Autographie
ou
L’écriture de soi
Introduction
1) Le champ sémantique
L’autobiographie réunit trois termes, peut-être inconciliables : auto, c’est moi de toute manière ; bio, c’est ma vie quoi qu’il advienne ; graphie, c’est toujours moi, c’est ma main. N’est-ce pas pourtant ce complexe d’instances elles-mêmes problématiques inscrit dans le terme même d’autobiographie qui fait problème ?
Qu’est-ce qui fait de l’autobiographie à la fois une exigence ou un impérieux besoin et une tentative impossible ?
Examinons ces trois instances problématiques qui doivent guider notre enquête :
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L’objet de l’autobiographie, c’est bien moi, qui suis en même temps le sujet.
D’un point de vue proprement sémiologique : - Comment le sujet de l’énonciation peut-il être l’objet de l’énoncé ?
Mais, plus profondément, d’un point de vue philosophique : - En disant ce que je suis, puis-je dire qui je suis ? Tout se passe comme si entre l’identité et l’ipséité il y avait plus qu’une différence : une faille, voire un abîme. La quête de soi n’est-elle qu’une tentative impossible ?
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C’est bien à travers l’histoire de ma vie, cette vie qui se distingue de tout autre, que je puis tenter d’appréhender ma singularité. Mais cette vie, que je désigne du nom commun ( « bios ») qui s’applique à tous les êtres vivants dépasse précisément toute vie biologique : ma singularité ne tient pas en un patrimoine biologique mais se constitue de l’infinité des rapports que j’entretiens avec l’Autre ( les choses et les êtres).
D’un point de vue strictement linguistique, la structure narrative, en sélectionnant et en ordonnant les évènements dans une mise en intrigue n’échappe pas à la fiction romanesque : paradoxe d’une entreprise qui, cherchant la présence de soi dans la narration, trouve dans la narration son obstacle.
D’un point de vue philosophique, le paradoxe est plus profond : l’autobiographie est un discours qui, ne s’autorisant que de lui-même pour dire le vrai, doit être reconnu par l’autre, accepter comme tel, sous peine de n’être qu’un mensonge. Le pacte de sincérité, prétendant dire la vérité pour soi, n’est-il que mauvaise foi ?
3) Enfin, c’est bien par la médiation de l’écriture que l’individu fait le récit de sa vie pour tenter de dire qui il est. Mais, celui qui tient la plume, qui écrit cette histoire de sa main, n’est pas celui qui vit, dont l’existence est constituée d’une infinité de rapports.
Ecrire n’est pas vivre ; c’est inscrire la trace de ce qui peut être vécu ( de la conscience que l’on prend de la réalité). Or, comme l’écrivait Brecht : « Celui qui ne donne de la réalité que ce qui peut en être vécu ne reproduit pas la réalité ». Si la vie n’est rien d’autre que l’ensemble des rapports qu’un individu singulier entretient avec le monde, il faudrait pour qui veut être biographe, pouvoir « tout » dire.
Sans doute est-ce la tentation de toute autobiographie, qui est vouée à l’échec, à moins, comme le veut la littérature contemporaine, de transférer tout entier le vivre dans le moment de l’écriture (autographie).
Combler par l’écriture l’écart qui sépare la conscience de la vie même, n’est-ce pas la vocation de la littérature, dont l’autobiographie éclaire peut-être l’impasse ?
Si l’on veut définir et interroger en même temps le projet autobiographique, il faut lire l’étymologie à l’envers : c’est la tentative mise en œuvre par un individu d’écrire l’histoire de sa vie pour appréhender son individualité singulière, désignée par le pronom réfléchi : « moi ».
Tentative n’est-elle que tentation ?
La définition problématique de l’autobiographie, à laquelle nous nous sommes arrêtés, dépasse largement le champ littéraire, pourvu que l’on restitue à l’écriture son sens premier de graphie, d’inscription, de trace inscrite dans la matière.
Il n’est que de penser aux autoportraits, dont les éclairs traversent l’histoire de la peinture : l’inspiration des peintres est hantée par ces autoportraits, que chacun d’eux multiplie, révélant l’exigence d’unité qui anime la quête de soi.
Bien plus prosaïquement, consultons ces albums des photos de famille, où, à travers la trace des liens qui l’unissent à ses proches, chacun espère voir se dessiner son profil, se fixer son image et pérenniser sa présence.
Dans un autre domaine – public -, celui qui ne peut rien transmettre, telle cette vedette à ses admirateurs, leur laisse un autographe.
Qui d’entre nous n’a pas rêvé d’inscrire dans la pierre d’une stèle les quelques mots seulement d’une phrase , d’un vers, d’un aphorisme, qui tiennent du silence mortel leur pouvoir de dire qui nous sommes.
L’épitaphe est peut-être l’autobiographie par excellence : elle réunit la perspective référentielle et l’abolition du sujet.
Dans les épitaphes que pratiquent les poètes, sur le mode du tombeau biographique, le narrateur se situe dans un post-mortem imaginaire où le passé se projette dans un présent éternel.
Celui qui n’est pas poète, qui ne sait rien laisser, on inscrira son nom, précédé du Ci-git, les dates de sa naissance et de sa mort, seules traces de sa vie.
Le champ sémantique de l’autobiographie désigne un espace de la vie humaine – personnelle ou collective - où, à certains moments de crise, l’individualité est en question.
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le champ littéraire
Le passage du champ sémantique au champ littéraire n’est rien moins que l’énigme de l’avènement de la littérature. On pourrait dire ici, (car il n’est pas besoin d’en dire davantage) que la littérature naît à partir du moment où l’écriture cesse d’être la manifestation primordiale par quoi l’homme (au sens collectif de l’espèce humaine) inscrit hors de lui le vécu de sa présence au monde, pour devenir le privilège d’un seul, - qu’on le nomme mage, poète ou écrivain -, qui est en charge de transformer le vécu en récit pour transmettre un message. C’est cette transformation que la linguistique a désignée comme le passage du synchronique, qui est figuration de la situation vécue, au diachronique qui écrit dans le temps ce qui était inscrit dans l’espace.
La vocation de cet homme nouveau qu’est l’écrivain, c’est de tenter par l’écriture de combler l’écart qui le sépare de lui-même à travers la conscience qu’il prend de sa vie.
Entreprise sans doute vouée à l’échec et quête sans fin : Non pas, comme le voudrait une certaine métaphysique, (que nous explorerons avec l’auto biographie mystique), parce que l’homme est originellement séparé de l’Etre, mais, peut-être, parce que cette vie, qu’il appréhende comme la sienne dans la lumière d’un cogito, ne lui appartient pas comme un bien propre, tant il est vrai qu’elle est tout entière constituée de l’infinie richesse de ses rapports avec le monde.
Pour accomplir cette tâche, l’autobiographe s’emploie à répondre aux trois instances qui s’imposent à la « réflexion » de l’homme à partir de la conscience qu’il prend de lui-même et de sa vie singulière.
1) Le plus court chemin est celui de la vérité : Ne suis-je pas transparent à moi-même si je fais le vœu d’avouer aux autres tout ce que je sais de ma vie ?
L’autobiographie développe d’abord ce pacte de sincérité.
Mais, celui qui s’adresse aux autres pour dire ce qu’il est, n’est-il pas menacé du Mentir ? Le récit de ma vie risque bien de n’être qu’un « romansonge ».
2) Il faut aller droit au but lorsqu’on veut se saisir de son être, et, mettant entre parenthèses le regard d’autrui, il faut être son propre miroir : L’autobiographie semble ne devoir s’accomplir que sous la forme de l’autoportrait.
Mais, peut-on se peindre autrement que sous l’angle oblique du regard ?
Nous voici condamnés à multiplier les profils, sans que l’on puisse jamais saisir l’unité du visage. A la fin du compte, ne faut-il pas imaginer la face que l’on ne peut voir ; ne faut-il pas unir par l’imaginaire la multiplicité des profils ?
Dès lors, l’autoportrait ne s’accomplit que sous la forme d’une auto-fiction.
3) L’autobiographie emprunte une troisième voie.Pour que se dessine en creux la singularité de notre être, il faudrait pouvoir tout dire ( selon les termes de Nathalie Sarraute) de ce foisonnement innombrable de sensations, d’images, de sentiments, de souvenirs, d’impulsions, de petits actes larvés, qui se bousculent aux portes de la conscience et de ces vastes régions encore à peine défrichées de l’inconscient,.
Mais, cet infini secret de notre vie que l’on voudrait dire, comment l’écrire ?
Jamais les traces que l’on peut inscrire ne pourront rejoindre cette totalité inachevée en quoi consiste notre vie singulière. L’être que l’on veut saisir éclate en morceaux d’un puzzle, que l’on ne peut reconstruire ; il s’étoile en un visage fragmenté !
Les trois étapes de notre enquête suivront ces trois voies de l’autobiographie.
Si le champ littéraire est la « transformation » de la quête d’identité en écriture de soi, plurielles sont les formes de cette écriture : Fragments, journaux intimes, correspondances, mémoires, à l’intérieur du champ littéraire peut-on définir l’autobiographie ?
Aucun critère purement linguistique ne semble pertinent. Rien ne distingue a priori autobiographie et roman à la première personne. Le je n’a de référence actuelle qu’à l’intérieur du discours : il renvoie à l’énonciateur, que celui-ci soit fictif ou réel .Le je n’est d’ailleurs nullement la marque exclusive de l’autobiographie : le tu (Autobiographie de Federico Sánchez, Jorge Semprun, 1978) aussi bien que le il (Frêle Bruit de Michel Leiris, 1976 ; Roland Barthes par Roland Barthes, 1975) sont des figures d’énonciation que l’autobiographe utilise pour insister, par des effets de distanciation, sur la fiction du sujet,
Recourir à la définition de P. Lejeune, (Le Pacte autobiographique), « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité », serait désigner moins une entreprise qu’un genre, avec le risque de se couper des genres voisins : mémoires, biographie, journal intime, autoportrait, essai.
Il conviendrait donc de s’en tenir à la garantie formelle de l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage, attestée par la signature, le nom ou le pseudonyme. On appellera « pacte autobiographique » l’affirmation dans le texte, voire dans ses marges (sous-titre, préface, interviews) de cette identité, quelle que soit l’opinion que le lecteur puisse avoir sur la vérité ou la réalité des énoncés : « Le lecteur pourra chicaner sur la ressemblance, mais jamais sur l’identité » (P. Lejeune, Le Pacte autobiographique). Par l’intervention du nom propre, l’autobiographie affirmerait sa nature essentiellement référentielle et contractuelle, et imposerait un mode de lecture distinct de celui qu’impose le « pacte romanesque », ou « fantasmatique ».
Cette définition présente l’avantage de permettre la constitution d’un corpus restreint. Mais, rien n’interdit au lecteur de rompre le pacte en dénonçant la fiction ou la mauvaise foi.
Précédée d’un je dis que, l’énonciation vacille. Quelle sera alors son origine, son point d’ancrage ? Loin de se fonder sur l’identité auteur/narrateur/personnage, l’autobiographie ne prend-elle pas plutôt pour origine l’impossibilité même de cette identité, le fading de ces instances ? Peut-on enfin confondre la signature et le signataire ? La signature est-elle une garantie du texte si elle n’est elle-même qu’un effet du texte ?
I. Le parti pris de sincérité
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J.J.Rousseau : Les confessions
Si l’on veut un fondateur, ce sera Rousseau , non parce qu’il a raconté tout (il en est loin), mais parce qu’il dit qu’il le fait. Les premières lignes des Confessions assignent au lecteur médusé la place de celui à qui l’on annonce l’objet du discours, qui est ma vie, pour mieux le prendre dans la rhétorique de cette annonce même. Témoin et voyeur, le lecteur subit l’effet d’intimidation d’un je dis la vérité qui dissimule (mal) un je dis que je dis la vérité. Me voici lecteur confronté à la présence d’un sujet se livrant tout entier dans ce je qui se donne comme garantie de la vérité qu’il dit, vérité qui n’a elle-même d’autre garantie que sa graphie. L’autobiographie ne se fonde pas ici sur un pacte qui lui serait antérieur : elle entend être, comme énonciation, ce pacte lui-même.
