L’évolution et les mutations de la culture en France
de 1890 à 1990
PREMIERE PARTIE : de 1890 à 1945
I. De 1890 à 1914 : La Belle Epoque
A. diffusion de la culture nationale et culture populaire
1) L’imprimé
La Belle Epoque, c’est avant toute chose l’ère triomphante du livre et du journal, résultat à la fois des améliorations techniques, de l’alphabétisation, et de la liberté quasi totale de la presse.
C’est seulement 3 ou 4% des conscrits qui ne savent pas lire en 1914, preuve éclatante de la réussite de l’école de Jules Ferry. La situation n’est d’ailleurs pas identique sur tout le territoire ni non plus dans la stratification sociale. L’illettrisme est encore patent dans les milieux sociaux les plus défavorisés et chez les personnes âgées.
a. Le livre
Production et expansion du livre
La Belle Epoque voit les grands éditeurs du XIX° siècle (Hachette et Levy) se transformer en de véritables entreprises éditoriales. A partir de 1900, on voit apparaître les éditeurs Plon, Fayard, Flammarion, Grasset (1907) et enfin Gallimard qui va s’attacher de nouveaux auteurs.
C’est la création des prix littéraires, le Goncourt 1903, le Femina 1904.
On assiste à la multiplication des points de vente, entre 1840 et 1910, le nombre des librairies a triplé, et se multiplient pendant la période les points de vente dans les gares : Hachette acquiert le monopole dans les gares et dans le métropolitain. On voit apparaître des kiosques, des bouquinistes, des rayons de livres dans les grands magasins. En tout, 15 000 points de vente pour Hachette., Le colportage est supplanté en ce début de siècle grâce aux chemins de fer et à la poste
Quels livres ? Quel public ?
Depuis plus d’un siècle, les publications vendues par les colporteurs étaient des romans distribués en fascicules, des ouvrages pieux, des almanachs (divulguant maints conseils pratiques). La singularité de la période réside dans la transformation de ses supports de lecture. De très nombreux romans en volumes fleurissent au début du siècle (roman à treize sous publié par Arthem-Fayard dans le Livre populaire) On voit apparaître également des ouvrages destinés aux femmes, sentimentaux et larmoyants, tel La porteuse de pain. De même, des récits d’aventure comme les Pardaillon de Gaston Leroux qui crée le personnage de Rouletabille ou des récits d’enquête tel que Le mystère de la chambre jaune et les livres D’Arsène Lupin. Enfin sont réédités les classiques en collection populaire Lafontaine, Hugo, Jules Vernes, Zola, Alexandre Dumas.
Sont également publiés des guides et manuels : 85 000 guides Michelin et des manuels pratiques de bricolage, d’horticulture, de cuisine, ou de savoir vivre.
Au total, la mutation consiste dans l’extrême variété à la fois des supports et des buts de lecture destinés à un public populaire.
b. La presse
Ce sont d’abord les journaux quotidiens :
-Les provinciaux 40 titres tirés à quatre millions d’exemplaires.
-La Dépêche de Toulouse
-Le Lyon républicain
-Le petit marseillais
Des quotidiens nationaux qui connaissent un essor considérable :
-Le Petit parisien (1.550 000 exemplaires)
-Le petit journal (850 000 exemplaires)
-Le Matin
-La Croix pour les lecteurs catholiques
-L’illustration destinée aux milieux bourgeois.
Mais aussi des journaux destinés aux milieux bourgeois.
des journaux d’opinion telle que l’Humanité pour les socialistes ;
-L’Action Française de Maurras
-Enfin le Figaro destinée à une clientèle cultivée et conservatrice/
Les périodiques connaissent aussi leur heure de gloire :
Journaux romans, exemple Les veillées des chaumières
Journaux de mode : le Petit écho de la mode
Des journaux illustrés pour enfants : L’épatant qui publie Les pieds nickelés et La semaine de Suzette qui lance Les aventures de Bécassine.
Les revues qui sont les véhicules de transmission culturelle : La revue des deux mondes, fondée en 1829, conservatrice. La revue de Paris, ouverte aux innovations esthétiques. La revue blanche. Le Mercure de France. Enfin, la nouvelle revue française (N.R.F.), qui jouera le rôle que l’on sait. Enfin trois revues socialistes dont la plus connue est les cahiers de la quinzaine de Charles Péguy.
2) L’école
-L’éc ole élémentaire
Elle rassemble dès avant la guerre 5 millions d’écoliers et quelques 150 000 instituteurs. C’est elle qui assure l’alphabétisation de masse ; elle remplit une double tâche : d’une part maîtriser l’écriture par la copie, la dictée et la rédaction, le calcul, les connaissances élémentaires de sciences naturelles, d’histoire et de géographie. Mais elle est en même temps le lieu d’apprentissage des valeurs auxquelles doit souscrire l’homme, le soldat, le travailleur et les citoyens. L’école est le lieu où s’inculque l’idéal républicain : éducation civique, éducation morale, et enseignement de l’histoire vouant au Gémonies le despotisme monarchique d’un Louis XIV ou impérial d’un Napoléon, pour évoquer la Révolution Française comme l’élément fondateur des libertés républicaines. Le combat pour l’école laïque a été féroce en ce début de siècle ; l’Affaire Dreyfus a réveillé le militantisme laïc ; sous le ministère Combes en 1904, les établissements d’enseignement congréganistes ont été fermés, en 1905 a été consommée la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Aux approches de la guerre en 1912, les conflits sont apaisés, les congréganistes scolarisent encore 36 000 élèves.
-Les Lycées
Le lycée est par excellence le lieu où se perpétue la culture bourgeoise du XIX° siècle ; les lycées, payants, ne sont réservés qu’aux enfants de la bourgeoisie et parfois à quelques boursiers distingués par les instituteurs. En 1902, 59 000 garçons, 10 000 jeunes filles. La base de l’enseignement est constituée par l’exercice de la dissertation et l’explication des textes littéraires. L’humanisme qui est professé par les enseignants du secondaire se réfère à la philosophie de Kant et au positivisme d’Auguste Comte.
Nota 1: à côté de cette filière réservée aux enfants de la bourgeoisie, avant 1914, ont été crées les cours complémentaires et les écoles primaires supérieures s’adressant aux élèves de l’école primaire après leur réussite au certificat d’étude. Ils sont destinés à compléter et approfondir l’enseignement élémentaire et permettent d’acquérir le brevet élémentaire qui prépare aux concours de fonctionnaires voire aux écoles normales d’instituteurs. 36 000 garçons et 17 000 femmes sont concernés par cet enseignement.
Nota 2 : Les établissements techniques sont le parent pauvre du système scolaire, moins de 10 000 élèves qui dispensent un apprentissage, notamment aux jeunes filles qu’on destine à la couture.
-L’université
La loi du 10 juillet 1896 a promu les anciennes facultés au rang d’université : 15 quadrillent le pays, à Paris en particulier et dans les grandes viles, Lyon, Lilles ou Bordeaux.
De notables progrès sont réalisés : les études sont organisées en trois étapes : la licence, le diplôme d’étude supérieur et l’agrégation. Entre 1890 et 1914, le nombre d’étudiants passe de 16 500 à 42 000.
L’esprit de l’enseignement –la nouvelle Sorbonne- est imprégné du rationalisme et du positivisme du XIX° siècle.
C’est à côté de l’université que se développe un enseignement différent : dans le collège libre des sciences sociales, l’école libre des sciences politiques et plusieurs grandes écoles : l’ENS, l’Ecole des langues orientales, mais aussi Polytechnique, L’école de chimie industrielle de Lyon, ou l’école supérieure d’aéronautique.
3) divertissements et loisirs
Introduction
Loin des arts nobles et des préoccupations des avant-gardes émerge, de ces années mouvementées, une culture populaire ; celle de la rue ou du café, des distractions des ouvriers et de la petite bourgeoisie.
a. L’euphorie des salles de spectacle
-Ce sont d’abord des spectacles auxquels assiste la petite et moyenne bourgeoisie dans les théâtres de boulevard : Le Gymnase, Les Variétés, etc., où l’on joue Edmond Rostand (L’aiglon, 1900, Chanteclair, 1910), Tristan Bernard (Le Petit café, Les pieds nickelés), Georges Courteline (Les gaietés de l’escadron), Georges Feydeau (Le Dindon, La dame de chez Maxime, La puce à l’oreille, un fil à la patte), Georges de Porto-Riche avec son « théâtre d’amour », Flers et Caillavet (L’habit vert). Ces pièces jouées par des acteurs célèbre comme (Lucien Guitry et Sarah Bernardt) contribuent à former l’image du Paris frivole et joyeux de la Belle Epoque.
-A côté de ces spectacles destinés à la bourgeoisie se développe en province comme à Paris un spectacle populaire :des producteurs mettent en scène des spectacles où se mêlent chansons, humour et distractions ; ce sont les Caf’cons’ (plus de 260 à Paris, comme le Moulin Rouge, ou l’Eden pour les familles plus modestes).
-Enfin, les revues des cabarets de Montmartre ou du quartier latin, Le Chat Noir ou Le lapin agile où l’on chante des airs d’opérette, des chansons coquines, des refrains patriotiques : Y triomphent Yvette Guilbert ou Jane Avril, ou Aristide Bruant et Mayol.
b. La multiplication des images
Ce sont d’abord les personnages de la publicité : Ripolin ou Bibendum ventant les mérites de la peinture ou du pneumatique.
Le cinéma a été mis au point par les frères Lumière en 1895 ; en 1908 10.000 salles. Ce sont des films brefs et muets en noir et blanc, qui sont diffusés par des projectionnistes nomades dans les villes et les campagnes. Les films français, particulièrement Pathé sont rapidement concurrencés par des sociétés européennes et américaines. La société Le film d’art créé en 1908 met en scène des drames historiques tels que l’assassinat du Duc de Guise. Toute une série de films humoristiques.
c. La santé et les loisirs
- Les loisirs
Le tourisme était jusqu’alors réservé à l’aristocratie et à la haute bourgeoisie. Se développent dans la période de la Belle Epoque les grandes stations balnéaires et hivernales, Biarritz, Cabourg, Cannes, Chamonix ; mais aussi des villes de cure qui fleurissent dès 1900 (700 000 touristes).
A côté de ce tourisme réservé à la bourgeoisie, apparaissent grâce au développement des chemins de fer les premiers pas d’un tourisme populaire : quelques jours de loisir grâce à des billets réduits pour « les bains de mer », les « excursions » et les « trains de plaisir ».
-La santé
La même coupure sociale existe dans les activités sportives. Le sport a été longtemps réservé à une élite de l’argent : le club alpin fondé en 1874, réservé à une élite ; les jeux olympiques créés par Pierre de Coubertin en 1896 ; les sports anglo-saxons : football, rugby, athlétisme pénètrent en France par l’intermédiaire de la jeunesse bourgeoise avant de se populariser. La bicyclette, longtemps considérée comme un objet de luxe atteint lentement les classes moyennes ; le Touring Club de France fondé en 1890 est le repère des cyclistes bourgeois. Les sports populaires sont essentiellement le Tour de France, créé en 1903 par L’auto (magasine), et les courses d’endurance au Vel’d’Hiv’.
Double constat : le sport reste un loisir bourgeois. Il se développe dans les couches populaires, à travers des intentions hygiénistes et moralisantes, nées de la guerre franco-allemande de 1870 s’accompagnant d’une certaine militarisation, notamment dans les sociétés de gymnastique.
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B Les intellectuels dans et après l’Affaire Dreyfus
L’Affaire DREYFUS permet de comprendre comment à pu naître ce profil des intellectuels. Le rôle naissant des intellectuels s’inscrit à la rencontre de deux phénomènes :
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Une mutation politique : l’enracinement d’une démocratie libérale où toutes les dissensions font l’objet d’un débat public.
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Une mutation socioculturelle dont l’école et la presse, à ce moment là, puis plus tard les autres médias, seront les facteurs décisifs.
Dans une telle configuration historique, les intellectuels disposent, à partir de ce moment, d’une réelle influence placée par essence, par statut, au cœur de la production et de la circulation des idées. Ils sont dotés d’un pouvoir d’influence qui conduit à reconnaître en eux le miroir de la société.
Si tel est l’acte de naissance des intellectuels, leur histoire s’inscrit donc dans un segment spécifique de ce qu’on a appelé la culture de masse.
L’Affaire DREYFUS est le catalyseur d’un tel processus, elle amorce le cycle culturel de l’imprimé et l’avènement politique des masses.
Ce serait une erreur de perspective historique que de placer la cléricature du début du siècle sous le signe de la seule révolution dreyfusienne. Certes l’Affaire s’est terminée par une victoire des intellectuels dreyfusards mais il reste qu’en face, la droite intellectuelle est loin d’avoir désarmé, bien au contraire, elle réussit à demeurer statistiquement majoritaire et idéologiquement dominante. Voilà ce qu’il nous faut maintenant examiner.
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La République des Professeurs (« l’expression est d’Albert THIBAUDET »)
Pour comprendre le socle sociologique des intellectuels engagés dans l’Affaire DREYFUS, il faut faire l’histoire de la République des Professeurs. Dans son « roman de l’énergie nationale » BARRES trace le portrait de Bouteiller, un intellectuel professeur, prototype de l’intellectuel républicain qui est un personnage clé, dont le modèle est emprunté à BURDEAU ou à LAGNEAU :
BURDEAU est né dans un milieu Lyonnais pauvre, passé par l’Ecole Normale, il deviendra Président de la Chambre des Députés. Il annonce l’espèce, honnie par BARRES, de l’agrégé entré en politique et acteur de premier plan de la République des Professeurs. LAGNEAU, philosophe et maître d’ALAIN, crée le rôle du professeur intellectuel moraliste, apparemment en marge, mais à l’action souterraine profonde, défenseur des valeurs universelles et conscience morale du Régime Républicain.
Edouard HERRIOT (1872-1957) appartient à la 2ème génération des boursiers conquérants. Arrière petit fils d’un manœuvre, petit fils d’un Caporal et d’une lingère, fils d’un officier sorti du rang, une fois « monté » à Paris, le jeune boursier collectionne les prix, s’illustre au concours général et est admis à l’Ecole Normale Supérieure en 1891. Reçu premier à l’agrégation de lettres trois ans plus tard, il semble amorcer une brillante carrière universitaire, devient professeur de lettres dans la khagne du Lycée Ampère à Lyon. Il est ensuite nommé Maître de conférence à la Faculté des Lettres de Lyon, il a alors 35 ans et l’avenir universitaire devant lui. Mais la politique l’a saisi : adhérent de la première heure à la section de la ligue des Droits de l’Homme, conférencier à l’Université Populaire de la Croix Rousse, orateur remarqué de la gauche lyonnaise, il sera élu Conseillé Municipal en 1904 et deviendra Maire de Lyon en 1905.
Représentatif de la promotion des classes moyennes par l’école, c’est moins l’appartenance radicale qui est décisive, que l’attachement à un fond à la fois culturel et politique nourri du kantisme et de ses valeurs universelles, imprégné d’un vision historique qui fait de la troisième République, l’héritière de la Révolution Française. Le profil de ces boursiers conquérants, qui vont devenir les dirigeants de la troisième République, c’est l’attachement à des valeurs morales identifiées à la République : Justice, Egalité, Politique, souci des petits, mais sans les prolongements que lui donnent à la même époque, les socialistes.
Entre l’Affaire DREYFUS et le premier conflit mondial, ces intellectuels seront le ciment d’une gauche Républicaine formant un bloc, ayant la Révolution Française comme point de repère, HUGO et MICHELET comme prophètes. Et sur ce plan, d’autres comme Léon BLUM, ne sont pas si loin derrière.
Quand l’heure de l’épreuve fut venue en 1914, ces intellectuels furent l’un des ciments de l’Union Sacrée.
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Les Clercs nationalistes
Il y aurait on l’a dit, une erreur de perspective à placer la société intellectuelle tout entière au tournant du siècle et au cours des 15 années suivantes, sous le signe du DREYFUS. En effet, à la même époque se produit un évènement aussi important que l’engagement des intellectuels au côté du Capitaine DREYFUS, c’est la rencontre d’une partie des Clercs et du nationalisme, qui est d’ailleurs concomitante de l’Affaire DREYFUS. Si le nationalisme est selon la définition d’Albert THIBAUDET « la politique vue sous l’angle des intérêts, des droits et de l’idéal de la nation », ce qui est nouveau, le phénomène important, c’est l’apparition du nationalisme en tant qu’idéologie constituée, c'est-à-dire une vision politique et sociale structurée et globalisante.
C’est avec l’Affaire BOULANGISTE, puis l’affaire DREYFUS que les intellectuels commencèrent leur rapprochement avec l’idée nationale. L’exemple de Maurice BARRES est particulièrement instructif. Le jeune écrivain des années 1880 adonné au culte du moi, est devenu en une décennie un penseur traditionaliste et un chantre du nationalisme attaché à la terre et aux morts : il est passé du « moi individuel à la soumission au moi national ». Mais BARRES sera le poète et le romancier du nationalisme, bien plus que son théoricien. L’Affaire DREYFUS est vécue par lui comme une menace de désintégration de la communauté nationale et comme il l’écrit dans « Scène et doctrine du nationalisme » le signal tragique d’un état général, la France s’est dissociée et décérébrée. Et pour lutter contre cette décadence, BARRES va s’agréger définitivement au camp de l’ordre établi et de la conservation. Désormais, toute la vision barésienne va s’articuler autour de la défense de la Nation menacée. Le culte du moi est oublié ou plutôt sublimé, l’individu étant subordonné à la collectivité, qui lui donne en retour, des points d’encrage dans l’espace et dans le temps : la Terre et les morts.
C’est Charles MAURRAS, qui au seuil du siècle suivant, fournit au nationalisme français auquel BARRES ne conférait qu’une vision épique et inquiète, un corps de doctrine. Nourri d’humanité classique, héritier des penseurs contre révolutionnaires, il puise chez Auguste COMTE, qui est à ses yeux le maître de la philosophie occidentale,
Mais pour devenir un arsenal idéologique il fallait à cette pensée un support logistique, ce sera la ligue d’Action Française qui naîtra en 1905, et le quotidien l’action française, en mars 1908. C’est ce quotidien qui servira de relais aux idées de MAURRAS et aux analyses de l’historien Jacques BAINVILLE, rêvant d’abattre « cette femme sans tête» la République. Dans la France républicaine et radicale du début du siècle les thèses de Charles MAURRAS, loin de se trouver marginalisées, constituèrent un ensemble bien planté au cœur des débats idéologiques. bien plus dans certains milieux, littéraires ou étudiants. Le maurrassisme, au moment de son apogée au cours des années qui précédèrent et suivirent 1914-1918, exerça une influence dominante au point d’attirer à lui des Clercs venus de l’autre bord.
C’est le cas par exemple de l’historien Daniel HALEVY, ancien dreyfusard qui rejoint les intellectuels de droite.
L’itinéraire de Charles PEGUY est lui aussi caractéristique : l’insurgé « dreyfusard et socialiste » est devenu l’intellectuel nationaliste et catholique de la décennie qui précède la guerre de 1914.
Après avoir été reçu au concours de l’Ecole Normale Supérieure en 1894, on l’a vu à cette époque devenir socialiste et manager La Turne utopie de la rue d’Ulm », et en 1898 il joue un rôle de premier plan dans les affrontements qui opposent au quartier latin les Dreyfusard et anti-Dreyfusard, mais le socialisme de Charles PEGUY, d’essence morale, supporte mal la greffe marxiste que tente d’opérer Jules GUESDE et le jeune Clerc est déçu de surcroît par Jean JAURES à qui il reproche ses concessions au guesdisme. Il écrit : « j’ai trouvé le guesdisme dans le socialisme comme j’ai trouvé le jésuitisme dans le catholicisme ». C’est à partir de ce moment que se produit la rupture, qui le fait rejoindre le nationalisme. La crise marocaine de 1905, fait de ce solitaire, brouillé avec la plupart de ses anciens amis, un nationaliste qui place la défense de la France menacée, au cœur de ses analyses et au premier plan de ses préoccupations.
Durant l’hiver 1908-1909, la Sorbonne reste républicaine mais le quartier latin commence à montrer une inclination vers la droite et les étudiants d’Action Française, qui plusieurs décennies durant y tiendront le haut du pavé, sont le levain de cette évolution. Au cours des années suivantes, l’implantation étudiante du maurracisme se fera encore plus dense à tel point qu’une célèbre enquête d’opinion rédigée sous le pseudonyme d’AGATHON, va décrire le type nouveau de la jeune élite intellectuelle. Cette enquête rédigée par deux jeunes nationalistes, Henri MASSIS et Alfred De TARDE constitue une enquête sur « les jeunes gens d’aujourd’hui ». Le but recherché est clairement affirmé ; il s’agit d’encourager cette jeunesse à réaliser dans l’union joyeuse de ses forces, un idéal commun qui n’est rien moins que le vœu d’un Français nouveau, d’une France nouvelle.
Les titres des quatre premiers chapitres rendent bien compte de cette démarche : le goût de l’action, la foi patriotique, une renaissance catholique, un réalisme politique. Les deux journalistes écrivent : « on ne trouve plus dans les facultés, dans les grandes écoles, d’élèves qui professent l’anti-patriotisme. A Polytechnique, à Normale où les antimilitaristes et les disciples de JAURES étaient si nombreux naguère, à la Sorbonne même, qui compte tant d’éléments cosmopolites les doctrines humanitaires ne font plus de disciples. » .
D’autres indices témoignent de cette position dominante du nationalisme. Ce sont notamment les conversions ou retour à la religion des Clercs : ceux par exemple de Jacques MARITAIN, de Max JACOB, comme de celle de Charles PEGUY qui attestent d’une certaine renaissance catholique. C’est aussi la conversion d’Ernest PSICHARI au catholicisme et au nationalisme, auteur de L’appel des armes et du Voyage du Centurion. Le message de L’appel des armes était limpide, le héros élevé dans un milieu de maîtres d’école, assez imperméable au nationalisme, fort réticent au moment de faire son service militaire, trouvera son chemin de Damas grâce à un Capitaine qui lui inculquera l’amour de la Patrie.
Nous sommes à la fin de l’hiver 1913, seize mois plus tard éclatent les orages de la guerre, les signataires des pétitions contre la loi des trois ans et les contemporains qui avaient répondu à l’enquête d’AGATHON, les uns et les autres se retrouvent au coude à coude dans les tranchées. Etat et Patrie, Justice et Vérité, les grands débats qui avaient structurés deux camps d’intellectuels étaient suspendus.
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C. Les penseurs
1) La philosophie et la science
a) 1880 : triomphe du positivisme
Les progrès techniques et scientifiques du XIX° siècle ont généré une philosophie positiviste, issue des écrits de Saint-Simon et d’Auguste Comte, selon laquelle, la société est parvenue à l’âge industriel ou positif, considérant que la science est en mesure de fournir une explication du monde non seulement de la nature, mais aussi de la société.
Le scientisme est l’idéologie qui transforme cette confiance en la science et en la connaissance rationnelle en une véritable mystique qui nie toute autre approche du réel.
b) la mutation - la « crise » - de la physique
On assiste à la fin du XIX° et au début du XX° à une véritable mutation de la physique.
- C’est l’introduction de la notion de la relativité introduite par Einstein (1879-1955) : elle établit qu’il n’y a pas comme le croyait Newton un temps universel indépendant de l’observateur, et un espace absolu indépendant des corps en mouvement, mais un espace-temps, qui définit un univers à quatre dimensions, dans lesquelles se déroulent les phénomènes physiques.
- C’est la découverte à la fin du XIX° de la structure discontinue de la matière, selon laquelle, à l’échelle des micro-objets, les mouvements des particules élémentaires obéissent non point à un déterminisme permettant de connaître leur position sur une trajectoire continue mais à une probabilité répondant à une quantification. (Max Planck : théorie des quantas 1920.)
- C’est la découverte par Marie et Pierre Curie en 1898, de la radioactivité
Cette mutation de la physique est comprise par certains savants comme la faillite du déterminisme :
L’Ecole de Copenhague, en particulier, s’est efforcée d’assimiler une loi physique, « la relation d’indétermination », à une doctrine philosophique agnostique fondée sur le prétendu « principe de complémentarité ». Selon Nils Bohr, les lois quantiques, loin d’être des lois de la nature, exprimeraient seulement cette division des appareils de mesure, c’est à dire la façon dont l’homme perçoit les phénomènes du monde microscopique.
Prenant argument de cette « crise de la physique » les philosophes vont aller plus loin en élaborant une philosophie spiritualiste qui, allant bien au-delà du kantisme professé à l’Université, restaure le privilège de la foi et de la religion.
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3) La réaction « irrationaliste » en philosophie
a) Blondel (Maurice) 1861-1949
Le point de départ de Blondel est le conflit entre l'exigence philosophique et le christianisme traditionnel. Il présente, le 7 juin 1893, la thèse de doctorat qui devait le rendre célèbre : L'Action. Essai d'une critique de la vie et d'une science de la pratique.
Blondel eut très vite le sentiment que la philosophie et la foi avaient en définitive tout à gagner dans l'approfondissement du conflit qui les opposait... L'action est « le lieu géométrique » où raison et religion se rencontrent et se vivifient mutuellement sans rien abdiquer de leurs requêtes respectives En effet, par-delà les forces naturelles, psychiques et sociales, il est un infini au principe de l'action : C’est cet infini qui est pour ainsi dire le moteur de la quête de la raison,.
Mais intégrer l'infini est impossible, on ne peut que s'intégrer à l'infini. Aussi le surnaturel historique (l'initiative divine manifestée par l'histoire du salut dont le Christ est le centre). suppose-t-il un infini présent et communiqué au principe de l'action, une « théergie » selon le mot de Blondel
L'enquête rationnelle doit être dépassée par une lumière supérieure : Ainsi, la philosophie porte son analyse jusqu'aux cimes de la vie religieuse
.Le dernier mot appartient à la foi et à la religion révélée.
b) Henri Bergson 1859-1941
Alors que régnait dans l’université la philosophie de Charles Renouvier, principal héraut d’un néo-criticisme (Kant) qui veut sauvegarder l’idée de liberté contre le positivisme, ou celle d’Emile Boutroux qui met en cause l’idée d’une évolution inéluctable des sociétés, Henri Bergson, occupant une chaire de philosophie au collège de France entre 1900 et 1914 exerce un véritable ministère moral sur son époque, Recueillant un véritable succès mondain, il apparaît comme le restaurateur de la métaphysique.
1° Dès ses premières œuvres (Les données immédiates de la conscience 1889) , il privilégie l’intuition, qui permet d’accéder au réel concret, celui de la vie intérieure, contre l’intelligence qui ; pour nous adapter à la réalité dans l’action construit les déterminismes et nous dissimule la liberté créatrice, qui est l’essence de notre moi profond. « Nous appelons ici intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable » (La Pensée et le mouvant).
2°Il découvre le secret de l’évolution dans L’élan vitalqui se définit comme un courant d’énergie créatrice opposé à la matière comme un principe immatériel, c’est-à-dire comme une force d’essence psychique :« Les choses se passent comme si un immense courant de conscience [...] avait traversé la matière pour l’entraîner à l’organisation et pour faire d’elle [...] un instrument de liberté. »(L’Énergie spirituelle)
3°L’humanité est la seule espèce dans laquelle l’élan vital est parvenu à surmonter la résistance de la matière. L’ensemble du mouvement évolutif confère à l’homme une place privilégiée dans la nature : « Tout se passe comme si un être indécis et flou, qu’on pourra appeler, comme on voudra, homme ou surhomme avait cherché à se réaliser » (L’Évolution créatrice). Avec l’humanité l’évolution peut donc se poursuivre sous la forme de créations spirituelles.
Mais ce succès, pour une bonne part, reste à l’état de possibilité. En tant qu’espèce, en effet, l’humanité infléchit toutes ses facultés dans le sens de l’utilité. Comme toute espèce, elle tend à se conserver et à se répéter, plutôt qu’à continuer d’évoluer. De sorte que, compte tenu de leur orientation naturelle, ses aptitudes spécifiques ne lui permettent pas de coïncider avec le dynamisme complet de l’élan vital.
C’est seulement chez quelques individus, de façon exceptionnelle, que l’évolution se poursuit effectivement. Ces individualités privilégiées, ce sont les génies scientifiques et philosophiques, les grandes figures morales, les mystiques. L’ensemble du mouvement de la vie dans les espèces n’a donc pas d’autre sens que de susciter des âmes d’élite capables de replacer leur volonté dans l’élan créateur pour en continuer l’action.
4° Au terme de sa démarche, Bergson accomplit le renversement idéaliste.
Contrairement à l’opinion la plus répandue qui tient la matière pour une réalité positive incontestable, pour Bergson la matière est dans son fond, un courant d’énergie plutôt qu’un flux de particules solides. Elle résulte d’un mouvement originel de conscience qui s’est inversé : « Le physique est simplement du psychique inverti » (L’Évolution créatrice).
5° La démarche philosophique s’achève par une mystique.
L’univers est l’œuvre d’une conscience créatrice qui se matérialise en cherchant à se réaliser. L’univers « n’est pas fait, mais se fait sans cesse » (L’Évolution créatrice).
Le Créateur, quant à lui, est en continuité avec son œuvre dont on ne saurait le séparer radicalement : c’est de sa propre croissance que surgit et dure l’Univers. Immanent à sa création, il est, en outre, comme elle, inachevé, en devenir : « Dieu n’a rien de tout fait » (L’Évolution créatrice). Dieu est immanent à l’Univers. Chacun des mondes procède de la vie divine, en est la manifestation positive (l’élan vital) et négative (la matière)
L’expérience mystique confirme et, surtout, complète l’intuition philosophique de l’élan vital en révélant la nature de Dieu. Le grand mystique aperçoit que Dieu est un élan, cet élan une émotion, et cette émotion l’amour. Dieu est amour, et c’est pour cela qu’il est créateur, « l’énergie créatrice devant se définir par l’amour » (Les Deux Sources de la morale et de la religion).
c.) Nouvelles disciplines
A l’université, la philosophie est dominée par la Revue de métaphysique et de morale, dominée par des hommes comme Léon Brunschvicg. En même temps se développe la sociologie dominée par Durkheim qui a écrit en 1895 les règles de la méthode sociologique, et fonde l’année sociologique (revue). Cette discipline se développe avec Marcel Mauss et Maurice Halbwachs.
-La psychologie se développe –comme une discipline indépendante de la philosophie- par l’intermédiaire de Théodule Ribot ; également la psychologie clinique avec Pierre Janet. psychiatre dans la lignée de Charcot. La psychanalyse, elle, se fraye difficilement un chemin en France.
-Le développement des sciences exactes se fait en plusieurs temps avec la théorie des quantas de Max Planck, les théories ondulatoires de Fresnel et Maxwel, la théorie de la relativité d’Einstein, la radioactivité découverte par Becquerel et développée par Pierre et Maire Curie, les études de physique atomique de Paul Langevin, toutes ces découvertes donnent lieu a des revues spécialisées et vulgarisées ; les savants eux-mêmes tel le mathématicien Poincaré publient des ouvrages sur la méthode et la portée de la science (exemple : la valeur de la science.)
2) La piété, la pensée religieuse et l’Eglise catholique
-Le début du siècle est marqué par une série de conversion d’écrivains renommés : Paul Claudel, Francis Jammes, Charles Péguy, Ernest Psichari (L’appel des armes 1913, Le voyage du centurion 1916), Max Jacob (Le christ à Montparnasse, et en 1911 Saint Matorel). Ce renouveau du religieux atteint les étudiants, notamment à l’ENS, ceux que l’on appelle les « Talas ».
-Bien qu’elle ait fini par se rallier à la République (avec bien des réticences), l’Eglise catholique voit se développer en son sein un courant moderniste sur la base de l’exégèse biblique que met en œuvre l’abbé Alfred Loisy : Dans son livre l’Evangile et l’Eglise en 1902, il affirme que les dogmes n’ont pas nécessairement de valeur historique mais doivent être considérés comme des symboles. Il sera excommunié par l’Eglise en 1908. A la même époque, les tentatives politiques de démocratie chrétienne font long feu ; seul se développe le mouvement du Sillon de Marc Sangnier créé en 1906 qui s’efforce de développé l’action chrétienne dans le monde du travail : il sera condamné par Pie X en 1910.
Au total, malgré la progressive déchristianisation de la France, la religion se porte bien à l’aube du XX° siècle, en même temps que la puissante vague mystique –jusque dans le domaine littéraire et artistique. Elle est le témoin d’une montée de l’irrationnel.
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D. La Culture : Ecrivains, artistes, avant-gardes
1) La littérature
POESIE ::
a) 1880 - 1900
le symbolisme
Moréas 1856-1910
Les Syrtes
Les Cantilènes
Jules Laforgue 1860-1887
Les Complaintes 1885
L’imitation de Notre Dame la lune 1886
Mallarmé 1842-1898
b) 1900 - 1914
Héritage du symbolisme :
- Emile Verhaeren (1855-1916) Les Flamandes (1884) Les Moines (1886) Les campagnes hallucinées (1893), Les Villes tentaculaires (1895)
- Maurice Maeterlinck (1862-1949) : Pelleas et Mélisande L’oiseau bleu (1908)
- Henri de Régner (1864-1936) : La cité des eaux ( 1902) , Le miroir des heures (1908)
- Francis Jammes (1868-1938) : L’Angelus de l’aube, L4Angelus du soir, Clara d’Ellebeuse
- Paul Fort (1872-1960) : Les Ballades françaises
- Saint-Paul Roux (1861-1940) : Les Reposoirs de la procession
- Anna de Noailles (1875-1933) ;: L’Ombre des jours (1902), Les Eblouissements (1907) Les Vivants et les Morts ‘1913)
Valéry commence à rédiger la Jeune Parque
André Gide né à Paris en 1869 : ses études achevées, délivré par sa fortune de l’obligation d’exercer un métier, peut s’adonner à son goût de l’écriture. Sa rencontre avec Pierre Louÿs et Paul Valéry, la protection de Mallarmé, l’engagent dans la voie de l’idéal symboliste. Il écrit en 1891-92 les Poésies d’André Walter, Le Traité du Narcisse et Le Voyage d’Urien.
Une mutation poétique
- Claudel : Les cinq grandes Odes
- Blaise Cendrars (1887-1961) : La Prose du transsibérien (1913) Dix-neuf poèmes élastiques (1919), Feuilles de route (1924)
- Apollinaire (1880-1918: Alcools (1913) Calligrammes , poèmes de la paix et de la guerre (1918)
ROMAN
L’humanisme sceptique : Anatole France (1844-1924)
- Thaïs (1889)
- Le Lys rouge (1894)
- M. Bergeret à Paris (1901).
- Crainquebille (1902)
- Sur la Pierre Blanche (1905)
- Les Dieux ont soif (1912)
Le scepticisme souriant d’Anatole France nous le présente, dans la première moitié de sa carrière, sous les traits d’un dilettante ami des livres, qui se plait à broder sur ses lectures et à jongler avec les idées. Pourtant, de son œuvre, on peut dégager les grandes lignes de sa pensée : particulièrement sceptique sur la question religieuse, il s’attaque souvent à l’Eglise, coupable à ses yeux de fanatisme et d’hostilité à la démocratie ; à l’austérité chrétienne il oppose les jouissances d’un épicurien délicat ( les jardins d’Epicure).
En matière politique et sociale, il critique inlassablement les préjugés sur lesquels reposent l’injustice, l’intolérance, l’oppression, la guerre. Ses préférences vont à la République car elle respecte la liberté des citoyens. Il rêve d’un régime socialiste laissant les individus libres tout en assurant leur bien-être. Sans illusion sur la nature humaine, il espère pourtant que la cause du progrès social finira par triompher.
La fin du naturalisme : le mouvement de la décadence : Joris-Karl Huysmans (1846-1907)
- A Rebours (1884)
- Là-bas (1891)- En route (1895)
Après avoir peint avec une délectation morose les quartiers délabrés et les milieux populaires, écœuré lui-même par la vulgarité des aventures qu’il raconte. bientôt, Huysmans élargit le champ de son horizon. Il s’intéresse aux raffinements de l’art et de la poésie moderne, vante Monet, Degas, Cézanne, ainsi que Baudelaire, Verlaine et Mallarmé. Dans un nouveau roman, A Rebours, il se détourne de la vie réelle et construit pour son plaisir un monde entièrement artificiel. Ces aspirations inquiètes et raffinées s’expriment dans ce roman, qui marque la rupture de Huysmans avec le naturalisme. Son héros, Des Esseintes, riche et blasé, représente à l’état aigu ce qu’on a appelé la déliquescence, le mal des époques décadentes où l’on cherche désespérément du nouveau. Il n’aime que les écrivains latins de la décadence ou les modernes. Il a mené d’abord une vie de plaisirs, puis il a pris la société en dégoût. Malade, névrosé, il décide d’oublier ses contemporains et de vivre rigoureusement seul. Dégoûté de la « vulgaire réalité », il s’enferme alors dans une demeure qu’il aménage avec un luxe subtil, afin de donner à tous ses goûts un aliment factice ; en recourant sans cesse à l’artifice, il recherche les sensations rares et raffinées ; il se passionne pour la littérature et les arts décadents. Observant des correspondances entre les liqueurs et les notes de musique, il « arrivait à se procurer dans le gosier des sensations analogues à celles que la musique verse à l’oreille » et avec cet « orgue à bouche », il parvenait « à se jouer sur la langue de silencieuses mélodies ». Même recherche insatiable dans le choix des bijoux, des parfums, des fleurs. « Ses tendances vers l’artifice, ses besoins d’excentricité… c’étaient, au fond, des transports, des élans vers un idéal, vers un univers inconnu, vers une béatitude lointaine. » Mais la névrose le poursuit ; des hallucinations l’assaillent ; cela va presque jusqu’à la folie. Et, sur l’ordre du médecin, il doit renoncer à sa claustration volontaire. Des Esseintes se désespère à l’idée de retrouver ses semblables. Et, il implore, pour se sauver, le miraculeux secours de la Grâce
Comme son héros des Esseintes, Huysmans rêve d’échapper au désespoir par la foi ;..
Au terme de pénibles débats intérieurs, il découvre la vertu de la règle monastique (En route - 1895). Son existence est totalement transformée et ses dernières œuvres sont d’un chrétien parvenu à la ferveur mystique : La Cathédrale (1898) et L’Oblat (1907) couronnent son évolution vers le mysticisme.
Maurice Barrès (1862- 1923) : Individualisme et nationalisme
Les maîtres de sa jeunesse sont alors Taine, et Renan, et le très jeune Barrès ne craint pas de railler ces pontifes.
C’est sous le titre collectif de Culte de Moi que parut la trilogie qui comprend Sous l’œil des Barbares (1888), Un Homme libre (1889) et Le Jardin de Bérénice (1891). Déçu par l’ironique scepticisme de Renan comme par les théories trop systématiques de Taine, Barrès veut assurer la culture de son âme, qui passe par le culte du moi.
- Notre moi n’est pas immuable : il faut le défendre chaque jour et, chaque jour, le créer. – Le culte du moi n’est pas de s’accepter tout entier ; cette éthique réclame de ses servants un constant effort.
Dans la solitude ou dans l’intimité intellectuelle de son ami Simon, le Barrès d’Un homme libre établit ces trois maximes souveraines :
« Premier Principe : Nous ne sommes jamais si heureux que dans l’exaltation.
Deuxième Principe : Ce qui augmente beaucoup le plaisir de l’exaltation, c’est de l’analyser
Conséquence : Il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible. »
Une nouvelle étape spirituelle va conduire l’individualiste vers sa terre ancestrale : la Lorraine. ; à mesure qu’il se reconnaît davantage fils de cette terre attristée par tant de combats et peut-être découragé par la défaite, il entend élever la voix même de son pays.
Ainsi, du culte du moi au nationalisme, il n’y aura pas rupture mais approfondissement. Maurice Barrès enracine l’individu dans la terre où il est né.
Sa carrière politique allait naître, brillante, parfois tout éclairée d’orages. L’année même, où dans Un Homme libre, Barrès avait célébré « la conscience lorraine englobée dans la conscience française », on l’avait élu député de Nancy, à 27 ans, parmi les adeptes du mouvement boulangiste. Le jeune député ne fut pas réélu et il s’en consola dans les délices des souvenirs espagnols (Du Sang, de la Volupté et de la Mort).Cependant, cette année-là, le 15 octobre 1894, on arrêtait Alfred Dreyfus.
Une époque s’ouvrait qui devait être dominée par les remous de l’Affaire.
En face de Zola, Barrès prend parti contre Dreyfus dont le second procès se déroula en 1900, dans une atmosphère de fiévreuse agitation. En janvier 1899, s’était fondée la Ligue de la Patrie Française où Maurice Barrès militera aux côtés de Déroulède (sans atteindre d’ailleurs aux violences de Drumont dans La Libre Parole).
Nouvelle trilogie dans son oeuvre, Les Déracinés (1897), L’Appel au soldat (1900), Leurs Figures (1902), affirmeront ses principes jusqu’au durcissement de son œuvre qui est celle d’un doctrinaire plus que d’un romancier. Les Déracinés poussent à l’extrême les théories barrésiennes sur la fidélité au sol natal.
En 1902, les Scènes et Doctrines du Nationalisme montreront que l’auteur est toujours ferme sur ses positions.
L’année 1906 devait marquer le confluent de ses deux carrières en ouvrant à Barrès l’Académie Française et, de nouveau, la Chambre des Députés, où, représentant de Paris, il allait multiplier à la tribune des interventions toujours plus vibrantes. Défenseurs des édifices religieux, (mis en danger par la loi de séparation des Eglises et de l’Etat), il associa continûment à son nationalisme le catholicisme en qui il voyait une partie intégrante de l’héritage national.
Ses dernières années devaient lui permettre de tourner les yeux vers la Germanie et vers l’Orient, pôles constants de ses méditations. En 1921, paraît Le Genre du Rhin ; en 1922, Un Jardin sur l’Orante.
Paul Bourget (1853-1935) : le roman psychologique.
Professeur dans une institution privée, il s’imposa d’abord comme critique par ses Essais de Psychologie Contemporaine (1883-86). Il entre dans la voie du roman moral avec Le Disciple (1889) et Cosmopolis (1893). Après 1901, date de son retour au catholicisme qu’il avait abandonné ver 1867, cette tendance va s’accentuer dans L’Etape (1902), Un Divorce (1904), L’Emigré (1907), Le Démon de Midi (1914), Le Sens de la Mort (1916), Nos Actes nous suivent (1927). Il était devenu le romancier des milieux catholiques et traditionalistes, chef de file d’une tendance représentée par René Bazin (La Terre qui meurt, 1899 ; Le Blé qui lève, 1907) et Henry Bordeaux (Les Roquevillard, 1906 ; La Neige sur les pas, 1911).
En 1889, Le Disciple rencontrait un grand succès. Paul Bourget retrouve la lignée du roman d’analyse par-delà les succès du roman de mœurs ; En posant un grand problème moral (celui de la responsabilité morale de l’écrivain) il contribué à faire entrer les idées dans le roman.
Romain Rolland (1866-1944) : Le roman fleuve et l’écrivain engagé.
Entre à l’E.NS. en 1886, philosophe, historien, correspondant de Tolstoï, il témoigne d’un bel éclectisme, car ses thèses portent sur les Origines du théâtre lyrique moderne et les Causes du déclin de la peinture italienne au XVIe siècle (1895).
A l’E.N.S, puis de 1904 à 1912, à la Sorbonne, il enseigne l’histoire de l’art et publie des Vies des Hommes illustres : Beethoven (1903), Michel-Ange (1906), Haendel (1910), Tolstoï (1911).
Le théâtre fut sa première vocation. Il se consacre à son Théâtre de la Révolution : Les Loups (1898), Le Triomphe de la Raison (1899), Danton (1900), Le 14 Juillet (1902) – vaste ensemble qu’il complètera plus de vingt ans après, avec Le Jeu de l’Amour et de la Mort (1925), Pâques Fleuries (1926), Les Léonides (1928), Robespierre (1939).
Mais il ne parvient pas à s’imposer comme dramaturge.
Le roman absorbe alors son activité créatrice : de 1903 à 1912 paraissent les dix volumes de Jean-Christophe.
Avec Jean-Christophe. Il inaugure au XXe siècle le genre du roman-fleuve – le mot est de lui – ou du roman musical, sorte de symphonie héroïque. L’ensemble compte 10 volumes : L’Aube (1904), Le Matin (21904), L’Adolescent (1905), La Révolte (1907), La Foire sur la Place (1908), Antoinette (1908), Dans la Maison (1909), Les Amis (1910), Le Buisson Ardent (1911), La Nouvelle Journée (1912).
C’est le « souffle des héros » que l’auteur veut nous faire respirer en imaginant la vie, chargée d’épreuves mais pleine d’énergie, d’un grand musicien allemand, et en animant autour de lui toute une époque : c’est « Beethoven dans le monde d’aujourd’hui. » En situant ainsi, au centre de son livre, une figure héroïque et géniale, il entendait montrer l’image qu’il retenait de l’Europe de ce début du XXe siècle.. Dans une époque de « décomposition morale et sociale », Romain Rolland voulait « réveiller le feu de l’âme qui dormait sous la cendre ».
Jean-Christophe tranchait sur ce qu’on avait accoutumé de lire dans les premières années de ce siècle. C’était, disait Romain Rolland lui-même dans sa préface de 1931, « un vaste poème en prose qui (…) brisait délibérément avec toutes les conventions admises dans le monde littéraire français ». Le roman n’était plus seulement un récit : il y avait place pour des envolées lyriques, pour des commentaires de toute sorte. Son œuvre était une somme, la somme des observations, des réflexions, des jugements qu’un grand esprit pouvait porter sur la civilisation de son temps.
En août 1914, Romain Rolland se trouve en Suisse : n’ayant plus l’âge d’être mobilisé, ni l’aptitude physique, il y restera jusqu’en 1919, au service de l’Agence des Prisonniers de guerre. Après avoir protesté contre les atrocités allemandes, il donne dans Au-dessus de la mêlée une série d’articles qui lui furent reprochés comme une trahison. Son Journal de guerre a permis de dégager sa vraie pensée : déplorant le choc des peuples les plus civilisés, il voulait « au-dessus de la haine » (titre primitif) rappeler à ceux qui restaient de sang-froid, dans les deux camps, les valeurs qui auraient dû unir les belligérants : la fraternité d’une même civilisation, menacée de sombrer, comme le monde antique, dans une immense catastrophe. Mais Romain Rolland eut beau obtenir en 1916 le Prix Nobel de Littérature, ses écrits ne pouvaient être admis, ni même compris, de ces compatriotes, engagés corps et âmes « dans la mêlée »et conscients de défendre l’existence même de leur patrie.
Rentré en France à la mort de sa mère (1919), Romain Rolland reviendra bientôt séjourner en Suisse, de 1921 à 1937. Il publiera le cycle romanesque et révolutionnaire de l’Âme enchantée (1922-33), la suite du Théâtre de la Révolution, une vaste étude en quatre volumes sur Beethoven (1928-43), des essais sur Gandhi (1923) et sur L’Inde (1929-30), etc.
Mais aux yeux des contemporains, il est surtout le type de « l’intellectuel de gauche ». Bien qu’il se défende d’être l’homme d’un parti et qu’il réserve jalousement sa liberté d’appréciation, il est devenu la figure de proue des mouvements « humanitaires ». Il est en correspondance avec le monde entier, reçoit d’illustres visiteurs (comme Gandhi), rend visite lui-même à Gorki en U.R.S.S., préside des manifestations internationales (Congrès d’Amsterdam contre la guerre en 1932), refuse la médaille Goethe décernée par le gouvernement d’Hitler (1933).
En 1937, Romain Rolland se retire au pays natal, à Vézelay ; il y passera les dernières années de sa vie, les heures tristes de l’occupation, se penchant sur son passé (Le Voyage Intérieur, autobiographie poétique, 1942) rassemblant ses souvenirs sur Péguy (1944). Il meurt en 1944.
Alain fournier (1886-1914)
1914 : Le Grand Meaulnes (cf Annexes)
Au-delà de la période : Deux œuvres Un Maître
- André Gide (1869-1951)
- Marcel Proust (1871-1922)
- Paul Valéry ( 1871-1945 )
André Gide (1869-1951): L’inquiétude de soi et la mise en cause de l’écriture romanesque
Biographie et carrière
André Gide est né à Paris en 1869, d’un père professeur de droit et d’un mère issue de la haute bourgeoisie. Il reçoit des deux côtés l’héritage d’une tradition protestante, puritaine, où la religion et la morale n’ont pas recours d’abord à Dieu et à la prière mais à l’examen de conscience. Son enfance en est marquée, son adolescence et sans doute toute son œuvre. Après la mort de son père il est entouré de sollicitude féminine. André Gide s’embarque pour la Tunisie, où il arrive malade, inquiet de sa santé, chaste et tourmenté par l’idée du péché, fidèle à son amour platonique pour sa cousine Madeleine, sa « sœur » et sa fiancée.
Il revient deux ans après, en 1895, guéri, libéré de tous interdits, révélé à lui-même par l’ardeur des sens et des sensations, ayant découvert l’une des faces de sa personnalité qu’il ne consentira jamais à renier. En soif de communion spirituelle et de dévouement il épouse sa cousine Madeleine Rondeaux, qui accepte la gageure d’un mariage blanc. Etrange partage qui réserve au mariage le commerce des âmes en accordant au plaisir toute sa place.
En 1895 il écrit Paludes.
En 1897 Les Nourritures Terrestres.
En 1902, L’Immoraliste.
En 1909, La Porte Etroite.
En 1914, Les Caves du Vatican.
Avec ce dernier ouvrage, Gide devient célèbre.
Dans la seconde période de sa vie Gide va devenir celui que Malraux appellera « la conscience intellectuelle de son temps
Le point de départ :
En cette fin du XIX°siècle qui prélude à la Belle Epoque, celui que la société a accueilli en son sein en lui conférant le statut d’intellectuel, - et lui assignant un rôle -, ne saurait éprouver l’aliénation comme l’agression de la société, l’étouffement de la vie, l’étranglement de l’individualité ; à travers le rôle qu’on lui assigne, ce qu’il éprouve, c’est une difficulté d’être, comme si, voulant rejoindre son être, il ne rencontrait toujours qu’une image de lui-même.
A peine a-t-il résolu qu’il occuperait dans le roman la même place que Mallarmé en poésie, qu’il écrit et publie le petit récit de Paludes.
- Paludes
Quand le narrateur écrit l’histoire d’un berger, nommé Tityre, qui n’a point d’occupation, sinon de contempler par la fenêtre un jardin en friche, il est obligé d’avouer à Angèle que le récit est nécessairement inachevé, parce que ce qu’il décrit n’existe pas en dehors de l’écriture. Le roman ne pourrait être un miroir de la réalité que si l’écriture du roman ne faisait pas elle-même partie de la réalité. Le roman n’est-il autre chose que le journal du roman ?
Paludes ouvre la mise en cause de la littérature : la mise en abîme où celui qui écrit se regarde écrire pour découvrir le secret du récit qu’il met en œuvre ;
Ce livre servira d’exemple aux recherches esthétiques de toutes les avant-gardes jusqu’au Nouveau Roman.
Ce n’est qu’en 1925 Gide entreprendra, avec Les Faux-Monnayeurs, d’écrire le roman d’un roman, qui est en même temps le Journal de l’écrivain
C’est alors qu’il déclassera toutes les œuvres jusqu’alors publiées, en leur donnant le titre de récits ou de soties. Il y a bien là une prise de conscience des limites de son œuvre : Comment celui qui, dès l’origine de sa réflexion, a découvert que le Moi, toujours témoin de lui-même, ne pouvait jamais se ressaisir en une identité, pourrait-il écrire des romans, sinon en focalisant son regard sur l’une des images de lui-même ?
C’est alors qu’il déclassera toutes les œuvres jusqu’alors publiées, en leur donnant le titre de récits ou de soties. Il y a bien là une prise de conscience des limites de son œuvre : Comment celui qui, dès l’origine de sa réflexion, a découvert que le Moi, toujours témoin de lui-même, ne pouvait jamais se ressaisir en une identité, pourrait-il écrire des romans, sinon en focalisant son regard sur l’une des images de lui-même ?
- Les nourritures terrestres
S'il faut en croire Gide, "les Nourritures Terrestres" seraient, à l'encontre de l'idéal chrétien, une nouvelle éthique : la vérité de l'homme, loin de se trouver dans la vie intérieure ou dans la vie spirituelle, s'éprouverait dans la sensation, dans le contact direct avec les choses et avec les êtres ; et toutes les nourritures terrestres, d'une certaine façon, se présentent comme la leçon apprise de Menalque que Gide cherche à transmettre au jeune pâtre, Nathanael.
"Les Nourritures Terrestres" seraient ainsi le nouveau bréviaire d'une sagesse ardente.
C'est ce nouvel idéal de vie que Gide nomme la ferveur :
" Nathanael, je t'enseignerai la ferveur "
C'est le vieil homme, qui doit réapprendre à sentir (au lieu de penser) pour apprendre à vivre : Pour se redécouvrir comme un être vivant réel, il doit réanimer son contact avec les choses.
"Les Nourritures Terrestres" exposent toutes les étapes de cet apprentissage
Mais la leçon du livre est plus profonde, que Gide formule ainsi dans la préface:
" Je voudrais que (mon livre) t'eût donné le désir de sortir de n'importe où, de ta ville, de ta famille, de ta chambre, de ta pensée. "
Dans cette formule, on lit d'abord la volonté d'André Gide de se libérer de l'emprise de son éducation religieuse dans une famille de la haute bourgeoisie protestante.
Mais il y a plus: ce n'est pas seulement aux contraintes d'un milieu social, à l'enfermement de la vie intérieure, aux croyances et aux habitudes de penser liées à une éducation qu'il faut échapper. Quelque soit le milieu, quelle que soit la vie intime, quelles que soit la religion, la morale, la philosophie, -où que l'on soit- quelles que soient notre condition et nos convictions, il faut en sortir :
« Sortir de n'importe où »
Ce n'est pas tant la Religion, ni la Morale qu'il s'agit de mettre en cause, mais l'homme tel qu'il est devenu, étranger à lui-même, à sa vie réelle, concrète, sensible.
C’est de soi qu’il faut sortir, parce que la conscience, - en premier lieu la conscience morale – nous rend prisonnier d’une idée de l’homme
« supprimer en soi l'idée de mérite, il y a là un grand achoppement pour l'esprit »
et plus loin, dès les premières pages du Livre :
« Agir sans juger si l'action est bonne ou mauvaise
Aimer sans s'inquiéter, si c'est le bien ou le mal »
« Effrayante une liberté qui ne guide plus un devoir »
C'est bien d'aliénation religieuse et morale qu'il s'agit, au sens où Nietzsche l'a comprise et dénoncée.
Gide le reconnaîtra lui-même dans "Prétextes" :
« L'influence de Nietzsche a précédé chez nous l'apparition de son oeuvre; celle-ci tombe en terrain préparé...... »
L'apprentissage de la sensation, la pédagogie de l'ivresse de vivre, ce n'est pas seulement la réaction contre son milieu, sa famille, ni le rejet de l'éducation protestante, c'est, comme nous l'avons déjà entrevu, la recherche d'un "autre homme", d'une autre vérité de l'homme.
Récits : romans de soi-même
- L’immoraliste
Michel, qui abandonne Marceline gravement malade, après qu’elle l’a soigne avec un dévouement admirable et guéri pour suivre la leçon de Ménalque qui lui enseigne la valeur irremplaçale du plaisir de vivre, n’est qu’une image de Gide, une face de lui-même qu’il s’agit d’incarner. A travers le personnage de Michel, Gide fait plus que décrire une expérience ; il développe une tentation de sa nature qu’il convertit en une éthique : suivre égoïstement son désir et ses passions pour retrouver en soi « le vieil homme » que l’éducation et la morale sociale ont recouvert, en un aveuglement qui ne peut que le mener à sa perte.
- La Porte Etroite
Jérôme, après une enfance fragile, est devenu amoureux d’Alissa. Un jour, au temple, ils entendent tous deux le verset que le pasteur a choisi comme thème de sermon : « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition. » Alissa, cependant, sent monter en elle une tendresse profonde pour Jérôme. Les deux jeunes gens paraissent donc appelés à un bonheur commun. Pourtant, Alissa lutte conte elle-même : sans laisser ignorer son amour à Jérôme, elle semble vouloir le détacher d’elle. Est-ce pour tenter d’assurer, par son sacrifice, le bonheur de sa sœur Juliette ? Son journal, découvert après sa mort prématurée, révèle qu’elle a obéi surtout à des raisons d’ordre mystique ; elle a choisi la porte étroite, en répétant après Pascal : « tout ce qui n’est pas Dieu ne peut pas remplir mon attente.»
De façon antithétique au personnage de L’Immoraliste, Alissa l’héroïne de La Porte Etroite, se condamne à mort par son ascèse et son aspiration au sacrifice, refoulant sa sensualité et renonçant à son amour. De son côté, Jérôme se présente en victime d’une situation que conforte sa propre peur de la sensualité féminine.
Avec quelle trouble volupté ne se représente-t-il pas la fameuse « porte étroite » du sermon : « Je me la représentais, dans le rêve où je plongeais, comme une sorte de laminoir, où je m’introduisais avec effort, avec une douleur extraordinaire où se mêlait pourtant un avant-goût de la félicité du ciel. Et cette porte devenait encore la porte même de la chambre d’Alissa ; pour entrer, je me réduisais, me vidais de tout ce qui subsistait en moi d’égoïsme (…) Et par delà toute macération, toute tristesse, j’imaginais, je pressentais une autre joie, pure, mystique, séraphique et dont mon âme déjà s’assoiffait. »
Le Journal et les lettres d’Alissa introduisent un second foyer dans le récit de Jérôme, la confrontation de deux points de vue mettant en évidence la manière dont chacun se leurre et nous leurre sur ce qu’il est et sur ce qu’il veut.
Encore une dénonciation de la « fausse monnaie ».
- Une sotie : Les Caves du Vatican
Publiée en 1914, cette œuvre comprend tous les éléments constitutifs d’un roman : nombreux personnages, intrigue complexe, référence à des événements contemporains, fresque d’une époque. Gide n’hésite pas à utiliser des schémas et des procédés dignes des aventures d’Arsène Lupin de Maurice Leblanc. Il donne à ce roman le titre de « Sotie » pour le distinguer à la fois des récits et du roman qu’il projette d’écrire : Les Faux-Monnayeurs.
