci transdisciplinaire le conduit à mettre en garde contre une conception étroite des frontières entre les pratiques spectaculaires. Son fils Frederick Turner remarque avec lui que l’idée d’un théâtre occidental dégagé de tout ritualisme est erronée. Elle s’inscrit dans une conception de la culture occidentale « prise pour une organisation unifiée, monolithique, régie par ces sinistres abstractions que sont la rationalité, le patriarcat, le fétichisme de la marchandise, et le sens de la hiérarchie... » (Rebirth of Value, F. Turner, 1991).

Enfin, la vision-limite d’Antonin Artaud, réinscrivant le théâtre dans le champ de la pensée magico-religieuse (Monique Borie), a pour écho les tentatives de ceux qui, comme Ronald L. Grimes, soutiennent l’idée d’un retour nécessaire du théâtre vers les pratiques rituelles.

 

Pour échapper à l’ethnocentriste aussi bien qu’à la confusion du théâtre avec les pratiques rituelles, on a proposé, en mai 1995 (lors d’un colloque inaugural qui s’est tenu à l’U.N.E.S.C.O. et à la Maison des cultures du monde, à Paris) la création d’une discipline qui porterait le nom d’ethnoscénologie , s’inspirant de l’œuvre des précurseurs – non seulement Marcel Mauss, Marcel Jousse, Louis Mars, Victor Turner, mais aussi les ethnologues, les anthropologues, les spécialistes des théâtres non occidentaux et les artistes qui depuis des décennies ont observé, décrit, servi et commenté toutes les formes du spectacle.

Si nous adoptons le néologisme proposé par Grotowski, nous pouvons dire que l’ethnoscénologie étudie les pratiques performatives des divers groupes ethniques et communautés culturelles du monde entier, en prenant soin de tempérer ou de maîtriser l’ethnocentrisme de la perception de l’observateur et des références théoriques.

La difficulté de la définition tient à l’aporie inhérente à l’objet même: L’ethnoscénologie défend l’idée que la diversité culturelle est aussi essentielle à la survie de l’humanité que la diversité biologique et écologique. De ce fait, elle inclut dans son champ les arts du spectacle vivant des sociétés industrielles, et oblige à les relativiser en soulignant la spécificité des cultures dans lesquelles ils se sont développés.

 

On reconnaît aisément dans cette démarche la philosophie des ethnologues qui était déjà celle de V.Segalen : celui qui tente de comprendre le rapport (exotique) entre le Même et l’Autre., se heurte à l’obstacle des différences qu’aucune démarche intellectuelle ne saurait surmonter. Il ne peut que reconnaître la diversité des cultures, qui est la vie même, pour lutter contre une entropie irréversible qui anéantirait, à plus ou moins long terme, toute forme d’altérité, mettant en péril l’équilibre social et cosmologique de l’humanité : « « Le Divers décroît, écrivait Segalen, Là est le grand danger terrestre. C’est donc contre cette déchéance qu’il faut lutter, se battre, - mourir peut-être avec beauté. »

La modernité semble bien, sous la pression de la civilisation occidentale, soumettre l’univers à cette entropie.

 

Dans sa démarche même l’ethnologie élimine la question de l’essence du théâtre.

Qu’y a-t-il de commun entre les manifestations « spectaculaires » inséparables de leur contexte culturel ?

Comment sortir de l’aporie ?

Ou bien l’on définit la théâtralité en convertissant en essence la forme du spectacle produite par notre civilisation,

Ou bien, reconnaissant l’hétérogénéité des cultures, il faut admettre que vaine est la recherche d’une essence du théâtre.

 

B. L’essence « historique » du théâtre

 

Si l’on veut échapper à l’aporie, ne faut-il pas dès maintenant renverser la perspective ?

La méthode empiriste, qu’il paraissait naturel de suivre, partant des faits – des phénomènes – pour rechercher l’essence, nous a dévoilé autant de formes historiques et sociales de spectacles que de cultures hétérogènes, nous interdisant de découvrir un caractère commun qui permît de subsumer la diversité de ces manifestations sous un concept unique : - théâtre, si l’on réduit le spectacle à la forme que nous connaissons, - spectacle, si l’on veut désigner notre théâtre comme une forme historique liée à notre civilisation.

C’est la méthode empiriste qu’il faut récuser pour une raison d’ordre gnoséologique, qui tient à l’idée qu’on se fait du procès de la connaissance : Elle suppose en effet que l’essence est un caractère commun que l’on obtient en faisant abstraction des particularités concrètes pour former un concept. Or, sans doute l’essence est-elle tout autre chose qu’un caractère commun aux phénomènes : il faut la comprendre comme la source et le moteur qui produisent les manifestations concrètes, au cours d’une histoire qui est celle des sociétés humaines.

 

Il nous faut donc renoncer dès maintenant à l’opposition abstraite des concepts de théâtre et de spectacle : Le théâtre, empruntant son étymologie au Grec, renvoie à l’aspect mimétique par quoi la représentation se donne pour l’image du réel ; le spectacle, par son étymologie latine, renvoie à l’aspect cathartique par lequel celui qui regarde, est délivré par l’extériorisation de l’image, qui lui permet d’exorciser ces conflits intérieurs.

 

Nous emploierons donc la terminologie proposée par Jerzy Grotowski qui a préféré au théâtre et au spectacle le terme performatif forgé à partir de l’acception du substantif anglo-américain performer, du verbe to perform qui signifie réaliser, faire, accomplir. Les arts performatifs forment de la sorte une longue chaîne aux deux extrémités de laquelle se situent

  1. le « théâtre des spectacles », c’est à dire les formes historiques et sociales où l’art se « réalise »,

2) « l’art comme véhicule, qui ne cherche pas à créer le montage dans la perception des spectateurs, mais dans les artistes qui agissent : « les actuants ». (De la compagnie théâtrale à l’art comme véhicule, 1993).

 

1. L’expérience du spectaculaire est infiniment multiple pour l’humanité, dans la mesure où elle met en jeu la question du réel et de sa matérialité, du dedans et du dehors, du vrai et du faux, du biologique et de la cognition, du signe et du signal, de l’émotion et de la symbolisation, et des seuils à partir desquels il y a visibilité.

C’est l’anthropologie qui doit nous révéler le secret de l’expérience.

 

2. Comment comprendre cette « Physique première, d’où l’Esprit ne s’est jamais détaché », selon l’expression d’Antonin Artaud (Le Théâtre et son double, 1939) ?

Au contraire de ce que peut donner à penser la notion de spectacle ou encore celle d’expression, l’activité des performers – chaman, danseur, mime, acrobate, comédien, griot, derviche... – ne se limite pas à leur aspect émergent. L’acte spectaculaire n’est pas seulement générateur de signes pour qui les perçoit. Il est un nutriment pour qui l’accomplit, assure le maintien de son intégrité et l’épanouissement de son être total.

 

Pour comprendre cette « Physique première, d’où l’Esprit ne s’est jamais détaché », c’est « l’actuant » qu’il faut interroger.

 

  1. Le spectaculaire :

 

a) les pratiques « performatives ».

 

Les pratiques performatives humaines sont pour ainsi dire des maquettes anthropologiques privilégiées où se retrouvent étroitement mêlés les traits fondateurs des sociétés et les fruits de leur capacité d’invention. Elles associent en effet corporéité et symbolisation. La plupart combinent la totalité des activités somato-psychiques – musique, danse, oralité.

Qu’il s’agisse d’évoquer les dieux, les puissances telluriques et les énergies du cosmos, de pleurer les morts, de fêter les héros, de donner sang aux mythes, d’accorder vie à la poésie, de provoquer l’émotion, d’éprouver un sentiment, de modifier l’état de conscience, d’aiguillonner le désir érotique, de prendre du plaisir, d’expulser ou d’éloigner les démons et d’exposer la pensée, l’espèce humaine a conçu une infinité de pratiques auxquelles répond une infinité de systèmes d’usages du corps et du langage.

Leur dimension comportementale montre que loin d’être une simple abstraction dégagée de toute matérialité, le symbole et l’activité symbolique sont aussi bien liés à la vie organique qu’à la vie mentale des individus et des sociétés.

