Le mythe de la société ou de l'ère de la consommation
Compte rendu critique du livre de Jean Baudrillard : La société de consommation.
Une première approche de la société de consommation nous est livrée par les livres d'histoire : La société de consommation serait une nouvelle ère sociale, une véritable révolution des conditions de vie et des façons de vivre, autrement dit, du mode de vie. Et cette réalité sociale, serait le reflet, l'expression, la conséquence d'une réalité économique qui est la croissance.
Une telle définition est ambiguë : S’il est vrai que le développement économique est à l’origine de mutations sociales qui se manifestent par un changement des conditions de vie et, corrélativement des façons de vivre, affirmer que la croissance économique a ouvert une nouvelle ère sociale caractérisée par la consommation ne laisse pas de sous-entendre une interprétation qui vient conférer au constat une autre signification.
Dans la mesure, en effet, où la consommation est comprise comme la satisfaction des besoins sociaux (les besoins de tous les individus qui composent une société), définir les mutations sociales consécutives aux changements économiques comme l’avènement d’une société de consommation ne saurait avoir d’autre sens sinon que la croissance économique a produit une nouvelle société capable de satisfaire l’ensemble des besoins humains, - non seulement les besoins élémentaires, mais aussi ce qu’il est convenu d’appeler les besoins culturels, autrement dit : Une société qui, sur la base d’un progrès matériel, permettrait dès maintenant les progrès sociaux, et réaliserait à terme le développement de l’individualité humaine.
Tout le monde s’accordant à reconnaître que la croissance, constatée au plan économique, est une étape du développement du système capitaliste, l’avènement d’une nouvelle ère sociale qui serait celle de la consommation, confirmerait la capacité du système capitaliste à assurer le progrès social et le progrès humain.
Tel est l’enjeu de l’analyse de ces mutations sociales qu’on voudrait caractériser comme l’avènement d’une nouvelle société.
Sans doute, la démarche essentielle reste-t-elle l’analyse des faits, dont nous ne manquerons pas de montrer qu’ils s’inscrivent en faux contre cette thèse. Mais il n’empêche que, malgré les faits, l’idée de la société de consommation s’impose à la conscience des individus qui vivent les mutations sociales de cette période : Sur la base de la pratique de la consommation qui s’impose à eux, ils découvrent la promesse du bonheur et, au-delà, de la réalisation d’eux-mêmes : de leur individualité.
Si les besoins sociaux ne sont pas « réellement » satisfaits, si l’immense majorité des individus ne trouve pas, sur la base de la croissance économique, les moyens de ce bien-être qu’ils identifient au bonheur, encore moins les ressources d’un « réel » développement personnel, d’où naît l’illusion qui les fait croire aux vertus de la consommation pour « réaliser » ces profondes aspirations, plus que jamais éveillées, renforcées par les mutations en cours ?
Si la pratique de la consommation est bien loin d’ouvrir une nouvelle ère sociale où s’inscrirait la promesse de la satisfaction des besoins et du progrès humain, qu’est-ce que la société de consommation sinon un mythe, dont il faut découvrir les secrets ?
Le propre du capitalisme c'est d'avoir permis un développement prodigieux des forces productives, c'est à dire de la domination des hommes sur la nature :- Il suffit de penser aux progrès techniques accomplis par la société depuis la révolution industrielle. C’est en s’appuyant sur l’histoire de cette conquête que l’idéologie, pour consacrer l’illusion, s’emploie à nous persuader que la croissance économique de la période ( celle des Trente glorieuses) constitue l’étape décisive qui permet au système capitaliste de mettre en œuvre une politique capable de satisfaire l’ensemble des besoins humains.
La croissance économique effrénée de la période n’est-elle pas au contraire une nouvelle tentative du capitalisme d’échapper à ses contradictions, où se révèle la crise générale du système ? La société de consommation n’est-elle pas la forme extrême que prend l'aliénation des hommes dans un système qui ne peut se reproduire et perdurer sans mettre en cause le développement humain ?
En commençant par décrire l’univers de la consommation, nous pourrons mettre à jour les illusions qu’il met en œuvre, dont la fonction est de dissimuler de profondes aspirations nées du progrès global de la société, dont sont privés, exclus par le système ceux-là mêmes qui sont les artisans, les producteurs de ce développement des richesses et des capacités des hommes :
-
une exigence profonde d’égalité, propre à changer non seulement les conditions d’existence, mais aussi les rapports entre les hommes,
-
un profond besoin de réalisation de soi, de développement de l’individualité, de la personnalité,
et, couronnant ces aspirations, une formidable espérance : celle d’un bonheur individuel qu’on pourrait partager.
C’est alors qu’il faudra monter comment les faits-la réalité économique et sociale- s’inscrivent en faux contre les illusions créées et entretenues par le mythe de la société de consommation :
Ce que dissimule le mythe de la société de consommation, c'est précisément l'inégalité sociale. La vérité, la réalité profonde de cette société c'est que le progrès ne profite qu'à une classe sociale, à une minorité sans que jamais l'écart puisse être réduit entre les classes sociales, particulièrement entre cette minorité privilégiée et l’immense majorité des couches sociales salariées.
Ce que le mythe de la consommation habille d’un voile, c’est l’absence de toute relation « humaine » véritable entre les êtres non seulement parce qu’ils sont étrangers les uns aux autres, clôturés dans leur identité sociale, mais parce que leurs rapports sont symbolisés par les choses ; et, c’est aussi l’inexistence d’une réelle personnalité non seulement parce que le développement de l’individualité est interdit par les conditions d’existence, mais parce que l’univers de la consommation dispense les hommes de toute manifestation de leur individualité en leur offrant dans le miroir des choses l’image et le souci narcissique d’eux-mêmes.
C’est à partir de ces illusions que fleurissent tous les phantasmes. Un phantasme n’est-il pas, dans son acception médicale, une lésion de la vue ou un trouble des facultés mentales, par lesquels les malades croient voir des objets qu'ils n'ont pas devant les yeux ?
Tous les possibles nés des mutations historiques, qui exigent une transformation de la vie réelle, où se nouent les rapports des individus avec les choses, avec les autres et avec eux-mêmes, sont « idéalisés » par des conduites imaginaires :
Les phantasmes de la beauté, de la santé, la hantise du vieillissement satisfont imaginairement l’exigence de libération du corps ; le phantasme de l’érotisme idéalise les nouvelles relations du couple qui ne sauraient être libérées des interdits sans que soient changés socialement les rapports de l’homme et la femme ; la promotion des « relations humaines » dans l’entreprise idéalise des rapports de pouvoir qui ne sauraient être abolis sans que soient changés les rapports sociaux. La consommation des « biens culturels », en détournant des besoins profonds, dissimule les obstacles réels de l’accès de tous à la culture etc. Enfin l’ « égoïsme » de l’individualisme bourgeois, que fustigeait Marx, a fait place au narcissisme primaire de l’image de soi, que l’on cultive.
Pour faire vivre ces phantasmes, il faut se donner les « moyens » : Le rôle des médias est inséparable du système, non seulement parce qu’ils sont le véhicule des phantasmes, mais parce qu’ils font partie de la stratégie d’un système qui doit investir dans l’économie de l’information-désinformation, de la simulation- dissimulation, de la déréalisation du réel pour tenter de brouiller la prise de conscience collective qui conduit à la transformation du réel.
A la fin du compte, il nous faudra chercher dans le système lui-même : dans ses contradictions internes, le secret de cette excroissance de la société de consommation, afin de diagnostiquer son cancer.
I. L'univers et le mythe de la consommation.
1) Description de l'univers
Pour le caractériser d'une façon générale on peut dire que c'est un univers fantastique, c'est à dire un univers des apparences, un univers des illusions.
Jean Baudrillard écrit :
« Il y a aujourd'hui autour de nous une espèce d'évidence fantastique de la consommation et de l'abondance constituée par la multiplication des objets, des services, des biens matériels qui constitue une sorte de mutation fondamentale de l'écologie de l'espèce humaine. »
« Les hommes aujourd'hui ne sont plus tellement environnés comme ils le furent de tout temps par d'autres hommes que par des objets. Les termes d'ambiance et d'environnement traduisent à la fois notre puissance médusée par une abondance virtuelle et notre absence les uns aux autres. »
De quelle façon l'univers de la consommation crée-t-il cette « évidence fantastique » de l’abondance ?
Baudrillard met en lumière deux aspects caractéristiques de cet univers des objets qui concourent à créer cette évidence.
Le premier, c'est la profusion, l'amoncellement des objets.
L’accumulation des objets dans le grand magasin, - « la grande surface » - est plus que la somme des objets. La profusion des objets c'est le signe du surplus. C'est la négation magique de leur rareté. Plus il y a dans le grand magasin d'objets de toutes sortes, plus il y a profusion, plus l'illusion est complète.
Cette profusion permanente, fait observer Baudrillard, est, dans la société moderne, l'équivalent de la prodigalité manifesté par un individu dans la pratique du don à l'occasion d'une fête. Dans les sociétés primitives, quand on voulait se faire valoir on multipliait les dons. C’est la coutume du « potlach » auxquels les sociologues attachent une grande importance : pour se faire reconnaître, pour être le chef du village, il fallait « donner » plus que les autres ne pouvaient « rendre ».
La prodigalité c'est un phénomène, un concept, une réalité. Comme toutes les réalités elles évoluent au cours de l'histoire. Il y a une prodigalité dans les sociétés primitives qui est lié à la fête, ou le chef se fait reconnaître comme tel par les dons qu'il distribue.
La prodigalité est un acte « magique » par lequel l’individu affirme sa puissance à travers la profusion des objets. Lorsqu’on les accumule les objets, un objet n'est pas seulement une chose, il devient autre chose : le signe de la richesse, le signe du surplus. L’accumulation des objets, écrit Baudrillard, « C'est la virtualité magique d'une fête quotidienne ».
Le deuxième trait caractéristique de la présentation des objets, c’est la panoplie, la collection.
Telle est la "vocation" de la vitrine :
Dans la vitrine la présentation des objets est organisée en panoplies ou en collections : elle offre aux consommateurs non pas un objet, (qui serait destiné à satisfaire son besoin) mais une gamme d'objets différenciés qui se déclinent les uns des autres. L'acheteur est en quelque sorte pris dans un calcul d'objet. Il y a une sorte de jeu combinatoire. L'objet n'est plus une chose. C'est un signe, un symbole.
C'est un symbole de distinction. Dans cette gamme d'objets de toutes les marques à tous les prix différents qui déclinent la richesse, selon ma position sociale, je vais pouvoir marquer ma position. Je vais pouvoir me confirmer à moi-même et confirmer aux autres cette position par le choix que je vais faire.
L’évolution des grands magasins est caractéristique. Les « grandes surfaces » n'étaient au début qu'une sorte de centralisation quantitative des produits où la juxtaposition des rayons imposaient une sorte de cheminement utilitaire. Or maintenant on voit apparaître dans les grandes surfaces des boutiques, des vitrines. Il s’agit d’autre chose que d’une accumulation quantitative. L’époque où sont nés les grands magasins, était celle de l'accession des plus larges classes sociales aux biens de consommation courante. Le magasin se transforme en même temps qu’il s’ouvre à de nouvelles couches sociales. Au lieu d'une accumulation seulement quantitative l’on a affaire, selon le terme de Baudrillard, à « un récital subtil de la consommation ».
Le Drugstore est en quelque sorte le théâtre privilégié de ce récital : c’est un lieu ou l'on peut faire du shopping dans un endroit climatisé, acheter en une seule fois les provisions alimentaires, les objets destinés à l'appartement ou à la résidence secondaire, les vêtements, le dernier gadget, le dernier roman etc.
« Tout l'art consiste à jouer sur l'ambiguïté du signe sur les objets et à sublimer leur statut de marchandise en un jeu d'ambiance, néo-culture généralisée, il n'y a plus de différence entre une épicerie fine et une galerie de peinture. »
« Nous sommes au point ou la consommation saisit toute la vie, ou toutes les activités s'enchaînent selon un mode combinatoire, nous sommes là, au foyer de la consommation comme organisation totale de la quotidienneté ou tout est ressaisi et dépassé dans la facilité, la translucidité d'un bonheur abstrait défini par la seule résolution des tensions. C'est le sublimé de toute vie réelle, de toute vie sociale objective ou vienne s'abolir non seulement le travail mais l'argent etc. »
Dans cet univers de la consommation les bienfaits de la consommation ne sont pas vécus comme résultant d'un travail, d'un processus de production, ils sont vécus comme un miracle. Miracle quotidien dans la mesure ou l'abondance apparaît non pas comme produite et arrachée au terme d'un effort historique et social, mais comme un bénéfice de la technique, du progrès etc. dont nous sommes les héritiers légitimes . .
Dès lors, on vit l'achat de l'objet non comme une appropriation destinée à satisfaire un besoin mais comme une captation sur un mode d'efficacité miraculeuse. La satisfaction (qui est objectivement limitée par le pouvoir d'achat) est une pratique d'exorcisme. Elle est un moyen d'apprivoiser le bien-être total, parce que la totalité des objets achetables, apprivoisables est là.
La consommation est une vie imaginaire.
2) Le mythe du bonheur : le secret du mythe
La profusion des produits dans le grand magasin, ou le récital des gammes d'objets dans la vitrine, s'offrent à la consommation sans pouvoir être consommés en totalité. -Comment la multiplicité et l'infinité de cet univers de la consommation pourrait-il être consommé ? Mais, dès lors, pourquoi les objets sont-ils là sous la forme d’une multiplicité infinie, sinon pour offrir l'image du bien-être, c'est à dire l'image de la plus grande satisfaction possible ?
Baudrillard écrit : « Il y a une métonymie de la consommation »
Cela signifie que l'individu qui achète, acquiert la partie pour le tout. En achetant un objet de la gamme il participe à la totalité : Il s'agit d'une conduite magique comme celle des primitifs qui touchant au fétiche croyaient entrer en contact avec le Mana. Au travers de la consommation, l’individu apprivoise le bien être.
Qu'est ce qu'il attend de cette participation magique à l'univers infini des objets qui s'offrent à la consommation ? Rien d’autre que le bonheur.
« Le bonheur, écrit Baudrillard, inscrit en lettres de feu derrière la moindre publicité pour les Canaries ou la salle de bains, c'est la référence absolue pour la société de consommation. »
Mais qu'est- ce que le bonheur ? Quel est le contenu de cette notion de nos jours et depuis la révolution industrielle du XIX siècle?
Le concept de bonheur a un contenu historique : Dans les sociétés primitives, le bonheur était sans doute lié à la fête, à une exaltation collective ; dans la société antique, avec le stoïcisme, le bonheur résidait dans l’absence de trouble – l’ataraxie – que le sage atteint en se détachant des biens superflus ; pour Montaigne, le bonheur consistait tout entier dans une loyale jouissance de soi.
Nous avons sans doute perdu le sens collectif de la fête ; nous ne sommes plus au temps de la société antique, ni à l’époque de Montaigne ; nous ne sommes pas non plus dans la perspective communiste du bonheur de l’humanité.
Qu'est ce que ce bonheur qui est propre à la société industrielle ? C'est la possibilité égale pour tous d'accéder au bien-être, -bien-être qui se mesure à toutes les satisfactions que l'individu peut obtenir sur cette terre où le progrès a fait apparaître tant de richesses.
Autrement dit: Ce qui se dissimule sous la notion de bonheur, c’est la notion d'égalité, dont la société de consommation semble réaliser la promesse.
Ce qui apparaît à l'individu auquel est offert l'univers infini de la consommation. c'est que, face à cet univers, il y a égalité des individus : Chaque individu a la même capacité de consommation. En s'offrant à tous dans le grand magasin ou la vitrine, cet univers de la consommation, cet horizon multiple, infini, qui ordonne les objets, les biens et les services, instaurent une égalité fictive entre les hommes.
La finalité du mythe de la consommation c'est de dissimuler l'inégalité réelle, sociale : dans l’univers qui est celui de la consommation, face aux objets, tout le monde se trouve sur le même pied. L’inégalité de moyens entre les individus est masquée par l’identité de la fin qui est, pour tous, la consommation.
Le P.D.G. ( ou son épouse) et le petit employé se rencontrent dans le couloir du supermarché ou tout du moins du Drugstore. Dans cet univers, quand on y entre, il n'y a plus de différence entre la femme du P.D.G. et la secrétaire qui est en train de faire ses courses. Il y a une sorte d'égalisation magique entre ceux qu’on appelle les partenaires sociaux.
La société de consommation, un siècle après la révolution industrielle, réussit ce miracle de faire croire à tout le monde que tous les hommes sont égaux. La révolution du bien être est l'héritière, l'exécutrice de la révolution bourgeoise qui exige en principe l'égalité des hommes. Tout se passe comme si l'univers de la consommation réalisait « en fait » l'égalité des hommes que la Révolution de 1789 proclamait « en droit ».
3) L’idéologie
L'égalité proclamée dans la révolution de 1789 est réalisée par la société industrielle à grand frais comme une promesse dont les lendemains sont proches. Mais, si la promesse du bonheur est là, actuelle, certains faits résistent au mythe après la période des Trente Glorieuses : la diminution du pouvoir d'achat, le chômage etc.
Il faut toute une idéologie, c'est à dire tout le travail des intellectuels et des politiques pour expliquer que cette promesse se heurte à des « disfonctionnements ».
L'idéologie vient au secours du mythe parce que des faits, des inégalités réelles viennent contredire le mythe.
Quelle est cette idéologie ?
L’idéologie des « Trente Glorieuses » est celle développée par Galbraith, idéologue américain, qui écrit (livre traduit en 1961) « L’ère de l’opulence », qu'on pourrait nommer l'idéologie de la croissance et de l'abondance.
Elle tient en deux formules : La croissance, c'est l'abondance et l'abondance c'est la démocratie.