La sotie doit, selon Gide, mêler le saugrenu, l’arbitraire, l’invraisemblable ; mais il s’agit, au travers des rebondissements, dignes d’un roman policier, d’illustrer ironiquement des thèmes ou des problèmes qui sont d’ordinaire l’objet d’une réflexion philosophique. La sotie est, de fait, un conte philosophique.
La sotie est divisée en cinq livres qui portent chacun le nom de l’un des personnages : Armand-Dubois, Julien de Baraglioul, Amédée Fleurissoire, le Mille-pattes, et Lafcadio. Le lien entre ces différents personnages et épisodes du récit ne nous est révélé que par « l’acte gratuit » de Lafcadio qui précipite Amédée Fleurissoire par la portière d’un wagon.
Le thème qu’André Gide veut illustrer consiste en la brusque naissance d’une pensée agressive, qui, sans mobile ni motif, conduit un individu jusqu’à l’accomplissement de l’acte lui-même. Le thème est sans doute emprunté par Gide à Dostoïevski et en même temps dénaturé : Là où Dostoïevski a sans doute voulu, à travers le crime que Raskolnikov a commis ou celui de Dmitri Karamazov qui n’a pas eu lieu, s’interroger sur le sens de l’acte et de la responsabilité, Gide propose une réflexion où l’acte est identifié à une manifestation intempestive, sans raison ni profit, qui, à ses yeux, attesterait d’une liberté sans limites : un libre-arbitre - une liberté d’indifférence - capable de mettre en cause à la fois toute morale et tout sens de la destinée humaine.
Marcel Proust (1871-1922) : La quête de soi et la métamorphose du roman
Fils de médecin, Marcel Proust est né à Paris le 10 juillet 1871. En 1882, il entre au Lycée Condorcet où il fera de bonnes études malgré une santé fragile. Il commentait passionnément les auteurs contemporains, France, Barrès, Dierx, Maeterlinck. Il suit à la Sorbonne les cours de Bergson qui vient de publier sa thèse sur les données immédiates de la Conscience et dont l’influence le marquera profondément..
La période 1892-95, malgré l’absence de devoirs professionnels, marquée par l’arrestation et la déportation de Dreyfus, ne fut pas pour lui un temps inactif. La fortune de ses parents lui permet de n’exercer aucun métier autre que celui d’ « attaché non rétribué » à la Bibliothèque Mazarine. Encore est-il presque toujours en congé, mais s’il passe alors pour un aimable dilettante, son œuvre, souterrainement, se prépare, se mûrit, s’organise, grâce à d’importantes rencontres dans les milieux mondains.
Jacques Emile Blanche fait son portrait : il écrit pour Le Gaulois ; il retrouve chez l’aquarelliste Madeleine Lemaire, la Princesse Mathilde, Madame de Chévigné, la comtesse Greffulhe née Carman-Chimay et Robert de Montesquiou, « moitié mousquetaire et moitié prélat » qui lui fourniront tant de modèles pour les grandes dames ou les snobs de la Recherche. Il se lie d’autre part avec le musicien Reynaldo Hahn qui composera, sur ses poèmes, des pièces pour piano et surtout qui sera pour lui un véritable intercesseur vers cette musique de Vinteuil.
Des luttes sérieuses se préparaient. En 1898 et 1899, le procès Zola et la libération de Dreyfus occupent et passionnent l’opinion française, partagée jusqu’au déchirement. Proust qui est dreyfusard, conservera une lucidité aiguë sur les comportements ou les erreurs des divers partis politiques.
Après la mort de son père à l’automne 1903 et de sa mère 1905, Marcel Proust va alors se consacrer à la réalisation de son œuvre.
Proust avait pleine conscience de la singularité de son entreprise : il ne se proposait pas de raconter une histoire ou de traiter un sujet. Il voulait dire tout ce qui lui tenait à cœur. Son livre était la somme d’une vie, il rendait compte de la totalité d’une expérience. Cela ne pouvait en aucune façon s’inscrire dans le cadre d’un roman traditionnel. La nouveauté de Proust résidait dans l’emploi qu’il faisait de l’usage de la première personne. Sous le couvert d’une première personne, un auteur présentait une succession d’événements ou de sentiments dramatiquement organisés ; il dessinait la courbe d’une destinée, il mettait en relief une vérité intellectuelle ou morale. Alors que le romancier traditionnel s’attachait à enchaîner les faits et faisait la part belle à l’organisation dramatique, au caractère progressif de son récit, Proust écrivait un roman sans intrigue, il ignorait la fameuse situation dramatique, avec son exposition, son nœud et son dénouement. Il ne donnait pas au lecteur l’occasion de suivre le fil des péripéties. Là où les personnages du roman traditionnel demeuraient subordonnés à l’histoire et contribuaient à la faire progresser, dans le Temps Perdu, ils n’ont d’autre fonction que d’être présents. Aucune nécessité d’action ne les amène. Loin d’être aux prises les uns avec les autres, ils entrent successivement dans le champ de vision du narrateur. Ce n’est pas une histoire qui les rassemble, c’est comme dans la vie, on les aperçoit, on les rencontre, on entend parler d’eux, on les revoit.
Dans A la Recherche du Temps Perdu, il y a d’un côté l’observation ironique et satirique des travers d’une société ; de l’autre une analyse prodigieusement déliée des impressions les plus ténues de la conscience et des nuances les plus subtiles de la pensée. Le dessein initial de Proust était purement poétique, et c’est au cours de la genèse de l’œuvre qu’il avait donné plus de place à la peinture des milieux et des personnages et qu’il avait été conduit à se placer sous le signe de Balzac et de Saint- s’employant à brosser une vaste fresque historique et sociale.
Il y a dans cette œuvre une rupture de ton entre les grâces poétiques d’une phrase très élaborée et le dépouillement d’une analyse abstraite qui envahit la plus grande partie de l’œuvre.
Dans le Temps Perdu, le narrateur entreprend de reconstituer le passé ; le présent indéterminé où il est situé est comme le terme absolu de son existence. Son ambition est de récupérer la totalité de son expérience vécue..
Proust faisait subir au roman une déviation capitale : il ne s’agissait plus de raconter une histoire, mais d’élucider le contenu d’une conscience. L’enchaînement des événements le cédait à la survie des états d’âme. La perception de l’univers sensible de l’espace et du temps devenait le sujet même de l’œuvre. Le monde extérieur n’était plus le décor d’une action : il était perçu par une conscience. On assistait à une communion du monde et de l’âme. Proust opérait une révolution romanesque parce que la matière même de son oeuvre était faite des complexes résonances, en une âme sensible, des apparitions du monde extérieur.
Avec ce roman, la conception de la composition romanesque subit un changement radical. Elle est alors moins fondée sur la progression du récit que sur la reprise et l’orchestration des thèmes. Pour faire comprendre ses intentions, il empruntait des analogies à l’art musical : on parlait alors de composition symphonique, wagnérienne ou encore orchestrale.
Tout l’œuvre de Proust manifeste « une dialectique du temps et de l’intemporel ». C’est le roman d’un être qui, dans le temps, est en quête de ce qui échappe an temps.
- Paul Valéry ( 1871-1945 )
Paul Valéry est né à Sète en 1871. Il passe son adolescence à Montpellier et y fait ses études. Il aspire à entrer à l’Ecole Navale mais elle n’est « pas assez mathématicienne » selon lui. C’est alors qu’il décide de faire du droit.
Parallèlement, il s’intéresse aux beaux-arts et à la poésie. Il se passionne pour Hugo, Gautier et Baudelaire . En 1889, il découvre l’œuvre de Verlaine. A la même époque, il écrit une centaine de poèmes. C’est deux ans plus tard qu’il se rend à Paris ; son ami Pierre Louÿs l’introduit auprès de Mallarmé, dont il devient le disciple. Il côtoie aussi grâce à lui Heredia, Gide et Debussy
En 1892, lors de la « Nuit de Gènes », Valéry prend conscience que la vie sentimentale et la création artistique comportent une « impureté » fondamentale : Si le moi devient, par l’effet de la vie sentimentale ou de la création littéraire, un être particulier « sensible », comme Narcisse la conscience ne fait plus que contempler son apparence, elle est comme lui prisonnière d’une image d’elle- même. Au contraire, si l’esprit renonce à contempler l’être qu’il a crée comme sa propre image dans un miroir, il découvre sa vraie vocation qui est de se connaître lui-même ; Alors, avoir conscience de soi n’est plus pour l’esprit contempler un autre mais être le témoin ( Monsieur Teste ) de lui-même, c’est à dire de sa propre activité. L’esprit découvre sa propre essence qui est d’être le pur reflet de lui-même : cette réflexion, si l’esprit renonce à travestir l’un de ses reflets en une image de soi, est à proprement infinie ; il devient conscient de lui-même comme pur pouvoir.
Cette pensée ne sera pas sans conséquence :
Valéry renonce à la création littéraire pour se livrer à la conscience de soi, à l’exercice par l’esprit de son pur pouvoir. 20 ans de silence : Valéry se retire au « cloître de l’intellect ». Il rêve de surprendre « le secret de l’intellect », de réduire en une méthode ce pouvoir qui constitue la nature même de l’esprit. Il se compare à un moderne docteur Faust ou à quelques héros antique enfermé dans le labyrinthe.
Deux essais en prose, l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1895) et la Soirée avec M. Teste (1896) répondent à cette haute ambition.
1913 : Le retour à la poésie.
Au cours d’un labeur de quatre ans, il écrit « La Jeune Parque », un poème de 512 vers
A l’instigation de Gide et de Gallimard, Valéry publie ses vers de jeunesse dans un Album de vers anciens ( 1920 ). Puis il compose comme une véritable « fête de l’intellect » vingt et un poèmes qui seront rassemblés sous le titre de « Charmes » (1920-1922 ). La poésie devient la traduction privilégiée de la vie « dramatique » de l’esprit ; les charmes traduisent les différentes étapes de la vie de l’esprit qui connaît dans sa propre activité des péripéties qui sont comme l’équivalent spirituel des drames réels : les espérances, les attentes (Les Pas), mais aussi les tentations :
- celle de contempler son image ( Fragment du Narcisse )
- celle de confondre son pouvoir avec ses résultats ( Ebauche d’un Serpent )
- celle de vouloir s’incarner, tentation de la vie ( Le Cimetière marin )
Tout l’être humain, y compris l’être sensible, ou sensuel, est ainsi réintégré dans la vie de l’esprit : « la forêt sensuelle » est inséparable de la « fête de l’intellect ».
A partir de la publication de ce recueil, Valéry est devenu un poète d’Etat et un héros intellectuel Il n’écrit plus que des œuvres de circonstances ( préfaces, essais, discours ), des dialogues. On l’invite à donner des conférences en France et dans tous les pays étrangers. Il est titulaire depuis 1937 de la chaire de Poétique au Collège de France. Sa gloire est consacrée.
THEATRE et chorégraphie
- Edmond Rostand (1868-1918) : Cyrano de Bergerac (1897) L’Aiglon (1900)
Chanteclerc (1910)
- Henry Bernstein (1872-1922) : La machine nuptiale, La vierge folle,
L’Homme à la rose
- Georges de Porto-Riche (1549-1930) : son « théâtre d’amour »
- Feydeau (1862-1921) : Le dindon, La Dame de chez Maxim On purge bébé, Mais ne te promène donc pas toute nue !
- Tristan Bernard (1866-1947) :Les Pieds nickelés, L’Anglais tel qu’on le parle,
L’Etrangleuse
- Flers (1872-1927)et Caillavet (1869-1918) : L’Habit vert
- Georges Courteline (1891-1929) : Les gaietés de l’Escadron, Boubouroche
Alfred Jarry (1873-1907) : La geste d’Ubu ( Ubu roi, Ubu enchaîné, Ubu sur la Butte)
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Divertissements et distractions
La « Belle Epoque », période de stabilité monétaire et de prospérité économique, voit le triomphe du théâtre de la bourgeoisie : c’est l’euphorie des salles de spectacle.
Dans les théâtres de boulevard, le Gymnase ou les Variétés, c’est le triomphe ou l’insuccès d’auteurs dont la renommée est parfois venue jusqu’à nous. Ceux qui, à l’image d’un Maurice Donnay, sont les héritiers des spectacles impériaux, créent jusqu’en 1905 l’affluence. Ils sont relayés après 1907 par d’autres, plus au goût du jour : Henri Bernstein donne en 1911 à la Comédie française la controversée Après moi, dénoncée comme œuvre juive par ses détracteurs et qui, comme telle, ne devrait pas avoir sa place au Français. Edmond Rostand fait triompher L’aiglon en 1900 et Chantecler en 1910. L’humour boulevardier de Tristan Bernard éclate dans les pièces telles que Le petit café en 1911. Georges Courteline réussit dans ses caricatures de la petite bourgeoisie et Georges Feydeau multiplie les intrigues comme La puce à l’oreille, écrite en 1907.
Georges de Porto-Riche, Henri Bataille, Flers et Cavaillet donnent aussi dans le vaudeville. Nul doute quez ces auteurs de comédies légères à succès interprétées par des acteurs célèbres, Sarah Bernhardt ou Lucien Guitry, ont contribué à forger l’image du Paris frivole et joyeux de la « Belle Epoque », attirant la bourgeoisie provinciale mais aussi de nombreux étrangers venus goûter aux charmes de la capitale.
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Mais cette période est aussi celle de la naissance d’une nouvelle avant-garde esthétique.
Au théâtre, si profondément sclérosé, apparaît le désir de constituer le spectateur en co-auteur. En réaction à la fois contre le théâtre naturaliste, que défendait le Théâtre Libre d’Antoine, et contre son concurrent, le théâtre symboliste de Lugné-Pöe et de Paul Fort, Jacques Copeau développe à la fois une nouvelle esthétique et une théorie de la mise en scène. Inspiré des exemples venus de l’étranger : de Meyerhold, de Craig, d’Appia, ou de Fuchs ; et, à la suite du français Rouché, il fait du metteur en scène un intermédiaire essentiel pour la représentation et rapproche le public des acteurs en réaménageant l’espace scénique. Il occupe le théâtre du Vieux Colombier, où il regroupe une troupe jeune, avec entre autres Louis Jouvet et Charles Dullin. En septembre 1913, la Nouvelle Revue française publie son « Essai de rénovation dramatique » où il revendique la stylisation du décor, la primauté du jeu et des gestes et l’héritage de la commedia dell’arte. Il veut vider la scène des objets qui prétendaient représenter le réel.
3-Le théâtre de Claudel
C’est dans ces conditions que le théâtre de Claudel voit le jour. Ses premières œuvres dramatiques sont marquées par sa conversion de 1886 et par l’influence symboliste. Tête d’or (1889), La Ville (1890), L’Echange (1893), Le repos du septième jour (1896), traduisent par l’intermédiaire de personnages allégoriques, les convictions de l’auteur : désespoir de l’homme sans la grâce, faillite de la cité sans Dieu.
Peu à peu, Claudel se détache de l’esthétique symboliste : Partage de Midi (1906, représenté en 1948), né d’une aventure personnelle, pose le problème du couple humain ; L’Annonce faite à Marie (1912), un des sommets du théâtre chrétien, évoque le climat mystique du Moyen-Age finissant. En même temps, le dramaturge diplomate s’applique à comprendre le monde moderne : L’Otage (1910), Le pain dur (1915) et Le père humilié (1916) constituent une trilogie qui, étalée sur trois générations, montre les répercussions de la crise révolutionnaire sur les plans spirituel, politique et social.
4- Autre phénomène à résonance européenne : la chorégraphie.
Elle est en pleine révolution et Paris en est le principal théâtre. Déjà Isadora Duncan avait, à la fin des années 1870, abandonné le costume traditionnel ainsi que le chausson des danseurs et libéré leur mouvement. Loïe Fuller avait profité de l’Exposition Universelle de 1900 pour montrer les effets de lumière sur leurs costumes voilés. Mais ce sont les Ballets russes produits par Serge Diaghilev en 1909 au Châtelet qui provoquent un terrible choc sur le public parisien. A peine remis de la découverte de ces ballets sans thème, le voici à nouveau retourné par Le Sacre du printemps joué en 1913 au théâtre des Champs-Élysées. La musique de Stravinsky le choque tout comme les mouvements « en dedans » des danseurs de Nijinski..
2) Les arts plastiques
Les conditions
Le passage au XXème siècle voit la radicalisation des innovations dans une Europe alors sans frontières, mais les artistes perçoivent les déséquilibres insupportables de la modernité qui provoquent après 1905 une nouvelle révolution. Les « fauves » en France, les expressionnistes en Allemagne s’en prennent, avec une violence sans précédent, qui éclatera dans Les Demoiselles d’Avignon, à une civilisation dont ils détectent la sauvagerie cachée sous la Belle Epoque, cherchant une nouvelle pureté par un retour aux origines : le primitivisme.
Le cubisme de Braque et Picasso mettra en cause la conception du métier de peindre et de sculpter, ouvrant la voie aux langages abstraits, aux’effets optiques de matière, aux assemblages, aux dialogues avec l’objet qui restent à l’actualité trois quarts de siècle après eux.
L’art moderne, fracture culturelle
La rupture moderne s’est produite en France ; elle a été cumulative dans la peinture et ensuite dans la sculpture au point de créer une nouvelle filière de création qui s’est traduite en peinture par l’abandon, puis le rejet de la perspective qui régnait dans le quattrocento. Il s’agit d’une véritable fracture culturelle avec la tradition pluriséculaire issue de la Renaissance.
La divergence éclate dans le métier qui se libère du travail par « morceaux », du remplissage du dessin par la couleur pour donner l’autonomie à celle-ci, qui va de pair avec l’apparition des compositions « globales », par contrastes de masses et de rythmes plastiques.
Cézanne, Seurat et Monet ne participent plus à la même peinture que Meissonier et Jean-Paul Laurens, de même que Baudelaire, Rimbaud ou Mallarmé ne participent plus à la même poésie que François Coppée ou Sully-Prudhomme, Flaubert ne participe plus à la même prose que Maxime Du Camp.
PEINTURE
La rupture
La postérité du néo-classicisme est un désastre. Partout l’éclectisme. Tous les styles historiques se mêlent. Chacun transpose à sa façon la vie commune et vulgaire dans un cadre grec, avec le souci du détail. Mais précision n’est pas réalisme. Quoi de plus précis qu’un Courbet ? Nul n’a peint comme lui les chairs, les pelages, les rochers. Or Courbet exaspère. Il est trop vrai. Il montre les choses sans maquillage culturel. Lui-même ressemble à ce qu’on veut oublier : fils de cultivateur cossu, plus peuple que nature. Courbet est sacré « chef d’école de l’ignoble ». Réaction identique face à l’école de Barbizon, Guys et Manet. De ce dernier, le Déjeuner sur l’herbe, roide, froid, réaliste, scandalise l’Empereur.
Cette noblesse de carton-pâte c’est l’esprit du temps. Les peintres cherchent la sincérité, en vain, face aux modèles grecs de la perfection. Ils pressentiront, petit à petit, que cet art officiel qu’on leur oppose partout est un masque duquel se perpétuent et se développent les mécanismes très prosaïques, impitoyables, inhumains de la compétition économique, de la lutte pour le profit. L’Empire et la IIIe République sont d’autant plus grecs que se consolide d’autre part une société matérialiste où les clans qui se disputent les places ont tous la même conception égoïste du pouvoir. Supplément d’âme dans une société sans âme, sans élan spirituel, sans projet collectif, l’art officiel n’a aucun point commun avec la recherche obscure et passionnée des jeunes impressionnistes. « L’idée de beauté n’était pas chez Cézanne, disait Emile Bernard, il n’avait que celle de vérité. » Une vérité dont personne ne veut.
Devant ce phénomène de rejet qui écarte toute recherche authentique, le petit monde des peintres ne s’éveillera que peu à peu. La première génération tente de convaincre, de forcer les portes. Elle s’en prend à l’académisme. Cézanne explique à un journaliste : « Oui, mon cher monsieur, je peins comme je vois, comme je sens. Et j’ai les sensations très fortes. Eux aussi ils sentent et voient comme moi, mais ils n’osent pas. Ils font de la peinture de Salon. Moi j’ose, monsieur, j’ose. J’ai le courage de mes opinions. »
La deuxième génération – celle de Gauguin, Van Gogh, Seurat, ne s’en tiendra pas à la contestation des Salons mais s’attaque au système tout entier. Elle fait son deuil de toute intégration. Huysmans s’exprime ainsi : « Le bourgeois, rassuré, trônait, jovial, de par la force de son argent et la contagion de sa sottise. Le résultat de son avènement avait été l’écrasement de toute intelligence, la négation de toute probité, la mort de tout art. En effet, les artistes avilis s’étaient agenouillés, et ils mangeaient ardemment de baises les pieds fétides des hauts maquignons et des bas satrapes dont les aumônes les faisaient vivre. » Vu par Cézanne, Van Gogh, Gauguin, le peintre devient une sorte de maudit qui poursuit sa tâche malgré tout, portant les péchés du monde. Van Gogh explique : « Un peintre se ruine le caractère en travaillant dur à la peinture, qui le rend stérile pour bien des choses, pour la vie de famille, etc. Il peint non seulement avec de la couleur mais avec de l’abnégation et du renoncement à soi, et le cœur brise. Pour être un anneau de la chaîne des artistes, nous payons un prix raide de santé, de jeunesse, de liberté, dont nous ne jouissons pas du tout. »
D’autres préfèrent à ce sacerdoce l’évasion vers les paradis artificiels intérieurs ou exotiques. Gauguin vivra dans une perpétuelle obsession de l’exil à l’écart des sordides réalités de l’Occident. S’ils s’évadent, c’est que le monde qu’on leur propose n’est guère séduisant. Les scandales se succèdent en France. C’est bientôt la montée de l’anarchie. Les artistes affirment leur sympathie pour ce mouvement, et y participent. Les années 1890 voient se multiplier les réunions politico-artistiques. La rupture essentielle est celle qui ne cesse d’opposer pendant un quart de siècle l’art le plus neuf et vivant à l’ordre moral. l’Etat, soutenu par l’Académie, refuse Monet, Pissarro, Renoir, Sisley, Cézanne, parce qu’indignes d’entrer dans les collections nationales.
1) 1870 -1900 :
1870 -1880 : la « décennie héroïque » des impressionnistes
Précurseurs :
L’école de Barbizon
La peinture de l’école de Barbizon, avec Rousseau, Millet et Courbet, voit dans la nature des spectacles plus plastiques, plus architecturaux que sensibles, dont on s’efforce de dégager la somptuosité et la grandeur. Mais ils contribuent à faire triompher l’habitude de peindre en plein air.
Autour du problème du paysage gravitent des recherches caractéristiques. L’autonomie du paysage en tant que genre particulier est accomplie. On ne considère plus la nature comme un décor.. Les peintres de l’école de Barbizon et Courbet atteignent à la connaissance la plus profonde de la terre et des forêts, mais le problème de la transparence de l’atmosphère ne sera résolu que plus tard, par l’impressionnisme.
-Jean-François Millet : 1815-1875
- Gustave Courbet : 1819-1877. : maçon des formes
Courbet analyse les caractères de l’homme et ses aspects physiques, sans songer à les idéaliser. Il fait table rase de l’exaltation romantique et de l’imagination dans l’art. Courbet apparaît comme un des chaînons d’une constante de la peinture française, qui s’exprime par la simplicité du sujet qui est de préférence choisi parmi le monde rustique et ne va pas au-delà de la bourgeoisie moyenne, ayant des liens très étroits avec le sol.
tableau : L’après-dînée à Ornans (1849),
L’Impressionnisme correspondait d’abord à une intensification des principes réalistes et par suite, à une vision nouvelle de la réalité proposée par quelques artistes, plus qu’à une réaction contre l’Académisme ou contre le romantisme ou le réalisme. La vision qu’il propose du monde s’accorde avec un sentiment moderne de la nature, transformée par les découvertes humaines et rendue quasi artificielle. L’impressionnisme offrait une conception nouvelle de la réalité : tout ce qui vit se transforme, et si l’on veut restituer la vie dans sa vérité, il est indispensable de l’analyser, de l’exprimer dans ce que ses manifestations dénotent de fugace, d’éphémère, et de transitoire.
Devant une réalité qui s’élargit, l’artiste ne cherche plus à nous montrer l’essence du monde tel qu’il est, mais plus modestement son impression sur cette nature. Le tableau ne décrit pas ce qu’on voit mais la manière de voir., L’homme prend une nouvelle conscience de son rapport au monde et institue dans l’espace de la toile un nouveau système visuel pour l’exprimer. A cet instant surgissent la déconstruction du système précédent et l’édification d’un nouveau schéma.. Nous passons d’une conception géométrique, formelle à une conception subjective, intuitive. Le vécu fait irruption dans le culturel. Ce que refuse l’impressionnisme, c’est l’idée d’un face-à-face entre l’homme et la matière. Il ne ressent plus comme un témoin extérieur du réel. Il n’y a pas l’artiste et le monde-chose, manipulable comme une nature morte. Chaque tableau raconte l’histoire d’une libération : la vie a échappé au système étriqué de signes qui voulait la formaliser. L’expérience brute de la vision nie l’ordre classique où l’on croyait pouvoir l’enclore. Ce que découvre avec stupeur, le public de l’impressionnisme, c’est cette insoumission du réel à ses carcans. Pour la société bourgeoise du XIXe siècle, positiviste et pragmatique, le refus des schémas plastiques traditionnels est un symptôme. Un ordre qui se posait comme universel, définitif, s’aperçoit que l’histoire continue.
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Les maîtres :
Claude Monet 1840-1826
- Impression, soleil levant (1872), peint au Havre, qui donnera son nom au mouvement.
En une suite d’observations passionnées, Monet fixe le dialogue incessant de l’eau et de la lumière. Observant à la surface de la Seine la dislocation des reflets en myriades de taches dansantes, Monet y trouve l’occasion de traduire sa conception d’un monde fluide et sans formes arrêtées, où les contours sont constamment remis en cause par le mouvement et la lumière.
- En canot sur l’Epte (1887),
Monet a inventé la mer, il est le seul qui l’ait comprise et rendue avec ses aspects changeants, ses rythmes énormes, son mouvement, ses reflets infinis et sans cesse renouvelés.
La féerie du prosaïque captive Monet. Il s’acharne sur la gare Saint-Lazare et donne des jets de vapeur une interprétation aérienne et campagnarde. Plus diffuse, plus fugitive que l’eau, la fumée fascine Monet. Il découvre sous les verrières géantes le spectacle d’une mobilité incessante et tente d’en fixer les aspects par une présence assidue en maints endroits de la gare. Pas de message chez Monet, pas d’intentions sociales. Monet traite de problèmes avant tout plastiques : rapport des masses sombres des locomotives avec la ductilité éphémère des jets de vapeur. (
- La gare Saint-Lazare – 1877)
La magie de Paris a passionné les impressionnistes qui ont consacré de nombreux tableaux au quartier de l’Opéra et des Grands Boulevards. Claude Monet peint une toile vivante, agitée comme le Paris qui l’inspira.
- Boulevard des Capucines – 1873)
A la fin de sa carrière, il peindra les fameuses « séries » : cathédrales, meules, peupliers et les Nymphéas.
-La Cathédrale de Rouen 1892
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Monet veut saisir l’instant, les couleurs changeantes aux rayons du soleil. Un halo cosmique imprègne les meules, comme si Monet avait saisi, par-delà son motif, le rythme immense et majestueux de la nature.
- Meule ; Meule en hiver ; Meules au soleil couchant ; Meules au coucher du soleil – 1891)
L’ensemble des Nymphéas est l’apothéose de Monet..
Le vertige de l’immatériel (et ses problèmes de vue) pousse Monet, au terme de sa vie, vers un art sans forme et sans profondeur, aux limites de l’abstraction. Dans les Nymphéas, le sujet est réduit à l’état de canevas vaguement esquissé ; composition et dessin sont négligés. Dans un lyrisme éperdu, l’artiste ne peint plus que des taches, des reflets, des « reflets de reflets », des nuances évanescentes d’une préciosité presque abstraite.
Sans doute, l’art de Monet, dans ses conclusions, est-il resté trop analytique si l’on songe aux synthèses de Renoir et de Cézanne. Mais tout mouvement d’art, à ses débuts, obéit aux initiatives d’un meneur de jeu plus ou moins absolu dans ses intentions. Ce fut le cas de Monet, qui tire sa grandeur d’une intransigeance presque excessive en face des concessions et des amendements que d’autres envisageront.
b) le pointillisme et le néo impressionnisme
L’étude de l’énergie, du rôle dissolvant des rayons solaires ébranle un système fondé sur les réalités compactes de la matière..
La deuxième étape de l’impressionnisme, c’est la fusion généralisée des objets dans le rayonnement ondulatoire : le monde visible n’est pas seulement composé de solides, mais baigne dans un champ d’ondes ; les peintres débouchent sur les schémas de la physique contemporaine. Ils perçoivent qu’il n’y a pas d’un côté les objets compacts et de l’autre l’énergie lumineuse qui les effleure. La matière est l’énergie, l’énergie la matière.
Le divisionnisme demande au spectateur un nouvel « engagement » physiologique. En systématisant les procédés impressionnistes de dissociation de la touche, il déplace l’intérêt, par-delà du tableau, vers les mécanismes de la perception. La peinture devient un acte complexe où l’intervention active du spectateur est sollicitée. Celui-ci fait son tableau, dans la mesure même où il dispose, pour sa lecture, de plusieurs choix et positions possibles. Avec Seurat, commence une peinture où l’ordre des rapports plastiques s’efface devant une mise en cause concertée de notre système rétinien.
Alors qu’en liant deux teintes sur la palette on tend vers le gris (mélange chimique), les couleurs s’exaltent au contraire dans l’œil quand on les dispose séparément sur la toile (mélange optique). L’œil, sollicité simultanément par des ondes chromatiques de fréquences différentes, s’efforce de s’y adapter alternativement – ce qui active le nerf optique. Seurat et ses amis prennent conscience de ces mécanismes. C’est à partir de là qu’ils construisent leur esthétique. Leur première ambition est de systématiser et de codifier une pratique de la couleur pure. Ils veulent mettre de l’ordre dans l’usage de la couleur. Ils entreprennent de liquider l’impressionnisme classique : leur petit point exclut la « touche personnelle », le côté gestuel du tracé..
Ils contestent que la peinture prétende figurer fidèlement la réalité extérieure. Un basculement de première importance s’opère ici insensiblement : nous passons du tableau comme reflet du monde visible au tableau comme surface, comme réalité concrète qui ne renvoie qu’à elle-même. L’essentiel n’est plus le rapport de filiation unissant la nature à son compte rendu par le peintre, mais le rapport de confrontation mettant face à face le tableau et le spectateur.
Une nouvelle conception de l’art se fait jour. Les canons traditionnels d’équilibre, de beauté, de composition s’effacent. L’œuvre figure désormais un phénomène de la nature, elle visualise une composante du réel. Perdu dans le magma sans fin qui nous entoure, l’artiste pose des règles, dégage des vérités sensibles qui sont un peu sa façon de lire la réalité physique et d’en traduire des lois essentielles
Georges Seurat 1859-1891
1891 - Le cirque
Manifeste du pointillisme, Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte fit l’effet d’une bombe lorsqu’il fut présenté à l’ultime exposition impressionniste de 1886. Pour la première fois, sur les franges d’un mouvement qui commençait à se fissurer et à douter de lui-même, une nouvelle école surgissait, fondée sur l’utilisation régulière du « petit point » et sur l’excitation méthodique de la rétine grâce à la séparation des teintes. Pour Seurat, la couleur devait désormais se fondre dans l’œil (mélange optique) et non plus sur la palette (mélange chimique).
Edgar Degas (1834-1917)
Son dessin dynamique et d’une précision incomparable est comme un instrument sur lequel il improvise des variations qui ont beau se livrer à certaines envolées rythmiques, mais demeurent cependant très réalistes. La composition est neuve et hardie. Il n’aime pas l’impressionnisme, le paysage ne l’intéresse pas ; il considère que la voie du dessin est plus féconde que celle de la couleur.
Degas diminue la distance psychique entre son modèle et nous. Le surplomb, la proximité, la trouble chaleur des couleurs, le flou, la singularité des attitudes nous font entrer dans le territoire du personnage
- Danseuses à l’Opéra (1877)
- Chez la modiste ((1882-85)
- Danseuses montant un escalier (1886-90)
- Le bain du matin (1883),
- Après le bain, femme s’essuyant (1896).
Pierre-Auguste Renoir (1841-1919)
1901 - Portrait de Vollard
1919 - Les Grandes Baigneuses
Derrière la féerie des tableaux montmartrois, une démonstration de virtuose sur les possibilités d’animer un sujet par la lumière. Grâce au prétexte des branches d’arbres qui laissent passer un crible arbitraire e tâches colorées, Renoir pulvérise les formes et change la robe des jeunes filles en un miroitement immatériel. (Le Moulin de la Galette et La Balançoire)
C’est la fête impressionniste. D’une guinguette des bords de Seine, Renoir tire l’image du bonheur Le Déjeuner des canotiers clôt brillamment la première période impressionniste .où il peint dans une atmosphère de joie et de détente un groupe d’amis attablés chez « La mère Fournaise », une guinguette.
Dans les années 1880 ommence la période ingresque où Renoir se discipline, travaille son dessin, s’essaie à la mine de plomb. Le contour se durcit, le personnage se dégage du fond. Il se rapproche de plus en plus du tracé précis de Boucher. Il se veut traditionnel et développe une véritable haine de l’impressionnisme.
Mais il se rend vite compte de son erreur, et malgré son succès, il entre de nouveau en crise. Ce sont les grandes Baigneuses qui en sortiront, plantureuse et lyriques, pulpeuses et tendres comme pour marquer la réconciliation du peintre avec la nature. Renoir se détache d’un réalisme étroit, ses toiles sont comme un chant de participation et d’adhésion à une vaste fête solaire. Ses femmes-fruits deviennent des symboles de la joie de vivre. La vieillesse de Renoir est un perpétuel hommage à la femme. Pas de psychologie dans ses formes savoureuses.
L’œuvre de Renoir dissimule un drame très humain. Chez lui la raison et l’instinct demeurent dans une contradiction jamais résolu au point qu’il parlera souvent de recherches, ce qui trahit une hésitation permanente.
Le symbolisme
En France
Puvis De Chavannes (1824-1898)
Sa formation repose avant tout sur la leçon des maîtres de la Renaissance qu'il découvre en Italie, au milieu du siècle. L'exemple de Chassériau le marque aussi très fortement, et les décorations de celui-ci pour la Cour des comptes (1848) l'orientent définitivement vers la peinture murale qui constitue la part la plus importante de son œuvre ;
En 1861, Bellum et Concordia (Amiens). C'est le début d'une longue suite de décors muraux qui culmine avec la Vie de sainte Geneviève au Panthéon (1874-1878, puis 1896-1898), le grand escalier du musée de Lyon (1883-1886), l'Allégorie des sciences à la Sorbonne (1887), l'escalier de l'Hôtel de Ville (1891-1894) et la bibliothèque de Boston (1894-1896). Mais les peintures de chevalet ont leur importance ; L'Espérance (env. 1871, musée d'Orsay, Paris) et Le Pauvre Pêcheur (1881, musée d'Orsay) sont des œuvres capitales dans l'histoire de la peinture
La peinture plate, l'application très sobre de la touche, la construction savante de la toile, l'élaboration du sujet faisaient un contrepoids utile à la liberté et au bariolage impressionniste, délibérément tourné vers le temps qui passe. Puvis, auquel cinq cent cinquante artistes des tendances les plus opposées rendirent hommage lors d'un grand banquet présidé par Rodin, en 1895, est l'un des maîtres de la peinture française.
Gustave Moreau (1826-1898)
Jusqu'en 1869, Gustave Moreau participa avec régularité aux Salons avec des œuvres où s'affirmait de plus en plus l'originalité de son talent en même temps que s'exacerbaient ses obsessions mystiques : Jason et Médée (1865, musée d'Orsay, Paris), représentation de l'influence malsaine de la femme sur la destinée humaine ; Le Jeune Homme et la Mort (1865, Orphée (1866, musée d'Orsay, Paris) qui exalte la mission du poète parmi les hommes.
Peu connu du grand public, le peintre fut admiré dans les milieux symbolistes de la fin du XIXe siècle. La morbidesse un peu molle de ses Salomé ou de ses Galatée, la grâce inquiétante des androgynes qui peuplent ses peintures nourrirent les rêves parfois pervers de toute une génération. J.-K. Huysmans le proclamait unique dans l'art contemporain ; Edmond de Goncourt écrivait que ses « aquarelles d'orfèvre-poète semblent lavées avec le rutilement, la patine des trésors des Mille et Une Nuits ». À leur suite, les poètes parnassiens et symbolistes comme José Maria de Heredia ou Théodore de Banville paraphrasèrent ses œuvres dans leurs poésies. Il fut l'artiste préféré des snobs et des raffinés, comme Marcel Proust qui le célébra dans des articles de jeunesse et se souvint de ses tableaux quand il décrivit l'œuvre du peintre Elstir dans À la recherche du temps perdu.
Son influence la plus durable est celle qu'il exerça sur ses élèves en tant que professeur à l'École des beaux-arts, de 1892 à sa mort, en 1898. C'est dans son atelier que furent formés, en effet, quelques-uns des peintres les plus audacieux de la première moitié du XXe siècle : Georges Rouault, son élève préféré, qui fut plus tard conservateur du musée Gustave-Moreau, Henri Matisse, Albert Marquet, Henri Manguin
Odilon Redon (1840-1916)
Que l'imaginaire et le rêve soient, pour l'art, de plus d'importance que la représentation de la nature à la manière des impressionnistes, ses contemporains, tel est le message que nous laisse Redon. Cet artiste, discret et réservé, se donnait clairement pour but de mettre « la logique du visible au service de l'invisible ». Un monde magique où règnent la peur des forces mystérieuses et d'étranges visions se déploie dans les lithographies. Les principaux titres sont Dans le rêve, À Edgar Poe, Les Origines, Hommage à Goya, La Nuit, Songes, La Maison hantée ; la dernière série est constituée par des évocations de La Tentation de saint Antoine de Flaubert, et de l'Apocalypse.
Joris-Karl Huysmans, dans À rebours, a signalé ces réalisations comme le produit le plus achevé de la décadence. Le « grand visionnaire », que son ami Mallarmé enviait autant pour ses légendes raffinées que pour ses images, était lié à tout ce que le monde de la littérature symboliste et de la peinture post-impressionnisme comptait de personnalités de valeur : on citera les noms de Pierre Bonnard, Jean Cocteau, Claude Debussy, Maurice Denis, Élie Faure, Paul Gauguin, Gustave Geffroy, André Gide, Remy de Gourmont, Francis Jammes, Charles Morice, Édouard Schuré, Émile Verhaeren, Ambroise Vollard, Édouard Vuillard...
A Vienne
Gustave Klimt
Peintre viennois. Porteur du goût, des rêves et des angoisses des années 1900, Gustav Klimt est généralement considéré comme « le peintre de la femme ». En vérité, si la femme intervient au niveau figuratif dans la majorité des œuvres de Klimt, elle est toujours cernée et dominée, comme système signifiant, par le langage fragile et enveloppant qui la transporte toujours vers une apothéose du signe, qu’il soit fragmentation de microsurfaces, semis d’or, clignotements de lumières, scintillements de fleurs, de feuilles, de gestes.. D’où la fusion structurelle du Baiser (Österreichische Galerie, Vienne), la configuration ovale de Danaé (coll. privée, Graz), le primitivisme fondamental des Trois Âges de la vie (Galleria nazionale d’arte moderna, Rome), le traitement ambigu, charnel et floral de Salomé (Österreichische Galerie, Vienne). Que, dès lors, l’œuvre de cet ancien élève de la Kunstgewerbeschule de Vienne (1876-1883), cofondateur et premier président de la Wiener Sezession (1897), tourné vers la composition murale (frise en mosaïque de la salle à manger du palais Stoclet, 1909-1911, édifié à Bruxelles par Josef Hoffmann), s’inscrive quasi organiquement dans l’aura symbolique et dans la trame sociologique de la fin du XIXe siècle, qu’elle devienne l’une des facettes les plus attachantes de l’Art nouveau, cela se conçoit assez aisément d’une œuvre qui tire d’elle-même et de son temps une originalité exceptionnelle.
le post impressionnisme
Paul Gauguin (1848-1903).
1898 - Le Cheval Blanc
1901 - Et l’or de leurs corps
1901 - La Maison du jouir
Maurice Denis (1870-1943)
1900 - Hommage à Cézanne
Paul Cézanne (1839-1906)
1876 - Portrait de l’artiste
1894 - Le garçon au gilet rouge
1895 - Pommes et oranges sur table
1904 - La Montagne Sainte-Victoire
Toulouse Lautrec (1864-1901)
1892 - Aristide Bruant
1894 - Yvette Guilbert saluant
1895 - La clownesse cha-ukao
Van Gogh (1853-1890)
1887 - Autoportrait au feutre gris
1889 - Les Iris
Le Douanier Rousseau (1844-1910)
1905 - Le Lion ayant faim
1907 - La charmeuse de serpents
Là où la première génération impressionniste souhaite peindre ce qu’elle voit, la deuxième génération revendique le droit de tout oser. Ils s’appuient sur l’abandon de la couleur locale et refusent les entraves de la vraisemblance. Au lieu d’avancer : « Je constate que cette meule, à la tombée du jour, est violette. Donc je la peins violette sur ma toile. » ils affirment : « Peu m’importe que cette meule soit jaune ou violette, je la peindrai rouge si j’ai envie. »
De l’abandon de la couleur locale, on passe en quelques années à la couleur subjective, puis à une couleur non figurative, qui ne tient plus compte de notre expérience empirique du monde.
L’autonomie opératoire de la couleur sera désormais le leitmotiv des peintres.
Pour Gauguin, elle est l’équivalent passionné d’une sensation : « J’obtiens par des arrangements de lignes et de couleurs, avec le prétexte d’un sujet quelconque emprunté à la vie où à la nature, des symphonies, des harmonies ne représentant rien d’absolument réel au sens vulgaire du mot, n’exprimant directement aucune idée, mais qui doivent faire penser comme la musique fait penser, sans le secours des idées ou des images, simplement par les affinités mystérieuses qui sont entre nos cerveaux et tels arrangements de couleurs et de lignes. »
Ce qui émerge ici, c’est le principe de l’abstraction. On brise tout rapport entre le modelé et la nature. Chaque détail n’est en réalité qu’un symbole partiel, inutile le plus souvent à la signification totale de l’objet. Plus de perspective, d’ombres, plus de dégradé. D’autre part, on accentue : l’artiste prend le droit de déformer, de mettre en relief, par une teinte crue ou insolite, l’arbitraire d’une préférence. Le tableau devient un « en-soi ».
Le problème n’est plus triangulaire (le paysage, le peintre l’interprétant, le spectateur analysant cette interprétation) ; il se résout en un face-à-face : le tableau et le spectateur. La couleur n’est plus une abstraction mais une énergie opérant un certain effet sur nos sens.
Une nouvelle conception de la couleur s’impose.
Van Gogh ouvre des perspectives : « Au lieu de chercher à rendre ce que j’ai devant les yeux, je me sers de la couleur plus arbitrairement pour m’exprimer fortement. » Cet arbitraire est chez lui au service d’une conception psychologique de la couleur. Van Gogh s’en sert pour dire les terribles passions humaines. Le fond devient une composition essentielle du caractère décrit. La couleur, par-delà toute conception descriptive et figurative de l’objet, conditionne notre psychisme. Une certaine quantité de vert ou de rouge engendre la mélancolie, la gaieté. La couleur employée pour elle-même révèle un nouvel espace indépendant de l’espace perspectif imposé par la Renaissance. Van Gogh découvre la qualité spatiale autonome des couleurs à l’état pur. L’artiste organise sa surface avec une matière vivante qui a ses réactions, ses sympathies et ses antipathies, qui se creuse et se gonfle selon la surface qu’on lui accorde et le voisinage qu’on lui impose.
Cézanne est un prodigieux regardeur. Il fixe de longues minutes le motif avant de poser la touche. Tout se passe comme s’il tentait littéralement de fusionner avec la nature. « Je ne fais qu’un avec mon tableau. Nous sommes un chaos irisé. Je viens devant mon motif, je m’y perds. Je songe vague. Le soleil me pénètre sourdement, comme un ami lointain, qui réchauffe ma paresse, la féconde. Nous germinons (…) le paysage se reflète, s’humanise, se pense en moi. Je l’objective, le projette, le fixe sur ma toile. » Cette esthétique de la fusion cosmique vient s’opposer à l’ordre spatial qui domine la peinture. Tout le drame de Cézanne réside dans ce conflit entre un projet d’asseoir sa vision selon la leçon des maîtres, et les violentes pulsions dont il est siège. Pour que rien n’interfère dans sa vision du monde, il met au point une méthode qui l’amène à reproduire ce qu’il voit avant même d’en percevoir le sens. L’observation précède le décryptage. « Je prends à droite, à gauche, ici, là, partout, les tons, les couleurs, les nuances, je les fixe, je les rapproche. Ils deviennent des objets, des rochers, des arbres, sans que j’y songe. Ils prennent un volume. Ils ont une valeur. Si ces volumes, ces valeurs correspondent sur ma toile, dans sa sensibilité, aux plans, aux taches que j’ai, qui sont là sous nos yeux, eh bien ! Ma toile joint les mains. Elle est vraie, elle est dense, elle est pleine. » Sa grandeur est dans cette soumission modeste aux impératifs de la vision, dans ce refus de toute tricherie. Il ne peint que ce qu’il ramène vivant de son filet. Cézanne découvre ses formes abstraites au fur et à mesure et se sent stupéfait devant ses propres découvertes.
Pris dans sa principale contradiction – la volonté et l’impossibilité de fixer dans l’immuable le réel – Cézanne tente par tous les moyens d’étaler devant nos yeux ce monde insaisissable. Il s’entête à vouloir clarifier l’obscur, le trouble. La frontalité cézanienne est la conséquence de ce besoin. Elle est un essai obstiné de mise au net. Sur chaque objet, il donne le maximum d’informations, quitte à enfreindre la règle d’or du point de vue monoculaire. Cézanne se déplace autour du motif. Il rabat vers nous les contours fuyants des volumes, les courbes qui se dérobent aux regards. Il additionne dans la même toile les perspectives cavalière et frontale. Pour accentuer la frontalité, il peint ses lointains aussi nets que ses plans rapprochés. Le flou, le sfumato, ne jouent plus leur rôle habituel, la distance ne brouille pas les choses – au contraire. Cézanne emploie la perspective inversée des Japonais : le côté de la table le plus proche du spectateur est souvent le plus étroit. Il emploie pour souder ses plans échelonnés dans l’espace et contracter sa perspective une touche étroite et verticale unifiant la surface, les aplats, et liant entre elles les anecdotes figuratives.
Pour Cézanne, le monde n’est pas fixable. Il refuse de bloquer dans l’immuable une forme, un paysage. Chaque touche postule plusieurs lectures. Elle signifie à la fois très loin et très près. L’espace est simultanément convexe et concave. Les plans s’emboîtent, se télescopent. L’artiste montre l’ambiguïté de toute profondeur. Ses coups de pinceaux décrivent un monde aux assises mouvantes, aux hiérarchies indécises. Cézanne inaugure l’esthétique de l’instabilité.
Conclusion :
L’art classique est comme un espace où les silhouettes des objets et des individus se profilent dans un décor. Nous étions en présence d’une nature spectacle où les objets s’échelonnaient et se répartissaient sans se confondre avec le fond. Lorsque Cézanne évoque sa méthode, il s’inscrit le plus souvent dans cette conception issue de la Renaissance. A l’heure où le système euclidien était dépassé par les nouvelles géométries, l’élaboration de la physique moderne, la mise en cause des concepts de forme fermée, de solide, de matière inaltérable, c’était encore le schéma spatial antique qui régnait sur l’inconscient collectif.
Mais l’expérience concrète vient contredire cet art des musées. La connaissance empirique du réel, nourrie des courants de pensée du moment, scientisme, positivisme, ne parvient plus à s’articuler sur les canons classiques.
En un demi-siècle, la peinture subit une aventure singulière : elle s’identifie peu à peu à la frontalité de son support. Longtemps fondée sur un trompe-l’œil – la représentation en deux dimensions d’un espace tridimensionnel – elle combat désormais cette convention. La perspective se raccourcit, les lointains se rapprochent, les vides accèdent à l’existence plastique et dialoguent avec les pleins. Avant d’être motif, histoire, le tableau se découvre surface. Cézanne est l’artisan principal de cette mutation
2) 1900 - 1918 Révolution de 1905 à 1911.
Introduction :
le rôle de Paris, capitale de l’art
Montmartre :
Le bateau lavoir
Picasso arrive en 1904 et y demeure jusqu’en 1909, il y termine les tableaux de la période bleue et entame les tableaux de la période rose ; Montmartre est fréquenté par Van Dongen, Brancusi, Modigliani, Max Jacob. En 1908, le Douanier-Rousseau y est accueilli par un mémorable banquet ; Montmartre perdra son animation à partir de la première guerre mondiale au profit de Montparnasse et de son équivalent « la ruche » surnommée la « Villa Médicis de la peinture moderne ».
Montparnasse : un village (la rue de la Gaité)
La ruche
Les artistes
Les étrangers : Marc Chagall, Chaim Soutine, Modigliani, Giacometti.
Sculpteur Lipchitz, Archipenko, Zadkine
Paul Fort, André Salmon, Aragon, Apollinaire, René Char, Henri Michaux, Philippe Soupault, Blaise Cendrars, Léon Paul Fargue.
Les cafés
La Coupole et la Rotonde, la Closerie des Lilas
Les filles
Kiki, d’origine bourguignonne, venue à Paris à seize ans, elle devient très vite le modèle des peintres. Elle deviendra en 1920 la compagne de Man Ray.
Les galeries
Ambroise Vollard qui accueille d’abord les impressionnistes, ensuite Pablo Picasso pour sa première exposition et ensuite, principalement, le Douanier-Rousseau. Daniel Henri Kahnweiler accueille le groupe cubiste à partir de 1907, les toiles de Georges Braque et de Juan Gris.
a) le fauvisme salon d’automne de 1905
André Derain (1880-1954)
1904 - Les bords de Seine
1907 - L’homme accroupi de face
L’homme accroupi de dos
Henri Matisse (1869-1954) - 1ère période
1904 - Luxe, calme et volupté
1905 - La femme au chapeau
1908 - La desserte rouge
1916 - La leçon de piano
Albert Marquet (1875-1947)
Vlaminck (1876-1958)
Georges Braque (1882-1963).
1907 - Le grand nu
1908 - Les maisons à l’Estaque
Raoul Dufy (1877-1953)
Van Dongen (1877-1986)
1906 - Portrait de Mademoiselle Bordenave
La couleur conquiert son autonomie
La couleur se libère d’une conception documentaire étroitement issue de la Renaissance. D’abord employée selon un code traditionnel, elle acquiert peu à peu son autonomie. Nous passons d’une couleur descriptive qui a mission de répertorier, de désigner les objets, à une couleur brute, valable pour elle-même.
Cette mutation met en cause un concept fondamental des ateliers classiques : la couleur locale où tout objet a une couleur constante : un arbre est vert, une pomme rouge. A mesure que le peintre s’affranchit du carcan de la couleur locale, il affirme son goût de la couleur pure. Face à l’Académie, le peintre découvre que la couleur est une réalité sensuelle qui vaut par elle-même, sans référence à aucun système intellectuel ou esthétique.
Dès 1905 une rupture esthétique : rencontre de Picasso ( Portrait de Gerstrude Stein) avec Derain et Matisse.
b) le cubisme salon d’automne de 1911
Pablo Picasso (1881-1973)
1905 - Garçon à la pipe
1906 - Portrait de Gertrude Stein
1907 - Les Demoiselles d’Avignon
1909 - Portrait de Fernande
1910 - Portrait d’Ambroise Vollard
1912 - Bouteille et journal sur table
1914 - Verre d’absinthe
Georges Braque (1882-1963)
1912 - Le violoncelle
1914 - L’homme à la guitare
Juan Gris (1887-1927).
1913 - Nature morte au livre
Fernand Léger (1881-1955)
1910 - Nu dans la foret
1912 - L’escalier
Le primitivisme (contact avec l’art nègre en septembre 1906 et rétrospective Gauguin, mort de Cézanne)
Les explorations primitivistes ont poussé à délivrer les arts plastiques de la représentation, parce qu’elles assuraient une communication par les seules structures des formes et des volumes.
Les impressionnistes ont mis en avant l’importance décisive du medium, c'est-à-dire de la structure de la matière pigmentée dans le langage pictural ; La révolution de 1905-1914 aiguise cette prise de conscience par la pratique, issue du primitivisme, du pouvoir expressif des formes improvisées, de la déformation, de la discontinuité, et, en même temps, de la couleur pure (non imitative).
Le cubisme,, c’est ce renversement qui conduit à une transformation de l’espace pictural (au-delà de Cézanne) en en faisant un espace non plus conçu en contenant indépendant des objets, mais indissociable du rayonnement de leurs formes.
L’originalité de Picasso, c’est l’emploi du primitivisme ( marié à ses révisions d’Ingres, de Cézanne et du Greco) pour inventer une agression totale contre l’art convenu et exorciser la perversion d’une société inhumaine. La sexualité joue le rôle de transgression (les Demoiselles d’Avignon, transposition du Bain turc d’Ingres dans un bordel).
L’apport de Braque ( dès ses paysages de l’Estaque en 1908) a consisté à mettre l’accent sur le rôle de la pâte picturale dans la création de ce nouvel espace. En Mai 1912, avec La Nature morte de la chaise cannée, - par l’emploi d’une peinture non artistique ‘ le Ripolin) et l’invention du premier collage, il vérifie avec Picasso que les contrastes optiques de matière dans le tableau sont en eux-mêmes porteurs de signification et de construction de l’espace
c) L’expressionnisme
Chaïm Soutine (1893-1949)
d) Les débuts de l’abstraction
Robert Delaunay (1885-1941)
1913 - La prose du transsibérien
1923 - Etudes de femme
Kasimir Malevitch (1878-1935)
1913 - Carré noir sur fond blanc
1915 - Suprématisme
1918 - Composition suprématiste
Piet Mondrian (1872-1944)
1909 - L’arbre rouge
1914 - Composition ovale
1914 - Composition n°10
e) Marcel Duchamp (1887-1968)
1913 - Nu descendant l’escalier
1914 - Porte-bouteilles
1917 - Porte-bouteilles, séchoir à bouteilles (ready made)
1917 - Fontaine (urinoir en porcelaine)
f) Le scandale des nus de Modigliani (1884- 1920)
1917 - Grand nu couché sur le côté gauche
g) Marc Chagall (1887-1985)
1911 - A la Russie, aux ânes et aux autres
1911 - Porteuse d’eau
SCULPTURE
1) L’héritage de Rodin
2) Le néo-clacissisme de Maillol
3) L’art tribal et les sculptures des peintres :
- Gauguin
-Derain
- Picasso
- Matisse
4) Débuts du cubisme et le cubo-expressionisme
5) Constructions cubistes
6) Le futurisme
Umberto Boccioni (1881-1916)
1913 - Forme unique de continuité dans l’espace
1914 - Dynamique d’un cheval de course plus maison
Raymond Duchamp-Villon (1870-1918)
1914 - Cheval majeur
1918 - Portrait du professeur Gosset
7) La « haute sculpture »
Henri Laurens (1885-1954)
1915 - Petite tête ou petite construction
Alexander Achipenko (1887-1964)
1911 - Femme drapée
Constantin Brancusi (1876-1957)
1908 - Le baiser
1913 - Mademoiselle Pogany
1938 - Les colonnes sans fin
Alberto Giacometti (1901-1966)
1918 - Homme et femme
1952 - Diego
4) Architecture et Arts décoratifs
a) Les monuments
Les architectes réalisent à cette époque les grands et petits palais. Le pont Alexandre III, la gare et l’Hôtel d’Orsay, construit à l’occasion de l’exposition 1900.
b) L’Art nouveau
La France participe à l’engouement européen de ce début de siècle suscité par l’art nouveau : recours à des formes stylisées inspirées du règne végétal qui préside à la décoration des cafés, restaurants, mais aussi des bouches de métro, mais aussi l’école de Nancy. En même temps se développent les vases de Lalique et de Daum. Cet art sera taxé de style guimauve et ne survivra guère aux années 1910.
5) La musique France
César Franck (1822-1890)
Claude Debussy, (1862-1918)
Gabriel Fauré (1845-1924)
Maurice Ravel (1875-1937)
Erik Satie (1866-1925)
Bela Bartok (1881- 1945)
Autriche
Gustav Mahler (1860-1911)
Jean Sibelius (1865-1957)
Au total, la rupture de l’avant-garde esthétique avec les modes de représentation traditionnels manifeste en toutes directions la volonté de modifier les rapports entre l’œuvre et celui qui l’écoute, la lit ou la contemple.
5) Le cinéma : Le temps des pionniers (1895-1914)
La première projection du cinématographe Lumière a lieu le 28 décembre 1895.
Louis Lumière se contente de cinématographier, comme il a toujours photographié, avec une science discrète de la composition. Il filme la sortie de ses usines , l’entrée d’un train en gare, une baignade en mer, une partie d’écarté, un bocal de poissons rouges. Il envoie ses opérateurs à travers le monde filmer Venise ou le couronnement du tsar Nicolas II. Le cinéma permet désormais d’enregistrer un événement, du plus mince au plus considérable, dans sa durée propre.
Parallèlement, Georges Méliès poursuit par d’autres voies son métier d’illusionniste. Il se sert du même appareil pour saper les vérités irréfutables établies par Lumière. Les personnages apparaissent, disparaissent, se substituent les uns aux autres, voyagent « à travers l’impossible ». L’« automaboulof », dans ce film tourné en 1904, emporte ses passagers dans le Soleil, puis retombe sur la Terre et s’enfonce dans l’océan, mais une explosion le ramène à la surface. La seule magie de la réalité découverte par Lumière ne suffit plus. Il s’agit, comme dit Guillaume Apollinaire, rendant visite à Méliès, d’« enchanter la vulgaire réalité ». La poésie du Voyage dans la Lune (1902) , de L’Homme à la tête de caoutchouc (1901) ou des Quatre Cents Farces du diable (1906) est d’autant plus sensible, aujourd’hui, qu’elle ne se donne pas d’abord comme poésie. La fantaisie et la fièvre hallucinatoire qui emportent les films de Méliès visent avant tout à l’effet de surprise ou d’émerveillement, à l’effet de spectacle.
