Les intellectuels en France au XXème siècle

 

 

LES INTELLECTUELS EN FRANCE AU XX°SIECLE

  

 

 

 

 

DEFINITION DE L’INTELLECTUEL

 

 

 

On est immédiatement renvoyé à l’acte de baptême qui est l’Affaire DREYFUS. Au commencement était l’Affaire DREYFUS, le 14 janvier 1898, lendemain de la publication du J’accuse de ZOLA dans l’aurore, apparaît dans ce même quotidien une pétition signée par quelques hommes de culture ou de science parmi lesquels le même ZOLA, mais aussi Anatole FRANCE ou le jeune Marcel PROUST et demandant la révision du procès DREYFUS. A aucun moment le mot intellectuel n’est utilisé, en revanche comme nous venons de le dire, la composition des listes privilégie les universitaires et plus largement les diplômés. Les noms sans qualification sont généralement ceux d’artistes, de l’écrivain Anatole FRANCE au musicien Alberic MAGNARD en passant par de jeunes inclassables comme Marcel PROUST ou André GIDE. A côté de quelques membres des professions libérales, architectes, avocats, internes des hôpitaux, les listes sont pour l’essentiel constituées d’enseignants et d’étudiants. Le premier à regrouper sous le vocable Intellectuel la société bien définie des pétitionnaires, reste au départ des campagnes de signatures. CLEMENCEAU, lui-même, lorsqu’il se rallie définitivement à l’hypothèse de l’innocence de DREYFUS, il écrit « n’est-ce pas un signe, tous ces intellectuels venus de tous les coins de l’horizon qui se groupent sur une idée ? ». Mais le mot n’est pas popularisé pour autant, il faut attendre encore une semaine pour qu’il soit repris par l’écrivain le plus admiré de la jeune génération, Maurice BARRES. Le 1er février, il écrit dans Le Journal, sous une rubrique : La protestation des intellectuels, ceci, en résumé, « les Juifs et les Protestants mis à part, la liste des intellectuels est faite d’une majorité de nigauds et puis d’étrangers et enfin de quelques bons français. ».

 

C’est quelques jours plus tard, dans la revue Blanche, que le bibliothécaire de l’école normale supérieure de la rue d’Ulm, Lucien HERR, considéré comme l’un des principaux animateurs de la campagne, relève le mot dans une lettre ouverte.

De cet évènement initial sont nées les deux exceptions extrêmes de l’intellectuel.

La première est large, sociale ou sociologique, plus exactement professionnelle. L’intellectuel appartient à une profession. La seconde acception est restreinte, idéologique ou plus précisément critique. L’intellectuel appartient à une vocation.

Pourtant, des circonstances fondatrices de l’Affaire, on peut déduire un premier critère, l’intellectuel ne se défini plus alors par ce qu’il est, une fonction, un statut, mais par ce qu’il fait, son intervention sur le terrain du politique. Il ne sera pas l’homme qui pense, mais l’homme qui communique une pensée, exerçant une influence personnelle à travers des pétitionnements, des tribunes, des essais, des traités. Sur le fond, cette vocation de l’intellectuel repose sur une conception de l’histoire à la fois idéaliste et sociale, les idées mènent le monde et les intellectuels ont un rôle à jouer dans l’histoire.

Si l’on veut donner une définition de l’intellectuel avant d’en décrire l’histoire, on peut dire qu’il ne s’agit ni d’une simple catégorie socioprofessionnelle, ni d’un personnage original et irréductible. L’intellectuel a bien un statut comme dans la définition sociologique mais ce statut est en quelque sorte transcendé par une volonté individuelle, par une intention éthique tournée vers le collectif, vers l’histoire. On peut donc dire provisoirement que l’intellectuel est un homme qui appartient à la sphère du culturel, qui est mise en situation d’homme du politique et qui se présente comme médiateur ou producteur d’idéologie.

 

Revenons à l’Affaire DREYFUS pour comprendre comment à pu naître ce profil des intellectuels. Le rôle naissant des intellectuels s’inscrit à la rencontre de deux phénomènes :

 

  1. Une mutation politique : l’enracinement d’une démocratie libérale où toutes les dissensions font l’objet d’un débat public.

  2. Une mutation socioculturelle dont l’école et la presse, à ce moment là, puis plus tard les autres médias, seront les facteurs décisifs.

 

Dans une telle configuration historique, les intellectuels disposent, à partir de ce moment, d’une réelle influence placée par essence, par statut, au cœur de la production et de la circulation des idées. Ils sont dotés d’un pouvoir d’influence qui conduit à reconnaître en eux le miroir de la société. Si tel est l’acte de naissance des intellectuels, leur histoire s’inscrit donc dans un segment spécifique de ce qu’on a appelé la culture de masse.

 

Cette analyse nous permet dès maintenant de schématiser cette histoire.

 

  1. l’Affaire DREYFUS est le catalyseur d’un tel processus, elle amorce le cycle culturel de l’imprimé et l’avènement politique des masses.

  2. Dans l’entre-deux-guerres, le temps des masses devient progressivement celui des idéologies conquérantes et antagonistes.

  3. C’est au temps de la guerre froide et des guerres coloniales, au sein des fièvres contestatrices des sixties, que les intellectuels connaissent leur age d’or : il y eut bien alors trente glorieuses de l’Intelligentsia Française qui courent de la libération jusqu’au milieu des années 70.

  4. Si les grandes idéologies structurantes et les partis qui les relayaient contribuaient à animer la scène civique, depuis les années 70, on a assisté à une fonte au moins partielle de ces idéologies, à laquelle s’est ajoutée plus récemment, une crise de la représentation politique et du rôle des partis ; en même temps la culture de masse progressivement changeait de support. On a vu l’audiovisuel détrôner l’imprimé. Dès ce moment, les émotions médiatiques oni vu leur emprise grandir dans la société française, d’une certaine façon le pathos l’a emporté sur le logos., c'est-à-dire sur l’analyse raisonnée des problèmes politiques et des conflits

  5. .

C’est ainsi que aux leaders d’opinion qui dessinaient des horizons d’attente se sont substitués des dealers d’émotions secrétées par la scène médiatique et cette scène est devenue au bout du compte, par certains aspects, la nouvelle Agora.

A la fin du XXème siècle se pose la question : le modèle du Clerc engagé en politique longtemps archétype de la figure de l’intellectuel français aurait-il disparu, et avec une telle disparition serait-ce un cycle séculaire qui s’achèverait, le cycle commencé avec l’Affaire DREYFUS ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE I : 1898-1914 DEUX CAMPS INTELLECTUELS EN PRESENCE ?

 

Ce serait une erreur de perspective historique que de placer la cléricature du début du siècle sous le signe de la seule révolution dreyfusienne. Certes l’Affaire s’est terminée par une victoire des intellectuels dreyfusards mais il reste qu’en face, la droite intellectuelle est loin d’avoir désarmé, bien au contraire, elle réussit à demeurer statistiquement majoritaire et idéologiquement dominante. Voilà ce qu’il nous faut maintenant examiner.

 

  1. La République des Professeurs (« l’expression est d’Albert THIBAUDET »)

 

Pour comprendre le socle sociologique des intellectuels engagés dans l’Affaire DREYFUS, il faut faire l’histoire de la République des Professeurs. Dans son « roman de l’énergie nationale » BARRES trace le portrait de BOUTEILLER, un intellectuel professeur, prototype de l’intellectuel républicain qui est un personnage clé, dont le modèle est emprunté à BURDO ou à LAGNEAU : BURDEAU est né dans un milieu Lyonnais pauvre, passé par l’Ecole Normale, il deviendra Président de la Chambre des Députés. Il annonce l’espèce, honnie par BARRES, de l’agrégé entré en politique et acteur de premier plan de la République des Professeurs. LAGNEAU, philosophe et maître d’ALAIN, crée le rôle du professeur intellectuel moraliste, apparemment en marge, mais à l’action souterraine profonde, défenseur des valeurs universelles et conscience morale du Régime Républicain.

Edouard HERRIOT (1872-1957) appartient à la 2ème génération des boursiers conquérants. Arrière petit fils d’un manœuvre, petit fils d’un Caporal et d’une lingère, fils d’un officier sorti du rang, une fois « monté » à Paris, le jeune boursier collectionne les prix, s’illustre au concours général et est admis à l’Ecole Normale Supérieure en 1891. Reçu premier à l’agrégation de lettres trois ans plus tard, il semble amorcer une brillante carrière universitaire, devient professeur de lettres dans la khagne du Lycée AMPERE à Lyon. Il est ensuite nommé Maître de conférence à la Faculté des Lettres de Lyon, il a alors 35 ans et l’avenir universitaire devant lui. Mais la politique l’a saisi : adhérent de la première heure à la section de la ligue des Droits de l’Homme, conférencier à l’Université Populaire de la Croix Rousse, orateur remarqué de la gauche Lyonnaise, il sera élu Conseillé Municipal en 1904 et deviendra Maire de Lyon en 1905.

Représentatif de cette promotion de ces classes moyennes par l’école, c’est moins l’appartenance radicale qui est décisive, que l’attachement à un fond à la fois culturel et politique nourri du kantisme et de ses valeurs universelles, imprégné d’un vision historique qui fait de la troisième République, l’héritière de la Révolution Française. Le profil de ces boursiers conquérants, qui vont devenir les dirigeants de la troisième République, c’est l’attachement à des valeurs morales identifiées à la République : Justice, Egalité, Politique, souci des petits, mais sans les prolongements que lui donne à la même époque, les socialistes.

 

Entre l’Affaire DREYFUS et le premier conflit mondial, ces intellectuels seront le ciment d’une gauche Républicaine formant un bloc, ayant la Révolution Française comme point de repère, HUGO et MICHELET comme prophètes. Et sur ce plan, d’autres comme Léon BLUM, ne sont pas si loin derrière. Quand l’heure de l’épreuve fut venue en 1914, ces intellectuels furent l’un des ciments de l’Union Sacrée.

 

  1. Les Clercs nationalistes

 

Il y aurait on l’a dit, une erreur de perspective à placer la société intellectuelle tout entière au tournant du siècle et au cours des 15 années suivantes, sous le signe du DREYFUS. En effet, à la même époque se produit un évènement aussi important que l’engagement des intellectuels au côté du Capitaine DREYFUS, c’est la rencontre d’une partie des Clercs et du nationalisme, qui est d’ailleurs concomitante de l’Affaire DREYFUS. Si le nationalisme est selon la définition d’Albert THIBAUDET « la politique vue sous l’angle des intérêts, des droits et de l’idéal de la nation », ce qui est nouveau, le phénomène important, c’est l’apparition du nationalisme en tant qu’idéologie constituée, c'est-à-dire une vision politique et sociale structurée et globalisante.

C’est avec l’Affaire BOULANGISTE, puis l’affaire DREYFUS que les intellectuels commencèrent leur rapprochement avec l’idée nationale. L’exemple de Maurice BARRES est particulièrement instructif. Le jeune écrivain des années 1880 adonné au culte du moi, est devenu en une décennie un penseur traditionaliste et un chantre du nationalisme attaché à la terre et aux morts et est passé du « moi individuel à la soumission au moi national ». Mais BARRES sera le poète et le romancier du nationalisme, bien plus que son théoricien. L’Affaire DREYFUS est vécue par lui comme une menace de désintégration de la communauté nationale et comme il l’écrit dans « Scène et doctrine du nationalisme » le signal tragique d’un état général, la France s’est dissociée et décérébrée. Et pour lutter contre cette décadence, BARRES va s’agréger définitivement au camp de l’ordre établi et de la conservation. Désormais, toute la vision parisienne va s’articuler autour de la défense de la Nation menacée. Le culte du moi est oublié ou plutôt sublimé, l’individu étant subordonné à la collectivité, qui lui donne en retour, des points d’encrages dans l’espace et dans le temps : la Terre et les morts.

 

C’est Charles MAURRAS, qui au seuil du siècle suivant, fournit au nationalisme Français auquel BARRES ne conférait qu’une vision épique et inquiète, un corps de doctrine. Nourrit d’humanité classique, héritier des penseurs contre révolutionnaires, il puise chez Auguste COMTE, qui est à ses yeux le maître de la philosophie occidentale, mais pour devenir un arsenal idéologique il fallait à cette pensée un support logistique, ce sera la ligue d’Action Française qui naîtra en 1905, et le quotidien l’action française, en mars 1908. C’est ce quotidien qui servira de relais aux idées de MAURRAS et aux analyses de l’historien Jacques BAINVILLE, rêvant d’abattre « cette femme sans tête» la République. Dans la France Républicaine et radicale du début du siècle les thèses de Charles MAURRAS, loin de se trouver marginalisées, constituèrent un ensemble bien planté au cœur des débats idéologiques. bien plus dans certains milieux, littéraires ou étudiants. Le Maurrassisme, au moment de son apogée au cours des années qui précédèrent et suivirent 1914-1918, exerça une influence dominante au point d’attirer à lui des Clercs venus de l’autre bord.

C’est le cas par exemple de l’historien Daniel HALEVY, ancien Dreyfusard qui rejoint les intellectuels de droite.

L’itinéraire de Charles PEGUY est lui aussi caractéristique : l’insurgé « Dreyfusard et socialiste » est devenu l’intellectuel nationaliste et catholique de la décennie qui précède la guerre de 1914. Après avoir été reçu au concours de l’Ecole Normale Supérieure en 1894, on l’a vu à cette époque devenir socialiste et manager La Turne utopie de la rue d’Ulm », et en 1898 il joue un rôle de premier plan dans les affrontements qui opposent au quartier latin les Dreyfusard et anti-Dreyfusard, mais le socialisme de Charles PEGUY, d’essence morale, supporte mal la greffe marxiste que tente d’opérer Jules GUESDE et le jeune Clerc est déçu de surcroît par Jean JAURES à qui il reproche ses concessions au Guesdisme. Il écrit : « j’ai trouvé le guesdisme dans le socialisme comme j’ai trouvé le jésuitisme dans le catholicisme ». C’est à partir de ce moment que se produit la rupture, qui le fait rejoindre le nationalisme. La crise marocaine de 1905, fait de ce solitaire, brouillé avec la plupart de ses anciens amis, un nationaliste qui place la défense de la France menacée, au cœur de ses analyses et au premier plan de ses préoccupations.