Pour lui le problème de l'égalité-inégalité, n'est plus à l'ordre du jour. Il était lié à celui de la richesse et de la pauvreté. Or les nouvelles structures de la société affluente, ont résorbé le problème en dépit d'une redistribution inégale. S'il est vrai qu'il y a encore des inégalités sociales choquantes, il est certain que l'abondance des biens viendra résoudre ces inégalités. En accroissant le volume des biens on parviendra automatiquement à une sorte d'égalisation ou de pondération des inégalités.
Les grandes inégalités sont celles de la première phase du capitalisme et elles s'amenuisent au fur et à mesure les revenus s'harmonisent.
Quand on parle de l' « autre Amérique » avec ses 20 % de pauvres il nous explique qu'il s'agit d'un fonctionnement résiduel imputable au disfonctionnement du système, dépenses militaires etc., mais que ce phénomène résiduel sera automatiquement résorbé par un surcroît de croissance.
Après les « Trente Glorieuses », dès l’amorce d’une récession, cette idéologie est reprise dans un autre langage.
« Devant l'impossibilité de conclure, écrit Baudrillard, à l'imminence de ce bonheur total, le mythe se fait plus réaliste, c'est la variante idéale réformiste. Les grandes inégalités de la première phase de la croissance s'amenuisent. Plus de loi d‘airain. Les revenus s'harmonisent. Bien sûr l'hypothèse d'un progrès continu et régulier vers de plus en plus d'égalité est démenti par certains faits etc. Mais, ceci signale une dysfonction provisoire et une maladie infantile. La croissance, en même temps que certains effets inégalitaires, implique une démocratisation d'ensemble et à long terme. »
Il suffit que la richesse produite soit redistribuée pour que les inégalités, peu à peu, disparaissent. D'ailleurs cette « redistribution sociale » n'est-elle pas commencée ?
Quand on parle de niveau de vie, il ne faut pas seulement considérer le salaire nominal qui détermine le pouvoir d'achat, mais tous les équipements collectifs, qui sont une redistribution de la richesse nationale. C’est précisément le développement de ces équipements, notamment de l'éducation nationale qui permet aujourd'hui de parler de l'égalité des chances entre les individus de toutes les classes sociales. C’est en allant vers plus de démocratie, qu' à terme on supprimera les inégalités.
Telle est l'idéologie réformiste, l'idéologie des sociaux-démocrates, qui, dans les décennies suivantes, vont gérer le système capitaliste..
Face au mythe de la société de consommation et à l’idéologie qui consacre le mythe, demandons-nous maintenant quelle est la réalité, en quoi consistent les mutations économiques et sociales de cette période.
Où en est-t-on de l'inégalité, où en est-t-on de la division de la société en classes ?
II . La réalité, les inégalités sociales :
1) La croissance économique
(Citation empruntée dans le livre de Serge Bernstein : La France et l'Expansion, la république Gaullienne de 1958 à 1959).
La croissance économique de cette période est essentiellement caractérisée par le rôle de plus en plus important de L'Etat dans la vie économique qui se substitue aux intérêts privés, - au capitalisme privé -, pour financer à leur place, ou sous forme d'aide publique, les investissements, c'est à dire le capital constant afin d'essayer de préserver le taux de profit des entreprises privées.
La deuxième caractéristique de cette croissance, c'est l'internationalisation du marché, de l'économie française. Pour mettre en valeur son capital, alors que la part du capital variable diminue (mettant en cause le taux de profit), le capitalisme n’a pas d’autre moyen que d'augmenter sans cesse la production et d'ouvrir les frontières pour élargir son marché.
On constate donc : « une remarquable accélération des échanges extérieurs et une restructuration géographique »
Les exportations qui représentaient en 1958 moins de 10 % du produit national brut de la France dépasse 17 % en 1970. Par ailleurs les pays du marché commun qui n'absorbaient en 1960 que 10 % des exportations françaises contre 30 % pour les pays de la zone francs en reçoivent en 1970 50 % contre 10 % pour la zone-francs.
Il en va de même pour les importations de la zone-francs tombent entre 1960 et 1970 de 23 à 9 %, alors que les pays de la communauté européenne passe de 30 % à 49 %. Tout se passe donc comme si en dix ans l'Europe des six et singulièrement l'Allemagne avait remplacé les colonies comme partenaire commercial privilégié de la France.
Mais cette substitution pose de réels problèmes, car il ne s'agit plus d'un marché à peu près réservé où la France se trouvait en position de quasi-monopole, (c'est-à-dire le marché avec la zone francs : ses colonies), mais d'un marché hautement concurrentiel où le succès passe par une dynamique commerciale, qui repose sur la compétitivité des entreprises.
2) Le processus de la croissance: La concentration des entreprises et l'intervention du capital financier.
Pour atteindre l'objectif, on compte sur la concentration des entreprises, facteur essentiel d'amélioration de la productivité.
De cette concentration l'Etat a pris l'initiative dès la 4ème République en la réalisant dans les houillères nationalisées ou en la favorisant dans la sidérurgie. Le traité de Rome accélère le mouvement. Les fusions dans l'industrie passent de 32 en 1950, à 58 en 1959. A partir de cette date la politique du gouvernement favorise ouvertement cette concentration des entreprises : une ordonnance d'Août 1967 prend des dispositions pour faciliter cette mise en oeuvre si bien que la fin des années 60 voit une rapide accélération des fusions qui dans l'industrie atteignent un nombre moyen annuel de 136.
Aucun secteur de l'économie n'échappe au processus de concentration. Dans le secteur bancaire a lieu en 1965 la fusion de la Banque Nationale pour le commerce et l'industrie -B.N.C.I.- et du Comptoir d'Escompte de Paris qui donnent naissance à la B.N.P. Le Crédit Agricole qui jouit d'un statut privilégié, devient l'un des plus puissants établissements bancaires.
C’est évidemment dans le secteur industriel que ce mouvement de concentration devient de plus en plus important.
« L'intérêt des entreprises et l'action de l'Etat se combinent pour aboutir à l'absorption des entreprises de taille moyenne par des firmes géantes, à des fusions entre celles ci qui conduisent à la disparition des petites entreprises mal adaptées à la concurrence. Vers 1970 les résultats sont patents bien qu'ils diffèrent d'un secteur à l'autre ».
-Trois groupes contrôlent en 1971 86 % de la production française de ciment.
-L'industrie chimique est entre les mains de trois géantes de dimension internationale : Rhône Poulenc, usine Kulmane, Péchinet.- L'automobile est dominé à la fin des années 60 par quatre constructeurs : Renault, Citroën, Peugeot et Simca.
- La sidérurgie se restructure autour de trois firmes : Wendel-Sidelor, Denain- Nord-est-Longwy, Creusot Loire.
C'est aussi l'Etat qui impose la fusion de l'industrie de haute technologie où il finance partiellement les programmes de recherches : l'électronique avec la création en 1967 de la C.I.I., ou l'aviation avec le regroupement dans la S.NI.A.S des entreprises nationalisées.
Dans le secteur de la distribution, l'on voit naître les supermarchés et les hypermarchés. En 1963, Marcel Fournier ouvre dans la banlieue Sud de Paris, alors en plein essor, à St Geneviève-des-Bois, le premier hypermarché Carrefour. En 1969 on compte 253 établissements de ce type.
Sur le modèle de ces grandes surfaces, naissent des centres spécialisés dans les loisirs ou l'électroménager.
Le résultat de la croissance c'est la croissance des profits qui de 1959 à 1972 est de plus de 10 % par an.
En conclusion, on peut dire que la France apparaît en ce qui concerne la place de son industrie dans les échanges internationaux comme un pays en voie de développement qui exporte des produits alimentaires, des produits manufacturés de base, électricité etc. et des biens de consommation courante.
Cette politique de restructuration industrielle exige l'intervention de puissants groupes financiers seuls capables de fournir aux industries les capitaux nécessaires aux rachats d'entreprises et aux investissements. Aussi le rôle économique des grands groupes financiers français devient-il essentiel : il n'est guère de secteur industriel en voie de modernisation qui ne voit l'intervention de Rothschild, Paribas, Schneider, ou Suez.
L’une des conséquences de ce développement, c’est l'accroissement du secteur tertiaire. En 1946 le secteur tertiaire occupe 34 % de la population et plus de 50 % à la fin des années 1970. Les 3/4 des emplois nouveaux des années 60 ont été créés dans ce secteur et tout particulièrement dans le domaine de la banque, des institutions financières et des assurances qui connaissent la plus grande progression (+158 % )de 1954 à 1975. Ces institutions financières étant directement suivi par les télécommunications, et les administrations publiques. C’est dans ce secteur tertiaire que s'emploie plus de 66 % des femmes qui travaillent.
3) Les mutations sociales ou : « Le bouleversement des structures socio-professionnelles. »
(On emploie le terme de catégories socio-professionnelles pour signifier que la stratification sociale échappe au concept marxiste de classe sociale.).
Voici l’évolution de ces catégories de 1954 à 1975 :
- Les agriculteurs exploitants représentent 20,7 % de la population active en 1954 ils ne sont plus que 7,7 % en 1975.
- Les salariés agricoles sont de 6 % en 1954, ils ne sont plus que 1,8 % en 1975.
- Les patrons (des entreprises en nom propre, individuels) de l'industrie et du commerce passe de 12 % en 1954 à 8,7 %.en 1975.
- Les cadres supérieurs et professions libérales qui représentaient 2,9 % de la population active en 1954 représentent 6,3 %en 1975.
- Les cadres moyens qui représentaient 5,8 % représentent 13,8 %.
- Les employés qui représentaient 13,8 % , représentent 16,6 %
- Les ouvriers qui représentaient 33,8 % représentent 37 %.
C'est l'explosion de la catégories des cadres supérieurs qui sont multipliés par deux, les cadres moyens par plus de deux, les employés par plus de la moitié, les ouvriers qui étaient de 33,8 % en 1954 sont encore de 37 % en 1975.
Il faut compléter ces données statistiques par les observations suivantes :
1- Le nombre des ouvriers, s’il demeure très important, stagne en pourcentage de la population active de 1962 à 1975.
2- Les vaincus de la croissance sont les paysans et petits paysans. En 1954 ils forment encore 26,7 % de la population active et en 1975 ils ne représentent que 10% de la population active.
Mais il faut noter qu’il existe « des exploitations agricoles très importantes ; il s'est créé pendant cette période une agriculture moderne disposant d'équipements performants, permettant d'atteindre une productivité élevée. Elle diffère de l’agriculture traditionnelle par l'importance des capitaux disponibles et du même coup par les bénéfices tirés de l'exploitation et le mode de vie qui en résulte. L'agriculteur capitaliste des grandes pleines du bassin parisien est un chef d'entreprise dont l'importance des investissements garantit la forte productivité et qui a su bénéficier de la mise en oeuvre de la politique agricole commune de la C.E.E. Son exploitation dégage des bénéfices importants qui lui permettent un niveau de consommation élevé. La croissance, dans ce domaine de l'agriculture a généré une véritable inégalité, il s'est créé une agriculture capitaliste pendant que les exploitations agricoles étaient totalement ruinées par la croissance. »
3- « Entre la bourgeoisie et la classe ouvrière, qui subissent l'une et l'autre de profondes transformations, s'interpose un ensemble hétérogène de groupes intermédiaires qu'on rassemble par commodité sous le nom de classe moyenne salariée qui comprend les catégories en très rapide expansion des cadres supérieurs et professions libérales, mais surtout des cadres moyens et employés. »
C’est sans doute la mutation sociale la plus importante : Si la « classe ouvrière » constitue encore le noyau dur des salariés, qu’on appelait significativement les « travailleurs », de fait le travail salarié, qui constitue la base de l’économie capitaliste, s’étend à l’immense majorité de la population. Là où les producteurs indépendants : paysans, petits entrepreneurs, commerçants, ne subissaient qu’indirectement les lois du système, leur disparition au profit d’une immense population de catégories salariées signifie l’extension considérable du périmètre de l’exploitation directe de cette majorité par le capitalisme.
4- La dernière remarque concerne la nouvelle classe dirigeante :
La caractéristique de cette période de croissance économique et son résultat pour cette catégorie sociale c'est la substitution à un patronat familial, celui des grandes dynasties bourgeoises, de managers salariés, par lesquels ils font gérer leurs entreprises : - patrons technocrates qui doivent leur élévation non à la possession d'un capital financier mais à leur compétence technique. Cela ne veut pas dire que le capitalisme familial a entièrement disparu ; mais il a du, pour s'adapter aux mutations économiques, faire alliance avec des groupes financiers et recruter des managers.
Ces managers ne sont pas seulement des commis du capital financier qui constitueraient une sorte de promotion d'hommes nouveaux : de gestionnaires sans rapport avec le capital et qui se contenteraient de remplir une fonction. "En réalité il semble qu'on ne puisse pas parler d'une promotion sociale d'hommes nouveaux mais du passage par les filières méritocratiques, l'E.N.A., H.E.C. des enfants de la classe dirigeante qui ajoutent la compétence et la référence des Grandes Ecoles aux atouts nés de leur naissance et de leur fortune ,- le patrimoine culturel que ces héritiers trouvent dans leurs familles leur permettant de s'assurer la part du lion dans les nouveaux circuits de la nomination sociale.
Conclusion : Le mythe de la consommation
« Toute l'idéologie de la consommation veut nous faire croire, écrit Baudrillard, que nous sommes entrés dans une ère nouvelle et qu'une révolution humaine décisive sépare l'âge douloureux et héroïque de la production de l'âge euphorique de la consommation où il est enfin rendu droit à l'homme et à ses désirs. »
Tel est bien la fonction du mythe : il s’agit de nous faire croire que nous vivons dans une société où les besoins humains sont de mieux en mieux satisfaits, et qui, à terme, à court et moyen termes, serait en mesure d'apporter la plus grande satisfaction possible à tous les besoins humains, conduisant tous les hommes à cet état de bien-être qu’on appelle bonheur.
Le rappel des faits économiques et des mutations sociales montre qu’il n’en est rien.
1. L’analyse du système :
a) Revenons aux faits, qu’il s’agit d’analyser :
1. il reste des inégalités, et en prononçant ce mot au pluriel on voudrait faire croire que le progrès consisterait à les estomper une à une, jusqu’à les supprimer. Qu’en est-il ?
2. Il existe d’importantes disparités lorsqu’on compare le pouvoir d’achat des différentes catégories sociales, de sorte qu’on voudrait conclure que le progrès ne profite pas à tout le monde ; mais ne faut-il pas tenir compte des dépenses collectives qui constituent une redistribution sociale ?
Baudrillard répond à ces deux questions dans le chapitre intitulé : « le cercle vicieux de la croissance »
A) Dépenses collectives et redistribution
Constat :
La société de consommation ne se caractérise pas seulement par la croissance rapide des dépenses individuelles, elle s’accompagne aussi de la croissance des dépenses assumées par des tiers (par l’administration surtout) au bénéfice des particuliers et dont certaines visent à réduire l’inégalité de la distribution des ressources. Cette part des dépenses collectives satisfaisant des besoins individuels passe de 13% de la consommation totale en 1959 à 17% en 1965. En France, le « budget social de la nation » redistribue plus de 20% de la production intérieure brute (l’Education nationale à elle seule absorbe la totalité de l’impôt sur le revenu des personnes physiques).Telles sont les données qui sont mises en avant quand on aborde le problème de ce qu’on nomme la « réduction des inégalités sociales ».
Le véritable problème est de savoir si ces crédits assurent une égalisation objective des chances sociales. Or, il semble clair que cette « redistribution » n’a que peu d’effets sur la discrimination sociale à tous les niveaux :
Observations :
1) On sait les disparités héréditaires et irréductibles des classes sociales devant l’école : là où jouent d’autres mécanismes plus subtils que les mécanismes économiques, la seule redistribution économique équivaut très largement à renforcer les mécanismes d’inertie culturelle. Taux de scolarisation de 52% à 17 ans : 90% pour les enfants de cadres supérieurs, professions libérales et membres du corps enseignant, moins de 40% pour les agriculteurs et ouvriers. Dans le supérieur, chances d’accès pour les garçons de la première catégorie : plus du tiers ; de 1% à 2% pour ceux de la seconde.
2) Dans le domaine de la santé, Quels sont les effets redistributifs ?
Fiscalité et Sécurité sociale : suivons l’argumentation d’E.Lisle sur ce point. « Les consommations collectives croissantes sont financées par le développement de la fiscalité et de la parafiscalité : au seul titre de la S.S., le rapport des cotisations sociales à la masse des charges salariales est passé de 23,9% en 1959 à 25,9% en 1967. La Sécurité sociale coûte ainsi aux salariés des entreprises un quart de leurs ressources, les cotisations sociales dites "des employeurs" pouvant légitimement être considérées comme un prélèvement à la source sur le salaire, tout comme l’impôt forfaitaire de 5%. La masse de ces prélèvements dépasse largement celle qui est opérée au titre de l’impôt sur le revenu.
Celui-ci étant progressif, alors que les cotisations sociales et le versement forfaitaire sont au total régressifs, l’effet net de la fiscalité et de la parafiscalité directe est régressif. Si l’on admet que la fiscalité indirecte, essentiellement la T.V.A., est proportionnelle à la consommation, on peut conclure que les impôts directs et indirects et les cotisations sociales acquittées par les ménages et très largement affectées au financement des consommations collectives n’auraient pas, dans leur ensemble, d’effet réducteur d’inégalité ou redistributif. »
3) . Quant à l’inégalité des niveaux de vie, la comparaison de deux enquêtes sur les budgets familiaux faites en 1956 et 1965 ne met en évidence aucune réduction des écarts.
B) Le cercle vicieux de la croissance
1) Les nuisances et les gâchis.
Les progrès de l’abondance, c’est-à-dire de la disposition de biens et d’équipements individuels et collectifs toujours plus nombreux, ont pour contrepartie des « nuisances » toujours plus graves – conséquences du développement industriel et du progrès technique, d’une part, des structures mêmes de la consommation, d’autre part.