Avant la guerre de 1914, le cinéma explore les voies où il s’engagera dans les cinquante années suivantes. L’appât du gain aidant, l’art se confond très vite avec la fabrication et le commerce de pellicule impressionnée. En France, Charles Pathé et Léon Gaumont bâtissent leur empire. Aux États-Unis, de récents et cupides immigrants, William Fox, Louis B. Mayer, Adolph Zukor, les frères Warner, s’emparent du marché de l’exploitation avant de conquérir les instruments de production. Le cinéma international est une gigantesque foire d’empoigne, où la propriété artistique se débite au mètre, où l’on s’attaque allégrement aux plus grands thèmes de la culture universelle.
En 1904, Ferdinand Zecca tourne La Passion en s’inspirant de tableaux célèbres, dont La Cène de Vinci. Or, c’est déjà la troisième vie du Christ portée à l’écran, sans compter Le Christ marchant sur les eaux (1899) de Méliès. Le cinéma exploite tous les thèmes existants avant de donner un éclat jusqu’alors inconnu à certains d’entre eux, qui apparaîtront bientôt comme les siens propres : l’érotisme, le grand spectacle, le réalisme, le suspense, la tarte à la crème, le western.
Déjà les premières tensions apparaissent. La projection de sujets grivois, dans les nickel odeons (permanents à 5 cents) américains, suscite une première levée de boucliers des ligues de vertu, qui imposent la création d’une censure, ou plutôt de quarante-huit censures différentes, correspondant à chacun des États américains. Mais l’érotisme reparaît au Danemark, qui invente la vamp (avec Asta Nielsen) et filme le baiser prolongé. À la veille de la guerre, les cinéastes danois Urban Gad (L’Abîme, Le Vertige) et Holger Madsen (Les Morphinomanes, L’Amitié mystique) se sont acquis une réputation internationale.
L’Italie invente le « peplum », c’est-à-dire l’épopée historico-légendaire à grand spectacle. Les cinéastes italiens bénéficient du soleil, des décors et d’une figuration à bon marché. On construit les remparts de Troie, on déploie les légions romaines, on jette les chrétiens aux lions. Gabriele d’Annunzio signe le scénario de Cabiria (1914), mais c’est Giovanni Pastrone qui l’écrit et le réalise. Ce film marque l’apogée du genre.
Cependant, la tradition réaliste se maintient face à l’épopée et au drame mondain. Zola inspire Les Victimes de l’alcoolisme (1902) de Zecca, Germinal (1913) de Capellani, la série de films de La Vie telle qu’elle est (1911-1913) de Louis Feuillade, ainsi qu’une Thérèse Raquin italienne réalisée par Nino Martoglio (1915). La contradiction du réalisme et de la fiction apparaît féconde, comme en témoigne la série des Fantomas, réalisée en 1913 par Feuillade, qui lançait trois ans plus tôt le manifeste de La Vie telle qu’elle est (« Ces scènes, écrivait-il, veulent être et sont des tranches de vie. Elles s’interdisent toute fantaisie et représentent les choses et les gens tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être »). La poésie de Fantomas et des Vampires (1915) s’inscrira tout naturellement dans la réalité du paysage parisien.
En 1908, le « film d’art » se propose d’élever le niveau de la production cinématographique. Cette contradiction entre l’esthétique et le spectacle populaire est assez grave, dans la mesure où elle demeure théorique et par conséquent promise à un bel avenir de malentendus. On ouvre donc les portes du cinéma aux gloires de la littérature et de la Comédie-Française. L’Assassinat du duc de Guise (scénario de Lavedan, musique de Saint-Saëns, réalisation de Le Bargy) connaît un grand succès mondain. Les ambitions académiques du « film d’art » s’opposent à la fraîcheur d’invention des bandes comiques de l’époque (André Deed, Jean Durand, Max Linder), à la merveilleuse naïveté des films à épisodes et des mélodrames, à tout ce qui fait, précisément, le génie des primitifs.
« Ceux qui nous ont précédés avaient bien de la veine, dira Jean Renoir en 1948 : pellicule orthochromatique interdisant toute nuance et forçant l’opérateur le plus timide à accepter des contrastes violents ; pas de son, ce qui amenait l’acteur le moins imaginatif et le metteur en scène le plus vulgaire à l’emploi de moyens d’expression involontairement simplifiés.
« Heureux les potiers étrusques qui, pour la décoration de leurs vases, ne connaissaient que deux couleurs...
« Heureux les faiseurs de films qui se croyaient encore des forains. »
II. De 1915 à 1930 : La grande guerre et les années vingt
La Grande guerre et le choc idéologique
1) La faillite d'une société
Après quatre années de souffrance (dans les tranchées), de mensonges (“à l'arrière”) l'Europe est exsangue et ruinée :
En France : L'effort de guerre a épuisé les forces vives. Des départements entiers sont saccagés ; certaines terres sont à tout jamais impropres à la culture ; les mines du Nord ont été inondées par les Allemands dans leur retraite ; des villages, des villes ne sont plus que décombres ; la dette publique est passée de 33 à 219 milliards de francs-or. Le long des routes, des champs de croix : la guerre a décimé les hommes jeunes, la population active ; le taux de natalité a brutalement baissé ; la France va devenir un pays de vieillards. Elle est irrémédiablement ruinée.
En Europe : C'est la fin d'une hégémonie qui date de la Renaissance :
On s'aperçoit que l'Europe n'est qu'une presqu' île à l'extrémité du continent asiatique. La Guerre a fait la fortune du “Nouveau Monde”, des Etats-Unis, bien sûr, qui deviennent la première puissance mondiale.
Au plan social :Les difficultés économiques rendent plus intolérables les injustices sociales. Les combattants ont connu l'égalité des tranchées ; ils retrouvent les hiérarchies de classes. Les “embusqués” de la veille, devenus les “profiteurs”, ont la nostalgie de la “Belle Époque” ; ils mettent “ les bouchées doubles ” : ce sont pour eux les “Années Folles”. Des revendications pour l'amélioration des salaires et des conditions de travail se font jour ; on compte 1822 grèves en 1920, 475 en 1921; ces mouvements sont vite étouffés par la coalition au pouvoir.
Au plan politique : Au milieu de cette crise économique et sociale, les professionnels de la politique poursuivent un jeu sans grandeur. Le “ Bloc national ” ne songe qu'à rétablir la situation d'avant-guerre, imposer les clauses du Traité de Versailles ; il mène une politique intérieure réactionnaire, une politique extérieure à courtes vues. Les partis ne sont que des coteries dont les conflits conduisent aux mesures contradictoires, aux demi-mesures, à l'inaction. L'image de la République se confond avec cette impuissance ; on en vient à douter du régime.
La droite parle d'“ ordre moral ”, de “ grand coup de balai ” contre “ la gueuse ”; tous les coups sont bons ; cet état d'esprit s'appuie sur l'exemple des dictatures : le 29 Octobre 1922, les “Chemises Noires” de Mussolini entrent dans Rome et instaurent le fascisme.
2) Les changements profonds qui se préparent :
En France : La concentration industrielle s'est accélérée pendant la Guerre. De 1920 à 1929, elle se développe dans toutes les industries de pointe.
La population ouvrière augmente régulièrement grâce à l'exode rural mais surtout grâce à l'immigration étrangère. Les ouvriers n'habitent plus les mêmes quartiers que les bourgeois mais la périphérie et les faubourgs, ce qu'on appelera “ la ceinture rouge ”.
Comme la dévaluation a ruiné les rentiers, que beaucoup de petits paysans quittent la terre, et que beaucoup d'artisans démobilisés doivent rejoindre l'usine, peu à peu va se faire jour dans la société un clivage opposant deux forces sociales importantes : le grand capital et le prolétariat.
Dans les colonies : les combattants des troupes coloniales acceptent mal, revenus chez eux, les vexations des colons. Des troubles éclatent ici et là, réprimés brutalement. Les élites indigènes prennent conscience de leur force et des objectifs de lutte.
Ce sont les prémices du grand processus de la décolonisation.
"Une grande lueur à l'Est ” :
La prise de pouvoir en U.R.S.S. par le prolétariat et son avant-garde bolchevik en Octobre 1917 fait apparaître la Révolution non plus comme un rêve utopique mais comme une possibilité historique. l'U.R.S.S. propose un exemple aux révolutionnaires européens.
Certes, la censure est bien faite ; les gouvernements occidentaux réagissent militairement ; ils établissent ce que Georges Clémenceau appelle un “ cordon sanitaire ” ; la propagande antibolchévique forge l'image de l'ogre rouge au couteau entre les dents. C'est pourquoi l'intérêt des intellectuels français pour ce qui se passe en U.R.S.S., leur affiliation au parti communiste ne sont pas immédiats ; beaucoup, parlant de révolution, pensent à la Convention de 1793 ou à la Commune de 1871 plus qu'à “ Octobre 1917 ”. Mais Lénine et Trotski définissent les formes du combat et de la prise du pouvoir ; l'expérience soviétique, parce qu'elle dure, polarise peu à peu des espérances diffuses.
Comment cette situation historique, qui semble bien être la crise d'une société -d'un système social- est-elle comprise par les intellectuels, par les penseurs de cette époque?
3) La crise idéologique
L'on assiste à une véritable crise idéologique, qui s'étend à tous les domaines : non seulement la réflexion sur l'histoire mais aussi la réflexion sur la science, sur l'art, sur la littérature et les pouvoirs du langage et enfin sur l'homme.
Nous n'en retiendrons ici que les deux aspects qui intéressent directement l’évolution de la pensée au cours de ce siècle: la réflexion sur l'histoire et la réflexion sur l'homme.
Cette crise historique n'est pas comprise comme celle d'un système social (d'un certain type de société qui est le résultat de tout le développement capitaliste au XIXème siècle) mais bien comme une véritable crise de la civilisation de l'Occident.
• Dès 1918, dans un livre dont le titre est évocateur : “Le Déclin de l'Occident”, l'essayiste allemand Oswald Spengler interprète cette crise comme la décadence de l'Europe, montrant, en s'inspirant de Nietzsche, que la civilisation européenne a abouti à une dégénérescence de l'homme, étouffant toutes ses forces vitales, cet instinct de vie grâce auquel il peut se surpasser.
Le livre eut une grande influence et ses thèses ont été reprises par l'extrême droite allemande pour préparer l'arrivée du fascisme au pouvoir.
• A la même époque en 1919, le poète Paul Valéry publie des Lettres qui ont pour thème La Crise de l'Espritoù il montre que l'intelligence, mise au service de l'ambition, a conduit l'Europe à sa ruine. Il proclame que la civilisation occidentale est au bord de l'abîme dans ce texte devenu célèbre:
“ Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d'empires coulés à pic avec tous leurs hommes et leurs engins … leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques, leurs symbolistes …
Mais ces naufrages après tout n'étaient pas notre affaire. Et, nous voyons maintenant que l'abîme de l'histoire est assez grand pour tout le monde. ”
Telle est l'idéologie qui règne, lorsque nos penseurs atteignent leur vingtième année Cette vision d'Apocalypse transforme l'histoire en une fatalité et conduit à la résignation …
La jeunesse - qui n'accepte pas la résignation, va cependant hériter de cette vision de l'histoire … Et, parce que l'idéologie régnante lui présente la crise non comme la faillite d'un système social mais comme la décadence fatale d'une civilisation, son refus et sa contestation vont s'exprimer non pas dans la perspective d'une révolution sociale mais sous la forme d'une révolte de l'homme contre la société et contre lui-même.
A. Les « années vingt » : Essor des loisirs et de
la culture populaire
Au-delà des recherches propres à la « culture cultivée », se décèle une culture populaire organisée avant tout par la radio et le cinéma qui n’est pas encore une culture de masse.
1) « Paris en l’air »
-Le conflit a bouleversé bien des choses dans le domaine de la chanson ; après quatre années de chants patriotiques, les lieux d’élection de la chanson relayée par une radio encore balbutiante et par les phonographes sont essentiellement les music-halls. Le Moulin Rouge où se produit Maurice Chevalier, représentant de la bonne humeur et de la gouaille parisienne. Il faut évoquer la meneuse de revue Mistinguett qui fredonne des airs populaires (« toujours au turbin, moi j’en ai marre »). Les chants des caf’cons’ d’avant guerre cèdent la place à de véritables récitals d’une quinzaine de chansons, à l’Olympia, à Bobino ou à la Gaieté Montparnasse. C’est le règne des grandes voix, Marie Dubas, chanteuse réaliste, Damia, la tragédienne de la chanson. La fréquentation des music-hall et autres dancing n’est qu’occasionnellement le fait des ouvriers et des petits employés des villes. Leur univers chansonnier c’est celui de la rue, des airs du musicien de la cour d’immeuble et de la bouche de métro ou ceux du chanteur de café. Ce sont les chansons sentimentales, les airs gouailleurs et les pots-pourris ; à partir de 1925, ce sont les javas et tango cosmopolites des « bals popu », des mariages et des banquets, sans parler des airs révolutionnaires dans les manifestations ouvrières (l’Internationale et le temps des cerises).
2) Le cinéma populaire
-A côté des recherches du cinéma artistique, se développe un cinéma populaire ; le nombre de salles passe de 2 400 en 1920 à 4 200 en 1929. La production française, en proie à des difficultés financières, opère une véritable concentration dans les secteurs de la technique et de la distribution, notamment autour de la firme Pathé (Pathé journal). On assiste à la concurrence allemande, scandinave et surtout américaine avec la firme Paramount –installée dans la capitale française-. Loin des attractions foraines et des communes d’avant guerre, les succès populaires sont les comique Buster Keaton et Charlie Chaplin. Triomphent à l’envi les films policiers, les mélodrames ou les westerns.
-Les films français connaissent d’incontestables succès avec les adaptations littéraires : Jacques Féyder avec l’Atlantide (1920), Fescourt avec les misérables en 1925 et Monte Cristo. Les prouesses techniques liées au goût de l’épique, fonctionne auprès du public, avec des films tels que La roue ou le Napoléon d’Abel Gance. Ainsi, avant le triomphe du cinéma parlant, le cinéma muet est devenu une vraie distraction populaire.
3) Les jeux du stade
Pendant les années 20, à l’image du cinéma, le sport a progressivement conquis ses lettres de noblesse.
-Le Tour de France cycliste
-Les meetings d’aviation
-Les matchs de football puis de rugby qui voient les foules s’agglutiner au stade de Colombes (50 000 personnes à la finale de 1924).
-En 1922 le bol d’or moto cycliste.
-En 1923 les 24h du Mans.
-La boxe dont le matche radio-diffusé de la défaite du boxeur Georges Carpentier contre Jack Dempsey en 1921 fut une tragédie nationale.
-Le tennis avec l’engouement des Français pour les quatre mousquetaires, Borotra, Brugnon, Cochet, Lacoste qui remportent la coupe Davis en 1927.
-En même temps se créent des clubs de supporters.
-Les institutions sportives se modifient, au niveau national, les fédérations acquierent leur autonomie ; celle de football en 1919, celle de rugby en 1920, plus tard de ski ou de tennis de table. Les clubs sportifs se développent, financés par des industriels ou des commerçants. Le FC Sochaux financé par Peugeot ou l’équipe de Saint Etienne par Casino.
Fait nouveau, à partir de la première guerre mondiale : Les représentants des couches sociales défavorisées remplacent les aristocrates et les bourgeois ; les sportifs deviennent de véritables héros prolétariens, à l’image du cycliste Henri Pélissier.
L’Etat commence à s’y intéresser : le Haut commissariat à l’Education Physique est rattaché en 1920 au ministère de la guerre et en 1926, partagé entre la guerre et l’instruction publique. Par ailleurs, il encourage les communes à installer des locaux sportifs.
Conclusion
Le sport constitue un des aspects de cette culture de masse qui émerge dans les années 20. Il semble avoir perdu son caractère élitiste, souvent par désertion des couches favorisées sur les terrains de football, ou dans les clubs de gymnastique ou de cyclotourisme. Cependant, le clivage subsiste entre des sports qui se prolétarisent ou d’autres, comme le tennis réservé à une élite. Avec les années 30, la démocratisation du sport sera véritablement en action.
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B. La culture de l’élite
Introduction : La modernité
1. Paris, lieu de la modernité ;
Même si Paris n’est pas au cœur des révolutions artistiques qui se déroulent davantage à Berlin ou à Moscou, elle est la « ville phare », le lieu de rencontre de la modernité. Venus de Russie, on y rencontre des peintres ou des sculpteurs tels que Zadkine, Soutine et Chagall, qui composent avec d’autres « L’école de Paris », des musiciens comme Stravinsky et Prokofiev et les scénographes et chorégraphes des ballets russes. Venus des Etats-Unis, les écrivains de la « génération perdue » : Henri Miller, Ernest Hemingway, Scott Fitzgerald, Ezra Pound qui arrivent en nombre au cours des années 20. D’Italie, Brancusi, Modigliani et Giacometti. D’Allemagne, Max Ernst. Montparnasse est le lieu de toutes ses rencontres, comme Montmartre avant la guerre, dans les prestigieux cafés de la Coupole, le Dôme et la Rotonde.
Des salons reçoivent ces écrivains et artistes, notamment celui de Gertrude Stein.
Walter Benjamin qui publie dans Vogue en 1929 un texte intitulé La ville dans le miroir montre comment la ville de Notre-Dame et de la tour Eiffel a acquis le statut de ville lumière, Babylone des temps modernes.
Paris joue en même temps un rôle de premier plan dans la diffusion de la modernité ; par ses galeries, comme celle ouverte par Bernheim qui organise entre 1927 et 1929 une Exposition internationale de sculpture contemporaine ; par ses collectionneurs tels que Jacques Doucet et la famille de Noailles ; par des revues tel Les cahiers d’art, créés par Christian Zervos en 1926.
Le marché de l’art, en France, se porte bien avant la crise des années 30, malgré la concurrence des Etats-Unis.
2. La folie américaine
Sous le nom de Charleston, Shimmy ou Rag, le jazz envahit cabarets et dancing, peuplés après guerre des soldats américains et anglais. Dans des cafés tel Le bœuf sur le toit où joue le musicien Jean Wiener, où l’on sert le whisky à gogo s’ouvre au rythme américain des « Roaring twenties ». Une fiévreuse américano mania s’empare de Paris : revues et vedettes de Broadway sont achetées à prix d’or et imitées ; c’est le cas de la fameuse revue Nègre, qui présente pour la première fois en 1925 au théâtre des champs Elysées une meneuse de vue noire Joséphine Baker se présentant dans sa nudité et ses plumes et dansant le Charleston sur une musique de Sydney Bechet. (« Lamentable exhibition transatlantique » écrit le Figaro) Joséphine Baker monte en 1926 La Folie du jour dans laquelle elle s’affuble d’une ceinture de bananes ; on se souvient de ses chansons : la petite tonkinoise de Vincent Scotto ou J’ai deux amours. Toutes ces manifestations attirent les célébrités parisiennes tels que Jean Cocteau ou Darius Milhaud.
3. Les véhicules de la modernité
a. L’Art Déco
L’exposition internationale des arts décoratifs ouverte en avril 1925 cherche à affirmer Paris comme le lieu international du goût de l’époque. Le style Art Déco veut rompre avec le style Art Nouveau d’avant la guerre ; et il aura une grande influence de 1920 à 1939 dans l’ameublement, le design, mais aussi l’architecture ; il est caractérisé par des lignes droites ou brisées, des formes géométriques répétitives influencées par le cubisme, mais aussi des couleurs vives inspirées des fauves, des ballets russes. Il utilise des matériaux luxueux, bois précieux, nacre et laque. Cette nouvelle esthétique envahit d’abord l’univers quotidien d’une élite, pus, grâce aux grands magasins, s’étend à une frange de plus en plus large de la population urbaine.
b. La radio
La radio, sans connaître le bouleversement des années trente progresse sûrement ; des émissions régulières sont inaugurées en 1920 par l’émetteur de la tour Eiffel ; la société Radiola diffuse à partir de 1922 des concerts et des information,s ouvrant l’ère des radios privées. Les radios privées sont autorisées par un décret loi de 1926. a la fin de la période, 500 000 récepteurs, pour la plupart encore des postes à galènes.
Les années 20 sont encore des années d’expérimentation, où les émissions sont consacrées au journal parlé, au reportage sportif, à la musique classique et de variété ; elle n’est pas encore devenue un instrument de la culture de masse.
c. Le phonographe
Connaît de gros progrès techniques : le disque plat apparaît en 1906 ; et un appareil portatif est diffusé à partir de 1925. mais une faible partie de la population est touchée par cette innovation.
1) La littérature
Les générations
au cœur du conflit
Le conflit bouleverse violemment les intellectuels parce qu’ils y participent en première ligne. Les départs à la guerre voient défiler des cohortes d’étudiants, de professeurs, d’hommes de lettres, souvent volontaires. La montée du nationalisme à la veille de la guerre a projeté dans les rangs des soldats des écrivains comme Alain Fournier, Ernest Psichari ou Joë Bousquet mais aussi des étrangers comme le Suisse Blaise Cendrars.
Pendant cette période fleurissent à la fois les écrits nationalistes de droite et ceux qui, à gauche, condamnent l’horreur de la guerre en dénonçant ses causes :
A droite ce sont des journaux tels que L’Echo de Paris ou L’Action Française dont Proust, Gide, Rodin ou Apollinaire sont d’assidus lecteurs ; ce sont aussi des ouvrages comme celui de Maurice Barrès : L’Ame française et la guerre. A leur suite, Drieu La Rochelle et Montherlant développent l’idée d’une expérience guerrière enrichissante pour l’individu et porteuse d’espoir pour l’humanité.
En face de ces écrits nationalistes paraissent les témoignages accablants de ceux qui ont vécu la guerre de tranchées: Le Feu, Journal d’une escouade (1916) de Henri Barbusse dresse une attaque en règle contre la société bourgeoise, le capitalisme et le militarisme, responsables des horreurs de la guerre. Georges Duhamel dans Vie des Martyrs (1917) dénonce les rivalités impérialistes des grands pays européens et la dérive de l’Occident.
après le conflit
Pour comprendre la diversité de la littérature française de l’après-guerre, il faut décrire la situation des différentes générations consécutive à la guerre.
La première donnée, c’est la saignée dont les intellectuels ont été l’objet pendant plus de quatre années. De Charles Péguy, tué dès septembre 1914, à Apollinaire blessé puis emporté par la grippe espagnole en 1918, en passant par Alain Fournier et Ernest Psichari, les rangs des écrivains ont été décimés. Bien pire, les étudiants de l’E.N.S., pépinière des écrivains, voient leurs promotions de 1910 à 1913 réduites à 50% de leurs effectifs – morts au combat. Il faut donc attendre une nouvelle génération.
Le deuxième fait, c’est la disparition de la génération précédente, tout autant symbolique que réelle, parce qu’elle est reléguée par la « démocratisation de la société littéraire ». Les principaux potentats de la IIIème République disparaissent en quelques années : Pierre Loti en 1923 ainsi que Maurice Barrès, tourné en dérision par les dadaïstes ; Anatole France en 1924, couvert d’hommages par le régime et d’injures par la jeune génération ; enfin Paul Bourget qui vit jusqu’en 1935 mais déserté par son public bourgeois et catholique.
Le troisième fait, paradoxal, qui est évidemment lié aux deux faits précédents, c’est la montée en première ligne de la renommée littéraire, d’une pléiade d’hommes de lettres qui ont atteint les cinquante ans en 1920. Ayant déjà beaucoup publié, c’est seulement alors qu’ils sortent de l’ombre : Claudel, Valéry, Proust et principalement Gide sont les références esthétiques et morales de cette période au moins jusqu’au tournant de 1930. Ils donnent le ton d’une nouvelle littérature introspective, soucieuse de la libération du moi, mais en même temps angoissée par la conscience de soi :
André Gide est couronné comme le nouveau maître à penser, publiant l’essentiel de son oeuvre de 1895 (Les Nourritures Terrestres) à 1925 (Les Faux-monnayeurs). Marcel Proust donne à son nouvel éditeur – Gallimard – les manuscrits qui forment le cycle de La Recherche du temps perdu de 1918 jusqu’à sa mort en 1922. Paul Valéry devient le penseur officiel de la République : poète d’Etat, professeur au Collège de France, représentant la France à l’étranger.
L’émergence de ce groupe d’écrivains se cristallise autour de La Nouvelle Revue Française fondée en 1909 par un groupe d’amis : Jacques Copeau, Georges Schlumberger et André Gide, qui reparaît en 1919 alliée après la guerre avec une nouvelle maison d’édition : la Librairie Gallimard.
Le couple ainsi formé, revue et éditeur, occupe dans le monde littéraire des années vingt une place exorbitante, encore inégalée, contrôlant la totalité du milieu des lettres, pariant avec succès sur de jeunes auteurs tels que Roger Vitrac, Joseph Kessel, Paul Eluard, Marcel Jouhandeau, André Malraux… et contribue à la gloire tardive mais complète des « grands aînés » de la « maison » : Gide, Valéry, Claudel. La N.R.F. et Gallimard sont le carrefour des forces culturelles et font de la littérature dans les années vingt un centre autour duquel gravitent les autres arts. C’est précisément du lieu éditorial que naît progressivement un véritable « trust culturel ». Gallimard s’étendant notamment sur la presse – avec la création en 1922, de l’hebdomadaire les Nouvelles Littéraires -, sur le cinéma avec la publication de la Revue du cinéma de Jean-Georges Auriol et les essais en direction de la production filmique -, enfin le théâtre, avec le Vieux-Colombier de Copeau dont les activités sont suivies de très près par l’équipe de la N.R.F.
L’étude de cette période qui voit le règne de cette pléiade d’écrivains nous montrera que cette grande épreuve de la guerre, à laquelle ils n’ont pas participé, les conduira, chacun dans son domaine, à s’interroger sur l’énigme de la personnalité, sur la vocation de l’écrivain, et en particulier sur la possibilité de l’écriture du roman qui, à la fin du compte, avec Proust, ne trouve sa nouvelle vocation que dans la quête de soi.
Enfin, il faudra attendre l’échéance des Années Folles pour qu’une nouvelle génération marquée par la guerre et influencée par la révolte du surréalisme vienne opérer une nouvelle mutation de la littérature: c’est celle des hommes qui sont nés aux alentours de 1900 :
C’est dans cette période qu’on assiste en France au succès de l’œuvre de Proust, à la mise à la mode des Arts Primitifs (notamment de l’art Nègre) et à la découverte de Freud (publication des Trois essais sur la sexualité en 1920). En 1924 paraît le premier Manifeste surréaliste d’André Breton.
POESIE
1) L’expérience Dadaiste ( Tristan Tzara)
La légende veut que Dada soit né le 8 février 1916 au café Terrasse à Zurich, Si l’esprit dada existait un peu partout dans le monde avant cet acte de baptême officiel, le mouvement qui venait de prendre naissance n’aurait jamais acquis sa notoriété sans l’obstination des quelques exilés, miraculeusement protégés de la folie sanguinaire des grandes puissances dans cette terre neutre qu’était la Suisse, qui se concertèrent et se soutinrent mutuellement pour ne pas subir l’entraînement infernal des idéologies régnantes. Ils venaient de Roumanie (Tristan Tzara, Marcel Janco), d’Allemagne (Hugo Ball, puis Richard Huelsenbeck), d’Alsace (Hans Arp), etc., et ils animèrent des soirées poétiques avec musique, danses, présentation de tableaux, ainsi qu’une revue portant le même nom que la salle où ils se manifestaient, le Cabaret Voltaire. À ses débuts, Dada ne se distinguait pas très nettement des écoles d’avant-garde à la mode. Ce n’est qu’en avançant, et surtout en s’affrontant avec le public, qu’il a défini son attitude foncièrement négative.
Dada III (décembre 1918) marque le tournant révolutionnaire du mouvement, une fois la jonction opérée avec Francis Picabia qui représentait l’esprit dada de New York avec sa revue 391, publiée au gré de ses pérégrinations à Barcelone, à New York, à Zurich (et, pour finir, à Paris). Dans ce numéro figure le Manifeste dada 1918 de Tristan Tzara, dont chaque proposition mériterait d’être retenue tant il est à la fois subversif et lucide « Tout produit du dégoût susceptible de devenir une négation de la famille est dada ; protestation aux poings de tout son être en action destructive : DADA ; connaissance de tous les moyens rejetés jusqu’à présent par le sexe pudique du compromis commode et de la politesse : DADA ; abolition de la logique, danse des impuissants de la création : DADA ; de toute hiérarchie et équation sociale installée pour les valeurs par nos valets : DADA ; chaque objet, tous les objets, les sentiments et les obscurités, les apparitions et le choc précis des lignes parallèles, sont des moyens pour le combat : DADA ; abolition de la mémoire : DADA ; abolition de l’archéologie : DADA ; abolition des prophètes : dada ; abolition du futur : DADA ; croyance absolue indiscutable dans chaque dieu produit immédiat de la spontanéité : DADA (…) Liberté : DADA, DADA, DADA… » Dada a rompu les ponts avec tout ce qui le rattachait à l’art ; il veut faire table rase du passé, mettant en exergue à sa publication la phrase de Descartes : « Je ne veux même pas savoir qu’il y a eu des hommes avant moi. »
Avec les divers scandales qu’il suscitera à Zurich par ses expositions et ses soirées-spectacles, c’est à Paris qu’il trouvera son terrain de prédilection quand Tristan Tzara s’y installera en janvier 1920, accueilli « comme le Messie » par les membres du groupe Littérature : André Breton, Louis Aragon, Philippe Soupault, auxquels s’était joint Paul Eluard.
Force est de passer rapidement sur les différentes manifestations dada qui investirent Paris en 1920, quoiqu’elles soient la partie la plus attachante de l’histoire de Dada, et peut-être la plus importante, dont les prolongements n’ont pas cessé de se faire sentir (à travers les happenings), en ce sens qu’elles mirent en pratique une dramaturgie nouvelle au cours de laquelle l’auteur devenu acteur-manifeste obtenait une communication véritable avec le public. La presse se fit l’écho de chacun de ces spectacles où, selon un processus mécanique, le public, injurié, sortait de son mutisme habituel, apprenait à détruire, se livrait à la joie de sa propre spontanéité. L’organisation de telles séances supposait une grande réserve d’énergie de la part des dadaïstes qui, bientôt épuisés, laissèrent s’exprimer leurs dissensions. Le procès de Maurice Barrès (13 mai 1921) donnera une idée des divergences inhérentes à Dada : sous l’impulsion d’André Breton, qui prônait l’efficacité, Dada allait passer à l’action, désigner des victimes et se muer en justicier. De ce jour date la rupture entre la violence anarchiste de Dada (illustrée au premier chef par Tzara, Picabia, Ribemont-Dessaignes) et la volonté organisatrice de ceux qui, plus tard, fonderont le surréalisme
La question se pose donc de savoir si la réalité de ce qui a uni ces individualités diverses fut une idéologie de la subversion, une réaction aux horreurs de la guerre ; ou bien, au contraire, si leur action unanime et circonstancielle ne fut pas un des épisodes essentiels de la révolution artistique qui marque l’époque contemporaine. En ce sens, Dada aurait été l’une des entreprises de substitution d’un ordre artistique nouveau et viable à l’ordre ancien.
. Dada ne se résume pas uniquement à une chronique scandaleuse. Les multiples revues éphémères, les tableaux, les recueils publiés sous l’égide du mouvement ont, en dépit d’un certain fatras dû aux circonstances (réaction contre la critique, querelles internes), servi de laboratoire à une poésie et une esthétique nouvelles, débarrassées du souci de l’anecdote, exprimant directement les émotions, les soubresauts de la conscience individuelle.
Dada dépasse les limites de chaque discipline. Tout son effort a consisté à semer la confusion dans les genres et à réduire les frontières dressées entre l’art, la littérature, voire les techniques, accumulant tableaux-manifestes, poèmes-manifestes, poèmes simultanés avec accompagnement de bruits, collages, photomontages, etc., s’emparant de tous les matériaux considérés comme étrangers à l’art (fils de fer, allumettes, lieux communs du langage, photos, slogans journalistiques, objets manufacturés) pour en faire un assemblage homogène, cohérent en lui-même et ne souffrant la critique que de son seul point de vue. En pratiquant l’incohérence, il a ouvert les écluses de l’inconscient et a fait découvrir à l’homme l’ensemble de ses pouvoirs. Il enseigne surtout que chaque artiste authentique doit savoir oublier le passé et chercher en lui-même (et non dans la béate admiration d’un progrès de plus en plus contraignant pour l’homme) les sources d’un lyrisme qui n’a nul besoin de conventions pour s’exprimer.
Au-delà des principes essentiels, les dadaïstes ont su faire la preuve de l’efficacité du groupe. Avec eux, le poète doit se mêler aux autres hommes, car la poésie n’est pas seulement dans les mots, elle est dans l’action, elle est la vie même. L’individu se fond dans le groupe, où il se trouve et se dépasse, où toutes les forces conjuguées se révèlent supérieures à la somme de leurs composantes et permettent de lever toutes les barrières.
Ce n’est pas le moindre paradoxe de Dada qu’un mouvement qui se voulait destructeur ait tant produit, démontrant par l’absurde que l’homme crée comme il respire.
Dada a repris à sa façon l’idée d’un art total déjà avancée par Apollinaire et par les futuristes. L’activité artistique devait intégrer des éléments littéraires, théâtraux, musicaux, plastiques. Mais pour Dada cette intégration prit un caractère particulier. De l’idéologie de l’art total, il fit une idéologie de l’homme total. Dada voulut que chaque individualité réalisât sa créativité polyvalente selon les lois de la spontanéité, de la déraison, de l’inconscient, du hasard
2) Le surréalisme :
- André Breton (1896-1966)
- Aragon (1897-1982)
- Philippe Soupault (1807-1990)
- Paul Eluard (1895-1952)
- Robert Desnos (1900-1945)
La génération de 1920, hostile, sans nuances, aux valeurs pharisiennes des aînés, choisit la révolte et la subversion.
« Le moment où nous vivons nous fait l’effet d’être totalement aliéné ; nous révoquons, d’un commun accord, les principes qui le mènent. Pas même besoin pour cela de nous consulter : chaque nouvel arrivant est porté vers nous par le refus exaspéré de ces principes, par le dégoût et la haine de ce qu’il engendre. (…) Nous sentions qu’un monde révolu et courant à sa perte ne parvenait à se prolonger qu’en renforçant ses tabous et en multipliant ses contraintes et nous étions radicalement pour nous y soustraire. Mais cela n’eût encore été que passif : en vérité une volonté de subversion générale nous possédait. »
(Entretiens avec André Breton)
Le mouvement :
C’est dans un principe de refus, contre un déni de justice que s’insurgent les surréalistes. La passion est au service d’une fin qui les dépasse .
Le surréalisme est au service de la révolution. Il est une « croyance à la vie (…) la vie réelle, s’entend. » « La vraie vie est absente », disait Rimbaud, il s’agit de la retrouver, et Breton clôt le premier Manifeste par ces mots : « C’est vivre et cesser de vivre qui sont des solutions imaginaires. L’existence est ailleurs. »
Détruire « les tiroirs du cerveau et ceux de l’organisation sociale », c’est-à-dire à la fois les modes de pensée et ceux de l’existence : cette négation est l’envers de la volonté d’instituer d’autres modes de pensée et une autre structure sociale. Les surréalistes reprennent à Rimbaud son « mot d’ordre », « changer la vie », et sa quête du bonheur.
Cet effort de synthèse du poétique et du politique définit le projet surréaliste..
Cependant, le problème est complexe.
A partir de 1921, Breton et Aragon cherchent un renouvellement des moyens. Le Procès de Maurice Barrès, en 1921, révèle un changement d’optique. Il s’agit d’un spectacle provocation ; mais l’enjeu du jugement est sérieux ; le problème soulevé est d’ordre éthique : il s’agit de la responsabilité morale du propagandiste de l’Echo de Paris, de la trahison d’un homme que la volonté de puissance porte à se faire le champion des idées conformistes les plus contraires à celles de sa jeunesse. Les divergences entre l’esprit dada et les surréalistes s’accusent ; en 1924, les surréalistes défient une opinion publique à peu près unanime par un pamphlet écrit à l’occasion de la mort d’Anatole France et intitulé Un Cadavre.
Les surréalistes infléchissent leur révolte vers l’action révolutionnaire
La position de Breton est adoptée par l’ensemble du groupe. Des conversations s’engagent avec le Parti communiste. Breton renie les termes de Légitime défense. Il adhère au parti en 1927 avec Eluard et Aragon.
Mais l’accord du surréalisme et du parti communiste ne pouvait être qu’une illusion ou une méprise.A la fin de 1933, Breton est, avec Eluard, exclu du parti ; puis de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires. Sa pensée se rapproche alors de plus en nettement de celle de Trotski
Après 1933, les conditions de l’action changent. La guerre de 14-18 est liquidée ; les espoirs qu’avait fait naître la paix ont définitivement sombré dans le marasme de 1929. De nouvelles menaces se dessinent : l’Italie est fasciste, le nazisme sévit en Allemagne.
En février 1934, les forces de gauche s’unissent pour défendre les libertés et les conquêtes sociales. Les surréalistes lancent un appel à la lutte. En 1935, les surréalistes adhèrent au « Comité de vigilance des Intellectuels ». Breton écrit Position politique du surréalisme, où il affirme la nécessité de l’action révolutionnaire, mais signifie sa défiance envers le parti communiste et le régime intérieur de l’URSS. Dans la suite des évènements,l’action des surréalistes a cessé d’être spécifique.Les surréalistes s’affirment progressistes et anticolonialistes, et prennent parti à l’occasion de toutes les crises mondiales (guerre d’Indochine, d’Algérie…) Ils se veulent toujours « au service de la révolution ».
L’esthétique :La poésie : message subliminal
Pour les surréalistes, la pratique de l’écriture n’est pas une activité inoffensive ou marginale, mais une des formes de l’action révolutionnaire. Le langage reflète les modes de pensée, le système de valeurs et l’organisation d’une société. Il est, sous sa forme figée, « la pire des conventions » ; le mettre en cause, c’est ébranler les structures sociales ; créer de nouveaux rapports entre les mots, c’est suggérer de nouveaux rapports entre les choses. Lorsque l’effort de sociabilité ne contraint pas l’individu, les mots ne servent plus d’échange.
« Le langage a été donné à l’homme pour qu’il en fasse un usage surréaliste ». Les mots, à l’appel de la conscience, élucident l’opacité de la réalité subjective ; à la fonction de communication se substitue une fonction heuristique.
A l’alchimie du verbe, Breton demande que succède « une véritable chimie » qui analyse et exploite les différentes propriétés des mots.
« Il est aujourd’hui de notoriété courante que le surréalisme, en tant que mouvement organisé, a pris naissance dans une opération de grande envergure portant sur le langage (…) de quoi s’agissait-il donc ? De rien moins que de retrouver le secret d’un langage dont les éléments cessassent de se comporter en épaves à la surface d’une mer morte. Il importait pour cela de se soustraire à leur usage de plus en plus strictement utilitaire, ce qui était le seul moyen de les émanciper, de leur rendre tout leur pouvoir. (…)
On n’a pas assez insisté sur le sens et la portée de l’opération qui tenait à restituer le langage à sa vraie vie, soit, bien mieux que de remonter de la chose signifiée au signe qui lui survit, ce qui s’avérerait d’ailleurs impossible, de se reporter d’un bond à la naissance du signifiant. »
Dans « Entrée des Médiums » (1922), Breton relate les séances de sommeil hypnotique, en compagnie de Crevel, Desnos, Eluard et Péret. Il s’agit, dans ces expériences, de laisser libre-court aux images hypnagogiques et surtout aux « phrases qui cognent à la vitre » - qui, au seuil du sommeil, s’imposent à la conscience sans rapport avec la pensée lucide. Pour Breton, ces phrases obtenues dans le demi-sommeil lui confirment que, selon les théories de Freud, le champ de la conscience ne se limite pas à la conscience claire.
Ces productions de phrases imagées indiquent également que la pensée n’est pas indépendante du langage et ne prend forme que dans et par les mots.
Cette découverte suggère à Breton et à Soupault une technique d’écriture mécanique ou automatique qui capte ces phrases et ces images, grâce à un relâchement de la tension intellectuelle, par la suppression de tout esprit critique, et selon Freud, de toute censure.
Breton attend de l’écriture automatique une libération du langage, la suppression de « toutes les règles du goût » des scrupules, des ratures, de tout ce qui est calculé, voulu : la fin d’une esthétique de l’écriture concertée. Il écrit : « La volonté d’ouvrir toutes grandes les écluses (grâce à l’écriture automatique) restera sans nul doute l’idée génératrice du surréalisme. » Enfin il espère de l’écriture automatique qu’elle puisse changer l’image du monde. Les textes obtenus, étrangers à leur scripteur, « se reconnaissent par un très haut degré d’absurdité immédiate » ; mais, à l’analyse, il propose des propriétés, des faits, et une interprétation du réel qui remettent en cause l’univers où nous enferment un langage utilitaire et avili
Ils écrivent ensemble selon cette technique « Les Champs Magnétiques » :
-
Eclipse :
Après les fleuves de lait trop habitués au vacarme des pêcheuses, les grelots de l’estuaire, sous des bannières déteintes et dans ces perles se nacrent tant d’aventures passées qu’il fait bon. Nés des embrassements fortuits, des mondes délayés, ce Dieu qui grandissait pour le bonheur des générations à suivre, comprenant que l’heure est venue, disparaît dans l’éloignement des mille électricités de même sens.
Suintement cathédrale vertébré supérieur.
Les derniers adeptes de ces théories prennent place sur la colline derrière les cafés qui ferment.
Pneus pattes de velours.
-
Ne bougeons plus :
Sur les rampes d’agate et les trottoirs roulants, on remarque de petites étoiles à la craie qui n’ont jamais signifié que la nostalgie des tapissiers et des marins. L’antiquité est une fontaine nacrée par place, mais la gorge des sphinx a verdi. La grêle horizontale des prisons, ce merveilleux trousseau de clés nous empêche de voir le soleil. Une danseuse sur la corde raide, c’est notre patience changeante.
-
L’Eternité :
Ouverture des chagrins une deux un deux
Ce sont les crapauds les drapeaux rouges
La salive des fleurs
l’électrolyse la belle aurore
(…)
Maison soleil danse oubliant les voiles du brouillard
Eté lune
La lanterne et le petit arbre gris qui porte un nom exotique
0133 Ce sont les doigts des ataxiques les vignes des champs
La biologie enseigne l’amour
Tissez les lucides vérités
On entoure ma tête d’un bandage
Crime ou suicide
L’acétylène est un œillet blanc
Les affreux lorgnons
De ces expériences de parole et d’écriture automatiques, les surréalistes ont le sentiment d’atteindre des zones dangereuses, interdites à la conscience, ils escomptent découvrir « ce qui se trame à l’insu de l’homme dans les profondeurs de son esprit ».
3) En marge du surréalisme
Pierre Reverdy,
Max Jacob
Blaise Cendrars
Jean Cocteau
Jules Supervielle
ROMAN
Les romans de la guerre
Henri Barbusse (1873-1935)
Né à Asnières en 1873, Henri Barbusse débute dans le journalisme à seize ans. En 1908, L’Enfer le pose avec force comme un disciple de Zola. La guerre venue, combattant de la première heure, il publie son meilleur ouvrage, Le Feu (1916), ; le sous-titre de l’œuvre, « Journal d’une escouade », souligne le dessein de l’auteur : relater une expérience de la vie des tranchées, dans le froid, la boue, l’espoir souvent déçu des courriers, le fugitif réconfort de la soupe et de l’abri. A la fin du livre sur lequel, souvent, passe un souffle d’épopée, l’auteur, dans une sorte de péroraison, s’en prend à tous ceux qui, selon lui, demeurent des fauteurs de guerre.
Viendront ensuite Clartés (1919) et La Lueur de l’aube (1921). Engagé dans la voie du communisme militant, c’est à Moscou que Barbusse meurt en 1935.
Georges Duhamel (1884-1966)
Georges Duhamel appartient, comme Roger Martin du Gard et Jules Romains, à cette génération – celle aussi de Giraudoux, de Mauriac, de Chardonne, de Maurois – dont on a pu dire qu’elle avait fait, des années 1920-1940, « un âge du roman ».
Humaniste d’abord par la sensibilité, Duhamel n’est pas, initialement, un professionnel de la littérature, encore moins un « intellectuel » au sens péjoratif que prend parfois ce terme. Biologiste et médecin, engagé à titre de chirurgien militaire dans l’horreur de la Grande Guerre, il conserve de cette expérience une immense et profonde compassion pour les hommes, qui n’a d’égale que sa virulente sévérité pour tout ce qui entame l’intégrité humaine, pour tout ce qui défigure le corps et l’âme de l’humanité.
Son œuvre littéraire prend son vrai départ avec des souvenirs de guerre qui sont aussi des réquisitoires contre la violence meurtrière d’une nouvelle « barbarie » et des plaidoyers pour le salut de l’homme : Vie des Martyrs (1919) et Civilisation (1918) qui restent parmi les témoignages les plus bouleversants inspirés part la guerre de 1914.
Pour mémoire : Roland Dorgelès ( 1885-1973) : 1919 : Les Croix de bois
Les romans de l’évasion
A. Le voyage exotique
On demeure frappé par le prodigieux succès que rencontraient, au lendemain de l’armistice, les romans de Pierre Benoît, Koenigsmark ou L’Atlantide :ils offraient une intrigue savamment agencée, des aventures du mystère, du romanesque. Ils n’avaient aucun rapport avec le roman d’aventure qu’avait annoncé Jacques Rivière en 1913. Louis Chadourne, avec Le Maître du navire (1919), Marc Chadourne avec Vasco (1927), écrivaient aussi des romans d’aventures quoi tournaient parfois à la dérision de l’aventure. Avant de trouver l’étrangeté dans l’atmosphère de Quai des Brumes (1927), Pierre Mac-Orlan écrivait Le Chant de l’équipage (1918) et substituait l’imaginaire au réel avec les allégories de La Cavalière Elsa ou de La Vénus internationale. Les Tharaud évoquaient des paysages exotiques, révélaient des mœurs différentes des nôtres. Un titre de Dorgelès cristallisait toutes ces velléités d’évasion : Partir. Le cosmopolitisme de Paul Morand, dans les nouvelles Ouvert la nuit (1922) ou de Fermé la nuit (1923) héritait de celui de Valéry Larbaud : ses héros étaient les derniers avatars de Barnabooth. A ce cosmopolitisme des bars à la mode, des trains de nuit et des enseignes lumineuses s’opposait l’exotisme des quartiers réservés, dont Francis Carco s’était fait, dès Jésus la Caille, une spécialité. Déjà, des Esseintes, le héros d’A Rebours, avait compris que l’on pouvait s’évader tout en demeurant parisien.
1. Paul Morand (1888-1976)
- Venises
- Ouvert la nuit (1922)
- Fermé la nuit (1923)
2. Blaise Cendrars (1887-1961)
- Bourlinguer (1948)
- L’Or (1925)
- Moravagine (1926)
- L’Homme foudroyé (1945)
3. Pierre Mac Orlan (1882-1970)
- Le Quai des brumes (1927)
- La Bandera
- Villes
- Le Chant de l’équipage (1918)
4. Joseph Kessel (1898-1979)
- L’Equipage
- L’Armée des Ombres
- Fortune carrée
- Le Lion
- Les Cavaliers
B. Le voyage artificiel
Jean Cocteau (1889-1963)
Ses romans :
1919 : Le Potomak
1923 : Le Grand Écart
1923 : Thomas l’imposteur
1929 : Les Enfants Terribles
1939 : La Fin du Potomak
: « Je suis né parisien, je parle parisien et je prononce parisien. » Jean Cocteau est le type même avec Marcel Proust de l’homme de lettres contemporain, instauré dans Paris d’une façon inimitable et souverainement.
Avant sa rencontre avec Diaghilev, il avait écrit quelques divertissements littéraires. L’exemple du Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky le détermina à reconsidérer son destin. Il décida de rompre avec tout ce qui lui tenait lieu d’habitude ou de complicité., De cette crise devait naître Le Potomak, publié en 1919, sorte de confession destinée à « déniaiser » l’esprit, à le rendre distinct de ce que l’on nomme : sentiment, imagination, émotion.
La guerre de 1914 lui fut l’occasion d’aventures étonnantes en particulier l’exercice de l’acrobatie aérienne avec Rolland Garros, un as de l’aviation des temps héroïques.
Fin 1916, sa rencontre avec Picasso, Éric Satie, Apollinaire, Reverdy, Max Jacob et Cendrars est décisive ; il écrit l’Ode à Picasso et écrit avec lui et Satie « Le Ballet Parade ».
1919 est l’année de sa rencontre avec Raymond Radiguet : celui-ci a 14 ans ; il porte une petite canne ; il est myope ; il ne se coupe jamais les cheveux. Cocteau lui écrit : « je salue en vous le premier contradicteur de la poésie maudite. » et dans la préface au Bal du Comte d’Orgel : « Le seul honneur que je réclame est d’avoir donné pendant sa vie à Raymond Radiguet la place illustre que lui vaudra sa mort. »
A cette date de 1920, Cocteau a trente ans. Une renommée de « poète d’avant-garde » l’environne. Il triomphe et se multiplie au centre d’une ville fertile et d’une existence virtuose. Au théâtre des Champs-Elysées, il monte pour les ballets suédois Les Mariés de la Tour Eiffel, ballet-divertissement qui réunit la collaboration des musiciens appelés « Les Six » : Germaine Tailleferre, Georges Auric, Louis Durey, Arthur Honneger, Darius Milhaud, et Francis Poulenc. Ce fut également avec eux qu’il monta le spectacle du Bœuf sur le toit, mimes joués par les Fratellini, dans les costumes de Raoul Dufy.
En 1922, il publie son premier roman, Le Grand Écart, et en 1923, puis Thomas L’Imposteur, et en 1929 Les Enfants terribles. Les années suivantes sont consacrées à la poésie et au théâtre. En 1938, il écrit les dialogues du film de Marcel L’Herbier. C’est après la guerre qu’il va se convertir au « cinématographe » : en 1943 le scénario de L’Éternel Retour, en 1945 : La Belle et la Bête, en 1947 : L’Aigle à deux têtes, Ruy Blas, en 1949, Orphée.
Il meurt le 11 octobre 1943.
Raymond Radiguet (1903-1923) Un génie adolescent
Au lendemain de la guerre de 14, c’est à un adolescent, Raymond Radiguet, que revint l’honneur de renouveler la tradition française du roman d’analyse. Sa trop brève carrière se présente sous le signe d’un double prodige : une étonnante précocité qui rappelle Rimbaud, et, chez un jeune homme qui appartenait à l’avant-garde cubiste et dadaïste, une parfaite maîtrise des sentiments, de la pensée et du style aboutissant à cette banalité supérieure qui, selon Gide, caractérise le classicisme.
Né au Parc Saint-Maur en 1903, Radiguet écrit des vers dès l’âge de 14 ans ; à quinze ans, il collabore à des revues (Sic, Littératures, Aujourd’hui…) ; à seize ans il correspond avec André breton, Tristan Tzara et commence à écrire un roman, Le Diable au corps, qui paraîtra en 1923. Devenu l’ami de Max Jacob et Jean Cocteau, il publie un recueil de poèmes Les Joues en feu. Il meurt de la typhoïde en décembre 1923, sans avoir vu paraître don second roman, Le Bal du comte d’Orgel (1924), version moderne de la Princesse de Clèves .
C. L’évasion littéraire
Jean Giraudoux (1882-1944)
(Jacques Body : Encyclopædia Universalis)
Ses romans :
1921 : Suzanne et le pacifique
1922 : Siegfried et le limousin
1924 : Juliette au pays des hommes
1926 : Bella
1934 : Le combat avec l’Ange
1939 : Le choix des élus
Un romantique du XXe siècle, qui finit par prendre rang dans la lignée des classiques, à la suite de Marivaux et Musset, et pas tellement loin de ce Racine dont il a parlé comme d’un double ; un La Fontaine, rêveur et distrait, qui laisse une œuvre de quarante volumes ; l’« enchanteur » de son temps.
L’homme Giraudoux fut pleinement un homme, comme son Holopherne ; « Un homme enfin de ce monde, du monde, l’ami des jardins à parterres, des maisons bien tenues, de la vaisselle éclatante sur les nappes, de l’esprit et du silence... Le pire ennemi de Dieu. »
L’écrivain Giraudoux est tout entier écrivain, comme son Racine, en qui « il n’est pas un sentiment qui ne soit un sentiment littéraire : sa méthode, son unique méthode, consiste à prendre de l’extérieur, par le style et la poétique comme par un filet, une pêche de vérités ».
Pour l’homme Giraudoux, attentif à ses plaisirs, à ses amours, à ses amitiés, à sa forme physique, à son équilibre moral, à son élégance et à sa jeunesse d’allure, l’écriture fut le plus équilibrant des plaisirs. Il écrivait d’un jet, sans ratures, - un roman en trois semaines, pendant ses vacances, en guise de vacances. Le miracle, c’est que tant d’humanité soit passée dans l’écriture.
La première carrière de Jean Giraudoux est l’histoire d’une jeunesse, la plus longue et la plus vagabonde, prolongée par la guerre jusqu’au seuil de la quarantaine. Un adolescent très doué et très sensible tarde à entrer dans la vie et se protège des blessures de l’existence par des boucliers de papier doré. Son écriture fantasque enchaîne les figures de style dans un réseau précieux de descriptions et de métaphores. Aimant Jules Laforgue et Claude Debussy, fréquentant Paul-Jean Toulet et Charles-Louis Philippe, il introduit dans la nouvelle, alors naturaliste, une sensibilité post-symboliste et l’art des instantanés autobiographiques. Car le jeune Giraudoux n’a qu’à se souvenir pour écrire de délicates nouvelles, pour la plupart recueillies dans Provinciales (1909), L’École des indifférents (1911), Lectures pour une ombre (1917), Adorable Clio (1920). Ces précieux petits volumes ne touchent qu’une poignée de fins lettrés, au nombre desquels André Gide et Marcel Proust.
La culture sera à jamais vouée, dans la pensée de Giraudoux, au destin le plus ambigu : elle est l’envol loin des mesquineries quotidiennes, et elle est l’aberration qui arrache l’homme à la vie simple et tranquille des champs.
Une fois reçu à l’École normale supérieure, il fait l’école buissonnière et se découvre une vocation de germaniste pour obtenir une bourse de voyage, part deux fois pour Munich et Berlin ; il passe sur le tard le « petit concours » des Affaires étrangères : il entre par la petite porte dans une carrière qui ne sera pas très brillante pour lui, mais qui lui donne l’illusion de satisfaire par sa vie professionnelle une hantise de sa vie morale, l’évasion, le dépaysement.
Les chimismes de l’amour lui ont fait découvrir les intermittences du cœur et de l’esprit. Il suffit en effet d’être mal aimé, comme Simon, ou au contraire trop aimé, comme Jacques l’Égoïste, pour être pathétique ou indifférent. D’ailleurs, Simon le Pathétique (1918) fréquente aussi l’« école des indifférents », appliqué qu’il est à « oublier sa vie » et à « s’épargner la tâche vile de se connaître ». Giraudoux pense comme la Nausicaa qu’il a évoquée dans Elpénor (1919) : « Pour lui-même, cet étranger n’est plus un étranger ! J’aimerais tant aimer quelqu’un qui fût étranger même à soi-même ! » De là, tout au long de son œuvre, le thème pirandellien du double, du reflet, du sosie, et l’idée de l’amnésie illustrée en 1922 par le roman de Siegfried et le Limousin.
La victoire de 1918 ouvre la seconde carrière de Giraudoux. La guerre l’a obligé à « se rendre compte du monde et de son mouvement » et l’a détourné de son dandysme, de son égotisme, de son apolitisme, de son indifférence. Il accède au grand cadre des Affaires étrangères en 1919. Il se marie, il a un fils, un cercle d’amis très parisiens, la direction du service de presse du Quai d’Orsay, et son talent s’épanouit : au lieu d’une nouvelle, c’est un roman qu’il publie tous les deux ans, avec un succès croissant.
La plupart de ces romans racontent une fugue. De l’Allemagne au Pacifique, de la Gartempe au Niagara, Giraudoux promène ses héros dans l’exotisme et, à ce titre il est le chef de file, suivi de son ami Paul Morand, du roman nouveau des années vingt : roman descriptif, roman déambulatoire, roman du regard mobile. L’enchantement de Suzanne en son île (Suzanne et le Pacifique, 1921) n’est pas près de se dissiper : il est si merveilleux de renier le laborieux Robinson, au lieu de peiner puritainement comme lui à reconstituer la civilisation européenne, et de boire le lait à même l’arbre à lait, de cueillir son pain dans l’arbre à pain ! Ce désir de liberté exotique emporte Juliette au pays des hommes (1924), tue Bella (1926) dans son effort pour attirer l’un vers l’autre Rebendart et Dubardeau (lisez Poincaré et Berthelot) comme deux continents, provoque les Aventures de Jérôme Bardini (1930) et l’amour de Jacques pour Maléna (Combat avec l’ange, 1934). Mais ces fugues ne sont pas des fuites. Le grand départ s’achève par un heureux retour.
Car malgré la déchirure secrète, les romans de Giraudoux ne respirent pas la nostalgie. L’émerveillement d’abord, la sagesse ensuite font que ses héros trouvent le bonheur sur cette terre, et ses jeunes filles s’arrachent aux embrassements des fantômes, des génies et des bêtes pour épouser, dans leur village, un homme. La vie est belle et jeune pour ceux qui savent marier la modernité et la sensualité, pour ceux qui surprennent le monde à des heures où il n’a pas l’habitude d’être contemplé, dans la fraîcheur de la première heure et comme du premier jour. C’est l’Éden retrouvé, ou, comme il est dit dans la « Prière sur la tour Eiffel » (Juliette au pays des hommes), « l’intervalle qui sépara la création et le péché originel ».
D. André Gide : de 1919 à 1951:
1) 1919-1924 : se libérer du « vieil homme ».