On ne peut comprendre ce projet qu’en rappelant ce qui constitue l’expérience fondamentale de J.J.Rousseau en ce milieu du XVIIIè siècle. C’est ce qu’il désigne lui-même comme l’aliénation : « L’homme est hors de lui, étranger à lui-même[ il n’est rien d’autre que] ce que les autres pensent de lui ; il ne vit pas en lui-même mais hors de lui. Et ce qu’il paraît l’arrache à lui-même ».
Toute l’œuvre de J.J.Rousseau depuis l’Emile en passant par la Nouvelle Héloïse et jusqu’au Contrat social consiste à montrer comment on peut mettre fin à l’aliénation en réconciliant l’homme avec lui-même, en lui permettant de retrouver une unité telle qu’elle pouvait exister dans l’état de nature, « qui peut-être n’a jamais existé », où l’homme coïncidait avec lui-même.
Toute la démarche des Confessions a pour but de montrer qu’il existe en ce monde au moins un homme qui soit en accord avec sa nature. Tel est le sens du pacte de sincérité qu’il se propose de mettre en œuvre. Et voilà pourquoi il fera état non seulement de ses bonnes actions mais aussi de ses fautes, apportant la preuve qu’un individu peut vivre parmi les autres sans être prisonnier de l’image qu’il veut donner de lui-même.
Nous rappelons deux exemples de ces fautes :
- le plaisir coupable qu’il ressentit, enfant tandis que mademoiselle Lemercier lui administrait la fessée.
- Le vol d’un ruban qu’il dissimula en laissant accuser une servante.
Cette démarche ne manque pas de transformer l’autobiographie en une opération d’aveu, en une confession. Et dès lors le lecteur est contraint de lui-même rompre le pacte de sincérité que veut mettre en œuvre le projet autobiographique ; il ne peut s’empêcher de comprendre les Confessions comme une immense entreprise de justification.
Il ne reste du pacte autobiographique qu’une rhétorique de l’énonciation.
Ce livre fondateur de l’autobiographie nous montre qu’à l’orée de toute autobiographie selon la tradition, il y a l’assurance d’un je m’exprime qui tire sa force persuasive de l’affirmation de l’identité du sujet qui reste inchangée à travers le discours, parce qu’il a, comme le dit Foucault, la forme figée du moi » (L’Ordre du discours).
L’autobiographie est ce discours de l’auteur, qui tente d’abolir l’écart inquiétant qui sépare l’ipséité ( la manifestation de soi) de l’identité rassurante d’un moi à travers la narration de sa vie convertie en une réalité coïncidant avec elle-même, en une histoire pour ainsi achevée, comme si rien ne pouvait plus advenir qui mît en cause l’image que j’ai tracée de moi..
S’il est vrai que, ma vie durant, je ne « suis pour moi que pour autrui », s’il est vrai que je n’existe qu’ « hors de moi », à travers l’image que les autres possèdent de mon être ( m’arrachant à moi-même jusqu’à me transformer en un étranger pour moi)), est-il d’autre moyen d’échapper à cette aliénation que de forger moi-même cette image que détiendront les autres, quand les jeux seront faits.
Sartre, dont toute la réflexion philosophique consiste à comprendre l’existence comme aliénation – dépossession de soi par autrui -, met délibérément en œuvre cette stratégie : c’est l’écriture des Mots.
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J. P. Sartre : les Mots
Le projet de Sartre se présente comme un récit autobiographique : il s’agit en effet de la narration d’une tranche de sa vie comprise entre les années 1909 et 1916. Cette période va de l’enfance – les premiers souvenirs évoquent ses quatre ans – au début de l’adolescence : En 1916, Sartre a 11 ans.
Mais, le véritable sujet des Mots c’est, comme Sartre l’explique lui-même, la formation de sa personnalité : il s’agit de dire qui il était pour expliquer ce qu’il est devenu.
Rappelons brièvement les circonstances de son enfance :
1) Un enfant qui n’a pas connu son père qui « de temps à autre sans un mot, engrossait sa femme », « engendra quatre enfants par surprise », un géniteur qui « fit un enfant au galop ». Sartre est né sans être voulu, par inadvertance.
Mais, n’est-ce pas le fait de tout homme « d’être là », par hasard, sans raison ?
2) Une enfance dans la famille de ses grands- parents – chez « Karlémani » -,où sa mère, de veuve devenue fille-mère, est comme sa grande sœur. Le petit Poulou, nous explique Sartre, a pour seule compagnie celle des adultes : « jusqu’à dix ans, je restais seul entre un vieillard et deux femmes. » Il a des lectures d’adulte, il vit au-dessus de son âge : « Cet enfant sous séquestre est un faux enfant, un leurre, une sorte d’hologramme animé par les siens. »
Dans ce monde qui l’entoure où tout lui semble fictif, comme une sorte de décor, il s’appréhende lui-même comme « un pur objet » ou un animal domestique : « un chien de salon » ou « un caniche d’adulte », ou mieux encore comme une chose, « une fleur en pot. »
Mais, dès qu’il fait retour sur lui-même, quand il prend conscience de soi, il fait cette expérience décisive : En un mot, écrit il, « je n’étais pas consistant ni permanent (…) j’étais rien : une transparence ineffaçable. » Il a le sentiment de son néant, de sa non-existence : « moi qui n’existait pas encore ».
Telle est la première leçon : « Pour soi » l’homme n’est à proprement parler « rien ».
3) Mais dès lors, comment combler ce vide ?
Sartre décrit alors l’expérience décisive de son enfance : Poulou n’existe que dans la mesure où il joue un rôle. Très vite, il comprend ce que les adultes attendent de lui et il s’y conforme : « on m’adore donc je suis adorable. ». Autrement dit, il ne vit que par et pour le regard des autres : « J’avais appris à me voir par leurs yeux. » Il ne se définit que par la comédie. Il est ancré dans l’art du paraître et de l’illusion ; il est toujours et partout en représentation : avec la bonne, avec le facteur, avec son chien….
Voici la seconde partie de la leçon : personne ne peut « être » sans jouer le rôle de quelqu’un, qui devient son propre rôle.
4) Mais Poulou se montre souvent mauvais acteur. Il se fait grimacier, pasquin, polichinelle, il est « un faux enfant avec un faux panier à salade ». Autrement dit l’enfant n’est pas dupe et il sait qu’il ne joue que de faux beaux rôles pour un public qui lui est acquis, donnant la réponse aux grandes personnes. Il vit dès lors une double vie où l’un est juge de l’autre.
Voici la troisième partie de la leçon : S’il est vrai qu’un homme ne peut être quelqu’un qu’en faisant semblant de l’être, il ne peut jamais se confondre avec le rôle qu’il joue sans être de « mauvaise foi ». Il se dédouble ; et il vit cette double vie dans un étrange malaise.
Dès lors voici la question à laquelle l’autobiographie se propose de répondre : - comment on devient ce que l’on est ?
Là intervient le personnage de son grand-père : Plein de tendresse pour Sartre, il joue avec lui comme un camarade ; mais, en réalité, l’amour pour son petit-fils ne lui sert que de faire valoir. A travers son petit-fils, c’est une image de soi qu’il veut réaliser. Dès lors la vocation du petit Poulou est tracée, il sera « petit-fils d’Alsacien en même temps que français, professeur agrégé de Lettres et écrivain, vengeur de l’Alsace martyre. » Poulou devient ainsi un véritable chargé de mission à la solde de son grand-père.
Voici la conséquence de ce rapport privilégié du petit fils avec son grand-père : Parce que Poulou est le faire-valoir de Charles, il se fait, lui-même, « caniche d’avenir ».
Encore une expérience décisive dans l’élaboration de la réflexion philosophique de Sartre : Un homme peut-il être autre chose que ce que les « autres » attendent de lui : conforme à l’image que les autres se font de lui-même ?
La succession chronologique des rôles est le véritable motif structurant du récit, qui permet à Sartre au travers de sa biographie de comprendre et d’expliquer au lecteur sa « vocation » d’écrivain :
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son premier rôle fut celui de l’enfant sage, qui ne pleure jamais, ne fait pas de bruit, se laisse bichonner. Acteur dont tous les gestes répondent à ce que les adultes attendent de lui.
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son deuxième rôle fut celui du lecteur passionné. Il s’initie au cérémonial qu’il a observé chez son grand-père, prenant les volumes dans la bibliothèque, faisant semblant de les lire ou de les remettre à leur place quand quelqu’un entrait dans la bibliothèque, afin que l’on pût dire : « Mais c’est qu’il aime Corneille ! »
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Son troisième rôle fut celui de l’enfant cultivé. Il laissait croire qu’il avait lu les tragédies les plus célèbres de Corneille alors qu’il s’était contenté d’en lire les résumés ; il prenait des bains de culture pour être à la hauteur « de la comédie de la culture » que lui imposait l’autorité de son grand-père.
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Son dernier rôle fut celui de l’écrivain.
L’initiation à l’écriture est prise en charge par son grand-père – Poulou se fit d’abord versificateur ; initié aux règles de la prosodie par sa mère, il entreprend de réécrire les Fables de La fontaine, embrassant dès ce moment, à ses yeux, la carrière d’écrivain. Mais le résultat frisant le ridicule, il se fit ensuite prosateur. Plagiaire d’abord, il réécrit un récit en images paru dans son illustré préféré le mois précédent.
Puis il écrit pour son plaisir ce qu’il appelle ses romans : par personnage interposé, il s’invente un autre lui-même, diamétralement opposé à celui qu’il était : il se fait tyran, méchant, téméraire, assoiffé de pouvoir. Il se laisse emporter par son imagination.
Et, plus il s’éloigne de la réalité plus il se sent exister : « je ne jouais plus, le menteur trouvait sa vérité dans l’élaboration de ses mensonges. Je suisné de l’écriture : avant elle il n’y avait qu’un jeu de miroirs ; écrivant, j’existais. »
La formation de l’écrivain, minutieusement expliquée, donne tout son sens à l’écriture de l’autobiographie parce qu’elle semble bien répondre à la question : comment Sartre est-il devenu écrivain.
Voici le dernier mot de l’expérience :
« Longtemps j’avais redouté de finir comme j’avais commencé, n’importe où, n’importe comment (…) Ma vocation changea tout (…) Le hasard m’avait fait homme, la générosité me ferait livre » et il ajoute « Pour renaître, il fallait écrire. »
A travers une autobiographie qui se propose d’expliquer la formation de sa personnalité : comment il est devenu ce qu’il est, Sartre nous livre le secret de toute existence humaine :
Comme Poulou, tout homme est « là », jeté au monde, sans raison: C’est à cette condition fondamentale de la présence de l’homme au monde que la philosophie donne le nom de contingence ; ce qui arrive « par hasard ».En l’absence d’un dieu qui l’eut créé à son image, l’homme n’a point de nature : une forme de l’ « humaine condition », comme le voulait l’humanisme de toute notre culture ; il n’a point d’ « essence », qui précéderait et déterminerait son existence. Il lui appartient à lui, et à lui seul, de donner un sens à son existence : ce que Sartre exprime en affirmant que l’homme est condamné à la liberté . Il n’est pas d’autre condition humaine que cette nécessité pour l’homme de devenir ce qu’il « n’est pas ». Sans doute est-ce le « drame » - au sens étymologique » - de l’existence humaine: L’homme est condamné à « agir ».
Mais là est le piège : Etant là, né sans raison, peut-il agir - se proposer un but - autrement que pour se donner une raison d’être, pour justifier sa présence au monde ou, comme l’écrit Sartre dans notre texte, « pour se faire pardonner son existence » ?
Comme il l’avoue, il n’est devenu « écrivain » que pour se sauver, échapper à la contingence qui est au cœur de l’existence. Voilà pourquoi on ne peut pas parler de vocation, mais seulement d’un travail forcené : de fait, un travail interminable, parce que la vie n’a pas de finalité , mais seulement une fin qui est un fiasco : une mort aussi contingente que la naissance ; la vie s’achève par hasard comme elle a commencé !