1. Dégradation du cadre collectif par les activités économiques : bruit, pollution de l’air et de l’eau, destruction des sites, perturbations des zones résidentielles par l’implantation de nouveaux équipements (aéroports, autoroutes, etc.). L’encombrement automobile a pour conséquence un déficit technique, psychologique, humain, colossal : qu’importe, puisque le suréquipement infrastructurel nécessaire, les dépenses supplémentaires en essence, les dépenses de soins aux accidentés, etc., tout cela sera quand même comptabilisé comme consommation, c’est-à-dire deviendra, sous le couvert du produit national brut des statistiques, exposant de croissance et de richesse !
2. « Les nuisances culturelles », dues aux effets techniques et culturels de la rationalisation et de la production de masse, sont rigoureusement incalculables. On ne saurait objectivement caractériser la « nuisance » d’un ensemble d’habitation sinistre ou d’un mauvais film de série Z comme on peut le faire de la pollution de l’eau. La protection des populations contre les effets de la presse à sensation et la création d’un « délit d’atteinte à l’intelligence » ! Mais on peut admettre que ces nuisances-là croissent au rythme même de l’abondance.
3. L’obsolescence accélérée des produits et des machines, la destruction de structures anciennes assurant certains besoins, la multiplication des fausses innovations, sans bénéfice sensible pour le mode de vie, tout cela peut être ajouté au bilan.
4. Plus grave peut-être encore que le déclassement des produits et de l’appareillage est le fait, signalé par E.Lisle, que « le coût du progrès rapide dans la production des richesses est la mobilité de la main-d’œuvre, et donc l’instabilité de l’emploi. Renouvellement, recyclage des hommes qui a pour résultat des frais sociaux très lourds, mais surtout une hantise générale de l’insécurité. Pour tous, la pression psychologique et sociale de la mobilité, du statut, de la concurrence à tous les niveaux (revenu, prestige, culture, etc.) se fait plus lourde. Il faut un temps plus long pour se recréer, se recycler, pour récupérer et compenser l’usure psychologique et nerveuse causée par les nuisances multiples : trajet domicile/travail, surpeuplement, agressions et stress continuels. « En définitive, le coût majeur de la société de consommation est le sentiment d’insécurité généralisée qu’elle engendre… »
Ce qui mène à une sorte d’auto-dévoration du système : « Dans cette croissance rapide… qui engendre inévitablement des tensions inflationnistes… une fracture non négligeable de la population ne parvient pas à soutenir le rythme. Ceux-là deviennent des « laissés-pour-compte ». Et ceux qui restent dans la course et parviennent au mode de vie proposé en modèle ne le font qu’au prix d’un effort qui les laisse diminués. Si bien que la société se voit contrainte d’amortir les coûts sociaux de la croissance en redistribuant une part grandissante de la production intérieure brut au profit d’investissements sociaux (éducation, recherche, santé) définis avant tout pour servir la croissance. » (E.Lisle), sans compter les dépenses de « sécurité » (système répressif policier et pénitentiaire).
Partout on touche à un point où la dynamique de la croissance et de l’abondance devient circulaire et tourne sur elle-même, où de plus en plus, le système s’épuise dans sa reproduction. Un seuil de patinage, où tout le surcroît de productivité passe à entretenir les conditions de survie du système.
B) La comptabilisation de la croissance ou la mystique du P.N.B.
Or, ces dépenses privées ou collectives destinées à faire face aux dysfonctions plutôt qu’à accroître les satisfactions positives, ces dépenses de compensation, sont additionnées, dans toutes les comptabilités nationales, à l’élévation du niveau de vie. Sans parler des consommations de drogue, d’alcool, et toutes les dépenses ostentatoires ou compensatoires, sans parler des budgets militaires, etc. Tout cela, c’est la croissance, donc c’est l’abondance.
Les économistes additionnent la valeur de tous les produits et services de tous les genres – aucune distinction entre services publics et services privés. Les nuisances et leurs palliatifs y figurent au même titre que la production de biens objectivement utiles. « La production d’alcool, de comics, de dentifrice… et de fusées nucléaires y éponge l’absence d’écoles, de routes, de piscines. » (Galbraith.)
Les aspects déficitaires, la dégradation, l’obsolescence n’y figurent pas – s’ils y figurent, c’est positivement ! Ainsi les prix de transport au travail sont comptabilisés comme dépense de consommation !
C) La logique du système :
Mais il y a peut-être là, dans cette algèbre mythique des comptabilités, une vérité profonde, la vérité du système économico-politique des sociétés de croissance. Que le positif et le négatif soient additionnés pêle-mêle nous semble paradoxal. Mais c’est peut-être tout simplement logique. Car la vérité, c’est peut-être que ce sont les biens « négatifs », les nuisances compensées, les coûts internes de fonctionnement, les frais sociaux d’endorégulation « dysfonctionnelle », les secteurs annexes de prodigalité inutile qui jouentdans cet ensemble le rôle dynamique de locomotive économique.Cette vérité latente du système est, bien sûr, cachée par les chiffres, dont l’addition magique voile cette circularité admirable du positif et du négatif (vente d’alcool et construction d’hôpitaux, etc.). Ce qui expliquerait l’impossibilité, malgré tous les efforts et à tous les niveaux, d’extirper ces aspects négatifs : le système en vit et ne saurait s’en défaire.
Production et Consommation : Il s'agit là d'un seul et même grand processus logique de reproduction élargie des forces productives qui constitue le ressort du développement de l’humanité. Mais le système capitaliste, - dont le moteur est la mise en valeur ( l’accroissement sans limite) du capital, ne peut se reproduire, sans détruire au fur et à mesure les forces productives qu’il développe sans pouvoir les contrôler, parmi lesquelles il faut compter non seulement les excédents et les gâchis d’une production anarchique ( qui n’a d’autre finalité que la reproduction du capital), mais aussi l’immense gâchis humain, le sacrifice des individualités humaines.
2) l’analyse du mythe :
Loin d'être une réalité, la consommation est une illusion absolument indispensable au système pour se maintenir, voilà ce qu’il nous faudra comprendre.
Dans sa phase ascendante où l’objectif du capitalisme était d'accumuler le capital pour se développer, l'idéologie et le mythe qu'il imposait aux masses c'était celui de l'épargne, du travail, du patrimoine ; et c'est de ce mythe que vivaient les classes laborieuses y compris la petite bourgeoisie.
Il en va tout autrement en cette seconde moitié du siècle, où il faut, pour mettre en valeur le capital, augmenter sans limite la production pour s’opposer à la baisse du taux de profit (consécutive à l’augmentation du capital constant). Cette nécessité à laquelle se trouve confronté le capitalisme pour échapper à la crise du système, produit à la fois une croissance économique, exigeant le développement du marché, et une situation de paupérisation, qui se traduit par le développement d’une classe salariée qui prend la place des anciennes classes moyennes, creusant l’écart entre la majorité de la population et une minorité de privilégiés de la fortune.
C’est dans ces conditions que s’impose au capitalisme la nécessité de remplacer l’idéologie de l'épargne, du travail du patrimoine, par le mythe de la consommation, développant les thèmes de la dépense, de la jouissance et du non-calcul.
« L'impératif qui est celui du système passe dans la mentalité, dans l'éthique et l'idéologie quotidienne de chacun d'entre nous »,
Il s’agit d’un véritable processus d’inversion qui masque le phénomène : La nécessité pour le système de développer la production sans limite et sans rapport avec les moyens des producteurs ( qui subissent la paupérisation d’une population salariée), sans commune mesure avec les possibilités de la consommation, passe dans la mentalité de chacun sous sa forme inverse, c'est-à-dire sous sa forme de libération des besoins d'épanouissement de l'individu, de jouissance, d'abondance etc.
La consommation est un mythe.
« La vérité de la consommation ce n'est pas d'être une fonction de jouissance. »
« Paradoxalement, la consommation se définit comme exclusive de la jouissance ce qui veut dire que la consommation est une illusion. Comme logique sociale le système de la consommation s'institue sur la base d'une délégation de la jouissance. »
La société dite de consommation impose le « fun système » ou la contrainte de la jouissance.
« L'homme consommateur est celui qui se considère comme devant jouir, comme une entreprise de jouissance et de satisfaction, comme devant être heureux, amoureux, adulant, aduler, séduisant, séduit, participant, euphorique et dynamique. »
C'est le principe de maximisation de l'existence par multiplication des contacts, des relations, par l'usage intensif des signes, des objets et par l'exploitation systématique de toutes les virtualités de la jouissance. Les thèmes de la dépense, de la jouissance, du non-calcul : « Acheter maintenant, vous paierez plus tard » ont pris la relève des thèmes puritains de l'épargne, du travail et du patrimoine.
Mais il ne s'agit là que d'une illusion. Ce n 'est, dit Baudrillard « que l'apparence d'une révolution humaine ; En fait cette idéologie est la médiation forcée de la reproduction du système. »
« La société de croissance est le contraire d'une société d'abondance. Avant d'être une société de production de biens elle est une société de production de privilèges. »
Il y a une relation nécessaire définissable sociologiquement, compréhensible historiquement entre le privilège et la paupérisation. Et dans cette société il ne saurait y avoir privilège sans pénurie : les deux sont structurellement liés. La croissance à travers sa logique sociale se définit paradoxalement par la reproduction de la pénurie.
III Les illusions de la société de consommation
1) L’illusion de la mobilité sociale
Le premier fantasme est celui qui fait croire à la mobilité sociale, c'est-à-dire à la possibilité de l'ascension sociale ; - passage d'une classe défavorisée ou moins favorisée à une classe supérieure dans une sorte d'ascension qui pour un individu n'aurait pas de limite.
Le fantasme qui constitue l'illusion de l'ascension sociale est celui du statut ou « standing ».
Jean Baudrillard montre comment ce sont les objets eux-mêmes qui créent ce phantasme :
« Par leur nombre, leur redondance, leur superfluidité leur prodigalité de forme par le jeux de la mode par tout ce qui dans les objets excèdent la fonction pur et simple d'objet de valeur d'usage les objets ne font que simuler l'essence sociale, le statut, c'est-à-dire cette grâce de prédestination qui n'est jamais donnée que par la naissance à quelque un. Et que la plupart par destination inverse ne saurait jamais atteindre. »
Autrement dit : le miracle créé par la profusion et la prodigalité des objets et des biens qui nous entourent formant autour de nous un univers, enlèvent à ces objets leur caractère de valeur d'usage pour les transformer en signes, notamment de profusion, de jouissance possible. Dans l’univers de la consommation les objets ne sont pas des choses, des biens ou des richesses comme dans les sociétés traditionnelles où la pénurie n’est pas dissimulée par la profusion, mais bien des « signes » de distinction : les objets transformés en signes simulent l'essence sociale.
Revenons à l’exemple du P.D.G. et de la secrétaire qui arpentent le Drugstore.
Devant les objets qui sont dans les vitrines et les magasins il n'y a plus d'inégalité entre eux. Chacun peut espérer et croit pouvoir s'approprier l'ensemble de cet univers dans son infinité. Il n’y a plus de privilège de naissance ou de classe qui interdirait à certains l’accès aux biens offerts. La profusion de ce qui est offert à tous signifie la possibilité pour chacun de s'approprier la totalité des choses..
« Les signes que sont les objets ne font que simuler l'essence sociale, c'est-à-dire le statut cette grâce de prédestination qui n'est jamais donné que par la naissance et la consommation fait justement croire que l'inégalité de la naissance n'existe pas et qu'on est susceptible, où que l'on soit né, de faire un tel chemin que l'on puisse s'approprier l'ensemble de ce monde. Cette légitimité héréditaire qu'elle soit de sang ou de culture est au fond même du concept de statut lequel oriente toute la dynamique de la mobilité sociale. »
Quand la division des classes était une sorte d’évidence (avant qu’elle ne soit ainsi masquée) : la noblesse par rapport au Tiers-état, le patron par rapport à ses ouvriers. rien ne pouvait laisser espérer à l'artisan ou à l'ouvrier que le chemin de leur existence les conduiraient à devenir noble ou patron. Ils ne pouvaient espérer échapper à leur condition, avoir accès à une autre vie. Ainsi s’explique l'importance dans les religions de l'idée du salut par la grâce : l’idée de prédestination est au centre du protestantisme, qui concourt, comme l’a montré le sociologue Max Weber, au développement capitaliste, chez ceux qui voient dans la réussite de leur entreprise le signe de la grâce de Dieu.
C'est l'idée inverse qui s’impose dans la société de consommation :
"tous les fétiches qui nous entourent sont la preuve d'un salut par les oeuvres à défaut d'un salut par la grâce.
Chacun est persuadé que le salut est de ce monde ; ce n'est plus un salut par la grâce que donnerait la naissance, mais un salut par les oeuvres c'est à dire par la mise en œuvre de toutes les possibilités de bien-être qui se présentent comme l’horizon de cette vie .
L'ascension apparaît comme une sorte de mouvement qui n'a pas de limite : parce que l'univers de la consommation est infini, l'ascension sociale est elle-même illimitée.
Cette illusion est possible, précisément parce que, comme nous l'avons montré, dans la société de consommation, l'objet n’est pas désiré pour sa valeur d'usage. On n'achète pas quelque chose parce qu'on en a besoin ; on manipule toujours les objets au sens le plus large du terme comme des signes qui vous distingue des autres, - soit en vous affiliant à votre propre groupe pris comme référence idéale si on est cadre supérieur, soit en vous démarquant de votre groupe si on fait partie d'une classe moyenne ou inférieure, par référence à un groupe de statut supérieur.
L'objet est un signe de distinction.
Si un employé passe d’une Clio à l’achat d’une Laguna, il est en train de franchir non pas un échelon social mais une étape dans une ascension potentiellement sans limite. De même pour un cadre moyen qui fait l’acquisition de la première gamme de Mercédès. On voit apparaître dans les publicités de l’époque le modèle du cadre supérieur en tenue de sport, proche d'une piscine, avec, en arrière plan, le terrain de tennis.
Baudrillard fait remarquer que chacun de ces gains socio-différentiels (j'achète une Laguna alors que je n'avais il y a trois ans qu'une Clio), est vécu par chaque individu comme un gain absolu : la preuve par les faits qu’il n’y a pas de barrière à franchir : l’égalité des chances réfute l’inégalité sociale, qui n’est qu’une survivance idéologique d’un système social dépassé !
Tel est le miracle de la société de consommation : Le fait pour tel individu d'avoir franchi une étape, lui dissimule la réalité sociale : l'inégalité fondamentale qui fait « toutes les différences », par quoi sont dissimulés les écarts. En marquant des points dans l'ordre des différences (par ces gains différentiels), l’individu restitue l'ordre de l'inégalité sociale ; et, comme le note Baudrillard, il se condamne lui-même à n’y être jamais inscrit " que relativement " .
Le système de la société de consommation est particulièrement astucieux pour employer le terme de Baudrillard.
" En effet les aspirations proprement consommatives, comportent un taux d'élasticité beaucoup plus grand que les aspirations professionnelles ou culturelles. Elles viennent compenser les défaillances graves pour certaines classes en matière de mobilité sociale, le non accomplissement de l'ascension dans l'échelle sociale verticale ".
Il est vrai que celui qui est nourri de l'illusion de l'ascension sociale peut être souvent déçu par les obstacles qu’il rencontre dans sa vie professionnelle, propres à susciter en lui la conscience confuse de la difficulté de cette ascension sociale. Mais l'univers de la consommation permet de pallier ces défaillances. Souvent les cadres diront : " Je n'ai pas la place que je mérite ! ". Heureusement leur salaire permettra toujours de consommer des signes de distinction. Cette simulation de la consommation vient compenser les déceptions. S’il y a dans une entreprise une limite à l'ascension sociale, l'univers de la consommation nous fait croire qu'il n'y a pas de limite.
Le marketing a depuis longtemps exploité le ressort de l’illusion :
" La valeur stratégique en même temps que l'astuce de la publicité est précisément celle là : de toucher chacun en fonction des autres dans ces velléités de prestige social réifiées" .
Jamais elle ne s'adresse à l'homme seul, elle le vise dans sa relation différentielle, c'est à dire dans sa comparaison avec les autres, et alors même qu'elle semble accrocher ses motivations profondes, elle le fait toujours de façon spectaculaire. Elle convoque toujours les proches, le groupe, la société tout entière hiérarchisée, dans le processus de lecture et d'interprétation, dans le procès de faire valoir les signes distinctifs acquis par l’individu.
Le premier fantasme est bien celui du statut ou du standing, grâce auquel tout individu achète son salut. Mais, comme l’écrit Baudrillard, " Le salut par la consommation, poursuivi dans les classes inférieures ou moyennes, est un processus de démonstration par lequel les individus s'essoufflent sans espoir à rejoindre un statut de grâce personnelle et de prédestination qui leur est nécessairement refusé".
Tentons d’éclairer la base de l’illusion.
Le système, sur la base de sa réussite économique, en cette phase de croissance, a réussi à créer l'illusion d'une croissance indéfinie ; loin d'apparaître comme un équilibre temporaire, menacé de contradictions internes, il a réussi à convaincre de sa pérennité, en même temps que de sa perfectibilité, capable d’ouvrir à tous l'espace intégré de toutes les chances du bien-vivre.
La base de l’illusion de la « mobilité sociale », c’est l’immense mutation sociale que nous avons soulignée : la transformation de l’immense majorité de la population en classes salariée. Paradoxalement, cette mutation, qui, en étendant le salariat, creuse l’inégalité entre une minorité de privilégiés et toutes les autres couches sociales, apparaît comme l’égalisation des conditions sociales d’existence.
En assurant aux individus qu'il intègre par larges couches sociales, "le plein-emploi" de leur temps et de leur vie, le "système" apparaît non pas comme le meilleur des mondes mais comme une réalité "incontournable", comme la seule réalité, à laquelle il faut s'adapter, si l'on veut réaliser ce qui est le but de l'existence : le bonheur individuel. S'adapter est trop peu dire : il faut adopter les modes de penser, les conduites, les méthodes d'action, qui sont celles de cet Univers de l'Entreprise pour manifester, dans l'esprit même du système, sa performance. Pour les individus appartenant à ces couches sociales, qu'elles que soient leurs opinions, (le jugement qu'elles peuvent porter sur les insuffisances, voire les injustices du système) l'adaptation au système, l'assimilation des critères de pensée et d'action propres au système, apparaissent comme le sens même de leur existence.