En 1919, il écrit La Symphonie Pastorale qui le « libère de sa dernière dette envers le passé ».
le héros de La Symphonie Pastorale, qui se voit en Bon Pasteur recueille et éleve avec abnégation et amour la brebis perdue, la jeune aveugle Gertrude qu’il ouvre à la vie. Mais l’amour-charité sert de masque à l’éros, et en dépit des avertissements de sa femme Amélie et de la rivalité amoureuse qui l’oppose à son fils, tout en se masquent sous des controverses théologiques, le Pasteur façonne une Gertrude à son usage, la maintenant dans sa dépendance, de sorte que, lorsque les yeux de celle-ci s’ouvrent, elle ne peut que constater le mensonge dans lequel elle s’est trouvée enfermée, s’éprouve comme un objet de scandale et se supprime.
Si le grain ne meurt, écrit en 1920, est un récit autobiographique s’étendant de l’enfance à ses fiançailles, qui veut être un aveu sans fard. Mais c’est aussi le moment où Gide, à travers son livre, entreprend de composer une image de lui-même.
En 1924, la parution de Corydon rend publique et justifie son homosexualité.
Sur tous les terrains, il veut être un éveilleur de conscience et il joue effectivement ce rôle :
- en littérature avec Les Faux–Monnayeurs où il met en cause et tente de bouleverser la conception traditionnelle du roman ;
- au plan social, où, après un long périple au Congo où il se veut missionnaire, il soulève toutes les questions posées par la colonisation dans un ouvrage qu’il publie en 1927 ;
- en politique enfin où il se veut porteur comme Anatole France d’un altruisme positif
Dès l’année 1932, on avait vu la création en mars de l’Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires (AEAR) au niveau international et du 27 au 29 août s’était tenu le Congrès mondial contre la guerre à Amsterdam. Dès le début, les intellectuels Français ont joué un rôle déterminant dans ce mouvement, repris l’année suivante à Paris sous la forme d’un Congrès Européen anti-fasciste au mois de juin 1933. Le comité Amsterdam Pleyel, issu du second Congrès qui a lieu en France prend à cœur de montrer que ses adhérents sont en majorités des non communistes. C’est bien André GIDE qui, pour la première fois de sa vie, accepte non seulement de participer à des meetings mais de les présider et c’est toujours lui qui en janvier 1934 accompagné d’un autre sans parti, André MALRAUX se rendra à Berlin pour plaider auprès des nazis lors du procès de l’incendie du Reichstein la cause des accusés communistes DIMITROV et THAELMANN.
Il part en 1936 en Russie pour découvrir un autre monde où « l’inespéré pouvait éclore ». Sa conscience d’intellectuel qu’il appelle sa loi de vérité, lui fait obligation de faire part à son retour de ses déceptions et de ses craintes. Il publie, en 1936, Le Retour d’URSS.
Sa femme meurt en 1938. A la veille de la Seconde Guerre Mondiale, il publie Le Journal de cinquante ans de sa conscience : 1889–1939.
Il est condamné à l’éloignement et à l’exil par l’occupation allemande ; retrouve la Tunisie et les fantômes de sa jeunesse. A plus de 70 ans, il écrit un livre qu’il veut être son testament : Thésée, qui parait en 1946.
Sa vie est couronnée par le Prix Nobel en 1947. Il est salué par le Monde des Lettres et meurt en 1951.
Dialectique de l’œuvre
Si André Gide devient “ le maître à penser ” dans les premières décennies du XXème siècle, n'est-ce pas parce qu'il met en œuvre la réflexion par le penseur de son propre drame : celui qui est né en même temps que le privilège “social” des intellectuels?
Le penseur, “ devenu ” un intellectuel, met en question le rôle qu'il doit tenir.
Il ne peut être un écrivain qu’en mettant en cause la littérature.
A l'intellectuel qui réfléchit, il est “ interdit ” d'“ être lui-même ”, hanté comme Narcisse par son image qui se trouble sous son regard, étranger à ses actes et à sa vie dont il est à la fois l'acteur et le témoin : abîme sans fond où l'acte n'est rien sans la conscience qui lui donne un sens mais où le sens se révèle à la conscience elle-même n'être toujours qu'un faux-sens, dans un mouvement de “ désertion ” sans limite.
C'est le sens même de la littérature qui est en question, à qui il est donné de mettre à l'épreuve l'impossibilité d'écrire les évènements et les actes, - ce “vécu”, dont le sens se dérobe, et de ressaisir ce sujet, dont le “moi” est “insaisissable”, parce qu'il s'éloigne sans cesse sous le regard de son témoin, dans le mouvement même de la conscience de soi.
La littérature est l'enjeu du drame, dont la vocation ne peut être que d'effectuer sans cesse ce mouvement sans fin de “ mise en abîme.
Le ressort de l’œuvre de Gide se trouve à la rencontre d’une interrogation commune aux intellectuels de toute une génération liée à la conscience nouvelle qu’ils prennent d’eux-mêmes et de leur vocation, et d’un drame singulier qui trouve son origine dans sa biographie, notamment dans son éducation protestante.
C’est l’éducation de Gide qui le prépare à se faire l’interprète de ce drame : la tradition religieuse protestante, privant l’individu du secours de Dieu dans la confession, remet à sa conscience le soin de juger elle-même de ses actes, de peser la valeur de ses motifs et de ses raisons. Dans une telle éducation, l’individu est – avant Dieu – le seul juge de la pureté de ses intentions ; la « sincérité », comprise comme la transparence de la conscience pour elle-même, est la première exigence de la vie religieuse et de la vie morale.
Mais n’est-ce pas dire que le mensonge à soi-même est la pierre d’achoppement de la vie morale ?
Gide n’a jamais cessé de construire pierre à pierre une image de lui-même : il est incapable de ne pas jouer, de ne pas déplacer son moi au gré du projet qui domine son entreprise : se reconstruire sans cesse. Il trouve dans le vertige du jeu de miroirs où les images du Moi se réfléchissent et se renvoient à l’infini, dans un rendez-vous avec lui-même toujours déplacé ou différé, le ressort principal de son esthétique. Tout commence avec Paludes et la célèbre mise en abîme, pour s’achever avec Les Faux-Monnayeurs qui est le roman d’un roman, et avec l’écriture du Journal.
Chez Gide, toute identification d’un être avec son désir ou sa passion pour accomplir l’image qu’il se fait de lui-même, conduit à une impasse qui n’est que la conséquence d’un mensonge à soi-même.
La fin d’une existence :- Thésée
C’est l’œuvre testamentaire, l’affirmation d’un triomphe terrestre, apaisé et serein, c’est l’œuvre bilan et le bilan d’une œuvre.
On cite toujours ce dernier paragraphe triomphateur du fondateur d’Athènes : « Si je compare à celui d’Œdipe mon destin, je suis content : je l’ai rempli. (…) J’ai fait ma ville. Après moi, saura l’habiter immortellement ma pensée. C’est consentant que j’approche la mort solitaire. J’ai goûté des biens de la terre. Il m’est doux de penser qu’après moi, grâce à moi, les hommes se reconnaîtront plus heureux, meilleurs et plus libres. Pour le bien de l’humanité future, j’ai fait mon œuvre, j’ai vécu.
Avec Thésée, Gide n’est plus que l’ombre de lui-même, il s’est coulé dans sa statue et prend la pose pour l’éternité. Qu’est devenu celui qui se voulait l’inquiéteur ? Il fait la leçon en proposant son héros pour modèle, moralisant à la manière de Ménalque, martelant ses certitudes, son credo : savoir passer outre, rester libre, ne pas s’attacher ; suivre son désir et son instinct, accomplir sa destinée ; avoir foi en l’homme et se défier des leurres de la religion et des mystères.
Nous voici donc devant un Thésée imbu de lui-même, déroulant sa vie comme un parcours initiatique en douze stations, chacun des douze chapitres (sur le modèle des douze chants de l’épopée antique) exposant une épreuve surmontée ou une leçon.
Gide, comme Thésée, se veut fils de son œuvre.
Reste la question de savoir si la satisfaction finale d’un Thésée est une réponse suffisante à l’insatisfaction des Michel, Jérôme, Alissa, Gérard, Isabelle et les autres.
E. Les fresques d’histoire sociale
Roger Martin du Gard (1881-1958)
Après avoir fait paraître, à la veille de la guerre de 1914 son premier livre Jean Barois (1913), en 1920, Roger Martin du Gard conçoit le plan détaillé d’un vaste roman cyclique qui s’intitulera Les Thibault : il y consacre désormais l’essentiel de son temps. La publication des Thibault en est à son avant-dernier volume en 1937, année où Martin du Gard reçoit la consécration, du Prix Nobel de Littérature.
- Jean Barois
Le sujet du livre est le récit d’une crise religieuse qui oppose dans l’âme d’un adolescent, puis dans la vie d’un homme jusqu’à l’extrémité de sa mort, les réponses positives de la science et les promesses de l’action politique et sociale aux certitudes de la foi et aux croyances de la religion : Mais, ce thème n’est l’objet d’une analyse psychologique. Par une technique nouvelle, faite de dialogues et de documents, dont certains sont livrés à l’état brut. Roger Martin du Gard nous présente la monographie d’une vie aux prises avec les conflits du siècle : le débat idéologique de la science et de la foi qui a animé les consciences en la fin du siècle. (vécu dans le contexte du modernisme) ; la question de l’humanisme:confronté à l’action politique et sociale dans le contexte de l’Affaire Dreyfus.
- Les Thibault
Martin du Gard a commencé le cycle des Thibault en 1920. Du Cahier gris (1922) à La Mort du père (1929), il contait l’histoire de deux familles, les Thibault et les Fontanin, mettant en scène des personnages représentatifs : un grand bourgeois autoritaire, un adolescent révolté, un médecin énergique et ambitieux. Il héritait de Tolstoï dans l’art du portrait en épaisseur, dans la suggestion de cette troisième dimension du personnage imaginaire, qui est horizon social. En face de toute une littérature romanesque fondée sur l’expérience intime d’une subjectivité, retrouvait, avec le goût de la documentation objective et de la narration impassible, les soucis des maîtres du XIXe siècle. Le roman redevenait pour lui ce qu’il était avant Proust, la représentation des êtres humains aux prises avec un monde hérissé de difficultés concrètes. Martin du Gard s’appliquait à montrer l’interaction vivante de l’homme et des choses.
- L’Eté 14 (1936),publié sept ans après La Mort du père (1929) se propose de conter en détail les quelques mois qui précèdent la guerre.
Dans les premiers tomes des Thibault, Martin du Gard avait réussi à faire vivre un monde dans une suite d’assez brèves monographies : la fugue de deux adolescents, l’enlisement moral dans un pénitencier, la journée d’un médecin, l’agonie d’un grand bourgeois, tels étaient les épisodes marquants de cette fresque. Seule, La Belle Saison rompait avec le caractère linéaire du récit : les événements se nouaient, la fiction prenait son épaisseur. Ces romans étaient découpés en scènes qui n’occupaient qu’un assez petit nombre de jours et d’heures. L’action du Cahier gris s’étendait, tout au plus, sur cinq jours ; encore le romancier, usant volontiers de l’ellipse, ne s’arrêtait-il que sur certains moments privilégiés. Le récit du Pénitencier portait sur quelques semaines, et telle visite d’Antoine, limitée à quelques heures, en occupant la plus belle part. La Belle Saison s’étendait sur cinq mois, et les scènes essentielles étaient situées dans un bref espace de temps, une soirée, une nuit, une journée. La Consultation durait 24 heures, La Sorellina, deux ou trois jours, La Mort du père, une semaine. C’est un des paradoxes de l’art romanesque, chez Martin du Gard, que ce morcellement parvienne à donner le sentiment de la durée. En rendant compte minutieusement de quelques heures, le romancier impose au lecteur la présence d’êtres fictifs, la continuité de leur existence et la vérité de l’univers dans lequel ils se meuvent.
Avec L’Eté 14, le romancier se proposait de conter en détail les quelques mois qui précèdent la guerre. Les destinées individuelles, dont jusque-là il s’était fait le patient chroniqueur, s’acheminaient ainsi vers une catastrophe qui se situait à l’échelle européenne. Pendant cette crise de la société bourgeoise, on apercevait de biais, par le truchement des milieux inter-nationalistes, les préparatifs d’une révolution planétaire ; Jacques Thibault est passé de la révolte anarchiste au service de la révolution. L’échec de sa vie répond à l’échec de la cause à laquelle il s’était voué. Antoine, qui est le véritable héros des temps nouveaux, qui apparaît comme un héritier comblé, qui a tout reçu en partage, l’intelligence, la santé, l’énergie, l’argent, va découvre l’existence d’autrui. Au fur et à mesure que l’orage grossit à l’horizon, Antoine se sent solidaire de tous les hommes de sa génération ; il fera, sans enthousiasme, cette guerre qui s’approche. Son destin, qu’il avait construit à force de volonté et de travail, voilà que les événements le remettent en question.
De La Mort du père à L’Eté 14, on est passé du plan métaphysique au plan social. La condition humaine n’est pas seulement l’usure que cause le vieillissement, elle est la soumission aux bouleversements de l’Histoire. Gazé, malade, condamné, Antoine a perdu l’assurance de sa jeunesse. Il sait qu’il va mourir sans avoir compris grand chose à lui-même. Il sait seulement qu’un monde s’écroule, que l’individualisme n’est plus possible. Ce positiviste meurt en affirmant sa foi dans la continuité de l’aventure humaine. Il n’y a plus aucun espoir pour lui-même, mais un petit garçon né des amours de Jacques et de Jenny, Jean-Paul, représente la chance de l’avenir.
Martin du Gard, en face du révolté, a dressé le nouveau héros des temps troublés : le médecin sui consacre sa vie à apaiser de son mieux les souffrances des hommes.: Les débats idéologiques n’ont plus leur place ; ils n’étaient que le bégaiement dérisoire d’une génération promise aux malheurs de l’Histoire.
Jules Romains (1885-1972)
Après la guerre de 14, pendant laquelle il est mobilisé dans le service auxiliaire, Jules Romains se consacre surtout au théâtre, dans les années 1920-30 qui virent le triomphe de Knock. Il fait paraître peu de romans (la trilogie Psyché : Lucienne en 1922, Le Dieu des corps en 1928, et Quand le navire… en 1929)
Mais c’est durant cette période que s’élabore son œuvre maîtresse : Les Hommes de bonne volonté.Les 27 volumes des Hommes de bonne volonté ont paru entre 1932 et 1946. Jules Romains avait, dès les années vingt, jeté les bases de cette vaste construction.
Le roman du monde moderne
Le romancier unanimiste, qu’il se propose d’être, part du collectif et du social, non de l’individuel. Son véritable sujet est la société. Il se refuse à « juxtaposer un nombre indéfini de romans distincts ». Il entend ne pas « se limiter à la seule histoire d’un personnage central ». Son entreprise exige « un roman unique, mais suffisamment vaste (…) et où des personnages multiples, individus, familles, groupes, paraîtraient et disparaîtraient tour à tour, comme les thèmes d’un drame musical ou d’une immense symphonie ». Dès le premier tome de la série, Le 6 octobre, point d’histoire, point d’intrigue, point de sujet, point de personnage principal : rien d’un roman traditionnel. Dans chacun des volumes, on abandonne à chaque instant un personnage pour en retrouver un autre. Par la vivacité de cette suite de scènes, Romains a voulu obtenir « tout un pathétique de la dispersion, de l’évanouissement, dont la vie abonde. »
On demeure étonné par la diversité des milieux que Jules Romains a su présenter. A l’intérieur de chaque catégorie sociale, il s’est appliqué à différencier ses types. Les Bastide appartiennent au petit peuple parisien, ils s’appliquent à préserver leur dignité, ils sont soucieux de na pas déchoir. Miraud et Roquin incarnent le type de l’artisan qualifié : le culte de l’ « ouvrage bien fait » rejoint chez eux le goût de l’indépendance. Edmond Maillecotin, tourneur dans une grande usine, appartient au contraire à cette société industrielle qui est en train de devenir une civilisation de masse.
Il y a toute une stratification sociale dans Les Hommes de bonne volonté. Au sommet, la richesse des Maïeul, du professeur Ducatelet, ou de Mme Godorp, qui reçoit dans son luxueux appartement de l’avenue du Bois, des hommes politiques et des artistes d’avant-garde.
Comme Balzac, il a été le romancier de l’argent. Il en a suggéré la puissance. Il a vu parfois, dans les hommes d’affaires, les successeurs des conquérants de la Renaissance. Haverkamp est un des héros du monde moderne. Le Cartel du Pétrole étend partout son emprise. La presse est aux mains des hommes d’argent. Gurau est impuissant devant leurs agissements : tout au plus peut-il sauvegarder, par quelques concessions, l’indépendance de son journal. Zülpicher donne à ses affaires un développement international. Ce personnage inquiétant réussit là où Haverkamp a échoué. En suivant la carrière d’Haverkamp, Jules Romains fait entrer son lecteur dans le développement des affaires immobilières.
L’Histoire
Jules Romains, dans Les Hommes de bonne volonté, a pris pour point de départ l’année 1908 : elle lui a paru significative de l’évolution du monde moderne par ses conflits sociaux et par ses incidents diplomatiques : la guerre et la révolution s’annoncent comme une double menace qui pèse sur le monde. La guerre de 1914, et liée à elle, la révolution de 1917, est située au centre de l’œuvre. On en discerne les causes, les manifestations, les conséquences. Grâce au procédé de présentation adopté par le romancier, l’événement historique, qu’il s’agisse de Verdun, de la guerre ou de la révolution d’octobre, est découvert sous des optiques différentes, par des hommes différents appartenant à des milieux différents. Le sort de Verdun est longtemps douteux. Les destinées de la révolution d’octobre restent incertaines. La multiplicité des témoignages contradictoires laisse à l’événement son coefficient d’incertitude. L’aventure humaine est soumise à des périls, elle reste ouverte sur l’avenir.
L’entrée de l’histoire contemporaine dans le roman pose un problème : comment juxtaposer, sans choquer la vraisemblance et sans nuire à la crédibilité, des personnages historiques et des personnages fictifs ? Jules Romains a pris le risque de montrer ces personnages réels : on voit, dans Les Hommes de bonne volonté, Briand, Joffre, Clemenceau, Gallieni, Jaurès. Ils deviennent, peu ou prou, des personnages de roman. L’auteur se donne même parfois le loisir de nous faire pénétrer dans leurs intimes réflexions.
Le roman Des Hommes de bonne volonté, à travers la présentation de toute une société, au milieu des destins individuels, court le thème de la bonne volonté. La lumière de l’esprit, parfois éclipsée, continue de briller dans un monde chaotique. La bonne volonté s’oppose aux forces de la dispersion, du nihilisme, de la destruction. Il ne s’agit pas de savoir si les forces du bien équilibrent les puissances du mal. Le monde n’est pas un état, c’est un devenir. Les Hommes de bonne volonté ont été, dans l’esprit de Jules Romains, un appel à la bonne volonté.
LE THEÂTRE
C’est l’époque de ce que Sartre a appelé « la grande consommation métaphysique de l’autre après guerre ».
Dans une société mal remise du cauchemar de la Grande Guerre, où, dans le Paris des « Années folles », une bourgeoise privilégiée cherche à s’évader dans l’ivresse des plaisirs et du jeu, sans pouvoir nier la réalité, la réflexion des hommes de culture – écrivains et artistes – développe une interrogation « métaphysique » sur le rapport du rêve et de la réalité, sur les frontières entre l’illusion et la vie, où se joue le sens de l’existence, où se trouve mise en cause l’identité personnelle à travers la conscience de soi.
Il faut se remémorer la situation de notre théâtre après la guerre de 1914: le naturalisme d’Antoine était à bout de souffle, la tradition du Boulevard était paralysée par les années de guerre. Durant les années 1919 et 1920 la vie théâtrale parisienne était à son plus bas étiage.
A partir de 1920, la tendance se renverse. De retour des U.S.A., Jacques Copeau ouvre le 15 octobre le Vieux Colombier. Le 10 novembre Lugné Poe s’installe au théâtre de l’Oeuvre ; en décembre Gaston Baty et Gémier deviennent les metteurs en scène de la Comédie des Champs-Elysées.
C’est à ce moment qu’Antoine et Lugné Poe confèrent aux metteurs en scène une importance inconnue jusqu’alors. Les successeurs de Jacques Copeau (1879-1949) : Jacques Pitoëff (1884-1939), Charles Dullin (1885-1849) Louis Jouvet (1887-1951) et Gaston Baty (1892-1952), formèrent à un moment donné ce qu’on a appelé le Cartel des Quatre.
Une nouvelle esthétique
Le théâtre est à la recherche d’un nouveau style de jeu : on rêve de la Commedia dell’arte. La « théâtralité » l’emporte sur l’imitation de la réalité. Un appétit d’expérimentation formelle se donne libre cours.
Les membres du Cartel, tous acteurs à l’exception de Gaston Baty, revendiquent à la suite de Jacques Copeau, l’autonomie du metteur en scène, mais l’expérimentent en suivant des voies différentes.
Louis Jouvet, dans son enseignement comme dans son jeu, recherche une grande rigueur qu’il met au service du texte. La rencontre avec Giraudoux est décisive et assure son succès, qu’il connaît également avec Knock de Jules Romains et La machine infernale de Cocteau. Son esthétique n’est pas celle du dépouillement, mais de la précision : son autorité s’exerce sans partage sur une troupe qui privilégie le respect du texte.
Au théâtre de l’Atelier, qu’il occupe jusqu’en 1941, puis au théâtre Sarah-Bernhardt, jusqu’en 1947, Charles Dullin manifeste son amour du spectacle avec une folle exubérance, le plus souvent au travers d’une adaptation : Les Oiseaux d’Aristophane suscitent l’admiration pour la qualité et l’inventivité du spectacle. C’est lui aussi qui révèle Pirandello à Paris, et qui monte Les mouches de Sartre en 1943. Sans style précis, il joue l’expérimentation et livre des combats audacieux contre la critique.
La même inventivité se retrouve chez Georges Pitoëff, qui revendique la primauté de la mise en scène par rapport au texte même. Avec sa femme, l’actrice Ludmilla Pitoëff, il met en scène Tchekhov, Pirandello et ses Six Personnages en quête d’auteur, Shaw, Ibsen, O’Neill, d’Annunzio, Claudel, Gide, Cocteau, Anouilh.
La découverte de Pirandello s’inscrit dans un climat « avant-gardiste ».
On peut considérer l’année 1922 comme une année symbolique : c’est l’entrée de Pirandello sur la scène parisienne, avec la représentation de la Volupté de l’honneur.La deuxième pièce de Pirandello, Six personnages en quête d’auteurs, donne le ton : c’est le théâtre à l’intérieur du théâtre. Il s’agit de montrer que la comédie est plus vraie que la vie car elle permet à chacun d’être ce qu’il est en endossant un personnage, en jouant un rôle.
A cette époque, le héros des Six personnages était attendu par le public. Amateurs et hommes de théâtre n’ont voulu voir des héros pirandelliens que ce qu’ils attendaient : des héros souffrant du mal du siècle, des intellectuels penchés sur leurs propres abîmes, en proie à un vertige devant l’effondrement de leur personnalité. Les représentations de Pirandello se multiplient, au moins jusqu’en 1927, date de l’entrée de Chacun sa vérité au répertoire de la Comédie française dans la mise en scène de Charles Dullin.
Le thème du monde identifié à un théâtre n’est pas propre à Pirandello ; il est caractéristique de tout l’art baroque : il est de rigueur chez la plupart des dramaturges français des années 30 : c’est le cas des pièces de Salacrou : Le Pont de l’Europe ou l’Inconnue d’Arras ; c’est aussi le thème du théâtre d’Anouilh dans ses Pièces roses, par exemple le Bal des voleurs ; Sacha Guitry en a même donné une version boulevardière dans son « Quand jouons-nous la comédie ? ».
L’œuvre de Cocteau, théâtrale puis cinématographique, cherche à renouer les liens entre le monde visible, qui apparaît aux hommes comme la seule réalité où se déroule leur vie et un arrière-monde invisible, surnaturel, sans lequel la vie humaine n’aurait pas de sens.
Il reprend des sujets antiques, écrit en 1926 Œdipe Roi et en 1934 La machine infernale.
Les effets spéciaux du cinéma permettent de représenter ce passage du visible à l’invisible par le franchissement du miroir, comme dans le Testament d’Orphée, il doit rendre sensible par tous les moyens, y compris par la parodie, la présence « familière » des dieux au cœur même du monde humain.
Le rejet du monde réel prend chez Anouilh une autre forme : celle de la révolte contre une société dominée par la bourgeoisie et l’argent dans laquelle on ne peut vivre sans « compromission ».
Pendant l’occupation, il écrit Antigone.
L’hermine (1932), Mandarine (1933), Y avait un prisonnier (1935) déconcertent le public mondain, Le voyageur sans bagage (1937) joué par Georges Pitoëff, remporte un succès considérable, ainsi que La sauvage (1938). Jean Anouilh forme ensuite une association avec le metteur en scène André Barsacq, successeur de Dullin à l’Atelier, lui confie Le bal des voleurs et Le rendez-vous de Senlis, deux pièces plus détendues, « pièces roses » comme il les nomme lui-même par opposition à ses « pièces noires ».
Son œuvre exprime la contradiction vécue par la jeunesse bourgeoise : révolte contre une société et un monde « dévalorisés » à travers le rejet de la famille, qui s’exprime sous la forme d’un refus de devenir adulte, -refus de la compromission-, une valorisation de l’enfance, de la pureté, de la virginité.
La troisième carrière de dramaturge de Giraudoux s’ouvre par un coup d’éclat : la générale de Siegfried (pièce tirée en 1928 du roman de 1922) marque la restauration en France de ce théâtre littéraire si vainement souhaité par Copeau. Chaque soir, pendant plus de dix ans, Giraudoux, interprété par Jouvet, régnera sur les théâtres parisiens.
Reprenant de vieux thèmes pimentés d’anachronismes (Amphitryon 38 en 1929 ; Judith, 1931 ; Électre, 1937 ; Ondine, 1939) ou créant de nouveaux mythes (Siegfried, 1928, Intermezzo, 1933), Giraudoux rétablit le théâtre dans sa dignité d’assemblée générale des peuples, et invite ses spectateurs à de souriantes méditations sur les problèmes éternels de l’amour, de la condition humaine, de la guerre. Dans son travesti mythologique, l’actualité est bien reconnaissable (La guerre de Troie n’aura pas lieu, 1935), et Giraudoux peut se prendre pour le penseur politique de son temps (Pleins Pouvoirs, 1939).
La guerre rend caduc son programme d’urbanisme et de salubrité. Sa nomination au poste de commissaire à l’Information (août 1939) perd tout sens du fait de la censure. L’Occupation marque pour lui la fin d’un monde qu’il décrit d’abord comme la fin du monde : Sodome et Gomorrhe (1943) dit l’échec du couple et la défaite de la patrie.
Mais il se ressaisit. En écrivant La Folle de Chaillot, il semble pressentir le temps où elle sera créée (1945) : dans un Paris qui n’a pas oublié sa belle époque, une vieille folle inspirée entraîne un petit peuple d’égoutiers et de chanteurs des rues dans une révolution gentiment anarchiste
Sartre nota aussitôt : « Les vieilles valeurs de mesure, d’ordre, de raison, d’humanisme qu’il a redécouvertes demeurent, après sa mort, « proposées »..
2) Les arts plastiques
PEINTURE
Dada et l’art
a) A Zurich
Dès le soir de sa fondation, le cabaret Voltaire montra des œuvres deHans Arp, de Pablo Picasso, d’Otto van Rees, d’Arthur Segall.
En 1917, une Galerie Dada fut ouverte dans cette même ville. On put y voir une exposition Der Sturm, puis Kandinsky, Klee, De Chirico, Feininger, Jawlensky, Macke,outre les dadaïstes zurichois. Ceux-ci avaient nom Hugo Ball, Tristan Tzara, Richard Huelsenbeck, Marcel Janco, Hans Arp, Sophie Taeuber, Otto van Rees..Ces jeunes artistes, émigrés ou en rupture de ban, se réunirent en effet, dans Zurich resté à l’écart de la guerre, sur une double base idéologique. Sous l’impulsion de Tzara, Dada de Zurich se voulut d’abord le rassembleur des principaux courants de l’avant-garde.
b) À New York, autre épicentre du mouvement Dada, se forma également, dès 1915, un groupe d’artistes émigrés: Marcel Duchamp, Francis Picabia et l’Américain Man Ray.Les membres de ce groupe exercèrent une action réellement profonde sur l’art en Amérique. C’est que cette action fut portée et reprise par tout un milieu d’accueil constitué d’écrivains, d’artistes, de riches collectionneurs et d’amateurs d’art. En 1913, l’Armory Show, regroupant 1 600 œuvres d’art contemporain, avait beaucoup contribué à former ce milieu. Ses participants se retrouvaient aux expositions de la Photo-Secession Gallery où le photographe Stieglitz, depuis 1908, faisait connaître Matisse, Cézanne, le Douanier Rousseau, Toulouse-Lautrec, Picasso. Le même Stieglitz publiait une revue intitulée Camera Work, doublée en 1915 par une seconde publication, 291, consacrée aux arts. C’est dans ce milieu très lié à la récente avant-garde européenne que Marcel Duchamp réalisa Le Grand Verre , que Picabia accomplit l’importante série de ses œuvres mécanomorphes, que Man Ray découvrit son originalité de peintre.
c) En Allemagne et France
Immédiatement après l’armistice, Dada s’implanta chez les deux protagonistes de la Grande Guerre.
À Berlin, les principaux dadaïstes furent des artistes :Raoul Hausmann, John Heartfield, Hanna Höch, Georges Grosz. La présence de ce dernier et, épisodiquement, celle d’ Otto Dix dans les manifestations du groupe rattachent Dada de Berlin à la tradition plastique de l’expressionnisme. Innovant en ce domaine, Raoul Hausmann et John Heartfield inventèrent le photomontage.
À Cologne, Max Ernst et Johannes Baargeld, rejoints plus tard par Hans Arp, se voulurent également révolutionnaires et furent à plusieurs reprises inquiétés par la police. Ernst pratiquait alors la technique des collages dont il devait continuer la série au temps du surréalisme. Quant à Hans Arp, il élaborait le matériel de formes qui lui est propre dès 1914-1915.
À Paris, en 1920-1921, Dada connut à la fois son apogée et sa fin. La raison unique de cet éclat et de ce déclin tient en ceci que Dada, comme malgré soi, s’y engagea dans une polémique idéologique, au jour le jour. Il y fut entraîné par sa liaison avec une certaine avant-garde littéraire menée par Breton, Aragon et Soupault, c’est-à-dire par les futurs surréalistes. Des coups d’éclat comme le procès Barrès l’incitaient à produire des pamphlets beaucoup plus que des œuvres. Les activités plastiques de Dada à Paris sont particulièrement réduites. Marcel Duchamp étant demeuré à New York, le seul peintre du groupe fut Francis Picabia.
Dada réunit des artistes comme Duchamp, Picabia, Hans Arp, Schwitters, Ernst et tout le groupe zurichois, c’est-à-dire ceux qui concevaient leurs entreprises comme des jeux formels, libres ébats de l’imagination plastique.
En raison de cette liberté de principe, on comprend l’éclectisme des images non représentatives fabriquées par Dada. Elles ne présentent jamais entre elles de parentés formelles systématiques. Hans Arp en a donné la raison : « Dada est dépourvu de sens comme la Nature. » Ce qui implique selon Dada que chaque expérience artistique ait un caractère spontané, ludique, irrationnel et nécessairement très individuel. C’est pourquoi Dada devait contester non seulement la tradition, mais les entreprises méthodiques quelles qu’elles soient. C’est pourquoi aussi il ne pouvait pas mieux réussir sa liaison avec le surréalisme naissant qu’il ne l’avait réussie avec Kandinsky.
Montages et collages
Le terme de montage est entré dans le vocabulaire des critiques d’art en même temps que dans celui des cinéastes. Son emploi a permis de signifier que la distribution des éléments figuratifs sur une surface peinte obéissait à des règles irréalistes, au sens où les images ainsi ordonnées n’acquéraient plus dans l’imaginaire la cohérence spatiale et temporelle définie par la tradition représentative. En ce sens, les premiers montages datent de Gauguin.
Dada a employé les procédés du montage dans des œuvres de caractère expressionniste, comme celles de Grosz, dans les photomontages de Heartfield, de Hausmann et de Hanna Höch, dans les collages de Max Ernst, de Hans Arp, de Picabia, de Schwitters.
Les images expressionnistes et les photomontages dada ressortissent formellement à ce qu’on peut commodément nommer une esthétique du choc ou du contraste, parce que toute l’avant-garde du début du siècle a fait référence à ces notions. Il s’agit d’obtenir des effets d’opposition en juxtaposant des couleurs traditionnellement considérées comme non harmoniques, des éléments représentatifs que l’on figure à des échelles disparates, des signes symboliques dont le rapprochement prend un sens insolite, scandaleux, obscène. La cohérence de l’image n’est pas donnée d’abord par sa régulation plastique, mais par l’anecdote ou l’idée.
Il en est de même dans les collages de Picabia où une conception traditionnelle de l’image est mise en œuvre avec des matériaux considérés généralement comme ignobles ; et aussi dans les collages de Max Ernst, illustrant une sorte de discours poétique qui d’ailleurs est parfois formulé. Schwitters, au contraire, s’il trouve lui aussi ses matériaux d’expression dans les détritus, cesse totalement de rattacher l’image à un discours quelconque ; il opère par combinaisons de sensations colorées, renouant ainsi avec plusieurs expériences d’abstraction antérieures à la guerre.
Mais que Dada fasse de l’image un doublet du discours, fût-il incohérent, ou qu’il considère la plastique comme une combinatoire illimitée, il refuse dans tous les cas de donner une valeur significative intentionnelle aux formes organisatrices de la figuration.À la limite, Dada voudrait conférer aux formes un sens hors de tout ordre intelligible, celui d’une pensée qu’il disait lui-même absurde parce qu’elle se serait située hors de tout système culturel. Le dernier mot de Dada aurait donc été dit par Marcel Duchamp lorsqu’il procédait à des « élevages de poussières », ou par Hans Arp qui déchirait des papiers colorés et les encollait là où ils avaient chu, selon les lois du hasard.
La machine
Le même désir fou de sortir de la culture, de sauter par-dessus une ombre, se découvre dans les affrontements de Dada aux prises avec l’univers industriel.Dada a été hanté par l’image de la machine. Ce ne fut pas seulement à cause de la guerre et du déchaînement des forces mécaniques. Le face-à-face de la culture et de l’industrie, de l’art et de la technique avait pris un caractère de tension dramatique dès la fin du XIXe siècle. Les photomontages de Raoul Hausmann et de Hanna Höch témoignent encore de cet état d’esprit : ils mêlent les images de l’homme désarticulé et celles de ses instruments mécaniques, dans une intention polémique qui n’a d’original qu’un procédé vite soumis à la répétition.
Picabia et Duchamp tentent au contraire un renversement absolu des valeurs ; ou plutôt ils tentent de sortir de tout système de valeurs institué. Picabia donne à la plupart de ses compositions une structure qu’on peut dire dissymétrique, parce qu’elle réunit deux sortes d’éléments hétérogènes. Des mots, des bribes de phrases sont inscrits sur la toile ; ils témoignent de la représentation que la culture commune se fait des réalités humaines. Comme sur un emblème, l’image de la machine est affrontée à ces éléments d’une culture qui se prétend universelle, alors qu’elle ne peut intégrer d’autres éléments non moins réels, ceux de la production sociale des richesses que symbolise la machine.
Dans le même esprit, mais plus radical encore, Marcel Duchamp voudrait identifier l’objet technique et l’objet esthétique. Le Grand Verre est une pseudo-machine dont les éléments et les structures sont censés signifier les relations psychologiques de La Mariée mise à nu et de ses Célibataires. Quant aux ready-made, ce sont des objets utilitaires que Duchamp expose dans les Salons, obligeant les hommes de culture à avouer qu’un objet n’est culturel que pour avoir été reconnu comme tel par convention, c’est-à-dire par la volonté de ceux qui gouvernent le Musée.
Telle aura donc été la pensée la plus folle, la plus forte de Dada plasticien. Il a tenté l’impossible : inverser l’ordre des choses, sortir de la culture pour la critiquer radicalement.
Jean Arp (1886-1966)
Francis Picabia (1879-1953)
1921 - L’œil cacodylate
Marcel Duchamp (1887-1968)
Les suites de l’avant guerre
Braque
1919 - Le grand guéridon
Matisse
1910 - La Danse
1931 - La Danse
Modigliani
1919 - Portrait de Jeanne Hébuterne
Picasso
1921 - Les Trois musiciens aux masques
1922 - Deux femmes courant sur la plage
1929 - Grand nu au fauteuil rouge
Wassily Kandinski (1866-1944)
1923 - Composition en vert
1928 - Tableau XVI (La grande porte de Kiev)
1928 - Sur les pointes
Chagall
1931 - Les trois anges reçus par Abraham
1931 - Noé lâche la colombe
1931 - Moïse reçoit les Tables de la Loi
Surréalisme :
Max Ernst (1891-1976)
1920 - C’est la chapeau qui fait l’homme
1923 - Ubu impérator
1926 - L’étalon et la fiancée du vent
1928 - L’homme ennemi de la femme
André Masson (1896-1987)
1924 - Dessin automatique
1923 - Les chevaux morts
1925 - Portrait d’Antonin Artaud
1930 - Le labyrinthe
Les nouveaux venus
Joan Miro (1893-1983)
1928 - Intérieurs hollandais 1 et 2
Salvador Dali (1904-1989)
1929 - Le grand masturbateur
3) La musique
France
Erik Satie (1866-1925) et Le groupe des six :
Georges Auric,(1899-1983)
Arthur Honneger, (1892-1955)
Darius Milhaud, (1892-1974)
Francis Poulenc, (1899-1963)
Germaine Tailleferre (.
Louis Durey
L’esthétique des Ballets russes de Diaghilev
Igor Stravinsky (1882-1971)
Serge Prokofiev(1891-1953)
Bela Bartok ( 3ème période)
Europe centrale
Leos Janacek (1854_1928)
Bela Bartok(1881-1945)
Russie
Serge Rachmaninov (1873-1943)
Serge Prokofiev (1891-1953)
Allemagne
Arnold Schönberg (1874-1951)
Anton Webern (1883-1945)
Alan Berg (1885-1935)
5) Le cinéma
Une première avant-garde : Luis Delluc, Germaine Dulac, Jean Epstein, Abel Gance, Marcel L’Herbier, René Clair.
Puis, à partir de 1928 : Luis Bunuel ( Le chien andalou, l’Age d’or)
L’ère du muet
La souveraineté américaine
En 1914, l’entrée en guerre inaugure une période lourde de conséquences pour les différentes écoles européennes. Elles chercheront des voies nouvelles, en marge de la suprématie tant matérielle qu’esthétique du cinéma américain.
En l’espace de deux ans, grâce à deux films réalisés par D. W. Griffith, le cinéma accède à la maturité. Naissance d’une nation (Birth of a Nation, 1915) et Intolérance (1916) concentrent tous les faisceaux jusqu’alors divergents du spectacle et de l’intimité, de l’épopée et du naturel, de la tension dramatique et de la contemplation. Il n’est pas un cinéaste de la génération des Renoir, Vidor, Hitchcock, Gance, Hawks qui ne se réclame de Griffith. Intolérance porte l’avenir du cinéma mondial. La partie babylonienne et la Passion du Christ demeurent des modèles de composition plastique, d’exaltation de l’espace. La partie contemporaine contient en puissance tout le cinéma social à venir. L’orchestration du suspense y est déjà parfaite. Le montage alterné de quatre lignes dramatiques (« Chute de Babylone », « Vie et Passion du Christ », « Massacre de la Saint-Barthélemy », « La Mère et la loi ») préfigure les recherches soviétiques.
Naissance d’une nation pourrait s’intituler « Naissance du cinéma américain ». On y trouve cette ampleur, cette générosité et cette fièvre de l’invention, cette simplicité, enfin, qui imposeront les films d’Hollywood sous toutes les latitudes. La jeune Amérique a trouvé dans le cinéma son moyen d’expression privilégié. À la « guerre civile » désastreuse que se livrent les pays de la vieille Europe, elle oppose l’exemple de son unité continentale durement gagnée à l’issue de la guerre de Sécession. L’intervention des États-Unis dans la guerre va leur conférer une responsabilité mondiale, qui était celle des puissances coloniales européennes à la fin du XIXe siècle.
« Certitude de l’espace, de l’accroissement, de la liberté, du futur », écrivait Walt Whitman cinquante ans plus tôt. La conquête de l’Ouest est à peine achevée lorsque, dans les studios de Hollywood hâtivement bâtis sur les lieux mêmes de la Terre promise californienne, l’Amérique se donne un miroir à sa mesure, à la fois précis et déformant.
Rien de plus échevelé que les « filmspoursuites » que dirige alors Mack Sennett. Ils révèlent pourtant la fièvre d’action et la fabuleuse dépense d’énergie qui caractérisent le bond en avant de la civilisation industrielle. Le goût de l’efficacité, de la préparation méthodique, de l’expression juste, directe, se retrouve dans le découpage technique des westerns de Thomas Ince : Pour sauver sa race (The Aryan, 1916), Carmen du Klondyke (1918). Douglas Fairbanks incarne la magnifique santé d’un peuple, sa bonne conscience et son humour : Robin des bois (Robin Hood, 1922), Le Signe de Zorro (The Mark of Zorro, 1920), Le Voleur de Bagdad (The Thief of Bagdad, 1924). Ses exploits acrobatiques ne sont pas seulement des performances sportives. Ils apparaissent sur l’écran comme des raccourcis saisissants, des figures de liberté.
« L’art américain, en cette période, écrit Henri Langlois, est surtout caractérisé par une concision extrême, une simplicité totale, la pureté du style. Tout y est dit en quelques instants et l’on passe aussitôt à ce qui va suivre. L’image est à la fois concise, pleine et aérienne. »
Mais déjà dans L’Émigrant (The Immigrant, 1917), le personnage de Charlot attaque de sa verve corrosive les belles certitudes américaines. Il montre la misère réelle sous la générosité officielle, la férocité dissimulée par le dynamisme.
Déjà, le Viennois Stroheim se prépare à opérer la « révolution du concret » : Folies de femmes (Foolish Wives, 1919). « J’ai voulu, disait-il, et je veux toujours montrer au cinéma la vraie vie avec sa crasse, sa noirceur, sa violence, sa sensualité et – singulier contraste –, au milieu de cette fange, la pureté. »
Hollywood accueille les apports étrangers et les naturalise sans rien leur ôter de leur accent propre. L’unité du cinéma américain est faite de mille contributions diverses et contradictoires. Là comme ailleurs n’est-ce pas le signe de la puissance et de l’originalité américaines que de tout fondre en un creuset, un melting pot ?
En 1920, le cinéma européen renaît de ses cendres. En France, en Suède, en Allemagne, en Union soviétique, de nouvelles écoles naissent. Des cinéastes de génie s’imposent. Beaucoup d’entre eux s’accompliront à Hollywood.
l’avant-garde
On peut s’étonner en constatant que ce n’est ni à Rome, ni à Londres, ni à New York, ni à Stockholm, ni à Moscou, mais à Paris que s’est formé, entre 1909 et 1919, l’« art des temps modernes ». Il est surprenant que ces années où la France est plongée dans la plus terrible des guerres voient fleurir un art nouveau, complètement étranger au grand massacre. Un art qui n’est pas fonction de l’homme comme celui d’Apollinaire et de Barbusse, mais qui a besoin pour s’épanouir d’une technique toute-puissante et de la fièvre des studios.
Cette avant-garde française semble s’inscrire en marge de tous les courants du cinéma mondial. Elle rompt aussi bien avec le film d’art qu’avec le cinéma populaire de Feuillade. Elle s’éloigne délibérément du grand cinéma américain, celui de Griffith et de Ince.
Elle a son critique, Louis Delluc. Et son poète, Abel Gance. À ce dernier, un peu trop oublié aujourd’hui, Henri Langlois a rendu justice : « Plus que Louis Delluc, plus que Germaine Dulac, Abel Gance est le véritable père de l’avant-garde française ; elle aurait existé sans eux, elle n’aurait jamais existé sans lui. Comme elle n’aurait jamais existé sans les films de Chaplin et de la Triangle » (La Triangle était la société formée par Mack Sennett, Griffith et Ince).
Gance était déjà prêt en 1915 ; il portait son œuvre en lui ; elle avait commencé à mûrir bien avant celle de Delluc et de Dulac, dès avant la guerre. Il savait déjà que le temps du cinéma était venu, il en entrevoyait la lumière et c’est pourquoi, dès 1917, il donnera La Dixième Symphonie, premier chef-d’œuvre de l’avant-garde française. La Folie du docteur Tube (1911), son premier film, n’avait pas été compris. Sa véritable carrière commence en 1919 avec J’accuse, ce cri de révolte contre la guerre, qui fut entendu jusqu’à New York. En 1938, il tournera un second J’accuse pour s’élever contre la nouvelle guerre menaçante. Mais c’est surtout La Roue (1922) qui, par ses recherches techniques (montage accéléré), fera la célébrité de Gance, avant son Napoléon (1927) qui confirme son génie épique.
À l’opposé de Gance, véritable grand « primitif » du cinéma français, Marcel L’Herbier, aristocrate, raffiné, est hanté par cette « rage de l’expression » que l’on retrouve aujourd’hui chez Godard. Un film de Gance est un éclair, un cri ; un film de L’Herbier est déjà un langage. En cela, il a une place à part dans cette avant-garde française dite « impressionniste ». Il est du côté des grands expressionnistes, du côté d’Eisenstein, des Russes. Il veut faire parler le « muet » (L’Homme du large, 1920 ; Eldorado, 1921 ; L’Argent, 1928).
Louis Delluc et Jean Epstein ne furent pas seulement les deux grands théoriciens de cette école. Delluc (1890-1934), bien qu’il soit mort très jeune, laisse deux œuvres marquantes : Fièvre (1921), La Femme de nulle part (1922). Peintre, sensible plus que tout autre à l’atmosphère, il est un pur impressionniste. Il annonce le cinéma de Vigo et de Renoir, qui s’affirmera dix ans plus tard. Quant à Jean Epstein (1899-1953), l’importance de son œuvre critique se vérifie de jour en jour. Lui aussi est un peintre qui veut faire de chaque plan un univers de sensations. Cœur fidèle (1923), La Glace à trois faces et Finis terrae (1928), L’Or des mers (1931), Le Tempestaire (1947) sont les grandes étapes d’un ensemble qui doit être redécouvert.
En revanche, Jacques Feyder et René Clair sont aujourd’hui les deux cinéastes qui émergent curieusement de cette époque. Feyder (1888-1948) avait su tirer profit des recherches de quelques pionniers, exactement comme Lelouch a su aller au succès en exploitant les trouvailles du « jeune cinéma ». C’est une recette toujours payante. Et les générations bourgeoises qui n’avaient rien compris aux romans de Zola purent s’extasier en toute bonne conscience sur la Thérèse Raquin (1928) de Feyder.
À cette époque, René Clair donne Paris qui dort (1924), Entracte (1924), Un chapeau de paille d’Italie (1927), qui sont sans aucun doute, avec ses premiers films parlants, ce qu’il a fait de meilleur. La « course-poursuite », héritée de l’école burlesque d’avant la guerre, devient la cellule mère d’un cinéma où l’accélération est la règle, réduisant les personnages à des marionnettes. Rien de très neuf, sinon peut-être cette nostalgie du passé que René Clair exprimera plus tard dans un de ses films les plus personnels : Le silence est d’or (1947).
Pris dans la ronde de ces années folles, le cinéma français, à la veille du parlant, n’a pas pu constituer une école, comme son émule soviétique. Pourtant, l’avant-garde française – la première « vague » –, incomprise et vite endiguée, aura une influence souterraine inestimable.
NOTA
Sagas nordiques et démons germaniques
Au moment où les cinéastes américains captent la lumière crue du soleil californien, les réalisateurs suédois découvrent à leur tour la magie du paysage naturel. À propos du Trésor d’Arne (1919), où Mauritz Stiller montrait un cortège funèbre cheminant sur les glaces qui enserrent la coque d’un navire, Léon Moussinac écrivait : « Avec quelle puissance singulière le décor ainsi utilisé accuse le caractère d’une scène, explique et complète un geste ou une expression, révèle la psychologie du drame. »
Victor Sjöström, avec Les Proscrits (Berg-Ejving och Hans Huslru, 1918), La Charrette fantôme (Körkarleu, 1920), s’affirme comme un réalisateur puissant et âpre. Mauritz Stiller se montre plus sensible, vulnérable, indécis : Dans les remous (Sangen on den Eldreda Blömman, 1918), Le Trésor d’Arne (1919). Inspirés l’un et l’autre par les romans de Selma Lagerlöf, ils tentent de rendre visibles sur l’écran les vieilles hantises nordiques, le charme mystérieux des sagas.
Au même moment en Allemagne, tout un peuple sombre dans une crise économique et politique sans précédent. Une société s’écroule. Une nation voit son destin lui échapper.
Paradoxalement, une industrie cinématographique florissante permet l’éclosion de très grandes œuvres. À l’heure de Caligari (Robert Wiene, 1920) et de Mabuse (Fritz Lang, 1922), l’« écran démoniaque » se fait l’asile d’un peuple de somnambules. Les cinéastes germaniques découvrent le pouvoir de la fascination et de l’hypnose. À l’intérieur de chaque cadre, les angles vifs du décor, la pantomime crispée des comédiens expriment une menace latente, la présence aiguë du désastre. Ni les créatures asservies du Docteur Caligari et du Docteur Mabuse, ni les ouvriers esclaves de Metropolis (Lang, 1926), ni les victimes de La Mort lasse (c’est la traduction exacte du titre original des Trois Lumières, 1921, de Fritz Lang : Der müde Tod) et de Nosferatu, le vampire (Friedrich Murnau, 1922), ni le portier d’hôtel « possédé » par son uniforme rutilant dans Le Dernier des hommes (Der letzte Mann, Murnau, 1924) ne peuvent se libérer de l’étreinte maléfique. La lumière même devient, selon Lotte Eisner, « une sorte de cri d’angoisse que les ombres déchirent, telles des bouches avides ».
Fritz Lang et Friedrich Murnau dominent de très haut cette période. Le premier impose sa marque : fermeté du dessin, tension architecturale, rigueur esthétique, exigence morale, également obstinées.
L’importance de Friedrich Murnau (1889-1931) n’a cessé depuis sa mort de croître dans l’esprit des cinéphiles. Toute son œuvre répond à la question de Hölderlin : « L’ombre est-elle la partie de notre âme ? » Nosferatu (1922), Le Dernier des hommes (1924), Tartuffe (1925), Faust (1926) portent l’art germanique à son degré extrême de pureté et de raffinement. « Tout ici, écrit Alexandre Astruc, est marqué au sceau du pressentiment, toute tranquillité est menacée par avance, sa destruction inscrite dans les lignes de ces cadrages si clairs faits pour le bonheur et l’apaisement. Et voici, je crois, la clef de toute l’œuvre de Murnau, cette fatalité cachée derrière les éléments les plus anodins du cadre : cette présence diffuse d’un irrémédiable qui va ronger et corrompre chaque image comme elle va sourdre derrière chacune des phrases d’un Kafka. »
Après Lubitsch, avant Lang, Murnau ira poursuivre à Hollywood sa fulgurante carrière. Il réalise L’Aurore (Sunrise) en 1927. C’est le point d’orgue de l’art du silence. Le cinéma muet tend vers la perfection. Il est à présent un mode d’expression maîtrisé, fluide, qui transmet la vision intime des créateurs : Griffith, Chaplin, Stroheim, Keaton , Harry Langdon, auxquels sont venus se joindre Sternberg, Vidor, Hawks, alors débutants. Jamais les gags de la comédie burlesque n’ont été aussi précis : Le Cirque (The Circus, Chaplin, 1928), Le Cameraman (The Cameraman, Keaton, 1928). Stroheim, Sternberg, Cecil B. de Mille déploient chacun une poésie à fleur de chair, où la réalité s’enveloppe d’une somptueuse lumière : La Marche nuptiale (The Wedding March, Stroheim, 1927), Les Nuits de Chicago (Underworld, Sternberg, 1927). King Vidor trouve des accents d’épopée pour traduire le désarroi contemporain : La Grande Parade (The Big Parade, 1925), La Foule (Show People, 1928).
« Cet envoûtement qui tenait du sommeil... » : la formule d’Henri Langlois définit admirablement le sentiment qui nous attache à l’âge d’or du cinéma muet. En 1930, la révolution du parlant remet tout en question.
La vague soviétique
Le cinéma avait été en Russie, avant la révolution de 1917, ce qu’il était partout : un divertissement. Lui aussi avait eu ses vedettes, ses stars, mais non ses créateurs. Il demeurait sagement à la remorque des cinémas américain et scandinave. Particulièrement théâtral, il n’avait pas toujours la chance d’être entre les mains d’un Stanislavsky. Florissant pendant la guerre de 1914-1918, parce que celle-ci avait réduit l’importation des films étrangers, il ne léguait à la postérité qu’un nom d’acteur : Mosjoukine.
Encore celui-ci est-il associé dans nos mémoires au nom d’un réalisateur qui fut l’un des premiers théoriciens du cinéma soviétique : Koulechov. L’expérience Koulechov-Mosjoukine est l’exemple le plus fameux de l’efficacité du montage, que les Soviétiques découvrent et développent dans les années vingt. On sait que Koulechov avait emprunté à un vieux film un gros plan de l’acteur Ivan Mosjoukine qui s’y montrait impassible. On avait monté ce plan successivement après une image d’une table bien garnie, puis après celle d’un cadavre, puis après celle d’un enfant. Chaque fois le public crut que l’acteur avait un jeu différent, exprimant tour à tour son appétit, sa peur ou sa faiblesse. Cette expérience, devenue légendaire, est révélatrice du véritable esprit révolutionnaire de l’époque. Par elle, Koulechov veut démystifier l’acteur qui a fait les beaux soirs du cinéma tsariste. Le cinéma de montage succédera au cinéma d’acteur, comme le marxisme a renversé la bourgeoisie décadente. Mais Koulechov avoue ainsi l’énorme influence de Griffith sur le cinéma soviétique naissant. Il est un lien précieux entre l’épopée américaine et l’épopée russe naissante. Koulechov demeure un théoricien, incapable de réaliser dans des œuvres ce qu’il a pressenti. Après avoir démystifié l’acteur, il dirige les interprètes de ses propres films en les poussant à la grandiloquence et à une gesticulation forcenée.
Eisenstein, lui aussi admirateur passionné du cinéma américain, bouleversé par les films de Griffith, retiendra la leçon. Il se voue au cinéma avec la fougue de sa jeunesse. Quand il tourne La Grève (1924), il n’a que vingt-cinq ans. C’est à vingt-six ans qu’il improvise Le Cuirassé Potemkine, tourné en quelques semaines, dans une fièvre créatrice qui emporte toutes les idées, toutes les consignes, toutes les contraintes d’un cinéma encore pauvre, mais gonflé d’une immense ferveur.
À l’opposé de l’avant-garde française, à l’opposé de ses contemporains, Delluc et Epstein, Eisenstein n’a pas au départ d’idées sur le cinéma. Il a avoué que son intuition de l’importance primordiale du montage lui était venue de sa connaissance des langues orientales, de leur logique différente. C’est avec la même passion qu’il découvre l’âme asiatique, le théâtre révolutionnaire et le cinéma. Son œuvre est celle d’un passionné avant d’être celle d’une prodigieuse intelligence. La Grève, Le Cuirassé Potemkine, Octobre (1928) témoignent d’un extraordinaire tempérament lyrique, avant de laisser transparaître une rigueur de composition qu’Eisenstein se plaira lui-même à analyser avec son sens critique précis, impitoyable.
Il a éclipsé tous ses compatriotes. Pourtant, autour de lui, d’autres grands cinéastes s’imposent dans l’élan de la révolution. Poudovkine (1893-1953) est de ceux-là. On connaît la boutade célèbre de Léon Moussinac : « Un film d’Eisenstein est un cri. Un film de Poudovkine est un chant modulé et prenant. » Par là, Poudovkine est le plus russe des cinéastes soviétiques. Et peut-être aussi le plus spontanément communiste. Ce qui fait la beauté d’un film d’Eisenstein, c’est la tension déchirante entre un individualisme forcené et le sens des masses. Eisenstein est un aristocrate, un seigneur qui découvre le peuple. Poudovkine, lui, a des affinités naturelles, évidentes avec ce peuple. Il n’a pas besoin de hausser le ton pour lui parler sa langue de tous les jours. Les images gonflées de tendresse qui donnent à ses films une résonance cosmique – ces champs frissonnant au vent, ces fleuves qui font éclater leur prison de glace – sont celles qui se pressent tout naturellement sous la plume des grands poètes russes. Les métaphores d’Eisenstein se justifiaient par leur efficacité, celles de Poudovkine par leur vérité. Ce scientifique, ingénieur comme Eisenstein, ne cherche pas la rigueur que celui-ci poursuit de film en film avec une rage crispée. La Mère (1926), La Fin de Saint-Pétersbourg (1927) et Tempête sur l’Asie (1928) sont les œuvres d’un grand conteur et d’un grand poète.
Plus enraciné encore dans la terre russe apparaît Dovjenko (1894-1956). Ce paysan ukrainien, obligé de venir travailler à Moscou, réussira cette chose rarissime : un cinéma de paysan. Il sait s’arrêter pour faire participer à tout ce qu’il aime. Il n’utilise pas cette caméra fébrile, exaspérée, qui emporte les figures des films d’Eisenstein dans un tourbillon de formes frémissantes ; il est sensible à ce qui dure, à la paix des moissons rentrées, à l’angoisse de l’automne, bref aux grands rythmes de la nature. Chez lui, le tragique naît toujours d’une rupture de cet ordre qu’il faut coûte que coûte retrouver. La Terre (1930) est son chef-d’œuvre.
À l’écart de ces trois grands du jeune cinéma soviétique, et à l’origine de celui-ci, on trouve un cinéaste qui a dû attendre les années soixante pour que son héritage soit recueilli : Dziga Vertov (1897-1954), le créateur du Kino Pravda (cinéma-vérité). Ses films pris sur le vif, dans la rue, veulent être des documents. Mais, pour ne pas troubler le sujet, il est obligé de se cacher et ses prises de vues au téléobjectif deviennent du « voyeurisme ». Pour donner ensuite quelque intérêt à ses documents, il doit faire appel à toutes les ressources du montage. Par là, il altère le sens originel de ce qu’il a saisi. C’est en reposant courageusement ces problèmes éludés par Vertov que Jean Rouch fera sortir le cinéma-vérité de l’impasse, quarante ans plus tard.