On peut adopter le mot de Valéry, « corps de l’esprit », pour qualifier ces événements auxquels le contraste parfois violent avec la banalité du quotidien confère une dimension spectaculaire, c’est-à-dire repérable par les sens et l’esprit, et fédératrice. Ces moments ne sont jamais anodins pour les communautés. Elles leur attribuent pour la plupart une certaine efficacité, même lorsqu’ils sont devenus une obligation à laquelle chacun est appelé à souscrire par contrainte ou habitude. Stimulants ou apaisants, ludiques ou inquiétants, hédoniques ou punitifs, signe d’appartenance à une collectivité, à une classe sociale, intermédiaire entre les instances, ces pratiques ont pour caractéristique d’engager l’individu dans son unité biologique, psychologique et sociologique. C’est l’Homme Total (Mauss) qui se trouve impliqué dans ces actions physiques codifiées qui se déploient dans les espaces publics ou secrets du visible.

 

b) L’éclairage de l’anthropologie : Œil, main, cerveau.

 

Nous savons bien peu de l’aventure des milliers de civilisations, de sociétés, de langues, de religions, de coutumes à travers 4 000 000 d’années, 70 milliards d’hommes et 200 000 générations (Yves Coppens). Toutefois les premières traces reconnues témoignent de l’invention, par les premiers peuplements, d’actions physiques codifiées associées à des enjeux symboliques.

Le développement de son cerveau le conduit à établir et à imaginer de multiples relations entre les signes et les événements, à s’inquiéter non seulement des mondes matériels mais aussi et surtout des énergies dont il pressent la puissance et l’efficacité sans parvenir à leur donner forme et encore moins à les maîtriser. L’évolution de la fonction visuelle, parallèle à celle du cerveau, culmine chez l’homme dont les récepteurs sensoriels de la vision sont nettement plus nombreux que ceux des autres sens tandis que l’extension de son cortex visuel est particulièrement remarquable.

La combinaison de la virtuosité corporelle et du regard est à comprendre dans l’histoire d’une liaison étroite de l’œil, de la main et du cerveau. L’efficacité des techniques du corps dans la mystique, notamment celles qui se rapportent à la respiration, montre quant à elle que l’activité même du sujet est susceptible de modifier les états de la conscience et de l’humeur.

Enfin, la socialité chez l’homme doit en grande partie s’apprendre pour s’orienter et s’épanouir. Le théâtre appartient à cette catégorie d’événements fédérateurs qui, appelant l’attention sur un ou plusieurs performers souvent spécialisés, donne l’occasion à la communauté de se rassembler et de vivre une même expérience. À en croire les indices fournis par les grottes ornées du Paléolithique, ce type d’usage est survenu très tôt dans l’histoire de l’humanité. Pour David Lewis-Williams (1981), Jean Clottes (1996) mais aussi Iégor Reznikoff (1987), des cérémonies chamaniques se sont tenues en ces lieux. On peut facilement imaginer combien la socialisation des premiers peuplements humains et l’élaboration d’un imaginaire collectif ont pu être facilitées par ces conciles dynamiques lorsque, regroupés autour d’un médium, les individus faisaient le partage d’émotions puissantes nourries par la danse, le chant et les percussions. Mircea Eliade voyait dans le chamane le précurseur du poète. Roberte Hamayon remarque que le chamane pourrait tout aussi bien être tenu pour le précurseur de l’acteur. Dans l’un et l’autre cas, l’expression corporelle de l’officiant – ou de l’acteur – manifeste qu’il est en contact direct pour l’un avec les entités surnaturelles, pour l’autre avec la personne virtuelle du personnage.

Ébloui par les danses balinaises découvertes à l’occasion de l’Exposition coloniale internationale de Paris, en 1931, Antonin Artaud fut traversé par l’intuition luminescente d’un « théâtre pur » dont il avait cru voir la « réalisation stupéfiante ». La fulgurance d’Artaud renvoie à l’énigme de l’humain : un être à la fois porteur de la mémoire des autres espèces et de sa singularité, individu composite dont l’état hybride d’ange et de bête le contraint à l’invention permanente d’une conscience pour ne pas céder à la fragmentation. Une espèce unifiée en ses potentialités mais dont l’actualisation est à ce point diversifiée qu’elle a pu laisser penser jadis qu’il s’agissait de communautés étrangères les unes aux autres.

 

Nous l’avons souligné : Au contraire de ce que peut donner à penser la notion de spectacle, à travers l’activité des performers – chaman, danseur, mime, acrobate, comédien, griot, derviche... – l’acte spectaculaire n’est pas seulement générateur de signes pour qui les perçoit. Il est pour qui l’accomplit, - pour l’individu singulier lui-même – une activité essentielle grâce à laquelle il assure le maintien de son intégrité personnelle et l’épanouissement de son être total.

C’est donc maintenant « l’actuant » qu’il faut interroger, pour qu’il nous révèle le secret de l’activité « performative ».

 

 

* *

*

2) Le secret de « l’actuant » :

Existe-t-il une essence du théâtre ?

 

 

 

Le champ lexical consacré à ce que nous appelons, faute de mieux, les pratiques humaines spectaculaires organisées est singulièrement pauvre en français. Il n’est pas inutile de rappeler la connotation négative du théâtral dans notre langue, synonyme d’exagération comportementale, d’emphase, d’artificialité, de maniérisme, tandis que comédien est l’épithète réservée au simulateur : « Ne dit-on pas dans le monde qu’un homme est un grand comédien ? On n’entend pas par là qu’il sent, mais au contraire qu’il excelle à simuler, bien qu’il ne sente rien : rôle bien plus difficile que celui de l’acteur, car cet homme a de plus à trouver le discours et deux fonctions à faire, celle du poète et du comédien. Le poète sur la scène peut être plus habile que le comédien dans le monde, mais croit-on que sur la scène l’acteur soit plus profond, soit plus habile à feindre la joie, la tristesse, la sensibilité, l’admiration, la haine, la tendresse, qu’un vieux courtisan ? » (Diderot : Paradoxe sur le comédien). Déjà en grec et en latin de basse époque le mot hypocritês – acteur – avait pris le sens figuré qui a donné notre hypocrite, adopté pour la première fois au XIIe siècle par Chrétien de Troyes

 

 

A . Historique sommaire de l’acteur

(extraits Encyclopédia universalis)

 

a) La mimésis antique

 

La figure mythique de Thespis structure la naissance de l’acteur. L’« hypocrite » – celui qui réplique – sort du groupe des officiants des cortèges religieux pour entamer un jeu de réponses, encore ritualisé, avec le chœur dont il est issu. Thespis crée donc le protagoniste, acteur individualisé, dialoguant avec le chœur, acteur collectif symbolisant la cité. La Chronique de Paros témoigne ainsi de cette émergence. « Parut Thespis, le poète qui le premier fit jouer un drame dans la ville. » Ce poète-acteur crée également les premiers masques après avoir à l’origine gardé le visage barbouillé de lie de vin et de céruse propre aux officiants de Dionysos. L’apparition du masque puis de la grande robe et des cothurnes matérialise ainsi la naissance d’une parole fictive, peu à peu profane, qui s’organisera quelques décennies plus tard en technique rhétorique.

 

 

 

 

L’apparition de l’acteur ne manque pas de faire surgir un questionnement qui porte à la fois sur la légitimité de la parole fictive, mensongère, et sur l’illusion qui crée le corps de l’« hypocrite », cette puissance de métamorphose qui ne laisse pas de troubler la cité et, à travers elle, la communauté politique. Ainsi Solon, alors chef du gouvernement athénien, alla voir Thespis « ... après que le jeu fut fini, il l’appela et lui demanda s’il n’y avait point de honte de mentir ainsi en la présence de tant de monde ». Thespis lui répondit qu’il n’y avait point de mal de dire et de faire de telles choses vu que c’était par jeu. Adonc Solon, frappant bien ferme contre la terre avec un bâton qu’il tenait en sa main : « Mais en louant [...] et approuvant de tels jeux de mentir à bon escient, nous ne nous donnerons garde que nous les retrouverons bientôt à bon escient dedans nos contrats et nos affaires mêmes. »

Les dés en sont jetés. L’acteur sera pour la Grèce antique cet animal mimétique qui, grâce à la parole poétique, menace de contamination la cité. Contamination dont Platon pose les prémisses dans le dialogue du Ion : « Quand je déclame un passage qui émeut la pitié, dit Ion, le rhapsode d’Homère, mes yeux se remplissent de larmes, quand c’est l’effroi ou la menace, mes cheveux de peur se dressent tout droits et mon cœur se met à sauter ! [...] et, à chaque fois du haut de l’estrade, je les vois pleurer, jeter des regards de menace, être avec moi frappés de stupeur en m’entendant. » Outre les informations que nous donne Platon sur un véritable processus d’identification émotionnelle de l’acteur tragique au personnage, il apparaît que cette émotion entraîne dans sa houle le théâtre tout entier. Car, animé par l’enthousiasme divin, l’acteur est comme possédé, à l’instar des Bacchantes de Dionysos. Cette contamination conduira Platon à souhaiter chasser les poètes et les acteurs de la cité.