Ainsi, dès le moment où l'on n'appartient plus à la couche des travailleurs manuels, on peut espérer sinon pour soi-même, du moins pour ses enfants, franchir les étapes de l'ascension sociale. Si l'on rappelle que, pendant cette période, les employés sont passés de 10 à plus de 16 %, les cadres moyens de 5,8 à 13,8 % de la population active, on peut mesurer le degré de pénétration de cette idéologie : le profil du cadre devient l'idéal qu'il faut réaliser si l'on veut participer à l'ascension sociale, dont la réussite des cadres est le modèle même.
En fait, c'est l'ascension sociale qui a changé de sens : Il ne s'agit plus de transmettre à ses enfants un patrimoine leur permettant de s'installer à leur compte, de créer leur propre entreprise, de n'être plus salariés. On ne s'imagine plus que l'on puisse encore de génération en génération fonder de nouvelles dynasties ...
Les dynasties elles-mêmes sont en place ; elles-mêmes sont devenues anonymes. Elles forment cette réalité abstraite qui constitue le "système".
Plus que d'ascension, on parlera de mobilité sociale : c'est à l'intérieur du système que les individus, par leurs compétences et leur performance, doivent franchir les étapes. C'est l'Entreprise - le système -, qui est devenue "la Société".
Telle est la nouvelle donne : Dans l'Entreprise, dans le système, l'ascension n'est plus "réelle", fondée sur la propriété ; elle est fonctionnelle, fondée sur la valeur individuelle.
Tout se passe comme si les barrières "sociales" avaient disparu : il s'agit non plus de classes séparées par la propriété ou la richesse mais d'un même monde : s'il y a une lutte, c'est une rivalité entre les individus eux-mêmes (qui comme "salariés" sont tous égaux en droit) et qui n'ont à faire que la preuve de leur performance.
Si le management est toujours, comme nous l’avons montré, réservé à une élite, il semble que cette élite ne soit plus celle de la naissance : Pour faire partie de la classe dirigeante, il suffit de faire "ses preuves". Et les parents, dans un grand nombre de couches sociales, guettent la réussite scolaire de leurs enfants pour les voir promis aux plus grandes carrières.
L’idéologie politique et philosophique reflète et consacre cette illusion de la conscience commune :
Se rappelant les crises de croissance du système au XIX siècle, l'on s'etait imaginé que les explosions de la première moitié du XXème siècle, par leur gravité, par leur étendue, étaient les signes, voire les étapes annonçant le dépérissement du système. Là où l'on croyait voir avant la Guerre dans les luttes sociales de 1936, et encore dans les grandes grèves d’avant 1950, des explosions capables de mettre en cause le système, là ou l'on croyait voir à l’oeuvre des forces extérieures, générées par le système pour être un jour ses fossoyeurs, il faut bien admettre que l'on était victime d’une illusion, exploitée par l’idéologie marxiste : ces «évènements sociaux » sous l’apparence de contradictions internes au système, ces forces sociales, sous l'apparence de forces extérieures, font partie de l'économie du système.. Plus se manifeste la violence de ces soi-disant forces, plus actif est le processus de phagocytose qui absorbe et réduit à néant leurs effets illusoires. Il s’agit de phénomènes d'auto-régulation du système.
La leçon de l’Histoire, dont on a cru qu'elle avait un sens, un but, une fin, c'est l'insondable capacité du système à persévérer dans son être. Si l'on renonce à toute eschatologie, ce que l'on découvre, c'est précisément qu'il n'y a rien en dehors du système. Il n'y a rien d'autre que le système lui-même.
En cette période, tout le monde croit aux vertus du système, parce qu'en même temps le système lui-même impose comme idéal la poursuite du bonheur individuel. Tout projet, toute démarche de l’individu -et l'existence individuelle elle-même- sont illusoires si elles ne s'insèrent pas dans le système, dans ses structures pour réaliser les objectifs qui lui sont propres : son développement, sa croissance, sa mise en valeur.
La conscience commune peut ainsi taire -ou se masquer jusqu'à un certain point- la contradiction d'une vie totalement aliénée par un système dont la validité, n'ayant rien à voir avec "sa valeur", repose sur sa capacité à se reproduire lui-même et assurer la reproduction de la vie aliénée. L'idéologie inoffensive des "Droits de l'homme", de l'égalité des chances, une conception hédoniste et individualiste de la vie viennent combler le vide de la valeur ou la faillite de l'espérance.
Mais, le vide est bien là.
Chez l'individu qui rivalise de performance à l'intérieur du système, l'adhésion pratique au système qui commande non seulement toute la vie professionnelle mais aussi la vie personnelle, crée un manque. C’est une nouvelle interrogation qui voit le jour.
La réflexion philosophique de Michel Foucault, qui, en 1966, écrit « Les Mots et les Choses », reflète et éclaire cette interrogation
Quand l’individu prend conscience de lui-même, il ne découvre pas ( comme l’exprimait l’humanisme qui a dominé toute l’histoire de la philosophie) une « nature humaine », l'universalité d'une essence de l'Homme. Qu’est-ce que l’homme dans le nouvel univers qui constitue notre culture ?
Citons la réponse de Foucault :
"L'homme est dominé par le travail, la vie et le langage : son existence concrète trouve en eux ses déterminations ; on ne peut avoir accès à lui qu'au travers de ses mots, de son organisme, des objets qu'il fabrique, comme si eux d'abord (eux seuls peut-être) détenaient la vérité ; et lui-même, dès qu'il pense, ne se dévoile à ses propres yeux que sous la forme d'un être qui est déjà, en une épaisseur nécessairement sous-jacente, en une irréductible antériorité, un vivant, un instrument de production, un véhicule pour des mots qui lui préexistent.
Tous ces contenus que son savoir lui révèle extérieurs à lui et plus vieux que sa naissance, anticipent sur lui, le surplombent de toute leur solidité et le traversent comme s'il n'était rien de plus qu'un objet de nature ou un visage qui doit s'effacer dans l'histoire."
« Cette figure de lui-même se présente à lui sous la forme d'une extériorité têtue. »
La question de l'Anthropologie, telle que la posait la philosophie : " Qu'est-ce que l'Homme ? " est devenue l'interrogation de l'individu sur son être : "Qu'est-ce qu'être soi-même ?"
Ce n’est plus une question métaphysique, mais l’expression d’une interrogation concrète de l’individu sur le sens de ses rapports réels : avec son corps, avec son travail et ses relations aux autres, son langage et sa culture.
Tels sont les termes du problème que pose le philosophe quand il "réfléchit" l'ambiguïté de la conscience commune :
- Si rien n'existe en dehors du système, dont la finalité tout autant que l'origine n'ont aucun sens, - si l'homme ne peut "rien" penser, ni "rien" faire en dehors du système et si tout le contenu concret de sa vie apparaît comme déterminé par le système, intelligible seulement dans cet espace de savoir, dans cette culture, comment l’individu pourrait-il dire qui il est ?
Au travers de "ces contenus et de ces formes multiples qui le surplombent et qu'il nemaîtrise pas', au travers de "ces historicités multiples et souvent contradictoires", l'individu n'est plus qu'un point "virtuel" de convergence et une identité fictive, "aumilieu d'une prolifération toujours renouvelée " : il fait l'expérience d'une véritable dispersion. Est-il autre chose que ses masques ?
Au travers de cette interrogation, "Ce qui s'annonce", ce n'est ni l'espérance d’un autre monde ( après la mort de Dieu), ni la promesse d'un avenir (après la fin des utopies ; c'est que "l'hommeesten train de disparaître" ..., ce n'est rien d'autre que la fin de l'homme.
Dans tous les systèmes antérieurs, le problème ne se posait pas à l'individu de son identité, parce que l'affirmation de la personne (son affirmation à la première personne) se confondait avec la représentation de lui-même en tant qu'homme dans l'espace du savoir, dans le système de sa culture. L'affirmation de soi se confondait avec son essence .
Dans le système qui est celui de la culture moderne, dont l'ordre n'est plus un système de représentations mais semble "appartenir aux choses mêmes et à leur loi intérieure", l'homme n'a plus qu'un visage étranger.
L'homme, si l'on met à part ce visage étranger, dispersé, « étoilé » en tant de multiples formes, n'est-il pas en train de disparaître ?
L'analyse sociologique permet de préciser le paradoxe auquel se heurte la réflexion philosophique :
Voici un être qui s'affirme lui-même dans et par le système (-un être qui est traversé de part en part par les déterminations du système-) et qui, en même temps, prétend ne pas se reconnaître dans le système.
Insistons sur le paradoxe : il ne se reconnaît pas dans le système, auquel il est entièrement intégré,. Mais, en même temps, il n'est plus "rien" en dehors du système.
C’est plus qu’un paradoxe, une véritable contradiction :
L’individu ne s'affirme lui-même nulle part ailleurs que dans le système, et en même temps, il continue à affirmer qu'il est un autre (un autre homme que celui du système).
Quelle est cette forme nouvelle de la contradiction ?
A la fin du XIXème siècle, (revenons à Rimbaud, à Van Gogh, à Nietzsche, dont Michel Foucault veut réanimer la leçon), l'individu, qui subit toutes les aliénations du système : religieuses, morales, psychologiques, -sans pouvoir les comprendre comme aliénations idéologiques-, inverse le processus par lequel l'aliénation économique est à la base de toutes les aliénations qu'il subit, et s'apparaît à lui-même comme origine de cette aliénation, comme le lieu -ou le noeud- de cet antagonisme : La contradiction entre l'affirmation et l'aliénation de soi est vécue comme mutilation de la vie, comme dissociation de la personnalité, comme imminence de la folie.
Telle est la base de la réflexion de Nietzsche et l'expérience de Van Gogh : L'origine de l'antagonisme - qui s'exprime dans toutes les aliénations, est en moi. "je" est "un autre" ou si l'on préfère : je "suis" aliéné ... L'aliénation est vécue comme une contradiction intérieure qui prend la forme d'une dissociation, d'un éclatement de la personnalité." "Je est un Autre" est un dernier cri de révolte, au moment où - pour échapper à l'aliénation, l'individu se voit condamné au silence ou au rire de la folie (où "je" s'égare), à la contrainte du suicide (où "je" se supprime).
Près d'un siècle plus tard, tout est différent : La contradiction n'est plus cette déchirure intérieure où "je" est réellement un Autre, telle que la seule résolution possible est la destruction de soi. L'on assiste à un retournement, une reversion complète de la contradiction, qu'on pourrait exprimer par cette constatation pour ainsi dire implicite, souvent tacite, peut-être inavouable : "L'autre, c'est moi"
La contradiction revêt la forme d'un questionnement qui, au niveau de la conscience commune relève du non-dit, (parce que l'expliciter mettrait sans doute en cause la bonne conscience) :
- Comment suis-je le Même, moi qui suis réellement (devenu) un Autre ?
L'affirmation de soi -en dehors de ce que "je suis" dans et par le système- est une affirmation "vide" Je ne suis pas déchiré parce que "Je est un Autre". Mais, au contraire, parce que je suis cet Autre, j'éprouve une sorte de vide latent, qui ne se manifeste jamais sous une forme explicite. Il s’agit d’une sourde ou intime menace dont l'échéance est repoussée au terme de l'existence : C’est le rejet de la mort.
En attendant, le vide n'est plus que vacuité, comblé par la (les) vacance(s) et sans cesse "évacué".
Le vide -loin d'apparaître comme l'abîme qui fonde et détruit en même temps toute manifestation de la vie et toute affirmation de soi-, le vide lui-même, -évacué de la vie- n'est plus qu'une "dépression" (psycho-somatique) qui se manifeste -de façon intempestive- quand l'individu -à force de dévouement au système, d'efforts et de performance- soudain "décroche", se "déprend", "perd pied".
L'aliénation, loin d'être vécue comme une tragédie, est devenue comme "un mode d'être", qui constitue "la condition de possibilité", le fondement de toutes formes de manifestation de soi.
L'individu, loin d'éprouver l'aliénation comme dissociation, éclatement de la personnalité, va compenser la dépersonnalisation, en constituant, selon le principe des modèles de série, une "personnalité de synthèse" (Jean Baudrillard).
C’est cette personnalité de synthèse qu’il faut maintenant analyser, où s’exprime la montée universelle en notre temps de l'aspiration à être soi, l'exigence en chacun de réaliser son individualité, le besoin vécu par les individus d'une réelle personnalisation.
Il faudra ensuite nous poser la question : Ce besoin, cette exigence, cette aspiration ne sont-ils pas l'expression inversée -compensatrice- d'une expérience contraire, d’une nouvelle forme d’aliénation ?
2) L’illusion de la personnalité
Après le fantasme du standing – du statut - qui dissimulait ce qui est la base même du système, a savoir l'inégalité, voici l’illusion qui masque la première conséquence du système capitaliste : la dépersonnalisation.
Le désir d'être soi-même, le besoin de personnalisation n'ont jamais été aussi forts, impératifs qu'aujourd'hui, précisément en un temps où l'individu est “dispersé” dans sa vie, “dissocié” dans son être par des relations sociales multiples, “surplombé” par des réalités -l'économie, la politique- qu'il ne maîtrise pas ?
" Ce qui est le plus demandé aujourd'hui, écritBaudrillard, ce n'est ni une machine, ni une fortune, ni une oeuvre. C'est une personnalité."
Il cite une publicité extraite d'un hebdomadaire féminin, qui éclaire la réponse à cette demande ; voici cet extrait :
" Il n'est pas une femme si exigeante soit-elle, qui ne puisse satisfaire les goûts et les désirs d'une Mercedes Benz. Depuis la couleur du cuir, le garnissage et la couleur de la carrosserie jusqu'aux enjolivures et aux mille et une commodités qu'offre les équipements standards et optionnels. Quant à l'homme, bien qu'il pense surtout aux qualités techniques et aux performances de sa voiture, il exaucera volontiers les désirs de sa femme car il sera également fièr de s'entendre complimenté pour son bon goût. Selon votre désir vous pouvez choisir votre Mercedes Benz parmi 76 peintures différentes et 697 assortiments de garnitures intérieures. »
Se personnaliser : c'est se créer à partir de signes. (La Mercedes 300 SE etc...) ; c'est s'affilier à un modèle, se qualifier par référence à une figure combinatoire
La personnalité est une individualité de synthèse constituée de multiplicité de différences.
Cette Individualité de synthèse s'exprime bien dans une formule que l'on retrouve partout, et notamment dans cette publicité de Marie Claire:
“ Avoir trouvé sa personnalité, savoir l'affirmer, c'est découvrir le plaisir d'être “vraiment” soi-même. Il suffit souvent de peu de chose. J'ai longtemps cherché et je me suis aperçue qu'une petite note claire dans mes cheveux suffisait à créer une harmonie parfaite avec mon teint, mes yeux. Ce blond, je l'ai trouvé dans la gamme des shampoings colorants "Récital" ... Avec ce blond de Récital, tellement naturel, je n'ai pas changé : je suis, plus que jamais, moi-même. ”
Et Jean Baudrillard commente :
« Toutes les contradictions de ce thème ... sont sensibles dans l'acrobatie désespérée du langage qui l'exprime :“ To be or not be myself ”: "se" personnaliser « soi-même » ...
Si l'on est quelqu'un, peut-on "trouver "sa personnalité ? - Si l'on est soi-même, faut-il l'être "vraiment" ? - Ou alors, si l'on est doublé par un faux "soi-même", suffit-il d'une "petite note claire" pour restituer l'unité miraculeuse de l'être ? ...
Et si je suis moi-même, comment puis-je l'être "plus que jamais" : ne l'étais-je pas tout à fait hier ? Puis-je donc m'élever à la puissance deux, puis-je m'inscrire en valeur ajoutée à moi-même, comme une sorte de plus-value ... ? ”
Baudrillard commente ainsi : :
« Cette formule sur-réfléchie livre le fin mot de l'histoire, écrit Jean Baudrillard. Ce que dit toute cette rhétorique, qui se débat dans l'impossibilité de le dire, c'est précisément qu' "Il n’y a personne"….
La "personne" en valeur absolue ... telle que toute la tradition occidentale l'a forgée comme mythe organisateur du sujet, avec ses passions, sa volonté, son caractère ... cette personne est absente, morte, balayée de notre univers fonctionnel ... C'est cette personne absente, cet "être" perdu qui va se reconstituer in abstracto dans l'éventail multiplié des différences ... La petite note claire du shampoing Récital et mille autres "signes" agrégés pour recréer une individualité de synthèse ”
Et il explique :
Auparavant, « Les différences réelles qui marquaient les personnes faisaient d'elles des êtres contradictoires. (Maintenant) les différences "personnalisantes" n'opposent plus les individus les uns aux autres : se différencier, c'est s'affilier à un modèle, à une figure combinatoire de "mode" et donc par là se dessaisir de toute différence "réelle" de toute singularité. »
Il s’agit de compenser et de masquer l’absence " d'une personnalité réelle qui, elle, ne pourrait se constituer que dans des rapports sociaux."
Jean Baudrillard nous propose l'explication sociologique :
« C'est la production industrielle des "différences" qui définit le mieux la Société de Consommation. Le processus général de personnalisation peut se définir historiquement : C'est la concentration monopolistique industrielle qui, abolissant les différences réelles (c'est Jean Baudrillard qui souligne) entre les hommes, homogénéisant les personnes comme les produits, inaugure simultanément le règne de la différenciation ...
C'est sur la perte des différences (réelles) que se fonde le culte de la différence ”
La personnalisation, ajoute-t-il avec humour, consiste en un recyclage quotidien sur la P.P.D.M. : La Plus Petite Différence Marginale ! »
En d'autres termes, selon l'explication sociologique, ce qui apparaît sous la forme d'une aspiration générale à "être soi", d'un immense besoin de "se" réaliser, d'un véritable processus quotidien de personnalisation, n'est que le résultat, le reflet inversé, la réaction compensatrice d'un réel processus de dépersonnalisation inauguré par la société industrielle et qui atteint son point culminant avec la société de consommation.