III. Les années trente : années troubles ?
A. Vers une culture de masse ?
Médias
1. La presse écrite
a. Une période difficile
-La période de l’entre-deux-guerres marque une période difficile pour la presse quotidienne, après l’âge d’or qu’a connu la Belle Epoque, pour des raisons économiques, dues à la nécessité d’investissements et à la concurrence entre les journaux.
-C’est l’époque où les feuilles les plus connues s’installent dans de nouveaux locaux sur les grands boulevards (les « cathédrales de la presse »).
On assiste à la fois à une baisse du nombre des journaux et à la baisse de leur tirage. Le Petit parisien résiste à la crise, allant jusqu’à une diffusion de 1.5 millions d’exemplaires en 1935.
-Le plus grave reste la grande vénalité de la presse française, qui est stipendiée par les enveloppes secrètes de chaque ministère.
-En même temps la presse française renouvelle le contenu des informations qu’elle dispense ; des journalistes tel Albert Londres sont de véritables célébrités. Certains comme Paris Soir font appel à des écrivains comme Pierre Mac Orlan, Saint-Exupéry, Henri de Monfreid.
-Paris soir créé en 1923 s’impose dans le monde de la presse. Il sera racheté en 1930 par l’industriel du Nord Prouvost ; et atteindra près de 2 millions de lecteurs.
-Outre ces mutations de fond et de forme, la structure même du marché de la presse se modifie, non seulement à cause des progrès techniques (Offsetet héliogravure) mais surtout par la diversification du public qui touche de plus en plus les femmes et les enfants. Apparaissent dans la période, le marché prospère des magazines de photos d’informations : Match -racheté par Prouvost en 1938, inaugure la presse à sensation. La presse féminine se développe avec la création en 1937 de Marie Claire ; la presse enfantine est dominée par les belles images : L’épatant, et La semaine de Suzette. Dans ce domaine, venue d’outre- atlantique, la bombe éclate en 1934 : Le Journal de Mickey, puis en 1936 Robinson qui popularise les exploits de Guy l’éclair ; en 1937, Hop là, et venue d’Italie, en 1935, la publication de Hourra. Pour la première fois s’autonomise en France un embryon de culture jeune.
Conclusion
Ainsi, malgré les difficultés, la presse réussit à se mettre au diapason des nouvelles exigences de son temps ; mais elle est concurrencée par le nouveau venu radiophonique.
2) Une décennie de T.S.F
Après les balbutiements des années 20, la radio se professionnalise et devient un grand média populaire.
a. Une radio populaire
Les postes récepteurs passent de 500 000 en 1929 à 2 millions en 1935 et 5.5 millions en 1939. A cette date, 26 stations émettent dont une seule en onde longue couvre tout le territoire (Radio Paris) ;
La radio s’instaure comme pratique populaire, intégrée à la sphère domestique ; elle devient un autel du foyer. En même temps, se développent les pratiques d’écoute collective dans les cafés ou dans les réunions politiques comme celles du PCF.
Elle rythme non seulement l’espace, mais aussi le temps du foyer ; à partir d’une « grille de programmes », la journée est structurée autour d’émissions qui se reproduisent quotidiennement. (La famille Duraton)
b. Une radio professionnelle
-Créée en 1934, Radio Cité, une chaîne privée, élabore et diffuse des émissions publiques : Le crochet radiophonique, qui réunit les chanteurs amateurs ; ou bien le Music hall des jeunes, où triomphe Charles Trenet encore inconnu. De même, Radio cité crée des émissions quotidiennes qui réunissent les générations, telle que La famille Duraton. Il faut noter que les grands patrons s’intéressent à l’exploitation des radios privées, notamment le groupe Prouvost
c. Radio et politique
-La radio est absente de toute campagne électorale jusqu’en 1932, date à laquelle André Tardieu, s’inspirant de Roosevelt, s’adresse aux Français. La décennie des années trente marque une nette volonté des pouvoirs publics de réglementer et de contrôler l’activité des radios publiques. La loi du 31 mai 1933 institue la redevance téléphonique, rendant toute publicité illégale sur les ondes. Cette politique se double d’un renforcement de la censure : très peu de faits diffusés concernant le 6 février 1934. Le Front Populaire lui-même procède à une politique de « contrôle militant ». A l’approche de la guerre, la radio n’est plus sous la tutelle des PTT mais directement rattachée à la présidence du Conseil.
3) Cinéma
a. L’Etat et le cinéma
Au début des années trente, l’intervention de l’Etat est encore très modeste, elle s’exerce sous la forme de la censure, organisée par un décret de 1928 qui prévoit l’obtention d’un visa de diffusion sur avis d’une commission de contrôle ; c’est ainsi que se trouve censuré 0 de conduite de Jean Vigot, ou L’âge d’or de Luis Bunuel et la plupart des films soviétiques ; l’Etat préside également au contingentement des films étrangers.
L’histoire des rapports entre Etat et cinéma s’infléchit au moment du Front populaire, c’est le moment où deux grands géants du cinéma sont prononcés en faillite : Gaumont en 1935 et, en 1936, Pathé.
Malgré cela, la gauche au pouvoir renonce à bouleverser les structures de production, mais cherche à les amender en créant des prix pour les soutenir financièrement. (exemple : le prix Louis Deluc). A l’initiative d’Henri Langlois l’Etat, en septembre 1936, aide la cinémathèque française. Elle conçoit le projet d’un festival international à Cannes, destiné à concurrencer la Mostra de Venise (influencée par le fascisme).
Le ministre de l’éducation nationale Jean Zay fera l’inventaire de tous les problèmes de la profession (droit d’auteur, contrôle des recettes) sans que le texte de loi puisse être adopté avant la guerre.
b. Un cinéma front populaire ?
Après un difficile passage au parlant, le cinéma français entre dans sa grande époque.
-Promotion de nouveaux créateurs, dialoguistes ou musiciens, tels Georges Auric ou Joseph Kosma, et des réalisateurs tels que Jean Renoir, Jean Grémillon et Marcel Carné.
-Un extraordinaire potentiel d’acteur : Annabella, Arletty, Louis Jouvet, Michel Simon, Jules Berry (Le diable dans les visiteurs du soir), Michelle Morgan, Erich Von Stroheim, Jean Gabin, et des seconds rôles comme Carette et Marguerite Moreno.
-On peut parler d’un cinéma du Front Populaire, qui est le fait d’une nouvelle génération engagée à gauche. Jacques Prévert, Jean Paul Le Chanois, Marcel Carné, ou Jean Renoir.
-Ces options politiques ont des conséquences esthétiques : ce qui apparaît comme une nouvelle école française se caractérise par le réalisme de sa démarche ; Caméra placée dans les milieux populaires, ouvriers, chômeurs, artisans, avec les incontournables casquettes, apéro et accordéon. Mais le cinéma de la période ne se réduit pas au cinéma du Front Populaire. Renoir réalise en 1931 La Chienne, en 1935, Le Crime de M. Lange en 1937 La grande illusion,
-Avec l’échec et la fin du front Populaire, et à partir de 1938, le deuil des grandes espérances, le cinéma est marqué par un réalisme poétique qu’on a dit dépressif : une thématique noire, marquée par la fatalité ; celle des bistrots, des ports, des sirènes de l’adieu. C’est en 1938 Quai des Brumes,de Marcel Carné et La Bête humaine, en 1939, la règle du jeu de Jean Renoir.
c. Un septième art populaire
-Dès le début de la décennie, avec l’avènement du parlant, de nouvelles salles sont équipées en acoustique ; a Paris, le Gaumont Palace, le Pathé Montparnasse, l’Eldorado, le Rex et une dizaine d’autres ; mais aussi dans les villes de province ; en 1938, 4 250 salles. Production : 175 films Français en 1933.
4) La chanson : de Damia à Trenet
Les années 30 sont celles d’un tournant décisif, technique et artistique ; technique, à cause de l’invention du disque et de l’enregistrement ; artistique, parce que la chanson populaire réaliste, qui vibrait sur le malheur des filles de rues et de la vie, avec Damia, Fréhel, et Lucienne Boyer se tourne vers de nouveaux horizons avec l’arrivée de Charles Trenet, le « fou chantant » qui exalte le plaisir des routes d’été, du grand air et de bals populaires.
Une politique culturelle
Comme le montre Pascal Ory, le Front Populaire est le premier gouvernement à se doter d’une véritable politique culturelle. Cette volonté politique est incarnee par trois hommes : Léon Blum président du Conseil, Jean Zay, ministre de l’éducation nationale, Léo Lagrange, sous secrétaire d’Etat aux loisirs. Cette politique a pu se mettre en place d’une part grâce à un réseau d’associations dynamiques, d’autre part sous l’impulsion du parti communiste, qui pratique la nouvelle stratégie de la « main tendue » et rassemble autour de lui des hommes d’art et de culture, tels que Aragon et Paul Vaillant-Couturier (directeur de l’Humanité).
1) « L’école unique » ( Jean Zay) et une politique du livre
a. L’école unique
En 1930, l’édifice scolaire se caractérise par un dualisme social et pédagogique entre l’enseignement primaire (école élémentaire et enseignement primaire supérieur) et le secondaire. Le projet de « l’école unique » consiste à tenter de mettre fin à ce dualisme. Les mesures adoptées sont les suivantes :
-Gratuité de l’enseignement secondaire, progressivement instauré de la sixième aux autres classes.
-Août 1936, loi prorogeant d’un an l’obligation scolaire et instituant des programmes entre le premier cycle du lycée et les écoles primaires supérieures (mars 1937). Un projet de loi visant à avancer le certificat d’étude primaire à onze ans et à supprimer les petites classes du lycée ne peut être voté. Dans les dernières années, après l’échec du Front Populaire, le Parlement sera le grand fossoyeur de ses idées innovatrices.
b. Le livre
Avant le Front Populaire, il y eut peu de trace d’une politique du livre, à l’exception de la création des bibliothèques enfantines et des bibliothèques circulantes ; c’est le Front Populaire qui le premier marque l’investissement des pouvoirs publics dans ce domaine.
-L’Etat crée et finance les premiers bibliobus sur les routes de France.
-Jean Zay présente un projet pour résoudre les problèmes des droits d’auteur ; projet qui ne sera pas voté.
2. Une politique de soutien à la création ; le théâtre et la recherche scientifique
a. Le théâtre Front Populaire
-Le théâtre populaire a une longue histoire derrière lui dont témoigne l’essai de Roman Rolland (1903) : 3le thé^tre et le peuple », avec le Théâtre National Ambulant de Firmin Gémier jusqu’aux Copiaux de Copeau et aux comédiens routiers de Chancerel.
-Les acteurs politiques et artistiques du Front Populaires se reconnaissent dans cette tradition et vont mettre en œuvre une politique du théâtre populaire relayé par les associations théâtrales existantes.
Mai 1936, création d’un théâtre radiophonique et de l’association Art et Travail. Mais c’est le groupe Octobre qui sera l’apothéose de cette politique : créé en 1933 sur l’impulsion des Frères Prévert et de comédiens amateurs, (Maurice Baquet, Raymond Bussières, Yves Deniaud, Jean Paul Le Chanois rejoint par Jean Louis Barreau ; c’est ce groupe qui jouera sur les lieux de grève pour soutenir les ouvriers. La victoire du Front Populaire rendra le gauchisme d’octobre un peu dépassé, il disparaîtra en tant que groupe pendant que ses membres irrigueront la vie artistique et culturelle.
-1936 est le début du subventionnement public au théâtre privé, au titre de l’aide aux « jeunes compagnies » :
*Théâtre des Quatre Saisons d’André Barsacq
*Le Grenier des Augustins Jean Louis Barreau.
La comédie française est remise entre les mains de Dullin, Gaston Baty et Louis Jouvet et Copeau.
Conclusion
Le Front Populaire œuvre ainsi dans le sens de la démocratisation du théâtre, tout en conservant les formes scéniques traditionnelles.
3) La recherche scientifique
-Avant 1936, la recherche française en sciences exactes est le plus souvent financée par des fonds privés. C’est l’adhésion de la communauté scientifique à des positions de gauche qui va mettre la recherche à l’ordre du jour politique du Front Populaire. Ce sont Paul Langevin (physicien et communiste), le radical Alain (philosophe), les scientifiques de tradition laïqoe Paul Painlevé et Jean Perrin.
-Les initiatives administratives : en 1936
*Création d’un sous secrétariat d’Etat à la recherche scientifique, rattaché au ministère de l’éducation nationale.
*A l’exposition de 1937, construction du Palais de la Découverte qui recueille un grand succès populaire (éphémère).
*A l’automne 1939, fondation du CNRS, Centre National de la Recherche Scientifique, qui achève l’autonomie de la recherche par rapport à l’université.
*Dans le domaine des sciences humaines, c’est l’émergence de l’ethnographie avec la création du Musée de l’Homme dirigé par Paul Rivet et du Musée des Arts et Traditions Populaires dirigé par Georges henry Rivière.
C. Sports et loisirs
En matière de sport et loisir, l’impulsion de l’Etat fut décisive. Impulsé par Léo Lagrange, sous secrétaire d’Etat, qui, par cette politique, veut répondre à une demande sociale générée par l’octroi des congés payés et de la semaine de quarante heures ; cette politique ambitieuse se donnant pour objectif -en s’appuyant sur les associations et les initiatives locales- de transformer la condition humaine.
a) Une politique de la jeunesse
Le postulat de cette politique, consiste, en rejetant tout embrigadement, à soutenir une dynamique existante par l’encouragement des associations.
*Les associations
-C’est de cette époque que datent les centre d’Entraînement au Méthode d’Education Active (EMEA).
-Les Faucons rouges socialistes,
-Les pionniers communistes
-Le monde Scout qui est une des formes marquantes de la socialisation de la jeunesse du Front Populaire. Divisé entre les Eclaireurs de France, laïcs et les Scout de France catholique ;
*Le mouvement des Auberges de jeunesse (AJ) né en Allemagne au début du siècle s’institutionnalise dans les années 30 et acquiert une véritable importance sociale. En 1930 est fondée la ligue française pour les auberges de jeunesse et en 1933 le centre laïc des auberges de jeunesse. Léo Lagrange saura transformer ce mouvement en un mouvement de masse et en un véritable mythe social. En 1936 250 AJ, en 1939 : 800. Le mouvement est porteur d’un esprit spécifique : l’auberge de jeunesse se construit comme un lieu utopique au sein duquel les relations sociales traditionnelles disparaissent devant la camaraderie et la pratique de la vie collective.
b) Une politique des loisirs : tourisme et plein air
-L’Etat gère un certain nombre d’actions pour encadrer les millions de français qui bénéficient de vacances (15 jours) pour la première fois : Billets populaires de congés payés -dit « billet Lagrange »- organisation de voyages.
-Ce sont les organisations de gauche, notamment communistes qui agissent sur le terrain : organisation de colonies de vacances, sorties culturelles au Louvre ou à l’exposition de 1937. Création d’associations de tourisme comme Camping et Culture, chorales ouvrières et clubs sportifs.
c) Une politique du sport
-Les pouvoirs publics ont lentement reconnu l’existence du phénomène sportif se référant à une idéologie qui rattache le sport à la guerre et à l’hygiène ; en témoigne le livre de Montherlant, les Olympiques (1924) qui affirme la nécessité de muscler corps et esprit contre toute menace d’agression.
-En 1932 le Haut commissariat à l’Education physique, jusque là rattaché au ministère de la guerre, passe sous la tutelle de l’Education Nationale.
-En 1937, est créé le sous-secrétariat des sports et loisirs.
-Face à la politisation croissante du sport international (exemple les jeux olympiques de l’Allemagne nazie en 1936), et face à la commercialisation du « Sport spectacle » (qui a débuté avant 1914 (pour le football par exemple), la gauche prône une certaine éthique du sport.
Cette politique de popularisation se fonde sur le terreau associatif résultant de l’union des socialistes et des communistes autour du sport ouvrier ; en 1934 est créé la FSGT (Fédération Sportive et Gymnique du Travail).
Le Front Populaire marque une étape décisive dans l’accroissement des responsabilités de l’Etat en matière de culture.
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B. Les intellectuels
Dès l’année 1932, on avait vu la création en mars de l’Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires (AEAR) au niveau international et du 27 au 29 août s’était tenu le Congrès mondial contre la guerre à Amsterdam. Dès le début, les intellectuels Français ont joué un rôle déterminant dans ce mouvement, repris l’année suivante à Paris sous la forme d’un Congrès Européen anti-fasciste au mois de juin 1933. Le comité Amsterdam Pleyel, issu du second Congrès qui a lieu en France prend à cœur de montrer que ses adhérents sont en majorités des non communistes. C’est bien André GIDE qui, pour la première fois de sa vie, accepte non seulement de participer à des meetings mais de les présider et c’est toujours lui qui en janvier 1934 accompagné d’un autre sans parti, André MALRAUX se rendra à Berlin pour plaider auprès des nazis lors du procès de l’incendie du Reichstein la cause des accusés communistes DIMITROV et THAELMANN.
La crise du 6 février 1934 traumatisa durablement les intellectuels d’une gauche modérée radicalisante ou socialisante qui eut tôt fait de voir dans les ligues manifestantes, déjà « factieuses », les fourriers du fascisme et dans leur opération du 6 février une tentative de coup d’état. Ce traumatisme les conduisit à se rapprocher des communistes, socialistes et syndicalistes qui, associés depuis déjà de longues années en un combat pour la paix et contre le fascisme fauteur de guerre avaient fait de ces luttes, la raison d’être de leur action commune.
Il ne fait pas de doute que dans les années 1934-1936, le rassemblement le plus large et le plus solide est celui des intellectuels anti-fascistes. Ainsi est-ce un « Appel des intellectuels » qui dès le 10 février 1934, avait demandé que la grève générale anti-fasciste prévue conjointement mais séparément par les deux CGT, fut aussi la première occasion d’une Unité d’Action entre les forces de gauche. Dans la pratique, on sait que les deux congrès fusionneront sur la fin à Paris et dans les autres villes. Signé principalement par des écrivains et des artistes indépendants des partis, du philosophe ALAIN à MALRAUX, d’André BRETON à Jean GUEHENNO, de Paul SIGNAC à Jean VIGO ce manifeste rappelait que dans ces milieux s’expérimentaient déjà des formes d’union à la base.
En 1934, est créé le Comité d’Action Anti-fasciste et de Vigilance des intellectuels (CVIA). La préoccupation est d’emblé unitaire et se traduit par l’appel à trois personnalités prestigieuses destinées à lancer le manifeste initial aux travailleurs daté du 5 mars. Ce sont l’Ethnologue Paul RIVET, Directeur du Musée d’Ethnographie du Trocadéro, le scientifique Paul LANGEVIN et le Philosophe ALAIN. Trois noms connus, chacun dans sa discipline respective en même temps que trois hommes de gauche considérés alors comme proches des trois grands partis, sans leur être inféodés : le radicalisme d’ALAIN, la sympathie pour le parti communiste de LANGEVIN et l’adhésion de Paul RIVET à la SFIO. A la tête du comité sera élu un militant communiste Marcel PRENANT, biologiste, professeur à la faculté des sciences qui côtoiera une notabilité radicale comme Albert BAYET. Entre les pacifistes comme ALAIN et les socialistes comme RIVET et les intellectuels communistes ou communisants, comme LANGEVIN auquel s’est joint l’enseignant Jean BABY et le journaliste André WURMSER, la rupture, attendue à partir du pacte Franco Soviétique de mai 1935, aura lieu en novembre.
Le Front Populaire comme Intelligentsia
Avant même d’arriver au pouvoir le Front Populaire a fait abondamment appel aux intellectuels. En effet, le rassemblement n’était pas une simple coalition électorale mais bien l’union de dizaine d’organisations parmi lesquelles plusieurs ont des objectifs principalement culturels. Les mouvements et les manifestations sont nombreux. Entre le 21 et le 25 juin 1935, se tient à Paris, à la Mutualité, le premier Congrès International des Ecrivains pour la défense de la culture. Doté d’un bureau national de 112 membres et d’un présidium de 12 membres, dont 3 français, qui sont Henri BARBUSSE, Romain ROLLAND et GIDE. La présence de ressortissants de 38 pays confirma l’étendue du mouvement intellectuel anti-fasciste et le contenu de 61 rapports présentés, fut le signe d’un véritable ralliement.
C’était la réintégration culturelle du mouvement communiste : le Congrès avait été organisé par 3 communistes ARAGON, Ilya EHRENBOURG et Paul NIZAN comme une tribune d’hommage à la révolution Russe, rempart solide contre « le fascisme, brûleur de livres ». Ce Congrès fut une grande messe intellectuelle internationale.
Le 14 juillet 1935 la Ligue des Droits de l’Homme organisa au Vélodrome Buffalo les Assises de la paix et de la liberté où l’on prêta un serment rédigé par le romancier André CHANSON, Jean GUEHENNO et le journaliste radical Jacques KAYSER, le discours fut prononcé par le physicien Jean PERRIN.
La conjoncture pousse les artistes comme les universitaires à vouer tout ou partie de leurs œuvres au discours politique. C’est ainsi que l’année 1935 est celle ou paraissent les deux textes littéraires les plus clairement engagés, Les nourritures terrestres d’André GIDE et Le temps du mépris de MALRAUX.
A droite le choc ne fut pas moins fort, et fondé aussi sur l’image du 6 février 1934, comme une occasion manquée. Plusieurs intellectuels de droite en concluent à l’urgence de formes d’organisation et d’actions nouvelles inspirées en particulier du fascisme italien. Pierre DRIEU LA ROCHELLE fera désormais dater du 6 février 1934, ce moment dit-il : « dont j’aurais voulu qu’il dura toujours » son adhésion pour un socialisme fasciste. Robert BRASILLACH qui a sur lui l’avantage d’appartenir depuis l’adolescence au sérail Maurracien décrit dans ses souvenirs cette date du 6 février comme une « instinctive et magnifique révolte ». Certains médiateurs populaires se font l’écho de ce mouvement, ce sont l’hebdomadaire Gringoire, organe de plus en plus agressif dans son anti-parlementarisme et sa xénophobie et c’est aussi sur un ton plus populaire, le journal Candide, qui sous la direction de deux Maurraciens, l’historien BAINVILLE et Pierre GAXOTTE consacrent une part de plus en plus grande à cette propagande.
C. La littérature
POESIE
- Jacques Prévert
- Aragon
- Eluard
ROMAN
Introduction
Les écrivains de la génération précédente, héritiers du statut d’intellectuels depuis l’Affaire Dreyfus, face à l’impossibilité de décrire une société dont ils interprétaient la faillite comme une crise de civilisation, inquiets de leur identité, troublés de leur image, avaient surmonté le trouble et l’inquiétude de cette crise de conscience en mettant en cause la littérature et s’inventant la vocation nouvelle de maîtres à penser, de conscience morale du temps.
Iil en va tout autrement de cette nouvelle génération dont nous devons faire la rencontre : ils ont atteint leur vingtième année dans les Années Folles, ils ont écrit l’essentiel de leur œuvre dans la période suivante à partir de 1929.
Après l’effervescence des Années Folles qui ont laissé libre cours à toutes les audaces et toutes les révoltes contre une société et un monde faillis, les voici confrontés à une interrogation inédite : non plus seulement la question : -Qui suis-je ? de celui qui ne reconnaît plus son image dans le miroir, mais, parce que l’histoire est entrée dans leur vie comme une soudaine et tragique menace pour l’homme : Que peut l’homme face à son destin ?
Ce sont les thèses de Nietzsche (1880) qui pénètrent à ce moment en France et influencent tous les philosophes et les écrivains de cette période : Si la décadence de la civilisation européenne nous fait assister à la dégénérescence de l'homme, la question se pose : - Qu'est-ce que l'homme ? Peut-on le confondre avec cet être affaibli, dégénéré, qui a perdu toute sa vitalité, devenu esclave d'une religion, d'une morale, d'une psychologie (celle des bons sentiments !), qu'il s'est imposé à lui-même, pour réprimer en lui cette force et cette puissance de vivre, qu'il doit à ses origines ?..L'homme a mis une majuscule à son nom et a forgé une image idéale de lui-même pour supporter le fardeau de cette existence qui n'est que la négation de la vie, de la puissance de vivre.
André Gide, lui-même écrit dans son livre sur Dostoïevski :
“ Depuis Nietzsche, avec Nietzsche, une nouvelle question s'est soulevée … question qui comporte son angoisse, une angoisse qui conduit Nietzsche à la folie:Cette question, c'est : “ Que peut l'homme ? Que peut un homme ? ” - Cette question se double de l'appréhension terrible que l'homme aurait pu être autre chose, aurait pu davantage encore ; et qu'il se repose indignement à la première étape (de son histoire) sans souci de son parachèvement. ”
Pour les penseurs de cette génération, découvrant les thèses de Nietzsche en même temps que l’œuvre de Dostoïevski, au plan de la réflexion, le problème se noue ainsi : Comment penser en même temps cette découverte de l'histoire comme un destin et cette vision de la vie humaine comme le devenir d’un « autre homme » ?
Comment concilier le destin et la liberté de l'Homme ?
Il faut repenser “La Condition Humaine”.
Allons tout de suite à l'essentiel : Le point de départ de la réflexion des penseurs et de leur attitude face à la vie, c'est une grande mutation de la conscience que l'homme prend de lui-même.
Tous ses rapports avec le monde qui constituaient sa vie personnelle et lui conféraient à ses propres yeux une identité (une sorte de nature propre) lui apparaissent soudain comme étrangers :Tout se passe comme si quand il désire, quand il aime, quand il agit, c'était “ un autre” qui avait pris sa place : d'une certaine façon, il n'“est” pas (il n'est pas vraiment) ce que jusqu'à présent il croyait être.
Quand se retournant sur lui-même, il se pose la question : “Qui suis-je ? ” que découvre-t-il ? Il n'est rien d'autre que la conscience qu'il prend de lui-même; et, tout ce qu'il croyait être, lui est devenu étranger : cette conscience qu'il prend de soi est l'appréhension d'une sorte de vide, de néant.
Cette expérience, c'est celle qu'André Malraux décrit dans “La Condition Humaine”, lorsque Kyo écoutant l'enregistrement de sa voix sur des disques découvre qu'ils ne transmettent pas le vrai son de sa voix, celle de sa gorge.
Dans “Les Voix du Silence”, André Malraux revient sur cette séquence :
“ J'ai conté jadis, écrit-il, l'aventure d'un homme qui ne reconnaît pas sa voix qu'on vient d'enregistrer, parce qu'il l'entend pour la première fois à travers ses oreilles et non plus à travers sa gorge ; et parce que la gorge seule nous transmet cette voix intérieure, j'ai appelé ce livre La Condition Humaine.”
Qu'est-ce à dire sinon que l'homme n'est immédiatement pour lui que la conscience de lui-même. Tout le reste, y compris sa propre voix, lorsqu'il l'entend, lui apparaît irrémédiablement étranger.
“ Toute l'angoisse de notre condition, commente Gaëtan Picon, semble bien contenue dans l'appréhension subjective de la conscience individuelle. ”
La solitude n'est-elle pas dès lors la découverte par l'homme de son propre néant, celle du gouffre pascalien où l'individu, seul avec lui-même, condamné à cette solitude par sa condition d'homme, ne peut qu'éprouver ce que Pascal appelait “ l'ennui”, ce sentiment que la génération de nos penseurs appelle l'angoisse ?
Nous devons, selon André Malraux, ce sentiment à notre culture chrétienne, mais un évènement nouveau vient donner un nouveau sens à cette découverte. Si toute l'apologie de Pascal cherchait à exaspérer le sentiment de notre néant en dénonçant tout divertissement, n'était-ce pas parce qu'il était lui-même assuré de Dieu et voulait contraindre les athées à tourner leur regard vers Dieu et les convertir ? Mais telle est bien la mutation des Temps Modernes : Si Dieu n'existe pas, le drame de sa condition, dont l'homme a pris conscience avec le Christianisme, devient une tragédie.
C'est Tchen qui dit dans “La Condition Humaine” : “ Que faire d'une âme, s'il n'y a ni Dieu, ni Christ ? ”.
L'individu, coupé du monde qui lui est devenu étranger, est confronté à l'idée de la mort. C'est alors que l'existence humaine par laquelle nous cherchons à donner un sens à notre vie, se trouve d'un seul coup privée de tout sens, de toute signification.
Telle est l'expérience de toute une génération : celle de l'Absurde, c'est-à-dire du non-sens de l'existence et de la condition humaine. Et, telle est aussi l'interrogation d'André Malraux : “ La mort n'est-elle pas notre destin ? ”
Pour les penseurs de ce temps et pour André Malraux lui-même, la révélation de l'Absurde ne conduit pas au désespoir mais à une interrogation sur le sens de la condition humaine :- Quel est le sens de la vie pour un être que sa condition voue à la mort ?
Les romans de la condition humaine
Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944)
Biographie. En 1927, il est pilote de ligne entre Toulouse’ et Dakar, et, en 1928, chef d’ « aéroplace » à Cap Juby, au seuil du désert de Mauritanie ; à Buenos Aires, il vit mes débuts de la liaison France-Amérique. Rendu célèbre par ses succès littéraires, il demeure pilote d’essai et pilote de raid Combattant de 1939-40, exilé aux USA, il revient aux armes en 1943 et disparaît au cours d’une mission aérienne qu’il a réclamé en 1944.
Œuvres :
1929 : Courrier Sud
1931 Vol de nuit
1939 Terre des hommes
1942 : Pilote de Guerre
1943 : Le petit prince
1948 Citadelle
Quand Antoine de Saint-Exupéry écrit “Terre des Hommes”, en 1939, nous sommes loin de la révolte surréaliste. De grands mouvements sociaux ont eu lieu en France, porteurs de revendications « humaines » : limitation de la durée du travail, droit aux congés et aux loisirs, droit à la santé …
Ainsi, « le visage de la destinée », tel qu'il apparaît à Antoine de Saint-Exupéry, c'est le sort de millions d'hommes qui est en cause, parce qu'ils sont mutilés par la vie qui leur est faite.
L'humanisme d'Antoine de Saint-Exupéry doit prendre en compte ce constat Ce sont les conditions d'existence des hommes, -de tous les hommes- qui étouffent en eux toutes les possibilités humaines, l'humanité dont tout homme est porteur ; et qui interdisent à chacun de devenir astronome, poète, musicien , en un mot, créateur.
C'est ce constat qui, pour Antoine de Saint-Exupéry, condamne toute interprétation de la vie comme une aventure individuelle : La vie n'est pas une aventure, dont le risque ferait tout le prix.
Comme l’aviation la vie est un « métier ».
Mais, qu'est-ce qui fait la valeur d'un métier ? Comment comprendre qu'il vaille la peine de vivre ? Voici sa réponse :
« La grandeur d'un métier est peut-être, avant tout, d'unir les hommes : il n'est qu'un luxe véritable, c'est celui des relations humaines ... »
Le souci d'Antoine de Saint-Exupéry dans “Terre des Hommes”, en évoquant la vie de ses camarades, les risques, les échecs et les réussites, est de montrer que chaque obstacle vaincu, chaque victoire n'est pas un exploit individuel mais la mise en œuvre quotidienne d'un métier difficile, qui met en jeu la solidarité d'une équipe.
Chacun est le maillon d'une chaîne et, l'obstacle vaincu, il transmet aux autres, pour qu'ils labourent et continuent le sillon qui a été tracé.
Dès le moment où l'homme -un individu- a des liens avec d'autres hommes, il doit participer -à ce monde des Hommes-, à ce « village d'Hommes » qu'ils bâtissent sur la terre, ensemble.
Il n'y a pas d'autre univers, pas d'autre village sur la terre que cette communauté des Hommes : mourir, c'est abandonner la partie, c'est trahir cette communauté ; dans la construction de ce village, dans ce travail des hommes pour bâtir le Monde Humain -leur citadelle- sur cette planète, chacun, à sa place, tient son rôle ; chacun apporte sa pierre - chacun a sa responsabilité.
Être un Homme n'est rien d'autre que d'être responsable.
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La véritable qualité de l'Homme, ce n'est ni la force, ni le courage, ni l'intelligence.
Ce qui le définit, ce qui fait sa grandeur, c'est : (écrit Antoine de Saint-Exupéry) :« de se sentir responsable… responsable un peu du destin des Hommes, dans la mesure de son travail. »
Et il ajoute :
« Être responsable, c'est sentir, en posant sa pierre que l'on contribue à bâtir le monde.»
Antoine de Saint-Exupéry évoque l'image du jardinier, qui lutte contre la mort, avec courage, soutenu par cette seule pensée : après ma mort, si je meurs, qui va tailler mes arbres ?
Nous sommes au cœur même de l'humanisme nouveau que nous propose Antoine de Saint-Exupéry : l'Homme que l'on cherchait n'existe pas en dehors des liens qui l'unissent aux autres, quand ils poursuivent ensemble un même but, quand ils bâtissent une même maison.
Sur cette planète, il n'existe pas d'Hommes mais seulement « des villages d'Hommes».
« Chacun est responsable -pour sa part- de ce qui se bâtit de neuf, auquel il doit participer. »
Avec Antoine de Saint-Exupéry, voici un grand pas réalisé sur le chemin qui conduit à un humanisme nouveau et à une nouvelle morale.
Dans le dernier chapitre de “Terre des Hommes”, il écrit :
«Liés à nos frères par un but commun et qui se situe en dehors de nous, alors seulement nous respirons et l'expérience nous montre qu'aimer ce n'est point nous regarder l'un l'autre, mais regarder ensemble dans la même direction.»
André Malraux (1901-1976)
Biographie
La vie d’André Malraux, né à Paris, a fait d’un étudiant à l’Ecole des Langues Orientales déjà passionné d’archéologie en 1922, non seulement un témoin important, mais un acteur, tantôt caché, tantôt découvert, des grands drames de l’époque. Entre 1923 et 1927, il a vécu en Extrême-Orient et a participé à des expéditions archéologiques, des mouvements révolutionnaires, de vrais combats aussi, sous le drapeau du Kuomintang. Il a, dès 1933, milité contre le fascisme et l’hitlérisme, puis lutté dans l’aviation aux côtés des républicains espagnols à partir de 1936. Évadé d’un camp de prisonniers après l’Armistice de 1940, blessé dans les rangs du « maquis », il a commandé la célèbre brigade « Alsace-Lorraine » pendant la libération du sol français. Armé par tant d’expériences et considéré comme possédant au plus haut point « le sens du monde actuel », il est devenu Ministre de l’Information de 1945 à 1946, puis, en 1958, Ministre d’Etat chargé des Affaires Culturelles. Entre temps, il fait retour à ses goûts anciens poursuivant sa méditation d’agnostique vers « l’éternité » de l’Art.
Œuvres romanesques :
1926 : la Tentation de l’Occident
1928 : les Conquérants
1930 : la Voie Royale
1933 : la Condition Humaine
1938 : l’Espoir
1945 : Les Noyers D’Altenburg
Malraux a fait ses débuts de conteur dans les années vingt, avec Lunes de papier (1921) et Royaume farfelu (1928) – jeux gratuits, amusements et provocations, expériences de laboratoire. Mais c’est de l’expérience indochinoise et de la découverte de la vie qu’il a ramené ses premiers grands livres, La Tentation de l’Occident, La Voie royale et Les Conquérants..
Dans “La Tentation de l'Occident”qui se présente comme un échange de lettres entre un jeune chinois, Ling, et son contemporain français désigné par les initiales A.D, il s'agit pour André Malraux de comprendre le “malheur de l'homme” tel qu'il est vécu par l'individu dans la civilisation occidentale, face à un monde qui est devenu étranger.
- La Voie Royale est le récit transposé de la première aventure de Malraux en Indochine, à la recherche de statues enfouies dans la forêt, qui lui permet, à travers les situations désesérées de ses héros, dans un monde sauvage et absurde, de proposer une éthique de la virilité et de l’action sur fond de désespoir.
- Les Conquérants
Mettent en scène non plus seulement une aventure individuelle mais un épisode historique : la grève à Canton, en 1925, organisée par les communistes contrel’impérialisme occidental.
Mais,Malraux écrit lui-même : « Si ce livre a surnagé, ce n’est pas pour avoir peint tels épisodes de la révolution chinoise, c’est pour avoir montré un type de héros en qui s’unissent l’aptitude à l’action, la culture et la lucidité. »
Garine, hanté par l’idée du néant, de la vanité et de l’absurdité du monde représente un nouveau type d’homme pour qui, face au monde et à l’histoire, “ la révolution est une certaine attitude humaine ”.
- La Condition Humaine, quirapporte un autre épisode de la révolution chinoise : les événements qui ont eu lieu à Shanghai en 1927 - au travers des héros -personnages vivants, de chair et d'os (là est tout l'art du romancier), au travers de leurs actes, de leurs paroles et de la philosophie qu'ils expriment, est bien la dénonciation de toutes les échappatoires par lesquelles l'homme tente de se dissimuler sa condition ; et c'est aussi l'exaltation de toutes les promesses que recèle l'existence de l'être humain, d'un vivant qui ne ressemble à aucun autre : promesse d'une fusion avec l'autre dans l'amour, promesse d'une fusion avec les choses dans l'art, promesse d'un avenir fraternel entre les hommes.
“ peut-être, écrit André Malraux, l'angoisse est-elle toujours la plus forte et peut-être, dès l'origine, est-elle empoisonnée la joie qui fut donnée au seul animal qui sache qu'elle n'est pas éternelle ”.
C'est l'Angoisse qui l'emporte : “La Condition Humaine”, inscrite dans le destin mortel de l'homme, est telle que l'homme ne peut transformer les promesses en réalité ni convertir son espérance en Espoir du Futur.
Il ne peut qu'affirmer, en mettant en jeu sa vie, le refus de son destin. C'est ce refus, et rien d'autre, qui fait sa grandeur : Seule l'action révolutionnaire, où l'homme risque sa vie “avec” les autres, lui permet d'affirmer à l'instant de sa mort, sa victoire sur son destin mortel.
- L’Espoir est d’abord le récit romancé de la participation de Malraux à la guerre civile espagnole.
Après l'expérience de la Guerre d'Espagne, le destin n'est plus pour André Malraux, le signe du divorce irrémédiable de l'homme avec le monde qu'il a créé, mais bien l'espoir d'une possibilité infinie de transformation du monde, fondé non pas sur la prévision historique et la promesse du futur mais sur la croyance en l'avenir des hommes, dont il vient de découvrir les ressources de fraternité.
A l'héroïsme solitaire de l'aventure, succèdent non plus seulement l'héroïsme révolutionnaire qui oppose les individus au destin, mais la perspective de cette aventure humaine que constitue l'Histoire.
Louis-Ferdinand Céline (1894-1961)
- Voyage au bout de la nuit
- Mort à Crédit en 1936
- 1937-38 Mea Culpa, Bagatelles, Casse-Pipe, l’Ecole des Cadavres.
Pendant la seconde guerre mondiale, Céline s’engage comme médecin sur un bateau, revient en France, et participe à l’exode.
Il publie les Beaux Draps et diverses lettres ouvertes dans les journaux collaborateurs, entretient des relations amicales avec Doriot, Rebatet, Ralph Soupault, se rend à Berlin et écrit Guignol’s Band.
En 1944, fuyant les troupes de la Libération, Céline part avec sa deuxième épouse pour le Danemark, via l’Allemagne. Après un voyage de six mois, il est arrêté à Copenhague. Après onze mois d’incarcération, il s’installe au bord de la Baltique. Amaigri, malade, il a prématurément vieilli.
Céline est condamné par contumace à un an d’emprisonnement et amnistié l’année suivante. En septembre 1951, il rentre définitivement en France à Meudon. Il publie Féerie 1, Féerie 2, Entretiens avec le Professeur Y. Mais ces publications n’éveillent pas le moindre intérêt.
Puis il publie D’un Château l’autre. Suite à une interview retentissante dans l’Express, le public se ré-intéresse à lui.
En juillet 1961, il meurt d’une rupture d’anévrisme. Le Pont de Londres (1964) et Rigodon (1969) seront des publications posthumes.
Le premier roman, Voyage au bout de la nuit, relate la guerre de 1914, les voyages en, Afrique et en Amérique, le retour en France ; le second roman, Mort à Crédit, peint les années d’enfance et d’adolescence de Ferdinand et finit par où le Voyage a commencé, l’engagement à la veille de la guerre. Guignol’s Band, puis Le Pont de Londres évoquent les mois passés en Angleterre en 1915. Les derniers livres, des chroniques plus que des romans, Un château l’autre, Nord, relatent le séjour en Allemagne et au Danemark.
Les romans du point de vue
Henry de Montherlant (1895-1972)
- La Relève du matin (1920)
- Le Songe (1922)
- Le Paradis à l’ombre des Epées 1924
- Les Onze devant la Porte Dorée
- Les Bestiaires (1926),
- - La Rose de Sable
- Les Célibataires
- Les Jeunes Filles
Né à Paris en 1895, il gardera de l’année passée en 1912 à Sainte-Croix de Neuilly la nostalgie de l’atmosphère religieuse, de l’esprit communautaire et des amitiés de collèges. Dans Service Inutile (1935), il évoque sa jeunesse partagée entre la guerre, le stade et l’arène. Simple soldat dans l’infanterie, il est grièvement blessé en 1918 ; redevenu civil, il retrouve le climat viril dans la pratique des sports ; passionné de tauromachie dans l’adolescence, il participe en Espagne à des courses et sera atteint au poumon par un taureau. Aussi est-ce dans ses romans de jeunesse qu’il donne le mieux à ses héros le sens de la camaraderie et d’un noble dépassement. Après La Relève du matin (1920), un second livre, qui, par la psychologie et les prestiges de la forme, compte parmi les plus beaux « romans de guerre », Le Songe (1922) ouvre le cycle de La Jeunesse d’Alban de Bricoule ; il sera complété par Les Bestiaires (1926), roman où la tauromachie fournit à Alban une perpétuelle occasion de victoire sur lui-même. Les deux Olympiques (Le Paradis à l’ombre des Epées et Les Onze devant la Porte Dorée) coïncident avec les Jeux Olympiques de 1924 ; combinant le récit et le poème, elles expriment la pureté et la noblesse de l’effort dans la solennité quasi-religieuse des stades.
Les premiers romans de Montherlant, dans les années vingt, Le Songe et Les Bestiaires, faisaient vivre un héros d’un nouveau type, Alban de Bricoule, qui s’affirmait par son courage, son absence de conformisme, son horreur de ka médiocrité. Dans Le Songe, il montait au front volontairement, considérait la guerre comme un amusement, prétendait qu’il lui était égal de mourir, pourvu que ce fût dans une circonstance digne de lui. Il se vouait opiniâtrement à la recherche des valeurs nouvelles de l’énergie et de la virilité.
Le roman Les Bestiaires (1926) remonte dans le passé d’Alban et racontent ses premières corridas en Espagne, avant la guerre, quand il était encore collégien. Pour lui, la tauromachie est, dans Les Bestiaires, ce que la guerre est dans Le Songe : l’occasion d’affronter la mort. Elle lui permet de se sentir vivre « une de ces hautes minutes délivrées où nous apparaît quelque chose d’accompli. »
DansLa Rose de Sable, roman de six cents pages, La Rose des Sables, il procède à une violente critique de la colonisation française en Afrique du Nord.
- Les Célibataires mettent en scène deux personnages, véritables anti-héros ; vieux célibataires, qui ont vécu de leurs rentes, sont l’envers pathétique d’une noblesse héroïque ; - paladins dérisoires dans un monde qui est lui-même dépourvu de la seule chose qui leur reste, des sursauts de fierté.
- Les Jeunes Filles, dans le personnage de Costal, mêle la générosité, la pitié, l’ attention aux êtres, voire la délicatesse, s’oppose à l’égoïsme, à la dureté, l’insolence, la muflerie..
Jean Wahl discernait dans l’œuvre en 1940 : lutte contre la femme, contre l’amour, contre la charité, « cancer de l’homme », lutte contre le culte de la douleur, et, par là, lutte contre notre civilisation. « Derrière toutes ces luttes, c’est la lutte contre le christianisme que nous découvrons. » Dans ce monde où « souffrir est toujours idiot », où rien n’a d’importance, pas même le fait d’être bon ou méchant, où « toute mort est l’occasion d’un renouveau puisque du cadavre sortent des fleurs violentes », où « c’est folie de se contraindre », où l’on fait moins attention aux êtres que l’on estime qu’à ceux que l’on désire, où il n’est aucune souffrance morale dont on ne soit consolé par un « vraiment bon repas », il n’y a plus, comme valeur à promouvoir, que le culte du bonheur personnel qu’on obtiendra en agissant selon ce qui est, et non selon ce qui se fait.
Georges Bernanos (1888-1948)
D’ascendance lorraine et bourgeoise par son père, paysanne et berrichonne du côté maternel, Georges Bernanos est né à Paris. Son enfance a eu pour cadre, à Fressin (Pas-de-Calais) « une vieille et chère maison dans les arbres, un minuscule hameau du pays d’Artois, plein d’un murmure de feuillages et d’eau vive. » Elève de collèges religieux où il fit de bonnes « humanités », il aborda spontanément Balzac et Dostoïevski, Barbey d’Aurevilly et Zola. De 1906 à 1913, il partage son temps entre la préparation à deux licences, lettres et droit, et les activités remuantes de l’Action Française. Il rencontre Sorel et Drumont, Maurras et Daudet, publie des articles, écrit des poèmes aujourd’hui perdus. EN août 1914, quoique réformé, Bernanos s’engage et fait toute la guerre de tranchées. Après l’Armistice, il devient inspecteur d’assurances et traverse des années financièrement assez difficiles : marié en 1917, il aura six enfants de 1918 à 1933. « J’ai mené alors, dira-t-il plus tard, non pas une chienne de vie mais une vie de chien. »
Cependant, alors qu’il approche de la quarantaine, il va connaître, pour ses vrais débuts littéraires, un éclatant succès avec un roman d’inspiration très haute, Sous le Soleil de Satan (1926). Henri Massis et Léon Daudet s’attachent à sa renommée naissante et Paul Claudel salue dans le nouveau livre « cette qualité royale, la force ». Viendront ensuite L’Imposture (1927) et La Joie (1929).
Mais diverses difficultés et un grave accident vont décider Bernanos à quitter la France. Il s’installe avec tous les siens aux Baléares où il vivra, en témoin et en juge, les déchirements de la guerre civile espagnole tout en composant son chef-d’œuvre ; Le Journal d’un curé de Campagne (1936) suivi de la Nouvelle histoire de Mouchette, également datée de Majorque.
Après avoir manifesté des sympathies « franquistes », il prendra violemment à partie doctrinaires, sermonnaires et tortionnaires dans un livre promis à un retentissement considérables : Les grands Cimetières de la lune (1938). Au lendemain de Munich, après un court séjour en France, Bernanos part avec sa famille pour le brésil où il terminera Monsieur Ouine. Dès juin 1940,il collabore aux Bulletins de la France libre et publie, à Rio, sa Lettre aux Anglais (1942). Revenu à Paris en 1945, il multiplie articles et conférences et il achève ses Dialogues des Carmélites (publié en 1949) quelques mois avant que la mort ne l’enlève.
Sous le Soleil de Satan est le premier roman que Georges Bernanos ait publié en 1926, puis en 1929, La Joie. En 1937, c’est la Nouvelle Histoire de Mouchette. Puis il écrit Monsieur Ouine, L’Imposture, Le Journal d’un Curé de campagne.
Mais il a aussi rédigé plusieurs essais politiques inspirés par la guerre civile espagnole, la guerre mondiale, comme La Grande Peur des bien-pensants et Les Grands Cimetières sous la lune.
- Sous le Soleil de Satan
Bernanos, devant l’aspect hideux que prenait, à ses yeux l’après-guerre, dessinait la figure d’un saint ; et en face de ce saint, il dressait le personnage de la pécheresse, la jeune Mouchette, adolescente révoltée, qui tôt dans sa vie, a sur évaluer la pusillanimité des êtres et le néant de la vie, décidée à aller jusqu’au bout de sa révolte. L’abbé Donissan, le saint des Lumbres, est destiné à lui apporter in extremis l’espérance du Salut. Bernanos a mis en évidence l’unité organique de son roman : « L’abbé Donissan n’est pas apparu par hasard : le cri du désespoir sauvage de Mouchette l’appelait, le rendait indispensable. » Le roman est né le jour où Bernanos a décidé de lier ces deux destins hors série, la pécheresse et le saint, l’agonisante désespérée et le prêtre susceptible de lui apporter le Salut.
Si Mouchette est une figure inoubliable de la révolte intrépide, Donissan présente une singulière image de la sainteté. Il bénéficie d’un don de voyance qui lui permet de lire dans les êtres et de percevoir d’emblée leur secret : ainsi fait-il dans l’âme perdue et désespérée de Mouchette. Bernanos reconnaissait lui-même que « [son] pauvre Donissan avait fait sans le savoir un vœu sacrilège ». Il est de fait qu’il sort de l’orthodoxie quand il accepte d’être consumé par les forces du mal pour racheter les pécheurs ; il paraît oublier que le monde a déjà son Sauveur, et lui-même se prive des fruits du sacrifice de Jésus. C’était un aventurier de la vie spirituelle.
- L’Imposture et La Joie
Bernanos entreprit la composition d’un second roman dont le héros devait être un prêtre célèbre ayant perdu la foi. C’est de ce projet que sont nés deux romans complémentaires que sont L’Imposture et La Joie.
Bernanos fustige dans L’Imposture les catholiques reliés à la République et à la démocratie chrétienne ; et les portraits cruellement dessinés de Pernichon, de Mgr l’Espelette, de Guérou, de M. de Clergerie procèdent d’une critique acerbe des compromissions de certains catholiques dans le monde moderne. Cénabre, que ces ouvrages d’histoire religieuse ont rendu célèbre, est le contraire de Donissan. Dans L’Imposture et dans La Joie, c’est une sainte jeune fille – Chantal – qui sauve in extremis le prêtre qui était la proie de Satan. D’autre part, la sainteté de l’abbé de Chevance, comme celle de sa fille spirituelle Chantal de Clergerie, a quelque chose de plus évangélique : l’esprit d’enfance, de renoncement, d’humilité, la simplicité du cœur et l’indéfectible espérance, telles sont les vertus de Chevance dans L’Imposture, de Chantal dans La Joie, dont la figure rayonnante de lumière est le centre du roman. Chevance connaît le drame de Cénabre qui est d’avoir perdu la foi ; il ne peut rien faire de son vivant, mais sa fille spirituelle contribue, à la fin de La Joie, à rendre à Cénabre l’espérance et la foi.
Cénabre, Chantal et Chevance sont les trois figures essentielles de la fiction : Chevance est un saint prêtre, modeste confesseur de bonnes, mais il nous est dit que son rayonnement s’élargit d’année en année et que son humilité brille d’une lumière surnaturelle. Chantal est toute simplicité, elle a la miraculeuse insouciance des enfants, elle est vive et enjouée, elle est instruite, elle sait porter élégamment de belles robes. Cénabre, c’est le prêtre qui a perdu la foi, qui joue la comédie devant les autres et devant lui-même ; il est possédé par Satan, il est secoué d’un rire qu’il ne peut réprimer. Sa tragédie, c’est que toutes les subtilités de son intelligence sont incapables de lui donner accès à la compréhension de la sainteté dont il parle dans ses livres. Il est conduit au sacrilège d’une curiosité sans amour. Ici encore, comme dans Le Soleil de Satan, c’est la haine de soi et le choix du néant qui sont les racines du péché.
- Journal d’un curé de campagne
Le curé d’Ambricourt, à la différence de Donissan, n’a pas conscience d’être appelé à un destin exceptionnel. Il craindrait plutôt de n’être pas à la hauteur de l’accomplissement de sa mission. Ce jeune curé rédige son Journal, il tient registre de ses pensées, de ses activités, de ses efforts, de ses échecs, des progrès de sa maladie. Grâce à la simplicité du ton, les choses les plus surprenantes paraissent aller de soi : le curé d’Ambricourt a le pouvoir de lire dans les âmes ; il est doué de prescience quand il voit ou croit voir la comtesse sous la forme d’une morte ; dans le confessionnal, il bénéficie d’une vision surnaturelle de Chantal.
Jean Giono (1895-1970)
Né dans une vieille rue de Manosque, Giono a grandi et lu lui-même la Bible, Homère, les Tragiques, entre l’échoppe de son père, cordonnier et l’atelier de sa mère, repasseuse. Ses études interrompues avant le baccalauréat, il est devenu modeste « coursier » puis employé et enfin sous-directeur de l’agence locale d’une banque. A l’exception de la guerre 14-18 qu’il finit « soldat de deuxième classe sans croix de guerre », il a vécu ainsi enraciné et n’a abordé Paris qu’en 1929 pour signer le service de presse de Colline. Mais il est retourné poursuivre son œuvre d’écrivain dans sa ville natale.
- Le cycle de Pan
Dans Le cycle de Pan, il s’agissait de montrer que la terre est vivante, « qu’il faut compter avec elle, et que toutes les erreurs de l’homme viennent de ce qu’il imagine marcher sur une chose morte, alors que ses pas s’impriment dans de la chair pleine d’une grande volonté. »
Dans Colline, une menace diffuse pèse sur un hameau de montagne ; un vieillard croit percevoir les signes des malheurs à venir ; un chat noir survient, la fontaine s’arrête de couler, la petite Marie tombe gravement malade, un incendie de foret met le village en péril. On décide de supprimer le vieux Janet, prophète du malhreur et, l’alerte passée, la vie reprend son cours.
Regain fait la part belle à la nature, aux saisons, à la plaine, au vent, au désir. Un hameau abandonné, haut perché dans la montagne, reprend vie pour peu qu’un de ses derniers habitants trouve femme, fonde un foyer, et entreprend de travailler la terre.
- Que ma joie demeure
Ce roman, à la fois lyrique et pédagogique, de 1935 relève une autre ambition. Le personnage de Bobi, c’est le poète, c’est l’homme venu d’ailleurs, c’est celui qu’on attendait et qui annonce des temps nouveaux, celui qui est venu pour changer la vie. L’aventure, dans le roman, se termine tragiquement. C’est un idéal qui se situe non plus sous le signe de Pan, mais de Dionysos : « Il faut libérer la terre et l’homme, pour que ce dernier puisse vivre sa vie de liberté sur terre de liberté. »
- Le Chant du monde
Le Chant du monde est un beau roman poétique. C’est un roman du fleuve et de la forêt. C’est l’histoire d’une quête. Antonio, l’homme du fleuve, part avec Matelot, l’homme de la forêt, à la recherche du besson aux cheveux rouges, dont on n’a plus de nouvelles ? Le Chant du monde est en rupture avec la série des livres qui le précèdent. C’est un roman d’aventures : Antonio est le moteur et l’initiateur du récit : il rencontre, en allant à la recherche du besson, Clara, l’aveugle, qui sera sa femme, Toussaint, le bossu, l’homme bienfaisant chez qui le besson s’est réfugié, Maudru le boiteux, le veuf, le maître des terres, l’éleveur de taureaux, l’homme dur et terrible qui fait brûler la maison de qui ose lui résister, le dominateur du pays de Rebeillard. Il est finalement surpassé en force et en audace par le besson et par Antonio ; et il laisse repartir sa fille avec eux, qui ont osé mettre le feu à son domaine Avec le rythme des saisons et des jours, dans ce pays d’eaux ruisselantes et de montagnes glacées, il y a l’histoire d’un enlèvement, d’une quête et d’une vengeance, et ces thèmes évoquent beaucoup de mythes connus.
- Batailles dans la Montagne
Quand Giono écrit ce roman, et qu’il montre le lutte héroïque que mène l’homme contre les puissances déchaînées de la nature, il retrouve spontanément les traits essentiels de l’épopée : élan d’une collectivité qu’incarne un héros un peu surhumain ; combats singuliers, un merveilleux moderne. Dans ce roman, Giono raconte un cataclysme, un glissement de terrain qui provoque une sorte de barrage naturel et empêche l’écoulement des eaux d’un torrent, si bien que plusieurs villages, au pied d’un glacier, sont engloutis. Les survivants se réunissent sur une hauteur, entourés par les eaux, constituants une communauté de rescapés, - accablés par tout ce bouleversement du monde autour d’eux. Ils paraissent condamnés et sans espoir quand survient le héros, Saint Jean, qui sera le sauveur de cette communauté. Saint Jean livre le combat de l’Homme contre le déchaînement des forces naturelles, et seul un héros d’exception peut livrer victorieusement cette bataille dont dépend le sort de la communauté tout entière.
- Les chroniques
Au lendemain de la guerre, c’est un autre Giono qui apparaît. Aux romans succèdent les chroniques. Il y peint la condition humaine, et ses sujets sont souvent des faits divers qui peuvent avoir une portée métaphysique. On trouve comme chroniques : Le Hussard sur le toit, Le Bonheur fou, le cycle d’Angelo, Un roi sans divertissement au Moulin de Pologne, Ames fortes, Grands chemins.
Les Ames Fortes sont sans doute le chef-d’œuvre de Giono : deux vieilles femmes lors d’une veillée funèbre, racontent les jours anciens, et leur point de vue s’opposent sur ce passé dont elles présentent l’une et l’autre des versions différentes. On a même le sentiment qu’elles inventent au fur et à mesure qu’elles parlent, les mots qu’elles profèrent servant autant à recréer le passé selon la pente du désir ou de la rêverie qu’à en présenter un compte rendu fidèle.