 

Durant l’hiver 1908-1909, la Sorbonne reste Républicaine mais le quartier latin commence à montrer une inclination vers la droite et les étudiants d’Action Française, qui plusieurs décennies durant y tiendront le haut du pavé, sont le levain de cette évolution. Au cours des années suivantes, l’implantation étudiante du Maurracisme se fera encore plus dense à telle point qu’une célèbre enquête, dont l’opinion rédigée sous le pseudonyme d’AGATHON, va décrire le type nouveau de la jeune élite intellectuelle. Cette enquête rédigée par deux jeunes nationalistes, Henri MASSIS et Alfred De TARDE constitue une enquête sur « les jeunes gens d’aujourd’hui ». Le but recherché est clairement affirmé, il s’agit d’encourager cette jeunesse à réaliser dans l’union joyeuse de ses forces, un idéal commun qui n’est rien moins que le vœu d’un Français nouveau, d’une France nouvelle.

Les titres des quatre premiers chapitres rendent bien compte de cette démarche : le goût de l’action, la foi patriotique, une renaissance catholique, un réalisme politique et les deux journalistes écrivent : « on ne trouve plus dans les facultés, dans les grandes écoles, d’élèves qui professent l’anti-patriotisme. A Polytechnique, à Normale où les antimilitaristes et les disciples de JAURES étaient si nombreux naguère, à la Sorbonne même, qui compte tant d’éléments cosmopolites les doctrines humanitaires ne font plus de disciples .

D’autres indices témoignent de cette position dominante du nationalisme. Ce sont notamment les conversions ou retour à la religion des Clercs : ceux par exemple de Jacques MARITAIN, de Max JACOB, comme de celle de Charles PEGUY qui attestent d’une certaine renaissance catholique. C’est aussi la conversion d’Ernest PSICHARI au catholicisme et au nationalisme, auteur de L’appel des armes et du Voyage du Centurion. Le message de L’appel des armes était limpide, le héros élevé dans un milieu de maîtres d’école, assez imperméable au nationalisme, fort réticent au moment de faire son service militaire, trouvera son chemin de Damas grâce à un Capitaine qui lui inculquera l’amour de la Patrie.

 

Nous sommes à la fin de l’hiver 1913, seize mois plus tard éclatent les orages de la guerre, les signataires des pétitionnaires contre la loi des trois ans et les contemporains qui avaient répondu à l’enquête d’AGATHON, les uns et les autres se retrouvent au coude à coude dans les tranchées. Etat et Patrie, Justice et Vérité, les grands débats qui avaient structurés deux camps d’intellectuels étaient suspendus.

 

 

CHAPITRE II : LES CLERCS DANS LA GUERRE MONDIALE 1914-1918

 

La mémoire collective n’a retenu pour ce qui concerne les Clercs, que d’une part le martyrologue d’écrivains et de savants fauchés au seuil de leur vie créative et d’autre part la liste des intellectuels plus âgés, qui ont donné de la voix pour exhorter la génération des tranchées à bien mourir.

 

  1. Les ravages de la guerre

 

En l’année 1919 la revue universitaire dresse un sombre bilan des morts au combat parmi les universitaires : plus de 6000 instituteurs, 460 enseignants du secondaire, 260 professeurs. Dans le monde étudiant, on constate que le nombre des étudiants Parisiens a diminué de 60% de 1914 à 1918 et la chute est encore plus significative si l’on constate qu’une partie des étudiants restants étaient en fait des étudiantes. Si l’on prend l’exemple des candidats au concours littéraire de la rue d’Ulm, il passe de 212 en 1914 à 62 en 1916. Les grandes écoles ont toute payé le tribut du sang. Les écrivains ont eux aussi largement payé leur tribut à la défense nationale : les noms d’Alain FOURNIER, PEGUY, PERGAUD et PSICHARI sont là pour attester l’ampleur de la saignée.

 

  1. Les générations intellectuelles âgées

 

Elles n’ont été qu’effleurées par le carnage et la plupart se fondent dans un concert bleu horizon. L’Académicien Jean RICHEPIN n’hésitera pas à écrire « La porte du paradis sur terre s’appellera VERDUN ». Quant aux universitaires pourvus d’une certaine notoriété, ils mirent celle-ci au service du Pays et de la Patrie.

Le philosophe Henri BERSON dès le 8 août 1914 écrivait « notre compagnie a accompli un simple devoir scientifique en signalant dans la brutalité et le cynisme de l’Allemagne, dans son mépris de toute justice et de toute vérité une régression à l’état sauvage ». L’historien de la philosophie, Emile BOUTROUX, l’historien Ernest LAVISSE ou le sociologue Emile DURKHEIM dénoncent la barbarie Allemande. L’attitude de ces « Clercs » patriotes, a longuement été critiquée notamment par la génération suivante tout au long de l’entre-deux-guerres. C’est ainsi que Paul DESJARDINS, une dizaine d’année après la fin des hostilités écrit : « nous étions le cœur des vieillards dont le rôle est de compatir et à l’occasion de diagnostiquer, d’arbitrer ». Maurice BARRES, que Romain ROLLAND surnommera le Rossignol du carnage, est devenu dès le 12 juillet 1914 le Président de la Ligue des patriotes après la mort de Paul DEROULEDE, il revendiquera explicitement  la tâche  d’excitateur patriotique. Durant les quatre années de guerre il écrira ses Chroniques de la Grande Guerre qui représentent 14 volumes et 60000 pages.

 

  1. Les Pacifistes

 

Aux antipodes de la littérature héroïque, de style souvent pompier, un autre groupe d’écrivains souvent combattants, donna de la guerre une image beaucoup moins glorieuse et bien davantage réaliste. Ce sont Georges DUHAMEL qui écrit deux romans en 1917 et 1918, Vie des martyrs et Civilisation 1914-1918, qui reçoit le prix Goncourt en 1918.

Henri BARBUSSE engagé volontaire en 1914, comme soldat puis comme brancardier, acquis au début à l’Union Sacrée, connut à partir de 1915-1916 une évolution qui le conduisit à devenir le ZOLA des tranchées, avec Le feu, journal d’une escouade, feuilleton parut dans l’Oeuvre du 3 août au 9 novembre 1916, avant d’être publié en volume. La publication du Feu dans le journal L’oeuvre est significative d’un changement, sinon d’un rapport de force, du moins d’une évolution du contexte. A tel point que Le canard enchaîné put organiser au printemps 1917 un référendum pour désigner le grand chef de la tribu des bourreurs de crâne, gagné de façon caractéristique par Gustave HERVE et Maurice BARRES.

A la fin du compte, la secousse et l’hémorragie que constitua la grande guerre pour la société française furent d’une telle ampleur qu’un pacifisme venu du tréfonds d’une nation saignée à blanc, s’imposa au cours de la décennie suivante, comme sentiment consensuel.

 

 

 

 

CHAPITRE III : 1918-1934 : UNE NOUVELLE DONNE INTELLECTUELLE ?

 

De nouvelles forces sont à l’œuvre après la guerre, celle-ci a ébranlé en profondeur le champ intellectuel, ses valeurs comme ses hommes. D’un autre côté, la grande lueur née à l’Est (Jules ROMAINS) jette ses premiers feux.

 

  1. Professeurs à gauche et étudiants à droite

 

Si l’on ne peut pas parler comme Albert THIBAUDET d’une République des Professeurs, il est certain que dans le cartel des gauches, dans le gouvernement de la France à cette époque, la place des normaliens n’est pas négligeable, à tel point que l’on a pu affirmer «  c’est Normale et Compagnie qui mènent la France ». En juin 1924, en effet c’est le normalien Edouard HERRIOT qui forme le gouvernement et cette victoire du cartel n’a pu être gagnée que grâce à l’apport des voix de la SFIO sur laquelle règne un autre archikhube Léon BLUM. Plus largement, c’est le nombre d’enseignants dans la nouvelle chambre qui frappe l’opinion publique. Les chiffres sont éloquents : en 1924 46 à 57 enseignants sont élus. Ils seront 77 en 1936. La génération qui parvient aux affaires entre 1919 et 1939 constitue bien le rameau politique et quinquagénaire des jeunes Clercs qui eurent 20 ans à la charnière des deux siècles. Il existe du reste un archétype littéraire du boursier devenu professeur puis homme politique dans l’entre-deux-guerres, c’est le héros des Hommes de bonne volonté de Jules ROMAINS : Jean JERPHANION, fils d’instituteur, normalien, agrégé des lettres, devient Député radical en 1924 et Ministre des Affaires étrangères en 1933. Ce personnage est représentatif de l’arrivée au pouvoir de cette nouvelle génération républicaine.

 

Cette gauche Républicaine est également représentée en milieu étudiant. La Ligue d’Action Universitaire Républicaine et Socialiste (LAURS) est apparue en 1924, animée par Pierre MENDES France ; en 1927-1928, elle devient une structure d’accueil où nombre de jeunes intellectuels font leurs premiers pas. C’est le cas du khagneux Georges POMPIDOU qui écrit en 1930 un article hostile à l’Action Française. A ce groupe s’ajoute l’Union Fédérale des Etudiants, de tendance communiste, qui reste sur une position défensive au cours de la décennie.

 

Pendant cette même période, le mouvement de Charles Maurras règne en maître au quartier latin. Non seulement son rayonnement intellectuel reste important, mais en même temps il met en place des structures d’accueil et des cadres idéologiques dans les facultés et il va jusqu’à pousser sa propagande dans les Lycées et Collèges. Cette empreinte Maurrassienne sur plusieurs générations depuis le début du siècle jusqu’à la fin des années 30, va faire des anciens de l’Action Française un phénomène statistiquement significatif. Plusieurs classes d’âges ont été ainsi touchées depuis celles des pères fondateurs jusqu’à celles qui apparaissent dans l’entre-deux-guerres. A titre d’exemple on peut prendre le cas de Robert BRASILLACH qui s’éveille à la politique, au moment de cette seconde apogée de l’Action Française. S’il connut par la suite une dérive vers le fascisme, son entrée en politique et son premier engagement sont placés sous le signe de la foi Maurrassienne. La position de force de l’Action Française au quartier latin avait une autre présence que cette influence idéologique, elle était aussi physique. Les étudiants Maurrassiens ne se contentaient pas de discutions théoriques sous les frondaisons du Luxembourg ou dans les brasseries, ; le triangle Panthéon, Luxembourg, Odéon en ces années 20 est significatif : les cannes ont souvent été brandies, les réunions troublées, les facultés paralysées.

 

  1. La lueur à l’Est

 

Comme le montre Annie KRIEGEL dans sa thèse sur les origines du Communisme Français, « la source de l’élan révolutionnaire, c’est la prise de position contre la guerre ». L’itinéraire d’Henri BARBUSSE en rend bien compte, qui rallie le communisme avec d’autres Clercs de son âge. Après avoir fondé, en 1919, l’Association Républicaine des Anciens Combattants (ARAC), avec Raymond LEFEBVRE et Paul VAILLANT COUTURIER, il revient avec « Clarté » sur la question de la guerre. L’avant dernier chapitre de cet ouvrage est porté par une sorte de messianisme pacifiste qui prône « l’évidence » de l’égalité. Il écrit « la République Universelle est la conséquence inéluctable de l’égalité des droits de tous à la vie ». Après la publication de l’ouvrage, il fonde une revue et un mouvement du même nom, qui entend fédérer les Clercs dans une ligue de solidarité intellectuelle pour le triomphe de la cause internationale. A partir de 1923, Henri BARBUSSE deviendra bien plus un militant communiste qu’un écrivain, notamment dans le journal L’Humanité, dont il prend en 1926 la direction littéraire.

A partir des années 20, le parti communiste exerce un attrait indéniable sur certaines avant-gardes. C’est le cas du surréalisme, en 1927 ARAGON, BRETON, ELUARD, PERRET adhèrent au parti communisme. Ce sont aussi de jeunes philosophes qui franchissent le pas, Henri LEFEBVRE, Georges FRIEDMAN, Pierre MORANGE, Georges POLITZER et Norbert GUTERMAN. Leurs raisons de rejoindre le communisme en fait, ont été diverses, certaines parlaient davantage au cœur qu’à la raison. L’engagement sera alors lyrique avant de devenir politique, ainsi l’historien Jean BRUHAT, analysant une soixantaine d’années plus tard, son entrée à la SFIC, octobre 1925 écrivait : « d’abord l’enthousiasme, ce qui comptait pour moi, c’est ce qui se passait à l’Est. Depuis le 1789-1794 que nous apprenions dans le malais Isaac rien de comparable, par-dessus les campagnols des sans-culottes apparaissaient en surimpression les blousons de cuir des combattants du Palais d’Hiver. ». Ainsi chez Jean BRUHAT la conversion au communisme teintée d’un certain romantisme révolutionnaire est antérieure à l’adhésion au marxisme. Ce n’est que rue d’Ulm, une fois inscrit au parti communisme, qu’il lut Marx.

 

Dans un milieu universitaire peu perméable à cette époque au Marxisme, ces jeunes intellectuels souvent agrégés de philosophie, tranchent en effet sur leurs condisciples qui restent le plus souvent totalement étrangers à ce courant. Or, les uns et les autres appartiennent à la génération apparue vers 1905 de SARTRE et Raymond ARON.

Cette génération a entretenu des rapports complexes avec le marxisme, c’est elle qui après la deuxième guerre mondiale, sera la propagatrice du marxisme à côté des philosophes tel que Henri LEFEBVRE qui furent des exégètes précoces de Marx, elle compte des penseurs qui en seront les lecteurs tardifs, tels que Alexandre KOJEVE ou Maurice MERLEAU PONTY et surtout SARTRE qui proclama le marxisme, indépassable philosophie de notre temps.