Le sociologue Lipovetski dans L'Empire de l'Ephémère, puis dans L'Etre du Vide, complétera et corrigera l'analyse de Jean Baudrillard, quelques décennies plus tard.
« Nous sommes, écrit-il, dans la deuxième phase de la société de consommation, non plus "hard" mais "cool" …La société "post-moderne" , qui est la nôtre, ce n'est pas l'au-delà de la société de consommation, mais son apothéose, son extension jusque dans la sphère de la vie privée, jusque dans l'image et le devenir de l'ego, appelé à connaître le destin de l'obsolescence accélérée, de la mobilité, de la déstabilisation…
C'est, explique-t-il, l'émergence d'une nouvelle forme d'individualité à la sensibilité psychologique déstabilisée, tolérante, centrée sur la réalisation (non plus réelle) mais émotionnelle de soi.
Le phénomène historique de "désocialisation", de "dissémination du social" (qui s'est substitué à la division et à l'antagonisme de classes) produit une nouvelle forme d'individualisme : Consommation de sa propre existence au travers des médias, du narcissisme du corps, des techniques relationnelles. ”
Lipovetski explore dans tous les domaines les effets de cette mutation :
- Dans la vie professionnelle, c'est la personnalisation des relations, l'aménagement du temps de travail, la perspective du travail à domicile.
- Dans l'enseignement, ce sont les programmes individuels de travail, le soutien par micro-ordinateurs, les méthodes interactives.
- Dans le sport, c'est le corps apprivoisé : le jogging, la gymnastique douce.
- En médecine, c'est la prise en charge de sa santé par le sujet lui-même, le triomphe des thérapies douces.
- Dans les médias, c'est la privatisation à une large échelle de l'accès individuel aux images par l'extension de la vidéo.
Que dire de la révolution "post-moderne" de la HIFI ?
« L'individu post-moderne est branché sur de la musique du matin au soir ... Tout se passe comme s'il avait besoin d'être toujours ailleurs, dans une ambiance de déréalisation euphorisante ou énivrante du monde ... il aspire au rythme, il devient cinétique. ”
“ Pour être soi-même, il faut "se sentir plus", "vibrer", planer”, sortir de soi pour se trouver ; pour se réaliser soi-même, se déréaliser ...
Pour LipovetskiI, le procès de personnalisation-dépersonnalisation génère le "vide".
« La société moderne, celle qui est née de la révolution industrielle, était conquérante, croyante dans l'avenir, dans la science et la technique ...
La société post-moderne, c'est l'épuisement de cet élan moderniste, le désenchantement et la monotonie du nouveau ; c'est l'essoufflement d'une société ayant réussi à neutraliser dans l'apathie tout ce qui fonde le changement : plus d'idoles, plus de tabous, mais aussi plus d'image glorieuse d'elle-même, plus de projet historique mobilisateur. C'est désormais le vide qui nous régit. »
Et Lipovetski conclut sous forme d'hypothèse :
« Tout se passe comme si, après les choses, le capitalisme se devait de rendre les hommes également indifférents ... Comme si l'apathie était une décrispation nécessaire au fonctionnement du capitalisme moderne. »
Là où Michel Foucault voyait dans le problème philosophique de l'identité personnelle et dans la hantise "individuelle" d' "être soi" une illusion qui naît du rapport "originaire" de l'homme à l'être, la sociologie découvre la racine de l'illusion dans la dissociation des rapports sociaux, d'où naît une nouvelle forme d'individualisme, caractérisé par le "vide" de la personnalité.
Comment comprendre ce processus de « dépersonnalisation- personnalisation » que la sociologie a mis en lumière comme une sorte de fatalité de l’évolution du système, voire de l’histoire humaine ?
Il faut ici faire appel à l’analyse de Marx:
L’aliénation”est le processus historique par lequel les conditions d'existence des hommes sont devenues indépendantes de leur volonté consciente.
-
La division du travail et la division de la société en classes.
Cette division au sein des rapports des hommes entre eux (qui dans les sociétés primitives constituent leur vie commune, collective), c'est la division du travail, qui transforme les puissances personnelles des individus (s'exprimant dans les rapports collectifs) en puissances objectives, c'est-à-dire en rapports indépendants des individus qui s'imposent à eux comme leurs conditions d'existence : la division du travail entre les individus rend indépendantes de chacun les conditions sociales de son existence.
“ Dès l'instant, écrit Marx, où le travail commence à être réparti, chacun a une sphère d'activité déterminée qui lui est imposée et dont il ne peut sortir ; il est pêcheur, chasseur, berger etc ... et il doit le demeurer, s'il ne veut pas perdre ses moyens d'existence. ”
Avec l'essor des échanges, cette première division du travail comprend le ferment de la contradiction, élargissant les capacités à l'échelle de la société tout en renfermant chaque individu dans les bornes de sa spécialité.
Redoublant les effets de la division du travail, la division en classes sociales où des individus imposent à d'autres -à une autre classe d'individus- un "sur-travail", destiné non pas à satisfaire les besoins sociaux mais à créer une "sur-richesse", fige les rapports des individus entre eux, en puissances étrangères, qui dominent les individus, les rivent à leurs conditions d'existence, les condamnent à la reproduction simple de leur vie.
La division de la société en classes (qui naît avec l'appropriation des moyens de production) ne fait que renforcer, “ réifier ” cette indépendance des rapports sociaux à l'égard des individus.
Dès lors ce qui est perçu et compris par les hommes comme « réalité sociale» n’est rien d’autre que la réification de leurs rapports.
“ C'est le même phénomène que la subordination des individus isolés à la division du travail. La classe devient à son tour indépendante à l'égard des individus, de sorte que ces derniers trouvent leurs conditions de vie établies d'avance, reçoivent de leur classe, toute tracée, leur position dans la vie et du même coup leur développement personnel ; ils sont subordonnés à leur classe”.
C'est la division -qui s'établit entre les individus dans leur activité productive - renforcée et figée par la division en classes, qui détermine à la fois l'étendue de leurs capacités et le champ de leurs besoins, c'est-à-dire la forme historique de leur individualité. A l'intérieur de chaque formation historique donnée, se constituent des formes particulières d'individualité liées à l'appartenance à telle ou telle classe sociale.
« Il découle de tout le développement historique jusqu'à nos jours, écrit Marx, que les rapports collectifs dans lesquels entrent les individus d'une classe et qui étaient toujours conditionnés par leurs intérêts communs envers un tiers, fut toujours une communauté qui englobait les individus en tant qu'individus moyens dans la mesure où ils vivaient dans les conditions d'existence de leur classe ; c'était donc là, en somme, des rapports auxquels ils participaient non en tant qu'individus, mais en tant que membres d'une classe. »
« Dès ce moment, écrit Marx, la personnalité (des individus) est conditionnée par des rapports de classe déterminés. »
L’individualisation des hommes, qui est le secret de leur histoire et de l’humanisation de l’espèce, prend la forme d’une individuation qui « réifie » l’individualité en la chosifiant sous la forme d’une identité.
Mais Marx va plus loin dans l’analyse :
Dans la mesure où « les conditions de leur existence sont subordonnées à une branche quelconque du travail ( à laquelle ils sont liés leur vie durant), les conditions dans lesquelles les individus entrent en relations entre eux sont des conditions inhérentes à leur individualité, des conditions qui ne leur sont nullement extérieures, et qui seules permettent à des individus déterminés, et existant dans des conditions déterminées, de produire leur vie matérielle et tout ce qui en découle ; ce sont des conditions de la manifestation d'eux-mêmes, qui leur apparaissent comme produites par cette manifestation.
« Les conditions déterminées, dans lesquelles les individus produisent (leur vie matérielle) correspondent à la limitation effective, à leur existence bornée ». sans qu’ils en aient conscience », de sorte que le contenu de leur existence ( leurs sentiments, leurs idées, leurs actes) leur apparaissent comme manifestation de soi.
« La différence entre la vie de chaque individu dans la mesure où elle est personnelle et la vie dans la mesure où elle est subordonnée à une branche quelconque du travail et aux conditions qui en font partie, n'apparaît pas à la conscience. »
Par une véritable inversion, leur individualité, déterminée par leur appartenance sociale, leur apparaît sous la forme d’un être, dont l’identité est indépendante des rapports sociaux qui constituent le contenu limité, « borné » de leur existence.
Telle est la base de l’illusion de la personnalité.
Ce qui est appréhendé par les individus comme leur personnalité n’est rien d’autre que l’individualité figée, réifiée par les rapports sociaux.
L’« identité » que les individus découvrent lorsqu’ils prennent conscience d’eux-mêmes n’est pas, comme le voudrait Baudrillard, un mythe : -celui de la personne, ni, comme le voudrait le philosophe, une illusion de la conscience par quoi l’individu se dissimulerait ce qui est la situation « originaire » de l’homme : le fait d’être séparé de l’être, non seulement des choses, mais, primordialement, de lui-même.
C’est la forme sous laquelle les individus prennent conscience de la réification de leur individualité, figée par les rapports sociaux.
Qu’advient-il de cette illusion au cours du développement historique ?
Ne faut-il pas que cette illusion par laquelle la personnalité revêt la forme psychologique de l’identité, soit mise en cause, pour que l’on assiste à cette fièvre de personnalisation – à cette tentative générale d’élaboration d’une « personnalité de synthèse », où les sociologues voient la marque distinctive de l’époque moderne aux prises avec un processus fatal de dépersonnalisation ?
C'est dans l'Idéologie Allemande que Marx analyse le lien entre le développement historique et une nouvelle prise de conscience par les hommes de leur individualité qu’ils revendiquent comme une vie personnelle indépendante de leurs conditions d'existence :
Réfléchissant au milieu du XIX°siècle sur « la situation des classes laborieuses », victimes de l’exploitation sans frein d’un capitalisme conquérant, Marx analyse ensuite comment cette prise de conscience ne peut avoir lieu qu'avec l'apparition et le développement du prolétariat, lorsque les individus ne peuvent exister en tant que tels qu'en mettant en cause leurs conditions d'existence en tant que membres d'une classe.
C'est au prolétaire seul que « peut apparaître l'opposition entre sa personnalité et les conditions de vie qui lui sont imposées, et cela d'autant plus que sa personnalité a été sacrifiée dès sa prime jeunesse et qu'il n'aura jamais la chance d'arriver à l'intérieur de sa classe aux conditions qui le feraient passer dans une autre classe.»
C'est pourquoi "les prolétaires, s'ils veulent se mettre en valeur en tant que personne, doivent abolir leur propre condition d'existence.. "
« Chez les prolétaires, précise encore Marx, les conditions de leur vie propre, le travail, et, de ce fait, toutes les conditions d'existence sont devenues pour eux contingentes. >>
Parce qu'ils ne peuvent changer, en aucune façon, leurs conditions de vie à l'intérieur de leur propre classe, c'est leur existence en tant que classe, que les prolétaires doivent mettre en cause. Au plan historique, le prolétariat ne peut vouloir changer ses conditions d'existence en tant que classe sans mettre en cause l'existence de la bourgeoisie dont elle est le produit, et ouvrir du même coup la possibilité et la perspective d'une Société sans classes. Pour les prolétaires, « abolir leurs propres conditions d'existence, c'est en même temps abolir celle de toute la Société. »
Autrement dit, ce sont les conditions mêmes d'existence de la classe ouvrière interdisant à l'individu (au prolétaire) toute affirmation de sa personnalité et tout développement de son individualité, qui font apparaître que ces conditions de vie sont celles d'une classe sociale, produit de l'évolution historique, dont l'existence -par là-même transitoire-, peut et doit être mise en cause. Pour le prolétaire, l'idée ou le sentiment de la contingence des conditions d'existence est la prise de conscience du caractère historique et donc transitoire de son existence en tant que membre d'une classe sociale ; "l'idée" de la contingence est le constat d'une réalité où se trouvent inscrites la possibilité réelle et l'exigence concrète de changer cette réalité que constituent ces "conditions d'existence". L'appréhension par un ouvrier de son existence n'a rien d'ambigu : Parce que son travail est aliéné, que sa vie se confond avec son travail, l'aliénation de son existence est d'emblée clairement pour lui une aliénation économique. Le sentiment de la contingence se traduit naturellement par la revendication de conditions d'existence "plus humaines", et elle aboutit, sur la base de l'expérience des luttes sociales, à la prise de conscience "révolutionnaire" : la nécessité de mettre en cause l'existence même de la classe sociale qui détermine ces conditions d'existence.
L’analyse de Marx est décisive pour comprendre comment naît un siècle plus tard, à la suite des mutations économiques et sociales que nous avons décrites, la nouvelle forme de conscience que les hommes de ce temps, à partir des générations de 1960, prennent de leur individualité.
Nous avons montré comment la transformation de couches sociales de plus en plus nombreuses en une classe salariée crée l’illusion de l’uniformisation des conditions de vie, de la disparition progressive des inégalités et de l’abolition des barrières sociales
Pour tous les individus vivant cette période historique, c'est la fin d'une certaine forme de conscience : celle dans laquelle les conditions sociales d'existence apparaissent comme inhérentes à l'individualité.
Pour la première fois s'impose à la conscience commune -à tous les individus- cette nouvelle forme de conscience où se différencient en chacun l'individu "personnel" et l'individu en tant qu’il appartient à telle ou telle « couche » sociale (car on ne peut plus parler véritablement de classe).
L'individualité sociale, -l'appartenance de l'individu à telle ou telle condition (classe sociale)- ne se confond plus avec la "personne", avec la conscience de l'identité personnelle. Par rapport à la conscience que l'on prend de "soi-même", les conditions sociales d'existence sont "contingentes" : elles "pourraient" être "autres" sans que je cesse d'être moi-même. C'est la fin de ce sentiment (de cette conscience de soi) par lequel l'individualité sociale (le fait d'être ce bourgeois, ce patron, propriétaire exploitant ou manager, commerçant, artisan ou propriétaire agricole) apparaissait comme constitutive de l'identité personnelle pour ainsi dire "essentielle" à la personne.
En un mot l’illusion de la mobilité sociale ( qui a pris la place du mythe de l’ascension sociale) met en cause la réification de l’individualité personnelle sous la forme d’une identité sociale.
C’est cette mutation de la conscience que les sociologues désignent comme une réelle dépersonnalisation. De fait, ce n’est pas, comme le voudrait Baudrillard, le temps de la simulation par les signes, ni, non plus, comme le veut Lipovetski, l’ère du vide C’est la fin d’une certaine forme historique d’individualité, mise en cause par une mutation des rapports sociaux.
Cette forme de réification de l’individualité, née avec la division de la société en classes, où l’individu trouve son identité au travers de son appartenance sociale, devient caduque à partir du moment où le capitalisme réussit, sous la contrainte de son développement, à transformer la majorité de la population en une classe salariée hétérogène et sans frontière.
La première conséquence de cette mutation, c’est la naissance au cœur des individus d’un immense besoin de personnalisation, d’une profonde aspiration à être soi, que le capitalisme, plus que jamais, est incapable de satisfaire, à cette étape de son évolution où il doit, pour échapper à la crise, étendre le champ et la productivité de l ‘exploitation.
Aussi n’est-il pour le système d’autre solution pour répondre à cette aspiration de masse que de créer une nouvelle illusion : Là où la chosification de l’individu à travers l’identité de l ‘appartenance sociale s’effondre, c’est au travers des choses que se reconstitue un statut de l’individualité : une personnalité fictive.
« Toute personne se qualifie par ses objets. »
Comme l’illustre Georges Perec dans « Les choses », et comme l’écrit Baudrillard en commentant ce récit : « Loin de symboliser une relation, ces objets extérieurs à elle dans leur continuelle « référence », décrivent le vide de la relation, lisible partout dans l’inexistence l’un à l’autre des deux partenaires. Jérôme et Sylvie n’existent pas en tant que couple : leur seule réalité, c’est « Jérôme-et-Sylvie », pure complicité transparaissant dans le système d’objets qui la signifie. Ne disons pas non plus que les objets se substituent mécaniquement à la relation absente et comblent un vide, non : ils décrivent ce vide, le lieu de la relation, dans un mouvement qui est tout ensemble une façon de ne pas la vivre, mais de la désigner quand même toujours (sauf dans les cas de régression totale) à une possibilité de vivre. La relation ne s’enlise pas dans la positivité absolue des objets, elle s’articule sur les objets comme sur autant de points matériels d’une chaîne de signification – simplement cette configuration significative des objets est la plupart du temps pauvre, schématique, close, il ne s’y ressasse que l’idée d’une relation qui n’est pas donnée à vivre. Divan de cuir, électrophone, bibelots, cendriers de jade : c’est l’idée de la relation qui se signifie dans ces objets, « se consomme » en eux, et donc s’y abolit en tant que relation vécue. »
Baudrillard précise en faisant référence à l’analyse marxiste de la marchandise : « Nous rejoignons ici dans son aboutissement la logique formelle de la marchandise analysée par Marx : de même que les besoins, les sentiments, la culture, le savoir, toutes les forces propres de l’homme sont intégrées comme marchandise dans l’ordre de production, se matérialisent en forces productives pour être vendues, aujourd’hui tous les désirs, les projets, les exigences, toutes les passions et toutes les relations s’abstraient (ou se matérialisent) en signes et en objets pour être achetées et consommées ».
Ce « vide » de la personne n’est pas comblé par les objets parce qu’il ne s’agit pas d’une « réelle » dépersonnalisation mais de l’effondrement d’une forme de « réification » de la personne : Les choses, plus que jamais étrangères aux individus sous leur forme de marchandises (développée par la société de consommation jusqu’à occulter totalement la sphère de la production), ne peuvent remplacer la chosification de l’individualité par les rapports sociaux, qui, au cours de toute une évolution historique, a masqué aux hommes la nécessité de changer les rapports sociaux pour ouvrir le champ d’un réel développement de l’individualité.