THEATRE
- Marcel Achard
- Charles Vidrac
- Paul Géraldy
- Jules Romains
- Marcel Pagnol
- Armand Salacrou
- Jean Giraudoux
C. Les arts plastiques
PEINTURE
Matisse
1930 - La danse
1933 - Le cygne
Picasso
1932 - Buste de femme
1936 - Guernica
1936 - Mère avec son enfant mort
Fernand Léger
1932 - Composition aux trois figures
Georges Rouault (1871-1958)
Kandinski
Salvador Dali
1933 - L’énigme de Guillaume Tell
1931 - Hallucination partielle : six images de Lénine sur un piano
1936 - Construction molle avec haricots bouillis, prémonition de la Guerre Civile
1937 - Le sommeil
1938 - Le taxi pluvieux
Max Ernst
1930 - La femme 100 têtes
1934 - Une semaine de bonté
1936 - La Nymphe Echo
Magritte (1898-1967)
1929 - La trahison des images
1933 - L’échelle de feu
SCULPTURE
Calder (1898-1976)
ARCHITECTURE
Le Corbusier (1887-1965)
D. La musique
- André Jolivet
- Olivier Messiaen
E. Le cinéma : Le parlant : les années trente
Le cinéma, art populaire
Lorsque les premières démonstrations de cinéma sonore ont lieu à Paris, en 1927 et 1928, l’avant-garde appartient déjà au passé. Les hommes qui vont faire le cinéma de demain sont peu ou pas du tout connus. Ils vont aborder le parlant sans préjugés. Ils s’appellent Luis Buñuel, Jean Vigo, Jean Cocteau, Jean Renoir. Eisenstein vient faire des conférences à Paris en 1930 et apporte toute son autorité au service de l’avènement du parlant. Pendant que l’« élite » pleure le cinéma muet, le grand art disparu, le cinéma trouve en France sa seconde chance d’être ce qu’il fut à son origine : un art populaire. Dans cette période de 1930 à 1936, où la conscience populaire s’éveille, le cinéma français – pour la seule fois de son histoire – va être l’écho et le miroir fidèle de cet élan.
Luis Buñuel
Tout commence par un cri silencieux de révolte. Le Chien andalou (1928), film muet de Buñuel, est peut-être le premier film de cette période. Avec L’Âge d’or (1930), Buñuel répète le scandale. Mais il ne le cultivera pas et, au lieu de devenir la bonne conscience d’une société déchirée, retournera en Espagne, son pays natal, tourner Terre sans pain (Las Hurdes, 1934), le premier document cinématographique sur la misère.
Buñuel a donné le ton. Le cinéma français appartiendra aux poètes.
Avec Zéro de conduite (1932) et L’Atalante (1934), Jean Vigo (1905-1934), avant de mourir prématurément, donne au cinéma français deux joyaux dont personne, à l’époque, n’est capable d’estimer la valeur. À peu près seul, Élie Faure salue l’auteur de L’Atalante, en qui il a reconnu le grand peintre du cinéma. Il faudra quinze ans pour que Vigo soit enfin réhabilité par les siens. Pendant ces quinze ans, comme il arrive toujours, des médiocres tenteront vainement de forcer son secret. Chaque film de Carné est un hommage indirect à Vigo. De Quai des brumes (1938) aux Portes de la nuit (1946), le trop fameux « réalisme poétique » français se révèle aujourd’hui l’héritage mal compris de la poésie fulgurante et inimitable de L’Atalante. Mais Carné a du succès parce que ses images sont chargées des « signes » de la poésie. Chez Vigo, la poésie n’est que ce qu’elle doit être : le réel mis à nu, troublant, angoissant, merveilleux ou sordide. On ne peut pas « récupérer » ces images, les réduire à une technique. Elles nous mettent face à face avec le monde. C’est pourquoi, d’abord, elles font peur.
Dans une société au bord de l’abîme
Jean Renoir
Pendant les années bouillonnantes du muet, un autre cinéaste avait travaillé discrètement, indifférent aux grands courants de la mode. À travers le naturalisme de Delluc, d’Epstein et de L’Herbier, il était allé chercher son inspiration dans la peinture impressionniste, dont il était l’héritier : il était le fils d’Auguste Renoir. « Je me mis à regarder autour de moi et, émerveillé, je découvris des quantités d’éléments purement de chez nous, tout à fait transposables à l’écran. Je commençais à constater que le geste d’une laveuse de linge, d’une femme qui se peigne devant une glace, d’un marchand des quatre saisons devant sa voiture avaient souvent ici une valeur plastique incomparable. Je repris une espèce d’étude du geste français à travers les tableaux de mon père et des peintres de sa génération [...]. Je sais que je suis français et que je dois travailler dans un sens absolument national. Je sais aussi que, ce faisant, et seulement comme cela, je puis toucher les gens des autres nations et faire œuvre d’internationalisme. »
C’est ainsi que Renoir se libéra de l’influence des maîtres américains, de Stroheim entre autres, et qu’il inventa un nouveau cinéma français.
C’est dans La Chienne (1931), La Nuit du carrefour et Boudu sauvé des eaux (1932) qu’il faut chercher la poésie de Paris et de sa banlieue, la magie inquiétante de la nuit, la fascination des quais. La Grande Illusion (1937), La Bête humaine (1938), La Règle du jeu (1939) approfondissent l’analyse d’une société que Renoir sait au bord de l’abîme. L’anarchisme de Prévert, qui est sans conséquence dans les films écrits pour Carné, prend chez Renoir une valeur prophétique (Le Crime de M. Lange, 1935, où sont exprimés tous les espoirs du Front populaire)
La caméra, appareil d’enregistrement
À l’autre bout du pays, à Marseille, un autre homme va s’opposer au concert de lamentations des cinéphiles du muet. Méprisé par les critiques, adoré par le grand public, il va, en même temps que Vigo et Renoir, inventer le cinéma parlant, libre, dégagé de toute volonté expressionniste. Avec lui, la caméra redevient ce qu’elle fut pour Louis Lumière : un appareil d’enregistrement. Ce méridional, homme de théâtre, professeur, mais qui a su garder le contact avec le pays où il vit et les gens qui l’habitent, c’est Marcel Pagnol. En 1935, il invite Renoir à venir tourner en décors naturels, près de Marseille, un drame populaire : Toni. Avec une superbe audace, il ose faire une déclaration dont on n’est pas sûr qu’elle soit une évidence pour le public d’aujourd’hui, tant le mythe du cinéma muet a la vie dure. Il disait notamment : « Le film muet va disparaître à jamais », « le film parlant doit parler », « le film parlant peut servir tous les arts et toutes les sciences, mais il n’a découvert aucun des buts qu’il nous permet d’atteindre. Ce n’est qu’un admirable moyen d’expression ».
Néanmoins, Pagnol, qui s’était contenté au départ d’être le scénariste de ses films (Marius fut réalisé par Alexandre Korda, Fanny par Yves Allégret), devient avec César (1936) réalisateur. Il faudra attendre 1950 pour que les néo-réalistes italiens lui rendent justice et se reconnaissent ses héritiers. Les jeunes cinéastes français des années soixante retrouveront sa liberté de mise en scène.
Cinéma et théâtre
Pagnol, en tout cas, n’est pas le seul homme de théâtre français qui s’intéresse au cinéma. Avec lui, Sacha Guitry travaille sous les quolibets des esthètes, mais avec la confiance du grand public. Son cinéma, comme celui de Pagnol, est un cinéma d’acteurs et, de même, sa caméra enregistre d’un point de vue documentaire un drame qui existe sans elle. Curieusement, c’est vers Guitry que Renoir évoluera plus tard, ses films devenant des documents sur un univers théâtral (La Règle du jeu est le premier pas dans cette voie). On mesure ici combien il serait vain d’opposer cinéma réaliste et théâtre filmé. Une telle opposition ne se concevait qu’au niveau du contenu. En vérité, par leurs méthodes, Renoir, Pagnol et Guitry sont tous « réalistes » ; plus que Carné, plus que Duvivier (Pépé le Moko, 1936), qui « font » réalistes avec les artifices les plus suspects (effets de lumière, pavés glissants, brumes et décors sordides, etc.).
Enfin, Jean Grémillon inscrit son œuvre – discrète, sensible, attentive au contexte social de l’époque – dans ce grand courant du réalisme français : Gueule d’amour (1937), Remorques (1940).
Quant à René Clair, il avait su prolonger dans le parlant l’esthétique du muet. Les poursuites du Million (1931) et de À nous la liberté (1932) sont justement célèbres. Il avait su, le premier, deviner les effets comiques du son et en tirer une multitude de gags. La poésie populiste de Paris était depuis longtemps son univers familier. Néanmoins, il n’hésita pas à s’expatrier, dès 1935, en Angleterre, puis aux États-Unis. Malgré la prodigieuse vitalité du cinéma français de cette époque, la fascination de l’Amérique était encore grande. La guerre venue, Renoir allait rejoindre, à son tour, Hollywood. Les Soviétiques aussi ressentaient cet attrait : Eisenstein avait fait en 1930 son expérience américaine.
IV. L’occupation
A. Vichy et la culture
Pendant cette période trouble de l’histoire nationale qui a duré quatre années, la vie culturelle et intellectuelle peut se caractériser par plusieurs éléments :
-Un projet culturel spécifique dans le cadre de la « Révolution Nationale ».
-Une vitalité inattendue de certains secteurs de la vie politique.
- L’engagement des intellectuels face à cette politique et à l’occupation.
I. La politique de « l’ordre nouveau »
La volonté de renaissance est inscrite au cœur de la « Révolution Nationale » ; mais il faut la rattacher en même temps à un état d’esprit de l’entre-deux-guerre où dominent l’aspiration à la rénovatioon de la France et la volonté de populariser l’art.
1. Les conditions d’émergence de cette politique
a. Un pays sous occupation allemande
Depuis la signature de l’armistice le 17 juin 1940, le pays est divisé jusqu’à ce que la zone sud soit envahie par l’Allemagne en novembre 1942. l’Allemagne a instauré son pouvoir dans le domaine de la culture au travers de deux organismes : La Propaganda Abteilung Frankreich qui s’occupe principalement de la censure et l’ambassade qui s’occupe des relations culturelles, notamment les prestations de musiciens et peintres allemands. Il faut ajouter la création de l’antenne Rosenberg qui a en charge la confiscation des œuvres d’art et des bibliothèques appartenant aux juifs exilés. L’occupant organise également la pénurie de papier et la diffusion d’ouvrages de propagande national-socialiste
b. Le rôle du régime de Vichy
Les Allemands n’ont pas le monopole de l’exclusion et de la censure :
L’exclusion
-Le 13 août 1940, le régime de Vichy dissout la franc-maçonnerie.
-Le 3 octobre 1940 est publié le Statut des Juifs, complété par un important dispositif législatif, chargé de « l’aryanisation ». L’exclusion touche :
*Les entreprises juives dès juillet 1941
*Les journalistes
*Les réalisateurs de cinéma
*Les directeurs de théâtre
*Le monde enseignant ou les Ecoles Normales d’instituteurs considérées comme subversives sont particulièrement visées, puis supprimées et remplacées par des instituts de formation professionnelle.
La censure
Tous les acteurs de la vie culturelle sont soumis à une stricte censure qui dépend du Service de l’information, dirigé par Marion, pétainiste forcené.
2. Les composantes de cette politique
De 1940 à 1944, la « Révolution nationale » constitue une coupure politique voire une coupure culturelle.
a. Le projet
Le projet repose sur la volonté pétainiste d’exorciser les démons de la décadence de l’entre-deux-guerres pour rattacher la France à ses racines profondes.
-Le régime s’inscrit dans la continuité historique de la France éternelle, faisant appel à des figures tutélaires comme Sully (sur les billets de banques) ou Jeanne d’Arc dont la fête est créée en 1941.
-Aux fondements de l’Ordre nouveau, il y a l’idée maurassienne selon laquelle les hommes ne peuvent s’épanouir que dans le cadre de communauté naturelle.
*L’organisation professionnelle, qui veut restituer l’organisation de la société médiévale en corporation.
*La Nation.
*La Région.
*La Famille.
L’ensemble de ces communautés formant un tout organique.
-Cette politique repose sur une restauration des « vraies valeurs » notamment celle du travail ; le 1° mai devient dès 1941 un jour chômé.
Nota : par cette politique, Pétain s’éloigne du projet hitlérien qui cherche à faire de l’Allemagne la référence et la figure de proue de la civilisation européenne.
C’est bien plus, le retour à l’idéologie de la droite nationaliste, voire la revanche de l’affaire Dreyfus.
b. Le personnel politique
-La rupture n’est pas totale, on retrouve dans l’administration des cadres du Front Populaire comme le directeur général des Arts et Lettres ou celui du Musée des Arts et traditions populaires.
-Certains hommes nouveaux manifestent une volonté d’innovation, comme Jean Borotra (l’un des quatre mousquetaires), premier responsable du Commissariat à l’éducation générale et sportive.
-D’autres incarnent le côté autoritaire du régime et vont prendre une place importante au fur et à mesure du durcissement du régime (1942). Jérôme Carcopino -spécialiste d’histoire romaine- est remplacé au secrétariat d’Etat à la jeunesse par Abel Bonnard, académicien, ancien PPF, qui voudrait discipliner la jeunesse, à l’image de l’Allemagne hitlérienne. Des institutions sont mises en place telles que les comités d’organisation de l’industrie cinématographique ou celui des Arts et du commerce du livre.
3. Un art « maréchal » ?
Pétain et son entourage ont privilégié une production artistique glorifiant le chef de l’Etat : album de coloriage, affiches, calendriers et chansons. Cet art officiel relève davantage d’un traditionnel culte de la personnalité que d’une culture d’Etat totalitaire.
-Parallèlement à la mise en place de cet art maréchal, on assiste à un retour au folklore pour répondant à la mystique du retour à la terre et à la glorification de la France éternelle. On favorise le renouveau folklorique dans les provinces, tel que le mouvement félibri de Frédéric Mistral.
On développe l’ethnologie portant sur l’habitat rural et les traditions populaires, au travers des Chantiers intellectuels et artistiques.
4. Une jeunesse embrigadée ?
L’œuvre de régénération nationale comporte la nécessité pour le pays de disposer d’une jeunesse saine te forte, gage de son redressement. Il s’agit d’occuper une jeunesse laissée oisive par la démobilisation et le chômage, et de lui inculquer les valeurs du travail et de la patrie.
-Henri Dhavernas, pétri de catholicisme social et d’esprit scout, crée les Compagnons de France, afin de fournir une formation professionnelle et morale aux garçons âgés de 15 à 20 ans ;
-Sont crées les chantiers de jeunesse par le Général La Porte Du Theil, lui aussi maréchaliste et catholique, où 100 000 jeunes reçoivent une formation manuelle et physique, mais aussi morale.
-Il y a une lune de miel, entre le scoutisme français épuré des jeunesses communistes et socialiste et des éclaireurs israélites et le gouvernement de Vichy.
-Les auberges de jeunesse échappant au régime sont dissoutes en 1943.
Au total, le régime n’a pas réussi à enrégimenter la jeunesse comme ce fut le cas en Italie et en Allemagne.
5. Le sport, panacée du régime ?
Jean Borotra est à la tête de l’Action sportive d’où il est évincé en avril 1942, notamment pour avoir rendu hommage à Léo Lagrange. Les efforts portent essentiellement sur l’enseignement ; on crée une épreuve facultative d’éducation physique au baccalauréat. Dans les lycées, on réserve dans l’emploi du temps une grande place au stade. On assiste à un ancrage définitif du sport dans l’appareil d’Etat. Cette politique fait écho à une pratique sportive en progrès, où se développent les sports de la nature : alpinismes, spéléologie, canoë-kayak et randonnée.
II. Une vie culturelle animée
Paradoxe :
Entre un régime de censure et de collaboration et une animation culturelle, qui s’étend de certaines associations mises en place par le régime à la créativité des artistes dans le théâtre, le cinéma et la peinture.
1. Les expériences culturelles de Vichy
a. L’école d’Uriage
L’école d’Uriage a été créée en novembre 1940, pour fournir au régime des élites capables de préparer la revanche de la France et d’en assurer le redressement moral. Elle est créée par Pierre Dunoyer de Segonzac, militaire humaniste, mais elle est rejointe par des hommes tels que Emmanuel Mounier (personnalisme) ou Hubert Beuve-Méry. Importunant le régime par l’esprit d’indépendance de certains de ses membres, l’école est dissoute en décembre 1942. mais l’état d’esprit de l’école a forgé plusieurs cadres de la 4° République -dont Mitterrand-.
b. Le mouvement Jeune France
Le mouvement Jeune France est créé par Pierre Schaeffer, polytechnicien, scout et animateur de radio jeunesse, qui veut rendre l’art accessible au plus grand nombre. Ce mouvement est rejoint par des personnalités tels que Léon Chancerel, Pierre Fresnay, Jean Vilar pour le théâtre, Claude Roy et Maurice Blanchot pour la littérature ou Alfred Manessier. Le rôle de Jeune France dans les livraisons artistiques sous l’occupation n’est pas négligeable : elle assure la moitié des spectacles de théâtre, intervient à Uriage, participe à plusieurs grandes expositions (celle des « vingt peintres de tradition française »). A partir de 1942, Jeune France s’attire les foudres de ceux qui la désignent comme une association subversive, et elle est dissoute en mars.
c. Le mouvement Radio-Jeunesse
A côté de Radio-Paris qui est aux mains des autorités allemandes, la radio nationale de Vichy met en place des projets novateurs marqués dans les premiers temps par la domination d’hommes fascisants, tels que Pierre Gaxotte ou Lucien Rabatet qui provoquent de vive réaction des auditeurs. Elle est rejointe et animée par des journalistes tels que Pierre Schaeffer, Claude Roy, Albert Olivier.
Le retour de Pierre Laval à la tête du gouvernement de Vichy met fin aux innovations.
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B. Les intellectuels : le choc de la défaite et les effets de l’occupation sur l’Intelligentsia.
a) A gauche
- Il faut noter d’abord la dispersion de l’Intelligentsia parisienne à travers le territoire national et principalement en direction de la zone sud. C’est le cas d’André GIDE, qu’un DRIEU LA ROCHELLE n’arrivera pas à convaincre d’intervenir publiquement dans une conférence à Paris, strictement littéraire, sur la découverte d’Henri MICHAUX.
C’est aussi le cas de Louis ARAGON et d’Elsa TRIOLAY, mais l’éloignement physique de la capitale ne signifie pas pour eux l’abstention politique. De leurs résidences successives dans le Sud Est, ils participeront, de façon de plus en plus active à la littérature de la clandestinité.
- Les effets de l’occupation sont importants sur la vie intellectuelle du pays. Les libertés de réunion et d’association sont abolies et la censure s’exerce rigoureusement sur les livres. Il en découle la condamnation au silence des intellectuels antifascistes, ceux réfugiés en France, comme Walter BENJAMIN, mais aussi quelques rares personnalités françaises résolues à ne délivrer aucun texte autre que clandestin. Tel est le cas d’un Jean CASSOU ou d’un Jean GUEHENNO. Le principal texte de fiction de la clandestinité sera Le silence de la Mer de VERCORS présentant une métaphore de ce silence dans l’attitude d’une jeune femme refusant par principe de communiquer avec l’officier Allemand qui est logé chez elle.
- Mais la plupart des écrivains et artistes, dont le passé comme l’avenir est placé sous le signe de l’engagement, ne pousse pas l’héroïsme jusque là. C’est en cette période qu’Albert CAMUS, installé définitivement en France en 1942, fait paraître trois œuvres importantes : le roman l’Etranger, l’essai Le mythe de Sysiphe et la pièce de théâtre Le malentendu. Jean Paul SARTRE fait paraître en 1943 L’être et le néant et fait monter deux pièces particulièrement remarquées : Les mouches» en 1943 et Huis clos en 1944.
- Cette période reste dans les annales de l’histoire contemporaine comme l’une des plus dense, non en termes de production, mais de consommation culturelle, malgré les difficultés matérielles de toutes sortes qui rendaient difficile l’édition d’un livre, la représentation d’une pièce ou la réalisation d’un film. Sans doute faut-il expliquer le phénomène par la concentration du public sur les loisirs, à l’heure des multiples limitations de la liberté, mais on ne peut pas non plus exclure l’hypothèse que la gravité de l’heure, le caractère angoissant des enjeux favorisaient des formes d’expression à ambition explicitement métaphysique ou morale.
- Il faut enfin noter des cas d’engagements radicaux pendant cette période, qui sont venus de personnalités restées jusque là presque en retrait. C’est le cas de l’historien Marc BLOCH ou du philosophe Jean CAVAILLES, tué par les Allemand.
b) A droite et à l’extrème droite
Venons-en maintenant aux intellectuels qui rallient en 1940 le nouveau régime. Ils ont ceci en commun, de prendre acte et de tenir pour acquis l’état de défaite issu de la victoire Allemande. Mais il faut distinguer entre ceux qui, profondément conservateurs, applaudissent à une restauration nationale, tout en se méfiant de l’impérialisme Allemand, et ceux qui aspirent à un nouvel ordre Européen sous l’égide de l’Allemagne fasciste.
Aujourd’hui encore l’extrémisme sans précédent du second groupe continu d’éclipser le premier. Nous nous intéresserons donc au collaborationnisme, à ceux qu’on peut accuser d’intelligence avec l’ennemi. Les itinéraires qui conduisent à la collaboration avec l’Allemagne sont sensiblement plus compliqués que ceux qui maintiennent dans le sein du pétainisme ordinaire. L’hebdomadaire Je suis partout qui recommence à paraître en 1941 doit procéder à d’ultimes révisions, transfert progressif de la référence à MUSSOLINI vers HITLER, rupture définitive avec l’orthodoxie maurrassienne, trop étrangère à la perspective européenne.
Le plus grand succès de librairie de la France occupée, c’est le gros pamphlet de Lucien RABATET, Les décombres, qui parait en 1942 et qui est vendu peut être à 100000 exemplaires. Dans le torrentiel règlement de compte de 664 pages de cet auteur qui s’autodéfinit comme wagnérien, nicéen, antisémite et anticlérical, sont condamnés les dévirilisés qui avoisinent les dégénérés.
Il est clair que le dénominateur commun entre cette famille d’esprit, c’est l’expérience douloureuse d’une marginalité par rapport au réseau d’intellectuels dominants de l’avant guerre. Minoritaires, exclus ou battus de toujours, ils ont tous une revanche à prendre sur le système dont ils sont par ailleurs souvent issus.
Louis FERDINAND CELINE, par exemple, n’a aucune peine à puiser dans la défaite Française puis dans les difficultés Allemandes, les arguments successifs d’une hypochondrie essentiellement cristallisée depuis 1937 sur les juifs.
Si l’on pousse un peu plus loin l’analyse, on peut soutenir que le thème mobilisateur ultime, celui qui rend le mieux compte de la variété de ces cheminements, c’est l’anticommunisme, c’est lui qui rallie désormais les intellectuels de droite, convaincus que « seule l’entente entre la force arienne et l’esprit catholique » (l’expression est de Robert BRAZILLAC) permettra de partir à la « reconquête » du tombeau du Christ, métaphore de la nouvelle croisade.
Un signe peu récusable de dégradation du statut social de ces intellectuels, en même temps que de l’exacerbation de leurs rapports avec leurs adversaires est fourni par le passage de ceux-ci à des formes d’interventions militaires. Plusieurs journalistes de Je suis partout, dont le rêve fasciste s’effondre en Italie, adhèrent symboliquement à la milice. Certains comme le jeune Marc AUGIER, journaliste à la Gerbe, ancien Ajiste, s’engage dans la ligue des volontaires français contre le bolchevisme. En 1944 il est devenu wäfen SS.
4) La résistance des intellectuels
Que fût maintenant la résistance des intellectuels ?
Un pas décisif est franchi quand sous le couvert de l’anonymat ou du pseudonyme, l’intellectuel se met résolument au service de la contre propagande de la France libre et des alliés. Ceux qui iront le plus loin en ce domaine sont souvent de jeunes artistes ou universitaires qui ont fait leurs premières armes à l’époque du Front Populaire. Les deux figures emblématiques de la résistance littéraire française appartiennent à cette catégorie, c’est VERCORS, auteur du premier livre clandestin Le silence de la Mer, c’est Jacques DECOURs, co-fondateur du Comité National des écrivains et du périodique Les lettres Françaises, qui, arrêté en 1942 sera fusillé par les Allemands.
Retrouvant la logique qui avait conduit certains d’entre eux à s’engager dans les brigades internationales, plusieurs intellectuels vont entrer résolument dans les réseaux de renseignements alliés ou prendre les armes dans la résistance. Il n’est pas sans importance que l’un des tous premiers réseaux dans l’histoire de la résistance française ait eu pour animateurs de jeunes chercheurs du Musée de l’Homme, disciples de Paul RIVET, secondés par des compagnons de route du parti communiste comme les écrivains Claude AVELINE et Jean CASSOU.
Reste que la forme d’intervention la plus spécifique des intellectuels fut le manifeste sous la forme des revues telles que Les cahiers du Rhône, La revue Fontaine dirigée par Max Paul FOUCHET, Les cahiers du Sud, Poésie dePierre SEGHERS ou Confluences.
L’audace suprême fut la mise sur pied de maisons d’éditions intégralement clandestines, c’est le cas des Editions de minuit, créées par Pierre DE LESCURE et VERCORS. A la libération, les Editions de minuit pourront aligner un catalogue de 25 titres réunissant une cinquantaine d’auteurs. Deux anthologies font passer à la postérité la formule de L’honneur des poètes premier volume publié sous la direction de Paul ELUARD et Robert DESNOS, elle confirme le rôle éminent accordé à l’arme poétique( poèmes célèbres d’ARAGON dans Le Crève Cœur mais aussi poèmes de Jean CASSOUS dans 33 Sonnets écrits au secret )
Les plus célèbres sont restés La Liberté, poème d’ELUARD, La Ballade dec elui qui chante dans les supplices ou Le Rose et Le Réséda d’ARAGON.
- Enfin il faut réserver une place à part à l’Intelligentsia communiste qui se retrouve prédominante au sein de la résistance. C’est ainsi que la résistance en milieu universitaire est organisée dès la fin de 1940 autour de deux communistes, le philosophe Georges POLITZER et le physicien Jacques SALOMON fondateurs de l’université libre qui tombèrent l’un et l’autre sous les coups de l’occupant. La résistance mettait en lumière les qualités d’organisation, de structuration politique et idéologique du parti communiste. Face à la crise des valeurs démocratiques libérales, le marxisme-stalinisme porté par un mouvement international pouvait paraître comme le seul système de référence alternatif à la rigueur antilibérale de la solution fasciste. Il allait favoriser le ralliement de nombreuses personnalités du monde culturel, soucieuses sans doute de témoigner dans le sens de l’histoire.
* *
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C. La vie culturelle pendant la guerre
Le théâtre sous l’occupation
Bien que Vichy et les autorités allemandes cherchent à laisser leur empreinte sur la vie culturelle du pays, une partie de la production artistique, tout en s’opérant au grand jour, fait preuve d’une réelle autonomie à l’égard des thèmes de l’idéologie dominante. L’Occupation est une période d’euphorie pour le théâtre. Les pièces jouées, qui ne sont pas des œuvres de propagande, ne rebutent pas le public parisien. Il se précipite pour voir les grandes pièces du moment : La reine morte de Montherlant (1942), Sodome et Gomorrhe de Giraudoux (1943), Le soulier de satin de Claudel (1943), Antigone d’Anouilh ou Huis clos de Sartre (1944). Ces textes mobilisent des énergies qui succèdent aux metteurs en scène du Cartel. Ainsi, Jean-Louis Barrault prend en charge le chef-d’œuvre de Claudel tandis qu’André Barsacq, qui succède à Charles Dullin à l’Atelier, monte les œuvres théâtrales d’Anouilh.
Le cinéma
Sous l’occupation, le cinéma français devient inévitablement un cinéma d’« évasion ». Les Allemands ont offert leurs capitaux pour maintenir une production française. Mais, pour la contrôler, ils ont créé aussi le Centre national du cinéma qui a survécu à l’occupation, à la Libération, et par lequel le gouvernement continue à surveiller le cinéma français. Pourtant, malgré de grandes difficultés, le cinéma français continue à vivre au mépris de la tutelle des occupants.
Rompant avec le réalisme d’avant-guerre s’affirme une veine poétique avec Le Mariage de Chiffon (1942) et Douce (1943), de Claude Autant-Lara, et La Nuit fantastique (1942) de Marcel L’Herbier. Elle s’épanouira au lendemain de la guerre dans les œuvres maîtresses de Cocteau : La Belle et la Bête (1946), Orphée (1950).
Parallèlement se manifeste une inspiration historique motivée par le même impératif d’évasion. Marcel Carné tourne Les Visiteurs du soir (1942) et Les Enfants du paradis (1943).
Pourtant, bien qu’il soit difficile d’envisager un cinéma en prise sur l’actualité, un courant réaliste reprend fidèlement la tradition du meilleur cinéma d’avant-guerre. Elle est représentée par celui qui fut l’assistant de Renoir et qui sera l’un des cinéastes les plus marquants de l’après-guerre : Jacques Becker (1906-1960). Avec Goupi Mains-Rouges (1943), celui-ci entreprend cette ambitieuse « Comédie humaine » qui va, de film en film, tenter une peinture de la société française, de ses classes, de ses milieux, de ses générations. Goupi Mains-Rouges nous plonge dans le monde paysan, Antoine et Antoinette (1947) dans le peuple de Paris ; Rendez-vous de juillet (1949) est le premier document juste sur la jeunesse de Saint-Germain-des-Prés ; Édouard et Caroline (1951) décrit, dans un style très proche de la comédie américaine, la grande bourgeoisie parisienne ; mais, surtout, Casque d’or (1952), sur les truands de la Belle Époque, reste le chef-d’œuvre de Becker et l’un des joyaux du cinéma français . Becker disparaîtra prématurément en 1960, alors qu’il achevait Le Trou, et que la « nouvelle vague » – qui lui devait tout – faisait son entrée en scène. Jean Grémillon (Lumière d’été, 1942 ; Le ciel est à vous, 1943) est le second artisan de cette veine réaliste.
En marge de ces courants s’impose la figure de celui qui va être le plus grand cinéaste français de l’après-guerre : Robert Bresson. Les Anges du péché (1943), Les Dames du bois de Boulogne (1945) étonnent avant de rencontrer, difficilement, leur public. Cocteau et Becker se font les défenseurs ardents et lucides de Robert Bresson au début de sa carrière
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L’évolution et les mutations de la culture en France
de 1890 à 1990
DEUXIEME PARTIE : de 1945 à 1990
V. De 1945 à 1958 : La 4ème république
A. Une tierce culture
Introduction : Uniformisation et américanisation
A côté d’une culture classique et humaniste et d’une culture populaire héritée du XIX° siècle, prend place ce que Edgar Morin a appelé dans L’Esprit du temps (1942) une tierce culture. La sociologie américaine, puis européenne observant ce phénomène de mass-culture le définit à la fois par de nouvelles normes industrielles et de nouveaux moyens de diffusion, mais aussi par un public « universel ».
Cette mutation essentielle de l’histoire contemporaine est évidement liée à une évolution sociale que nous analysons par ailleurs.
1) La presse
A la libération, le paysage de la presse, en plein bouleversement, est composé de journaux issus de la presse clandestine. Combat (Camus et Claude Bourdet) Franc-Tireur, Libération, et de publication d’avant-guerre : L’Humanité, Le Figaro, Ce soir. Un nouveau venu dans ce paysage : Le Monde d’Hubert Beuve-Méry qui réussit à s’imposer comme une véritable institution de la presse hexagonale.
L’explosion de la libération retombe avec les utopies de la résistance, et se développe - sous l’égide des nouvelles messageries (distributeurs) de la presse parisienne qui remplacent les messageries Hachette- une presse populaire qui modernise ses formules : France Soir, Le Parisien Libéré, (1 million d’exemplaires chacun).
-Sous l’influence de la presse anglo-saxonne, de nouveaux titres apparaissent qui transforment le quotidien en petit format ; on peut citer L’express créé en 1953 par jean Jacques Servan Schreiber et assisté par Françoise Giroud, ancienne rédactrice de Elle. Ce journal revendique le modèle du new magazine à l’américaine en développant à côté de l’information des analyses économiques et financières. Avant L’Express, en 1950, L’observateur qui prend comme modèle les hebdomadaires d’actualité politique anglo-saxon. La presse française se caractérise dans les années 50 par un nouveau secteur féminin : L’écho de la mode (1 millions), Marie France, Elle (1945), Maire Claire (1954). Les thèmes s’articulent autour de la maison, du savoir faire domestique, mais aussi de l’amour reflété par un abondant « Courrier du cœur ». Cette presse participe en même temps à la libération du corps et à la mode vestimentaire.
Si la presse est encore un média important, c’est la radio qui par sa diffusion répond le mieux à la culture de masse.
2. La RTF (Radio Télévision Française)
a. Les années radio
*La diffusion
En 1945, changement de décor, la radio se donne une mission intellectuelle et éducative d’exploration et de débat public sur les grands problèmes du temps ; les responsables politiques veulent en faire l’instrument de la démocratisation.
-L’achat s’est démocratisé entre 1945 et 1948, de 5 à 10 millions de postes.
-En 1954, premier poste portable.
-En 1956 poste à transistor.
-A la fin de la décennie, la radio arrive dans les voitures.
*Les émissions
-Proposé par la radio française ou par radio Luxembourg et à partir de 1955 par Europe 1, les émissions comportent d’importants programmes de variétés ; des vedettes confirmées, Charles Trenet, Yves Montand, Line Renaud, Louis Mariano. Des jeux, par exemple quitte ou double qu’animent des spécialistes Guy Lux et Pierre Bellmare.
-L’apparition d’Europe 1, station inventée par Louis Merlin, innove par des émissions en direct qui annoncent l’interactivité.
-Des meneurs de jeux organisent des concours et des championnats dotés de prix.
b. La télévision
Se développe sous la tutelle du ministère de l’information qui exerce un contrôle politique (exemple : couverture des événements de la guerre d’Algérie).
Elle connaît une évolution foudroyante, 25 000 postes en 1953, et 1 million en 1958. elle devient la « télé ». Populaire, généraliste, elle diffuse non seulement un journal télévisé, mais encore des compétitions sportives, ou des fêtes, comme le couronnement de la reine d’Angleterre (commenté par Léon Zitrone)
3. Cinéma français et cinéma américain (Accords Blum-Byrnes)
a. Après la guerre, arrive en fort sur les écrans français le septième art américain.
-En mai 1946 accords Blum-Byrnes provoquant la grande peur du cinéma français ; ces accords réservent 4 semaines d’exploitation par trimestre pour les films français, le reste du temps étant librement programmé ; dès le premier trimestre 1947, 336 films américains projetés sur les écrans.
-Le cinéma français réagit en créant en juin 1946 un comité de défense sous la présidence de Léon Moussinac. Une Manifestation a lieu avec des personnalité Louis Daquin, Jacques Becker, Simone Signoret. D’où les accords de Paris en septembre n1948, prévoyant des quotas plus favorables.
b. Les films du cinéma français
-Peu sont consacrés à la résistance, La bataille du rail de René Clément : (sur l’action des cheminots dans la résistance).
-Peu de nouveaux réalisateurs ; ils ont commencé leur carrière dans les années trente, pour la plupart : Jean Renoir, René Clair, Julien Duvivier, Marcel Carné, Yves Allégret, Jacques Becker, Henri Georges Clouzot, Claude Autant-Lara, André Caillat.
-Les cahiers du cinéma dénonceront un phénomène d’extinction de l’inspiration en cette période. A l’exception, selon eux, de Renoir, de Max Ophuls (1953 Madame De, 1955 Lola Montes) et Robert Bresson (Journal d’un curé de campagne, Un condamné à mort) Jacques Tati (Mon Oncle 1958, Un jour de fête, etc.)
-Rompant avec le concert d’anti-américanisme, les cahiers du cinéma vont mener leur politique en faveur des grands auteurs du cinéma américain : Oward Hawks, Alfred Hitchcock, Auto Preminger, Vincente Minelli, Orson Welles.
4. La bande dessinée : Spirou, Tintin et les autres
Le régime juridique des bandes dessinées est défini par la loi du 16 juillet 1949, protégeant par un label les bandes dessinées françaises contre les bandes dessinées américaines (Mickey). On dénonce celle-ci comme l’école du meurtre, de la violence et de la sexualité, et l’on voit en Mickey le meilleur ambassadeur de l’impérialisme américain.
Triomphe Tintin de Hergé, Spirou et Fantasio dessiné Frankin Blake & Mortimer. Tintin héros pur et asexué présente un discours conservateur et colonialiste voire raciste, ou du communisme dans Tintin chez les Soviets et défendant l’idée que tous les hommes sont à priori bons.
5. Le Jazz
Après la guerre, le milieu Jazz français vit à l’heure de la Nouvelle-Orléans :
-Le Taboo (Boris Vian).
-Premier disque microsillon Louis Armstrong et Duke Ellington.
-En 1948, apparaît la révolution du be-bop qui accueille salle Pleyel Dizzy Gillespie.
-1948 Grande semaine du jazz au théâtre Marigny.
-1949 festival international du Jazz avec Charlie Parker, Miles Davis, Sydney Bechet ;
Conclusion
C’est donc une véritable culture du jazz que la France adopte pendant ces années avant que le Yéyé ne la détrône.
6. Roman/série noire
-Auteurs de romans policiers : Lebreton, Du Rififi chez les hommes. Léo Malet : Nestor Burma : détective privé. Boris Vian (J’irai cracher sur vos tombes)
-Roman d’espionnage, la série des James Bond de Ian Fleming
7. Vers une démocratie culturelle
Tout part du Conseil National de la résistance qui se donne pour objectif de lutter contre les inégalités culturelles par la démocratisation. A la libération, avec le retour au pouvoir de la gauche, le thème de la culture partagée fonde une nouvelle responsabilité de l’Etat.
a. Intervention des pouvoirs publics.
-1944, création d’une direction des mouvements de la jeunesse et de la éducation populaire confiée à Jean Guéhenno qui n’aura qu’une existence éphémère dont la mission reviendra naturellement au secrétariat des Beaux Arts en 1951, après que la Troisième force (MRP) a renoncé aux idéaux affichés à la libération.
-Cependant l’Etat a créé des structures d’interventions efficaces :
*Le Centre National de la Cinématographie CNC, qui fait placer au COIC Comité D’organisation de l’industrie Cinématographique.
*En 1944, création de l’Institut Des Hautes Etudes Cinématographiques (IDHEC) sous l’impulsion de Marcel L’Herbier. La cinémathèque d’Henri Langlois qui a déjà un passé glorieux, mais est soutenu par l’Etat.
b. L’animation culturelle
Au début des années 50, la révolution sociale qui était conçue comme préalable à toute réforme des rapports culturels n’est plus qu’un souvenir et le militantisme culturel s’autonomise de la sphère du politique, développant son efficacité technique ;
-Le discours sur la démocratie culturelle et l’éduction populaire trouve ses relais privilégiés dans les associations :
*Tourisme et travail
*Travail et culture
*Peuple et culture, surtout car il sera à l’origine d’un réseau d’associations tels que Le centre d’éducation ouvrière, ou La Maison des jeunes et de nombreux ciné-clubs
c. Le TNP
-L’aventure du Théâtre National Populaire et la mise en place d’une décentralisation théâtrale en province sont les deux axes de la démocratie culturelle. A la tête du Théâtre National Populaire créé en 1920 sous l’impulsion de Firmin Gémier qui vivotait est nommé Jean Vilar en 1951. Pendant la décennie 1951 1953, Jean Vilar ne se contente pas de se réapproprier le discours du théâtre populaire, il met en place une vigoureuse stratégie de conquête des publics populaires : fidélisation par des bas prix, système d’abonnement, prospection des publics potentiels par un travail de relation avec les associations, les comités d’entreprise, les groupes de jeunes ou les amicales diverses. A travers l’action des Amis du théâtre populaire le TNP réussit a irrigué une grande partie de la sphère sociale.
-Son répertoire reste dominé par les classiques français ou étrangers, dotés selon Jean Vilar d’une grande vertu pédagogique.
-Le TNP crée également les premiers Centres Dramatiques Nationaux.
-En même temps se développe une politique de décentralisation ; Jean Dasté à Grenoble puis à Saint Etienne, Rolland Piétri à Colmar, Maurice Sarrazin avec le Grenier de Toulouse, etc.
Malgré les réticences d’un Etat effrayé par ces expériences qu’il juge trop à gauche, le théâtre national populaire et les centres dramatiques nationaux demeurent des réussites exceptionnelles, légitimant l’idée de théâtre populaire et entraînant dans leur sillon une dynamique sociale sans précédent.
B. Les penseurs / les intellectuels
1) Les intellectuels engagés
A la libération le champ intellectuel se trouve profondément remodelé aussi bien par l’épuration dans l’édition et la presse, que par l’apparition de clercs nouveaux prônant désormais le devoir d’engagement. Pour une trentaine d’années, l’essentiel du décor est planté. Dans un premier temps, sur ces intellectuels soumis au devoir d’engagement, le communisme va exercer une profonde attraction et se révéler d’autant plus séduisant aux yeux de la cléricature que la perspective n’est pas encore brouillée.
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L’épuration
Une première liste est établie début septembre 1944, comprenant douze noms, ceux notamment de Robert BRASILLACH, Louis FERDINAND-CELINE, Jacques CHARDONNE, DRIEU LA ROCHELLE, Jean GIONO, Charles MAURRAS et Henri DE MONTHERLAN. Une deuxième liste attirait l’attention des éditeurs et comportait 44 noms, dont ceux de Pierre BENOIT, d’Henri BORDEAUX et du poète Paul FAURE.
Trois cas permettent de jalonner l’histoire de cette épuration, celui de Robert BRASILLACH, de DRIEU LA ROCHELLE et de Lucien RABATET. Le premier qui s’était constitué prisonnier est condamné à mort en janvier 1944et malgré l’intervention de François MAURIAC, le Général DE GAULLE refuse sa grâce. Il est fusillé en février 1945.
DRIEU LA ROCHELLE, caché dans un appartement manque un premier suicide, qu’il réussit en mars 1945. Lucien RABATET, replié en Allemagne en août 1944 et arrêté l’année suivante est condamné à mort en novembre 1946, près de deux ans après Robert BRASILLACH. Mais le temps a passé et il sera gracié par le Général DE GAULLE.
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L’ère de l’engagement
La droite intellectuelle étant réduite au silence, pendant une décennie au moins, l’intellectuel de gauche va occuper seul le terrain idéologique. L’unanimité semble s’être faite alors sur la notion d’engagement. Alors que Julien BENDA, en 1927, dans son livre La Trahison des Clercs avait appelé à se méfier du combat partisan, en 1945, la trahison serait au contraire pour la majorité de ceux qui écrivent et s’expriment de ne pas participer, sinon à ce combat partisan au moins au grand débat de l’époque. C’est le début des années SARTRE.
Jean Paul SARTRE est resté dans la mémoire collective le symbole de l’engagement de l’intellectuel. En octobre 1945, dans la première livraison Des Temps Modernes, la présentation qu’il rédige, stigmatise la tentation de l’irresponsabilité des écrivains, car explique-il, « ces derniers, quoi qu’ils fassent, sont « dans le coup ». Ils sont en situation de leur époque et », poursuit-il, « puisque nous agissons sur notre temps par notre existence même, nous décidons que cette action sera volontaire ».
Toute la thématique de l’engagement de l’homme de plume est développée dans l’essai publié dans Les Temps Modernes : Qu’est ce que la littérature ? Il ne s’agit plus seulement d’une mobilisation de l’intellectuel en cas d’urgence mais d’une activité consubstantielle à la qualité d’écrivain.
Qu’est ce que la littérature engagée à cette époque ?
- Le genre romanesque, notamment le roman psychologique, durant près d’un quart de siècle connaîtra une dépression. Ce n’est pas dans ce genre que vont s’illustrer les grands écrivains français, couronnés à cette époque, mais dans un espace surtout comblé par la philosophie. Pendant 20 ans, de 1944 à 1964, le prix NOBEL est attribué à 5 français : André GIDE en 1947, François MAURIAC en 1952, Albert CAMUS en 1957, Saint-John PERSE en 1960 et Jean Paul SARTRE en 1964 (qui d’ailleurs refusera le prix NOBEL).
Si le roman cède alors du terrain devant la philosophie, le théâtre au contraire s’imprègne de cette philosophie et connaît une phase nouvelle de son histoire. D’une part, certains philosophes comme précisément Jean Paul SARTRE et Albert CAMUS, choisissent entre autre le théâtre comme moyen d’expression et de vulgarisation de leur vision du monde. Parallèlement à cette imprégnation directe du théâtre par la philosophie, celui-ci connaît une autre révolution interne qui met en cause sa structure classique. C’est le théâtre de l’absurde, représenté par la triade IONESCO, BECKET, ADAMOV.
Si, comme nous le verrons, l’onde de choc du grand schisme à partir de 1947, a eu une telle amplitude dans la société intellectuelle française, c’est notamment en raison du nombre des intellectuels de l’immédiat après guerre, séduit par le modèle soviétique et attiré par le parti communiste français.
- L’attrait du communisme sur les Clercs de cette époque est un phénomène décisif.
A cela il y a plusieurs raisons, dont l’effet conjugué (qui dépasse la seule Intelligentsia ) a rendu alors le modèle soviétique particulièrement attractif. D’abord l’effet Stalingrad, l’URSS disqualifiée aux yeux du plus grand nombre par le pacte Germano-Soviétique sort disculpée du second conflit mondial. En septembre 1944, interrogés par l’IFOP, les Parisiens à la question : Quelle nation a le plus contribuée à la défaite de l’Allemagne ? répondent à 61 %, l’URSS, contre 29 % seulement pour les Etats-Unis. L’aspiration à la rénovation et à la justice sociale s’incarne dès lors pour une partie de l’Intelligentsia dans le modèle soviétique, autre type possible de développement industriel et d’organisation politique et sociale. L’URSS en ces années d’après guerre, fascine incontestablement. L’ensemble rejailli sur le parti communiste français lui-même auréolé par son active participation à la résistance et par le rôle historique qu’il assigne au prolétariat.
A y regarder de près, le parti comptait parmi ses militants, des hommes qui étaient au firmament des arts et de la pensée, PICASSO, ARAGON, Paul ELUARD ou Frédéric JOLIOT-CURIE.
Ainsi l’influence du communisme dépasse alors cette large mouvance composée d’un noyau de clercs encartés ou de compagnons de route ; un véritable philo-communisme s’est emparé de nombre d’autres Clercs qui campent aux franges de cette mouvance sans franchir le fossé. C’est l’importance de la sphère intellectuelle que le parti communiste a construite en ces premières années d’après guerre qui constituera l’un des points d’encrage les plus solides de la citadelle communiste après le grand schisme de 1947.
2) La guerre froide des intellectuels 1947 1956
Un consensus s’est établi entre historiens pour faire de l’année 1947 le lieu où se produisit la rupture décisive de la solidarité entre alliés et le passage rapide à une bipolarisation explicite à l’échelle mondiale. A cet égard la chronologie intellectuelle ne fait que confirmer cette date. Le rapport présenté par Andreï JDANOV lors de la conférence constitutionnelle du Kominterm en septembre 1947 définit la nouvelle stratégie de l’Union Soviétique imposé par STALINE aux partis communistes, c'est-à-dire le combat classe contre classe, doctrine contre doctrine pour défendre l’Union Soviétique menacée par l’impérialisme.
Tous les témoignages concordent également pour faire de l’année 1956, la plus grande crise des consciences communistes ouverte par le 20ème congrès du parti communiste de l’Union Soviétique révélant les crimes de STALINE et débridée par l’intervention soviétique en Hongrie. En 1956 les « bonnes opinions de l’URSS sont à 12%, contre 33% de mauvaises opinions ».
En regard de cette opinion des français, pour comprendre l’adhésion de l’Intelligentsia au parti communiste, il faut prendre quelques exemples.
Pierre DAIX né en 1922, courageux résistant déporté à Mauthausen a vu ses études interrompues par la guerre. Or, à 25 ans le Parti le nomme Rédacteur en Chef du plus prestigieux hebdomadaire de l’époque Les Lettres Françaises. Ainsi commence pour lui une vie de journaliste, qui sera aussi, un quart de siècle durant, celle d’un militant discipliné.
A peine moins jeune, Claude ROY a déjà depuis plusieurs années de journalisme derrière lui quand il adhère à la résistance communiste. Ce que le Parti lui apporte c’est une fraternité conquérante qu’il avait précédemment cherchée à l’extrême droite. La libération le retrouve journaliste à Action, l’un des principaux critiques littéraires de la période.
Si l’on prend maintenant le cas de Frédéric JOLIOT-CURIE, Professeur au Collège de France et prix NOBEL, l’adhésion au parti communiste ne lui ajoute aucune parcelle de pouvoir. Mais le grand savant en devenant grand citoyen acquièrt un prestige exceptionnel.
Ces trois types d’itinéraires n’épuisent pas sans doute tous les cas de figure. On est cependant en droit de leur rattacher le plus grand nombre des biographies repérables. Un romancier comme André STILL, né en 1921, instituteur, devient à la libération permanent de la presse communiste ( ses romans : le mot mineur, camarade ou le premier choc). Un peintre comme André FOUGERON exprime dans sa peinture sa fidélité au canon du réalisme socialiste, par exemple dans l’exposition du Pays des Mines.
Enfin, un Roger VAILLAND qui, après s’être longtemps cherché, a choisi la résistance et la littérature, se rattache à la grande famille du parti communiste au sein de laquelle il avoue avoir été profondément ému le jour où un militant de base le reconnut comme écrivain du peuple (une pièce de théâtre d’agit-prop’ Le colonel Forster plaidera coupable ; ses romans : Bon pied bon œil, Beau masque , 325000 francs)
PICASSO fournit le prototype d’après guerre de cette troisième catégorie où brille avec une intensité équivalente un Paul ELUARD ou un Fernand LEGER.
L’importance d’ARAGON à cette époque est dû à la synthèse qu’il est seul capable d’opérer entre les trois types, poète populaire et romancier reconnu, écrivain transformé et inspiré par le militantisme, responsable enfin de l’appareil auquel le parti à confié la direction du journal Ce soir et qui l’a élu à partir de 1950 au Comité Central.
En même temps que le parti entraîne l’adhésion de l’Intelligentsia, il domine par sa presse le champ de la culture. Se sont les revues Europe dirigée par Pierre ABRAHAM et La pensée dirigée par René MAUBLANC qui s’adressent l’une aux littéraires, la seconde aux scientifiques. Récusant officiellement l’étiquette de communiste, ces dirigeants dans les périodes de vives tensions intellectuelles doivent se soumettre aux consignes venues du parti. Les Lettres Françaises sont situées en première ligne du combat culturel, par leur périodicité hebdomadaire (70000 exemplaires en 1948), auxquelles s’adjoignent les Arts de France pour les Arts plastiques, l’Ecran français pour le Cinéma. Elles sont la vitrine et l’on pourrait dire le laboratoire du parti en matière d’esthétique.
La Nouvelle critique est l’organe intellectuel communiste le plus significatif de la période. Confiée au jeune agrégé de philosophie Jean CANAPA, elle se donne pour objet de développer les thèses soviétiques en matière culturelle en les appliquant à la situation française. La revue doit répondre aux besoins de la lutte idéologique.
Il règne à l’intérieur de l’Intelligentsia communiste un esprit de parti qui ne se démentira pas jusqu’en 1956. L’intellectuel communiste règle sa création sur son adhésion au communisme. C’est le cas de Roger VAILLAND qui, avant même d’adhérer officiellement au parti en 1952, écrit un pamphlet contre les adversaires du parti, Le Surréalisme contre la Révolution, une pièce de théâtre qui traite de la guerre de Corée, le Colonel FORSTER plaidera coupable et des romans à sujets populaires, Bon Pied, Bon Oeil, Beau Masque et enfin 325000 francs qui sera publié en feuilleton dans L’Humanité.
De la même façon, l’œuvre romanesque de Pierre ABRAHAM, de Pierre GAMMARA ou Jean LAFITTE, l’œuvre politique de Guy BESSE, de Roger GARAUDY ou de Jean KANAPA sont entièrement inspirées par leur adhésion au parti. C’est le cas également du peintre FOUGERON dont l’exposition Le Pays des Mines est un grand manifeste en faveur du réalisme socialiste.
A cette époque, L’Itinéraire d’André STILL est un exemple limite d’adéquation entre une œuvre et une carrière. Sorti en 1949 de l’anonymat militant grâce à un recueil de nouvelles il confirme la confiance mise en lui en faisant paraître dès 1962 les deux volumes d’un premier roman intitulé Le Mot Mineur Camarade dont les héros sont des dockers français en lutte contre l’impérialisme américain. A la suite il succède à Georges COGNOT comme Rédacteur en Chef de L’Humanité.
A 29 ans, il accède au Comité Central et à 31 ans, il reçoit le prix Staline de littérature. De la même façon ARAGON qui manifeste au plan esthétique, notamment dans Les Lettres Françaises une certaine autonomie par rapport au réalisme socialiste, sera prêt à écrire des ouvrages qui exaltent les thèses et les lignes du parti. Ce sera en 1953, L’Homme Communiste dont le deuxième tome rassemble les textes les plus explicites sur le culte de la personnalité, l’anti-américanisme, et le Jdanovisme, mais ce sera aussi larédaction des Communistes entre 1949 et 1951, un volume de 2000 pages qui ne sera jamais achevé. ARAGON ne mènera pas à terme la grande fresque du monde réel, qui s’achèvera sur cet inachèvement.
Une troisième voie
Pendant cette période, il faut parler des aventures ou des avatars de la troisième voie.
Les tentatives de quelques personnalités, soucieuses de refuser le partage bipolaire du monde autant que de l’idéologie. Il faut faire état de la campagne anti-blocs menée dans les colonnes du Monde par l’historien et théologien thomiste Etienne GILSON en 1948- 1949 et en 1951 par le Directeur du journal, Hubert BEUVE MERY. Il faut faire une place également à l’hebdomadaire L’Observateur qui devient ensuite France Observateur dirigé par Claude BOURDET. C’est également la tentative de Cornélius CASTORIADIS et de Claude LEFORT qui, partis du trotskisme mettent en œuvre une critique en règle de la société bureaucratique, notamment dans la revue Socialisme ou Barbarie.
Le cas le plus significatif à l’époque, est la création d’un parti politique dirigé exclusivement par des intellectuels soucieux de concilier en période de guerre froide, l’indépendance à l’égard du parti communiste avec l’aspiration à une transformation radicale du régime social par la solution socialiste. Ce parti c’est le rassemblement démocratique révolutionnaire RDR, dont l’existence sera éphémère.
Créé par Georges ALTMAN et David ROUSSET, le RDR sera rejoint par SARTRE et mobilisera une année durant l’énergie de celui-ci, qui jusqu’à présent n’avait jamais accepté de militer. Conférence de presse, meeting et déclaration ponctuent un engagement dont l’apogée se situe sans doute le soir du 13 décembre 1948, lorsque se tient à la salle Pleyel une réunion ayant pour thème L’Internationalisme de l’Esprit, mais chaque jour, voit cet internationalisme se laminer un peu plus par la rigidité croissante des blocs.
Prôner l’association du socialisme, du neutralisme et de l’anticolonialisme sans être l’allié du PC, devenait une situation intenable.
Le cas de Sartre
En 1952 et 1954, SARTRE justifiera son accord avec les communistes sur « des sujets précis limités » écrit-il « en raisonnant à partir de ses principes et non des leurs ». Ainsi, en dépit de toutes ces défaillances, le parti communiste s’était présenté comme la seule médiation qui permit aux masses d’accéder à la dignité humaine. Désormais, pendant plus de quatre années, SARTRE remplira avec exactitude le rôle du compagnonnage, que le mouvement communiste lui assignera. Il participera à l’Assemblée mondiale de la paix, à l’association France URSS, dont il sera lui-même élut Président.
Il participera également à de grandes campagnes symboliques, par exemple L’Affaire Henri MARTIN, titre d’un ouvrage collectif qui rend compte d’une campagne en faveur d’un marin communiste condamné pour son action contre la guerre d’Indochine.
Il fera des voyages en URSS en 1954 et en Chine populaire en 1955 qui seront abondamment commentés par la presse des partis.
Son œuvre littéraire elle-même se ressent de cette évolution comme le montrerait un parallèle entre les pièces de 1948, les Mains sales et de 1955, Nekrassov. La première pièce violemment attaquée par la presse communiste mettait en scène le choix éthique d’un jeune idéaliste partagé entre l’intransigeance de ses principes et les nécessités de la praxis. Dans la seconde pièce, qui elle, est éreintée par la presse bourgeoise, le drapeau n’est plus dans la poche, les transfuges de l’Est et la manipulation de l’information sont traités sur le ton d’une farce boulevardière où les ennemis de classe sont nettement désignés. SARTRE cependant, saura conserver une autonomie qui tranche sur la docilité du vrai compagnon de route. En même temps qu’il prend position en faveur d’Henri MARTIN, il prend la défense vigoureuse de l’inclassable solitaire qu’est Jean GENET au sujet duquel il écrira un livre GENET, Comédien et Martyr.
La question se pose maintenant, comment en cette époque ne pas être communiste ?
L’idéologie atlantiste
« L’atlantisme » n’a rien d’une contre-proposition organisée, susceptible de faire face au marxisme léninisme. Par définition il ne se construit qu’avec retard et suivant une logique principalement négative, celle du refus du modèle stalinien.
Un cas nous est fourni par l’association Paix et Liberté apparue à l’automne 1950, sous la forme d’une dénonciation solennelle du mensonge de la propagande communiste. Mais Paix et Liberté ne sera jamais, jusqu’à sa disparition, à l’été 1956, qu’une officine sans adhérent et sans dirigeant connu, sinon son Secrétaire Général, le Député radical Jean Paul DAVID et cette officine bénéficiera d’un financement opaque dont on pense qu’il est lié au gouvernement français. Les animateurs permanents de l’officine sont des politiques liés principalement aux fractions les plus anticommunistes des partis du centre gauche. Les intellectuels se retrouvent en revanche sans scrupule de conscience au sein du Congrès pour la liberté de la culture et au sommaire de leur revue Preuves mise en place au même moment sur une base américaine. Le Congrès fondateur s’est tenu de façon symbolique à Berlin Ouest en juin 1950, avec le soutien matériel des autorités américaines et par la suite avec l’aide financière des syndicats libres et même de la CIA. C’est à Paris que s’installe le Secrétariat International Permanent des Congrès de l’Association des Amis de la Liberté, dont le secrétariat permanent est assuré par le Suisse Denis DE ROUGEMONT. Milite au sein de cette association l’américain James BURNHAM, ancien trotskyste, devenu l’annonciateur de « l’aire des organisateurs » ou bien aussi par Ignacio SILONE, animateur de la section italienne, enfin par le musicien Nicolas NABOKOV, citoyen du monde à l’instar de son frère Vladimir, lui-même Secrétaire Général du Congrès.
Les principaux auteurs français des Congrès et les collaborateurs de la revue Preuves peuvent être rattachés à trois sensibilités principales.
Premièrement, le groupe le plus repérable est celui des socialistes ou syndicalistes, qu’ils soient réformistes comme André PHILIPPE ou révolutionnaires anticommunistes comme Michel COLINET.