 

A partir de 1934, l’anti-communisme et l’anti-fascisme vont devenir des paramètres d’engagement essentiels ; et, avec l’aggravation des problèmes extérieurs, tout va concourir à accuser les clivages au sein d’une société intellectuelle française entrée dans une zone de turbulence historique.

 

 

 

CHAPITRE 4 : LES INTELLECTUELS SOUS LE SIGNE DU FRONT POPULAIRE 1934-1938

 

Si le changement de stratégie de l’Internationale communiste a joué un grand rôle dans l’abandon par le parti communiste de la stratégie « classe contre classe », pour promouvoir un front uni anti-fasciste; il est clair que ce ralliement du PCF à la stratégie du Lion n’a pu s’opérer aussi rapidement que grâce à la pré-existence d’un actif mouvement d’union anti-fasciste parmi les intellectuels, synonyme d’une prise de conscience et d’un engagement de l’Intelligentsia de droite au lendemain du 6 février 1934.

 

La crise du 6 février 1934 traumatisa durablement les intellectuels d’une gauche modérée radicalisante ou socialisante qui eut tôt fait de voir dans les ligues manifestantes, déjà « factieuses », les fourriers du fascisme et dans leur opération du 6 février une tentative de coup d’état. Ce traumatisme les conduisit à se rapprocher des communistes, socialistes et syndicalistes qui, associés depuis déjà de longues années en un combat pour la paix et contre le fascisme fauteur de guerre avaient fait de ces luttes, la raison d’être de leur action commune.

A droite le choc ne fut pas moins fort, et fondé aussi sur l’image du 6 février 1934, comme une occasion manquée. Plusieurs intellectuels de droite en concluent à l’urgence de formes d’organisation et d’actions nouvelles inspirées en particulier du fascisme italien. Pierre DRIEU LA ROCHELLE fera désormais dater du 6 février 1934, ce moment dit-il : « dont j’aurais voulu qu’il dura toujours » son adhésion pour un socialisme fasciste. Robert BRASILLACH qui a sur lui l’avantage d’appartenir depuis l’adolescence au sérail Maurracien décrit dans ses souvenirs cette date du 6 février comme une « instinctive et magnifique révolte ». Certains médiateurs populaires se font l’écho de ce mouvement, ce sont l’hebdomadaire Gringoire, organe de plus en plus agressif dans son anti-parlementarisme et sa xénophobie et c’est aussi sur un ton plus populaire, le journal Candide, qui sous la direction de deux Maurraciens, l’historien BAINVILLE et Pierre GAXOTTE consacrent une part de plus en plus grande à cette propagande.

 

La dynamique de gauche

 

Il ne fait pas de doute que dans les années 1934-1936, le rassemblement le plus large et le plus solide est celui des intellectuels anti-fascistes. Ainsi est-ce un « Appel des intellectuels » qui dès le 10 février 1934, avait demandé que la grève générale anti-fasciste prévue conjointement mais séparément par les deux CGT, fut aussi la première occasion d’une Unité d’Action entre les forces de gauche. Dans la pratique, on sait que les deux congrès fusionneront sur la fin à Paris et dans les autres villes. Signé principalement par des écrivains et des artistes indépendants des partis, du philosophe ALAIN à MALRAUX, d’André BRETON à Jean GUEHENNO, de Paul SIGNAC à Jean VIGO ce manifeste rappelait que dans ces milieux s’expérimentaient déjà des formes d’union à la base.

 

Dès l’année 1932, on avait vu la création en mars de l’Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires (AEAR) au niveau international et du 27 au 29 août s’était tenu le Congrès mondial contre la guerre à Amsterdam. Dès le début, les intellectuels Français ont joué un rôle déterminant dans ce mouvement, repris l’année suivante à Paris sous la forme d’un Congrès Européen anti-fasciste au mois de juin 1933. Le comité Amsterdam Pleyel, issu du second Congrès qui a lieu en France prend à cœur de montrer que ses adhérents sont en majorités des non communistes. C’est bien André GIDE qui, pour la première fois de sa vie, accepte non seulement de participer à des meetings mais de les présider et c’est toujours lui qui en janvier 1934 accompagné d’un autre sans parti, André MALRAUX se rendra à Berlin pour plaider auprès des nazis lors du procès de l’incendie du Reichstein la cause des accusés communistes DIMITROV et THAELMANN.

En 1934, est créé le Comité d’Action Anti-fasciste et de Vigilance des intellectuels (CVIA). La préoccupation est d’emblé unitaire et se traduit par l’appel à trois personnalités prestigieuses destinées à lancer le manifeste initial aux travailleurs daté du 5 mars. Ce sont l’Ethnologue Paul RIVET, Directeur du Musée d’Ethnographie du Trocadéro, le scientifique Paul LANGEVIN et le Philosophe ALAIN. Trois noms connus, chacun dans sa discipline respective en même temps que trois hommes de gauche considérés alors comme proches des trois grands partis, sans leur être inféodés : le radicalisme d’ALAIN, la sympathie pour le parti communiste de LANGEVIN et l’adhésion de Paul RIVET à la SFIO. A la tête du comité sera élu un militant communiste Marcel PRENANT, biologiste, professeur à la faculté des sciences qui côtoiera une notabilité radicale comme Albert BAYET. Entre les pacifistes comme ALAIN et les socialistes comme RIVET et les intellectuels communistes ou communisants, comme LANGEVIN auquel s’est joint l’enseignant Jean BABY et le journaliste André WURMSER, la rupture, attendue à partir du pacte Franco Soviétique de mai 1935, aura lieu en novembre.

 

Le Front Populaire comme Intelligentsia

 

Avant même d’arriver au pouvoir le Front Populaire a fait abondamment appel aux intellectuels. En effet, le rassemblement n’était pas une simple coalition électorale mais bien l’union de dizaine d’organisations parmi lesquelles plusieurs ont des objectifs principalement culturels. Les mouvements et les manifestations sont nombreux. Entre le 21 et le 25 juin 1935, se tient à Paris, à la Mutualité, le premier Congrès International des Ecrivains pour la défense de la culture. Doté d’un bureau national de 112 membres et d’un présidium de 12 membres, dont 3 français, qui sont Henri BARBUSSE, Romain ROLLAND et GIDE. La présence de ressortissants de 38 pays confirma l’étendue du mouvement intellectuel anti-fasciste et le contenu de 61 rapports présentés, fut le signe d’un véritable ralliement.

C’était la réintégration culturelle du mouvement communiste : le Congrès avait été organisé par 3 communistes ARAGON, Ilya EHRENBOURG et Paul NIZAN comme une tribune d’hommage à la révolution Russe, rempart solide contre « le fascisme, brûleur de livres ». Ce Congrès fut une grande messe intellectuelle internationale.

Le 14 juillet 1935 la Ligue des Droits de l’Homme organisa au Vélodrome Buffalo les Assises de la paix et de la liberté où l’on prêta un serment rédigé par le romancier André CHANSON, Jean GUEHENNO et le journaliste radical Jacques KAYSER, le discours fut prononcé par le physicien Jean PERRIN.

 

- Mais le Front Populaire et le mouvement communiste vont demander aux intellectuels beaucoup plus que ces prises de parti ostensibles. Le Parti crée ou élargit les rubriques culturelles de sa presse, il contrôle les éditions internationales qui publient de nouvelles collections (Socialisme et culture, Problèmes etc…) autant de lieux qui renforcent son influence et sa crédibilité intellectuelle. Enfin, la conjoncture pousse les artistes comme les universitaires à vouer tout ou partie de leurs œuvres au discours politique. C’est ainsi que l’année 1935 est celle ou paraissent les deux textes littéraires les plus clairement engagés, Les nourritures terrestres d’André GIDE et Le temps du mépris de MALRAUX.

 

  • La mise a contribution des intellectuels couvre le vaste champ de ce qu’on appelle « La

Popularisation », la popularisation culturelle. Les intellectuels pendant cette période cherchent à associer plusieurs disciplines artistiques ou universitaires dans un même travail pour rapprocher du peuple « l’héritage culturel » - l’un des thèmes officiel du Congrès de 1935. C’est ainsi que l’on crée l’Association Populaire des Amis des Musées (APAM), créé par un groupe de conservateurs de Musée, elle s’attache à rapprocher non seulement les musées mais tous les lieux d’expression culturelle du plus large public. C’est ainsi que se trouve organisée la fête de l’inauguration du Musée de l’Homme, aussi bien que les visites guidées d’usines et l’atelier de PICASSO.

 

  • Le Centre Laïc des Auberges de la Jeunesse (CLAJ), qui échoue à fusionner avec

l’organisation fondée par Marc SANGNIER, réussit à susciter plusieurs centaines de petites cellules, non seulement de loisir mais aussi d’expression artistique, de débat entre les jeunes intellectuels. Ceux qu’on appelle les Ajistes sont très majoritairement des enseignants et des étudiants.

 

- La presse du Front Populaire reflète les ambitions et les enjeux de cet activisme intellectuel. En 1936 s’est créée la revue Europe dont le Rédacteur en Chef est Jean GUEHENNO, qui préféra la quitter lorsqu’il considéra qu’elle est dominée par les communistes.

L’exemple le plus riche et le plus neuf est celui de l’hebdomadaire Vendredi, qui aligne un sommaire prestigieux où figure GIDE aussi bien qu’ALAIN, Jean GIONO aussi bien que MALRAUX et où collabore un Jacques MARITAIN à côté d’un Paul NIZAN. La rédaction est placée sous la responsabilité de Louis MARTIN-CHAUFFIER et réduite à deux permanents, André ULMANN et André WURMSER, qui à cette époque ne sont pas communistes. Vendredi apparaît ainsi comme un des rares lieux de la société intellectuelle du Front Populaire où le PCF n’exerce pas une hégémonie de fait.

 

La réaction de l’extrême droite

 

Cette dynamique ascendante du Front Populaire agit à l’instar d’un choc violent sur les intellectuels d’extrême droite. Ces années là marquent l’apogée, sinon de l’audience, du moins du prestige de Charles MAURRAS, transformé en martyr par les 8 mois de prison qu’il doit subir pour incitation au meurtre. Mais ce sont les intellectuels maurrassiens de la nouvelle génération qui vont prendre la relève : Robert BRASILLACH, Lucien RABATET . Ils collaborent à Je suis partout et après que les éditions FAYARD aient décidé d’arrêter cet hebdomadaire, ils participent à Candide qui sous l’impulsion de l’historien Pierre GAXOTTE est devenu la version extrémiste de cette propagande.

BRASILLACH devient le Rédacteur en Chef et en l’espace de trois ans, la revue passe insensiblement de l’admiration pour la France à l’admiration pour l’Allemagne. Chemin faisant, l’anti-sémitisme devient un élément déterminant. La production littéraire de BRASILLACH se ressent de cette radicalisation et son dernier roman avant la guerre prend pour héros un jeune français qui finit par s’installer à Nuremberg, suivant une logique sentimentale qui le conduit à choisir le fascisme.

Cette action de presse ne comble pas cet extrémisme de droite. En juin 1936 c’est le parti populaire français, PPF, de Jacques DORIOT qui accueille tous les intellectuels anti-communistes, depuis les anciens ligueurs, des transfuges du parti communiste (anciens journalistes de L’Humanité), des membres de la droite classique, Alfred FABRE LUCE et des membres de la 3ème voix, comme Bertrand JOUVENEL. Le nom le plus illustre est celui de DRIEU LA ROCHELLE qui place son action sous le signe de Jeanne D’ARC, de Henri de NAVARRE, de RICHELIEU, de DANTON et de CLEMENCEAU (son livre Avec Doriot en 1937).

La plupart des intellectuels doriotistes auront quittés le parti avant 1939.

 

A côté de ce rassemblement de l’extrême droite ressurgissent de petits cercles chrétiens qui prônent une conciliation entre le message christique et les nouvelles expressions de l’exigence de justice sociale. C’est le cas de la revue Terre Nouvelle, qui associe la Croix Rouge et la faucille et le marteau noirs. Ses membres seront bientôt condamnés par l’Eglise mais ils posent les ligaments du progressisme catholique d’après guerre.

 

Le communisme

 

Il faut maintenant revenir sur l’évolution des intellectuels au sein du parti communiste pendant cette période.

Dès le moment où le parti communiste devient le premier agent de l’union de la gauche et le principal foyer d’une pratique culturelle à haute ambition nationale, il perd quelques intellectuels qui avaient été attirés par son intransigeance. C’est le cas de Jacques PREVERT dont le groupe « Octobre » était la principale réussite du théâtre prolétarien. Celui-ci ne peut plus faire cadrer avec la politique du parti la virulence de ses attaques anti-capitaliste, anti-militariste et anti-clérical.

Mais plus nombreuses sont les personnalités poussées vers le communisme par sa politique d’union. Des hommes de lettres appartenant aux deux générations marquées par la guerre, Jean Richard BLOCH ou André WURMSER franchissent le pas qui va les conduire à assumer des responsabilités les plus étendues au sein de la presse communiste. WURMSER devient le Rédacteur en Chef de l’organe de l’Association France URSS, puis il entre au journal L’Humanité. BLOCH, lui, est chargé par ARAGON de prendre la direction du quotidien du Soir que le parti lance au début de 1937.

 

Une seule circonstance mettra soudain la question du communisme stalinien sur la place publique, c’est le scandale suscité par la sortie en novembre 1936 du Retour de l’URSS d’André GIDE. Après avoir émis dans ce livre certaines critiques ponctuelles du régime, il noircit le tableau par ses retouches à Mon retour de l’URSS, qui fut lu par un large public (146000 exemplaires). Mais, hors même les communistes, le livre ne reçut pas un accueil sans mélange : au plus fort de la guerre d’Espagne, la polémique parut à certains, affaiblir dangereusement l’union anti-fasciste. Cet épisode fut le point de départ d’une divergence entre GIDE et GUEHENNO qui avait commencé dans la revue Europe dès 1930 ( l’article de GUEHENNO s’intitulait « Ame, ma belle âme »).