C’est pourquoi cette mutation de la conscience qui crée le vide de la personne éveille un formidable besoin de personnalisation.
Le « vide » de la relation entre les individus ne peut être comblé par « des signes de reconnaissance » parce qu’il ne s’agit pas de la perte d’un « statut », mais d’une mutation sociale mettant en cause les rapports de classe, qui, au cours de l’évolution historique, ont toujours masqué l’absence des rapports humains qui constituent l’essence même de l’individualité, la condition de son enrichissement.
La socialisation de la production à travers l’extension de la classe salariée fait naître l’exigence de nouveaux rapports humains.
C’est pourquoi cette mutation sociale s’accompagne d’un formidable besoin de « relations humaines ».
L’aspiration à être soi, le besoin de développement de l’individualité à travers le changement des rapports entre les hommes est contredite par la réalité incontournable du système qui repose tout entier sur l’aliénation du travail, c’est à dire de l’activité objective des hommes. N’est-ce pas dans le travail, là où l’individu est en présence des forces productives et des rapports sociaux développés, des moyens immenses créés au cours de l’histoire humaine, que se situe la possibilité pour lui de développer ses capacités, d’enrichir son individualité en s’appropriant le patrimoine qui est l’essence réelle de l’humanité ?
L’observation des biographies montre très clairement que lorsque se modifie notamment ce qu’un homme sait faire, son emploi du temps et sa personnalité en sont affectés jusqu’en leur fond.
L’aliénation du travail, asservi et privé par le système de toute finalité, transforme cette activité objective en une activité abstraite où, significativement, le travail n’est plus qu’un moyen de vivre.
Si les capacités sont les potentialités -innées ou acquises- d’effectuer quelque acte que ce soit, si l’activité concrète a pour but de développer ou de spécifier ces capacités, le développement des capacités (et donc de l’emploi du temps et de la personnalité) qui sont une détermination interne se heurte à une détermination extérieure : « les rapports sociaux existants imposent du dehors un emploi du temps ou en tout cas une logique objective de l’emploi du temps contre quoi la volonté individuelle est par elle-même totalement impuissante ».
L’activité de travail se présente d’emblée comme une activité aliénée soumise à la nécessité extérieure, plus ou moins étrangère aux aspirations de la personnalité concrète.
Dès lors, la personnalité concrète se présentecomme un ensemble d’activités personnelles ou interpersonnelles, non aliénées, se déployant comme manifestation de soi. Elle est coupée du travail social et subordonnée à ses produits, c’est-à-dire à la personnalité abstraite qui la cerne, l’écrase, la désagrège.
La scission est instaurée entre la personnalité concrète, constituée par l’ensemble des activités personnelles directes, notamment consommatrices, et la personnalité abstraite constituée par l’ensemble des activités sociales productives aliénées.
Dès ce moment le développement de la personnalité est soumis à une détermination contradictoire qui se révèle dans l’emploi du temps de chacun, qui est à la fois manifestation de soi et soumission aux contraintes extérieures.
L’ultime conséquence du processus historique que nous analysons à travers la société de consommation, c’est la dichotomie de la vie et de l’individualité humaines.
- la vie de travail, qui paraît bien être le terrain où l'individu peut exercer ses capacités, faire la preuve de ses compétences et dans laquelle d'une certaine façon, il devrait pouvoir s'exprimer, se réaliser et progresser ne lui apparaît pas comme "sa vie : sa vie "vraie" : elle devient une vie "abstraite", dans la mesure où précisément elle a pour fonction de lui apporter "les moyens de vivre" : une autre vie. Laquelle ?
- l'autre part de sa vie, sa vie hors du travail, que l'individu considère comme sa vie personnelle, reste une vie "privée" qui, loin d'être le champ du développement de sa personnalité devient une "diversion" à sa vie de travail, une vie subalterne, où les activités sont distractives ou compensatrices, loin d'être enrichissantes et créatrices ...
Or ces deux formes de vie sont une seule et même vie, de sorte que la contradiction se trouve au coeur même de l'existence de l'individu : Il vit cette contradiction comme un antagonisme, comme une lutte intérieure : La vie de travail se trouve vidée de son "contenu" concret parce qu'elle apparaît comme un moyen de gagner
cette autre vie qu'est la vie "personnelle". Mais dans le même temps, cette vie personnelle est vidée de tout contenu concret parce qu'elle n'est que diversion à la vie de travail.
Il faut aller plus loin : Cette double vie : cette vie coupée en deux, c’est celle d’un « même » homme ; Mais est-il « le même » dans l’une et l’autre vie, dans sa vie privée et sa vie professionnelle ? Ce patron ou cet employé est-il le même que ce père de famille ou cet amant ? Tout se passe comme s’il ne pouvait être l’un des deux sans que l’autre ( cette autre part de lui-même) ne devienne un étranger.
Les deux hommes qui habitent en chaque individu sont chacun l’aliénation de l’autre. Ce n’est pas seulement la vie qui est coupée en deux : C’est l’individu qui est « dichotomisé ».
La dichotomie de l’individu est le secret des phantasmes : Les besoins, les aspirations, les promesses nés des mutations historiques, qui exigent une transformation de la vie réelle, ne peuvent se réaliser que sur le mode de l’imaginaire comme autant de phantasmes qui hantent la vie privée où s’est réfugiée la « manifestation de soi » ( selon l’expression de Marx), c’est à dire l’exigence, spécifiquement humaine, de développement de l’individualité « hors de soi » à travers les rapports sociaux.
Le système, qui interdit le changement des rapports sociaux, renforçant les barrières, étendant le champ de son exploitation pour accroître ses ressources, satisfait les besoins de masse en créant le marché des phantasmes, le commerce des satisfactions imaginaires.
Nous ne nous intéresserons pas ici au développement de ce marché qui, dans les décennies suivantes, va devenir dans les pays très développés la part principale de l’activité économique : ce sera l’irruption massive du capital privé, en particulier sous sa forme financière, dans la sphère immense des services non marchands , ceux notamment où sont en jeu les plus vitales et les plus hautes capacités humaines : santé, formation, recherche, information, activités physiques et sportives, loisirs et vacances, sans oublier des secteurs dont la dénomination même n’est pas étrangère à cette prise en main : la culture, la communication.
Le passage de ces services sous la coupe du capital, qui est le fait nouveau fondamental de la fin du XX°siècle, représentera le paroxysme de l’aliénation, puisque ces activités de services sont celles dont l’effet utile ne se concrétise pas dans des choses mais affecte directement l’être humain qui voit ses besoins, ses capacités et ses activités transformées en marchandises, soumises aux critères de rentabilité et concourant, plus qu’aucune autre, à la mise en valeur du capital.
Avec l’avènement de la société de consommation, il nous est donné d’assister à la genèse des phantasmes qui se développent à partir des mutations réelles, en même temps qu’à la naissance de ce marché qui prend en mains l’exploitation de la sphère privée.
IV Mutations réelles et phantasmes
A. Le corps
1. Statut social et mutations réelles
Le corps, parce qu’il est inséparable de la personne, de la conscience que l’individu prend de soi, est l’objet de bien des fantasmes, que décrit Baudrillard : le fantasme de la beauté, le fantasme de la forme et de la santé, de l'érotisme, de l’érotisme et du sexe.
a) le statut social du corps
Il faut d’abord observer que le corps a un statut social : l'image que l'on a de son corps et celle qu’on voudrait promouvoir dépend de la société dans laquelle on vit et du milieu social auquel on appartient.
Voici un aperçu rétrospectif :
Au 19ème siècle et jusqu'au premier tiers du 20ème siècle, pour les travailleurs, le corps n’est qu’un serviteur robuste, endurant, fidèle, alors, pour la bourgeoisie, l'apparence physique compte davantage. Mais on ne montre pas son corps, on l'habille avec beaucoup de vêtements (chapeaux, gants etc) qui sont les signes d’une appartenance sociale. La distinction d'une bourgeoise tient à ses chapeaux, ses gants etc. ; pour les hommes, ce sont les manchettes et les cols cassés qui sont des signes de distinction.
Le statut social du corps est renforcé par l'idéologie chrétienne, qui, distinguant l'esprit et la chair, fait apparaître le corps comme un objet de soupçon, voire de réprobation. « La première fois que les scouts de France sont sortis avec leur short en montrant leurs jambes, cela a fait un véritable scandale. »
L'hygiène du corps est déterminée par les conditions sociales. Dans les ménages populaires où il n'y a qu'une seule pièce, le problème de l'hygiène corporelle est extrêmement difficile, et on ne se lave peu. Dans la bourgeoisie, le cabinet de toilette est attenant à la chambre, et l’on voit, sous l’influence britannique, l'apparition du bidet. Il n'empêche qu'on ne fait la « grande toilette » qu’une fois par semaine ou une fois par mois suivant le milieu social.
Lors de la création des H.L.M., on s'est bien moqué des ouvriers qui mettaient le charbon ou élevaient les lapins dans la baignoire.
b) Evolution du statut du corps :
Avant la guerre de 1940, le premier changement social est l'apparition des bains douches, novation par laquelle on distingue les communes progressives.
En 1936, le sport populaire apparaît grâce à la semaine des 40 heures et aux 15 jours des congés payés.
Ces changements entraînent peu de modification dans les classes populaires au niveau du statut du corps et même au niveau de l'hygiène parce que les conditions sociales ne sont pas réalisées pour que le corps change vraiment au niveau du statut. C'est dans la bourgeoisie essentiellement, que l'évolution se produit à partir de 1930. Elle consiste en particulier dans la modification des rapports entre le corps et le vêtement. La véritable révolution pour les femmes est le moment où elles abandonnent les gaines et les corsets pour les remplacer par des culottes et des soutiens-gorge. C'est le début d'une évolution : l'apparence physique est donnée non plus par le vêtement qui dissimule le corps mais par le corps lui-même : le scandale de la mode à partir de 1930, c'est que le vêtement montre le corps au lieu de le dissimuler.
Cette même période est celle où l'hygiène progresse, notamment l'hygiène alimentaire : les femmes commencent à manger des viandes grillées et des légumes ; elles s’imposent une gymnastique quotidienne. 1937est la date de la création du journal Marie-Claire. C'est aussi l'apparition de l'ambre solaire.
Cette évolution s'accélère à partir des années 1950, en particulier avec l’avènement de la société de consommation. En 1951, 25 % des femmes ne se lavent jamais les dents, 30 % des femmes font leurs toilettes complètes tous les mois seulement. En 1959, huit ans plus tard : les femmes, comme les hommes passent une heure par jour, en moyenne, à faire leur toilette. La culture physique se développe à partir de 1960. De 1970 à 1980, la diététique évolue, et, dans cette période de 10 années, les femmes perdront 1kg en moyenne.
Le moment décisif est celui qui se produit lorsqu'on peut montrer son corps sur les plages : on a parlé entre 1956 et 1962, de « la période du corps estival ».Le corps revêt un statut social particulier pendant l'été.
En 1956, quatre français sur dix partent en vacances. C’est une explosion du camping : en 1956 : 1 000 000 de personnes, en 1959 : 3 000 000 de personnes, en 1961: 7 000 000 de personnes, en 1962 : 5 000 000 de personnes.
c) La mutation
A partir de 1970, le développement du sport individuel est un signe de la société de consommation. Quelques chiffres pour le tennis : en 1950 : 50 000 licenciés, en 1968 : 135 000 , en 1981 : 993 000.
C'est vraiment à ce moment-là que l'entretien du corps change de statut : le devoir envers le corps n'est pas seulement un devoir d'hygiène, c'est une façon d'épouser son temps ; le corps devient signe de distinction sociale. Cette modification du statut du corps est une révolution : l'on porte intérêt au corps non seulement pour lui-même mais comme un signe, un symbole de bien-être et plus encore, comme porteur de toutes les valeurs individuelles. L'idéal, c'est de se sentir « bien dans sa peau ». Le corps, c'est le moyen d'être soi-même.
L'évolution de la danse traduit bien les mutations du statut du corps.
« Assurément la danse implique toujours des partenaires et la sensualité y est toujours présente de façon plus ou moins discrète. Mais les danses du début du siècle la valse, le quadrille constituaient des rites sociaux complexes. Danser, c'était exposer la maîtrise de ces codes. ». Après la guerre de 1914, la danse lie des couples et les moralistes dénoncent la lascivité du tango. Après la seconde guerre mondiale, le jazz qui, avec le charleston, n'avaient jusque là touchés que des minorités, soutient de ses rythmes des danses populaires boogie-woogie, be-bop etc. Mais ce sont toujours des couples qui dansent, s'écartent, se rapprochent, s'écartent encore. Le plaisir d'éprouver sa propre force, sa souplesse au gré des pas, son accord avec un rythme, accompagne celui plus sensuel du partenaire que les slows donnent l'occasion d'étreindre sans les règles des figures et de pas du tango. Avec le jerk et le disco, voici que l'on danse seul, éventuellement sans partenaire.
Au rite social qu'était la danse, à succéder un rite du couple puis un rite du corps individuel. La maîtrise des usages, l'accord avec un partenaire, la célébration du corps, la danse a connu trois âges successifs.
Avec le développement de la société de la société de consommation, le corps est devenu la médiation par lequel l'individu se sent être lui-même. On parle du « corps épanoui » pour signifier que notre époque est celle de la libération du corps, physique, sexuelle etc. S'agit-il de cela ?
Il s'agit de tout le contraire. Après plusieurs siècles de civilisation chrétienne, que signifie cette réappropriation du corps ?
Pour nous le faire bien comprendre, Jean Baudrillard cite une phrase du magasine"Elle" :
« Le secret de B.B., c'est qu'elle habite réellement son corps, elle est comme un petit animal qui remplit exactement sa robe ».
Voici le commentaire de Baudrillard :
Cette publicité signifie que la peau, exactement comme la résidence secondaire, comme n'importe quel signe de distinction, devient le vêtement de prestige. On se réapproprie le corps selon une logique spécifique, une logique spectaculaire. On se le réapproprie, non pas personnellement, mais pour le constituer, pour le présenter vers l'extérieur. On gère son corps, on l'aménage, on le manipule comme un des multiples signifiants du statut social. Il est récupéré comme instrument de jouissance, comme exposant de prestige, il est l'objet d'un véritable travail d'investissement.
D’emblée, nous voyons qu'il ne s'agit pas de libération du corps, mais d'une aliénation profonde puisque le corps devient un signe, un fétiche.
2) Les phantasmes
a) Le fantasme de la beauté et le narcissisme
Le plaisir de la salle de bains : satisfaction narcissique. On voit son corps nu, sans vêtement, sans maquillage.
Baudrillard s’interroge : - Quelle beauté recherche la femme et l'homme dans cette nouvelle période ?
La beauté recherchée n'est pas, comme elle l'était en Grèce, une représentation du beau en général ; mais elle n'a pas non plus, comme on pourrait le penser, de rapport avec les valeurs réelles et concrètes du corps : les valeurs énergétique (le sport), gestuelle (la danse), ou sexuelle. Ce n'est pas du tout une reconnaissance du corps avec tout son contenu concret, avec toute sa valeur humaine. L'homme, comme on dit aujourd'hui, s'éclate : Il s'éclate dans le sport, dans la danse, dans le sexe. La beauté pourrait être liée à cela, à cette manifestation intempestive de l’individualité qui n’a pas les moyens de s’investir ailleurs.
Mais, en réalité, la beauté que l’on recherche et que l’on soigne, est véritablement un impératif social : elle est un véritable faire valoir du corps. Baudrillard explique que la beauté que l'on recherche est celle que poursuit l'esthétique industrielle ou la beauté est inséparable de la fonctionnalité. Il va jusqu'à écrire : « l'esthéticienne est l'homologue du "designer" ».
On peut se référer à la forme physique, à la ligne ou au modèle qui est le mannequin.
Prenons le seul exemple de la minceur.
La beauté impérative que Baudrillard identifie à la beauté fonctionnelle d'un objet créé par un "designer", est indissociable de la minceur. Le type, c'est effectivement le profil des modèles et des mannequins. Ce profil, exalté par la mode, c'est précisément la négation de la chair. Comme d’autres fantasmes liés à l’hygiène du corps, tels que les fantasmes de stérilité, d’asepsie, de prophylaxie, de promiscuité, ce qu'on cherche à conjurer, c'est le corps organique, le corps réel, le corps physiologique, toutes les fonctions d'excrétion, de sécrétion du corps. On vise à une définition du corps asexué, lisse, pur.
Jean Baudrillard écrit :
« Beaucoup plus que dans l'hygiène, c'est dans l'ascétisme des régimes alimentaires que se lie la pulsion libérée qui concerne le corps. Les sociétés anciennes avaient leurs pratiques rituelles de jeûne, pratiques collectives, liées à la célébration des fêtes, avant ou après, jeûne d'avant la communion, jeûne de l'avant carême après le mardi gras…Elles avaient pour fonction de drainer, de résorber dans l'observance collective toute cette pulsion diffuse envers le corps. Or, ces institutions diverses de jeûne et de mortification sont tombées en désuétude comme autant d'archaïsme. Notre société de consommation ne supporte évidement plus, elle exclut même toute norme restrictive.
Mais libérant le corps dans toutes ces virtualités de satisfaction, la société a cru libérer un rapport harmonieux préexistant naturellement chez l'homme entre lui et son corps. Il y a là une erreur fantastique : En même temps qu'il y a une sollicitude pour le corps au travers de la recherche de la beauté fonctionnelle, il y a une inquiétude, une obsession, une sollicitude négative pour le corps, qui doit être lui-même protégé, libéré de tout ce qu'il comporte d'organique ( sécrétion, d'excrétion etc.) »
On peut donc dire que de l'hygiène au maquillage, en passant par le bronzage, le sport et les multiples libérations de la mode, la redécouverte du corps passe par les objets.