A la fin du compte, on ne peut faire le bilan. On « est » ce qu’on a voulu qu’après la mort ; donc, on ne l’est jamais pour soi mais seulement pour les autres. La tentative d’être « soi-même », qui est le ressort, le moteur de l’existence – le projet d’être Dieu – peuvent-ils être autre chose qu’un échec ?
C’est le moment de poser la question : Sartre n’a-il écrit cette autobiographie que pour illustrer sa philosophie ?
Si l’on s’en tient à l’analyse qui sous-tend la réflexion philosophique, il faut comprendre la vocation comme le procès par lequel on devient ce que l’on n’est pas : comme le passage du paraître à l’être. Mais cet être on ne l’est jamais vraiment ; on ne l’est qu’après la mort, quand précisément on ne peut plus l’être : autrement dit jamais pour soi mais pour autrui.
Ecrivain, Sartre ne le sera que pour la postérité.
L’autobiographie a, semble-t-il, manqué son but s’il s’agissait pour l’auteur de saisir son être, par l’intermédiaire d’un récit expliquant sa vocation, puisque, à la fin du compte, comme l’écrit Sartre dans L’Etre et le Néant, « l’être nous glisse entre les doigts. »
Aussi s’agit-il de tout autre chose dans cet exercice littéraire, qui est un exercice de style. Ce n’est pas un hasard si Sartre, dans ce récit, s’emploie à écrire comme il ne fait jamais dans ses romans : Il s’agit de paraître maintenant ce qu’il ne sera que plus tard, quand les jeux seront faits : pour les autres.
S’il est vrai que l’existence veut qu’on ne soit jamais que ce que l’on paraît, ne peut inverser les choses ? Ne suffit-il pas pour être, à force de foi et de travail acharné, de paraître ce que l’on n’est pas.
Voici l’aveu : « jamais je ne me suis cru l’heureux propriétaire “d’un talent” : ma seule affaire était de me sauver – rien dans les mains, rien dans les poches – par le travail et par la foi. »
Sartre décrit ce qu’il est comme s’il était par-delà la mort, comme si les jeux étaient faits. Comme les auteurs qu’il a rencontrés dans la bibliothèque de son grand-père, le voici métamorphosé en livre : « Moi : vingt-cinq tomes (…) Mes os sont de cuir et de carton, ma chair parcheminée sent la colle et le champignon… on me lit, je saute aux yeux ; on me parle, je suis dans toutes les bouches (…) je n’existe plus nulle part, je suis, enfin ! je suis partout. »
Comme dans sa vie Sartre a sans doute exorcisé l’angoisse : celle-là même qui constitue le thème de sa philosophie, par un immense, un épuisant travail multiforme d’écrivain, cet exercice littéraire est une tentative d’échapper à la quête de soi par l’écriture.
Ce qui apparaît comme une autobiographie est en fait une auto-fiction.
C’est cette auto-fiction que Serge Doubrovski, disciple de l’existentialisme, va mettre en œuvre délibérément
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L’autofiction : Serge Doubrovski
L’œuvre de Serge Doubrovsky (né à Paris en 1928) fera date dans l’histoire de l’écriture du « je » ; il a renouvelé les enjeux de la littérature autobiographique au fil des textes qu’il a publiés depuis la fin des années 1960, à un rythme patient et régulier : La Dispersion (1969), Fils (1977), Un amour de soi (1982), La Vie l’instant (1985), Le Livre brisé (1989), L’Après-vivre (1994).
Ce fils d’immigré juif et sa famille portèrent l’étoile jaune, faillirent être arrêtés et vécurent cachés pendant la seconde moitié de la guerre. Cette expérience fondatrice de l’angoisse et de l’humiliation, le rapport passionnel avec une mère aimante-étouffante ont fait de lui un être au narcissisme impérieux oscillant entre la dépréciation de soi et la tentation de la dévoration de l’autre (les diverses femmes qui se trouvent à ses côtés), entre le repli sur soi et une volonté conquérante de séduire par son verbe.
Le Livre brisé (les deux tiers du récit) relate de façon crue une histoire d’enfer conjugal qui se brise avec la mort presque suicidaire de sa femme.
Cette œuvre-vie s’attache à signifier la dispersion et la brisure qui sont à l’origine même de l’histoire de Serge Doubrovsky, à travers une scénographie qui fait appel à toutes les ressources du langage et de l’écriture.
Cette scénographie d’une vie se présente donc comme une œuvre de littérature pure.
Un des tours de force de Serge Doubrovsky est d’avoir su inventer une écriture du corps et de la pulsion fondée sur le jaillissement – formellement très oralisé – du verbe sous sa plume (parfois dans un staccato très marqué, parfois détruisant toute ponctuation, parfois usant de façon savante de l’alternance des blancs et des divers caractères typographiques). Alors que le corps (tourmenté) et la sexualité (inquiète et prédatrice) sont sans cesse mis en scène, les voici devenus faits de langage dans cette écriture tout en verve et en alacrité, en collisions de signifiants, en rebonds sur des jeux de phonèmes, allitérations, assonances, dissonances, écriture concrète, comme on dit musique ».
Le mimétisme de l’écriture confie « le langage d’une aventure à l’aventure du langage » pour faire écho joyeusement dans le jeu des mots et des sons à l’euphorie du décodage de ce qui fut naguère le grand secret.
Si les faits qu’il relate sont, sincérité oblige, « strictement réels », leur montage et leur mise en scène (raccourcis de temps, par exemple) relèvent de l’invention narrative. Il est ainsi le père de la notion d’autofiction.
Cet héritier direct de Rousseau a repoussé, provocatoirement et magistralement, les bornes de la littérature de l’aveu.
Il éprouve rage et délices à dénuder et à se dénuder ; mais cette mise à nu du corps ou des impulsions mal avouables ne prend sens qu’à travers le combat avec le voile des mots et des phrases.
Cet exhibitionnisme transgressif n’est qu’un moyen de poser de façon plus aiguë et tranchante la question même des pouvoirs de la littérature.
L’autobiographie, comme le roman et le théâtre de ce temps, met en cause l’aliénation par quoi l’auteur s’identifie au personnage par un effet de distanciation, grâce à un usage métaphorique du langage.
II. La quête de l’identité
Parce que la quête de soi se présente d’abord comme une recherche d’identité, le projet autobiographique prend la forme d’un projet autoportraitiste, dont le trait essentiel est le choix d’une syntaxe thématique et analogique au lieu du récit chronologique.
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Les Essais de Montaigne
Les Essais de Montaigne sont la meilleure illustration de cette démarche : Le projet avoué est de se peindre pour laisser à ses proches et amis une image de soi ; mais, paradoxalement, c’est en se peignant pour autrui que se constitue cette image :
« Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait, livre consubstantiel à son auteur, d’une occupation propre, membre de ma vie ; non d’une occupation et fin tierce et étrangère comme tout autres livres. »
L’image de soi se construit au fur et à mesure de l’écriture, si bien qu’en ce projet on ne peut séparer la vie de l’écriture, ni le livre de la vie.
Même s’il commence par penser l’identité comme conformité à soi, l’autoportraitiste constate qu’il ne pourra jamais que consigner la diversité, dénombrer ses variances : « Je ne peins pas l’être, écrit Montaigne, je peins le passage. »
L’autoportraitiste cherche à représenter cet irreprésentable, ce mobile, ce passage qu’il est, qu’il n’est pas..
Et, tout se passe comme si celui qui veut se peindre devait emprunter des chemins détournés : l’image de soi ne se dessine qu’à travers les contours de soi.
Ses Essais, précise Montaigne sont des essais de son Jugement. Essai signifiant expérience, il se propose, en jugeant de toutes choses, de nous livrer "son expérience personnelle", non pas pour nous « faire connaître les choses mais soi. »
Dans les deux premiers livres des Essais alternent et se mêlent deux approches, qui dessinent les contours du moi : D’une part la peinture de ses particularités physiques, des facultés de son esprit et de son coeur, de sa famille et de son institution, de son château et de ses amis, de ses goûts littéraires et de ses prédilections ; d’autre part l’exercice de son jugement à tout propos et occasion où il exprime ses opinions et croyances : les exemples et les hommes qu'il admire, les leçons (lectures) qui l'enthousiasment, la sagesse qu'il en retire.
Telle est la leçon secrète de l’autoportrait : L’image que l’on veut peindre, l’identité qu’on se propose de révéler ( à soi-même en même temps qu’aux autres) n’est que l’unité jamais achevée, peut-être irréalisable d’un puzzle : elle se compose de fragments, hétérogènes, étrangers les uns aux autres : Ce sont aussi bien des lieux familiers, des anomalies de traits ou de caractère, des usages ou croyances, que tout un corpus textuel ( citations et maximes) et culturels ( opinions et lectures). .
C’est dans la fragmentation, l’addition, la relation métaphorique ou métonymique que se constitue le portrait, bien loin de la transparence à soi que visait l’autobiographie.
2) La vie d’Henri Brulard ( Stendhal)
De l’égotisme à l’autobiographie
L’écrivain, à travers les héros de ses romans (Fabrice Del Dongo ou Julien Sorel), a développé un individualisme qui, loin d’être un repli sur soi, a exalté l’énergie du moi, - ce qu’on a appelé un « égotisme », qui conçoit la vie comme la réalisation de soi.
A l’âge de cinquante ans, consul de France à Civita vecchia, Stendhal entreprend une quête de soi si dévorante qu’après cinq mois de travail il n’avait abordé que son enfance et son adolescence : c’est La Vie de Henry Brulard.
L’entreprise aboutit à l’abandon du manuscrit et le livre ne fut publié pour la première fois qu’en 1890.
La singulière ambition du propos de Stendhal apparaît dès le début, après le célèbre panorama de Rome sur lequel s’ouvre le livre : « Je vais avoir cinquante ans, il serait bien temps de me connaître. Qu’ai-je été ? que suis-je ? En vérité, je serais bien embarrassé de le dire. »
Le ton est celui de Montaigne ou du Rousseau des Confessions et annonce une exigence spirituelle qui sera celle d’un Michel Leiris dans L’Âge d’homme. L’égotiste cède ainsi le pas à l’authentique autobiographe qui cherche moins à se raconter qu’à en savoir plus long sur lui-même.
Le thème
L’entreprise rejoint également par ses thèmes la modernité littéraire : pour Stendhal le père apparaît comme un « adulte encombrant ». Il est d’abord un obstacle entre le jeune Henri et sa mère, l’adorable Henriette Gagnon : « [...] j’étais amoureux de ma mère [...] je voulais [la] couvrir de baisers et qu’il n’y eût pas de vêtements [...] J’abhorrais mon père quand il venait interrompre mes baisers. ».
Ces amours enfantines connaissent une fin brutale avec la mort d’Henriette : Henri n’a pas huit ans. L’enfant révolté qui s’enthousiasme pour les progrès de la Révolution française, se retrouve prisonnier de Grenoble, ville haïe, et d’une chaîne de tyrans domestiques et dévots : son précepteur, l’abbé Raillane, sa tante Séraphie – dont la mort est l’une de ses plus grandes joies – et sa jeune sœur Zénaïde, la rapporteuse. Il trouvera cependant une âme toujours accordée à ses vues en la personne de sa sœur Pauline, et sa vraie famille « du côté Gagnon », dans la belle maison du grand-père maternel sur la place Grenette, qui prolongeront de manière durable l’effet lumineux de la présence maternelle. Le père fera toujours l’objet d’une détestation ardente: les rares efforts du père ou du fils se soldent au mieux par des malentendus et le plus souvent, du côté du futur écrivain, gamin au « caractère atroce », par une révolte accrue contre l’hypocrisie et le conformisme.
« C’est là ce qu’il faut lire d’abord dans Brulard. Le déni enfantin de la filiation repose sur le déni d’être enfant, l’enfant d’un père » (Michel Crouzet). Le refus du patronyme chez celui qui, entre autres et très nombreux pseudonymes, s’appellera Stendhal, se fonde ainsi sur une revendication de la bâtardise et du choix de ses parents (et de ses maîtres). Il est aisé de rattacher ce trait de caractère à la psychologie des héros stendhaliens, à commencer par Julien Sorel. Se poser en s’opposant devient une seconde nature pour un écrivain encore en devenir dont la méfiance à l’égard de toute « éducation » n’a d’égale que la confiance en soi ou, plus exactement, la croyance au fait que l’on peut naître de soi-même.