A partir de ce moment, GIDE se condamnait à une certaine marginalisation : Aggravant son repli vers des formes d’expressions strictement littéraires, il fut celui que MALRAUX appela la conscience intellectuelle du temps.

 

Face à l’insurrection nationaliste contre le gouvernement Républicain du Fronte Populare en Espagne, la solidarité de la gauche n’était plus discutable. Par la brutalité de sa bipolarisation, sa proximité diplomatique, sentimentale et idéologique, la guerre civile espagnole fut un moment exemplaire de l’histoire intellectuelle française.

Exemplaire fut la variété des moyens d’engagement dans les deux camps. A l’exception de GIDE les principaux animateurs du Congrès de 1935, se retrouvent en 1937 pour une deuxième Assemblée de défense de la Culture, initialement prévue à Valence et qui devra se replier sur Barcelone puis Madrid et Paris.

Pendant que BRASILLACH et MASSIS mettent leur plume au service des nationalistes pour chanter l’épopée des « cadets de l’Alcazar » en 1937, pendant qu’un jeune catholique Jean HEROLD-PAQUIS quitte la France pour participer aux émissions du Front Franquiste, à gauche les professions intellectuelles sont généreusement représentées au sein des 10000 volontaires français des brigades internationales. C’est là qu’André MALRAUX singularisera le rôle de l’intellectuel combattant en créant et commandant l’escadrille España durant 7 mois sur le front de Terruel.

Dans de telles conditions ce n’est pas un hasard si le roman L’Espoir de MALRAUX 1937, le tableau Guernica de PICASSO (1937) pour le pavillon Républicain de l’exposition internationale de Paris et, d’un autre côté, l’essai de BERNANOS Les cimetières sous la lune (1938) peuvent passer chacun dans cette catégorie comme autant de chefs d’œuvre. Composés dans l’urgence, ils subvertissent les termes convenus de la tragédie et de l’épopée au moyen de formes renouvelées. Par la réputation qu’ils acquièrent bientôt, ils confirment l’intellectuel dans la conviction, qu’un engagement tranché dans l’action est loin d’être incompatible avec la poursuite d’une œuvre. La leçon parut bonne à prendre pour les affrontements à venir.

 

 

CHAPITRE V : LES INTELLECTUELS FACE A LA GUERRE 1938-1944

 

1) Nous laisserons de côté la violence de la redistribution intellectuelle qui s’opéra après les accords de Munich entre le pacifisme intégral et l’anti-munichisme. Cette redistribution à droite comme à gauche a été fonction de l’attitude des intellectuels de chaque camp face à la guerre. Les nouvelles tensions de l’Intelligentsia française se cristallisèrent au cours de l’année 1938, entre ceux qui faisaient passer leurs convictions pacifistes anti-communiste ou anti-front populaire, avant tout rejet du fascisme et des expansionnismes allemands ou italiens et ceux qui acceptaient désormais le risque d’une guerre pour contenir l’un ou l’autre. C’est ainsi qu’il y eut dans les deux camps des positions minoritaires, un pacifisme intégral de gauche et un anti-munichisme de droite.

 

2) Plus intéressante est la période ouverte par l’annonce de la signature du pacte Germano-Soviétique et la déclaration de guerre Franco-Anglaise à l’Allemagne.

Seule grande famille politique qui était sortie indemne de Munich le mouvement communiste éclate à son tour, moins à propos du pacte lui-même, que devant le progressif alignement du Parti, en août et octobre 1939, sur les thèses internationalistes qui sont en opposition avec la ligne adoptée en 1934 d’union contre le fascisme. La posture la plus fréquente parmi les intellectuels communistes, interpellés par l’évènement, est celle du silence gêné ou douloureux, et cela jusqu’au temps des persécutions de Vichy et de l’ouverture du front de l’Est en juin 1941. C’est le cas par exemple d’un Paul LANGEVIN.

Rares furent les cas de rupture affichés publiquement ; l’exemple le plus connu est celui de Paul NIZAN, qui sera bientôt déformé par son parti. Responsable de la rubrique diplomatique du quotidien communiste Ce Soir NIZAN s’était senti personnellement mis en cause par la stupéfiante nouvelle du pacte. Après être resté silencieux jusqu’au mois d’octobre, sa démarche - typique d’un intellectuel - consista à publier son désaccord et à annoncer sa démission. Le parti fit de lui le portrait d’un traître, un agent de la police infiltré dans l’Intelligentsia communiste.

Louis ARAGON en revanche présente le cas d’un intellectuel communiste discipliné, qui a eu le temps de saluer avec ferveur la signature du pacte en première page du quotidien qu’il dirige.

L’évènement provoque enfin chez quelques compagnons de route une dernière évolution qui annonce un cheminement, que suivront bien d’autres intellectuels une ou deux décennies plus tard : l’éloignement définitif. L’exemple le plus net est celui d’André MALRAUX. On n’obtiendra de l’ancien combattant de la guerre d’Espagne aucune déclaration, mais cet évènement explique sans doute le refus qu’il va opposer jusqu’au premier mois de 1944 à tous ceux qui le solliciteront de prendre un engagement concret dans la résistance. Pendant l’occupation, André MALRAUX reprend le fil de sa réflexion sur l’art avec Les voix du silence et Le musée imaginaire.

 

En face de ces remises en question passagères ou définitives, les exemples d’engagement patriotique pèsent de peu de poids. L’épisode le plus connu est celui de la courte période résolument engagée de Jean GIRAUDOUX.

L’auteur de Siegfried et de La guerre de Troyes n’aura pas lieu a entrepris d’exposer dès 1936 les solutions à ce qu’il diagnostique comme une décadence nationale, dans une série de textes réunis en 1939 sous le titre significatif de Pleins Pouvoirs. La conviction qui s’y affiche d’une vigoureuse restauration des valeurs humaines n’est pas exempte de considération xénophobe, voir antisémite.

 

3) Voyons maintenant le choc de la défaite et les effets de l’occupation sur l’Intelligentsia.

 

a) A gauche

- Il faut noter d’abord la dispersion de l’Intelligentsia parisienne à travers le territoire national et principalement en direction de la zone sud. C’est le cas d’André GIDE, qu’un DRIEU LA ROCHELLE n’arrivera pas à convaincre d’intervenir publiquement dans une conférence à Paris, strictement littéraire, sur la découverte d’Henri MICHAUX.

C’est aussi le cas de Louis ARAGON et d’Elsa TRIOLAY, mais l’éloignement physique de la capitale ne signifie pas pour eux l’abstention politique. De leurs résidences successives dans le Sud Est, ils participeront, de façon de plus en plus active à la littérature de la clandestinité.

 

- Les effets de l’occupation sont importants sur la vie intellectuelle du pays. Les libertés de réunion et d’association sont abolies et la censure s’exerce rigoureusement sur les livres. Il en découle la condamnation au silence des intellectuels antifascistes, ceux réfugiés en France, comme Walter BENJAMIN, mais aussi quelques rares personnalités françaises résolues à ne délivrer aucun texte autre que clandestin. Tel est le cas d’un Jean CASSOU ou d’un Jean GUEHENNO. Le principal texte de fiction de la clandestinité sera Le silence de la Mer de VERCORS présentant une métaphore de ce silence dans l’attitude d’une jeune femme refusant par principe de communiquer avec l’officier Allemand qui est logé chez elle.

 

- Mais la plupart des écrivains et artistes, dont le passé comme l’avenir est placé sous le signe de l’engagement, ne pousse pas l’héroïsme jusque là. C’est en cette période qu’Albert CAMUS, installé définitivement en France en 1942, fait paraître trois œuvres importantes : le roman l’Etranger, l’essai Le mythe de Sysiphe et la pièce de théâtre Le malentendu. Jean Paul SARTRE fait paraître en 1943 L’être et le néant et fait monter deux pièces particulièrement remarquées : Les mouches» en 1943 et Huis clos en 1944.

 

- Cette période reste dans les annales de l’histoire contemporaine comme l’une des plus dense, non en termes de production, mais de consommation culturelle, malgré les difficultés matérielles de toutes sortes qui rendaient difficile l’édition d’un livre, la représentation d’une pièce ou la réalisation d’un film. Sans doute faut-il expliquer le phénomène par la concentration du public sur les loisirs, à l’heure des multiples limitations de la liberté, mais on ne peut pas non plus exclure l’hypothèse que la gravité de l’heure, le caractère angoissant des enjeux favorisaient des formes d’expression à ambition explicitement métaphysique ou morale.

 

- Il faut enfin noter des cas d’engagements radicaux pendant cette période, qui sont venus de personnalités restées jusque là presque en retrait. C’est le cas de l’historien Marc BLOCH ou du philosophe Jean CAVAILLES, tué par les Allemand.

 

b) A droite et à l’extrème droite

Venons-en maintenant aux intellectuels qui rallient en 1940 le nouveau régime. Ils ont ceci en commun, de prendre acte et de tenir pour acquis l’état de défaite issu de la victoire Allemande. Mais il faut distinguer entre ceux qui, profondément conservateurs, applaudissent à une restauration nationale, tout en se méfiant de l’impérialisme Allemand, et ceux qui aspirent à un nouvel ordre Européen sous l’égide de l’Allemagne fasciste.

 

Aujourd’hui encore l’extrémisme sans précédent du second groupe continu d’éclipser le premier. Nous nous intéresserons donc au collaborationnisme, à ceux qu’on peut accuser d’intelligence avec l’ennemi. Les itinéraires qui conduisent à la collaboration avec l’Allemagne sont sensiblement plus compliqués que ceux qui maintiennent dans le sein du pétainisme ordinaire. L’hebdomadaire Je suis partout qui recommence à paraître en 1941 doit procéder à d’ultimes révisions, transfert progressif de la référence à MUSSOLINI vers HITLER, rupture définitive avec l’orthodoxie maurrassienne, trop étrangère à la perspective européenne.

Le plus grand succès de librairie de la France occupée, c’est le gros pamphlet de Lucien RABATET, Les décombres, qui parait en 1942 et qui est vendu peut être à 100000 exemplaires. Dans le torrentiel règlement de compte de 664 pages de cet auteur qui s’autodéfinit comme wagnérien, nicéen, antisémite et anticlérical, sont condamnés les dévirilisés qui avoisinent les dégénérés.

Il est clair que le dénominateur commun entre cette famille d’esprit, c’est l’expérience douloureuse d’une marginalité par rapport au réseau d’intellectuels dominants de l’avant guerre. Minoritaires, exclus ou battus de toujours, ils ont tous une revanche à prendre sur le système dont ils sont par ailleurs souvent issus.

Louis FERDINAND CELINE, par exemple, n’a aucune peine à puiser dans la défaite Française puis dans les difficultés Allemandes, les arguments successifs d’une hypochondrie essentiellement cristallisée depuis 1937 sur les juifs.

Si l’on pousse un peu plus loin l’analyse, on peut soutenir que le thème mobilisateur ultime, celui qui rend le mieux compte de la variété de ces cheminements, c’est l’anticommunisme, c’est lui qui rallie désormais les intellectuels de droite, convaincus que « seule l’entente entre la force arienne et l’esprit catholique » (l’expression est de Robert BRAZILLAC) permettra de partir à la « reconquête » du tombeau du Christ, métaphore de la nouvelle croisade.

Un signe peu récusable de dégradation du statut social de ces intellectuels, en même temps que de l’exacerbation de leurs rapports avec leurs adversaires est fourni par le passage de ceux-ci à des formes d’interventions militaires. Plusieurs journalistes de Je suis partout, dont le rêve fasciste s’effondre en Italie, adhèrent symboliquement à la milice. Certains comme le jeune Marc AUGIER, journaliste à la Gerbe, ancien Ajiste, s’engage dans la ligue des volontaires français contre le bolchevisme. En 1944 il est devenu wäfen SS.

 

4) La résistance des intellectuels

Que fût maintenant la résistance des intellectuels ?

 

Un pas décisif est franchi quand sous le couvert de l’anonymat ou du pseudonyme, l’intellectuel se met résolument au service de la contre propagande de la France libre et des alliés. Ceux qui iront le plus loin en ce domaine sont souvent de jeunes artistes ou universitaires qui ont fait leurs premières armes à l’époque du Front Populaire. Les deux figures emblématiques de la résistance littéraire française appartiennent à cette catégorie, c’est VERCORS, auteur du premier livre clandestin Le silence de la Mer, c’est Jacques DECOURs, co-fondateur du Comité National des écrivains et du périodique Les lettres Françaises, qui, arrêté en 1942 sera fusillé par les Allemands.

Retrouvant la logique qui avait conduit certains d’entre eux à s’engager dans les brigades internationales, plusieurs intellectuels vont entrer résolument dans les réseaux de renseignements alliés ou prendre les armes dans la résistance. Il n’est pas sans importance que l’un des tous premiers réseaux dans l’histoire de la résistance française ait eu pour animateurs de jeunes chercheurs du Musée de l’Homme, disciples de Paul RIVET, secondés par des compagnons de route du parti communiste comme les écrivains Claude AVELINE et Jean CASSOU.

Reste que la forme d’intervention la plus spécifique des intellectuels fut le manifeste sous la forme des revues telles que Les cahiers du Rhône, La revue Fontaine dirigée par Max Paul FOUCHET, Les cahiers du Sud, Poésie dePierre SEGHERS ou Confluences.

L’audace suprême fut la mise sur pied de maisons d’éditions intégralement clandestines, c’est le cas des Editions de minuit, créées par Pierre DE LESCURE et VERCORS. A la libération, les Editions de minuit pourront aligner un catalogue de 25 titres réunissant une cinquantaine d’auteurs. Deux anthologies font passer à la postérité la formule de L’honneur des poètes premier volume publié sous la direction de Paul ELUARD et Robert DESNOS, elle confirme le rôle éminent accordé à l’arme poétique( poèmes célèbres d’ARAGON dans Le Crève Cœur mais aussi poèmes de Jean CASSOUS dans 33 Sonnets écrits au secret )

Les plus célèbres sont restés La Liberté, poème d’ELUARD, La Ballade dec elui qui chante dans les supplices ou Le Rose et Le Réséda d’ARAGON.