2) Le fantasme de l’érotisme :
De même que la beauté est un faire valoir du corps présenté comme un signe de distinction, comme un modèle,-le modèle du mannequin -, de la même façon, l'érotisme est un faire valoir sexuel.
Le milieu érotique dans lequel nous vivons n'a rien à voir avec la libération des instincts, telle que l’entend la psychanalyse, prenant ses racines dans l’enfance et refoulée par l’instance sociale, qui se satisfont imaginairement par des phantasmes, ni avec une libération sexuelle qui serait l’expression d’une relation nouvelle dans le couple, qui témoignerait d’un nouveau rapport de l’homme et la femme.
Ni triomphe des instincts, ni victoire de l’amour, qu'est-ce que l'érotisme qui nous entoure ? - C'est tout à fait le contraire.
La chaleur de la femme dans l'érotisme n’est pas celle de l’animal (« la chaleur de la chienne ») : c’est une chaleur d'ambiance, comme l'ambiance d'un mobilier moderne. La sexualité est chaude et froide comme les jeux des couleurs d'un intérieur fonctionnel.
Toute la distance qu'il y a entre cet érotisme illusoire, cet érotisme imaginaire de la société de consommation et les fantasmes réels est celle qui sépare le fantasme comme signe et le fantasme comme l'expression d'une pulsion sexuelle.
Baudrillard donne quelques exemples relevés dans la publicité pour montrer comment la réalité concrète du phantasme sexuel est complètement asexuée, apurée par l'image publicitaire.
- 1er exemple: La publicité du champagne Henriot.
« Une bouteille est une rose. La rose rougit, s'entrouvre, avance vers l'écran, grossit devient tumescente. Le bruit amplifie d'un cœur qui bat, remplit la salle, s'accélère se fait fiévreux, fou. Le bouchon commence à sortir du goulot de la bouteille, lentement, inexorablement, il grandit, s'approche de la caméra, ses entraves de fil cèdent, le cœur tape, tape, la rose gonfle, gonfle encore le bouchon. Ah ! et soudain le cœur s'arrête, le bouchon saute, la mousse de champagne coule en petites pulsations le long du goulot, la rose pâlit et se referme, la tension redescend. »
Voilà une publicité qui est complètement transparente, mais cela n'a rien d'érotique. L'érotisme vrai est totalement conjuré par l’image
- 2ème exemple : Publicité des lames Gillette.
L’image est celle de deux lèvres veloutées de femme, encadrées d'une lame de rasoir. Que représente cette publicité ? Personne ne le sait à moins de rechercher ici ce qu'on appelle en psychanalyse le contenu latent, qui reste complètement caché ; c'est un fantasme qui est bien connu des psychanalystes : celui de la castration de l'homme par le vagin de la femme.
Ce fantasme est complètement vidé de son sens réel. Comme l'écrit Jean Baudrillard, « s'il n'était pas vidé de son sens réel, cela serait complètement insoutenable ».
Aujourd'hui, ce n'est plus d'une sexualité dans ce sens qu'il s'agit, mais de son spectre « qui resurgit sur le déclin d'une société en signe de mort ».
La décadence d’une classe ou d'une société, s’achève toujours, explique Baudrillard, par une dispersion individuelle de ses membres et par une véritable contagion de la sexualité comme mobile individuel, et comme ambiance sociale, tel la fin de l'ancien régime.
Il écrit :
« Il semble que dans une collectivité gravement dissociée parce qu'elle est coupée de son passé et sans imagination sur l'avenir, renaît un monde presque pur des pulsions mêlant dans la même insatisfaction fiévreuse les déterminations immédiates du profit et celle du sexe. L'ébranlement des rapports sociaux, cette collusion précaire et cette concurrence acharnée qui font l'ambiance du monde économique se répercutent sur les nerfs et sur les sens et la sexualité se sent être un facteur de cohésion et d'exaltation commune, devient une frénésie individuelle de profit. Elle isole chacun en l'obsédant. Et très caractéristique, en s'exacerbant, elle devient anxieuse d'elle-même, ce n'est plus la honte ou la pudeur ou la culpabilité qui pèsent sur elle, marque des siècles de puritanisme. Celle-ci disparaît peu à peu avec les normes et les interdits officiels. C'est l'instance individuelle de la répression, la censure intériorisée qui sanctionne cette libération sexuelle ; la censure n'est plus instituée religieusement, moralement et juridiquement, en opposition formelle avec la sexualité, elle plonge désormais dans l'inconscient individuel et s'alimente au même source que la sexualité. Toutes les gratifications sexuelles qui nous environnent portent en elle leur propre censure continuelle. La censure est devenue dans notre civilisation une fonction de la quotidienneté. »
La publicité et les images télévisées, mettant en scène un érotisme aseptisé, sont l’expression de la censure, qui, selon Baudrillard, évite, après la faillite de la religion et de la morale, toute explosion sociale.
Partout où il est question, dans les médias, autour de nous, de l'explosion sexuelle, de l'escalade de l’érotisme, en réalité cette affiche sexuelle est une sorte de gigantesque alibi pour masquer les problèmes sexuels issus des contradictions de la société en les officialisant systématiquement.
Voici le texte de Baudrillard :
« Nous implanterons une débauche inouïe, disait Rimbaud, en. 1871….. Mais l'escalade de l'érotisme, la libération sexuelle n'ont rien à voir avec ce que Rimbaud appelait le dérèglement de tous les sens. Le dérèglement orchestré et l'angoisse sourde loin de changer la vie, comme disait Rimbaud, composent tout juste une ambiance collective,. où la sexualité devient en fait une affaire privée, c'est-à-dire férocement consciente d'elle-même, narcissique et ennuyée d'elle-même. Elle couronne dans les mœurs l'idéologie d'un système dont elle est un rouage politique.
Au-delà des publicitaires qui jouent "la sexualité pour mieux faire vendre", il y a l'ordre social existant qui joue la libération sexuelle, même s'il la condamne moralement contre la dialectique menaçante de la totalité. »
3) Le fantasme de la santé : l'intégrité du corps
Il faut dire non pas la santé mais le culte de la santé. Il faut dire non pas seulement le culte de la santé mais le culte de la forme.
Qu'est ce que la forme ?
- La forme, fonction générale d'équilibre du corps, devient une exigence fonctionnelle de statut. La santé est moins aujourd'hui un impératif lié à la vie et à la survie qu'un impératif social lié au statut. C'est un faire valoir. Ainsi s’explique la demande virtuellement illimitée des services médicaux, chirurgicaux, pharmaceutiques. « Dans la consommation médicale, on assiste à une inflation de la demande de santé, et cette pratique médicale se change en pratique du médecin lui-même. Le médecin n'a plus de valeur spécifique, il est substituable à n'importe quel autre processus de régression partielle : l'alcool, le shopping, la collection etc. Les consommateurs collectionnent les médicaments et les médecins. Consommation rituelle, sacrificielle plus que médication, demande compulsive de médicaments dans les classes inférieures, demande de médecin dans les classes aisées. Le médecin est en quelque sorte le psychanalyste du corps pour les classes aisées, et le dispensateur de biens sous forme de médicaments pour les classes inférieures. Médecins et médicaments ont beaucoup plus de valeur culturelle qu'une valeur thérapeutique ; ils sont consommés comme valeur virtuelle. »
On peut ainsi comprendre la « vogue » des maladies « psychosomatiques » : Parce que le corps est devenu un objet de prestige social, un objet de sollicitude, n'importe quelle déception de prestige, n'importe quel revers social, psychologique, est immédiatement somatisé.
Le système est pris à son propre piège : le phantasme du corps, développé comme signe distinctif de l'individu, a transformé l’aspiration légitime à une meilleure santé en rapport avec les progrès scientifiques en une inflation de la demande de médecine. L’Etat, qui, par la conquête de la sécurité sociale des lois en 1945, a pris en charge la gestion et les coûts de la santé publique, se trouve face au problème de l'inflation de la santé. Peut-on entretenir les phantasmes qui servent le système sans en payer le prix ?
La hantise du vieillissement est liée au phantasme du corps :
La personnalité se confond avec le corps. Le corps est le représentant de la personne, il s'est substitué à l'âme, et pour être soi-même, pour rester soi-même, il n'y a qu'une seule façon, il faut rester jeune. Il faut lutter contre le vieillissement par l'hygiène, la diététique, la culture physique certes, mais aussi par la cosmétologie et jusqu'à la chirurgie esthétique. Voici un nouveau marché !
Sous toutes ses formes le phantasme du corps n’est pas, comme le veulent nos sociologues, la réponse à la « dépersonnalisation » liée à la dissolution des rapports sociaux, qui s’accompagne d’un effondrement des interdits – ce que Lipovetsky appelle « le crépuscule du devoir » - ; c’est la satisfaction imaginaire d’un immense besoin de développement personnel dont la promesse, née des mutations sociales, est « réalisée », « réifiée » par le système en une forme d’individualité aliénée : le corps est l’autre que « je » suis au sein d’un système qui m’interdit de « devenir » réellement un « autre homme ».
L’obstacle au développement de l’individualité humaine, qui, par la logique du système ( par la réification des rapports sociaux), est, sous toutes formes historiques, nécessairement réifiée, s’incarne dans le corps comme objet de la culture de soi et comme signe de la personnalisation.
Cela est si vrai que l’on voit la préoccupation du corps entrer en concurrence avec toutes les autres manifestations de soi. La place envahissante dans l’espace de la culture des « discours » et des « images » consacrés au corps, qu’il s’agisse de la santé et de la forme, de la beauté ou de l’érotisme, mais aussi du sport, est aisément quantifiable à travers les médias mais, plus encore, secrètement sclérosante dans la mobilisation des pensées : de l’attention à la sollicitude, de la sollicitude au souci, à l’inquiétude, à la névrose. Et plus grave encore est l’occupation réservée au corps dans « l’emploi du temps », qu’il s’agisse du temps consacré au corps lui-même ( de la toilette et des soins de beauté au jogging) ou aux spectacles du corps ( supporters du stade ou de la télévision). Voilà qui rend plus dérisoire que jamais la devise qu’on prétend avoir empruntée à la culture antique : « mens sana in corpore sano » !
Enfin, l’on ne peut douter de cette inversion par laquelle le corps devient « objet » de la conscience de soi ( métamorphosant le « soi » en chose), quand on mesure la perversion qui transforme toutes les manifestations – physiques et culturelles – du corps en un immense enjeu économique, où la valeur du corps s’incarne à tous les niveaux ( de la pratique au spectacle)- et se chosifie définitivement - dans l’argent.
La soi-disant « libération du corps » est la forme « moderne » de la déshumanisation de l’homme au travers de l’aliénation du corps.
Ce qui est caractéristique de cette société, ce n'est pas seulement la déshumanisation de l'individu au travers de l’aliénation du corps, c'est aussi la plus insidieuse déshumanisation des rapports sociaux au travers de la valorisation des rapports inter-personnels, qui sont soi-disant les « rapports humains ».
B. Rapports sociaux et « relations humaines»
1. Cette division au sein des rapports des hommes entre eux (qui dans les sociétés primitives constituent leur vie commune, collective), c'est la division du travail qui transforme les puissances personnelles des individus (s'exprimant dans les rapports collectifs) en puissances objectives, c'est-à-dire en rapports indépendants des individus qui s'imposent à eux comme leurs conditions d'existence. Il nous faudra faire appel à l’analyse par Marx de la genèse de la valeur pour comprendre comment la division du travail entre les individus rend indépendantes de chacun les conditions sociales de son existence en transformant les rapports des hommes entre eux en un processus d’échange de leurs produits
La division de la société en classes qui naît avec l'appropriation des moyens de production ne fait que renforcer, “ réifier ” cette indépendance des rapports sociaux à l'égard des individus.
“ C'est le même phénomène que la subordination des individus isolés à la division du travail. La classe devient à son tour indépendante à l'égard des individus, de sorte que ces derniers trouvent leurs conditions de vie établies d'avance, reçoivent de leur classe, toute tracée, leur position dans la vie et du même coup leur développement personnel ; ils sont subordonnés à leur classe”.
2. Les rapports des individus entre eux, en devenant indépendants des individus cessent de leur apparaître comme des “rapports” (les relations entre eux qui constituent leur communauté) pour se métamorphoser en des “entités”, des réalités “personnifiées”, au sens où l'on parle dans le droit de “ personnes morales ” : ce sont “la famille”, l'entreprise, la société, l'État, etc.
Dés le moment où les rapports des hommes entre eux, qui reposent sur la production commune de leurs conditions d’existence, sont devenus, à travers l’échange de leurs produits, une « réalité » sociale constituée comme une relation entre des choses, tout ce qui est produit par les rapports qui se nouent entre eux dans leur activité commune et qui « contribue » à la constitution même de ces liens, tout ce qui est à la fois le résultat et la condition de ces rapports «sociaux », - aussi bien le langage que les objets - leur apparaît comme donné ou « réalisé » indépendamment d’eux, - non comme l’expression ou le résultat de 1’oeuvre commune, mais comme un produit de la société, - réalité indépendante de leurs rapports.
Dès lors ce qui est perçu et compris par les hommes comme « réalité sociale»n’est rien d’autre que la réification de leurs rapports.
3. . Mais le processus par lequel les rapports des hommes entre eux (qui se nouent et se développent dans la production des conditions de leur existence commune)-les rapports sociaux (entre les individus) - sont transformés (métamorphosés) en une réalité indépendante des individus, comporte une autre face:
Le moment historique (on devrait dire : la période) où les rapports des individus entre eux se constituent (constitution qui se réalise peu à peu sous la forme d'institutions) en “réalités” indépendantes, objectives est celui d'une prodigieuse transformation de la conscience que les individus prennent d'eux-mêmes, de leur activité, et de leur vie.
La conscience d'eux-mêmes ne peut plus être ce “ langage de la vie réelle ” qui exprimait leurs rapports entre eux dans la communauté (à travers les mythes et les rites).
Dès lors que ces rapports communs, devenus non plus la manifestation d'eux-mêmes mais les conditions de leur existence, constituent une “ réalité ” indépendante de leur individualité, ce phénomène se trouve inversé dans cette réflexion de la vie réelle que représente la conscience : C'est “ eux-mêmes ” que les individus appréhendent comme indépendants de la réalité
L’indépendance des rapports sociaux entre les hommes, « réifiés » sous la forme d’une « réalité sociale » extérieure aux individus, se réfléchit sous la forme de l’indépendance des individus à l’égard des rapports sociaux.
Laissant par elles-mêmes en dehors d’elles l’activité sociale abstraite, ce qui facilite leur désaliénation partielle mais limite aussi étroitement leur portée immédiate, les relations interpersonnelles risquent sans cesse non seulement de ne pas contribuer à la lutte contre la dichotomisation générale de la personnalité, mais de s’y enfermer à titre de secteur privilégié plus ou moins illusoirement non dichotomisé, c’est-à-dire en fait de la consolider en lui offrant la compensation d’une pseudo-solution non décisive ; voire l’alibi d’une autre forme de repli sur la vie privée. Là est l’ambiguïté foncière de rapports comme l’amour et l’amitié, points de suture ou masque de la coupure entre personnalité concrète et personnalité abstraite, ambiguïté qui se reflète dans les dissertations de l’humanisme philosophique sur les relations du Moi et de l’Autre, lesquelles ont un tout autre sens selon qu’elles annoncent un passage au matérialisme historique ou au contraire trahissent une rechute dans l’idéalisme anthropologique. »
(Lucien Sève : « Marxisme et théorie de la personnalité » page 456)
« Il n’est pas dans les limites historiques existantes de solution profonde au problème central de la dichotomisation » du côté de la vie privée, y compris dans les relations interpersonnelles.
En effet, si le propre du capitalisme est de séparer à l’extrême le travail concret et le travail abstrait, il subordonne socialement le travail concret au travail abstrait qui conserve psychologiquement un aspect concret.
Autrement dit : dans la vie privée -vidée de son contenu de travail, de tout sens productif-, on n’a pas de chance de restaurer le « rapport humain » qui, même s’il est aliéné par le mode de production capitaliste, reste l’essence même du travail « social » productif.
La société de consommation crée des relations imaginaires ou des relations "fantastiques". Là, on le constate, la dépersonnalisation dans les rapports humains, c'est bien évidemment dans les rapports sociaux. Les rapports sociaux se présentent dans deux aspects essentiels, ce sont les rapports avec la société en général, l'Etat et l'administration et les rapports dans l'entreprise.
D'une façon générale, il faut constater que dans la société tout est devenu service. Aucun bien ne nous est donné comme un produit pur et simple. Chacune de nous est entouré, environné, submergé d'une formidable serviabilité : les hommes politiques pour les concitoyens, l'hôtesse qui nous sourit, les remerciements du distributeur automatique
Baudrillard écrit :
«On assiste à la ré-injection systématique de relations humaines sous forme de signe, de chaleur humaine signifiée, l'hôtesse d'accueil, l'assistante sociale, l'ingénieur en relations publiques, la pin-up publicitaire etc.
Cette contradiction fondamentale est sensible dans tous les domaines de relations humaines fonctionnalisés. Parce que cette sociabilité nouvelle, cette sollicitude rayonnante, cette ambiance chaleureuse n'a justement plus rien de spontané parce qu'elle est produite institutionnellement et industriellement il serait étonnant que ne transparaisse pas dans sa tonalité même sa vérité sociale et économique. Partout ce fonctionnariat de la sollicitude est biaisé et transi par l'agressivité, le sarcasme (il y a un moment où l'hôtesse vous envoie promener), l'humour noir volontaire. Partout les services rendus sont subtilement associés par ceux qui sont soi-disant les bénéficiaires à la frustration, à la parodie. Partout on éprouve, liée à la contradiction, la fragilité de ce système général de gratification qui est toujours au bord de se détraquer et de s’écrouler. »
1) L’Etat et l’administration des choses
Tous les organismes qui sont nés à la suite des conquêtes sociales et pour les gérer, tous les organismes de la redistribution sociale, sécurité sociale, caisse de retraite, allocations familiales sont valorisés comme le signe d'une solidarité collective. Les conquêtes sociales qui ont été contre les avantages sociaux qui ont été conquis contre le système. Le système aujourd'hui va s'en servir pour montrer que l'Etat est au service de la population ce qui veut dire de la majorité. Là il y a une égalité parfaite puisque les services de l'Etat sont au service des citoyens. Comme si l'Etat était représentant de la Nation. Parce que tous ces services de solidarité collective, sont des services de l'Etat, l'Etat s'en sert pour nous faire croire que l'Etat contre lesquels ces avantages ont été acquis, est en réalité au service de la nation
l'Etat qui jusqu'à présent, a toujours développé cette idéologie, va aujourd'hui beaucoup plus loin. Les politiques et les gouvernements font des circulaires pour dire aux préposés de l'Administration qu'il faut soigner l'accueil. Pour justement il apparaisse clairement dans les rapports humains que l'Etat, c'est bien nous.