Il faudra l’art d’Aristote pour réhabiliter (sur le plan philosophique s’entend) une profession qui s’organise peu à peu autour du protagoniste – chef de troupe et dont certains de ses membres jouissent déjà d’un grand prestige. Leur art consiste en une grande authenticité, une maîtrise parfaite du corps mime et danseur, une virtuosité vocale qui leur permet de chanter, psalmodier, vociférer et même bruiter (gonds de porte, cris d’animaux, etc.).

Le poète tragique à partir de Sophocle n’est plus interprète et laisse la place à des acteurs chevronnés, conscients de leur pouvoir et allant jusqu’à demander à l’auteur de leur écrire des morceaux de bravoure, ce qu’Aristote dans la Poétique ne manque pas de déplorer.

La mimésis (imitation) de l’acteur consistera donc en l’imitation d’actions au moyen de techniques éprouvées : « L’action consiste dans l’usage de la voix, comment il faut s’en servir pour chaque passion, c’est-à-dire quand il faut prendre la forte, la faible et la moyenne, et comment employer les intonations, à savoir l’aiguë, la grave et la moyenne, et à quels rythmes il faut avoir recours pour chaque sentiment. Il y a en effet trois points sur lesquels porte l’attention des interprètes, le volume de la voix, l’intonation, le rythme. L’on peut presque affirmer que c’est par ces moyens qu’ils remportent les prix dans les concours, les acteurs font plus pour le succès que les poètes, ainsi en est-il dans les débats de la cité, par suite de l’imperfection des institutions. » De l’adaptation de la voix à chaque passion naît ensuite l’art du geste et de la musique.

Sont posées ainsi, dès le Ve siècle avant J.-C., les problématiques qui conditionneront la vision occidentale de l’interprète : celle de l’imitation contaminante qui conduit, selon les Pères de l’Église, à une véritable prostitution du corps et de l’âme, le jeu pervers de l’illusion aboutissant à Rome à une exclusion sociale de l’acteur extrêmement violente dont l’Âge classique verra encore les effets.

En effet, l’acteur latin, en offrant aux regards un corps souple à toutes les disciplines imitatives, asservit sa personne au public. Ce métier n’est pas différent de la prostitution, et, si l’acteur grec avait des privilèges, l’acteur latin, victime d’une infamie sociale et morale, se trouve à la fois idolâtré et méprisé. L’hypocrite devient d’ailleurs l’histrion, un bouffon grotesque dont les saltations, les pantomimes lascives et les spectacles licencieux dérèglent les sens des spectateurs.

La dérive de la mimésis grecque apparaîtra a fortiori dans le jeu de l’acteur tragique, et finira par se vider de sa substance, abolie par l’horreur dans les jeux du cirque où aux acteurs se substituent des condamnés à mort dont les supplices contribuent à structurer la haine du théâtre – et de l’acteur – chez les Pères de l’Église, par exemple saint Augustin et plus durement encore Tertullien.

 

b) L’acteur dans la communauté

 

Si l’acteur byzantin prolonge l’acteur antique, il faut chercher la filiation du comédien occidental au travers des générations de jongleurs et de troubadours. Mais on ne peut à proprement parler d’acteur de mystères au Moyen Âge, puisque ces derniers sont issus des familles bourgeoises de la ville où ont lieu les représentations. Les gens du peuple, les artisans remplissent aussi des rôles et paient parfois pour avoir le privilège d’interpréter un saint ou un diable. Il arrive que le rôle soit ainsi mis aux enchères ou joué aux dés. Les femmes, quoique rares, ne sont point exclues de ce théâtre qui, malgré sa kyrielle de personnages, ne fait aucune place à l’interprète comme tel. Et même si peu à peu des compagnies se créent autour de la production d’un mystère, en règlent les répétitions, la mise en place, répartissent la recette et revendent aux enchères les costumes et les accessoires, on ne peut dire que l’acteur soit reconnu comme tel. Il est renvoyé à la collectivité du peuple, « charretiers et crocheteurs qui, vêtus en apôtres, jouaient la Passion ». Ce peuple auquel le Parlement de Paris en 1548 refuse désormais d’interpréter des mystères au travers de la condamnation des confrères de la Passion : « Tant les entrepreneurs que les joueurs sont gens ignorants, artisans mécaniques ne sachant A ni B, qui jamais ne furent instruits ni exercés et [...] davantage n’ont langue diserte, ni langage propre, ni les accents de prononciation décente, ni l’intelligence de ce qu’ils disent. »

Ce faisant, le Parlement de Paris renoue avec la foudre des Pères de l’Église. Si l’incompétence des acteurs – il n’y a pas à cette époque de technique de jeu – avalise cette interdiction, celle-ci est également sous-tendue par une visée moralisatrice et non plus éthique comme dans la Grèce antique. Elle n’interrompt pas tout à fait la production des mystères, mais renvoie le théâtre médiéval à une marginalité sporadique. Toutefois, elle permet aussi à l’acteur professionnel d’émerger dans toute sa singularité et son identité.

 

c) Naissance du comédien

 

L’édition de la Poétique d’Aristote en français en 1555 fait fleurir une kyrielle de lectures exégétiques et de réflexions sur le théâtre grec, dont les textes sont, après la chute de Constantinople et l’arrivée en Occident de nombreux Grecs en exil, enfin disponibles. L’art de l’acteur baroque puis classique, étayé par le savoir antique et celui de la commedia dell’arte italienne, va s’épanouir de manière empirique, bien que se codifient peu à peu les techniques vocale, déclamatoire, mimique et gestuelle.

Deux types d’acteurs coexistent : les farceurs qui prolongent la tradition des bateleurs du Pont-Neuf, les amuseurs « farinés à la farce », au jeu grotesque fondé sur l’improvisation, et les lazzi chers à la commedia dell’arte, la gesticulation, l’acrobatie, et qui n’hésitent pas, contre les interdictions qui leur sont faites, à utiliser le langage poissard, et les comédiens du registre sérieux qui, eux, ont adopté la déclamation récitative prétendûment renouvelée des Anciens. Ils sont désormais réunis en troupes professionnelles itinérantes, qui conquièrent peu à peu la protection royale, certains privilèges et surtout la notoriété.

Il faut remarquer que le substantif acteur est le plus souvent remplacé par celui de comédien. Substitution qui suppose une réflexion sur l’interprétation. Si le terme comédie a peu à peu signifié au Moyen Âge tous les genres théâtraux (y compris le genre sérieux), le comédien sera celui qui peut se métamorphoser à volonté, endosser toutes les identités avec une virtuosité que l’acteur dévolu au genre comique ou tragique ne pourra assumer. La codification des emplois (jeune premier, père noble, valet, soubrette, etc.), si elle date de cette époque, n’empêche pas les comédiens de passer, dans la mesure de leurs capacités, d’un registre à l’autre.

Leur virtuosité est d’ailleurs remarquable : Molière n’écrit-il pas et ne monte-t-il pas L’Amour médecin en quatre jours !

Tout le XVIIe siècle s’interrogera sur cet art éphémère qui ne cesse de troubler la conscience de ce temps obsédé par l’illusion et par les erreurs d’appréhension du monde qu’elle suscite. Dès 1657, l’abbé d’Aubignac écrit dans la Pratique de théâtre : « L’art du comédien est d’abord celui de la métamorphose en vue d’une incarnation individualisante du personnage. »

Le comédien classique exalte au plus haut point la problématique de l’illusion contaminante.

Cette illusion connaît deux approches contradictoires. Pour un Nicole ou un Bossuet – et dans la tradition chrétienne – la fiction est perverse, rend l’homme orgueilleux et le détourne du réel. « L’éthique châtie l’esthétique. » A contrario, pour Descartes la fiction, source de joie, offre à l’homme un modèle éthique dans la mesure où elle permet au spectateur de jouer de sa propre maîtrise sur des passions qui l’agitent. En les voyant représenter et interpréter, il les raisonne et les exténue. « L’esthétique devient un modèle pour l’éthique. » Le comédien, théâtre des passions, sera alors soit excommunié soit porté au pinacle, ces attitudes paroxystiques pouvant coïncider.