 

- Enfin il faut réserver une place à part à l’Intelligentsia communiste qui se retrouve prédominante au sein de la résistance. C’est ainsi que la résistance en milieu universitaire est organisée dès la fin de 1940 autour de deux communistes, le philosophe Georges POLITZER et le physicien Jacques SALOMON fondateurs de l’université libre qui tombèrent l’un et l’autre sous les coups de l’occupant. La résistance mettait en lumière les qualités d’organisation, de structuration politique et idéologique du parti communiste. Face à la crise des valeurs démocratiques libérales, le marxisme-stalinisme porté par un mouvement international pouvait paraître comme le seul système de référence alternatif à la rigueur antilibérale de la solution fasciste. Il allait favoriser le ralliement de nombreuses personnalités du monde culturel, soucieuses sans doute de témoigner dans le sens de l’histoire.

 

 

CHAPITRE 6 : AU SEUIL DES TRENTE GLORIEUSES DE 1944 A 1947

 

A la libération le champ intellectuel se trouve profondément remodelé aussi bien par l’épuration dans l’édition et la presse, que par l’apparition de clercs nouveaux prônant désormais le devoir d’engagement. Pour une trentaine d’années, l’essentiel du décor est planté. Dans un premier temps, sur ces intellectuels soumis au devoir d’engagement, le communisme va exercer une profonde attraction et se révéler d’autant plus séduisant aux yeux de la cléricature que la perspective n’est pas encore brouillée.

 

 

  1. L’épuration

 

Une première liste est établie début septembre 1944, comprenant douze noms, ceux notamment de Robert BRASILLACH, Louis FERDINAND-CELINE, Jacques CHARDONNE, DRIEU LA ROCHELLE, Jean GIONO, Charles MAURRAS et Henri DE MONTHERLAN. Une deuxième liste attirait l’attention des éditeurs et comportait 44 noms, dont ceux de Pierre BENOIT, d’Henri BORDEAUX et du poète Paul FAURE.

Trois cas permettent de jalonner l’histoire de cette épuration, celui de Robert BRASILLACH, de DRIEU LA ROCHELLE et de Lucien RABATET. Le premier qui s’était constitué prisonnier est condamné à mort en janvier 1944et malgré l’intervention de François MAURIAC, le Général DE GAULLE refuse sa grâce. Il est fusillé en février 1945.

DRIEU LA ROCHELLE, caché dans un appartement manque un premier suicide, qu’il réussit en mars 1945. Lucien RABATET, replié en Allemagne en août 1944 et arrêté l’année suivante est condamné à mort en novembre 1946, près de deux ans après Robert BRASILLACH. Mais le temps a passé et il sera gracié par le Général DE GAULLE.

 

  1. L’ère de l’engagement

 

La droite intellectuelle étant réduite au silence, pendant une décennie au moins, l’intellectuel de gauche va occuper seul le terrain idéologique. L’unanimité semble s’être faite alors sur la notion d’engagement. Alors que Julien BENDA, en 1927, dans son livre La Trahison des Clercs avait appelé à se méfier du combat partisan, en 1945, la trahison serait au contraire pour la majorité de ceux qui écrivent et s’expriment de ne pas participer, sinon à ce combat partisan au moins au grand débat de l’époque. C’est le début des années SARTRE.

Jean Paul SARTRE est resté dans la mémoire collective le symbole de l’engagement de l’intellectuel. En octobre 1945, dans la première livraison Des Temps Modernes, la présentation qu’il rédige, stigmatise la tentation de l’irresponsabilité des écrivains, car explique-il, « ces derniers, quoi qu’ils fassent, sont « dans le coup ». Ils sont en situation de leur époque et », poursuit-il, « puisque nous agissons sur notre temps par notre existence même, nous décidons que cette action sera volontaire ».

Toute la thématique de l’engagement de l’homme de plume est développée dans l’essai publié dans Les Temps Modernes : Qu’est ce que la littérature ? Il ne s’agit plus seulement d’une mobilisation de l’intellectuel en cas d’urgence mais d’une activité consubstantielle à la qualité d’écrivain.

 

Qu’est ce que la littérature engagée à cette époque ?

 

- Le genre romanesque, notamment le roman psychologique, durant près d’un quart de siècle connaîtra une dépression. Ce n’est pas dans ce genre que vont s’illustrer les grands écrivains français, couronnés à cette époque, mais dans un espace surtout comblé par la philosophie. Pendant 20 ans, de 1944 à 1964, le prix NOBEL est attribué à 5 français : André GIDE en 1947, François MAURIAC en 1952, Albert CAMUS en 1957, Saint-John PERSE en 1960 et Jean Paul SARTRE en 1964 (qui d’ailleurs refusera le prix NOBEL).

Si le roman cède alors du terrain devant la philosophie, le théâtre au contraire s’imprègne de cette philosophie et connaît une phase nouvelle de son histoire. D’une part, certains philosophes comme précisément Jean Paul SARTRE et Albert CAMUS, choisissent entre autre le théâtre comme moyen d’expression et de vulgarisation de leur vision du monde. Parallèlement à cette imprégnation directe du théâtre par la philosophie, celui-ci connaît une autre révolution interne qui met en cause sa structure classique. C’est le théâtre de l’absurde, représenté par la triade IONESCO, BECKET, ADAMOV.

Si, comme nous le verrons, l’onde de choc du grand schisme à partir de 1947, a eu une telle amplitude dans la société intellectuelle française, c’est notamment en raison du nombre des intellectuels de l’immédiat après guerre, séduit par le modèle soviétique et attiré par le parti communiste français.

- L’attrait du communisme sur les Clercs de cette époque est un phénomène décisif.

A cela il y a plusieurs raisons, dont l’effet conjugué (qui dépasse la seule Intelligentsia ) a rendu alors le modèle soviétique particulièrement attractif. D’abord l’effet Stalingrad, l’URSS disqualifiée aux yeux du plus grand nombre par le pacte Germano-Soviétique sort disculpée du second conflit mondial. En septembre 1944, interrogés par l’IFOP, les Parisiens à la question : Quelle nation a le plus contribuée à la défaite de l’Allemagne ? répondent à 61 %, l’URSS, contre 29 % seulement pour les Etats-Unis. L’aspiration à la rénovation et à la justice sociale s’incarne dès lors pour une partie de l’Intelligentsia dans le modèle soviétique, autre type possible de développement industriel et d’organisation politique et sociale. L’URSS en ces années d’après guerre, fascine incontestablement. L’ensemble rejailli sur le parti communiste français lui-même auréolé par son active participation à la résistance et par le rôle historique qu’il assigne au prolétariat.

A y regarder de près, le parti comptait parmi ses militants, des hommes qui étaient au firmament des arts et de la pensée, PICASSO, ARAGON, Paul ELUARD ou Frédéric JOLIOT-CURIE.

Ainsi l’influence du communisme dépasse alors cette large mouvance composée d’un noyau de clercs encartés ou de compagnons de route ; un véritable philo-communisme s’est emparé de nombre d’autres Clercs qui campent aux franges de cette mouvance sans franchir le fossé. C’est l’importance de la sphère intellectuelle que le parti communiste a construite en ces premières années d’après guerre qui constituera l’un des points d’encrage les plus solides de la citadelle communiste après le grand schisme de 1947.

 

 

CHAPITRE 7 : LA GUERRE FROIDE DES INTELLECTUELS – 1947 1956

 

Un consensus s’est établi entre historiens pour faire de l’année 1947 le lieu où se produisit la rupture décisive de la solidarité entre alliés et le passage rapide à une bipolarisation explicite à l’échelle mondiale. A cet égard la chronologie intellectuelle ne fait que confirmer cette date. Le rapport présenté par Andreï JDANOV lors de la conférence constitutionnelle du Kominterm en septembre 1947 définit la nouvelle stratégie de l’Union Soviétique imposé par STALINE aux partis communistes, c'est-à-dire le combat classe contre classe, doctrine contre doctrine pour défendre l’Union Soviétique menacée par l’impérialisme.

Tous les témoignages concordent également pour faire de l’année 1956, la plus grande crise des consciences communistes ouverte par le 20ème congrès du parti communiste de l’Union Soviétique révélant les crimes de STALINE et débridée par l’intervention soviétique en Hongrie. En 1956 les « bonnes opinions de l’URSS sont à 12%, contre 33% de mauvaises opinions ».

En regard de cette opinion des français, pour comprendre l’adhésion de l’Intelligentsia au parti communiste, il faut prendre quelques exemples.

Pierre DAIX né en 1922, courageux résistant déporté à Mauthausen a vu ses études interrompues par la guerre. Or, à 25 ans le Parti le nomme Rédacteur en Chef du plus prestigieux hebdomadaire de l’époque Les Lettres Françaises. Ainsi commence pour lui une vie de journaliste, qui sera aussi, un quart de siècle durant, celle d’un militant discipliné.

A peine moins jeune, Claude ROY a déjà depuis plusieurs années de journalisme derrière lui quand il adhère à la résistance communiste. Ce que le Parti lui apporte c’est une fraternité conquérante qu’il avait précédemment cherchée à l’extrême droite. La libération le retrouve journaliste à Action, l’un des principaux critiques littéraires de la période.

Si l’on prend maintenant le cas de Frédéric JOLIOT-CURIE, Professeur au Collège de France et prix NOBEL, l’adhésion au parti communiste ne lui ajoute aucune parcelle de pouvoir. Mais le grand savant en devenant grand citoyen acquièrt un prestige exceptionnel.

 

Ces trois types d’itinéraires n’épuisent pas sans doute tous les cas de figure. On est cependant en droit de leur rattacher le plus grand nombre des biographies repérables. Un romancier comme André STILL, né en 1921, instituteur, devient à la libération permanent de la presse communiste ( ses romans : le mot mineur, camarade ou le premier choc). Un peintre comme André FOUGERON exprime dans sa peinture sa fidélité au canon du réalisme socialiste, par exemple dans l’exposition du Pays des Mines.

Enfin, un Roger VAILLAND qui, après s’être longtemps cherché, a choisi la résistance et la littérature, se rattache à la grande famille du parti communiste au sein de laquelle il avoue avoir été profondément ému le jour où un militant de base le reconnut comme écrivain du peuple (une pièce de théâtre d’agit-prop’ Le colonel Forster plaidera coupable ; ses romans : Bon pied bon œil, Beau masque , 325000 francs)

 

PICASSO fournit le prototype d’après guerre de cette troisième catégorie où brille avec une intensité équivalente un Paul ELUARD ou un Fernand LEGER.

L’importance d’ARAGON à cette époque est dû à la synthèse qu’il est seul capable d’opérer entre les trois types, poète populaire et romancier reconnu, écrivain transformé et inspiré par le militantisme, responsable enfin de l’appareil auquel le parti à confié la direction du journal Ce soir et qui l’a élu à partir de 1950 au Comité Central.

 

En même temps que le parti entraîne l’adhésion de l’Intelligentsia, il domine par sa presse le champ de la culture. Se sont les revues Europe dirigée par Pierre ABRAHAM et La pensée dirigée par René MAUBLANC qui s’adressent l’une aux littéraires, la seconde aux scientifiques. Récusant officiellement l’étiquette de communiste, ces dirigeants dans les périodes de vives tensions intellectuelles doivent se soumettre aux consignes venues du parti. Les Lettres Françaises sont situées en première ligne du combat culturel, par leur périodicité hebdomadaire (70000 exemplaires en 1948), auxquelles s’adjoignent les Arts de France pour les Arts plastiques, l’Ecran français pour le Cinéma. Elles sont la vitrine et l’on pourrait dire le laboratoire du parti en matière d’esthétique.

La Nouvelle critique est l’organe intellectuel communiste le plus significatif de la période. Confiée au jeune agrégé de philosophie Jean CANAPA, elle se donne pour objet de développer les thèses soviétiques en matière culturelle en les appliquant à la situation française. La revue doit répondre aux besoins de la lutte idéologique.

 

Il règne à l’intérieur de l’Intelligentsia communiste un esprit de parti qui ne se démentira pas jusqu’en 1956. L’intellectuel communiste règle sa création sur son adhésion au communisme. C’est le cas de Roger VAILLAND qui, avant même d’adhérer officiellement au parti en 1952, écrit un pamphlet contre les adversaires du parti, Le Surréalisme contre la Révolution, une pièce de théâtre qui traite de la guerre de Corée, le Colonel FORSTER plaidera coupable et des romans à sujets populaires, Bon Pied, Bon Oeil, Beau Masque et enfin 325000 francs qui sera publié en feuilleton dans L’Humanité.

De la même façon, l’œuvre romanesque de Pierre ABRAHAM, de Pierre GAMMARA ou Jean LAFITTE, l’œuvre politique de Guy BESSE, de Roger GARAUDY ou de Jean KANAPA sont entièrement inspirées par leur adhésion au parti. C’est le cas également du peintre FOUGERON dont l’exposition Le Pays des Mines est un grand manifeste en faveur du réalisme socialiste.

A cette époque, L’Itinéraire d’André STILL est un exemple limite d’adéquation entre une œuvre et une carrière. Sorti en 1949 de l’anonymat militant grâce à un recueil de nouvelles il confirme la confiance mise en lui en faisant paraître dès 1962 les deux volumes d’un premier roman intitulé Le Mot Mineur Camarade dont les héros sont des dockers français en lutte contre l’impérialisme américain. A la suite il succède à Georges COGNOT comme Rédacteur en Chef de L’Humanité.