Deuxièmement, l’aile droite est plus composite, elle met en scène des personnalités comme l’ancien communiste Jules MONEROT ou l’ancien fasciste Thierry MAULNIER, qui écrira un essai intitulé La face de méduse du communisme et qui dans des pièces à thèse comme La maison de nuit apparaîtra comme l’anti-SARTRE.
La troisième sensibilité est celle de Denis DE ROUGEMONT et de RAYMOND ARON qui représentent une position centriste critique à l’égard du jusqu’au-boutisme d’un BURNHAM, favorable à une diplomatie de force face aux soviétiques.
Passés les moments les plus tendus de la guerre froide, ce mouvement des Congrès commence à péricliter et les Congrès se réorganisent à partir de 1955 dans un sens plus culturel.
Une Intelligentsia RPF ?
Peut-on maintenant parler d’une Intelligentsia RPF ?
La revue Liberté de l’esprit « cahiers mensuels destinés à la jeunesse intellectuelle » créée en février 1949, constitue la tribune des intellectuels, membres ou compagnons du rassemblement du peuple français RPF, créé par DE GAULLE en mars 1947. Le financement est fourni par le RPF et son délégué à la propagande n’est autre que André MALRAUX, aidé par un jeune Directeur, Claude MAURIAC, fils de François. Le sabotage de la revue à l’été 1953 est directement lié à la mise en sommeil officiel du RPF par le Général DE GAULLE. Entre temps la revue Liberté de l’esprit a bénéficié de signatures éclectiques et d’un rayonnement national certain, par exemple, la participation non seulement de Raymond ARON et de Denis DE ROUGEMONT mais aussi de Roger CAILLOIS, de CIORAN, de Max Paul FOUCHET, de Gaétan PICON et du jeune romancier Roger NIMIER.
Dans la droite ligne de ce mouvement, il faut faire état de ceux qu’on a appelé les Hussards, il s’agit des romanciers Roger NIMIER, Michel DEON, Jacques LAURENT, Antoine BLONDIN. Ils sont principalement attachés à trois valeurs ou système de valeurs, clairement ancrés à droite : l’ordre viril, l’élitisme et le nationalisme, dont ils doivent constater qu’elles n’ont plus pignon sur rue depuis la libération ; ils aggravent leur cas en proclamant leur filiation avec la littérature de droite la plus discréditée, CHARDONE, Marcel JOUHANDEAU et Paul MORAND. La percée idéologique des hussards fera long feu jusqu’à ce que la guerre d’Algérie où ils s’engageront aux côtés des ultras confirme l’équivoque de ce qu’ils appelaient leur désengagement politique.
Un cas singulier est celui de Raymond ARON, son engagement politique est très explicite et on peut même soutenir qu’il est à l’époque de la guerre froide beaucoup plus poussé que celui de SARTRE, puisque il adhère au RPF et est nommé par le Général DE GAULLE au Conseil National du parti. Ce choix est sévèrement jugé par les intellectuels du parti communiste qui l’assimile à un ralliement au fascisme, mais il est également sévèrement apprécié par les intellectuels des Temps modernes ou de la revue Esprit. Son livre L’Opium des intellectuels en 1956 achève de geler ses relations inter-intellectuelles. En effet, il attaque de front un système de croyance, les mythes, selon lui, du messianisme révolutionnaire et de l’eschatologie prolétarienne. Il met en cause le progressisme à base marxiste et à dominante léniniste qui règne chez la plupart des enseignants, des écrivains et des savants engagés de l’époque. L’ouvrage, s’il séduit les lecteurs du Figaro et une minorité d’intellectuels touche trop cruellement la plupart d’entre eux pour ne pas subir le traitement du mépris. SARTRE par exemple, ne lui consacre pas une seule ligne.
Le Mouvement de La Paix
A côté de la prédominance intellectuelle des communistes, il faut faire une grande place à un mouvement de la paix qui naît dès avril 1948. Ce sont des intellectuels Polonais qui invitent les Français à participer à un grand Congrès international des intellectuels pour la paix qui se tient au mois d’août 1948 à WROCLAV, ville hautement symbolique. La délégation française est brillante, associant VERCORS, l’Abbé BOULIER, Marcel PRENANT, Irène JOLIOT CURIE, Pierre SEGHERS, Aimé CESAIRE, Paul ELUARD, LEGER et PICASSO.
La thématique qui structure tout le mouvement pendant ces premières années d’existence est déjà exposée à cette occasion. Lutte internationale de tous les esprits épris de paix et de liberté contre l’usage militaire de l’énergie atomique, pour la libre circulation des inventions et découvertes, pour la neutralisation de l’espace Allemand.
Un rôle éminent est accordé à la France au sein de cette stratégie et c’est ainsi que se tient à Paris, salle Pleyel, le premier Congrès national des partisans de la paix, quinze jours après la signature à Washington du pacte atlantique. Le vocable de partisan manifeste l’intention des organisateurs d’établir un lien implicite avec les combats des forces progressistes en Grèce contre les régimes des Colonels, en Chine ou au Vietnam. Cependant la cheville ouvrière de l’organisation n’est autre que Jean LAFITTE qui est un permanent du parti communiste de sorte que tout en se voulant une organisation de masse, le mouvement de la paix constituera à l’époque de sa plus grande force, une association relais vouée à la diffusion des grands mots d’ordre de la diplomatie soviétique.
Un solennel appel est rendu public lors de la réunion du Conseil mondial du mouvement, tenue en mars 1950 à Stockholm, demandant la dissolution des pactes militaires, la réduction immédiate des budgets d’armement et l’interdiction de l’arme atomique. C’est ce mouvement qui suscite les poèmes d’ARAGON et d’ELUARD, le film de Louis DAQUIN La Bataille de la vie, les tableaux de FOUgERON et surtout les populaires Colombes de la paix de PICASSO.
Grâce à l’action permanente ou ponctuelle de ces intellectuels, le mouvement de la paix facilite la réception de l’argumentation communiste au sein de l’opinion publique. Son rôle a été essentiel dans la campagne des opposants à la Communauté Européenne de défense CED perçue par lui comme synonyme du réarmement Allemand et d’une provocation antisoviétique.
Mais c’est également sous son patronage que fut organisée la plus violente manifestation de la guerre froide en territoire français, le 28 mai 1952, contre la présence à Paris du Général Américain RIDGWAY accusé d’avoir recouru à l’arme bactériologique dans la guerre de Corée. (Le mot d’ordre « RIDGWAY, la peste ».)
L’anti-américanisme : « L’Amérique a, la rage ».
Le glissement d’une campagne pour la paix à une dénonciation virulente de RIDGWAY la peste, donne le ton essentiel des polémiques de l’Intelligentsia communiste de la guerre froide. Celle-ci considère comme une tache primordiale de s’attaquer à l’adversaire le plus proche, la culture américaine. Celle-ci fait l’objet d’un tir à vu sur toutes les cibles, depuis le Coca Cola jusqu’à l’œuvre d’Henri MILLER, mais quelques affaires cristallisent cette agressivité permanente, tout en sollicitant en priorité les intellectuels.
L’épisode le plus important autour duquel s’ordonne la bipolarisation Est/Ouest, c’est l’innocence ou la culpabilité et par voie de conséquence l’exécution capitale aux Etats-Unis, d’Ethel et Julius ROSENBERG soupçonnés d’espionnage soviétique.
Les manifestations les plus violentes sont souvent le fait d’alliés ou de ralliés du parti communiste, un Claude AUTANT-LARA, un HENRI JEANSON par exemple. C’est Jean Paul SARTRE qui, au lendemain de l’exécution des ROSENBERG, lance dans les colonnes de Libération, cette mise en garde collective en écrivant « ne vous étonnez pas si nous crions d’un bout à l’autre de l’Europe : attention, l’Amérique a la rage ».
Le thème américain est à cet égard de ceux sur lesquels l’Intelligentsia communiste sait pouvoir bénéficier du plus large consensus puisque sous une forme plus modérée et avec d’autres arguments il est traité aussi négativement par certains RPF ou par plusieurs hussards.
A cette offensive multiforme qui mêle la défense des grands principes humanistes, à la critique d’une puissance étrangère et dominante, l’Intelligentsia atlantiste tente de répondre par la mise en scène d’une double affaire qu’on a appelé l’affaire Kravchenvko/Rousset. Victor ANDRIEVICH KRACHENVKO est un ingénieur métallurgiste de formation qui, à l’occasion d’une mission soviétique aux Etats-Unis, est passé à l’Ouest. En 1946, il publie un récit La vie publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique, mais qui est traduit en plus de vingt langues, vendu en 5 000 000 d’exemplaires. En France, cet ouvrage est traduit sous le titre J’ai choisi la liberté et il rencontre le plus vif succès avec environ 500 000 exemplaires vendus (sachant que l’ouvrage sort en librairie précisément en 1947). Cet ouvrage apparaît comme une illustration concrète du Zéro et l’infini d’Arthur KEUSLER et il fait immédiatement l’objet ou le prétexte d’un affrontement au sommet. KRACHNEVKO est accusé par Les lettres Françaises de n’être qu’un homme de paille, le pseudo hauteur d’une autobiographie entièrement fabriquée à Washington. KRACHNEVKO alors va jusqu’à porter plainte devant la justice française pour diffamation. Quand l’affaire vient en jugement devant la Chambre Correctionnelle de la Seine en janvier 1949, les évolutions des uns et des autres ont eu le temps de se radicaliser et chaque camp de fourbir ses armes. Les lettres françaises sont condamnées à des dommages et intérêts symboliques, mais en même temps sur le fond, l’affaire apparaît comme une nette victoire de l’intelligentsia. En effet, dans cet affrontement symbolique, ce sont tout le banc et l’arrière banc de la résistance intellectuelle qui se sont manifestés, Emmanuel D’ASTIER DE LAVIGERY, Albert BAYET, CASSOU, JOLIOT CURIE, Louis Martin CAUFFIER, VERcORS…
Le 3 février 1949, des intellectuels, pour la plupart non communistes, organisent un grand meeting sur le thème : « KRACHNEVKO contre la France ». Ainsi, en 1950, l’oecuménisme de la résistance l’emporte encore chez les intellectuels sur toutes les forces centrifuges.
La cassure
Il faut maintenant arriver à la cassure. C’est de l’intérieur même du système que pouvait sortir l’ébranlement décisif. La contestation devait venir de l’Union Soviétique et plu particulièrement du parti communiste de l’Union Soviétique. L’évènement c’est en 1949 l’accusation de TITO comme agent de l’impérialisme. C’est la condamnation du titisme. Or, ce qui était étonnant en cette affaire pour un intellectuel français, c’était que le « coupable », à la différence des accusés du procès de Moscou avant la guerre, échappait au processus classique d’autocritique et persistait dans sa dissidence tout en manifestant de claires références à la doctrine orthodoxe.
Pendant qu’une jeune journaliste, Dominique DE SANTI dans son livre Les masques et les visages de TITO et des siens développait un réquisitoire anti-titiste, c’est un trouble profond qui toucha les intellectuels communistes d’adhésion récente ou les simples compagnons de route qui considéraient TITO, héros de la résistance Yougoslave, comme un représentant du marxisme-léninisme. Ces intellectuels furent d’autant plus remués par cet événement que l’année 1949 vit l’arrestation des premiers responsables communistes des démocraties populaires. Dès juin RAJK en Hongrie ou KOSTOV en Bulgarie, sans autres charges que l’accusation du titisme. Pour le parti communiste, l’hémorragie proprement titiste de ses adhérents a été sans doute plus qualitative que quantitative.
Qu’il s’agisse d’exclusion ou départ volontaire, Robert ANTELME, Marguerite DURAS, AVELINE, Jean CASSOU, VERCORS, cet éloignement du parti ne signifia nullement l’entrée de ces personnalités dans l’anti-communiste. La prise de conscience des limites du système soviétique s’est trouvée généralement compensée ou annulée par quelques épisodes dramatiques de la guerre froide intérieure ou extérieure. Aussi, les procès dés démocraties populaires disparaissent-ils derrière l’urgence de la guerre de Corée et l’insurrection de Berlin Est passe inaperçu après la mobilisation contre RIDGWAY la peste.
La réconciliation solennelle de l’URSS avec la Yougoslavie en 1955 eut déjà beaucoup plus de quoi troubler les membres du parti car elle ne pouvait pas ne pas mettre en cause cette fois directement STALINE et elle touchait à tout un pan du discours communiste de guerre froide qui s’étendait de l’ex-communication de TITO à l’ensemble des procès des démocraties populaires. Du coup, c’est toute l’inteligentsia en bloc qui s’interrogeait sur la mystification.
Ce qui fit cependant la gravité de l’année 1956, c’est le long rapport KROUTCHEV au 20ème congrès du parti communiste condamnant les crimes de STALINE.A la lumière de la démythification générale mise en œuvre par KROUTCHEV, les mythes particuliers s’effondrent.
Alors que par exemple le coùp de Prague de 1948, ou Berlin Est en 1953 étaient demeurés inaperçus, Budapest devenait lisible provoquant l’interrogation et le trouble au sein de l’inteligentsia communiste. Les plus organiques du parti resteront à leur créneau et certains, comme Georges COGNIOT, ne témoigneront jamais d’un quelconque trouble. D’autres transformeront la déstalinisation en idéologie et feront de l’autocritique le ciment d’une autorité renouvelée, c’est l’exemple d’ARAGON.
Mais plus près de la base, aussi nombreux sont les créateurs et médiateurs qui, tout ébranlés qu’ils soient, n’en gardent pas moins leur confiance dans le sens qu’assigne le parti à une lutte dont les enjeux sont quotidiens.
On assiste à la défection de personnalités, c’est Roger VAILLANT qui décroche son portrait de STALINE et s’éloigne en silence du parti jusqu’à ce qu’il reprenne sa carte en 1959, c’est Dominique DESANTI, qui n’assiste plus aux réunions de cellule ; c’est Claude ROY qui est chassé par le parti pour avoir fait le jeu de la réaction ; c’est enfin Jean Paul SARTRE qui dans L’Express de novembre 1956 publie un article sur la Hongrie qui signe son divorce, cette fois définitif, avec le parti communiste français.
C. La littérature
Poésie
- Aragon
- Eluard
- Francis Ponge
- René Char (1907-1988)
- Henri Michaux (1899- 1984)
- Joé Bosquet (1919-1998)
- Pierre Jean Jouve (1887-1976)
- Saint John Perse (1887- 1975))
- Pierre Emmanuel (1916-1984)
- Jean Claude Renard (1922-
Roman
J.P.Sartre (1905-1980)
Albert Camus (1913-1960)
Julien Gracq (1010-2007)
Théâtre
Le théâtre d’idées
Sartre a expliqué que c’est la faillite de l’humanisme bourgeois et l’effondrement des valeurs morales qui ont conduit toute une génération à l’idée d’absurde : le monde a-t-il un sens en dehors des significations et des valeurs dont nous le revêtons ? L’existence humaine n’est-elle pas un non sens si, en l’absence de Dieu, la présence de l’homme n’a pas de raison ?
L’homme est cet être qui, n’ayant pas de raison d’être, cherche à donner sens à sa vie en justifiant ses actes et en jouant un rôle. Mais, hors des justifications que sont nos motifs et nos raisons, toutes nos actions sont « équivalentes » ; et l’homme n’est jamais lui-même que pour autrui.
Après la déception qui suit l’échec des grands mouvements sociaux de 1936, la faillite de l’espoir qu’ils avaient fait naître, Camus s’accorde avec Sartre sur le constat du non sens de l’existence : L’homme est étranger au monde qu’il habite et étranger à sa propre existence.
Sartre et camus portent sur la scène des débats d’idées philosophiques:
En 1943 Sartre fait paraître Les Mouches, puis Huis-clos en 1944.
En 1944, Camus fait paraître deux pièces de théâtre : Caligula et le Malentendu
Mais, la réflexion sur la guerre et la résistance et les évènements politiques qui suivent la Libération animent les intellectuels de l’après-guerre autour de l’engagement politique des écrivains :
Sartre écrit Les Mains sales en 1948
Camus fait paraître L’Etat de siège en 1948 et Les Justes en 1950
En portant sur la scène les débats d’idées, Sartre et Camus redonnent vie au Théâtre mais sous des formes dramatiques qui n’innovent pas.
Quand Sartre écrit « nous savons tous que le monde change, qu’il change l’homme et que l’homme change le monde et ce n’est que cela qui doit être le sujet profond de toute pièce d théâtre », alors c’est que le théâtre n’a plus de sujet. Il prétend mettre en scène de larges problèmes historiques et sociaux en les incarnant dans des conflits entre les individus représentés par les personnages.
C’est là que le théâtre d’idées, fidèle à la dramaturgie classique, rencontre ses limites : les contradictions sociales qu’il s’agit d’exprimer deviennent des conflits psychologiques. Dans Les mains sales ou dans Les séquestrés d’Altona,
les héros disent l’histoire mais ne nous la montrent pas ; le huis clos individuel l’emporte sur la situation historique générale ; le drame personnel d’Hugo a plus de sens que l’action de Hoederer. Le héros parle d’une situation plutôt qu’il ne la vit et propose aux spectateurs son propre pathos en lieu et place d’une véritable connaissance de la situation vécue.
C’est avec une telle idéologisation qu’a entendu rompre radicalement l’avant-garde des années 1950.
- Claudel
1945 La Folle de Chaillot
- Camus :
1946 Caligula
1949 Les Justes
- Sartre
1946 Morts sans sépulture
La Putain respectueuse
1948 Les Mains sales
- Montherlant :
- La reine morte
- Le maître de Santiago
- Port-Royal
Nouveaux thèmes
- Henri Pichette les Epiphanies
- Jacques Audiberti (1899-1965): le mal court
Tragédie de la communication
De 1947 à 1953 se révèlent à Paris dans les petits théâtres de la rive gauche des auteurs dramatiques qui vont révolutionner la scène européenne : Genet, Ionesco, Adamov, et Beckett.
C’est Jean Genet dont le public découvre en premier l’existence grâce à la mise en scène des Bonnes par Louis Jouvet en 1947.
En décembre 1949, La cantatrice chauve de Ionesco est représentée au Noctambules par Nicolas Bataille.
Quelques mois après, Jean-Marie Serreau révèle Adamov, ami intime d’Artaud, nourri de Brecht, en montant au même théâtre La Grande et la Petite Manœuvre. En janvier 1953, Roger Blin met en scène En attendant Godot de Beckett.
C’est alors que la célébrité rapide de Beckett attire le public français sur les autres auteurs dramatiques de cette avant-garde. En juin 1959, leur « Discours sur l’avant-garde » que prononce Ionesco consacre l’existence de ce nouveau théâtre.
Ces au travers des œuvres de ces dramaturges qu’il faudrait commenter la révolution qui bouleverse la dramaturgie depuis les années 1950.
- Eugène Ionesco (1909-1994):
1950 La cantatrice chauve:
1952 Les Chaises
- Arthur Adamov (1908-1970):
1949 L’invasion
1950 La Grande et la petite manoeuvre
- Samuel Becket (1906-1989)
1953 En attendant Godot
1956 Fin de partie
1961 Oh les beaux jours
- Jean Genet (1910-1986) :
1947 Les Bonnes
1961 Les Paravents
D. Les arts plastiques
I. PEINTURE
Georges Braque
1953 - Les Oiseaux
1956 - A tire d’aile
Matisse
1950 - Grand intérieur rouge
1951 - Vitraux de Vance
Picasso
1945 - Assemblage, tête de taureau (guidon et selle de bicyclette)
1945 - Le charnier
1946 - La joie de vivre
1948 - Dame à la mantille
1949 - Colombe (lithographie)
1950 - L’homme au mouton (sculpture)
1951 - Massacre en Corée
1952 - La chèvre (sculpture)
1952 - La Guerre
1953 - Portrait de Staline
Fernand Léger
1946 - Les plongeurs noirs
1946 - Adieu New-York
1949 - Les loisirs
Jean Dubuffet (1901-1985)
1944 - La maison de campagne
1945 - Archétype
1946 - Michel Tapié Soleil
1950 - La métaphisyc
1952 - Cristallisation du rêve
Pierre Soulages (1919-
1948 - Peinture
Jacques Villon (1875-1963)
1950 - Les lutteurs
Edouard Pignon (1905-
1952 - L’ouvrier mort
1960 - Combat de coq
Paul Delvaux
1939 - Pygmalion
1940 - L’entrée dans la ville
Bernard Buffet (1928-1995)
1950 - La ravaudeuse de filet
1958 - Horreur de la guerre, l’ange de la guerre
Expressionnisme abstrait
Jasper Johns (1930-
1954 - Flag
Jackson Pollock (1912-1956)
1946 - Circoncision
1950 - One
1953 - Portrait hand a dream
Willem de Kooning (1904-1997)
1950 - Women 1
Marc Rothko (1903-1970)
1944 - Hiérarchical birds
1949 - Magenta, black, green, on orange
1954 - Hommage à Matisse
Abstraction lyrique
Hans Hartung (1904-1989)
1947 - T 194728
1945 - T 195625
Michel Tapiés (1923-
1958 - Grande peinture
1958 - Composition ultra marine
Nicolas de Stael (1914-1955)
1955 - Figure au bord de la mer
Yves Klein (1928-196
Abstraction géométrique
Victor Vasarely (1908-1997)
1944 - Etude graphique en perspective axonométrique
1955 - Guiseh
Kupka (-1957)
Herbin (1882-1960)
1944 - Air feu
1951 - Vendredi I
Balthus (1908-
1949 - Les beaux jours
1950 - La partie de cartes
1952 - La chambre
L’art informel
Jean Fautrier (1898-1964)
1943 - Le petit otage 2
1956 - My little yellow baskett
Introduction : L’école de Paris
Les maîtres de l’école de Paris : Braque, Matisse, Chagall, Soutine et Picasso, qui est érigé en mythe, poursuivent leur parcours. Mais en même temps la peinture présente successivement ou simultanément de nouveaux matériaux et de nouvelles formes et techniques picturales. Son champ d’expérimentation va de l’abstraction au réalisme, de la stylisation puriste à la monumentalisation du trivial, du démasquage ironique de la contre-culture à la représentation, sobre ou visionnaire, de traumatismes politiques ou individuels.
1. L’invasion abstraite
L’art abstrait né au début du siècle et qui s’épanouit en Allemagne et en Russie, d’où il est chassé par Staline, devient après la Seconde Guerre Mondiale une dominante de la peinture française, comme l’attestent les galeries de cette époque, et la reconnaissance des écrivains, Francis Ponge, Genet, René Char, Jean Paulhan (directeur de la NRF). Au début des années 50, l’art abstrait qui devient maître des salons, se divise et présente deux principaux courants ;
a. L’abstraction géométrique
L’abstraction géométrique représentée par le Salon des Réalités Nouvelles se situant dans la tradition de Mondrian ou de Malevitch dont la technique est fondée sur l’emploi de formes géométriques et de couleurs traitées en aplat.
Les maîtres de file sont les peintres Herbin et Kupka qui réussit la synthèse de l’art et de ses références sociales s’inspirant de Vasarely.
b. Le mouvement de l’abstraction lyrique
Le mouvement de l’abstraction lyrique prône au contraire une peinture éruptive, physique, concrète, qui se réfère à la philosophie de Bachelard dont les études portent sur les éléments primordiaux, la terre, l’eau, le feu, l’eau. Les principaux représentants de cette mouvance sont Hans Hartung, Georges Mathieu, Michel Tapié, et Nicolas de Staël (du moins partiellement).
Avec ses trames décoratives et rythmiques, Vasarely est devenu le fondateur de l’Op Art. Suivant la voie ouverte par Jasper Johns et Rauschenberg, Warhol et Lichtenstein élèvent les clichés du monde la de consommation dans la sphère du Pop Art et les soumettent à un regard ironique.
c. L’expressionnisme abstrait
. Aux Etats-Unis, les artistes de l’expressionnisme abstrait ont le désir d’exprimer leur propre personnalité dans l’action picturale spontanée. La conception traditionnelle de l’artiste prend une signification nouvelle, pragmatique. Dans leur peinture d’action, Action Painting, le geste est expressif et dénué de sens profond. L’acte pictural est le sujet concret de cette peinture. Le tempérament de l’artiste, son bonheur et ses désespoirs s’y expriment d’une façon tout à fait directe, sans la perturbation d’autres motifs.
Jackson Pollock et De Kooning amènent la libre abstraction jusqu’à son point culminant. Leur expressionnisme abstrait trouve sa correspondance lyrique dans l’art informel et le tachisme en Europe. Par exemple, chez Tapiès, le monde des objets et les qualités physiques des matériaux concourent à des assemblages symbolistes
Pollock a dit qu’il ne cherchait pas à illustrer, mais à exprimer ses sentiments d’une façon directe, spontané, sans l’intermédiaire d’une technique séduisante. La peinture de Pollock est un art expressif dramatique. Chaque centimètre carré fait percevoir l’effort passionné de cet artiste pour s’exprimer lui-même, pour découvrir les signes picturaux qui diront son propre sentiment de vie, entre impétuosité et angoisse. Mais lorsque Pollock tente de donner forme à son propre malheur, à ses visions et angoisses névrotiques, il est le représentant de l’Amérique et de toute une époque.
Beaucoup de tableaux sont peints comme en transe. Ils sont l’aboutissement d’une étonnante densité, souvent aussi d’une déconcertante logique. Ce qui est important est le mélange de spontanéité et de sens formel, la capacité de « délivrer un message lyrique d’une haute subtilité » avec des moyens extrêmement frustres. Dans l’univers pictural de Pollock, les contradictions de la nature américaine tendue entre puissance élémentaire et névrose de civilisation, deviennent un événement visible, de même que l’opposition entre le Vieux monde enlisé dans ses traditions et un Nouveau monde luttant pour une identité culturelle sans fardeau. Tableau : Les Pieux Bleus (1953) – page 274
Willem De Kooning est un autre représentant de l’Action Painting. Il représente un monde intérieur préexistant, dénué d’histoire, indépendant de toute expérience extérieure. Les réminiscences réalistes disparaissent, la couleur expressive détermine l’espace non perspectif du tableau. Les formes se brisent et font éclater toutes les limites. La charge de réalité du tableau réside dans la visualisation de l’acte pictural, bien que les séries de figures complexes et démoniaques de ses idoles féminines, attestent que les réminiscences de choses vues ou vécues sont encore présentes.
Les tableaux de De Kooning sont à la fois des métamorphoses du monde visible et de son propre monde intérieur. Dans la mesure où la réalité change à tout moment, de même que le rapport du peintre avec cette réalité, l’art de ce peintre échappe à une classification rigide. La transformation et le changement sont les principes dominants de con univers pictural. Il y a un riche équilibre des tensions entre l’expressivité libérée par les tableaux et la composition. De Kooning s’est formé au contact des cubistes avant de se laisser inspirer par l’écriture automatique des surréalistes. Il n’existe chez lui que deux thèmes, entre abstraction et figuration : le paysage et la figure. Tableaux : Woman VI (1953) et Sans titre (1970) – page 276
d)La réaction européenne à l’expressionnisme abstrait
Contrairement à l’Action Painting, le « tachisme » avait d’emblée suivi la voie de l’intériorisation qui caractérise l’art européen. A l’épuisement de la spontanéité, au déclin de la dramatisation du tachisme orthodoxe, on oppose une peinture à prédominance lyrique, vivant entièrement de lumière et de l’accord des couleurs, peinture d’un calme et d’un optimisme tranquille. Pour les jeunes artistes, une peinture statique, bien ordonnée, ne pouvait correspondre à un monde dynamique en permanent changement, ni à l’atmosphère du début des années 60. Le dynamisme exalté d’autrefois est sublimé en un « vibrato » de la couleur. La réduction à une couleur unique, soit nettement dominante, soit utilisée exclusivement, constitue désormais le contrepoint pictural des stridentes bigarrures de la vie extérieure, telle qu’elle se manifeste dans le monde des affiches et de la consommation. S’opposer au déluge des stimulants, dont on se plaint dès cette époque, à la pollution visuelle, par des formulations artistiques « pures », sensibles, sera dès lors un motif important. Dans les tableaux monochromes, on ne trouve pendant longtemps aucune trace de lassitude ou de dégoût, mais le sens de la beauté de la couleur, qui intensifie la perception de la vie, qu’on veuille l’entendre comme « lumière et énergie » avec Otto Piene ou comme « matière sensible » avec Yves Klein. Un ordre nouveau s’instaure, qui s’appuie sur la réduction de la peinture au principe de l’art. L’ordre pictural hiérarchique, géométrique, constructif, autrement dit la composition, est remplacé par la structuration égalitaire des champs de couleur dans des tableaux sans centre. Les moyens en sont les trames, facettes, grilles ou « stores » dont la régularité peut être animée par des zones de concentration ou d’allègement, par des décalages rythmiques, des syncopes chromatiques, des points d’apaisement, de retardement ou d’accélération.
Yves Klein est la figure paternelle du groupe Zéro. Pendant longtemps il fait des recherches avec un ami chimiste pour trouver ce bleu outre-mer profond, mat et lumineux, qui lui permettrait de visualiser simultanément les qualités matérielles et spirituelles de la couleur et de les faire percevoir de façon médiative. Il peint des tableaux monochromes. Ces œuvres vont diviser le monde artistique : croyant et incroyant, génie ou charlatan. Partant de l’exposition de « la matière sensibilisée », faite de poudre de couleur bleue et de fixatif, l’un des nombreux itinéraires de cet artiste conduit de façon logique au « tableau invisible » : il expose dans des espaces vides, où il n’y a rien à voir, le principe immatériel, indéfinissable, toujours présent dans la peinture, même si on ne peut le voir. Cette exposition était la formulation « picturale » de l’impossibilité de dire, mais aussi l’expression très ciblée d’une situation de l’histoire des idées.
Il est un des principaux inspirateurs de l’art conceptuel. Sa collaboration avec le groupe des Nouveaux réalistes, avec Tinguely, Arman, César, est naturelle. Tous ces artistes travaillent avec des aspects réels du quotidien (Klein travaille avec des pigments réels), de la monture d’une lunette aux reliefs d’un plateau repas. Ce qui comptait pour eux, c’était l’anoblissement de l’ordinaire, la synthèse du matériel et de l’immatériel. L’idée est plus importante que son exécution.
Tableau : Monochrome bleu IKB (1956) – page 300
Les années 60 ont été l’époque de l’expansion des arts, celle des incursions entre les genres artistiques classiques (peinture, sculpture, estampe), celle de l’intégration de la lumière et du mouvement, de la parole et du son dans l’œuvre d’art « interdisciplinaire ». Ces recherches sont sous-tendues par un vieux rêve d’artiste, celui de l’œuvre d’art totale réconciliant l’esprit et la matière, incluant et dépassant à la fois le monde.
SCULPTURE
Giacometti (1901-1966)
Brancusi (1876-1957)
Henri Moore (1898-1986)
1949 - Mère préparant son enfant pour le bain
Ossip Zadkine (1890-1967)
1951 - La ville détruite
Germaine Richier (1904-1959)
1951 - Christ
1952 - Le griffu
Jean Tinguély (1925-1991)
1954 - Machine métacanique automobile
1959 - Méta-matic
E. La musique et la danse
I. La musique
Olivier Messiaen et René Leibovitz
L’école sérielle :
Pierre Boulez (1925-)
La musique concrète :
Pierre Schaeffer (1910-2005)
Pierre Henry (1927-)
Yannis Xenakis
Comme l’ensemble des arts de cette époque, la musique s’essaie à inventer des mondes musicaux qui ne soient pas la transposition de la réalité telle qu’elle est, mais la création d’univers sonores différents.
1. Le déferlement sériel
Deux hommes jouent un rôle essentiel, Olivier Messiaen et René Leibowitz : qui redécouvrent les œuvres des maîtres de l’Ecole de Vienne : Schönberg, Webern et Berg. Olivier Messiaen qui est au conservatoire, fait découvrir à ses élèves des musiques non occidentales de l’Inde et de Bali, des partitions de Bartok, de Schonberg et de Berg. Leibowitz, par ses cours ses concerts et ses écrits, mène une véritable campagne pour réhabiliter la musique sérielle, dodécaphonique -elle n’utilise que douze sons-, inventée par Schonberg et ses disciples. C’est une partie de l’œuvre de Messiaen, mode de valeurs et d’intensités, 1950 qui convertit ses disciples à la complexité et la richesse de la combinatoire musicale.
Il reviendra à Pierre Boulez de formuler la doctrine : une sérialité appliquée à tous les paramètres, du son, de la durée, de l’intensité et du timbre, et non plus seulement de la hauteur. Boulez compose des œuvres manifestes, livre pour quatuor (1949), Le Marteau sans maître (1950), Le livre des structures (1952) et il entame une brillante carrière de chef d’orchestre.
Nota : La musique trouve une partie de son inspiration dans la poésie de sont temps : dans le style imprécatoire et violent de Michaux, dans la langue elliptique de René Char, dans le décapage des mots de Francis Ponge.
2. Les musiques concrètes et électroacoustiques
La musique concrète est l’enregistrement de sons naturels permis par l’apparition des magnétophones dont Pierre Schaeffer, polytechnicien et ingénieur accousticien est le promoteur ; le premier concert de musique concrète est donnée en 1950 : Symphonie pour un homme seul. - La musique électronique travaillant sur la base de sons artificiellement créés, assemblés, transformés et déformés, concurrence la musique concrète.
-Les deux musiques, finalement s’unissent dans la musique dite électroacoustique qui se développe avec Pierre Henri qui stocke des milliers de sons et avec Yannis Xenakis qui applique les mathématiques à la composition.
II. La danse
Sensible aux bouleversements de la musique, la danse ne s’est pas figée dans la rigueur académique du ballet classique.
La danse dite « libre ou moderne », prodigieusement développée aux Etats-Unis, pénètre en France sous l’impulsion de Martha Graham qui se produit en France en 1954 : La modern dance crée un vocabulaire chorégraphique nouveau, qu’on a désigné comme le ballet abstrait. En 1955, Maurice Béjart est un des premiers à marier à une base classique des apports modernes : rencontrant la musique concrète de Pierre Schaeffer, il crée en 1955 la symphonie pour un homme seul.
Conclusion générale
Après le traumatisme de la deuxième Guerre Mondiale, les arts font entrer la culture de plain-pied dans la seconde moitié du siècle.
F. Le cinéma
Les années cinquante. Un nouvel équilibre
En 1945, après Hiroshima, c’en est fini des illusions de Capra. L’Amérique devient le champ clos d’un combat qui oppose les libéraux épris de justice et de progrès aux réactionnaires qui établissent un rempart autour des « valeurs » nationales. À Hollywood, les libéraux sont nombreux : Jules Dassin, Joseph Losey, Abraham Polonsky, Elia Kazan, qui s’attaquent courageusement aux fléaux de la société américaine, la volonté de puissance, la corruption, le racisme. La commission des « activités anti-américaines » du sénateur Mac Carthy contraindra les uns au silence et à l’exil, les autres à la délation.
Mais les « chasseurs de sorcières » ne peuvent empêcher le cinéma de refléter très exactement les aspirations et les inquiétudes américaines. Une nouvelle génération de cinéastes et d’acteurs s’impose au cours des années cinquante, qui vont représenter pour le cinéma parlant ce que furent les années vingt pour le cinéma muet. Richard Brooks, Anthony Mann, Nicholas Ray, Robert Aldrich, Samuel Fuller achèveront avec une violence nouvelle l’immense fresque à laquelle travaillent encore les grands anciens : Ford, Hawks, Walsh, Lang, Hitchcock, Vidor, Mankiewicz, Cukor. La génération de 1940 (Preminger, Huston, Minnelli, Kazan) assure la transition. Aux côtés de Gary Cooper, de John Wayne et de Bogart apparaissent Burt Lancaster , Kirk Douglas, Montgomery Clift, James Dean.
Les années cinquante seront marquées par l’accomplissement de tous les genres traditionnels (western, film noir, policier psychologique, comédie, comédie musicale), qui trouvent chacun un nouvel équilibre entre la réalité et la fiction, l’invention et la convention. Les progrès techniques de l’écran large et de la couleur sont très facilement assimilés. À Paris, des jeunes gens qui se nomment Truffaut, Chabrol, Rivette, Rohmer, Godard découvrent avec passion ce cinéma foncièrement créateur, à la fois romanesque et lucide, qui éveille leur vocation de cinéaste. Dans la seule année 1955, ils ont vu et admiré En quatrièm vitesse (Kiss Me Deadly) d’Aldrich, À l’Est d’Eden (East of Eden) d’Elia Kazan, L’Homme de la Plaine (The Man from Laramie) d’Anthony Mann, Fenêtre sur cour (Rear Window) d’Hitchcock, Graine de violence (The Blackboard Jungle) de Brooks, La Comtesse aux pieds nus de Mankiewicz, Johnny Guitare de Nicholas Ray, Désirs humains (Human Desire) de Fritz Lang. Pour eux, comme pour Jean Renoir en 1920, le cinéma est américain.
Pourtant l’éclosion de la nouvelle vague correspond dans les années soixante à un recul d’ensemble du cinéma hollywoodien. La concurrence de la télévision contraint les grandes compagnies à de vaines super-productions où se compromettent de nombreux talents. Les genres eux-mêmes ne sont plus porteurs d’énergie créatrice. L’assassinat du président Kennedy, le déclenchement de la guerre au Vietnam contraignent l’intelligentsia américaine à un surcroît de lucidité – qui tourne souvent à la complaisance. Seuls les vrais créateurs (Hawks, Ford, Kazan, Jerry Lewis ) maintiennent la tradition. D’autres cinéastes ouvrent de nouvelles voies (Arthur Penn, Stanley Kubrick ).
Avec le recul, les années de l’après-68 témoignent d’une prise de conscience des cinéastes français de leur difficulté à saisir le réel. Les enfants de la cinémathèque, les cinéastes de la Nouvelle Vague, qui ont appris à vivre en regardant les films de leurs aînés, s’aperçoivent qu’ils sont enfermés, prisonniers du cinéma et de sa rhétorique.
La trajectoire de Godard est la plus radicale, donc la plus révélatrice. L’auteur prophétique de La Chinoise, qui annonçait dès 1967 les événements de Nanterre, abandonne le cinéma professionnel pour se consacrer à des films militants. Pendant dix ans, jusqu’à Sauve qui peut (la vie), 1980, ses préoccupations sociopolitiques se confondent avec une réflexion sur le langage du cinéma et de la vidéo. Ses recherches sur la communication, exaspérantes ou pathétiques, témoignent d’un isolement où il s’installera avec succès dans les années quatre-vingt, lorsque la critique, enfin conquise, verra en lui le poète de la modernité du cinéma (Passion, 1982 ; Prénom Carmen, 1983 ; Je vous salue Marie, 1985 ; Nouvelle Vague, 1990).
Aussi solitaires, Jacques Rivette, Luc Moullet, Marguerite Duras et Philippe Garrel tournent des films à petit budget pour un public confidentiel et fidèle. Luc Moullet cherche à sortir du ghetto de la cinéphilie, traitant avec un humour très personnel des thèmes comme le sexe (Anatomie d’un rapport, 1976), l’économie (Genèse d’un repas, 1978) ou le chômage (La Comédie du travail, 1987). Marguerite Duras et Philippe Garrel développent au contraire leur univers intime, la première en donnant à la parole le pas sur l’image (India Song, 1975 ; Le Camion, 1977 ; Agatha, 1981), le second en tirant le cinéma vers l’autobiographie (Le Berceau de cristal, 1976 ; L’Enfant secret, 1982 ; Liberté la nuit, 1983 ; J’entends plus la guitare, 1991). Jacques Rivette élargit par deux fois le cercle de ses admirateurs, avec Céline et Julie, 1974, et La Belle Noiseuse, 1991.
Ces réalisateurs exigeants et souvent méconnus du grand public suivent le chemin ouvert par Robert Bresson (« Le cinéma n’est pas un spectacle, c’est une écriture »). Mais Bresson s’efforcera jusqu’au bout de toucher les âmes simples en peignant des situations et des personnages qui ont une dimension universelle : Une femme douce, 1969 ; Quatre Nuits d’un rêveur, 1971 ; Lancelot, 1974 ; L’Argent, 1982.
V. Les « sixties » : L’épanouissement de la culture de masse
Introduction : la culture de masse
1) rappel des mutations de la période
On peut situer l’âge d’or de la croissance française à partir de 1958. Cette période est marquée par un phénomène exceptionnel de croissance économique qui fait franchir à la France un véritable saut qualitatif et l’installe définitivement après l’ère de la pénurie puis celle de la reconstruction et des déséquilibres engendrés par les guerres coloniales dans une situation d’expansion continue. Ce tournant dans la continuité de l’histoire nationale provoquée par la croissance, marque les années 1958-1974. Les effets sur la société, sur les modes de vie, les comportements des individus, et les valeurs auxquelles ils adhèrent sont à tel point marquants que la France du début des années 1970 apparaît plus éloignée que celle de 1945 que celle-ci pouvait l’être du XIXe siècle. C’est cette période de mutations profondes que l’on a désigné sous le nom de « la société de consommation ».
Le mode de vie ; La « société de consommation »
Cette exceptionnelle croissance économique entraîne une élévation générale du niveau de vie des français. Elle marque l’entrée décisive de la société française dans l’ère des loisirs et de la consommation de masse.
.
Les Français consomment dans les années 1960 : la part des revenus consacrée aux dépenses d’alimentation passe de 34% à 27 %, alors s’accroissent les dépenses de logement, de santé et de loisirs. L’Institut National de la Consommation est créé en 1966 ; et, selon le titre du livre de Galbraith (traduit en 1961), la France entre dans « l’ère de l’opulence ». Un sociologue publie en 1962 un essai intitulé « Vers une civilisation des loisirs ». De cette époque date l’épanouissement du club Méditerranée, la multiplication des résidences secondaires et la pratique du week-end. Mais c’est surtout la diffusion de la télévision qui marque cette période : en 1968 il y a moins d’un million de récepteurs, en 1973 il y en a 11 millions ; la télévision pénètre dans tous les foyers.
La consommation des ménages s’accroît en moyenne de 4,5% par an entre 1959 et 1973, entretenant un vif courant d’expansion dans quatre secteurs privilégies : la santé, le logement ; les transports et les loisirs. La croissance française est très largement fille de la consommation.
2) les caractéristiques de la culture de masse
( (Edgar Morin)
La culture de masse est née certes des mass media et dans les mass media, mais pour développer une industrie capitaliste et épanouir la culture bourgeoise moderne. La culture de masse s’étend aujourd’hui hors du champ strict des mass media et enveloppe le vaste univers de la consommation, celui des loisirs, comme elle nourrit le micro-univers de l’intérieur domestique.
On date généralement le plein épanouissement de la « culture de masse » des « sixties » en caractérisant cette « mass culture » comme une culture éclectique, homogène, répondant aux normes de la production industrielle. Or, si l’on s’intéresse au contenu de cette culture plutôt qu’à sa forme qui est liée aux progrès techniques des médias, on est amené à distinguer un double aspect:
-Une culture populaire, qui renouvelle la culture populaire traditionnelle par une influence américaine déterminante et un rôle désormais majeur joué par la jeunesse.
-Une culture transformée en produit de consommation qui répond au souci de la classe moyenne de faire sienne une culture noble, à laquelle elle n’a pas accès, pour bénéficier du prestige social qui lui est attaché: c’est la « sub-culture ».
Les media
Par communication de masse, on entend l’ensemble des techniques contemporaines qui permettent à un acteur social de s’adresser à un public extrêmement nombreux. Les principaux moyens de communication de masse ou mass media sont la presse, l’affiche, le cinéma, la radiodiffusion et la télévision. Sous leur forme actuelle en tout cas, il s’agit de techniques caractéristiques du XXe siècle et nées dans la société industrielle avancée. Le terme de « culture de masse » a été fréquemment utilisé pour désigner l’ensemble des contenus les plus caractéristiques des mass media, considérés comme formant un type original de culture.
I. Epanouissement de la culture de masse
Introduction
L’arrivée des classes d’âge du baby boom sur les bancs des lycées et des universités, la multiplication des médiateurs de la culture, enseignants, journalistes, etc., en même temps que la poussée consommatrice liée à la croissance transforment les conditions de la transmission culturelle.
1. La diffusion
a. « La culture de poche »
-Diffusion des textes classiques ou contemporains par de nouveaux véhicules.
-1953, lancement du Livre de poche.
-Le Monde en 10-18 chez Plon
-Le Folio chez Gallimard.
Nota : Contesté par certains intellectuels comme Philippe Sollers.
-Multiplication des dictionnaires et encyclopédies
-1958, Encyclopedia universalis.
-Multiplication des magazines de vulgarisation
-La Recherche, L’Histoire, Lire. 1970 environ.
-Multiplication des démarches culturelles des Français :
-Plus de visites dans les musées et les grandes expositions (Picasso 1966, Toutankhamon 1967).
-Sorties au cinéma en augmentation.
-Mais, la diffusion de l’écrit ne touche guère les non-lecteurs, réfractaires, en 1973, un Français sur quatre déclare vivre dans un foyer sans livre.
-En un an
-12% des Français vont au moins une fois au théâtre.
-6% aux spectacles de danse
-32% voir des monuments.
-27% musées.
b. Le divertissement
*Les consommateurs cherchent l’évasion dans le comique.
-Au cinéma, la série des Gendarmes de Jean Girault, Les Bidas en folie ou les films où des charlots sont les vedettes, (acteur Bourvil et Louis de Funès, scénariste tel Michel Audiard).
-Au théâtre La Cage aux folles, Jean Poiret et Michel Serrault.
-Dans la bande dessinée, Lucky Luke.
*A la télévision des émissions récurrentes
-Pierre Bellemare : émission sur les « dossiers extraordinaires »
-Guy Lux : L’émission Intervilles.
-Des fictions : Les cinq dernières minutes (policiers),
-Des feuilletons en séries, Thierry La Fronde, Belphégore (Juliette Greco).
*Et des émissions pratiques et didactiques
-Raymond Oliver enseigne la cuisine
-La vie des animaux de Frédéric Rossif
-Armand Jammot : Les dossiers de l’écran (critique cinématographique)
*Le roman
-San Antonio aux éditions du fleuve noir.
-Le Roman noir de Léo Malet.
-Les SAS de Gérard De Villiers.
*A la radio
-Les émissions pratiques.
-Anne Gaillard parle aux femmes.
-Albert Simon est la voix de la météo
-André Théron, celle du Tiercé.
-Madame Soleil et Mini Grégoire, les prophétesses de l’astrologie et de la psychanalyse.
*La presse féminine
-Nous deux
-Intimité
-Et les titres de Gilbert Cesbron, Hervé Bazin, et Bernard Clavel.
*Les chansons
-Adamo
-Enrico Massias
-Mireille Mathieu
-Nicoletta
-Joe Dassin
2. Américanisation et résistance
La perméabilité à la culture anglo-saxonne n’est pas nouvelle mais elle est accentuée par la rapidité médiatique et le rôle joué par les jeunes.
a. La culture anglo-saxonne en France
*Rock’n Roll
Elle est introduite par la jeunesse ; cette « cohorte dépolitisée et dédramatisée des moins de vingt ans » selon l’expression de François Nourrissier. Le sociologue Morin Edgar Morin parle d’une culture des décagénaire, ayant en commun un « je-ne-sais-quoi-copain » ;
-La France accueille avec retard le Rock’n Roll américain : Elvis Presley, Bill Haley, Chuck Berry, et les Platters ou anglais : Les beattles, les Pink Floyd, Les Rolling Stones, Bob Dylan (musiques sophistiquées ou volontairement réduites à leur plus simple expression, paroles criées ou susurrées au son des guitares électriques, lumières artificielles).
-En France, des noms émerge faisant place à un Rock’n Roll français Eddy Mitchell et ses Chaussettes noires et Johnny Hallyday, jouant sur l’affirmation d’une sexualité agressive, avec des effets de voix et des sons spécifiques.
*Des effets de mode
-Pantalons moulants, blousons noirs, cheveux en banane ;
-Après 1968, les jeans et les pattes d’eph’.
-Les débardeurs.
-Les cheveux longs pour les garçons.
*Des mœurs et une idéologie
On prône le retour à la nature, le refus des contraintes, l’égalité des sexes sous l’influence du Peace and Love, inspiré de l’opposition en Amérique à la guerre du Vietnam et aux outrances du capitalisme. Ce mouvement s’accompagne de la recherche de paradis artificiels, c’est le mouvement psychédélique engendrant ce que l’on a appelé la drug culture.
En même temps que cette américanisation s’installe le phénomène Yé-yé reprenant, au début, des tubes américains, il connaît rapidement une tonalité typiquement française : ce sont les chansons tendres de Françoise Hardy ou les chorégraphies chantées de Claude François. C’est le temps des copains.
b. La médiatisation
*Bien qu’il y ait une culture jeune nationale, elle imite la promotion pratiquée aux Etats-Unis.
-Des tubes d’été, repris dans les jukebox des cafés, les boites de nuits et les surprises-parties.
-Emission sur Europe 1 depuis 1959 : Salut les copains ;
-Des affiches posters annoncent les concerts ; Michel Polnareff, en 1972, fait scandale en affichant ses fesses.
-Une presse spécialisée : Salut les copains, et Mademoiselle âge tendre.
-Juin 1963, le concert de la nation, organisé par Daniel Filipacchi, rassemblant 150 000 personnes. (loin encore de Woodstock)
*La radio
-En 1965, Radio Luxembourg devenue RTL, fait place à de jeunes animateurs, des disc-jockeys.
-Europe 1 reprend la formule américaine (music and news) ; la parole est aux auditeurs, la radio devient interactive.
-L’ORTF (Office de Radio Diffusion Télévision Française, qui a remplacé la RTF) ouvre trois stations France Musique, France Culture, et France Inter (sur France inter, les célèbres radioscopies de Jacques Chancel -où il interroge écrivains, etc.-)
*La télévision
-En 1958, 9% des foyers possèdent la TV. En 1974, 80%.
-Trois chaînes : la 1, la 2 en 1969, la 3 (dans l’esprit de la régionalisation) en 1972).
-Part belle faite à la distraction, par le recours aux séries, exemple : Les Incorruptibles, Les Mystères de l’Ouest.
-Mais de grandes émissions culturelles de haut niveau, par les réalisateurs de l’école des Buttes de Chaumont : Marcel Bluwal, Claude Darget, Claude Santelli, etc. inaugurant de grandes émissions dramatiques ;
-En 1961, Les Perses d’Eschyle par Jean Prat.
-Emission littéraire « Lecture pour tous ».
-Une émission de grands reportages Cinq colonnes à la une, créé en 1959 par Pierre Lazareff (patron de France soir), Pierre Desgraupes, Pierre Dumayet.
Tous ces réalisateurs ou producteurs, pétris de culture voient leur aura progressivement s’éroder, jugée par trop subversive.
Nota :
Fondé en 1964, L’ORTF est un instrument entre les mains du pouvoir, elle est confrontée à la censure par la biais des responsables politiques de l’information, exemple : couverture partielle des événements de 1968, épuration du personnel à la suite d’une grève des journalistes, départ fracassant de Maurice Clavel en 1971.
c. D’autres écoles françaises
*La bande dessinée s’évade de la jeunesse pour renter dans le monde des adultes ;
-notamment avec Barbarella, album érotique.
-La BD connaît un début de consécration universitaire et médiatique : ouverture du Salon d’Angoulême en 1974.
-Astérix se transforme en un creuset d’idées et de dessins sérieux et décapant sous les crayons de Bretecher, Cabus, Uderzo.
-Journaux humoristique et satirique en 1970 : Charlie Hebdo remplace HAra-kiri Hebdo.
-Mais aussi des magazines spécialisées notamment dans l’érotisme : comme L’écho des savanes, Fluide Glaciale.
*Un nouveau secteur de la chanson au début des années 60
-Gilbert Bécaud
-Jacques Brel
-Edith Piaf
-Georges Brassens
Dont Pierre Seghers édite les textes dans sa collection poètes d’aujourd’hui.
Une famille d’auteur compositeurs interprètes produisent des « chansons à textes » : Colette Magny, Guy Béart, Barbara, Hélène Martin, Anne Sylvestre et Jacques Douai. Après 1968, Léo Ferré la figure anarchiste, triomphe dans la jeunesse et de nouveaux talents apparaissent qui poussent loin la chanson revendicative : Brigitte Fontaine, Claude Nougaro, Jean Ferrat.
II. Un ministère pour la culture
Le ministère, créé par la nouvelle république, a été taillé sur mesure pour André Malraux, l’a habitée de son lyrisme visionnaire. Il devient premier ministre d’Etat chargé des affaires culturelles le 22 juillet 1959.
1. Malraux, une mystique au service de la culture
On connaît le romancier des grandes épopées imaginées ou vécues, qui sont l’histoire de Malraux avant-guerre. Malraux vit l’après-guerre dans le frisson de l’histoire ; auprès de la figure qui a ses yeux l’incarne, le Général De Gaulle dont il devient le meilleur chantre avant et après son arrivée au pouvoir.
-Malraux a toute sa vie poursuivi une réflexion sur l’Art dans Le Musée Imaginaire ou Les Voies du silence 1951. Il développe une mystique de la culture qui doit prendre la place des grandes religions. Citation : « si le mot culturel a un sens, il est ce qui répond au visage de mort ». La culture comme antidote à la déroute de la foi, le musée comme temple, l’Art comme « Anti-destin » tous ces thèmes sont développés dans les écrits et les discours de Malraux.
2. Le ministère
La création d’un ministère exclusivement chargé de la culture constitue une rupture avec la modeste politique des Beaux Arts ; mais il faut souligner la médiocrité des moyens financiers alloués au budget de la culture ; en moyenne 0.40%. Deux principaux axes de l’action de ce ministère :
-Accompagnant le rayonnement de la France gaullienne, une politique du patrimoine : inventaire des monuments historiques, création d’un service des fouilles, + à Paris, ravalement des façades.
-La création des maisons de la culture qui veulent mettre en contact tout homme avec les chefs d’œuvre. En 10 ans huit maisons : au Havre en 1961, à Rouen en 1963, à Bourges en 1965, à Grenoble en 1968. Cette politique affirme sa filiation avec le travail effectué après 1945 avec les maisons des jeunes et de la culture et surtout les Centres Dramatiques Nationaux ;
De nombreux problèmes surgissent souvent sous forme de conflit avec les municipalités, rétives à des formes de culture jugées trop avant-gardistes.
Nota : L’Art contemporain est un des laissés-pour-compte du temps de Malraux, qui donne des moyens réduits aux Musées d’Art Moderne avenue de Tokyo. C’est seulement en 1967, qu’est créé le Centre National d’Art contemporain désormais rattaché au centre Beaubourg.
B. Les intellectuels
1) Le tournant des années 60
Il faut poser la question : « la fin de la guerre d’Algérie sonne-t-elle dès lors le glas d’une sorte d’âge d’or de l’intellectuel engagé ? Cet âge qui avait commencé avec l’Affaire DREYFUS, qui s’était amplifié dans l’entre-deux-guerres et avait vécu ces 15 glorieuses après le conflit mondial.
L’année 1962 apparaît comme un tournant. La morphologie du milieu intellectuel se modifie à cette époque dans les rapports de forces qui s’opèrent ou se confirment en son sein. L’Alma mater - les universitaires - paraissent avoir supplanté les écrivains. La philosophie puis les sciences humaines ont peu à peu supplantées la littérature proprement dite. A cette date, les grands systèmes de pensée de l’après guerre, notamment le marxisme et l’existentialisme vont céder la place au structuralisme. Le mot s’installe en 1960 et imprègne le débat intellectuel au milieu de la décennie. Ce sont les années de la haute intelligentsia représentée par LEVI-STRAUS, BARTH, LACAN, ALTHUSSER et FOUCAULT. La philosophie n’est plus la clé de voûte de toute construction idéologique, ce sont les sciences humaines, anthropologie, ethnologie et linguistique qui imposent leur hégémonie et les ouvrages phares de cette décennie constituent autant de faire-part annonçant la mort du sujet, de l’Humanisme et de l’Histoire. Cette mutation de la culture est liée à l’explosion universitaire et à la montée en nombre des nouvelles couches diplômées.
Le milieu étudiant, dans les années 1960 va enfler sous l’effet de l’arrivée des premières cohortes du baby boom. Le résultat est connu, les étudiants ont vu leur volume quadrupler en moins de 20 ans, passant de moins de 140 000 en 1950 à 570 000 en 1967. Les retombés dans la population active de cette évolution des effectifs ne se firent pas longtemps attendre. La comparaison des états de recensement de 1954 et 1962 est éclairante. Le poste professeurs, professions libérales et scientifiquesz passe en effet de 81 000 à 125 000 ; en 14 ans, ce poste a donc augmenté de plus de 250 %.
Après 1962, la jeunesse semble, comme le milieu intellectuel, échapper à l’engagement fortement idéologisé qui avait été celui de ses aînés de la génération de la guerre d’Algérie. Les sondages révèlent « une indifférence à l’égard de la politique » telle que l’un des commentateurs peut affirmer « notre époque est celle du dépérissement des idéologies ».
Il ne lui semble en aucune façon illégitime d’évoquer une génération de « Salut les copains ». Au début des années 1960, c’est bien une nouvelle génération qui s’éveille au cœur des 30 glorieuses, près de 20 ans après la libération et dans une France débarrassée du drame algérien. A peine plus jeunes de quelques années que les appelés de la guerre d’Algérie, leurs cadets entrent dans l’adolescence au moment où la croissance conquérante commence à produire ses effets.
L’année 1965 marque le tournant de la décennie. Il se produit une césure notable dans l’histoire socioculturelle Française., - césure qui dépasse du reste le domaine intellectuel mais dans laquelle les clercs sont impliqués. Deux symptômes sont à cet égard significatifs. Dans une société qui avait longtemps pratiqué la frugalité et la prévoyance comme des vertus cardinales émergent progressivement des valeurs et un comportement hédonistes. D’autre part, chez les individus qui trouvaient leur identité dans un statut social, naît le thème et la revendication du droit à la différence.
Par delà la diversité du symptôme, une chose est donc certaine, Mai 1968, plus qu’un événement fondateur apparaît comme un révélateur et un catalyseur dévoilant brusquement dans une société enrichie et apparemment cimentée par un consensus sur les valeurs de la civilisation industrielle une mutation en cours jusque là demeurée invisible.
2) Le grand printemps de 1968
On sait que Mai 1968 a eu comme origine pour première et dernière forme une crise propre au monde intellectuel et plus précisément au monde universitaire. Trois données qui sont peut-être trois paradoxes ou trois ambiguïtés, permettent de comprendre ce mouvement de Mai dans le monde universitaire.