Si

L’Âge classique codifie également l’art de l’interprète. Le comédien rompu aux exercices physiques sait danser, pratique l’escrime, de même qu’il a appris à chanter et à déclamer à l’avant de la scène. Cette déclamation inspirée de la prosodie latine, véritable récitatif parfois travaillé au clavecin (ce que faisait Racine avec la Champmeslé), exige un souffle puissant, une diction mélodieuse, une voix capable de se plier à toutes les inflexions, soutenue par un grasseyement fort prisé jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Mais ce code immuable de la récitation, en même temps qu’il structure un art véritable du comédien, fige le jeu dans un insupportable carcan que le siècle des Lumières brisera en même temps qu’il rompra avec le culte d’Aristote.

 

 

B. Le paradoxe du comédien



a) Les figures du paradoxe : Au XVIII°siècle.

 

Si l’Église ne désarme pas, l’engouement pour les acteurs continue de se manifester au travers d’innovations et de polémiques qui traversent tout le siècle. L’imitation de la nature reste le référent obligé, à la fois de l’esthétique théâtrale et de celle de l’art de l’acteur. Mais cette mimésis change de signification : elle se tourne peu à peu vers plus de vérité, de naturalité, d’authenticité.

Dès 1752, Mlle Clairon rompt avec la déclamation, tandis que Lekain et Larive transforment les costumes traditionnels de la tragédie en supprimant les faux cheveux, les fausses hanches, les talons rouges, au profit de costumes plus proches de la vérité historique.

La révolution introduite par la Clairon fait florès. Au nom de la nature, l’on veut rompre avec ce qu’Horace appelait déjà « ampullas et sesquipedalia verba », c’est-à-dire « des sentences, des bouteilles soufflées, des mots longs d’un pied et demi ».

Diderot va se faire quant à l’esthétique théâtrale le héraut de cette évolution prônant le « naturel ». À la déclamation classique soutenue par des techniques d’amplification et de modulation, il prétend, en se fondant sur l’expérience marginale de la Clairon, substituer « ce qui émeut toujours », c’est-à-dire « des cris, des mots inarticulés, des voix rompues, quelques monosyllabes qui s’échappent par intervalles, je ne sais quel murmure dans la gorge entre les dents ».

La nouvelle déclamation suppose évidemment une nouvelle mise en espace du corps : le comédien s’assoit, se lève, traverse le plateau en courant, s’évanouit, rampe, bref se livre à toutes les activités réalistes que suppose l’expression d’une passion. Le geste, au lieu d’être codifié, se voit individualisé par l’étude historique du personnage, son approche psychologique et un travail quotidien d’observation et d’entraînement. Ainsi la Clairon conseille-t-elle à des élèves : « N’oublie pas que la pensée doit projeter sur le visage toutes les nuances et les degrés d’un sentiment, qu’elle guide le geste ou l’attitude [...], qu’enfin la parole suffit comme un écho, un prolongement de la pensée. » Et encore : « Condamne-toi à vivre avec les personnages que tu incarneras. » Elle-même n’hésitait pas, dans l’Oreste de Voltaire, à créer une pantomime où pour parvenir à pleurer « elle joignait à des accents douloureux une contraction de l’estomac qui faisait trembler tout son corps ». C’est moins ici la matérialité du corps qui est décrite que le mouvement des passions qui l’agitent.

Ces changements s’incluent dans un questionnement esthétique qui traverse toute la seconde moitié du XVIIIe siècle et qui fera triompher le théâtre révolutionnaire. La Clairon et la Dumesnil figurent les positions antagonistes auxquelles se réfère Diderot dans son Paradoxe sur le comédien. La Clairon, novatrice et jalouse de ses innovations, garde la tête froide et reproduit soir après soir ce que l’érudition et les répétitions ont construit, « un modèle » emprunté à l’histoire ou façonné par son imagination, une figure exemplaire, « l’âme d’un grand mannequin ».

En revanche, la Dumesnil, bouillante et exaltée, « monte sur les planches sans savoir ce qu’elle dira : la moitié du temps, elle ne sait ce qu’elle dit, mais il vient un moment sublime ». Toutefois, l’inspiration ne produit pas tous les soirs le même effet, et parfois la comédienne joue sans relief, de manière plate et froide. Diderot décrit ici deux types de comédiens qui, ayant rompu avec le code classique, préfigurent deux approches du travail de l’acteur, approches parfois moins contradictoires qu’il n’y paraît. Mais le paradoxe sera commenté, interprété par des générations d’acteurs jusqu’au XXe siècle, et les deux comédiennes, l’une « dionysiaque », l’autre « apollinienne », serviront consciemment ou inconsciemment de références aux « monstres sacrés » du XIXe siècle.



b) Diderot : La thèse du paradoxe

Célèbre paradoxe (c’est-à-dire au sens indiqué par l’Encyclopédie : « proposition absurde en apparence, à cause qu’elle est contraire aux opinions reçues, et qui, néanmoins, est vraie au fond ») formulé par Diderot dans un dialogue posthume dont le titre exact est Paradoxe sur le comédien. L’un des deux interlocuteurs — qui est l’auteur — y pose l’insensibilité comme qualité indispensable au bon comédien : « C’est l’extrême sensibilité qui fait les acteurs médiocres ; c’est la sensibilité médiocre qui fait la multitude des mauvais acteurs ; et c’est le manque absolu de sensibilité qui prépare les acteurs sublimes. » Sensibilité : entendons émotion, émotivité, l’ensemble de ces impulsions auxquelles on s’abandonne sans les contrôler. Le comédien sensible est inégal d’une représentation à l’autre, d’une scène à l’autre ; il n’est même, à la limite, que l’acteur d’un seul rôle. Le grand comédien, lui, grâce « à l’étude des grands modèles, à la connaissance du cœur humain, à l’usage du monde, au travail assidu, à l’expérience et à l’habitude du théâtre », possède « une égale aptitude à toutes sortes de caractères et de rôles ». Sur scène, il est de « sang froid », et c’est parce qu’il n’éprouve pas l’émotion qu’il représente qu’il peut faire éprouver aux spectateurs l’effet suscité par cette émotion ; il n’est pas là pour pleurer, mais pour faire pleurer : « Tout son talent consiste non pas à sentir, comme vous le supposez, mais à rendre si scrupuleusement les signes extérieurs du sentiment, que vous vous y trompiez. » L’illusion n’est que pour le public : « observateur continu » des effets qu’il produit, l’acteur devient en quelque sorte spectateur des spectateurs en même temps qu’il l’est de lui-même et peut ainsi, de représentation en représentation, perfectionner son jeu : « Il me faut dans cet homme un spectateur froid et tranquille. » « Nous sentons, nous ; eux, ils observent » ; eux, les grands acteurs, mais aussi tous les grands artistes parmi lesquels les acteurs représentent un cas limite ; pour l’auteur du Paradoxe (qui se définit, lui, comme « un homme sensible »), c’est là la condition de la création. Poussant jusqu’au bout le paradoxe, Diderot prétend même faire de cette distance (de cette « incompréhensible distraction de soi d’avec soi »)une vacuité, souhaitant chez le comédien l’absence de caractère : « Je crois qu’ils ne sont propres à les jouer tous que parce qu’ils n’en ont point. » Il avait prévu l’hostilité que sa thèse devait susciter chez les praticiens du théâtre : « Ces vérités seraient démontrées que les grands comédiens n’en conviendraient pas ; c’est leur secret. »

Quel est ce secret ?

 

« Il me faut dans cet homme un spectateur froid et tranquille ; j’en exige, par conséquent, de la pénétration et nulle sensibilité, l’art de tout imiter ».