A 29 ans, il accède au Comité Central et à 31 ans, il reçoit le prix Staline de littérature. De la même façon ARAGON qui manifeste au plan esthétique, notamment dans Les Lettres Françaises une certaine autonomie par rapport au réalisme socialiste, sera prêt à écrire des ouvrages qui exaltent les thèses et les lignes du parti. Ce sera en 1953, L’Homme Communiste dont le deuxième tome rassemble les textes les plus explicites sur le culte de la personnalité, l’anti-américanisme, et le Jdanovisme, mais ce sera aussi larédaction des Communistes entre 1949 et 1951, un volume de 2000 pages qui ne sera jamais achevé. ARAGON ne mènera pas à terme la grande fresque du monde réel, qui s’achèvera sur cet inachèvement.

 

Une troisième voie

Pendant cette période, il faut parler des aventures ou des avatars de la troisième voie.

Les tentatives de quelques personnalités, soucieuses de refuser le partage bipolaire du monde autant que de l’idéologie. Il faut faire état de la campagne anti-blocs menée dans les colonnes du Monde par l’historien et théologien thomiste Etienne GILSON en 1948- 1949 et en 1951 par le Directeur du journal, Hubert BEUVE MERY. Il faut faire une place également à l’hebdomadaire L’Observateur qui devient ensuite France Observateur dirigé par Claude BOURDET. C’est également la tentative de Cornélius CASTORIADIS et de Claude LEFORT qui, partis du trotskisme mettent en œuvre une critique en règle de la société bureaucratique, notamment dans la revue Socialisme ou Barbarie.

 

Le cas le plus significatif à l’époque, est la création d’un parti politique dirigé exclusivement par des intellectuels soucieux de concilier en période de guerre froide, l’indépendance à l’égard du parti communiste avec l’aspiration à une transformation radicale du régime social par la solution socialiste. Ce parti c’est le rassemblement démocratique révolutionnaire RDR, dont l’existence sera éphémère.

Créé par Georges ALTMAN et David ROUSSET, le RDR sera rejoint par SARTRE et mobilisera une année durant l’énergie de celui-ci, qui jusqu’à présent n’avait jamais accepté de militer. Conférence de presse, meeting et déclaration ponctuent un engagement dont l’apogée se situe sans doute le soir du 13 décembre 1948, lorsque se tient à la salle Pleyel une réunion ayant pour thème L’Internationalisme de l’Esprit, mais chaque jour, voit cet internationalisme se laminer un peu plus par la rigidité croissante des blocs.
Prôner l’association du socialisme, du neutralisme et de l’anticolonialisme sans être l’allié du PC, devenait une situation intenable.

 

Le cas de Sartre

En 1952 et 1954, SARTRE justifiera son accord avec les communistes sur « des sujets précis limités » écrit-il « en raisonnant à partir de ses principes et non des leurs ». Ainsi, en dépit de toutes ces défaillances, le parti communiste s’était présenté comme la seule médiation qui permit aux masses d’accéder à la dignité humaine. Désormais, pendant plus de quatre années, SARTRE remplira avec exactitude le rôle du compagnonnage, que le mouvement communiste lui assignera. Il participera à l’Assemblée mondiale de la paix, à l’association France URSS, dont il sera lui-même élut Président.

Il participera également à de grandes campagnes symboliques, par exemple L’Affaire Henri MARTIN, titre d’un ouvrage collectif qui rend compte d’une campagne en faveur d’un marin communiste condamné pour son action contre la guerre d’Indochine.

Il fera des voyages en URSS en 1954 et en Chine populaire en 1955 qui seront abondamment commentés par la presse des partis.

Son œuvre littéraire elle-même se ressent de cette évolution comme le montrerait un parallèle entre les pièces de 1948, les Mains sales et de 1955, Nekrassov. La première pièce violemment attaquée par la presse communiste mettait en scène le choix éthique d’un jeune idéaliste partagé entre l’intransigeance de ses principes et les nécessités de la praxis. Dans la seconde pièce, qui elle, est éreintée par la presse bourgeoise, le drapeau n’est plus dans la poche, les transfuges de l’Est et la manipulation de l’information sont traités sur le ton d’une farce boulevardière où les ennemis de classe sont nettement désignés. SARTRE cependant, saura conserver une autonomie qui tranche sur la docilité du vrai compagnon de route. En même temps qu’il prend position en faveur d’Henri MARTIN, il prend la défense vigoureuse de l’inclassable solitaire qu’est Jean GENET au sujet duquel il écrira un livre GENET, Comédien et Martyr.

 

La question se pose maintenant, comment en cette époque ne pas être communiste ?

 

L’idéologie atlantiste

« L’atlantisme » n’a rien d’une contre-proposition organisée, susceptible de faire face au marxisme léninisme. Par définition il ne se construit qu’avec retard et suivant une logique principalement négative, celle du refus du modèle stalinien.

Un cas nous est fourni par l’association Paix et Liberté apparue à l’automne 1950, sous la forme d’une dénonciation solennelle du mensonge de la propagande communiste. Mais Paix et Liberté ne sera jamais, jusqu’à sa disparition, à l’été 1956, qu’une officine sans adhérent et sans dirigeant connu, sinon son Secrétaire Général, le Député radical Jean Paul DAVID et cette officine bénéficiera d’un financement opaque dont on pense qu’il est lié au gouvernement français. Les animateurs permanents de l’officine sont des politiques liés principalement aux fractions les plus anticommunistes des partis du centre gauche. Les intellectuels se retrouvent en revanche sans scrupule de conscience au sein du Congrès pour la liberté de la culture et au sommaire de leur revue Preuves mise en place au même moment sur une base américaine. Le Congrès fondateur s’est tenu de façon symbolique à Berlin Ouest en juin 1950, avec le soutien matériel des autorités américaines et par la suite avec l’aide financière des syndicats libres et même de la CIA. C’est à Paris que s’installe le Secrétariat International Permanent des Congrès de l’Association des Amis de la Liberté, dont le secrétariat permanent est assuré par le Suisse Denis DE ROUGEMONT. Milite au sein de cette association l’américain James BURNHAM, ancien trotskyste, devenu l’annonciateur de « l’aire des organisateurs » ou bien aussi par Ignacio SILONE, animateur de la section italienne, enfin par le musicien Nicolas NABOKOV, citoyen du monde à l’instar de son frère Vladimir, lui-même Secrétaire Général du Congrès.

 

Les principaux auteurs français des Congrès et les collaborateurs de la revue Preuves peuvent être rattachés à trois sensibilités principales.

Premièrement, le groupe le plus repérable est celui des socialistes ou syndicalistes, qu’ils soient réformistes comme André PHILIPPE ou révolutionnaires anticommunistes comme Michel COLINET.

Deuxièmement, l’aile droite est plus composite, elle met en scène des personnalités comme l’ancien communiste Jules MONEROT ou l’ancien fasciste Thierry MAULNIER, qui écrira un essai intitulé La face de méduse du communisme et qui dans des pièces à thèse comme La maison de nuit apparaîtra comme l’anti-SARTRE.

La troisième sensibilité est celle de Denis DE ROUGEMONT et de RAYMOND ARON qui représentent une position centriste critique à l’égard du jusqu’au-boutisme d’un BURNHAM, favorable à une diplomatie de force face aux soviétiques.

Passés les moments les plus tendus de la guerre froide, ce mouvement des Congrès commence à péricliter et les Congrès se réorganisent à partir de 1955 dans un sens plus culturel.

 

Une Intelligentsia RPF ?

Peut-on maintenant parler d’une Intelligentsia RPF ?

La revue Liberté de l’esprit « cahiers mensuels destinés à la jeunesse intellectuelle » créée en février 1949, constitue la tribune des intellectuels, membres ou compagnons du rassemblement du peuple français RPF, créé par DE GAULLE en mars 1947. Le financement est fourni par le RPF et son délégué à la propagande n’est autre que André MALRAUX, aidé par un jeune Directeur, Claude MAURIAC, fils de François. Le sabotage de la revue à l’été 1953 est directement lié à la mise en sommeil officiel du RPF par le Général DE GAULLE. Entre temps la revue Liberté de l’esprit a bénéficié de signatures éclectiques et d’un rayonnement national certain, par exemple, la participation non seulement de Raymond ARON et de Denis DE ROUGEMONT mais aussi de Roger CAILLOIS, de CIORAN, de Max Paul FOUCHET, de Gaétan PICON et du jeune romancier Roger NIMIER.

 

Dans la droite ligne de ce mouvement, il faut faire état de ceux qu’on a appelé les Hussards, il s’agit des romanciers Roger NIMIER, Michel DEON, Jacques LAURENT, Antoine BLONDIN. Ils sont principalement attachés à trois valeurs ou système de valeurs, clairement ancrés à droite : l’ordre viril, l’élitisme et le nationalisme, dont ils doivent constater qu’elles n’ont plus pignon sur rue depuis la libération ; ils aggravent leur cas en proclamant leur filiation avec la littérature de droite la plus discréditée, CHARDONE, Marcel JOUHANDEAU et Paul MORAND. La percée idéologique des hussards fera long feu jusqu’à ce que la guerre d’Algérie où ils s’engageront aux côtés des ultras confirme l’équivoque de ce qu’ils appelaient leur désengagement politique.

 

Un cas singulier est celui de Raymond ARON, son engagement politique est très explicite et on peut même soutenir qu’il est à l’époque de la guerre froide beaucoup plus poussé que celui de SARTRE, puisque il adhère au RPF et est nommé par le Général DE GAULLE au Conseil National du parti. Ce choix est sévèrement jugé par les intellectuels du parti communiste qui l’assimile à un ralliement au fascisme, mais il est également sévèrement apprécié par les intellectuels des Temps modernes ou de la revue Esprit. Son livre L’Opium des intellectuels en 1956 achève de geler ses relations inter-intellectuelles. En effet, il attaque de front un système de croyance, les mythes, selon lui, du messianisme révolutionnaire et de l’eschatologie prolétarienne. Il met en cause le progressisme à base marxiste et à dominante léniniste qui règne chez la plupart des enseignants, des écrivains et des savants engagés de l’époque. L’ouvrage, s’il séduit les lecteurs du Figaro et une minorité d’intellectuels touche trop cruellement la plupart d’entre eux pour ne pas subir le traitement du mépris. SARTRE par exemple, ne lui consacre pas une seule ligne.

 

 

Le Mouvement de La Paix

 

A côté de la prédominance intellectuelle des communistes, il faut faire une grande place à un mouvement de la paix qui naît dès avril 1948. Ce sont des intellectuels Polonais qui invitent les Français à participer à un grand Congrès international des intellectuels pour la paix qui se tient au mois d’août 1948 à WROCLAV, ville hautement symbolique. La délégation française est brillante, associant VERCORS, l’Abbé BOULIER, Marcel PRENANT, Irène JOLIOT CURIE, Pierre SEGHERS, Aimé CESAIRE, Paul ELUARD, LEGER et PICASSO.

La thématique qui structure tout le mouvement pendant ces premières années d’existence est déjà exposée à cette occasion. Lutte internationale de tous les esprits épris de paix et de liberté contre l’usage militaire de l’énergie atomique, pour la libre circulation des inventions et découvertes, pour la neutralisation de l’espace Allemand.

Un rôle éminent est accordé à la France au sein de cette stratégie et c’est ainsi que se tient à Paris, salle Pleyel, le premier Congrès national des partisans de la paix, quinze jours après la signature à Washington du pacte atlantique. Le vocable de partisan manifeste l’intention des organisateurs d’établir un lien implicite avec les combats des forces progressistes en Grèce contre les régimes des Colonels, en Chine ou au Vietnam. Cependant la cheville ouvrière de l’organisation n’est autre que Jean LAFITTE qui est un permanent du parti communiste de sorte que tout en se voulant une organisation de masse, le mouvement de la paix constituera à l’époque de sa plus grande force, une association relais vouée à la diffusion des grands mots d’ordre de la diplomatie soviétique.

Un solennel appel est rendu public lors de la réunion du Conseil mondial du mouvement, tenue en mars 1950 à Stockholm, demandant la dissolution des pactes militaires, la réduction immédiate des budgets d’armement et l’interdiction de l’arme atomique. C’est ce mouvement qui suscite les poèmes d’ARAGON et d’ELUARD, le film de Louis DAQUIN La Bataille de la vie, les tableaux de FOUgERON et surtout les populaires Colombes de la paix de PICASSO.

Grâce à l’action permanente ou ponctuelle de ces intellectuels, le mouvement de la paix facilite la réception de l’argumentation communiste au sein de l’opinion publique. Son rôle a été essentiel dans la campagne des opposants à la Communauté Européenne de défense CED perçue par lui comme synonyme du réarmement Allemand et d’une provocation antisoviétique.

Mais c’est également sous son patronage que fut organisée la plus violente manifestation de la guerre froide en territoire français, le 28 mai 1952, contre la présence à Paris du Général Américain RIDGWAY accusé d’avoir recouru à l’arme bactériologique dans la guerre de Corée. (Le mot d’ordre « RIDGWAY, la peste ».)

 

L’anti-américanisme : « L’Amérique a, la rage ».

Le glissement d’une campagne pour la paix à une dénonciation virulente de RIDGWAY la peste, donne le ton essentiel des polémiques de l’Intelligentsia communiste de la guerre froide. Celle-ci considère comme une tache primordiale de s’attaquer à l’adversaire le plus proche, la culture américaine. Celle-ci fait l’objet d’un tir à vu sur toutes les cibles, depuis le Coca Cola jusqu’à l’œuvre d’Henri MILLER, mais quelques affaires cristallisent cette agressivité permanente, tout en sollicitant en priorité les intellectuels.

L’épisode le plus important autour duquel s’ordonne la bipolarisation Est/Ouest, c’est l’innocence ou la culpabilité et par voie de conséquence l’exécution capitale aux Etats-Unis, d’Ethel et Julius ROSENBERG soupçonnés d’espionnage soviétique.