La portée de l’autobiographie
Le regard rétrospectif de l’écrivain ne cherche pas à décrire ou à justifier un trajet ou une étape de sa vie pour atteindre à une image de soi., mais bien parcourir le passé pour se le remémorer, le revivre tel qu’il fut, en retrouvant les circonstances, les personnages et ses propres sentiments, tels qu’ils existent dans son souvenir. : Un travail d’anamnèse.
« Je ne puis voir la physionomie des choses , je n’ai que ma mémoire d’enfant, je vois des images et je ne vois la physionomie des choses que par le souvenir de l’effet qu’elles produisirent sur moi. »
C’est ainsi qu’il commence tous les épisodes de cette anamnèse par une description des lieux, non pas sous forme de récits, mais de croquis qui ressemblent à des dessins d’enfant.
La précision et la minutie du détail jouent ici un rôle considérable : « Il faut narrer, et j’écris des considérations sur des événements bien petits, mais qui, précisément à cause de leur taille microscopique, ont besoin d’être contés très distinctement. »
Quête infinie, travail inachevable.
Mais, voici ce qui doit attirer notre attention : au cours de la narration, comme si la minutie des descriptions faisait obstacle, il diffère sans cesse le récit des évènements importants, notamment celui de la mort de sa mère. Tout se passe comme s’il était incapable de mettre à jour les évènements – les drames – qui ont constitué sa personnalité : le contenu latent qui a déterminé son existence et sa personnalité.
Parvenu à l’âge de cinquante ans, il éprouve le besoin de se connaître et il perçoit en même temps que cette connaissance ne pourra s’opérer qu’en remontant jusqu’à son enfance. Mais, alors qu’il tente de revivre les scènes de son enfance, il se heurte à un obstacle : le point paroxystique, orgastique du souvenir lui échappe toujours.
Sont différés les drames qui se situent en profondeur, là où la réalité devient insaisissable, là où le souvenir se referme et recule dans un vécu indéchiffrable.
C’est de cette alternance de manques et de retards que naît la tension de l’œuvre.
Tout se passe comme si l’écriture - l’art de l’écriture – venait combler l’écart qui sépare l’adulte de son enfance « interdite ».
Cette autobiographie est comme l’expression d’une auto-analyse impossible.
« Qu’ai-je été, que suis-je, en vérité je serais bien embarrassé de le dire. » C’est précisément la prégnance des « je » et des « moi » qui fait obstacle à la sincérité, mais aussi à l’écriture même.
L’autobiographie stendhalienne trouve son accomplissement idéal dans la pseudonymie : le pseudonyme fait le vide, réserve la place de l’imaginaire, signalant ainsi toute la différence entre celui qui écrit sous son nom et celui qui, écrivant hors de son nom, n’en soussigne que la fiction.
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Michel Leiris : L’âge d’homme
La participation de Michel Leiris au mouvement surréaliste, auprès duquel il apprend la poésie des rêves, puis sa carrière d’ethnographe, où il explore la diversité des cultures, reflet de la vie même, le conduisaient naturellement au projet autobiographique :
Comment doter de sens ce qui est le fruit du hasard ? Comment renouer les fils de sa propre vie ? Comment rendre nécessaire le désordre d’une vie ?
Répondre à ces questions de l’autobiographie, telle est l’entreprise conduite par Michel Leiris, qui le mènera à l’écriture de L’Âge d’homme puis de La Règle du jeu.
Entreprise qu’il sait dès l’avance vouée à l’inachèvement et à la déception.
Une entreprise d’exorcisme
La psychanalyse entreprise par Michel Leiris avec Adrien Borel à la fin de 1929 a sans doute contribué à libérer son écriture. Il s’est senti autorisé à suivre son inclination pour la confession. Il a éprouvé la nécessité de « rassembler les vestiges de la métaphysique de son enfance ». Secrétaire de rédaction de la revue Documents, il a découvert dans le cadre de son travail deux tableaux de Cranach, Lucrèce et Judith, images particulièrement frappantes de l’opposition entre « la femme qui tue et la femme qui se tue », entre la terreur et la pitié, symboles de la dualité qui gouverne ses émotions sexuelles. Il a élaboré en 1930 un premier texte Lucrèce, Judith et Holopherne, souvenirs destinés à une collection de livres érotiques dirigée par Georges Bataille et qui ne paraîtra jamais.
En 1939, L’Âge d’homme constitue un pas décisif vers cette vérité autobiographique. La prière d’insérer rédigé par Michel Leiris décrit son entreprise comme une catharsis : il envisage l’écriture comme un acte qui libère des passions par la confession. Il pose en principe la nécessité de tout dire et ainsi « d’introduire ne fût-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans une œuvre littéraire ». La corrida, pour Michel Leiris, est un rituel sacrificiel et un spectacle total où le tragique de la vie et de la mort se trouve directement mis en jeu dans l’arène
Un auto-portrait ?
L’Age d’homme se présente d’abord comme un autoportrait sans concession de lui-même à cet âge de trente-quatre ans qu’il atteint en achevant son livre. Il se situe au présent : « Mes yeux sont bruns, avec le bord des paupières habituellement enflammé ; mon teint est coloré ; j’ai honte d’une fâcheuse tendance aux rougeurs et à la peau luisante. Mes mains sont maigres, assez velues, avec des veines très dessinées ; mes deux majeurs, incurvés vers le bout, doivent dénoter quelque chose d’assez faible ou d’assez fuyant dans mon caractère. » Les circonstances qui jalonnent cette quête du passé sont aussi importantes que les réminiscences elles-mêmes. Le livre se construit dans une perpétuelle confrontation entre les souvenirs et leurs multiples associations et résonances dont l’autobiographe suit scrupuleusement les moindres détours jusqu’à la description minutieuse des plus petits détails des images d’Épinal, des scènes théâtrales, des allégories et des mythes qui nourrissent la mémoire.
Renouvellement du genre autobiographique
L’auteur manifeste une particulière obstination à établir des relations entre les fiches qui regroupent par thèmes les souvenirs significatifs, comme autant de chapitres, sans renoncer pour autant à démonter les mécanismes complexes qui le conduisent à devenir le « jouet des événements ». Leiris compare ce livre à un photomontage, soit à une œuvre en apparence composée à partir des éléments les plus hétéroclites, mais dont la simple juxtaposition finit par mettre au jour des indices essentiels.
Il suit un parcours chronologique, privilégiant les souvenirs d’enfance mais aussi la description d’un érotisme où l’être désiré tend à se transformer en objet sacré, mixte de répulsion et de fascination : Ainsi la double figure de Judith et de Lucrèce peintes par Cranach est-elle l’axe principal à partir duquel s’ordonne et se déploie son univers érotique. Il conduit le récit jusqu’à cet âge d’homme qu’il atteint peut-être à vingt et un ans en 1922, peut-être lors de son mariage en 1926, peut-être en 1935 en achevant ce livre.
Mais, l’entreprise reste ouverte et se révèle inépuisable. Les fiches de L’Âge d’homme marquent le point de départ des fichiers qui serviront de matériau aux quatre volumes de « La Règle du jeu » (Biffures, 1948 ; Fourbis, 1955 ; Fibrilles, 1966, Frêle Bruit, 1976). L’écriture autobiographique de Leiris se poursuivra jusque deux ans avant sa mort (A cor et à cri, 1978).
La structure parcellaire de L’Âge d’homme, en même temps qu’ordonnée selon une certaine rigueur chronologique, est un peu celle qui permet de voir se relier l’une à l’autre les pièces exposées dans un musée, en un mouvement d’intensification qui s’accroît à chaque étape. Un tel enrichissement du sens tient au choix fait par l’auteur de traiter les faits racontés non sous le simple jour du récit d’enfance, mais bien comme une véritable mythologie.
Dans le texte essentiel que constitue De la littérature considérée comme une tauromachie, et qui allait servir de préface à L’Âge d’homme, Michel Leiris, proche en cela de Georges Bataille, parle de la vanité d’une œuvre écrite sans conséquence véritable pour soi et pour les autres. Il faut donc que le livre perde toute gratuité pour acquérir un caractère de nécessité absolument contraignant. À travers une telle probité se découvre une autre originalité de L’Âge d’homme, à savoir l’attention de son auteur non seulement à narrer un fait mais à observer comment il se révèle au fil de l’écriture et touche peu à peu au symbole. Transformation poétique du donné qui rejoint le libre mouvement des associations, par exemple à partir de l’image du corps blessé ou mutilé.
Une telle démarche ne met pas seulement en jeu la vérité foncière du souvenir, mais aussi la recherche d’un langage fondateur (dont toutes les dimensions, phonétiques et sémantiques seraient présentes au cœur du livre) pour donner forme à ce qui jusqu’alors avait pu être tu ou masqué.
Une fois achevé L’Âge d’homme, un problème se posait : ce livre n’avait-il été qu’une catharsis salutaire délivrant l’auteur de ses obsessions, ou lui permettait-il de replacer ces mêmes obsessions dans le cadre du roman ou du poème ? En fait, il semble bien que Michel Leiris reconnut très vite la nécessité de l’approfondissement du projet initial et, en conséquence, celle de l’affinement des méthodes d’investigation employées jusqu’alors.
Dans les quatre volumes de La Règle du jeu (Biffures, 1948 ; Fourbis, 1955 ; Fibrilles, 1966 ; Frêle Bruit, 1976) dont la rédaction s’étend sur plus de trente ans, c’est une image constamment retouchée que nous donne de lui Michel Leiris, en procédant moins par unification que par ramification. Cette mise en présence d’éléments apparemment disparates évoque dans un premier temps le surréalisme. Plus profondément, elle peut être mise en relation avec ce qu’écrit Claude Lévi-Strauss de la pensée mythique, qui élabore « des ensembles structurés, non pas directement avec d’autres ensembles structurés, mais en utilisant des résidus et des débris d’événements, [...] des bribes et des morceaux, témoins fossiles de l’histoire d’un individu ou d’une société » (La Pensée sauvage).
L’arbitraire apparent de cette activité résiduelle se trouve canalisée par l’insistance du « je » à se réfléchir dans et par l’écriture, laquelle est avant tout effet de miroitement: s’il s’y laisse entrevoir, le moi ne se consolide pas sous nos yeux, mais passe d’une réalité à l’autre sans jamais s’y fixer. Sans doute la vérité de toute autobiographie réside-t-elle d’abord dans le rapport à la mort qu’elle instaure et dans la manière dont elle met en lumière sa propre précarité. De là naît le scrupule, désir inlassable de vérifier et de compléter, donc de modifier, en revenant sur ce qui a été dit, le temps propre de l’œuvre.
Leiris rejoint ainsi la réflexion de Georges Bataille : L’œuvre a partie liée avec la mort , parce que, comme la vie qu’elle voudrait « comprendre », elle n’a pas de fin.
En cette démarche de l’autobiographie, ne faudrait-il pas pour appréhender la singularité d’un être au travers de l’histoire de sa vie, pouvoir « tout » dire ?
III. L’auto-écriture : pouvoir tout dire
1) Roland Barthes par Roland Barthes, Roland Barthes, 1975.
Publié en 1975, Roland Barthes par Roland Barthes doit son origine à l’idée d’un éditeur qui propose à Barthes (1915-1980 : Directeur de recherches à l’École pratique des hautes études, bientôt professeur au Collège de France, auteur d’une douzaine de livres savants) d’écrire un volume consacré... à lui-même.
Cette invitation tient un peu du canular. « Je est un autre »
À sa sortie, le livre est vu comme un exercice ludique et une sorte de gag.
Le livre commence par une iconographie, dotée d’une valeur informative égale à celle du texte. C’est sur un petit album de photographies, assorties de commentaires, que s’ouvre l’ouvrage. Photos de la mère d’abord, Henriette née Binger, prise à Biscarosse en 1932, qui apparaît dès la deuxième page ; puis du père, Louis, officier de marine mort en 1916 dans un combat naval, des aïeux, des maisons et des jardins d’enfance, des rues de Bayonne avant-guerre et des rives de l’Adour ; enfin celles de l’auteur lui-même, dans ses divers avatars, du nourrisson sur les genoux maternels à l’intellectuel intervenant dans un colloque.