La thèse posée, le dialogue se développe au gré des « raisons » encore mal « enchaîné(es) » du Premier et des objections du Second. Opposant le théâtre et le monde, l’homme au paradoxe soutient à la fois l’étanchéité de l’un à l’autre et la possibilité pour le théâtre d’« être vrai » à condition de ne pas « montrer les choses comme elles sont en nature » : le grand comédien, contrairement à l’homme sensible, est celui qui convertit la nature en art par la poursuite d’un « modèle idéal » qu’il ne peut atteindre que par l’abandon de son être propre. Une série d’exempla, souvent comiques, témoigne de la duplicité, de la virtuosité mais aussi du renoncement à soi des plus grands acteurs du siècle : Baron, la Clairon, Molé, Lekain, Garrick, Montménil. Toute la démonstration est fondée sur l’opposition de « l’homme sensible » et du « grand comédien », assimilé au génie, supérieur même au poète, mais aussi rapproché des plus hautes fonctions sociales, celles qui exigent distance et don d’observation. Et si le grand comédien ressemble au courtisan, c’est par sa capacité à être « tout » et « rien », à « se distraire de lui-même ». Par cette essentielle disponibilité, il peut endosser ce « grand mannequin d’osier » qui lui permet d’être un autre et de nous donner « l’image des passions ». « Parce qu’on ne vient pas pour voir des pleurs, mais pour entendre des discours qui en arrachent. »

Le Paradoxe peut paraître relativement simple résumé à une proposition : le grand acteur est celui qui ne sent pas ; mais pris dans son ensemble, il s’avère fondé sur des contradictions aux prolongements infinis n’eût été la circonstance : « Mais il se fait tard. Allons souper. »

 

La dialectique du paradoxe

 

C’est qu’il faut dépasser la thèse énoncée, et ne pas s’en tenir à la définition du paradoxe, celle qu’en donne l’Encyclopédie, que pour autant que l’on y entend ce « passage à l’extrême » qu’il suppose : « C’est une proposition, absurde en apparence, à cause qu’elle est contraire aux opinions reçues, et qui, néanmoins est vraie, ou du moins peut recevoir un air de vérité. » Fondé sur une tension entre folie et vérité, le paradoxe est un travail en profondeur de la contradiction, dans le tissu même du texte. À y regarder de près, anecdotes et concepts s’enchaînent moins qu’ils ne s’opposent. Quant à la thèse elle-même, on ne peut manquer d’observer qu’elle semble contredire celle du second des Entretiens sur le Fils naturel : ici, la qualité première de l’acteur est l’enthousiasme, là l’insensibilité.

Le texte du Paradoxe, dont la forme dialoguée rend impossible d’emblée un sens stable et univoque, ne cesse d’opposer la nature à l’art, la vie au théâtre, accordant la supériorité tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Faut-il penser que Diderot s’en prend ici à la tragédie française, dépassée selon lui ?

S’il pratique et théorise un nouveau genre, le drame bourgeois, au nom de la vérité et de la nature, comment comprendre que l’art soit défini par essence comme non naturel ? C’est peut-être que Diderot est pris dans un « dilemme » (M. Hobson) qu’il ne peut résoudre, pour des raisons historiques qui lui interdisent de penser clairement le divorce de l’art et de la nature.

C’est ce dilemme qu’il faut éclairer, si l’on veut comprendre le paradoxe sur le comédien.

Dans une société où tous les individus, à quelle que classe qu’ils appartiennent, sont contraints de se compromettre, l’idéal serait que tout homme pût être un être naturel , - celui-là même qui, selon Rousseau, existerait pour lui-même, indépendamment du regard des autres et « qui peut-être ( toujours selon Rousseau, n’a jamais existé. ». Mais, dans cette société, il faut bien constater, si l’on cherche un homme, que l’individu se confond avec sa « condition ».

Rappelons « Le Neveu de Rameau » :

Dans un monde où l’individu est le produit des conditions qui l’ont « fait tel qu’il est », dans une société où chacun s’identifie à son personnage, comment être naturel ? Le génie, en qui seulement le naturel (« ingenium ») se manifeste, est celui qui « joue » tous les personnages, qui mime toutes les conditions ; s’employant à contredire sans cesse l’image qu’on se fait de lui, il va jusqu’à accepter de n’être « rien » pour échapper à l’aliénation de son individualité.

Tantôt le Neveu imite des scènes parlées, tantôt il joue d’un instrument invisible. Dans la dernière partie, qui correspond au point culminant du dialogue, il se transforme en homme-orchestre, avec une telle force d’évocation que l’orchestre semble envahir la scène et se substituer aux contorsions de l’imitateur. Voilà pour l’aspect subjectif.

Quant à l’aspect objectif, il apparaît dans la quatrième pantomime : « Mais ce qu’il y avait de bizarre ; c’est que de temps en temps, il tâtonnait ; se reprenait, comme s’il eût manqué et se dépitait de n’avoir plus la pièce dans les doigts ». Au moment de plus grande intensité où la musique, « le plus violent de tous les beaux-arts », s’empare du mime et du spectateur, l’émotion est telle que tous les intermédiaires s’effacent au profit de l’emblème musical : « C’était une femme qui se pâme de douleur ; c’était un malheureux livré à tout son désespoir ; un temple qui s’élève ; les oiseaux qui se taisent au soleil couchant, les eaux qui murmurent dans un lieu solitaire et frais, ou qui descendent en torrents du haut des montagnes. »

Lorsque la satire décrit comment l’individu s’identifie au personnage de tel ou tel métier, et comment il est prisonnier des émotions, des sentiments qu’il partage avec les autres, comme d’une musique qui l’emporte hors de lui, c’est bien d’un phénomène d’aliénation qu’il s’agit :

« Subjectivement », tout se passe comme s’il était dépossédé de lui-même, victime du personnage qu’il joue. Joue-t-il ou ne joue-t-il pas ? Il est certain qu’il n’a pas la lucidité du comédien, qui, pour bien jouer son rôle, doit se tenir à distance du personnage. Mais, s’il ne joue pas la comédie, comment comprendre le phénomène ? Pour le philosophe qui se place au point de vue de l’individu, sujet de ses paroles, de ses gestes, de ses actes, il faut admettre que le sujet est victime de lui-même ; si tout individu est d’abord un « homme », il faut se demander comment mystérieusement, selon la triste aventure que Musset décrira dans Lorenzaccio, le personnage qu’il joue « lui colle à la peau » ; et, s’il existe une nature humaine, tout entière présente en chaque individu, - comme le pense le philosophe -, il faut comprendre ce phénomène d’aliénation comme une « dénaturation ».

Mais, considérons les choses « objectivement » : si l’auditeur de ces « récitatifs », le spectateur de ces « pantomimes » se laissent « prendre », c’est que, comme au théâtre, le personnage est « vrai », il existe non pas comme un double de l’acteur, mais comme il est lui-même : il n’est pas autre chose que ce qu’il apparaît : son visage, son habit, ses paroles, ses gestes, ses actes. On est dans la vie comme au théâtre et, derrière les personnages, il n’y a pas un homme en coulisses, qui n’aurait point de masque !

..

 

C’est aussi, propose P. Lacoue-Labarthe, que le Paradoxe sur le comédien nous invite à une réflexion sur la mimésis : s’y voit posée la nécessité d’un retrait du sujet – . Renoncer à soi, n’être rien, est la condition « poïétique » par excellence, qui fait du comédien un passeur de monde.

 

c) Lettre à d’Alembert sur les spectacles, Jean-Jacques Rousseau, 1758.

 

Est-ce parce qu’elle se veut une réponse à l’article « Genève » de l’Encyclopédie, qu’elle s’inscrit dans un dialogue polémique avec Diderot et le « parti philosophique » et peut être lue également comme une œuvre de circonstance, la Lettre à d’Alembert est un pamphlet où perce comme rarement la voix de Jean-Jacques ; où, surtout, se développe une argumentation qui recèle une interrogation radicale sur la représentation et sa place dans la Cité.

Le destinataire initial : d’Alembert », l’auteur de l’article « Genève » dans le volume VII de l’Encyclopédi,e en cache d’autres : outre les philosophes et les partisans genevois du théâtre, c’est au peuple que Rousseau s’adresse : « quoique je m’adresse à vous, j’écris pour le peuple et sans doute il y paraît ». Dans son article élogieux sur la petite république, et malgré ses Après un bref plaidoyer en faveur des pasteurs genevois, Rousseau s’interroge d’abord sur les « effets du spectacle [...] relatifs aux choses représentées » : l’« effet général du spectacle » étant d’exciter les passions, il ne saurait exercer aucune action morale puisque, loin d’imiter la réalité, il en propose une image illusoire propre à « intéresser » le spectateur. Rousseau recourt alors à des exemples pris dans les grands genres classiques français : la tragédie, qui suscite l’idée même du mal pour le donner en modèle, et la comédie, qui tourne en ridicule les valeurs morales. L’exemple célèbre est ici l’Alceste de Molière, un « Misanthrope de théâtre » et de salon pour « faire rire le parterre ». Encore le théâtre, dont le sujet unique est devenu l’Amour et dont les valeurs sont désormais exclusivement féminines, est-il en pleine décadence.

Après un développement sur Genève et sa société profondément morale et égalitaire que l’introduction d’un théâtre anéantirait, l’auteur de la Lettre s’autorise pour finir un renversement de perspective. « Quoi ! Ne faut-il donc aucun spectacle dans une République ! Au contraire, il en faut beaucoup. »

Au théâtre, dénaturé et démoralisé depuis la fin de la démocratie athénienne, il faut substituer la fête, publique, républicaine, qui annule toute division scène et salle.