Les manifestations les plus violentes sont souvent le fait d’alliés ou de ralliés du parti communiste, un Claude AUTANT-LARA, un HENRI JEANSON par exemple. C’est Jean Paul SARTRE qui, au lendemain de l’exécution des ROSENBERG, lance dans les colonnes de Libération, cette mise en garde collective en écrivant « ne vous étonnez pas si nous crions d’un bout à l’autre de l’Europe : attention, l’Amérique a la rage ».

Le thème américain est à cet égard de ceux sur lesquels l’Intelligentsia communiste sait pouvoir bénéficier du plus large consensus puisque sous une forme plus modérée et avec d’autres arguments il est traité aussi négativement par certains RPF ou par plusieurs hussards.

 

A cette offensive multiforme qui mêle la défense des grands principes humanistes, à la critique d’une puissance étrangère et dominante, l’Intelligentsia atlantiste tente de répondre par la mise en scène d’une double affaire qu’on a appelé l’affaire Kravchenvko/Rousset. Victor ANDRIEVICH KRACHENVKO est un ingénieur métallurgiste de formation qui, à l’occasion d’une mission soviétique aux Etats-Unis, est passé à l’Ouest. En 1946, il publie un récit La vie publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique, mais qui est traduit en plus de vingt langues, vendu en 5 000 000 d’exemplaires. En France, cet ouvrage est traduit sous le titre J’ai choisi la liberté et il rencontre le plus vif succès avec environ 500 000 exemplaires vendus (sachant que l’ouvrage sort en librairie précisément en 1947). Cet ouvrage apparaît comme une illustration concrète du Zéro et l’infini d’Arthur KEUSLER et il fait immédiatement l’objet ou le prétexte d’un affrontement au sommet. KRACHNEVKO est accusé par Les lettres Françaises de n’être qu’un homme de paille, le pseudo hauteur d’une autobiographie entièrement fabriquée à Washington. KRACHNEVKO alors va jusqu’à porter plainte devant la justice française pour diffamation. Quand l’affaire vient en jugement devant la Chambre Correctionnelle de la Seine en janvier 1949, les évolutions des uns et des autres ont eu le temps de se radicaliser et chaque camp de fourbir ses armes. Les lettres françaises sont condamnées à des dommages et intérêts symboliques, mais en même temps sur le fond, l’affaire apparaît comme une nette victoire de l’intelligentsia. En effet, dans cet affrontement symbolique, ce sont tout le banc et l’arrière banc de la résistance intellectuelle qui se sont manifestés, Emmanuel D’ASTIER DE LAVIGERY, Albert BAYET, CASSOU, JOLIOT CURIE, Louis Martin CAUFFIER, VERcORS…

Le 3 février 1949, des intellectuels, pour la plupart non communistes, organisent un grand meeting sur le thème : « KRACHNEVKO contre la France ». Ainsi, en 1950, l’oecuménisme de la résistance l’emporte encore chez les intellectuels sur toutes les forces centrifuges.

 

La cassure

Il faut maintenant arriver à la cassure. C’est de l’intérieur même du système que pouvait sortir l’ébranlement décisif. La contestation devait venir de l’Union Soviétique et plu particulièrement du parti communiste de l’Union Soviétique. L’évènement c’est en 1949 l’accusation de TITO comme agent de l’impérialisme. C’est la condamnation du titisme. Or, ce qui était étonnant en cette affaire pour un intellectuel français, c’était que le « coupable », à la différence des accusés du procès de Moscou avant la guerre, échappait au processus classique d’autocritique et persistait dans sa dissidence tout en manifestant de claires références à la doctrine orthodoxe.

Pendant qu’une jeune journaliste, Dominique DESANTI dans son livre Les masques et les visages de TITO et des siens développait un réquisitoire anti-titiste, c’est un trouble profond qui toucha les intellectuels communistes d’adhésion récente ou les simples compagnons de route qui considéraient TITO, héros de la résistance Yougoslave, comme un représentant du marxisme-léninisme. Ces intellectuels furent d’autant plus remués par cet événement que l’année 1949 vit l’arrestation des premiers responsables communistes des démocraties populaires. Dès juin RAJK en Hongrie ou KOSTOV en Bulgarie, sans autres charges que l’accusation du titisme. Pour le parti communiste, l’hémorragie proprement titiste de ses adhérents a été sans doute plus qualitative que quantitative.

Qu’il s’agisse d’exclusion ou départ volontaire, Robert ANTELME, Marguerite DURAS, AVELINE, Jean CASSOU, VERCORS, cet éloignement du parti ne signifia nullement l’entrée de ces personnalités dans l’anti-communiste. La prise de conscience des limites du système soviétique s’est trouvée généralement compensée ou annulée par quelques épisodes dramatiques de la guerre froide intérieure ou extérieure. Aussi, les procès dés démocraties populaires disparaissent-ils derrière l’urgence de la guerre de Corée et l’insurrection de Berlin Est passe inaperçu après la mobilisation contre RIDGWAY la peste.

La réconciliation solennelle de l’URSS avec la Yougoslavie en 1955 eut déjà beaucoup plus de quoi troubler les membres du parti car elle ne pouvait pas ne pas mettre en cause cette fois directement STALINE et elle touchait à tout un pan du discours communiste de guerre froide qui s’étendait de l’ex-communication de TITO à l’ensemble des procès des démocraties populaires. Du coup, c’est toute l’inteligentsia en bloc qui s’interrogeait sur la mystification.

Ce qui fit cependant la gravité de l’année 1956, c’est le long rapport KROUTCHEV au 20ème congrès du parti communiste condamnant les crimes de STALINE.A la lumière de la démythification générale mise en œuvre par KROUTCHEV, les mythes particuliers s’effondrent.

Alors que par exemple le coùp de Prague de 1948, ou Berlin Est en 1953 étaient demeurés inaperçus, Budapest devenait lisible provoquant l’interrogation et le trouble au sein de l’inteligentsia communiste. Les plus organiques du parti resteront à leur créneau et certains, comme Georges COGNIOT, ne témoigneront jamais d’un quelconque trouble. D’autres transformeront la déstalinisation en idéologie et feront de l’autocritique le ciment d’une autorité renouvelée, c’est l’exemple d’ARAGON.

Mais plus près de la base, aussi nombreux sont les créateurs et médiateurs qui, tout ébranlés qu’ils soient, n’en gardent pas moins leur confiance dans le sens qu’assigne le parti à une lutte dont les enjeux sont quotidiens.

On assiste à la défection de personnalités, c’est Roger VAILLANT qui décroche son portrait de STALINE et s’éloigne en silence du parti jusqu’à ce qu’il reprenne sa carte en 1959, c’est Dominique DESANTI, qui n’assiste plus aux réunions de cellule ; c’est Claude ROY qui est chassé par le parti pour avoir fait le jeu de la réaction ; c’est enfin Jean Paul SARTRE qui dans L’Express de novembre 1956 publie un article sur la Hongrie qui signe son divorce, cette fois définitif, avec le parti communiste français.

 

 

CHAPITRE 8 – LA GUERRE ET L’APRES GUERRE D’ALGERIE 1956-1958

 

La guerre d’Algérie fut un drame national qui dépassa de loin l’intelligentsia.

En 1957, le débat s’était fait dans le pays de plus en plus tumultueux et les interventions des intellectuels de plus en plus nombreuses. Ce rôle grandissant des intellectuels n’était pas dû seulement au fait que la guerre était devenue rapidement un drame aux dimensions nationales, il existait aussi, semble t’il, des causes plus profondes et plus propres aux intellectuels.

Deux perceptions de l’onde de choc de la décolonisation, dont les événements algériens ne représentaient que le versant français, se sont en effet opposés et ce sont les intellectuels qui, de part et d’autre, ont été sommés de fournir l’argumentation.

 

La guerre d’Algérie devenait un débat idéologique.

 

A gauche

une idéologie anti-colonialiste, souvent nourrie de marxisme-léninisme et convaincue d’être portée par le sens de l’histoire, condamna sans appel le système jugé incapable d’amendement.

Ce point permet de noter un clivage entre générations.

Les plus jeunes dénonçaient dans la colonisation le colonialisme par une analyse posée en termes d’exploitation économique ou pour les non marxistes au nom de la morale.

Pour les plus âgés, c'est-à-dire ceux qui avaient formé les professeurs de la République d’entre-deux-guerres, il en est tout autrement. Il se trouva parmi les intellectuels de gauche, des personnalités de premier plan pour défendre les thèses de l’Algérie Française. C’est pour cette raison qu’il n’y eut pas de divorce entre le gouvernement du socialiste Guy MOLLET et une partie de cette gauche intellectuelle : elle croyait dans les vertus de l’émancipation progressive par l’assimilation et le rôle de l’instruction bien plutôt qu’à la lutte du nationalisme jugé réactionnaire et animée par l’islamisme.

Le clivage des générations fut important, tout autant que le clivage droite gauche. Vidal NAQUET qui écrivit la préface d’un ouvrage sur les porteurs de valises écrivait : « pour les hommes de ma génération, la mémoire de Guy MOLLET demeure maudite au même titre par exemple que celle de FRANCO ». C’est cette génération qui s’est battue contre l’institution militaire dénonçant la torture. En 1958 par exemple, Les Editions de minuit publièrent La question, ouvrage dans lequel le journaliste communiste Henri ALLEG racontait son arrestation et comment il avait été torturé par les parachutistes Français. C’est Vidal NAQUET qui écrira un ouvrage sur l’Affaire AUDIN.

 

A droite

Dans cette guerre s’engagea aussi la droite intellectuelle. C’est au nom de la défense de la civilisation occidentale et chrétienne doublement menacée par le communisme et l’islam que se mobilisèrent certains intellectuels. Mais dans les rangs de la droite comme dans les rangs de la gauche, il y a eu divergence d’attitude face à la rébellion algérienne.

François MAURIAC passa du Figaro à L’Express et Claude BOURDET intitula un article dans Le France Observateur : Votre Gestapo d’Algérie. Pierre Henri SIMON dans les colonnes du Monde et dans son livre contre la torture mena également un combat sans ambiguïté. RAYMOND ARON, lui même, dans La tragédie algérienne, présenta l’indépendance comme inéluctable pour des raisons démographiques et économiques.

 

Une nouvelle gauche

La gravité des déchirements entraînés par le conflit algérien et leur amplification par l’écrit explique que ce conflit ait si profondément ébranlé la confiance nationale et laissé notamment son emprunte sur les jeunes gens qui s’éveillaient au débat publique. Il n’est pas excessif de considérer que la guerre d’Algérie a contribué, plus encore que le mendésisme, à l’émergence d’un champ politique d’une nouvelle génération. La « nouvelle gauche » de la fin de la fin de la décennie, qui recruta en particulier en milieu étudiant, est né d’une désaffection envers la SFIO accusée de prendre en charge les guerres coloniales, mais aussi d’une désaffection à l’égard du parti communiste accusé de tiédeur dans les luttes contre la guerre d’Algérie.

On peut considérer le « manifeste des 121 » comme un symbole.

En septembre 1960 en effet, 121 écrivains, universitaires et artistes, proclament le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie et concluent « nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple Algérien ». Ce manifeste qui entraîna les réserves les plus explicites du parti communiste, trouva à gauche des dizaines de signatures souvent célèbres. En fait, c’est bien le courant gauchiste dans son acception la plus large qui se développera au cours des années 1960 et que mai 1968 révélera en pleine lumière qui est ainsi indirectement en gestation au cours de ces dernières années de la guerre d’Algérie.

 

Dans cette lutte contre la guerre d’Algérie, il faut faire une place à ceux qu’on a appelé « les porteurs de valises ». Les dernières années du conflit seront marquées par une radicalisation de la position des intellectuels. Ainsi, l’insoumission tente progressivement un nombre notable de jeunes gens et elle s’insinue en 1960 jusque dans les débats du Congrès de l’UNEF. Le texte du manifeste des 121 juge « justifiée la conduite des Français qui estime de leur devoir d’apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple Français ». C’est le réseau des « portes valises » qui a mis en œuvre cette nouvelle résistance, il s’agit de transférer les fonds recueillis par les Algériens en France au FLN sous forme du portage de valises par des Français. Le chef de ce réseau est Francis JEANSON et le recrutement a lieu en particulier parmi les étudiants. Le 5 septembre 1960 s’ouvre le procès de 6 Algériens et de 18 porteurs de valises déférés devant le Tribunal Militaire pour atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat. Le chef du réseau, Francis JEANSON est condamné par contumace et plusieurs membres sont frappés de lourdes peines de prison. Les procès et les faits qui leur ont été reprochés, autrement dit une aide directe au FLN, les placèrent sur le devant de la scène et apparemment à l’avant-garde de la résistance intellectuelle à la guerre d’Algérie. Mais ces porteurs de valises ne sont pas représentatifs d’un milieu qui, largement hostile à la répression militaire en Afrique du Nord, n’en adopte pas pour autant une telle attitude.

La réaction

Sur l’autre versant les positions se durcissent également,/ Le 20 juin 1960, un colloque se tient à Vincennes pour rappeler que « l’Algérie est une terre de souveraineté Française et qu’elle doit demeurer partie intégrante de la République ». A ce colloque sont représentés les intellectuels, GIRARDET, HEURGON, POIRIER et à leurs côtés des hommes politiques, BIDault, BOURGES MAUNOURY, LACOSTE, SOUSTELLE. En octobre suivant un « manifeste des intellectuels français » mène derrière le Maréchal JUIN l’attaque contre les 121. La liste de ceux qui dénoncent « les professeurs de trahison » n’est pas mince et nombre d’intellectuels répondent à l’appel, entre autres : Antoine BLONDIN, Rolland DORGELES, Rogier NIMIER, Pierre NORD, Jules ROMAINS, Michel DE SAINT PIERRE.

Quelques jours plus tard, le Mouvement National Universitaire d’Action Physique dénonce comme un acte formel de trahison le scandaleux manifeste des 121.

L’OAS pour sa part, emploiera à cette époque à l’égard des clercs progressistes des méthodes radicales :Ce sont les nuits bleues organisées en Métropole visant notamment les milieux intellectuels. Des collaborateurs du Monde, au premier rang son Directeur, Hubert BEUVE MERY, sont victimes d’attentats. La librairie MASPERO et la revue Esprit seront également victimes de ces ultras.