(Recommandation par circulaire pour que l'on soit accueilli de façon particulièrement humaine).
2) L'Entreprise et les relations humaines:
dans toutes les grandes sociétés, l'ingénieur en relations humaines, le préposé en relations humaines. C'est vraiment une caricature de la relation humaine concrète. La perte de la relation humaine, spontané, réciproque …
3) La subculture : la culture illusoire.
Si la culture est un patrimoine d'œuvres, de pensées et de traditions qui sont transmis de générations en générations, la subculture n'est plus une culture. Ce n'est pas un savoir au sens propre du terme. C'est cet étrange mélange de signes et de références, de réminiscence scolaire et de signaux intellectuels à la mode qu'on nomme culture de masse et qu'on pourrait appeler P.P.C.C. (plus petite commune culture) au sens du plus petit commun dénominateur en arithmétique.
La P.P.C.C. définit la plus petite commune panoplie de réponses justes que l'individu moyen soit censé posséder pour accéder au brevet de citoyenneté culturelle.
Baudrillard donne comme exemple : "Les jeux radiophoniques
IL décrit ainsi le nouveau statut de l’œuvre d’art :
L'œuvre d'art échappe à la solitude et on l'a, pendant des siècles, confiné comme objet unique et moment privilégié. Les musées étaient des sanctuaires mais désormais la masse a pris le relais du possesseur solitaire ou de l'amateur éclairé. Ce n'est pas seulement la reproduction industrielle qui fera les délices de la masse, c'est l'œuvre d'art à la fois unique et collective. Le multiple initiative heureuse. Jacques Putman vient d'éditer sous l'égide des magasins Prisunic une collection d'estampe originale à un prix très abordable, cent francs. Personne ne trouve plus anormal d'acquérir une lithographie ou une ????? en même temps qu'une paire de bas ou un fauteuil de jardin. La seconde suite ??? Prisunic vient d'être exposé à la galerie Loyd (hebdomadaire sur l'art), elle est désormais en vente dans ces magasins. Ce n'est pas une promotion, ni une révolution, la multiplication de l'image répond à la multiplication du public qui entraîne fatalement des lieux de rencontre avec cette image. »
Conclusion, par une phrase de Baudrillard:
« Cette P.P.C.C., est à la culture ce que l'assurance est à la vie. Elle est faite pour conjurer les risques et sur la base d'une délégation d'une culture vivante, exalter les signes ritualisés de la culturisation. »
C. La vie privée
a) Situation antérieure
La vie privée est de création récente. Pour qu'il y ait vie privée, il faut qu'il y ait un espace de la vie privée. Or, en France et jusqu'en 1950 cette espace n'existait pas, sauf pour la bourgeoisie. Seuls, les ménages bourgeois avaient un véritable appartement avec des pièces de réception, une cuisine, un office et un couloir sur lequel donnaient les chambres pour les membres de la famille. Seule la bourgeoisie avait une véritable vie privée. On parlait même à cette époque dans la bourgeoisie du mur de la vie privée. La vie extérieure était essentiellement celle du chef de famille.
« Le mur de la vie privée entoure l'univers domestique, celui de la famille, du ménage. Derrière ce mur protecteur, la vie coïncide pour la bourgeoisie avec la famille. »
Relèvent de ce domaine les fortunes, les santés, les mœurs, la religion.
Si les parents désireux de marier leurs enfants « sont obligés de prendre des renseignements » auprès du notaire ou du curé sur la famille d'un éventuel parti, c'est que l'on cache aussi soigneusement au public, l'oncle qui a mal tourné, la sœur, le frère aux mœurs dissolues, et le montant des rentes.
Jaurès, répondant à un député socialiste qui lui reprochait la communion solennelle de sa fille : « mon cher collègue, vous faites ce que vous voulez de votre femme, moi pas ! » Cette formule de Jaurès marquait très exactement la frontière entre son existence d'homme publique et sa vie privée.
L'appartement et la maison bourgeoise se caractérisent par une différence entre les pièces de réceptions et les autres : d'un côté, ce que la famille montre d'elle-même, de l'autre, ce qu'elle tient à l'abri des regards indiscrets.
La famille proprement dite, n'a pas sa place au salon, les enfants n'y pénètrent pas quand on reçoit des visiteurs. Les photos de famille y seraient déplacées.
Les pièces de réceptions aménagent ainsi un espace de transition entre la vie privée proprement dite et l'existence publique.
Si la vie privée constitue ainsi dans la bourgeoisie de la belle époque un domaine délimité, il n'en était pas de même pour les autres milieux sociaux. Notamment pour les ménages populaires.
A la campagne, le logement comprenait une seule grande pièce où tout se passait pour toute la famille. Dans l'entre-deux-guerres, apparaissent une ou deux chambres maximum, notamment pour les parents ou les grands-parents.
Dans les logements citadins, il n'existe qu'une seule pièce ou deux pièces communicantes où la cuisine faisait partie de ces pièces.
En 1900 dans une ville de plus de 5 000 habitants, il y avait :
- 30 % des habitants qui habitaient à deux par pièce.
- 17 % à un par pièce
- 21 % à moins de un par pièce.
Dans le recensement de 1954 sur 13,4 millions de logements :
- 58 % seulement ont l'eau courante,
- 26 % ont des WC intérieurs
- 10 % ont une baignoire ou une douche et un chauffage central.
b) La mutation
Ce n'est qu'à partir de 1953 que l'on va s'attaquer au problème du logement.
Pour des millions de français, la construction des grands ensembles à partir de 1953 va représenter un véritable saut dans la modernité. Si l'on veut avoir une idée de ce saut, il suffit de constater qu'en 1973 la moyenne des logements était de trois pièces et demi et que chaque personne du ménage disposait suivant les classes sociales de 20 m2 dans un logement. Au minimum pour les ouvriers de 14 m2.
Les logements possédant à la fois l'eau courante, le WC intérieur, la douche et le chauffage central avait atteint 61 %.
Dès ce moment, la vie privée devient un domaine effectivement réel en ce qui concerne l'espace. Il faut, pour comprendre, la vie privée telle que nous la vivons actuellement insister sur un point particulier : Alors que la vie privée, la seule qui existait, celle de la classe bourgeoise, était un espace de vie familiale, alors que la vie privée se confondait avec la vie de famille, d'un seul coup, en même temps que l'on résout le problème du logement, on voit apparaître par la composition même des logements un autre sens de la vie privée.
En effet, les logements sociaux ne créent pas seulement un espace pour la vie familiale, mais pour chaque membre de la famille un espace personnel, un espace individuel. Au sein de la famille, les individus conquièrent le droit d'avoir une vie privée autonome. La vie privée se dédouble, à l'intérieur de la vie privée de la famille s’érige désormais une vie privée individuelle.
Le caractère individualiste de la vie privée se constitue en même temps que la vie privée.
D. La consommation du temps
1) L’idéologie du loisir
Baudrillard :
« La chasse sous-marine, et le vin de Samos qu'il pratiquait en commun éveillaient entre eux une profonde camaraderie. Sur le bateau du retour, ils s'aperçurent qu'ils ne connaissaient l'un de l'autre que leurs prénoms et voulant échanger leurs adresses, ils découvrirent avec stupeur qu'ils travaillaient dans la même usine. Le premier comme directeur technique et l'autre comme veilleur de nuit. »
Cet apologue où se résume toute l'idéologie du club Méditerranée implique plusieurs postulats métaphysiques :
1. Le loisir, c'est le règne de la liberté.
2. Chaque homme est par nature substantiellement libre et égal aux autres. Il n'est que de le replacer à l'état de nature pour qu'il récupère cette substantielle liberté, égalité, fraternité.
Ainsi, les îles grecques et les fonds sous-marins sont-ils héritiers des idéaux de la révolution française.
3. Le temps est une dimension a priori, transcendante, préexistante à ses contenus. Il est là, il vous attend, et s'il est aliéné, asservi dans le travail, (car dans le travail on n‘a pas le temps), il devient hors du travail une dimension absolue, inaliénable comme l'air, l'eau ; il redevient dans les loisirs la propriété de tout le monde.
2) L’aliénation du temps libre
Baudrillard :
« La valeur d'usage du temps, sa vraie valeur d'usage, c'est d'être perdu. Or, dans notre système de production, on ne peut que gagner son temps. »
C'est une façon idéaliste d'exprimer la chose.
La valeur du temps pour nous, c'est précisément la possibilité de dominer au travers de son emploi du temps le processus de développement de notre individualité. Ce qui est la conséquence du système de production, c'est que la plus grande partie de cet emploi du temps est employé à gagner sa vie. Il y a donc un véritable antagonisme, une véritable opposition entre la vie de travail et le loisir. Il faut gagner le temps de loisir sur le temps de travail. C'est ainsi que le loisir entre dans la sphère de la consommation.
La façon dont le loisir entre dans la consommation et se trouve donc d'emblée faussé comme temps libre, comme liberté réelle.
C'est ainsi que le temps libre des vacances est gagné à la sueur de l'année il faut acheter son loisir, il faut acheter son temps libre. Les vacances sont la propriété du vacancier et il se trouve par la même psychologiquement, illusoirement dans l'obligation de jouir de ses vacances comme de tout autre bien.
C'est ainsi que le loisir, de même que tout autre objet de consommation n'est pas la réalisation d'un véritable temps libre, d'une véritable liberté où on pourrait justement se réaliser soi-même ; c'est la jouissance illusoire de la liberté.
Preuve en est que les loisirs, et en particulier les vacances sont vécus comme une sorte d'obligation de perdre son temps. C'est un temps qui est ressenti comme devant être perdu. On ne profite de ses vacances que lorsqu'on a employé son temps à bien le perdre.
Baudrillard écrit :
« Tous les mythes existentiels : Celui de Sisyphe qui roule indéfiniment son rocher parce qu'il redescend sans arrêt, le mythe de Tantale devant l'eau se retire à chaque fois qu'il veut boire, le mythe de Prométhée, tous ces mythes existentiels d'une liberté abstraite, caractérisent l'estivant dans son décor. Tous ses efforts pour mimer une sorte de vacance, c'est-à-dire une gratuité, une perte de lui-même et de son temps qu'il ne puisse pas atteindre. »
« Le loisir, c'est un vide, une gratuité, c'est une vacance. C'est un temps qui n'est pas humain. C'est l'illusion du temps. Le temps réel étant le temps dans lequel je fais quelque chose. »
Baudrillard conclut :
« Nous sommes à une époque où les hommes n'arriveront jamais à perdre assez de temps pour conjurer cette fatalité de passer leur vie à en gagner. »
3) Le contenu du loisir
Il se caractérise généralement par des activités régressives d'un type antérieur à la forme moderne du travail : bricolage, artisanat, collection, pêche à la ligne. Le modèle directeur du temps libre et le seul vécu jusque là est celui de l'enfance. Mais il y a ici confusion entre l'expérience enfantine de la liberté dans le jeu et la nostalgie d'un stade social antérieur à la division du travail.
La totalité et la spontanéité que veut restituer le loisir parce qu'elles adviennent dans un temps social marqué pour l'essentiel par la division du travail, prennent la forme objective de l'évasion et de l'irresponsabilité. Cette irresponsabilité dans le loisir est homologue et structurellement complémentaire de l'aliénation du travail. Liberté d'une part, contrainte de l'autre, la structure est la même. C'est le fait même de la division structurelle entre ces deux grandes modalités du temps qui fait système et qui fait du loisir l'idéologie même du travail aliéné. La dichotomie institue de part et d'autre les mêmes manques et les même contradiction. Ainsi retrouve t-on partout dans le loisir et les vacances le même acharnement moral et idéaliste d'accomplissement que dans la sphère du travail, la même éthique du forcing.. L'obsession du bronzage, cette mobilité effrénée au fil de laquelle les touristes font l'Italie, l'Espagne et les musés, cette gymnastique et cette nudité de rigueur sous un soleil obligatoire. Surtout ce sourire et cette joie de vivre sans défaillance, tout témoigne d'une assignation totale aux principes de devoir, de sacrifice et d'ascèse. Cette dimension proprement éthique du salut dans le loisir et le plaisir, nul désormais ne peut s’en dispenser.
" Du même principe de contrainte, d'obligation qu'on ressent dans le loisir qui est l'homologue de la contrainte à laquelle on est soumis dans le travail, relève la tendance de plus en plus sensible à la concentration touristique et vacancière : on fuit le travail et non la concentration.
Là aussi, bien sur, la discrimination sociale joue, soleil et présence de la foule sont beaucoup plus nécessaires aux vacanciers situés en bas de l'échelle sociale qu'aux classes aisées. Question de moyen financier, mais surtout d'aspiration culturelle : assujettis aux valeurs passives ils ont besoin de la mer, du soleil et surtout de la foule pour se donner une contenance.
Conclusion :
Le loisir est un impératif collectif et une contrainte de standing. Le loisir est devenu une norme sociale intériorisé. Le caractère distinctif qui fut longtemps l’oisiveté (otium) pour les classes aisées et, pour les classes exploitées, la compensation du temps de travail est devenu la consommation du temps libre.
C'est sur la coupure entre le temps de travail et le temps libre que se font les options fondamentales de la société de consommation.
IV Les Médias
Il faut maintenant comprendre quels moyens le système met en oeuvre pour renforcer cette coupure. entre la vie privée et la vie réelle et en même temps pour conforter tous les fantasmes qui se développent sur cette base. Ces moyens, ce sont les mass-médias.
Les masse-médias ont deux objets :
1- Développer tous les fantasmes
2 - Déréaliser le monde
Le premier rôle des médias, à savoir de renforcer toutes les illusions que nous avons décrites, de renforcer tous les fantasmes, est rempli par la publicité.
La fonction de communication de masse de la publicité ne lui vient pas de sont contenu économique ou psychologique mais de sa logique même qui glorifie un univers totalisé d'objets et de marque s'adressant à une totalité de consommateurs.
La logique de la publicité c'est de faire d'un objet un évènement qui va devenir l'évènement réel de la vie quotidienne au travers de l'adhésion du consommateur au discours. L'évènement ne devient consommable que filtré, morcelé, réélaboré par toute une chaîne industrielle de production.
La publicité est au-delà du vrai et du faux. Comme toute parole magique et comme tout mythe elle fonde sa vérité sur sa prolifération. On croit à une chose parce qu'on la voit. L'agent publicitaire est le maître d'un art nouveau, l'art de rendre les choses vraies en affirmant qu'elle le sont. C'est un adepte de la technique des prophéties s'accomplissant elles-mêmes.
Le plus important c'est le second rôle des mass-media.
- Comment peut-on faire, en nous mettant sous les yeux à toutes les minutes dans toutes les émissions des réalités historiques, sociales, des vérités, pour qu'en même temps ces réalités n'existent pas ?
Les médias réalisent ce miracle par la désarticulation du réel en signes successifs et équivalents.
Chaque message a pour fonction de renvoyer à un autre message. C'est la raison pour laquelle il n'y a pas dans les journaux télévisés par exemple, un seul évènement historique, réel, qui ne soit suivi d'un autre message qui n'a pas du tout le même coefficient de réalité que l'évènement qu'on vient de nous présenter.
La fonction des médias est de neutraliser le caractère vécu, unique, évènementiel du monde pour lui substituer un univers multiple de médias homogènes les uns aux autres, se signifiant l'un à l'autre, se renvoyant les uns aux autres de telle sorte qu'à la limite ils deviennent le contenu réciproque les uns des autres.
Si l'on considère le signe comme l'articulation d'un signifiant et d'un signifié, dans les médias, le signifiant devient son propre signifié. Un signe, un mot ou une image renvoient à une réalité ; mais si l’on réussi à faire que le signe, l'image renvoient à une autre image et non pas à la réalité qu'elle désigne, c’est gagné : la réalité a disparu.
Baudrillard écrit :
" Au lieu d'aller au monde par la médiation de l'image c'est l'image qui fait retour sur elle-même par le détour du monde."
Séquence radio-phonique prise au hasard :
- Une publicité pour le rasoir "Remington":
Un résumé de l'agitation sociale des quinze derniers jours.
- Une publicité pour les pneus
Un débat sur la peine de mort.
- Une publicité pour les montres Rolling :
Un reportage sur la guerre au Vietnam
Dans cette litanie ou alternent l'histoire du monde et la publicité, l'ensemble constitue une espèce de poème à la Prévert avec pages noires et pages roses alternées..
Ce dosage soigneux du discours d'information ou du discours de consommation tend à assigner à la publicité une fonction toile de fond, de réseau sécurisant où viennent s'inscrire par intermédiaire les vicissitudes du monde. Celles-ci neutralisées par le découpage tombent alors elles-mêmes sous le coup de la consommation simultanée.
L'efficacité réelle consiste à imposer par la succession systématique des messages l'équivalence de l'histoire et du fait divers, de l'évènement et du spectacle, de l'information et de la publicité au niveau du signe. Ce sont des signes de la même valeur.
Ce que nous consommons alors ce n'est pas tel spectacle ou telle image en soi, c'est la virtualité de la succession de tous les spectacles possibles et la certitude que la loi de succession et de découpage des programmes fera que rien ne risque d'émerger autrement que comme spectacle et signe parmi d'autres.