Tout porte à croire que Rousseau condamne le théâtre en soi comme il condamnerait toute forme de re-présentation : le théâtre propose le mal en « exemple ». Et son ressort étant l’« intérêt », c’est-à-dire l’identification, le personnage agit sur le spectateur par « séduction du vice ». Voir, montrer, pousserait à imiter non pas le bien, qui n’« intéresse » pas, car le théâtre agit sur les passions, mais le mal, qui seul produit un effet. Quant à la vertu, elle est « reléguée à jamais sur la scène », comme un « jeu de théâtre ».

Ce n’est pourtant pas la mimésis en soi qui est affectée de négativité. Rousseau condamne la seule imitation « poétique », vouée à l’illusion. Au théâtre, il oppose donc la fête, qui ne redouble rien, parce qu’elle annule la division acteur-spectateur : « donnez les spectateurs en spectacle ; rendez-les acteurs eux-mêmes ».

La fête s’oppose au théâtre comme la communauté à la solitude ou plutôt à la « communion médiate » (Jean Starobinski) : « Plus j’y réfléchis, écrit Rousseau, et plus je trouve que tout ce qu’on met en représentation au théâtre, on ne l’approche pas de nous, on l’éloigne. » La fête n’est pourtant pas exactement négation de la représentation : « Qu’y montrera-t-on ? Rien, si l’on veut. » « Mimésis de rien » (P. Lacoue-Labarthe), mais mimésis encore. La fête est cet « immédiat second » auquel le contrat social donnera un autre accès par la démocratie. Car théâtre et démocratie ont eu jadis partie liée. La Grèce antique est cette patrie de la presque nature, ce « théâtre antérieur », cette « autre scène » que Rousseau convoque pour nous rappeler que la mimésis n’est pas la chute hors de l’état de nature, mais le signe même de l’homme par lequel, plus débile que tous les autres animaux, il s’approprie le monde et le figure.

 

 

C. Vers une psychologie de l’acteur

 

Avant de se normaliser, cette esthétique de la sensibilité se répand dans le théâtre révolutionnaire et romantique, d’autant que le passage à Paris en 1827 des acteurs anglais infléchit cette extériorisation du sensible vers l’expression d’une vérité parfois paroxystique. L’acteur, désormais, n’hésite pas à rendre les affres de l’agonie d’une manière on ne peut plus « réaliste », mêlant aux convulsions tétaniques les râles du trépas, « sans oublier le rire sardonique ».

Pour ce faire, l’introspection quotidienne est nécessaire, et le comédien apprend à prendre en compte les comportements de ses contemporains autant que sa propre réflexion. Ainsi Talma avoue-t-il : « À peine oserai-je dire que moi-même, dans une circonstance de ma vie où j’éprouvai un chagrin profond, la passion du théâtre était telle en moi qu’accablé d’une douleur bien réelle, au milieu des larmes que je versais, je fis malgré moi une observation rapide et fugitive sur l’altération de ma voix et sur une certaine vibration spasmodique qu’elle contractait dans les pleurs : et je le dis non sans honte, je pensai machinalement à m’en servir au besoin. » Talma sera aussi l’un des premiers à accorder à l’acteur – celui qui agit – à la fois une sensibilité et un jugement, les deux facultés jouant l’une avec l’autre un libre jeu tour à tour de la législation et de la régulation, soutenu par la mémoire et la technique.

 

Les recherches empiriques d’une psychologie de l’acteur sont contemporaines des esthétiques réaliste puis naturaliste de la seconde moitié du XIXe siècle. L’apparition du metteur en scène impulse corollairement une réflexion sur la mise en espace du corps, d’autant que l’éclairage et l’obscurité de la salle favorisent chez le comédien une concentration de son jeu vers plus d’intériorité et de rigueur. Grâce aux travaux de François Delsarte et de Jaques-Dalcroze, la machine corporelle est mise en relation avec l’esprit et le rythme.

 

Jacques Copeau s’en souviendra, qui fondera la formation de l’acteur sur des exercices de gymnastique rythmique, d’acrobatie, de danse, d’escrime et surtout d’improvisations lancées à partir de canevas sommaires. Cette connaissance et cette maîtrise du corps ne doivent procéder cette fois ni de la pure imitation de soi-même ou d’autrui, ni des images peintes ou sculptées, mais d’une intériorité qui sait s’exprimer par l’expérience personnelle ou encore par cette sorte de divination propre à l’artiste.

 

Stanislavski, à la même époque, jette sur le papier des notes sur la formation de l’acteur et la construction du personnage. Il enjoint à ses élèves de lutter contre le cliché, la mauvaise théâtralité gesticulatoire fabriquée sous le prétexte de la sincérité à tout prix. À partir de la biographie du personnage, de son comportement, des circonstances de l’action et de l’établissement de ses volontés, le comédien incarne peu à peu le rôle. Il doit, afin d’être chaque soir égal à soi-même, faire volontairement naître des émotions en revivant celles du personnage. Mais la fiction instaure toujours un « comme si », et l’émotion du personnage sera issue de la mémoire émotionnelle de l’acteur et produite par une émotion non pas identique, mais analogue à celle que doit éprouver la créature fictive. Cette école du « revivre » met l’accent sur le trajet centrifuge de l’interprétation : le travail psychique entraîne le physique, et l’interprétation ne naît que d’une maturation intérieure, d’une pénétration psychique du rôle parallèlement à un travail réaliste sur le maquillage et le costume : « Le spectateur ne participe au spectacle que lorsque l’acteur parvient à établir le contact, et cela sous trois formes : le contact avec soi-même à travers le personnage ; le contact direct avec l’objet scénique et à travers cet objet avec les spectateurs ; enfin, le contact avec tout l’arrière-fond du spectacle absent de scène, mais présent à la mémoire émotive commune de l’acteur et de son personnage. »

 

Toutes les pédagogies de l’acteur du XXe siècle, toutes les théories de l’interprétation naîtront du creuset stanislavskien, soit qu’elles y puisent une nouvelle rigueur, soit qu’elles en récusent les fondements. L’influence de la psychologie des profondeurs, la pénétration de la psychanalyse affineront ces théories en se livrant à une véritable dissection de la physiologie de l’acteur et de son psychisme.

 

 

D. Le XX°siècle :

 

L’athlète

 

Si, pour Antonin Artaud, l’acteur est un « athlète affectif », il doit nécessairement rompre avec les conventions qui faisaient encore les beaux jours d’un certain théâtre. Par le souffle, on entre dans le corps du personnage théâtral : « À chaque sentiment, à chaque mouvement de l’esprit, à chaque bondissement de l’affectivité humaine correspond un souffle qui lui appartient. » Le geste s’en trouve purifié, codifié selon une symbolique proche de la symbolique orientale.

 

Loin de cette mystique, Meyerhold ne fait pas moins de l’acteur un athlète. L’émotion, l’intuition sont remplacées par une théâtralité rationnelle, utilitaire, fonctionnelle fondée sur une mécanique musculaire censée exprimer la substance sociale des personnages. Cet athlète du théâtre devient également le porte-parole d’une lutte politique. Piscator élimine de sa troupe « les acteurs bourgeois » au jeu romantique ou psychologique au profit d’un acteur propagandiste qui montre et domine le rôle.

 

Le porte-parole

 

Investi d’une mission envers les spectateurs qu’il doit contribuer à éduquer, l’acteur brechtien ne cherche pas l’incarnation, mais une description intellectuelle, cérémonielle, une stylisation, un détachement que l’effet V (Verfremdungseffekt) réalise. Cet effet de distanciation permet de prendre le temps de montrer toutes les faces d’un objet ou d’une situation au lieu de les faire passer à chaud dans un grand mouvement. Il laisse subsister des virtualités. S’il y a mimésis, il n’y a pas d’incarnation entre le personnage et l’acteur, mais une expression sélectionnée qui, par le gestus, mime les rapports sociaux qui s’établissent entre les hommes d’une époque déterminée. Au spectateur hypnotisé succède le spectateur clairvoyant, lecteur des antagonismes socio-politiques de la société dans laquelle il vit. Cet acteur qui ne sort de la collectivité que pour être le révélateur de la lutte des classes y retourne afin de participer à des luttes concrètes sur le terrain social. Il ouvre la voie au théâtre d’agit-prop, qui s’improvise parfois au cœur des grèves, lors de happenings quelquefois paroxystiques dont le Living Theatre de Julian Beck se voudra l’héritier.