Cette introduction en images peut laisser penser que le livre sera tout entier voué à l’évocation nostalgique du passé.
Un roman sans intrigue
En fait, dès que le texte commence, cette dimension exclusivement rétrospective disparaît. Roland Barthes par Roland Barthes, en effet, n’est pas une autobiographie, c’est un roman, mais un roman dont on aurait supprimé l’intrigue, le décor et les personnages – à l’exception du narrateur – pour n’en garder que le « romanesque », soit « un mode de notation, d’investissement, d’intérêt au réel quotidien, aux personnes, à tout ce qui se passe dans la vie ».
C’est ainsi que celui qui dit « je » n’est pas Barthes ou du moins ne l’est qu’en partie (l’auteur se désigne d’ailleurs par d’autres pronoms, le « il » ou le « vous », ou par ses initiales R.B.). C’est un personnage de fiction qui s’étonne, s’interroge, commente, critique, définit, se souvient, analyse ou juge, tout au long d’un monologue intérieur ou d’un journal intime traversé de rêveries et d’obsessions. « L’effort vital de ce livre est de mettre en scène un imaginaire », dit Barthes.
C’est ici l’imaginaire de l’intellect qui fait l’objet de ses investigations au gré de quelques thèmes dominants : le langage, l’écriture, l’idéologie, le politique, l’inconscient mais aussi le corps, le désir, la sensualité ou la répulsion.
Une composition fragmentaire
Pour restituer cette succession rapide d’idées, de souvenirs ou de flashs, Barthes a donc recours à un procédé qu’il affectionne : celui du fragment.
Roland Barthes par Roland Barthes s’organise ainsi en une suite de séquences brèves, précédées d’un titre (ce qui permet de les ranger par ordre alphabétique, sous forme de dictionnaire) et très diverses dans leur statut : tableautins, aphorismes, petits épisodes narratifs que Barthes appelle des dictées ou encore des sortes de « haïkus », cette forme poétique lapidaire, au sens incertain, qui, entre autres éléments de la culture japonaise, fascinait l’auteur.
Ecriture
Admirable duplicité d’un discours où l’on ne sait jamais vraiment qui parle. C’est ce qui explique en partie l’évident bonheur qui enveloppe ce livre ironique, malicieux, extrêmement habile dans l’étagement de ses niveaux d’énonciation et de ses degrés de lecture, mais d’une constante et communicative jubilation.
2) Histoire, Claude Simon, 1967.
Couronné par le prix Médicis, Histoire constitue un tournant dans l’œuvre de Claude Simon (né en 1913) : appartenant au cycle « familial » ouvert par L’Herbe, le roman annonce par sa construction La Bataille de Pharsale et par sa thématique familiale et mémorielle les œuvres de la maturité (L’Acacia, notamment).
Le cadre d’une journée
Histoire s’inscrit dans le cadre d’une journée, que raconte en douze chapitres un narrateur proche de l’auteur. De retour dans la ville et la maison de son enfance, il s’éveille lentement (chap. I) puis se lève et sort. En ville, il rencontre un vieil ami de la famille (chap. II), se rend à la banque (chap. III-IV), déjeune au restaurant (chap. V-VI) puis marche un peu (chap. VII). Il rentre et retrouve une antiquaire venue acheter une commode remplie de souvenirs dont il fait l’inventaire (chap. VIII-IX). À 5 heures, il rend visite à son cousin Paulou (chap. X-XI), puis dîne dans un bar et aperçoit son ami Lambert. Au moment de s’endormir, les souvenirs se bousculent. Le roman se clôt sur une vision fœtale (chap. XII) : « sorte de têtard gélatineux lové sur lui-même avec ses deux énormes yeux sa tête de ver à soie sa bouche sans dents son front cartilagineux d’insecte, moi ?... ».
Tout au long de cette journée ordinaire d’un homme banal, ses sensations, ses réflexions, ses lectures, les images qu’il voit ou les mots qu’il entend mettent en mouvement sa mémoire et font surgir des bribes d’un temps perdu : son enfance, la longue agonie de sa mère, les versions latines, son ami Lambert, sa grand-mère, son oncle Charles et ses cousins Corinne et Paulou, mais aussi la guerre civile espagnole et la Seconde Guerre mondiale, son mariage avec Hélène et le suicide de celle-ci.
D’autres évocations dépassent les souvenirs du narrateur, comme l’adultère de son oncle et le suicide de son épouse, qu’il rapproche de celui d’Hélène, évoquant une fatalité qui pèse sur les couples de la famille. À partir de la collection de cartes postales de sa mère (qui selon Claude Simon est à l’origine de ce roman), il reconstitue l’histoire du couple parental : une indolente jeune noble catalane tombe amoureuse d’un fils de paysans jurassiens devenu officier grâce au sacrifice de ses deux sœurs. Elle l’épouse malgré les réticences de sa famille et lui donne un fils, avant qu’il ne soit tué au début de la Première Guerre mondiale et qu’elle ne finisse rongée par la maladie.
Le désordre de la mémoire
Si la chronologie affichée par Histoire semble dictée par une logique toute classique, l’« histoire » racontée par Simon est avant tout celle du « foisonnant et rigoureux désordre de la mémoire ». Respecter l’unité de temps fermée, tragique, de la journée permet à l’auteur de contester avec d’autant plus de force la continuité du temps linéaire des horloges, remplacée ici par la « discontinuité foudroyante » de la conscience, où la mémoire fait à chaque instant affluer un « magma d’émotions ».
La phrase d’Histoire rend sensible cette irruption continue. Longue, sinueuse, proliférante, elle charrie une multitude de sensations et de détails ; truffée d’incises, de parenthèses, d’ajouts, de corrections, de digressions, rarement balisée par les marques habituelles (liaisons absentes, ponctuation lacunaire, participe présent qui efface les repères temporels), elle est animée par le désir, qui lui confère sa force poignante et lyrique, de transcrire avec exactitude les mouvements de la conscience.
3) Nathalie Sarraute : Enfance
Dans L’ère du soupçon, recueil de ses essais, Nathalie Sarraute développe cette problématique :
« 1- Le lecteur a vu tomber les cloisons étanches qui séparaient les personnages les uns des autres, et le héros de roman devenir une limitation arbitraire, un découpage conventionnel pratiqué sur la trame commune que chacun contient tout entière et qui capte en retient dans ses mailles innombrables tout l’univers.
(…) Les personnages tels que les concevaient les vieux romans (et tout le vieil appareil qui servait à les mettre en valeur) ne parviennent plus à contenir la réalité psychologique actuelle. Au lieu, comme autrefois, de la révéler, ils l’escamotent.
2- Il a vu le temps cesser d’être ce courant rapide qui poussait en avant l’intrigue pour devenir une eau dormante au fond de laquelle s’élabore de lentes et subtiles décompositions.
3- Il a vu nos actes perdre nos mobiles courants et nos significations admises, des sentiments inconnus apparaître et les mieux connus changer d’aspect et de nom.
C’est ainsi qu’il s’est mis à douter que l’objet fabriqué que les romanciers lui proposent puisse receler les richesses de l’objet réel. »
La parole, ici, dévoile l’inauthentique. Comment pourrait-elle écrire des romans, raconter des histoires ? On ment dès qu’on résume en un caractère toute une vie larvaire où se dessinent des mouvements d’abstraction, de répulsion, d’enveloppement, d’absorption.
Il y a un infiniment petit de la vie psychologique qui vaut qu’on lui sacrifie le récit de drames mouvementés.
Nathalie Sarraute nous donne accès à la conscience d’un personnage – la conscience de cette femme, par exemple, qui au début du Planétarium, pénètre dans son appartement. Elle s’attache à suggérer sous les propos superficiels, sous les clichés du langage et les phrases de convention, toute une vie grouillante des fonds de la conscience. C’est le domaine de la sous-conversation.
L’écrivain reprend la parole à la première personne : « Le lecteur n’a pas été long à apercevoir ce qui se dissimule derrière le monologue intérieur : un foisonnement innombrable de sensations, d’images, de sentiments, de souvenirs, d’impulsions, de petits actes larvés, qui se bousculent aux portes de la conscience, s’assemblent en groupes compacts et surgissent tout à coup, se défont aussitôt, se combinent autrement, et réapparaissent sous une nouvelle forme, tandis que continue à se dérouler en nous, pareil au ruban qui s’échappe en crépitant de la fente d’un téléscripteur, le flot ininterrompu des mots. »
« C’est la vie à laquelle, en fin de compte, tout en art se ramène, qui a abandonné des formes autrefois si pleines de promesses et s’est transportée ailleurs. Le lecteur a connu Joyce, Proust et Freud : le ruissellement, que rien au dehors ne permet de déceler, du monologue intérieur, le foisonnement infini de la vie psychologique et les vastes régions encore à peine défrichées de l’inconscient. »
IV. L’autobiographie- vérité
1) ERNAUX ANNIE (1940- ) : le grand jeu de la vérité
Après la publication de trois romans écrits à la première personne, C’est à l’autobiographie qu’elle consacre son travail d’écriture
C’est avec La Place (en 1983) qu’Annie Ernaux a touché un vaste public : innombrables sont les lectrices et les lecteurs qui se sont reconnus dans ce récit qui décrit une acculturation douloureuse, une perte des origines, une rupture surmontée avec la figure du père.
Une nouvelle écriture autobiographique
Ecriture autobiographique rigoureuse et altruiste, loin de tout narcissisme. Sans tomber dans les dérives communautaires (classe sociale, deuxième sexe, prolétariat, petit commerce, illettrisme, école privée et faculté), elle s’objective et s’universalise. Cette universalité procède d’une véridicité jouant sur la litote, l’ellipse et la discrétion.
Les autres récits autobiographiques
Alors que La Place se focalisait sur le père prolétaire, tour à tour aimé, renié, oublié, sauvé dans un écrit de remords et de réparation, Une femme (1988), démarche symétrique de rétroaction et de réparation, fait revivre une mère par les yeux de sa fille, dans une réalité autant sociale qu’affective. Sont décrits ici des parents courageux et aimants, en milieu défavorisé, laissés pour compte d’une modernisation de la France dont la gloire eût un goût amer pour beaucoup. Passion simple (1992), récit quasi contemporain de l’événement, expose une liaison, brève et violente, avec une parole qui dit le désir et la jouissance, et en faisant l’économie de la figure du tiers lésé. Le Journal du dehors (1993), qui n’a pas de telles vertus émouvantes, tend au regard objectif et à l’écriture minimale approfondissant une recherche sociologique et médiologique.
La Honte (1996), en revenant à l’année 1952, dévoile le chaînon manquant de La Place et d’Une femme. Il s’agit d’écrire et de ressaisir un traumatisme psychologique et social, par des moyens étrangers à ceux de la psychanalyse et différents de ceux de la sociologie rigoureuse. En fait ce récit bref prodigue les informations anthropologiques et historiques, car l’efficacité narrative fait d’une histoire simple et vraie un texte de savoir.
Annie Ernaux redonne toutes ses chances à un grand jeu de la vérité, celui de l’écriture littéraire.
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Médiatisation et vulgarisation de l’autobiographique
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Les autobiographies « spontanées »
Dans les années soixante-dix, sous l’influence des sciences humaines, le corpus de l’autobiographie subit en France un véritable éclatement. À l’idéologie du sujet succède celle du récit de vie où les déterminations sociales, géographiques, historiques et politiques semblent l’emporter sur la problématique de la personne.
Les travaux de Jacques Ozouf permettent d’envisager la constitution d’un corpus aussi diversifié dans ses origines (autobiographies d’instituteurs, d’artisans, de commerçants, d’industriels) que dans ses formes : livres de raison, livres de comptes, mémoires de vie privée, correspondances, notices biographiques, curriculum vitae, etc.