 

Il faut poser la question : « la fin de la guerre d’Algérie sonne-t-elle dès lors le glas d’une sorte d’âge d’or de l’intellectuel engagé ? Cet âge qui avait commencé avec l’Affaire DREYFUS, qui s’était amplifié dans l’entre-deux-guerres et avait vécu ces 15 glorieuses après le conflit mondial.

L’année 1962 apparaît comme un tournant. La morphologie du milieu intellectuel se modifie à cette époque dans les rapports de forces qui s’opèrent ou se confirment en son sein. L’Alma mater - les universitaires - paraissent avoir supplanté les écrivains. La philosophie puis les sciences humaines ont peu à peu supplantées la littérature proprement dite. A cette date, les grands systèmes de pensée de l’après guerre, notamment le marxisme et l’existentialisme vont céder la place au structuralisme. Le mot s’installe en 1960 et imprègne le débat intellectuel au milieu de la décennie. Ce sont les années de la haute intelligentsia représentée par LEVI-STRAUS, BARTH, LACAN, ALTHUSSER et FOUCAULT. La philosophie n’est plus la clé de voûte de toute construction idéologique, ce sont les sciences humaines, anthropologie, ethnologie et linguistique qui imposent leur hégémonie et les ouvrages phares de cette décennie constituent autant de faire-part annonçant la mort du sujet, de l’Humanisme et de l’Histoire. Cette mutation de la culture est liée à l’explosion universitaire et à la montée en nombre des nouvelles couches diplômées.

Le milieu étudiant, dans les années 1960 va enfler sous l’effet de l’arrivée des premières cohortes du baby boom. Le résultat est connu, les étudiants ont vu leur volume quadrupler en moins de 20 ans, passant de moins de 140 000 en 1950 à 570 000 en 1967. Les retombés dans la population active de cette évolution des effectifs ne se firent pas longtemps attendre. La comparaison des états de recensement de 1954 et 1962 est éclairante. Le poste professeurs, professions libérales et scientifiquesz passe en effet de 81 000 à 125 000 ; en 14 ans, ce poste a donc augmenté de plus de 250 %.

Après 1962, la jeunesse semble, comme le milieu intellectuel, échapper à l’engagement fortement idéologisé qui avait été celui de ses aînés de la génération de la guerre d’Algérie. Les sondages révèlent « une indifférence à l’égard de la politique » telle que l’un des commentateurs peut affirmer « notre époque est celle du dépérissement des idéologies ».

Il ne lui semble en aucune façon illégitime d’évoquer une génération de « Salut les copains ». Au début des années 1960, c’est bien une nouvelle génération qui s’éveille au cœur des 30 glorieuses, près de 20 ans après la libération et dans une France débarrassée du drame algérien. A peine plus jeunes de quelques années que les appelés de la guerre d’Algérie, leurs cadets entrent dans l’adolescence au moment où la croissance conquérante commence à produire ses effets.

L’année 1965 marque le tournant de la décennie. Il se produit une césure notable dans l’histoire socioculturelle Française., - césure qui dépasse du reste le domaine intellectuel mais dans laquelle les clercs sont impliqués. Deux symptômes sont à cet égard significatifs. Dans une société qui avait longtemps pratiqué la frugalité et la prévoyance comme des vertus cardinales émergent progressivement des valeurs et un comportement hédonistes. D’autre part, chez les individus qui trouvaient leur identité dans un statut social, naît le thème et la revendication du droit à la différence.

Par delà la diversité du symptôme, une chose est donc certaine, Mai 1968, plus qu’un événement fondateur apparaît comme un révélateur et un catalyseur dévoilant brusquement dans une société enrichie et apparemment cimentée par un consensus sur les valeurs de la civilisation industrielle une mutation en cours jusque là demeurée invisible.

 

 

CHAPITRE 9 : LE GRAND PRINTEMPS 1968-1975

 

On sait que Mai 1968 a eu comme origine pour première et dernière forme une crise propre au monde intellectuel et plus précisément au monde universitaire. Trois données qui sont peut-être trois paradoxes ou trois ambiguïtés, permettent de comprendre ce mouvement de Mai dans le monde universitaire.

1/ Ce fut une surrection de la jeunesse intellectuelle contre ses pères les plus officiels mais portée par quelques maître bien précis, ayant reçu le ralliement de plusieurs grands noms de la haute intelligentsia.

2/ Ce fut la modalité strictement française d’une conjoncture intellectuelle plus internationale.

3/ Enfin, ce fut, dans son contenu idéologique, une fragile synthèse entre deux logiques dogmatiques, l’une d’inspiration marxiste, l’autre d’inspiration libertaire. Deux logiques en principe irréconciliables.

 

L’essentiel paraît être que le mouvement de la critique radicale développé par les groupuscules de Mai, a commencé par le mouvement du 22 mars de la faculté de Nanterre : refus du rôle de « chien de garde » de la bourgeoisie capitaliste auquel celle-ci était supposée préparer ses enfants par le moyen du système scolaire et universitaire.

 

Les jeunes militants de mai et de ses lendemains gauchistes ne sont pas seulement le produit de l’effet du baby boom et du mouvement de prolongation de la scolarité ni non plus peut-être une quarantaine d’années de discours sur la jeunesse débouchant sur une véritable planète des jeunes que les observateurs adultes découvrent avec perplexité.

Il faut, pour comprendre ce mouvement de la jeunesse universitaire, rappeler le rôle de l’intelligentsia universitaire des maîtres dont cette jeunesse s’inspire qui ont en commun la dénonciation, la démystification de l’humanisme. Ces maîtres portent le nome d’ALTHUSSER, Directeur d’études à l’Ecole Normale Supérieure qui enseigne une nouvelle manière de « Lire le capital ». Elle porte le nom de Jacques LACAN qui depuis 1954 tient un séminaire à la rue d’Ulm cherchant à concilier MARX et FREUD pour définir l’horizon scientifique de la nouvelle génération. Il faut noter aussi le rayonnement tout particulier de Roland BARTHES et de Michel FOUCAULT dont les contemporains retiennent en particulier la démolition d’un système de pensée et de savoir.

Toute cette production intellectuelle serait incompréhensible sans la prise en considération d’enjeux internationaux. La période qui précède et suit immédiatement Mai 1968 est sans doute dans l’histoire de ce siècle celle où la référence à des solutions politiques étrangères a été la plus dispersée et la plus importante, principalement la Cubaine et la Chinoise mais aussi la variante Vietnamienne, Algérienne ou Palestinienne, Yougoslave ou Chilienne. Le fond de l’air est rouge est le titre significatif du film de Chris MARKER en 1977.

A toutes ces aires se rattachent clairement des figures d’engagement intellectuel, personnel ou collectif telle que celle d’Ernesto GEVARA, agent de la guérilla qui aux yeux de ses admirateurs occidentaux donne le pouvoir à cette sorte d’intellectuels d’un type nouveau qui avait pour nom « Gardes rouges ». Le destin du Tché fascine suffisamment un jeune intellectuel Français Régis DEBRE pour qu’il l’accompagne dans son aventure Bolivienne. La Chine est également à l’ordre du jour, en témoigne le succès de librairie de l’année 1973, qu’ est le livre de l’ancien Ministre Alain PEYREFITE Quand la Chine s’ éveillera.

 

 

CHAPITRE 10 LE GRAND TOURNANT 1975 – 1989

 

Vers la fin des années 1970, la société Française commence à tenir un discours pessimiste sur l’intelligentsia. La crise idéologique participe du grand renversement culturel auquel on peut, sans exagération, donner le nom de Révolution de 1975, date tout à la fois de la chute de Saigon et de la diffusion mondiale de l’Archipel du Goulag .

Deux générations successives sont frappées en même temps dans leurs plus grands noms, celle de la seconde guerre mondiale avec le décès de Jean Paul SARTRE 1980, etcelui de RAyMOND ARON en 1983, et celle des années 60 avec la mort de Jacques LACAN 1981 et les disparitions précoces de Roland BARTHES en 1980, de Michel FOUCAULT en 1984 et de Louis ALTHUSSER en 1980.

Ce ne sont bien évidemment pas ces disparitions qui constituent le tournant de l’année 1975 mais un trouble général des consciences intellectuelles marqué par un repli de leurs ambitions civiques. La revue Critique en 1979 titrait « Le comble du vide » et trois ans plus tard un essai de Gilles LIPOVETSKI traitant de l’individualisme contemporain était intitulé « L’ère du vide », deuxième phase de la consommation cool et non plus hot pour son auteur qui diagnostiquait entre autres la fin de la notion d’avant-garde.

Autrement dit la crise de parole succède à la prise de parole et cette mutation concerne principalement la gauche qui est en position d’intelligentsia dominante. Les coups les plus durs et redoublés furent portés à l’image classique de l’intellectuel par ceux que l’on a réuni sous le vocable de critique sociologique des intelligentsias.

Le Monde de l’éducation publie en 1977 une enquête intitulée Les technocrates. Deux auteurs qui furent en même temps des maîtres donnent une audience dans l’intelligentsia à cette contestation. Ils consacrent une part importante de leur travail d’analyse sociale à une lecture critique de l’intellectuel et de ses pouvoirs. C’est d’une part Pierre BOURDIEU qui interroge les pratiques et les transmissions culturelles dans sa théorie de la reproduction sociale. C’est d’un autre côté Régis DEBRE qui lance à la fin des années 70 des livres intitulées Le pouvoir intellectuel en France (1979) ou Le Scribe (1980). Avec des projets très différents, BOURDIEU et DEBRE contribuent à relativiser la figure de l’intellectuel en mettant l’accent sur les rapports de domination et les stratégies du pouvoir en jeu dans la société du savoir.

Le choc initial avait été porté en 1974 par la publication de L’archipel du Goulag d’Alexandre SOLJENITSYNE et c’est à partir de cette date que l’on voit se développer le courant de ce qu’on a appelé « Les nouveaux philosophes ». Bernard HENRI LEVY écrit La barbarie à visage humain en 1977, André GLUCKSMAN en 1975 La cuisinière et le mangeur d’hommes puis en 1985 La bêtise, polémique contre une certaine généalogie Allemande de l’intellectuel. Un signe important parmi d’autres c’est l’émission d’Apostrophes de Bernard Pivot consacrée à l’écrivain Russe -ce Dante de notre époque -, à laquelle participent l’ancien communiste Pierre DAIX, Jean DANIEL, GLUCKSMAN , en présence de l’écrivain. .

Et l’on peut conclure qu’à partir de cette date, la métaphore du goulag rallie quelques uns des principaux maîtres à penser des jeunes générations.

 

 

 

CHAPITRE 11 LES ANNES 1990

 

L’implosion des régimes communistes survint, pour ce qui concerne les intellectuels français, au terme d’une décennie de troubles et d’interrogations et au cœur d’une réelle crise d’identité. Nombre de clercs se sentaient en cette fin des années 80 dépossédés du rôle qui avait été le leur des décennies durant, dans les grands débats internationaux. A tel point que dans son éloge des intellectuels, publié au printemps 1987, Bernard HENRI LEVY émettait une crainte : « Les dictionnaires de l’an 2000 ne risquait-il pas d’écrire : « intellectuels : nom masculin catégorie sociale et culturelle morte à Paris à la fin du XXème siècle » ».

Il faut ici reprendre l’analyse de Pascal ORY dans le paragraphe qu’il intitule « du logos au pathos » :

« A l’époque même où la République venait de transférer les cendres de MALRAUX au Panthéon et où se trouvaient ainsi honorés mais en même temps embaumés les héros d’un cycle commencé avec l’Affaire DREYFUS, les intellectuels du troisième type prenaient la place des grands ancêtres dreyfusards. Fils et filles trentenaires de cette génération morale, selon l’expression de Laurent JOFFRIN, purs produits des générations de l’image et du son, ils n’avaient plus grand-chose de commun avec les intellectuels du cycle dreyfusien.

En fait, c’est bien la sphère de la communication qui baptisa d’intellectuel des intervenants eux-mêmes issus des images et du son.

On était entré dans le règne de la vidéosphère suivant le vocable créé par Régis DEBRE. La culture de masse progressivement avait changé de support, l’audio visuel avait détrôné l’imprimé. Indépendamment même des effets directs de cette mutation, l’exténuation des idéologies dont on a voulu faire l’essentiel de la crise, mais aussi la crise de la représentation politique ce sont là sans doute les raisons profondes de la mutation du rôle de l’intelligentsia. Comme l’écrit Pascal Ory, d’une certaine façon le pathos l’a emporté sur le logos, c'est-à-dire sur l’analyse raisonnée des problèmes et des conflits. Aux leaders d’opinion se sont substitués des dealers d’émotion et la scène est devenue au bout du compte la nouvelle agora.

 

L’historien pose la question : « Faut-il pour autant sonner le glas des intellectuels ? »

La réponse est complexe. Dans une société marquée par la montée structurelle de la culture de masse, les acteurs du culturel certes sont en train de changer. Longtemps ceux-ci se sont définis par rapport aux arts dits majeurs ou par rapport à l’écrit littéraire ou scientifique ; le prestige médiatique est-il pour autant en train de remplacer le prestige intellectuel ?

Au bout du compte, la métamorphose est réelle. Ce sont à la fois les champs idéologiques qui ont changé de nature en deux décennies et les vecteurs d’expression qui ont été profondément bouleversés, tout cela est décisif mais rien ne permet de diagnostiquer qu’est venu le temps des clercs en hiver après le long été indien durant lequel les trente glorieuses des intellectuels rayonnaient encore de mille feux alors même que de puissantes forces de changement étaientt déjà à l’œuvre, ces intellectuels se trouvent maintenant dans la clarté incertaine de deux décennies d’automne.

 

 
 
Toute l'actualité
 

A la une 

 
Toute l'actualité