 

L’ « acteur saint »

 

Sous le titre Vers un théâtre pauvre paraît en 1971, à Lausanne, un recueil de conférences et d’interviews déjà publiées dans des revues polonaises et étrangères. Ce livre fondamental sera traduit en de nombreuses langues. Le titre vaut profession de foi. Pauvre veut dire ici débarrassé de tout ce qui ne repose pas sur « la communion de perception directe – vivante », soit la relation acteur-spectateur. Le théâtre n’a ni les moyens ni l’ambition de rivaliser avec les autres arts, plus accessibles sur le plan pratique et davantage capables de s’assurer un large public. C’est un art « élitaire » en ce sens que ce qui prédispose à s’y consacrer (pour l’artiste) ou à le goûter (pour le spectateur) n’est ni l’instruction ni la culture mais une certaine sensibilité, une sorte de faim spirituelle ou le besoin de communiquer dans l’événement. Au spectateur et à son attente doit répondre l’acteur, sur qui tout repose.

Celui du Théâtre Laboratoire est défini comme « l’acteur saint », il ne succombe ni à l’exhibitionnisme ni au narcissisme, tentations de « l’acteur courtisan ». L’acteur saint accomplit un acte psychique de transgression, parvient à une sublimation, un épanouissement de son être. Il s’expose sans réserves, son corps est le lieu de toutes les possibilités, sans la moindre tricherie. Il « se projette dans quelque chose d’extrême ». Jouer est un acte de vie et atteint à un mode d’existence.

Le théâtre-laboratoire de Grotowski tient d’ailleurs de l’ashram, et le directeur se considère comme « un guide » qui accompagne ses comédiens dans un travail quasi spirituel : la libération de la peur permet à la fois la confiance dans les possibilités créatrices du corps et l’ouverture de l’auto-analyse. Ainsi la représentation devient-elle « une autorévélation exemplaire d’un être humain et d’accomplissement de soi ».

D’un corps particulier naît une expérience universelle de dépassement. « Si l’acteur ne fait pas l’exhibition de son corps, mais s’il l’anéantit, le brûle, le libère de toute résistance à quelque pulsion psychique que ce soit, alors il ne vend pas son organisme, mais en fait l’offrande, il répète le geste de la rédemption, il est alors proche de la sainteté. »

Ce radicalisme du travail corporel trouve sa source dans les traditions orientales (Chine, Japon, Inde) où l’art de l’acteur est d’abord l’apprentissage d’une combinatoire de mimiques et de mouvements. Il s’agit alors, pour l’acteur occidental, de retrouver une sémiotique du corps jadis perdue.

Grotowski se veut artisan et non artiste. Dans son « théâtre pauvre », il n’y a plus de scène ni de salle distinctes, ou de décors construits, mais une aire de jeu utilisée pour chaque spectacle de la façon qui lui est nécessaire. Akropolis intègre les spectateurs à l’intérieur de la structure où évoluent les acteurs. Pour Le Prince constant, l’aire de jeu est une arène que surplombent les spectateurs. Dans Apocalypsis cum figuris les bancs qui leur sont réservés encerclent en partie les acteurs. Graduellement – car il ne s’agit pas ici de l’application de principes définis a priori, mais d’impulsions nées de la pratique – sont éliminés les effets de lumière, les postiches, les masques, le maquillage. Costumes, éléments de décor, accessoires ne sont employés que s’ils sont signifiants. Les déportés d’Akropolis sont revêtus de costumes-prothèses déshumanisants, robes-sacs et bérets enfoncés jusqu’aux oreilles ; le pagne blanc du Prince constant est un signe christique qui contraste avec les lourdes houppelandes et les bottes des juges-soldats qui le supplicient ; dans Apocalypsis cum figuris – en élaboration constante à partir de 1968 –, les costumes de la première version, jugés trop esthétiques, sont remplacés par ceux de la vie courante, anonymes, neutres. C’est ainsi qu’un montage de textes traitant de thèmes évangéliques acquiert une valeur intemporelle. Le décor, par exception essentiel dans Akropolis, c’est la tâche même des déportés que d’édifier pièce à pièce – au moyen de brouettes, pelles, tuyaux – l’univers concentrationnaire où se trouvent enfermés avec eux les spectateurs. Pour Le Prince constant il suffit des quatre cloisons de bois d’une fosse-arène. Dans Apocalypsis cum figuris, sous le feu de l’unique projecteur placé à terre dans un angle, rien d’autre qu’une miche de pain, le bâton de l’aveugle, l’innocent du village, Christ non reconnu. Mais tout cela ne prend son sens que par le jeu de l’acteur, à travers les ressources infinies de son corps, de sa voix, et de son visage nu qui peut tout exprimer.

 

L’art comme véhicule

 

En dehors des tournées, le travail se poursuit avec intensité à Wroclaw où la troupe s’engage dans une autre forme de recherche, le parathéâtre qui suppose une « participation active des gens de l’extérieur ». Cela se déroule dans une ferme isolée en forêt. Ne sont admis que des « actuants ». Pas de « regardants », pas de critiques surtout. Différents programmes sont mis en œuvre. Le plus ambitieux, prévu pour se développer sur plusieurs années, fut le Théâtre des Sources : « Nous sommes arrivés à partir de 1979 à des processus forts et vifs, même si, pour ainsi dire, nous n’avons pas dépassé les étapes de l’essai : il nous a manqué le temps nécessaire pour continuer car le programme fut coupé (je devais m’exiler). »

Nous avons pu prendre pour une fin ce qui était pour lui une traversée, un passage vers ce que Peter Brook a nommé « l’art comme véhicule », soit l’exercice du théâtre en tant que voie d’accès à un niveau élevé de compréhension et d’expression de soi-même et du monde, sans que la représentation soit un objectif absolu. Pour cela, il a fallu effectuer le passage de « l’horizontalité » – qui s’en tient à l’expression de ce qui est naturel (ou supposé l’être) et s’exprime en art par le naturalisme – à la « verticalité », soit le « passage à un niveau énergétique plus subtil ou même vers la haute connexion ». Grotowski, qui use volontiers de la métaphore pour dire sa pensée, choisit ici celle de l’échelle de Jacob, où les anges montaient et descendaient. Mais il précise : « Pour que cette échelle fonctionne, chaque échelon doit être bien fait... Tout impeccable du point de vue du métier. »

Quand, en 1981, Grotowski décide de s’exiler, Ludwik Flaszen, avec son accord, prend la direction du Théâtre Laboratoire pour tenter d’en assurer la survie. Cela s’avère impossible dans les circonstances nouvelles. La troupe décide de s’autodissoudre à dater du 31 août 1984 : « Désormais il faut que chacun relève à sa manière le défi que lui jettent sa biographie et les signes du temps. » Les acteurs se consacreront à des stages pratiques et théoriques. Ryszard Cieslak se révélera de nouveau un grand acteur dans le Mahabharata mis en scène par Peter Brook en 1985.

 

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Nota : Grotowski(Jerzy) 1933-1999, né le 11 août 1933 à Rzeszow, ville de 100 000 habitants du sud-est de la Pologne actuelle, se voit pris dès l’enfance dans les tourmentes et les horreurs de la guerre qui éprouve durement sa famille. Enté à l’âge de dix-huit ans à l’École supérieure d’art dramatique de Cracovie, il découvre en Stanislavski celui qui pose sur le théâtre les bonnes questions (auxquelles il va donner d’autres réponses), et, pendant un séjour d’une année à Moscou, voit en Meyerhold celui pour qui le spectacle n’a pas à se soumettre à la pièce : créer, c’est y réagir. Ce sera la règle d’or du travail de metteur en scène de Grotowski. Par ailleurs, des séjours en Asie centrale, en Chine, en Inde, à différents moments de sa vie, vont parachever sa formation.

En Pologne, où la culture est par tradition hautement considérée, le théâtre est un service public bien subventionné, généralement à la charge des villes, et qui, le plus souvent, peut jouir d’une relative liberté.C’est une ville minière de Silésie, Opole, qui nomme Jerzy Grotowski (26 ans) et Ludwik Flaszen (29 ans) co-directeurs de son petit théâtre 13 Rzedow (Théâtre des 13 Rangs), bientôt connu sous le nom de Théâtre Laboratoire.