2) Les autobiographies « commandées »
Dans le même temps, parallèlement à ces autobiographies « spontanées », se multiplient les récits de vie suscités et guidés par des enquêteurs
Par-delà la fascination pour le « terrain », les « faits de première main », l’oralité, le « vécu », l’ensemble de ces pratiques témoigne de la (bonne) volonté d’avoir accès direct à la réalité sociale par la médiation « immédiate » de la vie individuelle..
Mais, tel est le paradoxe : Ce qui se donne pour du « vécu », c’est toujours la production d’un scénario, d’une fiction discursive socialement codée. La réinscription du discours autobiographique dans le champ social a un effet pervers On peut s’interroger sur la posture autobiographique du sujet, sur les légitimations qu’il cherche, les codes narratifs qu’il reproduit pour y inscrire paradoxalement son originalité. L’introduction du narrateur-enquêteur, voire du nègre, dans le pacte autobiographique, dénonce le caractère nécessairement hétérographique de toute autobiographie ainsi soumise à la loi de l’autre (tout autobiographe étant à cet égard le nègre de lui-même).
V. Le procès de l’autobiographie
1) L’imposture de la personne
La question du nom propre, du qui signe ?, est évidemment au cœur de celle du sujet.
Fernando Pessoa signe d’hétéronymes des hétéro-énonciations dont l’ensemble constitue une auto-hétéro-biographie. Borges s’attache à pervertir systématiquement la relation du nom de Borges au référent qui se désigne comme fiction (voir en particulier L’Aleph, L’Autre, Borges et moi). C’est aussi l’innommable qu’il est qui met l’autobiographe en position intenable. À cet égard, toute l’œuvre de Jean Tardieu (celle aussi de Henri Michaux) peut être lue comme une renonciation ironique à l’autobiographie pour cause de non-première personne du singulier.
Le même jeu de brouillage des instances énonciatives pratiqué par Aragon dans La Mise à mort (1965) a permis à Roland Barthes de déconstruire dans la forme les codes de l’autobiographie. L’alternance des points de vue, la fragmentation, l’utilisation carnavalesque des langages, la bathmologie désignent « la vacance de la personne » (Roland Barthes par Roland Barthes).
Mais ce qui est déconstruit ici est peut-être moins la personne que la représentation du sujet dans le roman traditionnel. Cette utopie du moi ne sera-t-elle pas encore une figure qui assigne ? Moi serait-il autre chose que le nom d’un personnage que l’auteur aurait décidé d’appeler Moi, moins pour le dévoiler que « pour le soustraire à la vue, pour n’avoir ni à le nommer ni à le décrire » ? Et l’autobiographie est-elle autre chose qu’« un corps illimité de propositions sans estampille ni garantie, qui disent quelque chose de Je »
Pourra-t-on accéder à la pure vacance de la situation énonciative ? Et comment décider de la possibilité même d’un espace sans imposture ?
2) L’obstacle de la conscience de soi
La mise en cause de l’authenticité biographique trouve dans Le Miroir qui revient (1984) d’Alain Robbe-Grillet une efficacité plus sûre : la suspicion même y est suspecte. Les effets de réel (dates, souvenirs d’enfance, événements historiques ou privés) font basculer tout autant les lacunes et la déconstruction dans l’immédiateté d’une écriture récapitulative qui laisse entendre que le « moi » est pastiche et à ce titre indécidable. Si l’autobiographie est euphoriquement mise à mal, c’est par référence à la nausée du biographe Roquentin, et plus encore à Sterne ou au Diderot de Jacques le Fataliste : « Ce que tout cela signifie, personne n’en sait rien, pas plus moi que vous, et d’abord qu’est-ce que ça peut vous faire, puisque, de toute façon, je peux inventer n’importe quoi ? » Le référent n’est plus seulement ce qui manque au sujet, mais ce dont le défaut constitue la littérature – c’est-à-dire l’autobiographie.
« Le grand combat de sa vie avec son infini va-et-vient, aucun être humain ne peut l’embrasser d’un seul coup d’œil pour en connaître l’issue et le juger. » Cette remarque de Kafka, le diariste absolu du Journal, marque bien la limite de l’autobiographie pour celui que l’inachèvement de son « moi » entraîne à perte de vue dans le provisoire. Tous les diaristes ont éprouvé la difficulté de ce « moi » ni linéaire, ni historique, ni totalisable, ni communicable, qui sera toujours comme frappé du principe d’incertitude d’Heisenberg : comment mesurer à la fois sa vitesse et sa position ?
La question de l’autobiographie débouche nécessairement sur celle de l’inénarrable de cet ego qui ne mesure que l’intervalle qui l’écarte de soi, la mobilité qui le distrait, l’infinitésimal où s’émiette l’identité.
Michel Leiris note : « J’aligne des phrases, j’accumule des mots et des figures de langage, mais, dans chacune de ces pages, ce qui se prend, c’est toujours l’ombre et non la proie » (Biffures, 1948).
Le narrateur d’Italo Calvino (Si par une nuit d’hiver, 1981) va plus loin encore dans l’aporie : « Comme j’écrirais bien, si je n’étais pas là ! Si entre la feuille blanche et le bouillonnement des mots ou des histoires [...] ne s’interposait l’incommode diaphragme qu’est ma personne ! »
3) Le projet de vivre-écrire
L’œuvre de Roger Laporte (Une vie, 1986) interroge cette « opacité infranchissable » qu’interpose la graphie à celui qui se met pourtant au plus près de « lui-même », pour « seulement écrire, et pourtant de telle sorte que l’ouvrage apporte ou donne lieu à quelque chose d’aussi irrécusable que la vie ».
Mais qui parle ici ? L’homme, l’écrivain, le narrateur, le scripteur ? Ne serait-ce pas finalement l’écart entre eux, ce « non-lieu » qu’occupe « ce terrible logogriphe de l’homme intérieur » (Amiel) ?
VI. La perte d’identité et la genèse de l’autobiographie
L’autobiographie mystique
1) La naissance de l’autobiographie
L’effondrement des cités grecques, puis la désagrégation de l’Empire romain entraînent une modification décisive de la conscience que l’individu prend de lui-même : Là où prenant conscience de soi, il découvrait son identité à l’extérieur de lui-même en sa qualité de citoyen garantissant son autonomie, ou comme sujet d’un Etat ( sous la forme de la République, puis de l’Empire), dont les institutions et le pouvoir préservaient sa liberté privée et assuraient la prospérité de ses entreprises, il apprend maintenant qu’il doit découvrir « en lui-même », le sens de son rapport au monde. C’est un véritable renversement qui s’impose à la réflexion du penseur : ce qui maintenant est premier, quand il fait retour vers soi, ce n’est plus ce monde où il appréhendait les contours de son être ; car, dans cet effondrement du monde, c’est son identité qu’il perd ; c’est « quelque chose » qui le « dépasse » : un être dont ni lui ni personne ne peut dire qui il est , et qui, comme le disait déjà Platon, « transcende toute essence en ancienneté et en puissance ».
2) Les étapes de la méditation de Saint Augustin.
1) Le retour sur soi :
« Je sais que j’existe, que je suis là présentement. Je suis certain de ma présence, ne pouvant jamais être absent de moi-même..Je vis. »
Voici la première certitude : l’appréhension de la conscience comme présence à soi-même, inséparable pour l’homme du fait d’exister.
On a désigné abusivement ce premier moment de la réflexion comme le cogito d’Augustin, sans doute parce que Descartes s’est inspiré de la suite de la méditation.
Mais, dans le retour vers soi mis en œuvre par Saint Augustin, ce que l’on appréhende en premier lieu, loin d’être notre rapport avec une quelconque réalité hors de nous, c’est notre propre existence : celle de cet être que nous sommes, qui souffre, qui aime, qui pense et qui doute ; en un mot cet être qui vit : « Je me sais donc vivre. Que je dorme, que je veille, que je doute, que je me souvienne, que j’aime : une même vie anime tout ce qui se passe en moi(,-une vie qui est la mienne-). Je vis, et puis-je douter encore que je veuille vivre ? Je veux vivre, j’aime la vie.. Autrement, comment vivrai-je ? »
Le cogito, s’il est le moment privilégié d’une certitude, chez Augustin celle-ci est la découverte de moi-même, de ma vie, du miracle de cette existence ; celui que j’appréhende ainsi, en faisant retour sur moi-même, n’est pas un être du monde, - partie de l’univers, que je pourrais voir « avec les yeux de la chair », mais cet être qui se découvre , sans médiation, par « une vue intérieure ».
2) « Distensio animi » : la distance qui me sépare de moi-même.
La découverte de la distance qui sépare le moi de lui-même, comme un manque à l’intérieur de lui-même, comme un défaut d’être, qui se donnent à la réflexion du penseur comme une douloureuse énigme : Comment le penseur peut-il comprendre cette expérience extraordinaire d’un vide au cœur de la vie réelle de ces hommes, sinon comme une faille , une abîme, une sorte de néant intérieur à la conscience de soi ?
La distance qui me sépare de moi-même est le temps : Distensio animi tempus est.
« Et, quand je me retire en moi-même, que puis-je y trouver qui dure ?Mes pensées changent, et vont tantôt à tel objet, tantôt à tel autre. J’aime, et bientôt ce que j’ai aimé me fuit, et moi qui l’aimais, j’ai cessé d’être. Tantôt je veux, tantôt je ne veux plus. Tantôt je sais, tantôt j’ignore. Tantôt je me souviens, et tantôt j’oublie. Où donc demeure-t-il, ce moi qui se sait être ?N’est-il pas tantôt ici, et tantôt là ? N’était-il pas hier, et ne sera-t-il pas demain, sans que je puisse jamais l’arrêter au moment où il passe, pour qu’il demeure, et lui dire : tu es ? »
La méditation sur le temps est au cœur de l’œuvre d’Augustin : - C’est le temps qui m’interdit en tout moment de ma vie de coïncider avec ce que je vis, et qui m’empêche de dire simplement : je suis.
Mais, interroge Saint- Augustin :Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me pose la question, je sais ; si quelqu’un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus, »
Comment le temps peut-il être, si le passé n’est plus, si le futur n’est pas encore et si le présent n’est pas toujours ?
Ce n’est rien d’autre que la « distension » constitutive de la conscience : le fait que je suis « originellement séparé de l’être.
L’extension : l’espace qui semble constituer le monde, prend sa source dans la distension de l’âme : dans cette distance, cette faille qui constitue la conscience : « il m’est apparu que le temps n’est pas autre chose qu’une distension, mais de quoi ? Je ne sais, il serait surprenant que ce ne fût pas de l’esprit lui-même. »
Parvenu à ce point de sa méditation, Saint Augustin a rejoint l’expérience vive d’où est née sa réflexion ( qu’il s’agissait pour lui de réfléchir ) : l’individualité n’est rien d’autre que l’abîme que l’homme découvre quand il prend conscience de lui-même. Comment le penseur peut-il comprendre cette expérience extraordinaire d’un vide au cœur de la vie réelle de ces hommes, sinon comme une faille , une abîme, une sorte de néant intérieur à la conscience de soi ?
Nous sommes ici à un tournant de la méditation de Saint Augustin : comment transfigurer le non sens de leur vie en la croyance à une autre vie ?.
3) Du temps à l’éternité : du non sens de la vie au sens de l’existence
P. Ricoeur note très justement : « Pour penser jusqu’au bout la négativité de la distensio animi, c’est à dire la faille du triple présent qui constitue la conscience,, il faut pouvoir la comparer à un présent sans passé ni futur. »
Reprenons la méditation où nous l’avons interrompue :
« Et, quand je me retire en moi-même, que puis-je y trouver qui dure ?Mes pensées changent, et vont tantôt à tel objet, tantôt à tel autre. J’aime, et bientôt ce que j’ai aimé me fuit, et moi qui l’aimais, j’ai cessé d’être…Et Augustin poursuit : « Je l’ai aimé, tant que je ne l’avais pas, et je ne l’aimais déjà plus quand je l’avais…
Nulle part, je n’ai trouvé ce que je cherchais, partout où j’allais, j’ai rencontré le néant. »
Et voici l’interrogation qui, d’un seul coup, fait franchir l’abîme, comme une révélation : « Que cherches-tu si ce n’est ce qui ne passe pas, la présence sans absence, l’unité sans dispersion, la connaissance sans oubli, l’être sans le non-être, la vie sans la mort, la vie même de la vie ?..