Après 1945, le régime communiste tient les artistes sous surveillance et leur impose de multiples contraintes. Dans la Pologne de l’après-guerre, néanmoins, elles ne se sont jamais montrées aussi brutales que dans d’autres pays : En 1981 le coup d’État du général Jaruzelski, qui annonce un durcissement du régime, le détermine à s’exiler. Dans l’itinéraire du metteur en scène s’opère ainsi une rupture.

De 1982 à 1985 Grotowski enseigne à Irvine, université de Californie. Thomas Richards (né à New York en 1962) y est son étudiant. Il l’emmène en tant qu’assistant en Italie lorsque, en 1986, à l’invitation de Roberto Bacci, directeur du Centro per la Sperimentazione e la Ricerca Teatrale de Pontedera, il vient y créer son Workcenter of Jerzy Grotowski. Pendant douze ans, se poursuivent là les « recherches sur le jeu de l’acteur » dans le cadre de « l’art comme véhicule ». Elles se déroulent d’abord dans un complet isolement, à l’écart de la ville, avec quelques participants sévèrement sélectionnés, répartis en deux groupes (par la suite la pénurie des moyens n’en laissera subsister qu’un, réduit à cinq « actuants »). Ils s’entraînent huit heures par jour, six jours par semaine. Outre l’entraînement permanent, les exercices plastiques et physiques, le travail essentiel s’exerce sur les chants rituels des traditions les plus anciennes, spécialement d’Afrique noire et des Caraïbes, dont Grotowski apprécie les qualités vibratoires. Les impulsions du corps sont contrôlées ; la sonorité profondément enracinée dans le corps conduit vers « quelque chose de subtil, délicat, translucide ».

Grotowski a établi avec Thomas Richards, son « collaborateur essentiel » devenu le teacher du groupe, une relation de transmission, celle qui existe de maître à élève. Désormais Pontedera abrite le Workcenter of Jerzy Grotowski et Thomas Richards. Grotowski attend de Thomas Richard qu’il poursuive leurs recherches, en allant au-delà, tout comme lui-même pense l’avoir fait avec Stanislavski.

Depuis 1997, Jerzy Grotowski était titulaire au Collège de France de la chaire d’Anthropologie théâtrale, créée pour lui. Il était le deuxième Polonais, après Mickiewicz, à être coopté par cette assemblée. Il s’est éteint le 14 janvier 1999 à Pontedera (Toscane) où il avait établi en 1984 son Workcenter.

Ces techniques inséparables d’un discours idéologique sur l’acteur prévalent chez Brecht et chez Mnouchkine qui s’inspire du kabuki et du kathakali et réinvente les gestes immémoriaux du théâtre oriental : la lenteur signifiante, l’alphabet physiognomonique et gestuel, la peinture faciale au travers des pièces shakespeariennes ou des tragiques grecs.

 

L’art de l’acteur : un processus métamorphique

 

Malgré des essais de théorisation, l’art de l’acteur reste profondément empirique. En fait, il y a bien un échange, une mutation, « une manifestation à la fois animale et spirituelle », comme l’écrit Charles Dullin. Les répétitions d’un spectacle sont toujours précédées par des lectures à haute voix, accompagnées de notes dramaturgiques, d’indications psychologiques. Puis l’acteur passe sur le plateau. À la mise en espace des personnages peuvent être adjoints des exercices d’assouplissement, respiratoires, des improvisations muettes ou parlées, l’apprentissage d’une technique particulière (masque, manipulation de marionnettes, commedia dell’arte, etc.). Peu à peu, la métamorphose a lieu, non sans à-coups, non sans heurts. Dullin lit et relit : « J’essaye de représenter chaque situation de la manière la plus réaliste », comme Stanislavski qui imagine toute la vie de son personnage. Chez Grotowski, après les exercices, un travail collectif est mené sur la pièce, travail sur les signes puis sur leur organisation en structure. La composition du rôle prépare la vie du processus spirituel.

 

Pour Jouvet, après avoir fait table rase de ce que la légende, la critique et la littérature ont apporté de strates sémantiques, le comédien, à la différence de l’acteur qui ne peut que se jouer lui-même, est en attente du personnage. Il pénètre le rôle à la fois par l’observation mais aussi par le texte : « Le théâtre, c’est d’abord un exercice de diction qui est équivalant au pétrissage [...]. Il faut suivre le texte dans son mouvement premier, dans le mouvement où il a été écrit. »

Quelles que soient les techniques par lesquelles il y accède et même s’il pratique, comme le préconisait Brecht, l’effet de distanciation, « c’est-à-dire qu’il joue de telle façon qu’on aperçoive clairement l’alternative, que son jeu laisse soupçonner toutes les autres possibilités et ne représente qu’une des variantes possibles ».

Même s’il n’y a ni fusion ni identification, une métamorphose a pourtant lieu. Il s’agit d’une sorte de transfert psycho-physiologique qui, pour certains, s’apparente au dédoublement, voire à la possession.

Comme Aristote l’avait perçu, à la base, l’imitation entame le processus : mais elle ne suffit pas. L’acteur éprouve par sympathie et empathie les états du personnage, sans scission de la conscience. Mais, avant de parvenir à cet état, des étapes graduelles doivent être franchies : de l’élaboration posturale, mécanique, gestuelle à l’individuation puis à « l’identification » existent une série de moments où la construction physique prend le pas sur la construction psychique, ou l’inverse.

 

Valère Novarina enjoint aux acteurs de « refaire l’acte de faire le texte, le réécrire avec son corps ! [...] Trouver les postures musculaires et respiratoires dans lesquelles ça s’écrivait. Parce que les personnages, c’est des postures, et les scènes des séances de rythme ».

 

Il semblerait donc que la « manducation de la parole » permette de retrouver le flux énergétique qui l’émet et que la voix, selon l’expression de Michel Bernard, « structure cruciale et lieu équivoque », en sculptant ce double mouvement de flux et de reflux de souffle, d’impression et d’expression, régisse tout le comportement de l’être humain. Comme l’écrit Bachelard, « la voix projette des visions ». Cet entre-deux du corps et du langage est bien la matrice vocale, et « la théâtralité naîtrait de notre condition temporelle d’être langagier ». Ce serait donc à partir d’une métamorphose de la nature vocale que naîtrait la nouvelle corporéité – le personnage.

 

 

 

Conclusion provisoire

 

 

« Se voir soi-même métamorphosé devant soi et agir alors comme si l’on vivait réellement dans un autre corps, avec un autre caractère », voilà, dit Nietzsche, « le phénomène dramatique primordial ». Ce dernier mot doit être pris à la lettre ; la métamorphose du comédien est un jeu auquel le spectateur est invité à participer ; la volonté de métamorphose unit donc auteur, acteurs, public. Oui, vraiment, « l’enchantement de la métamorphose est la condition préalable de tout art dramatique ».

 

Le théâtre ne prend-il pas sa source dans l’exigence des hommes de célébrer la richesse d’une vie qui est l’authentique fête du temps, celle du devenir, des alternances, et des renouveaux ?

N’est-il pas aujourd’hui la tentative d’échapper à toutes les formes d’aliénations ?

Quand la réification de notre individualité nous sépare des autres, quand la structure des rapports sociaux interdit les rapports humains, quand l’image même que nous nous faisons de l’humain nous rend étranger au langage du corps, le théâtre dévoile sa véritable essence : une irrésistible impulsion à devenir un autre, selon l’expression de Nietzsche : « à se métamorphoser soi-même, en vivant et agissant par d’autres corps et d’autres âmes. »

 

Ce que l’acteur expérimente, c’est la possibilité propre à l’individualité humaine, quand se nouent les rapports humains à travers le dialogue et le langage des corps, de devenir un autre.

L’art dramatique est la mise en œuvre de cette possibilité par quoi tout individu, dans une civilisation à naître, devrait exorciser le risque dune sclérose psychologique où une identité figée abolit le devenir.

Retenons cette réflexion de Nietzsche :

« Se voir soi-même métamorphosé devant soi et agir alors comme si l’on vivait réellement dans un autre corps, avec un autre caractère , voilà le phénomène dramatique primordial ».

« L’enchantement de la métamorphose est la condition préalable de tout art dramatique ».

 

 

Peut-être cherche-t-on en vain ce que doit être un théâtre populaire parce qu’il est sans doute impossible de restaure les formes primitives de la vie collective.

Mais, ce qui est certain, c’est qu’il est possible dans une civilisation à venir, où la culture sera le premier besoin humain, d’offrir à tous l’expérience du théâtre, à travers laquelle chacun peut manifester cette possibilité propre à l’homme de devenir un Autre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
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