Je ne serai pas rassasié de ce qui est mortel, je ne serai pas rassasié de ce qui est dans le temps. » Il me faut quelque chose d’éternel, il me faut l’éternité. »
Si la distensio animi n’est rien d’autre que « la triple faille du présent » qui constitue la conscience, le malheur de l’homme s’éclaire d’une autre vérité, soudain révélée par le mouvement même de la réflexion : Le vide que l’homme découvre en lui, qu’il cherche désespérément à combler, c’est le signe et l’épreuve de sa condition mortelle, L’autre face de son angoisse et la raison de sa recherche, c’est le désir et l’espérance d’une éternité.
Pour effectuer en sa Méditation le bond qui permet de passer de l’épreuve du temps à l’affirmation de l’éternité, c’est bien à l’un de ces hommes qu’il s’adresse en lui parlant le langage du bonheur l
« Rien d’autre ne saurait te satisfaire que ce qui vit de la vie qui ne meurt pas. Tu aimes l’éternité ,et tu t’es dit, faisant retour sur toi-même : je ne vis pas. Puis-je être heureux sans être toujours ? Qu’est-ce qu’un bonheur qui ne dure pas ? N’est-ce pas plutôt misère que bonheur ? Qu’est-ce donc que la vraie vie, sinon celle qui est la vie éternelle ? »
La « négativité » que le temps ouvre au coeur de nous-même ne prend son sens que par l’affirmation de l’éternité.
Ce bond dialectique qui conduit, sans médiation, du néant à l’être, n’était possible qu’au moment où l’effondrement d’un monde, était vécu comme la perte de toute identité.
3) Autobiographie et mystique
De toutes les autobiographies, la plus courte, la plus révélatrice aussi, tient dans la réponse que Dieu fait à Moïse qui l’interpelle sur l’Horeb : je suis qui je suis, Je suis ce que je suis. L’autobiographie divine se résume non sans humour dans l’affirmation péremptoire d’une identité du sujet de l’énonciation et du sujet de l’énoncé qui en dit plus long que tout récit interposé. Autre miracle : c’est le même qui suis et qui est, intériorité et extériorité, autobiographie et biographie confondues. L’écart par lequel le qui suis-je ? humain fera toujours obstacle à la réponse, est ici absent.
La chute dans l’autobiographie humaine s’accompagne, à l’inverse, de la reconnaissance que le plus proche, ce « moi », est aussi le plus lointain, que le plus personnel est aussi le plus incommunicable. Appartenant à ce Dieu sans nom, ou à ce Dieu qui est son nom, l’ego mystique doit pourtant s’inscrire dans une narration, sortir de l’extase pour s’engager dans les voies de la paraphrase. En même temps, toutes ces autobiographies sont des écritures suscitées, dictées : « On m’a commandé d’écrire en toute liberté mon mode d’oraison » (Thérèse d’Ávila). Ignace de Loyola diffère tant qu’il peut le moment de se dire sur le mode du il et de l’exemplarité, comme s’il était un autre. Obligé de passer par les normes discursives de l’institution, l’autobiographe mystique se soumettra pourtant à une perpétuelle réécriture de son colloque singulier avec Dieu au travers des narrations déjà faites : gestes du Christ, vies des saints.
Pareillement, la fascination d’Augustin pour le ego sum qui sum de l’Exode lui interdit de confier la connaissance de soi à nul autre qu’à Dieu « dont l’œil voit à nu l’abîme de l’humaine conscience » (Confessions, X). La mémoire n’est qu’une « immense poche », un « renforcement à perte de vue ». Insondable est le lieu de ce repli profond où l’on peut seulement dire : « C’est ici le moi que je suis. »
Voilà pourquoi il faut elle aussi la surmonter et la franchir, abolir les strates de la biographie humaine. Étrangeté de cette écriture qui cherche le lieu de ce qui n’en a pas et qui s’arrête dans l’individuel alors même qu’elle s’en détourne. Mais c’est pourtant l’écriture qui, réflexive, met à jour la différence : ni la mémoire ni l’écriture ne sont « identiques à soi ». Retracer en détails les événements de sa vie, c’est espérer cette rature de soi dans le Verbe, « afin que, saisi par lui, par lui aussi je me saisisse, et que, me ramassant hors des jours anciens, je tende, en l’oubli du passé, à l’unité – non pas étiré, mais détiré » (ibid., XI).
Nul mieux que Georges Bataille, en particulier dans L’Expérience intérieure (1943), n’aura décrit les paradoxes d’une expérience de l’indicible dont la logique conduirait au silence : « Mes yeux se sont ouverts, c’est vrai, mais il aurait fallu ne pas le dire, demeurer figé comme une bête. » De même que « le mot silence est encore un bruit », le mot vie ne dit rien de l’expérience intérieure. De celle-ci, quand elle fait retour sur le leurre biographique, on peut dire qu’« elle anéantit le sens de ce moi [...]. Le moi n’importe en rien. Pour un lecteur, je suis l’être quelconque : nom, identité, historique n’y changent rien ».
Conclusion :
La question philosophique et la réponse du poète.
Au terme de la quête de soi, après avoir parcouru toutes les étapes de l’interrogation sur le soi de la conscience de soi, que découvre-t-on ?
Lorsque l'homme, un être humain singulier, cherche à “dire” “qui” il “est” à partir de la conscience qu'il détient de lui-même et de sa vie propre (telle qu'elle se déroule dans le temps d'un monde), tout se passe comme si, “ élevant son expérience au langage, et pour ainsi dire condamné à “ se ” raconter, il n'avait de “ possibilités autres d'exister ” que d'être “ soi-même comme un Autre ”.
Mais,“ qu'est-ce que cet Autre qui est l'être du soi et le dépasse de toutes parts ”
Est-ce la transcendance d’autrui, celle d’un Dieu absent ou l’infini d’une histoire, dont je ne suis qu’un moment ?
Pourquoi la parole qui est affirmation du « je » m’interdit de dire qui « je » suis ? Pourquoi, lorsque je parle, je suis contraint de parler comme un autre ?
C’est Arthur Rimbaud qui nous a livré la réponse:
Parce que“Je” est réellement devenu un Autre.
C’est l’explication abrupte en même temps qu’elliptique que le jeune Rimbaud adresse à son ancien professeur et ami : Izambard, dans la lettre du 13 Mai 1871 ; l’accusant, semble-t-il, de simple mauvaise foi :
En même temps que vous affirmez vouloir être poète, dit-il à Isambard, « Vous revoilà professeur ! Vous roulez dans la bonne ornière ...», ce dédoublement ne vous étonne pas. Vous ne faites que vous soumettre à un principe : on « se doit à la Société ». Moi aussi, d’ailleurs, « je suis le principe» Mais, moi, je le fais «cyniquement » : je me fais « entretenir » : vous avez raison et moi aussi. La différence entre nous, c’est que vous vous dissimulez la contradiction, pendant que moi je l’exploite !
Mais, la contradiction n’est-elle pas plus grave qu’ Izambard ne le croit, en se la dissimulant par l’invocation d’un principe moral ? - Peut-on réduire la contradiction à la simple opposition de l’individu et de la société ?
Là l’on ne voit qu’une sorte de dualisme, une opposition externe, il s’agit d’un réel dédoublement, d’une contradiction interne.
« Au fond, s’écrie alors Arthur Rimbaud, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective».
Voici l’énorme contradiction qui est en vous, lui explique Rimbaud : En même temps que, “au fond”- subjectivement - vous vous reconnaissez comme auteur d’une œuvre (ne serait-ce qu’un poème), c’est à -dire comme créateur -source et origine de ce que vous faites- sujet de l’action ou du verbe, objectivement vous n’êtes en réalité que ce professeur, exécutant d’une partition écrite par d’autres.
Autrement dit : le « Je » n’est que subjectivement ce qu’il veut être : poète, créateur ; objectivement il est réellement un « Autre ».
Il s’empresse d’être un Autre ! « Votre obstination à regagner le râtelier universitaire - pardon ! - le prouve !».
Mais, Arthur Rimbaud ajoute aussitôt :
« Un jour, j’espère -et bien d’autres espèrent la même chose- je verrai dans votre principe la poésie objective ».
Voilà une formule elliptique qu’il faut éclairer par la suite de la Lettre.
Parce que le monde – la Nature - sont devenus étrangers à l’homme, parce qu’entre la nature et l’homme a été rompu le lien sensible – sensuel - qui constituait une âme commune, l’individu s’appréhende lui-même comme origine de tout sens possible, la source de ses désirs, de ses pensées, de ses actes.
Qu’est-ce alors que le moi sinon une fantasmagorie «entretenue par ceux qui ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs », mais, bien plus profondément, l’illusion de tout homme qui, condamné à ne plus jouer que sa partition, s’imagine être l’auteur de ses actes, de sa vie, ou, comme l'artiste, de son œuvre.
Telle est l'illusion, explique Arthur Rimbaud à Izambard, d'où naît le principe de la « poésie subjective », qui veut être l’expression lyrique d’un moi qui n’existe pas. Cette illusion semble nécessaire, fatale, insupportable, qui fait de l'homme le prisonnier de lui-même, de son « identité » fictive ; elle est son véritable «servage ».
Et Rimbaud explique à son maître : Quand le clairon ou le violon ignorent le travail qui les a façonnés à partir de la matière (le cuivre ou le bois) pour leur donner cette forme particulière, dont dépendent leurs capacités : la possibilité de jouer telle partition et non telle autre :«Il n’y a rien de leur faute »-
Il en va de même de l’individu humain, poète ou penseur : Parce qu’il ignore le travail qui l’a façonné malgré lui, de la même façon que le clairon ou le violon, (mais ayant en sus la conscience), l’individu s’identifie à cette forme particulière qui est devenue la sienne, à cet « autre », double inséparable de la conscience qu’il prend de lui-même. Et, ne jouant qu’une partition, déterminée par cette forme limitée, il s’imagine qu’il est le créateur d'une vie, d'une œuvre dont il ne joue en réalité qu'une « partition ».
Où est l’obstacle qui nous interdit de comprendre le sens de la poésie sinon dans l’illusion du moi qui s’apparaît comme origine, ignorant qu’il est un autre, confondant l’humanité avec la forme particulière de son individualité, confondant sa partition avec l’œuvre ?
Dénoncer cette illusion, c'est l'objet de la Lettre à Izambard, qui conduit Arthur Rimbaud à découvrir la nouvelle vocation -révolutionnaire- de la poésie
N’est-ce pas la poésie qui nous oblige à mettre en question à la fois cette illusion par laquelle « Je » s’apparaît comme origine de l’œuvre et cette limitation de l’individualité humaine ?
Cette double mise en question est l’objet de la Lettre fameuse du Voyant, adressée par Arthur Rimbaud à Demeny, le 15 Mai 1871
Ce fut la grande découverte d'Arthur Rimbaud, inaugurant l'exploration par la poésie de son essence, qui lui fit dénoncer l'illusion du “Je” (nourrie par ceux qui se croient les auteurs d'une œuvre) qui masque ce sens et dissimule l'espace où elle trouve sa possibilité et sa fonction.
“ Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse … accumulant les produits de leur intelligence borgnesse en s'en clamant les auteurs … ”, il y a longtemps que fussent nés de vrais poètes et compris le sens de la poésie : “ auteur, créateur, poète, cet homme n'a jamais existé ! ”
“ Ce fut toujours l'intelligence universelle qui naturellement produisait les idées ” …[mais] des fonctionnaires, des écrivains ramassaient ces fruits du cerveau pour en faire des livres …”
Si “ l'on veut être poète, si l'on s'est reconnu poète ”, si l'on “se” travaille par le dérèglement de tous les sens jusqu’à abolir “la conscience de soi” par laquelle on s'imagine être “soi-même” l'origine de sa pensée et l'auteur du sens … alors tout change : “Je est un Autre” -malgré “soi”-, “ sans qu'il y ait de sa faute comme le cuivre s'éveille clairon et comme le bois se trouve violon ” … “ Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute … je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remue-ménage dans les profondeurs … ”
“ C'est pas du tout ma faute, c'est faux de dire : “Je pense”, on devrait dire : On me pense. Pardon du jeu de mots. ”
Arthur Rimbaud va jusqu'à décrire le parcours: parti de “sa propre connaissance”, le poète cherche son âme, il l'inspecte, il la tente, l'apprend … Dès qu'il la sait, il doit la cultiver ! C'est alors qu'il devient “voyant” ; il entre “dans le grand songe”; étendant son âme monstrueuse jusqu'à l'universel, il franchit les limites : les limites du “Je”, victime de l'illusion de la conscience de soi.
Or, « Je est naturellement un Autre»
D’où viennent les idées dans la tête du penseur, la pensée dans l’âme du poète ? - Depuis que l’humanité existe, les idées sont les fruits du cerveau : le penseur ou le poète « recueillent une partie des fruits du cerveau » , - ces idées qui sont le produit de l’humanité , « jetées naturellement par l’intelligence universelle ».
Tant que le développement naturel de l’humanité qui produit les idées ne fut pas devenu étranger à l’individu ... il n’y eut pas de mystère de la pensée ... ... En Grèce encore « vers et lyres » rythment l’Action ...
Pour que « tant d’égoïstes » s’imaginent aujourd’hui être les auteurs des idées, il a fallu que l’individu, séparé de l’activité de l’humanité, s’apparût comme «ego», un moi existant pour soi ..., découvrant en lui l’origine de la pensée et de l’action ...; dès ce moment, les idées semblent précéder l’action et l’action jaillir de la source mystérieuse du moi, coup de baguette magique qui jette une passerelle entre le moi et le monde ... « L’action, ce cher point du monde...! ».
C’est alors, au moment où il se constitue comme ego, que l’individu -déclarant son nom-, confondant « l'Humanité » avec la forme particulière de son individualité, devient un Autre, étranger au développement de l’humanité, à son progrès, à l’inconnu qu’elle met à jour au fur et à mesure de son développement.
C’est seulement, lorsque sera brisée, éclatée la sphère de l’ego (qui s’apparaît comme le centre d’où naissent et la pensée et l’action), lorsque « Je » sera réellement devenu « un Autre » en cessant d’être étranger à l’humanité, que la poésie trouvera son vrai sens ...
« Le poète définirait [alors] la part d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle ; il donnerait plus que la formule de sa pensée, que l’annotation de sa marche au progrès !
Enormité devenant norme, il serait vraiment un multiplicateur de progrès ....
La Poésie ne rhythmera plus l’action ; elle sera en avant. »
Que faut-il donc pour que la poésie cesse d’être « poésie subjective », condamnée à n’être que l’expression d’un moi, réduit à sa vie propre, confondant la vie avec sa vie intérieure, séparé du monde et laissant le monde « hors de lui » ?
Il faut que « je » devienne réellement un autre ; autrement dit que son individualité, loin de se confondre avec la conscience de soi (un moi séparé du monde) ne se manifeste qu’au travers d’un devenir qui est celui des hommes, à travers la transformation des rapports humains réels c’est à dire des rapports sociaux.
C’est à cette condition que la parole poétique peut exprimer une autre vision du monde, parce que le monde, loin d’être une réalité étrangère aux individus, n’est rien d’autre que ces nouveaux rapports entre eux que les hommes sont entrain de bâtir.
Métamorphose de l’individualité sans doute bien difficile à comprendre pour qui, comme Isambard, veut être poète tout en restant professeur. Aussi le jeune Rimbaud va-t-il tenter de le lui expliquer par un exemple.
Veut-on comprendre comment la transformation des rapports sociaux est, en même temps, la métamorphose de la vision du monde, il suffit d’imaginer le renversement du rapport le plus inégal, qui nous paraît le plus naturel parce qu’il détermine notre perception des choses : celui de l’homme et la femme. Imaginons la fin de l’infini servage de la femme ; et c’est notre perception, nos sentiments, nos idées - et notre vie – qui, d’un seul coup d’archet, se trouvent changés :
Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme , - jusqu’ici abominable, -lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? – Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons. »
Qu’est-ce que la poésie sinon le changement permanent de notre vision et de notre compréhension du monde à partir du jour où les hommes, maîtres de leur avenir, inventeront sans cesse de nouveaux rapports entre eux ?
René Char écrit :
« Rimbaud est le premier poète d'une civilisation non encore apparue, civilisation dont les horizons et les parois ne sont que des pailles furieuses. »
La vocation nouvelle de la poésie ; où « je » est naturellement un « autre », est fondée sur une métamorphose de l’individualité qui ne saurait avoir lieu que sur la base d’un devenir-autre de l’humanité.
A travers l’expérience poétique, nous voici prêts à comprendre le lieu de la parole.
Comment la parole qui est manifestation de soi peut être en même temps, dans les conditions qui sont celles de notre vie, une parole aliénée, où celui qui dit « je », parle comme un autre ?
1) Pénétré de cette vocation nouvelle qu’il assigne à la poésie, le jeune Rimbaud va jusqu’au fond des choses au travers du reproche qu’il adresse à Izambard.
Qui, dans les conditions aliénées de notre existence, peut parler autrement que comme un professeur, ou comme un avocat, un employé, un ouvrier ?
Comment chaque individu, rivé sa vie durant à une fonction par son appartenance sociale, pourrait-il se « manifester » autrement qu’en se « réalisant » sous la forme d’une identité ? Comment pourrait-il être « lui-même » (ipse), sinon en étant « le même » ?
Dès lors, quand il dit « je », qui parle sinon ce professeur ?
Les mots, la syntaxe de sa phrase, mais aussi les significations dont les mots sont porteurs, les idées que le discours articule, rien de tout cela, qui passe par le son de sa voix, ne lui appartient.
Sans qu’ « il y ait de sa faute », comme disait Rimbaud, c’est bien un autre qui parle. « Je » parle toujours à la troisième personne, mais sans le vouloir, à mon « insu » : sans le savoir.
En cette période historique où d’importantes mutations, mettant en cause les statuts sociaux, rendent manifeste la réification de l’individualité, c’est bien cette expérience que « réfléchit » la philosophie contemporaine en faisant du langage est un des lieux privilégiés de l’aliénation, qu’elle comprend comme l’essence de la condition humaine.
Et, c’est bien cette aliénation que dénonce la littérature contemporaine en mettant en cause le langage ( par l’abolition du dialogue) et le discours narratif (en dénouant la continuité de l’intrique).
2) Voilà qui éclaire la vision de Rimbaud : Là où les hommes seraient maîtres de leurs rapports et de leur devenir, l’invention du langage sera un moment essentiel de la transformation de leurs rapports, sans barrières, sans limites et sans autre moteur que le développement sans fin de l’individualité humaine.
La poésie devance cette autre civilisation où les hommes s’étant rendus maîtres de leur devenir, chacun sera poète, parlant un langage universel parce qu’il créera, à partir de son expérience singulière, une nouvelle vision du monde qu’il contribue à bâtir.
« Voleur de feu », le poète « est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue ; -Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra !….Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant.»
Char confirme : « La poésie ne rythmera plus l'action, elle en sera le fruit et l'annonciation jamais savourés, en avant de son propre paradis. »
Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud. ! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuves le bonheur possible avec toi. ”
“ Poésie, la vie future à l’intérieur de l’homme requalifié . ”
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L’expérience poétique et la vision prophétique de Rimbaud nous permettent d’apporter une première réponse à la question philosophique : Qui parle quand je dis « je » ?
La question n’était pas saugrenue. Nous comprenons maintenant pourquoi elle se posait et pour ainsi dire s’impose toujours à nous, sans que nous puissions y répondre :
C’est que le lieu de la parole n’est pas dans le sujet qui parle, mais dans l’humanité qui invente le langage en même temps qu’elle produit son devenir.
Nous comprenons aussi ( telle est la seconde réponse) pourquoi nous ne pourrons jamais le comprendre à partir de la conscience que nous prenons de nous-mêmes : Tant que le monde sera cette réalité étrangère, qui transforme le « je » en l’identité d’un moi figé par son appartenance sociale, l’ipséité restera un mystère : celui d’une affirmation de soi, qui est pour ainsi dire sans contenu (autre qu’une vie psychique) et qui ne peut se manifester que par la négation de cette identité qui nous aliène, qui nous confère le visage d’un autre.
C’est sans doute l’essentiel qui reste à comprendre, si l’on ne veut convertir la vision prophétique de Rimbaud en l’utopie d’un « paradis hilare ».
Que devient le « je » du « je parle » dans cette civilisation autre « non encore apparue » où l’individu, une fois brisée la sphère de l’ego qui le sépare du monde, devient un autre homme en changeant la vie par l’invention de nouveaux rapports humains ?
Enfin ! Ce qui est sans doute le moteur de l’histoire ( auquel on donnait le nom de progrès) : l’appropriation par les individus d’un patrimoine social transmis de génération en génération, devient la finalité de l’action humaine.
Ce procès de l’histoire, qui se déroulait indépendamment de la volonté des hommes devient le processus conscient par lequel ils bâtissent un autre monde.
Là où, dans le monde de l’appropriation privée des richesses, la réalisation de soi sous la forme réifiée d’un « statut » social, privait l’individu de cet enrichissement sans limite qu’on appelle le devenir, voici maintenant que l’individu n’existe qu’en s’appropriant la richesse sociale : il ne devient lui-même qu’en devenant sans cesse un autre. C’est ainsi qu’il contribue à l’accroissement du patrimoine social, à l’enrichissement de l’individualité humaine et devient, selon l’expression de Rimbaud, un multiplicateur de progrès.
La finalité de son action, le moteur de son activité n’est plus la tentative vaine de combler le vide qui, dans un monde étranger, le séparait de lui-même, mais bien de rattraper l’écart qui mesure la richesse d’une individualité singulière à l’infinité d’un devenir qui est celui des hommes.
« A quand la récolte de l’abîme ? », demande le poète
Parce que le procès de développement de l'individualité humaine est infini, la moisson n'aura pas de fin : « l'obsession de la moisson » hante l'individu qui est l'agent de ce procès.
Entre le fini et l'infini, il ne s'agit plus d'une opposition des contraires où la finitude de l'homme lui interdirait la compréhension et la conquête d'une totalité «infinie », dont la « réalité » le dépasse : mystère de la transcendance.
Il s'agit bel et bien d'une dialectique, interne à l'histoire, constitutive du devenir humain, où l'écart entre le fini et l'infini revêt la forme d'une contradiction : Non plus une tragédie, mais le drame d'un individu dont la singularité est inséparable d'un devenir, qui n'est pas le sien mais celui de l'espèce, dont l'avenir ne lui appartient pas à « lui-même », mais à d'autres: ses semblables qui ne lui ressembleront pas.
« Songe à la maison parfaite que tu ne verras jamais monter »
Le monde est cette maison que l’homme habite mais que personne ne verra jamais achevée.
La richesse par quoi l’individu se singularise ne lui appartient pas à lui-même
(qui ne saurait l’accumuler comme un bien) mais toujours-déjà à cet Autre à qui il doit la transmettre comme un héritage.
Voilà qui éclaire soudain l’énigme de la parole.
Celui qui parle ne peut dire « je » que parce qu’il s’adresse toujours à un autre. Lorsqu’il parle lui-même, le sens de ce qu’il dit ne lui appartient pas.
« La quête d'un frère signifie presque toujours la recherche d'un être -notre égal- à qui nous désirons offrir des transcendances, dont nous finissons à peine de dégauchir les signes. »
Chacun ne peut offrir, au travers des signes d’un langage, qu'un sens qui le dépasse - parce que ce sens à d’autres appartient déjà et qu'eux seuls peuvent l'actualiser.
Parler, mais aussi écrire ou peindre (et tout autre langage que l’homme invente) n’est pas un acte comme les autres, parce qu’il ne se propose pas de fin, mais s’emploie à mettre en œuvre « des moyens à perpétuité » à fin que je puisse être un autre, avant que « je » ne meure, moi cet anonyme dont l’héritage n’est précédé d’aucun testament.
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