1/ Ce fut une surrection de la jeunesse intellectuelle contre ses pères les plus officiels mais portée par quelques maître bien précis, ayant reçu le ralliement de plusieurs grands noms de la haute intelligentsia.
2/ Ce fut la modalité strictement française d’une conjoncture intellectuelle plus internationale.
3/ Enfin, ce fut, dans son contenu idéologique, une fragile synthèse entre deux logiques dogmatiques, l’une d’inspiration marxiste, l’autre d’inspiration libertaire. Deux logiques en principe irréconciliables.
L’essentiel paraît être que le mouvement de la critique radicale développé par les groupuscules de Mai, a commencé par le mouvement du 22 mars de la faculté de Nanterre : refus du rôle de « chien de garde » de la bourgeoisie capitaliste auquel celle-ci était supposée préparer ses enfants par le moyen du système scolaire et universitaire.
Les jeunes militants de mai et de ses lendemains gauchistes ne sont pas seulement le produit de l’effet du baby boom et du mouvement de prolongation de la scolarité ni non plus peut-être une quarantaine d’années de discours sur la jeunesse débouchant sur une véritable planète des jeunes que les observateurs adultes découvrent avec perplexité.
Il faut, pour comprendre ce mouvement de la jeunesse universitaire, rappeler le rôle de l’intelligentsia universitaire des maîtres dont cette jeunesse s’inspire qui ont en commun la dénonciation, la démystification de l’humanisme. Ces maîtres portent le nome d’ALTHUSSER, Directeur d’études à l’Ecole Normale Supérieure qui enseigne une nouvelle manière de « Lire le capital ». Elle porte le nom de Jacques LACAN qui depuis 1954 tient un séminaire à la rue d’Ulm cherchant à concilier MARX et FREUD pour définir l’horizon scientifique de la nouvelle génération. Il faut noter aussi le rayonnement tout particulier de Roland BARTHES et de Michel FOUCAULT dont les contemporains retiennent en particulier la démolition d’un système de pensée et de savoir.
Toute cette production intellectuelle serait incompréhensible sans la prise en considération d’enjeux internationaux. La période qui précède et suit immédiatement Mai 1968 est sans doute dans l’histoire de ce siècle celle où la référence à des solutions politiques étrangères a été la plus dispersée et la plus importante, principalement la Cubaine et la Chinoise mais aussi la variante Vietnamienne, Algérienne ou Palestinienne, Yougoslave ou Chilienne. Le fond de l’air est rouge est le titre significatif du film de Chris MARKER en 1977.
A toutes ces aires se rattachent clairement des figures d’engagement intellectuel, personnel ou collectif telle que celle d’Ernesto GEVARA, agent de la guérilla qui aux yeux de ses admirateurs occidentaux donne le pouvoir à cette sorte d’intellectuels d’un type nouveau qui avait pour nom « Gardes rouges ». Le destin du Tché fascine suffisamment un jeune intellectuel Français Régis DEBRE pour qu’il l’accompagne dans son aventure Bolivienne. La Chine est également à l’ordre du jour, en témoigne le succès de librairie de l’année 1973, qu’ est le livre de l’ancien Ministre Alain PEYREFITE Quand la Chine s’ éveillera.
C. Les penseurs
1) La pensée structuraliste
Le « moment structuraliste » est contemporain des nouvelles vagues artistiques ; et il est solidaire du développement des sciences humaines.
a. La percée des sciences humaines
Le terme de structuralisme, né chez les psychologues au début du siècle est diffusé à la fin des années 20 par les linguistes du cercle de Prague représenté par Roman Jakobson et Nicolaï Troubetzkoy, qui s’efforcent de rechercher les lois internes au code de la langue. Cette nouvelle méthode Lévi-Strauss la définit ainsi : « le but de toute activité structuraliste [...] est de reconstituer un objet de façon à manifester dans cette reconstitution les règles de fonctionnement de l’objet »
. Mais comme nous le verrons, le structuralisme n’est pas seulement une méthode mais une idéologie.
*Le structuralisme se développe dans un grand nombre de disciplines :
-L’anthropologie, jusqu’à présent plutôt liée aux sciences de la nature, est la première a bénéficier de l’importation du modèle linguistique : Claude Lévi-Strauss dans Les Structures élémentaires de la parenté voient les systèmes de parenté organisés comme un langage ; il va plus loin tout au long des années 50 et 60 : avec la publication en 1955 des Tristes Tropiques, qui porte en incipit le célèbre « je hais les voyages et les explorateurs » ; il gagne un public très large en dénonçant l’ethnocentrisme et l’exotisme et montrant que l’ethnologie commence avec la reconnaissance de l’autre : de la pluralité des cultures. Enfin dans le roman tétralogique des Mythologiques il étudie la rationalité propre au monde des mythes, au travers de l’analyse des pratiques culinaires.
-La linguistique qui a alimenté la réflexion anthropologique s’est développée à la faveur de la redécouverte des travaux de Ferdinand Saussure (1857-1913) qui a conçu la langue comme un système cohérent. André Martinet et Julien Greimas développent les travaux de Saussure.
Dès 1953 la linguistique s’empare de la problématique littéraire ; Roland Barthes écrit en 1953 Le Degré zéro de l’écriture. Et, en 1957, avec les Mythologies, sortant de la littérature, il entreprend de lire quelques figures emblématiques de la culture de masse comme autant de signes à décrypter. A la suite, la sémiologie va se développer comme science des signes grâce à laquelle, de la mode à la cuisine, tout est lisible en termes de signes, pourvu que l’on démonte les évidences.
-Le structuralisme produit avec Jacques Lacan, une réinterprétation de la psychanalyse de Freud ; revitalisant le freudisme il aboutit à la conclusion que « l’inconscient est structuré comme un langage ». Il montre comment la structure oedipienne de base est en réalité l’expression d’un sujet originellement déchiré, excentré, radicalement étranger à lui-même. Cet enseignement de Lacan est diffusé au travers de séminaires qui provoquent un engouement dans le public français et international. Les Ecrits publiés en 1966 restent singulièrement hermétiques.
-Le structuralisme renouvelle également la sociologie durkheimienne sous l’égide de Pierre Bourdieu ; en 1954, celui-ci écrit en collaboration avec Claude Passeron Les Héritiers, où il introduit le concept de reproduction sociale, destiné à rendre compte de la prégnance des inégalités.
-La réflexion épistémologique elle-même n’est pas étrangère au structuralisme. C’est l’œuvre de Jean Cavaillès, résistant fusillé en 1944, qui travaillait sur les mathématiques et la logique puis le Cang’ (Georges Canguilhem) travaillant sur le savoir médical et dont les principaux ouvrages abordent la question de la Connaissance de la vie et celle du Normal et du pathologique.
Conclusion
Le structuralisme se développe comme une idéologie de remplacement du marxisme en mettant en cause la place de l’histoire dans les sciences humaines. C’est la tâche principale qui commande l’œuvre de Michel Foucault.
En 1961, il écrit l’Histoire de la folie où il montre le lien entre un phénomène social : le grand enfermement des fous avec les oisifs et les libertins, autrement dit l’isolement de tout ce qui est l’autre, et l’avènement d’une Raison qui, à la période classique exclut l’hypothèse du Malin Génie ; C’est dire que tout phénomène social ne peut être compris comme un fait historique, mais bien comme un élément qui fait partie d’une structure, un système de culture propre - une épistémè -qui définit une époque donnée.
Avec Les mots et les choses en 1966, Michel Foucault limite la portée des sciences humaines en montrant qu’elles ne sauraient se constituer comme une explication historique des faits humains, parce que l’homme lui-même n’est qu’une figure transitoire propre à notre culture, qui est destinée à disparaître.
Ce structuralisme va directement influencé la réflexion marxiste, notamment celle de Louis Althusser (caïman) et Etienne Balibar ; dans le livre collectif : Lire le Capital, puis en 1965 dans son livre Pour Marx, Althusser s’emploie à réinterpréter l’œuvre de Marx, pour distinguer ce qui relève de la démarche scientifique (les concepts de forces productives, rapports de production etc.) et ce qui ressortit à l’idéologie ( l’aliénation, la lutte des classes et la vision d’un sens de l’histoire proche de l’eschatologie.
b. Le structuralisme : une révolte anti-académique
Le structuralisme se présente d’emblée comme une critique virulente, parce que fondée scientifiquement, de l’impensé de la civilisation occidentale et de la validité de son savoir. L’offensive du structuralisme recouvre une lutte anti-mandarinale (mandarins de l’université) et se développe à l’extérieur de l’Université : au Collège de France, à l’Ens Ulm, à l’Ecole pratique des Hautes études, au CNRS. Une polémique éclate lorsque Roland Barthes publie son livre Sur Racine qui suscite le pamphlet de Picard (professeur à la Sorbonne) : Nouvelle critique ou nouvelle imposture 1965.
Les revues sont très efficaces dans la diffusion du structuralisme, notamment la revue Tel Quel, animée par Philippe Sollers, Jean-Edern Hallier, etc. qui est le carrefour de toutes les avant-gardes littéraires : poésie, nouveau roman, etc. C’est au travers de cette diffusion que le structuralisme séduit la jeunesse étudiante. La consécration du structuralisme, c’est d’abord l’entrée au Collège de France de ses plus prestigieux représentants : en 1960, Lévi-Strauss, en 1970, Michel Foucault ; en 1975, Roland Barthes.
Après mai 1968 la création d’universités nouvelles (Vincennes) va permettre l’implantation universitaire massive du structuralisme, à travers les maître-assistants formés par les sciences humaines.
Mai 1968 surgit apparemment comme le démenti de l’histoire, déjà largement mise en question par les structuralistes.
2) La culture de Mai
Tragédie, comédie ou parodie de révolution, Mai 1968 suscite toutes les interprétations, mais, d’un point de vue culturel, la fécondité de 1968 repose sur la tension entre deux tendances à la fois convergentes et opposées.
-Le gauchisme des vieux routiers du syndicalisme étudiant qui sera la matrice des discours de l’après 1968.
-Et, dépassant le credo gauchiste, une inspiration libertaire qui provoque ou accélère la libération des mœurs et la révolution des pratiques culturelles.
a. La « pensée 68 »
La « pensée 68 » se construit à partir d’un marxisme revisité par Althusser et d’une psychanalyse revue par Lacan. La revue Tel Quel et Les Cahiers du cinéma incarnent cette révolution théorique ; le mouvement de cette pensée théorique trouve son accomplissement dans l’œuvre de déconstruction entamée par Jacques Derrida avec ses livres de 1967 De la Grammatologie, ou L’écriture et la différence, dans lesquels il dépasse le structuralisme originel pour tenter d’interpréter ontologiquement le statut du savoir - la possibilité du connaître- à partir de cette déchirure originaire qui constitue l’avènement de l’homme.
b. Peinture
A l’aubes des années 70, on s’interroge sur le statut de l’œuvre d’art en mettant en cause à la fois son support (la toile et la châssis) et le lieu de son exposition (le musée) ; ces interrogations sont posées de façon provocatrice par un groupe dont le nom synthétise les préoccupations : Support-Surface. Mouvement issu principalement des orientations de Burèn et du groupe BMPT. Le groupe Support-Surface a été constitué à l’automne 70 par des artistes presque tous originaires du midi, qui travaillent collectivement : Devade, Cane, Broulès, Dezeuze, Valensi, Vallat ; en réaction au néo-dadaïsme des années 60 et en réaction contre la mode de l’art conceptuel ; il veut revenir à des évidences oubliées, particulièrement celle-ci : la peinture est de la matière colorée posée en surface sur un support (dont la toile et le châssis ne sont qu’un des supports possibles).
A travers les revues : Peinture et Cahiers théoriques ils revendiquent les grands aînés : Cézanne et Matisse d’une part, Malévitch et l’expressionnisme abstrait américain d’autre part. On peut aller jusqu’à dire qu’il s’agit dans les arts plastiques d’une tentative de déconstruction de l’œuvre ;
c. Cinéma
Le cinéma vit son Mai 1968 en plein Festival de Cannes, interrompu par solidarité avec les étudiants, selon le discours de Jean-Luc Godard qui, dans l’exaltation, réclame des Etats généraux du cinéma et une réforme structurelle de l’art (nationalisations et coopératives).
Cette contestation se manifeste sous la forme d’un retour à des périodes noires, jusque là ignorées par le cinéma : Max Ophuls Le chagrin et la pitié 1971, la même année, René Vautier Avoir vingt ans des les Aures (film sur la guerre d’Algérie), Jean Luc Godard : Tout va bien, 1972, et Marine Karmitz 1969 : Camarades ; Dans les années post soixante-huitardes on assiste à l’émergence d’un cinéma militant qui se caractérise non seulement par l’esthétique, mais aussi par les conditions de la production ; des groupes de production sont fondés : Dziga Vertov (Godard), Cinéma Bretagne (René Vautier), le collectif Iskra (Chris Markaer). C’est Chris Marker qui décrit les espoirs et les désillusions de ses années militantes dans son film de 1977 : Le fond de l’air est rouge.
Le message de Mai 1968 se manifeste également au travers du cinéma féminin : Agnès Varda 1977 : L’une chante, l’autre pas, Marguerite Duras, Détruire dit-elle.
La dimension politique est intégrée par un certain cinéma commercial avec des réalisateurs comme Costa-Gavras.
d. Théâtre
Après les révoltes de Mai 1968 contre le théâtre de l’élite et ses vedettes, (Jean Louis Barreau renvoyé de l’Odéon), le fait important dans les années qui suivent est la multiplication de nouvelles compagnies, sans statut ni lieu de travail. De 45 en 1968, elles sont 85 en 1972 et elles sont 300 en 1977.
Elles entendent promouvoir un théâtre différent, aussi bien dans les conditions économiques de sa production que dans ses sa qualité esthétique :-Déconstruction du récit, prolongement des actions hors du champ de vision, intégration du spectateur dans le spectacle.
-Ils revendiquent la marginalité, jouant dans les cafés théâtre, les maisons de jeunes, mais aussi dans la rue, en renouant avec les spectacles de rue comme le Magic Circus de Jérôme Savary (Succès foudroyant en 1970).
-L’équipe de Romain Bouteille gère en coopérative le café de la gare ; Ariane Mnouchkine installe le Théâtre du Soleil à la cartoucherie ;
-Sont des hauts lieux du théâtre, le Festival international de Nancy et l’Avignon-off.
Conclusion : changer la vie
Tandis que le gauchisme du début des années 70 orchestre le discours ouvriériste de la gauche traditionnelle, se développe une nouvelle idéologie de contestation : on veut montrer que l’exploitation patronale n’est qu’un des éléments d’une aliénation sociale multiforme qui nie la vie elle-même et l’individualité. Le but de la contestation n’est plus la conquête de la liberté ou des libertés, mais de toutes les libérations possibles ; le bréviaire de ce mouvement est le livre d’Herbert Marcuse ; L’homme unidimensionnel 1968.
Le changer la vie apparu sur les murs de Paris est le mot d’ordre de toute la période : changer les relations entre l’homme et la femme, entre l’homme et la nature, entre l’homme et son corps. La révolte de Mai 1968 marque la naissance de cultures politiques nouvelles ; cultures des minorités ou culture de la marge.
-En premier lieu, le rapport de l’homme et de la femme est mis à l’ordre du jour par le féminisme : partant de certains groupes gauchistes, les actions du premier mouvement de libération des femmes tendent à une reconnaissance égalitaire de la moitié du genre humain et éclate en des manifestations provocatrice comme celles des cérémonies du 11 novembre (panneau : « il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme »). Dans un second temps, le mouvement féministe lutte pour la contraception en 1967 et pour la légalisation de l’avortement dans des manifestations comme celle du Manifeste des 343 dans le journal Libération (343 femmes avouant avoir déjà avorté : Stéphane Audran, Catherine Deneuve, Ariane Mnouchkine, Jeanne Moreau, Simone De Beauvoir, Marguerite Duras, Françoise Sagan, etc.)
-Rapport de l’homme avec la nature ; après 1968, l’écologie n’est plus un fantasme régressif au stade naturel, mais elle devient un élément d’une culture politique originale, intégrée au programme du PSU (Parti Socialiste Unifié de Michel Rocard). Ecologisme et régionalisme culminent dans la grande manifestation du Larzac, lutte des paysans contre l’extension d’un camp militaire avec José Bové.
-L’homme et son corps. La révolution des corps est au programme de l’après-mai avec l’Anti-Œdipe (1972) de Felix Guattari et Gilles Deleuze, véritable bible de la période, qui magnifie le corps désirant, seul capable de mettre un terme à toutes les aliénations qui constituent la structure même de la société. Michel Foucault effectue un virage politique en fondant le Groupe d’Information sur les Prisons (GIP) pour mettre en cause au travers des institutions carcérales le caractère répressif du système social.
-Cette postérité de Mai 1968 s’inspire du livre de Guy Debord qui, dans La Société du spectacle (1967) sur la société médiatique, best-seller de l’époque, prétend subvertir tout le système de communication capitaliste : presse à sensation, télévision garrottée, et publicité omniprésente.
C’est dans ce contexte que naissent de nouvelles expériences de presse telles que Charlie Hebdo ou le journal Actuel né 1970 qui se veut porteur de la culture underground en France, consacrant des dossiers à la contre-culture, aux communautés, à la libération sexuelle, aux drogues, au rock, à la pop music. Enfin, Libération qui paraît en 1973, sous la houlette de Serge July, gauchiste de 1968, innove dans la gestion de l’information grâce à des « comités libération ».
On pourrait conclure, ce « changer la vie » par le sous-titre que Ariane Mnouchkine donne à son spectacles 1789 :
« La révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur »
D. La littérature
Le nouveau roman :
1) Le roman impossible
Le nouveau roman est né d’une contestation des formes traditionnelles du genre, ainsi que des buts qu’il poursuivait et des fonctions qui étaient les siennes depuis le XIXe siècle : être le miroir de la société, distraire le public en l’instruisant sur son temps, lui présenter une vue rationnelle et cohérente du monde social.
C’est à partir de cette contestation du roman traditionnel que le nouveau roman se présente comme une recherche proprement esthétique. Dans la civilisation de masse qui est en train de naître, une littérature définie comme recherche s’oppose de plus en plus à une littérature de consommation.
Comme nous le constaterons dans les essais de Nathalie Sarraute, c’est bien à partir de la critique du roman traditionnel et de la littérature de consommation que tente de se définir la recherche du nouveau roman.
Mais il faut aller plus loin, car il ne s’agit pas d’explorer de nouvelles possibilités du roman, mais bien de mettre en cause sa possibilité.
A ce titre, le nouveau roman est l’aboutissement dernier d’une crise ouverte par Gide avec Paludes ou Les Faux-monnayeurs. Ulysse, d’ailleurs, était aussi un roman que se construisait au fur et à mesure qu’il se cherchait.
Le romancier n’est plus le détenteur de la vérité, le dépositaire d’un secret. Il déploie ses efforts pour dire ce qu’il sait, mais dans la confusion. Le roman devient le roman d’un roman qui ne sera pas écrit, parce qu’il ne peut l’être.
Sartre a parlé d’anti-roman : « Il s’agit de contester le roman par lui-même, de le détruire sous nos yeux, dans le temps même où on semble l’édifier, d’écrire le roman d’un roman qui ne se fait pas. » On ne peut à la fois dire ce qui est et raconter une histoire. . Le roman est tout entier situé dans l’impossibilité de son accomplissement.
La littérature de laboratoire qu’a été le nouveau roman est certes la forme la plus consciente et la plus avancée d’un malaise du genre. Mais le nouveau roman ne procède guère d’une crise superficielle concernant la pureté du genre ou sa valeur ; il procède de l’impossibilité où l’on est de raconter une histoire, dès qu’on réfléchit d’un peu près à ce que suppose le seul fait de raconter.
2) un moment de l’histoire culturelle
a) Les écrivains et les oeuvres
Le nouveau roman est représenté par un certain nombre d’écrivains réunis en 1957 autour de leur éditeur, les Éditions de Minuit. Ce sont Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Robert Pinget, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute, mais aussi Michel Butor, Marguerite Duras et Jean Ricardou.
Le nouveau roman, c’est, depuis les années cinquante, un certain nombre d’œuvres qui présentent ce caractère commun d’avoir provoqué dans la presse un grand nombre de débats théoriques et critiques sur les problèmes du roman. Dans la préface de Portrait d’un inconnu de Nathalie Sarraute (1947), écrite par Sartre, lançait l’expression d’anti-roman. Les débuts de Michel Butor se situent en 1954 avec Passage de Milan. Puis ce fut en 1956 L’Emploi du temps et en 1957 le succès de La Modification. Alain Robbe-Grillet a publié Les Gommes en 1953, Le Voyeur en 1955, La Jalousie en 1957, Dans le labyrinthe en 1961. Jean Cayrol a publié L’Espace d’une nuit en 1954, Le Déménagement en 1956. Claude Simon a publié Le Vent en 1957, La Route des Flandres en 1961, Le Palace en 1962. Marguerite Duras a donné Le Square en 1955 et Moderato Cantabile en 1962.
b) La théorisation
Cette révolution du roman prend forme au travers d’une théorisation : Le nouveau roman, c’est d’abord un ensemble de théories sur le roman qui s’expriment à travers des manifestes et des interviews. Robbe-Grillet intervint dans les colonnes de L’Express en 1963, Il condamnait « les formes anciennes du genre », « le vieux réalisme balzacien ». Il devait plus tard réunir l’essentiel de sa production théorique dans Pour un nouveau roman en 1967.
Jean Ricardou publie Problème du nouveau roman. C’est aussi L’Ere du Soupçon rassemblant les essais de Nathalie Sarraute.
Dès ce moment, le nouveau roman apparaît comme un nouvel acteur dans le champ culturel des années 1960. Il s’agit de faire exploser la cohérence et la lisibilité du monde représentées par le roman balzacien. Se réclamant de Joyce, de Kafka ou de Dostoïevski, les tenants du nouveau roman se réfèrent à l’évolution du monde pour justifier la nécessité de ce renouvellement littéraire.
Le nouveau roman, c’est comme montrait Bernard Pingaud, « L’Ecole du refus » : refus du personnage, refus de l’histoire, bref, refus de tout ce qui, jusqu’alors, constituait le roman. Mais, au-delà, de quoi s’agit-il ?
c) Création et critique littéraire : le point de vue structuraliste
Le nouveau roman ne peut être séparé des thèses d’une nouvelle critique littéraire, illustrée par Roland Barthes, issue des nouvelles sciences humaines – ethnologie et linguistique – et ancrée dans le discours structuraliste.
A la faveur de la redécouverte des travaux de Ferdinand de Saussure (1857-1913), la linguistique, développée par André Martinet et Julien Greimas, s’empare de la critique littéraire : dès 1953 Barthes publie Le degré zéro de l’écriture.
Dans cette approche structuraliste, l'oeuvre n'est pas l'expression ou le message d'un auteur livré à la compréhension ou à l'interprétation d'un lecteur ; c’est un "espace de sens" dont le lieu anonyme est le langage : L'auteur et le lecteur ne sont que les deux pôles indissociables auxquels s'impose l'exigence d'achever un sens qui fondamentalement ne peut l'être, et qui reste "indéfiniment" en question. Les "formes d'expression" -qu'il s'agisse des "genres" ou du "style", loin d'être des manières d'écrire qui viendraient "donner" une forme à un contenu, à un sens préalable, (d'une certaine façon contingentes par rapport au contenu) sont des "systèmes de langage", des structures signifiantes qui existent "indépendamment" du sujet.
Gérard Genette cite la réflexion de Valéry :
" L'auteur, l'artisan d'un livre n'est positivement personne. L'une des fonctions du langage et de la littérature est de détruire son locuteur et de le désigner comme absent."
Et il souligne les échos que cette idée trouve chez des auteurs comme Borgès ou Blanchot, dont il rappelle la formule : « L'écrivain appartient à un langage que personne ne parle, qui n'a pas de sens, qui ne révèle rien ."
Dès lors, l’engagement de l’écrivain n’est plus, comme le voulait la génération précédente, dans une réalité historique et sociale dont il aurait pour mission de dégager le sens, mais bien dans l’écriture, « dans la pleine conscience des problèmes de son propre langage » ( selon l’expression de Robbe-Grillet).
E. La peinture
1) Pop Art
Il n’existe aucune désignation d’un courant artistique de ce siècle qui soit entré de façon si naturelle dans le langage courant que le Pop Art. Tout peut être « pop », de la musique d’ambiance à la coupe de cheveux, du vêtement au design, du cinéma à la publicité, auxquels le Pop Art doit beaucoup de ses inspirations.
Le Pop Art n’est pas un art ou un anti-art contestataire comme l’est Dada, mais une simple illustration de l’adaptation au monde contemporain de la consommation et des affiches. Les protagonistes du Pop Art ne se sont jamais proposés de donner une critique des conditions sociales et politiques, et encore moins de provoquer un changement du monde par la contestation artistique. Les caractéristiques du Pop Art sont le « blow-up », l’impersonnalité, l’isolement, l’agencement sériel du thème pictural, le renoncement à l’expression, à l’écriture et à toute signification profonde, la réduction thématique aux objets réels de la société de consommation, aux succédanés de la réalité proposée par les mass-médias, la conformité entre le motif pictural et le style, le choix – conforme aux principes de la publicité – d’objets flambants neufs, le renoncement à toute critique idéologique et à toute élévation métaphorique, enfin la prédilection pour les modes de reproduction techniques. On peut parler d’art de l’adaptation.
Le Pop Art n’a pas seulement donné sa dignité à la représentation du trivial en le monumentalisant, par le Blow-up – l’agrandissement – il a aussi jeté sur lui un regard intelligent et de plus en plus critique. Le Pop Art fut salué avec un sentiment de soulagement une fois le premier choc passé. Si la thématique était issue du quotidien, en règle générale, les moyens artistiques employés pour la représenter n’avaient aucun caractère de quotidienneté. Le Pop Art est un art qui répond au niveau de conscience d’une culture tardive. Son apparente simplicité est en réalité hautement artificielle. Le médium n’est précisément pas le message : il comporte une dimension de réflexion critique et de distanciation, autant chez l’artiste que le spectateur. Alors qu’en Amérique, les artistes ont puisé leur inspiration dans la publicité, en Angleterre, c’est une nouvelle théorie de l’art qui se développe. Le terme Pop Art qualifie moins un domaine de l’art que ce qu’il représente : les symboles du monde des affiches et de la consommation, de Mickey au culte de l’emballage, du navet à la saga de science-fiction. On veut un art moderne aussi bigarré que la vie moderne elle-même, y compris ses banalités. On gomme les frontières entre l’art et le quotidien, l’art et le kitch, et l’on espère une nouvelle unité dans la diversité, un art pour tous sans barrières culturelles. Etant donné la toile de fond historique, les artistes européens ne pouvaient s’abandonner à l’audacieuse insouciance des Américains. L’enthousiasme des débuts sera peu à peu remplacé par la réflexion critique.
La révolution formelle et thématique au sien de la peinture, le retour de l’objet, l’irruption de l’ordinaire dans le monde de signes hermétiques de l’abstraction après 1945, n’ont en définitive pas conduit à l’intégration des arts plastiques dans la société de masse. Malgré l’immense impact indirect dans la culture de masse, le Pop Art n’a jamais eu la moindre chance de devenir aussi populaire que la musique, ou la mode vestimentaire « pop ».
Toute la thématique de la culture triviale américaine est présente dans le collage de Richard Hamilton : Qu’est-ce qui peut bien rendre nos intérieurs d’aujourd’hui si différents, si attrayants ? : body-building et pin-up, télévision et magnétophone, plaque Ford et conserve de pâté, affiche de bande-dessinée et tableau d’aïeul, aspirateur et publicité de cinéma, sucette monumentalisée sous forme de raquette de tennis et foule de baigneurs sur la plage. L’agrandissement d’une photo coiffant le tout montre une partie du globe terrestre et sert de plafond à la pièce. Cette œuvre permet de dégager trois aspects : premièrement le mélange de fascination et d’ironie à l’égard des symboles de la société d’abondance américaine ; deuxièmement l’importance du collage comme médium typique du Pop Art ; troisièmement le raffinement et l’intelligence d’une composition pleine d’allusions et d’ambiguïtés. Cette composition est en flagrante opposition avec la trivialité du sujet.
Avec sa collection des symboles statutaires de la prospérité, le « tableau-titre » du Pop Art permet de reconnaître la distance ironique de l’artiste à l’égard du sujet pictural et de la représentation qu’il en donne. Dans les œuvres de Hamilton, la technique du collage est poussée jusqu’à la perfection avec l’usage de matériaux traditionnels mais aussi avec de nouveaux matériaux plastiques. A la différence des Américains, le message n’est généralement pas univoque et direct, mais polysémique et crypté. La société de masse et ses idoles, sont critiqués d’une façon très mordante par le détournement. L’échelle des émotions va de l’apitoiement sur le destin de la star reléguée dans un monde artificiel et irréel, et qui s’autodétruit, à la raillerie pure et simple à l’égard des méthodes raffinées et hypocrites de la publicité.
Tableau : Qu’est-ce qui peut bien rendre nos intérieurs d’aujourd’hui si différents, si attrayants ? (1956) – page 303
Peter Blake a peint l’un des tableaux-clé du Pop Art anglais avec Sur le Balcon, représentation de quatre enfants entourés des accessoires de la culture raffinée et de la culture triviale, accessoires traités sans jugement de valeur. Les enfants sont des représentants de la société confrontés à l’état d’innocence aux phénomènes de la massification et de la reproductibilité. Il est le premier artiste à avoir représenté les idoles des jeunes avant Andy Warhol, idoles dont la popularité sans précédent reste une popularité indirecte dans la mesure où elle serait impossible sans la diffusion de masse par les nouveaux médias, le film et la télévision. Tableau : Sur le Balcon (1955-1957) – page 306
Chez Jasper Johns, l’intégration d’ustensiles quotidiens concrets (fil de fer, journal, fourchette) joue un rôle important. La réalité extérieure intervient de façon, irritante dans la réalité picturale. Il n’y a plus ni thème élevé ni belle illusion produite par une perspective habile. La frontière entre la réalité de l’objet représenté et celle de la représentation devient floue, le tableau devient lui-même un objet. L’artiste tire ses sujets uniquement du domaine conventionnel, quotidien, qui nous est familier à tous, mais que nous ne percevons presque plus pour cette même raison. Ce sont des « motifs dénués de valeur ». La seule chose en eux qui soit susceptible d’éveiller à nouveau notre intérêt lassé, c’est le fait que le peintre les transforme en thème pictural. Johns nie toute échelle de valeurs traditionnelle. Il n’est intéressé que par les faits bruts, les choses simples ont pour lui le considérable avantage d’être impersonnelles et neutres en termes de valeur. Il n’est donc pas obligé de les inventer : chiffre, lettres, cible de tir, carte géographique, carrosserie. Dans son univers pictural, la figure – l’homme – n’apparaît pratiquement pas, si ce n’est dans des moulages fragmentaires. Ce qui détermine la qualité de cet art, c’est la manière dont Johns transforme cette thématique apparemment si superficielle. Le drapeau américain demeure la bannière étoilée sans autre signification métaphorique lors de sa transposition sur la toile. Mais en même temps, il devient une partie d’un tableau abstrait. Ce qui compte pour lui, c’est le problème d’une vision nouvelle des choses ordinaires, c’est la question : « Comment quelque chose est autre qu’il n’a été, comment devient-il autre chose qu’il n’est ? » Il s’agit aussi de la question de la fiabilité et de la substance de notre expérience subjective de la réalité, du rapport entre l’idée et sa manifestation dans la réalité. Ce sont les sujets insignifiants que permettent de se concentrer sur la qualité picturale elle-même sans que l’attention soit détournée par le sujet. Tableau : Edingsville (1965) – page 310
Robert Rauschenberg a été influencé par l’Action Painting, le néo-dadaïsme, les ready-mades de Duchamp. Son œuvre dénote des influences surréalistes par l’emploi de matériaux et la combinaison d’éléments contradictoires ou « combine painting »(machine à coudre et parapluie). Ces thèmes sont caractéristiques du Pop Art : le triomphe du trivial sur le sublime – comme la Joconde moustachue de Duchamp – l’abolition de la frontière qui sépare la peinture et l’art de l’objet, la représentation et l’utilisation de matériaux et d’images quotidiennes, le mélange entre l’original et la reproduction. Son objectif est d’associer l’art et la vie. Pour lui, la peinture est en rapport avec les deux. Il a toujours voulu agir dans l’espace intermédiaire. « Je ne veux pas qu’un tableau ressemble à ce qu’il n’est pas. A mon sens, un tableau est plus réel lorsqu’il est composé à partir de fragments de la réalité. » Son éthique artistique s’est manifestée dans son renoncement à la valeur utilitaire de l’objet.
Tableau : Axe (1964) – page 314
James Rosenquist, influencé par son expérience cinématographique, présente des fragments de la réalité surdimensionnés, non pas isolés et indépendants les uns des autres, mais toujours en rapport les uns aux autres. Un même fragment de la réalité (pinceau, sèche-cheveux, plat de spaghettis, stars de cinéma) peut être simultanément le motif principal d’une autre partie du tableau, et contexte médiateur dans une troisième. Toutes choses se réfèrent les unes aux autres, tout s’imbrique dans une totale interdépendance. Les choses ne sont pas là pour elles-mêmes, elles sont parties d’une conception d’ensemble. Il ne cherche pas à combler le vide entre l’art et la vie,, il tire au contraire une ligne de démarcation entre ces deux domaines. Son propos n’est pas de représenter des expériences, mais de communiquer par ses tableaux de nouvelles expériences au milieu de l’univers artificiel des affiches et de la consommation.
« Nous disposons d’une société libre et les faits et gestes de cette société libre empiètent les uns sur les autres, comme dans une société commerciale. C’est pourquoi je me suis équipée, comme un publiciste ou une grande compagnie, pour affronter cette inflation visuelle de la publicité qui est l’un des piliers de notre société. »
Tableau : Œillères pour cheval (1968-1969) – page 316
Roy Lichtenstein a été très influent, et son ascendant s’est étendu profondément jusque dans la sub-culture euro-américaine. Un simple regard sur les affiches, dans les vitrines des boutiques de mode, les supermarchés, les écoles de conduites, mais aussi les banques et les pharmacies, suffit à établir ce constat. Les inspirations que la publicité a données au Pop Art, elle les récupère aujourd’hui au centuple : ce qu’on appelle l’effet d’inversion. L’homme qui a monumentalisé la bande-dessinée (les comics) et qui, avec ce mélange de fascination et d’ironie si caractéristique du Pop Art, a conféré aux héros des histoires triviales une grande dignité. C’est un peintre secrètement classique avec un sens très développée de la forme. Dans ses tableaux, il associe simplicité lapidaire, spirituellement ciblée, et affinement élégant et précision intellectuelle. Tableau : M – peut-être (1965) – page 322
Andy Warhol ( 1928-1987)est le représentant du Pop Art. Cet artiste est allé bien au-delà de cette « manière impersonnelle, distanciée et mécanique »de la production picturale dont parle Lichtenstein, qui convertit en définitive le motif réel en un monde pictural autonome, contrairement à ce que fait Warhol. L’objet n’est plus détourné par sa transposition dans un autre matériau ou par un travail pictural. Ce sont surtout le caractère de masse et la reproductibilité qui sont illustrés et poussés ironiquement jusque dans leurs retranchements, lorsque par la représentation sérielle, Warhol soumet l’image banalisée de la Joconde au même procédé que les portraits de Marilyn Monroe, comme s’il disait : « trente valent mieux qu’une ». Tout est normalisé, tout est reproductible, tout, peut être multiplié mécaniquement. La sacro-sainte thèse de la beauté gratuite est froidement objectivée par Warhol : « l’artiste est un homme qui produit des choses dont personne n’a besoin, mais dont il pense pour une raison ou pour une autre que c’est une bonne idée de les lui donner. » Il n’existe pas de valeurs, il n’y a pas de sentiments. Les troubles raciaux, le suicide, la chaise électrique sont enregistrés avec la même distance froide que les boîtes de soupe et les cartons de brillo. L’artiste voulait voir tout ce qu’on pouvait faire supporter à une société aussi snob que fascinée par la consommation, sans remettre en cause sa réputation de star incontestée de la scène artistique. L’importance de cet inspirateur qui fut à l’origine de nouveaux mouvements dans tous les domaines de l’image, mais surtout comme portraitiste d’une société capitaliste, demeure incontestable.
Tableau : Vingt-cinq Marylin en couleur (1962) – page 324
2) Nouveau Réalisme
EN FRANCE
L’emploi de parties de la réalité dans la production artistique sera développé d’une façon très conséquente par le groupe des Nouveaux Réalistes fondé en 1960 à Paris à l’initiative du critique Pierre Restany.
La position la plus radicale fut celle d’Arman (1028- : il réalise des objets sculpturaux par accumulation d’objets quotidiens qu’il ne travaille plus. La conséquence ultime du travail d’Arman est donnée par la pure exposition d’objets réels, quotidiens, mais aussi de déchets sans que l’artiste intervienne dans leur matérialité brute : la représentation et l’objet représenté sont identiques, la réalité elle-même est le tableau, la frontière entre la réalité extérieure et la réalité picturale créée est ouverte. L’objet lui-même est la matière de l’esthétique.
Tableau : Ciment en Si (1973) – page 328
3) Francis Bacon (1909-1992) peut être considéré, avec sa peinture figurative, comme le réaliste le plus important et le plus polysémique de son époque. Il souligne sa volonté de poursuivre en premier lieu des buts esthétiques. Le thème de ses tableaux peints avec des moyens en partie non-conventionnels – peinture jetée contre la toile, étalée avec des chiffons – reste manifestement l’homme menacé. La déformation de la figure et du portrait résulte d’un diagnostic effrayant de la réalité. Au-delà de leurs remarquables qualités artistiques et de leur ordre formel extraordinaire discipliné, ces tableaux sont des témoignages extrêmement puissants de l’époque. Bacon ne moralise pas, il montre ce qu’il en est de l’homme, il donne une image de sa manifestation. La vie abîmée, la réalité abîmée sont évoquées à l’aide de moyens purement artistiques. L’affreux et l’effroyable, le détruit et le destructible, l’homme saint et la créature étripée ne sont plus présentées avec un plaisir malsain : le monde pictural n’est pas seul fragile, la réalité elle-même l’est. Les angoisses qui prennent forme dans ses tableaux sont nos propres angoisses. La vie menacée, la réalité abîmée sont évoquées sous forme de figures historiques ou contemporaines, parmi lesquelles on trouve souvent Bacon lui-même, beaucoup de ses amis, avec leurs contours effacés, leurs physionomies déformées ou occultées par l’ombre. Bacon a peint de nombreux triptyques : les tableaux sont mieux au sein de la série qu’isolés, parce qu’il n’a jamais été à même de réaliser ce tableau unique qui pourrait représenter la somme des autres.
Tableau : Etude d’après le portrait d’Innocent X de Velázquez (1953) – page 331
F. Le cinéma : La nouvelle vague
C’est en France que le mouvement de la Nouvelle Vague a ouvert la voie, prenant une signification exemplaire, devenant l’emblème d’une révolution à la fois critique et économique.
Pendant les années cinquante, l’équipe des Cahiers du cinéma, réunie autour du critique André Bazin, fréquente assidûment la Cinémathèque et remet en question tous les jugements sur l’histoire du cinéma. Le cinéma d’Hollywood est réhabilité autour de Hitchcock , Hawks, Lang, Lubitsch et quelques autres. Mais Renoir, Rossellini, Bresson viennent aussi au premier plan. Par cette réflexion sur le cinéma, il s’agit de dégager la notion d’« auteur de films ». Il faut faire la preuve qu’à travers les pires contraintes de l’industrie et du commerce un homme parvient à s’exprimer. Cette révolution critique débouche sur une révolution économique.
Les jeunes critiques français, au lieu de suivre la filière réglementée de l’assistanat stérilisant, tournent des films par tous les moyens. Ils parviennent à réaliser leurs premières œuvres avec des budgets dérisoires : Le Beau Serge de Chabrol (1958), Les 400 Coups de Truffaut (1959), À bout de souffle de Godard (1960), Lola de Demy (1960). Agnès Varda avait été la première à tourner un film à petit budget, en 1954 : La Pointe courte, qui avait été boycotté par les commerçants du cinéma.
Dans ces deux domaines, une insolente liberté s’affirmait. Elle allait mettre en question toutes les routines professionnelles, hâter les progrès de la technique, précipiter l’avènement des caméras légères qui, avec leur synchrone, bouleversaient les conditions de tournage d’un film. Jean Rouch, ethnologue et cinéaste, que Rossellini devait saluer comme un frère, avait montré la voie en inventant, caméra de 16 mm au poing, sur les quais d’Abidjan ou dans la brousse du Niger, un cinéma dépourvu de toute contrainte. À la même époque, Rossellini tournait India 58, à peu près dans les mêmes conditions. Rouch allait révéler au public des œuvres étonnantes qui eurent une influence décisive sur les jeunes Français : Les Maîtres fous (1957), Moi, un Noir (1958), La Pyramide humaine (1961). L’influence de Rouch se fit sentir jusqu’au Canada, où des jeunes n’attendaient que cet exemple pour oser tourner des grands films en 16 mm. Des aînés aussi se trouvaient enlisés dans les contraintes du film de commande, du court métrage industriel. Alain Resnais et Georges Franju étaient prêts à apporter leur concours aux jeunes qui voulaient faire une entrée en force. Au festival de Cannes 1959 furent révélés Hiroshima, mon amour, premier long métrage de Resnais, et Les 400 Coups, premier film de Truffaut. La maîtrise souveraine du premier, la liberté de ton, l’humour, la sensibilité du second suffirent à impressionner l’opinion mondiale. Le jeune cinéma avait conquis le droit à l’existence.
Alors, dans d’innombrables pays, de jeunes cinéastes purent tourner ou montrer leur premier film, tels, en France, Jacques Rozier (Adieu Philippine, 1960-1962), Jacques Rivette (Paris nous appartient, 1960), Éric Rohmer (Le Signe du lion, 1960)...
VI. LE GRAND TOURNANT 1975 – 1989 : Un nouvel âge de la culture ?
Introduction
A partir de l’année 1974 qui est celle de l’entrée dans une longue crise économique, on peut dire que nous avons affaire à une crise mythologique :
-Ruine des mythes de la révolution, du marxisme.
-Epuisement de la notion d’avant-garde
-Fin de l’idéal de démocratisation culturelle.
Les années de cette période voient la fin d’une ancienne configuration culturelle. On peut se demander si le sens traditionnel du mot culture n’est pas en train de se dissoudre dans un ensemble médiatico-culturel, où les frontières s’évanouissent entre les Arts majeurs et les Arts mineurs ou entre la culture et les industries culturelles.
A. Les pratiques culturelles à l’heure du foisonnement médiatique.
C’est le moment de poser la question que nous posions en commençant : - y a-t-il encore à la suite du développement des moyens de communication de masse une distinction entre culture et industrie culturelle ?
1. Les pratiques culturelles
Il y a deux moteurs au changement des pratiques culturelles ; d’une part les Etats-Unis, qui sont leur pays d’origine et la TV qui est leur vecteur principal.
Paradoxe :
Dans les années 80, au centre desquelles s’inscrit l’action des politiques pour « l’exception culturelle ». L’influence des Etats-Unis est au centre des enjeux.
a. La chanson française se maintient :
*Les musiciens
-Un rock français avec Jacques Higelin ; le groupe Téléphone avec son tube « j’sais pas quoi faire ».
-De nouveaux chanteurs avec les voix de Julien Clerc , Véronique Sanson, ses styles, avec Alain Souchon, Laurent Voulzy, Michel Berger, ses héros, avec Goldman puis Bruel, ses figures féminines avecVanessa Paradis, Mylène Farmer, Lio.
*Les sources et les produits américains.
-La musique puise ses sources dans l’Amérique du sud, l’Amérique latine chez Nougaro ou Lavilliers, l’Amérique centrale et l’Afrique chez Gainsbourg. Cette musique a son sanctuaire dans le Printemps de Bourges fondé en 1977 qui marque l’évolution d’une chanson militante avec Maxime Le Forestier a une chanson plus humanitaire et sociale avec le répertoire de Renaud.
-Avec un certain retard, la France récupère les vogues musicales arrivées des Etats-Unis : Le disco, le No-feeling no future des Sex Pistols qui est repris par des groupes en rupture avec le rock.
-Importé d’Amérique, le Hard Rock, tel celui du groupe Trust (« antisocial »), aux figures emblématiques à l’image de David Bowie.
-Issus des ghettos noirs, c’est l’intrusion de la musique rap, rythmes heurtés, paroles véhémentes, qui parvient en France en 1983, accompagné du Break Dance, et du Smurf, des tags, d’un look sportif mêlant les baskets les jeans larges et les cheveux longs. Les rappeurs français tel que Mc Solar et NTM ne se contentent pas d’une simple imitation mais pose le problème de l’intégration avec des figures particulières offertes par le verlant.
b. Cinéma
-Le public est friand des super-productions américaines, tel que Les aventuriers de l’Arche perdue, Les Police Academy, Les Rocky ou les Rambos ; le cinéma américain séduit aussi par ses grands réalisateurs : Spielberg, Scorsese, Coppola et ses acteurs vedettes : Sylvester Stalone, Dustin Hoffman, Arnold Schwarzenegger, Meryl Streep, ou Madonna.
-Le cinéma national répond à la culture américaine par la perpétuation des recettes de la période précédente ; films à grands budget, tels que Germinal, ou les Visiteurs et films de réalisateurs confirmés comme Bertrand Blier, Bertrand Tavernier, François Truffaut, Claude Sautet.
-On trouve la même dualité dans les séries télévisées ; les unes américaines : Dallas, Magnum, Santa Barabara et les séries françaises, grandes sagas de la bourgeoisie comme Châteauvallon.
2. Le rôle de la télévision
Elle joue un rôle dominant dans les pratiques culturelles, 96% des Français en possèdent.
-1974, éclatement de l’ORTF en sept sociétés, TF1, A2, FR3, Radio France et la SFP (Société Française de production) et l’INA (Institut National de l’Audiovisuel).
-1981 Autorisation des radios locales privées.
-1982, monopole de l’Etat sur Radio-télévision supprimé, mais l’Etat conserve le contrôle sur les fréquences. Création de la Haute Autorité, lancement du plan câble. Création de la première chaîne cryptée (canal +)
-1985, création de France 5 et TV6. Privatisation de TF1
-1989, création du Conseil supérieur de l’audiovisuel.
Le média télévisuel est le symbole d’une société qui se regarde elle-même ; il livre à peine décryptés les événements de la planète, les faits brûlants de société et les faits divers ; comme le souligne Gilles Deleuze, « il n’a donc pas de fonction esthétique, mais une fonction sociale de contrôle et de pouvoir ».
Dans ces conditions, même si le reproche qu’on adresse à la télévision d’être le lieu de l’amalgame et de la médiocrité n’est pas fondé, n’est-elle pas condamnée à ne faire que des émissions grand public en décalant les émissions culturelles à la fin des programmes ?
3. De nouveaux enjeux
La culture de masse qui avait été définie comme une culture homogénéisante, reflet de la standardisation industrielle, semble bien, au cours des années 80, se caractériser par la multiplication des attitudes face aux objets culturels.
a. Une individualisation de plus en plus marquée des pratiques
-Des analystes comme Lyotard, Lipovetsky ont souligné la place considérable que prend la sphère privée ; c’est ainsi que dans les pratiques culturelles, l’espace clos du chez soi devient le point central des loisirs. L’évolution des sorties témoigne de ce repli sur le foyer ; depuis 1973, théâtre, cinéma, spectacle musical, match sportif perdent peu à peu leur public. Ce phénomène est du en même temps à l’éloignement pour une grande partie de la population des centres de la vie culturelle et aux contraintes financières.
- Signe de l’individualisation, l’écoute collective de la musique, laisse la place à l’écoute du baladeur, à la possession de plusieurs téléviseurs dans les familles, aux télévisions portables et mobiles.
-La multiplication des chaînes thématiques laisse à chacun le choix de ses programmes ;
A la standardisation succède l’individualisation.
b. Devenir de l’écrit et de la transmission traditionnelle des savoirs.
*Le livre
La lecture subit les effets de la médiatisation :
-durant la décennie 80, le pourcentage de lecteurs n’a pas augmenté et l’on assiste à un recul chez les 15-24ans.
-En 1988, ¼ des Français n’a lu aucun livre.
-Les ouvrages les plus lus, à l’exception des prix littéraires, sont ceux qui traitent des phénomènes de société ou des biographies.
*La presse
L’évolution de la presse témoigne de cette difficulté de l’écrit :
-De 175 titres de quotidiens en 1939, on passe dans la décennie à 70.
-Les meilleures réussites sont d’une part les quotidiens régionaux, dominés par le groupe Hersant, par exemple Ouest-France, (765 000 exemplaires) d’autre part part les magazines spécialisés qui sont lus par 84% des Français, notamment la presse féminine avec Biba, Cosmpolitan, Vital, puis, sous des formes plus traditionnelles, Femme Actuelle.
-Les grands quotidiens nationaux, Le Monde, le Figaro, Libération, mais plus encore l’Humanité connaissent d’importantes difficultés qu’ils essaient de palier par la multiplication des formules attractives (suppléments, etc.).
*L’école
-Dominé par l’écrit, l’école cristallise les débats ; dès les années 70, on s’interroge sur son contenu et ses dysfonctionnements : c’est le cas du livre de Hervé Hamon et Patrick Rotman : Tant qu’il y aura des profs.
-Paul Guth et Jacqueline De Romilly lui reprochent de manquer à sa mission, d’autres comme Roger Establet s’attachent à démontrer que Le niveau monte.
III. Le culturel au pouvoir
Paradoxalement, dans les années 70, où la culture est globalement négligée par les hommes politiques, c’est alors que s’ancre définitivement le souci du culturel au sein des préoccupations de la société française, préparant le consensus de la décennie suivante où les socialistes érigent la culture au rang d’impératif culturel.
1. La culturalisation du politique
a. L’ancrage social du culturel
La culture devient un enjeu historique et politique au fur et à mesure que l’aspiration au culturel pénètre tous azimuts. Elle devient la préoccupation des divers acteurs de la vie sociale :
-mouvements associatifs et syndicaux
-partis politiques. Exemple : le parti socialiste en 1973 crée en son sein un secrétariat national à l’action culturelle, confié à Jack Lang, rééquilibrant l’influence culturelle du PCF.
-On assiste à une augmentation des budgets affectés à la culture au niveau municipal, notamment dans les grandes villes comme les mairies de gauche de Grenoble ou du Havre qui sont pionnières en ce domaine.
-En 1975, Michel Guy, secrétaire d’Etat à la culture sous Valery Giscard D'Estaing met en place des chartes culturelles qui visent à promouvoir, en accord avec les responsables locaux, des initiatives liées aux besoins d’une ville. (création d’un centre culturel, aménagement d’un théâtre, organisation d’un orchestre). En 1981, 21 chartes avaient été signées.
-Une mutation importante consiste dans l’encouragement par les pouvoirs publics du mécénat privé. Loin d’être découragé par le pouvoir socialiste, il est encouragé par Jack Lang (15% du financement du festival d’Avignon).
Mais voici le problème, qui se pose à la gauche : comment mener à terme cette ambition culturelle alors que la politique de démocratisation qui a structuré l’action culturelle depuis 1945 commence à apparaître comme un mythe, un idéal inaccessible ?.
Au total, imprégnation profonde de la société politique par le discours culturel, appel au mécénat privé et aux collectivités locales ; ces évolutions vont se confirmer dans les années 80, quand les socialistes sont au pouvoir et Jack Lang au ministère de la culture ;
b. L’impératif culturel
Avec Jack Lang la politique culturelle est tout de suite considérée comme un domaine privilégié de l’intervention de l’Etat et comme un enjeu symbolique et économique majeur.
Les moyens les plus ambitieux sont mis à sa disposition : doublement du budget de la culture (0.7% du budget).
Le charisme et la stabilité de Jack Lang au ministère de 1981 à 1986 et de 1988 à 1993, le soutien systématique de François Mitterrand confèrent à la politique culturelle une légitimité nouvelle.
Le nouveau gouvernement poursuit les actions décentralisatrices entamées sous Valery Giscard D'Estaing : FIACRE (Fonds d’Incitation à la Création), FRAM (Fonds Régionaux d’Acquisition des Musées), soutiens aux collectivités locales pour la mise en place de bibliothèques.
Au début des années 90, la politique culturelle devient un enjeu politique essentiel pour les élus ; signalé de façon ironique par le film d’Eric Rohmer en 1993 L’arbre, le maire et la médiation.
2. De la culture au tout au culturel.
Le moyen choisi par Jack Lang consistera à estomper la hiérarchie culturelle traditionnelle opposant les arts majeurs aux arts mineurs et à intégrer dans le domaine de la culture des activités qui n’en faisaient point partie ;
a. Intégration des arts mineurs à la culture
*La musique autre que classique
La variété et le rock sont légitimés par des manifestations telles que le Printemps de Bourges ou les Transmusicales de Rennes.
*Le cirque
Création du centre national des arts du cirque à Châlons sur Marne, qui favorise le développement de cette activité.
*La photographie
Organisation d’une grande fête de la photo une fois par an : les Photosfolies, et création à Arles d’une Ecole Nationale de la photo.
*La danse
La danse classique s’est estompée au profit d’expressions plus libres, influencées par la modern dance américaine : De Martha Graham, à Caroline Carlson et Merce Cunnigham.
-En 1969, création du concours de chorégraphie de Bagnolet.
-1984, création à Angers du Centre national de la danse contemporaine.
-Programmation annuelle couronnée de succès, organisée au Théâtre de la Ville ; présentant des compagnies telles que celle de Pina Bausch ou de Philippe Decouflé. (défilé du 14 juillet commémorant 1789 sous l’égide de jack Lang)
-Accroissement de la fréquentation des cours de danse.
b. Intégration des industries culturelles
La politique de Jack Lang prend acte des mutations survenues depuis plus d’une décennie ; l’imbrication étroite entre les activités artistiques et les industries culturelles. C’est le cas de la mode (défilés), du design et de la publicité consacrée par la remise des Minerves. L’enjeu est de donner une dimension culturelle aux évolutions de la société qui rompent avec l’art réservé aux élites.
3. Les réalisations de Jack Lang
La politique culturelle peut se définir par deux axes : la ligne monarchique représentée par les Chantiers du Président et la ligne démocratique que les socialistes au pouvoir présentent comme l’un de leurs objectifs majeurs. Enfin cette politique se traduit, dans les faits, par des aides à la création.
a. Les chantiers du président
Le volontarisme de l’Etat mécène, expression de la ligne monarchique de septennat de François Mitterrand se traduit par la politique des grands travaux rattachés à un secrétariat d’Etat.
-Cité des sciences et de l’industrie dans le Parc de la Villette.
-Gare d’Orsay transformée en Musée
-L’institut du monde arabe
-La grande arche de la défense
-Le ministère des finances à Bercy
-L’opéra Bastille
-La Très grande bibliothèque
-La pyramide du Louvre et le projet du grand Louvre ;
Autant de grandes réalisations que l’on souligne de façon pamphlétaire comme une continuité entre Louis XIV et François Mitterrand. Cette politique est caractérisée par le poids excessif du Président dans ses décisions et le centralisme parisien, mais aussi par le coût de ses réalisations de prestige qui exploite le côté spectaculaire de la politique culturelle.
b. la démocratisation culturelle en perte de vitesse
Depuis 1945, la démocratisation est l’idéal avoué de la politique culturelle ; or plus de trente ans de cette politique n’ont pas réussi à réduire la hiérarchisation sociale d’une culture qui, au vue des statistiques, reste toujours très élective (sinon élitiste). Et les socialistes au pouvoir ne brandissent plus que rarement l’idéal de la démocratisation.
Cependant des actions ont été entreprises en ce sens :
-Une politique de l’enseignement musical par le développement des orchestres régionaux.
-L’Opéra Bastille, à l’origine présenté comme un opéra populaire.
-Une agence pour le développement régional du cinéma, pour mettre en place un réseau de salles dans les régions défavorisées.
c. L’aide à la création
La priorité accordée à la création se traduit au sein même des structures administratives du ministère où se trouve accru le poids de trois directions créatrices :
-La musique et la danse
-Le théâtre et les spectacles
-Le livre et la lecture publique.
Des aides sont mises en place
-Au cinéma, le système de l’avance sur recettes est complété par des aides diverses.
-Dans le secteur théâtral, à côté des théâtres subventionnés, des aides sont accordées aux compagnies, 130 sont subventionnées et 270 aidées.
-La loi Lang sur le prix unique du livre est destinée à favoriser les petits éditeurs de qualité tels que les Editions de Minuit, afin de lutter contre la concurrence acharnée de la Fnac et des grandes surfaces ;
Conclusion
De la culture à la création voire à la créativité, des grandes œuvres de l’esprit aux gestes quotidiens, tous semble être devenu culturel.
C’est le procès dressé à la politique « langienne », par des philosophes comme Alain Finkielkraut dans La Défaite de la pensée, livre qui analyse et réprouve « l’absorption vengeresse ou masochiste du cultivé (la vie de l’esprit) dans le culturel (l’existence coutumière) ». Ainsi se développe un discours de crise de la culture.
En fin de décennie, se trouve contesté le volontarisme culturel des socialistes orchestré par Jack Lang et la démagogie de l’Etat culturel qui se développe en France du Front Populaire à Jacques Lang, faisant de la culture une « religion moderne ». (Michel Schneider, 1993, La comédie de la culture) ;
Ces critiques se développent alors qu’un fort courant libéral se structure politiquement et idéologiquement.
B. Les intellectuels
Vers la fin des années 1970, la société Française commence à tenir un discours pessimiste sur l’intelligentsia. La crise idéologique participe du grand renversement culturel auquel on peut, sans exagération, donner le nom de Révolution de 1975, date tout à la fois de la chute de Saigon et de la diffusion mondiale de l’Archipel du Goulag .
Deux générations successives sont frappées en même temps dans leurs plus grands noms, celle de la seconde guerre mondiale avec le décès de Jean Paul SARTRE 1980, etcelui de RAyMOND ARON en 1983, et celle des années 60 avec la mort de Jacques LACAN 1981 et les disparitions précoces de Roland BARTHES en 1980, de Michel FOUCAULT en 1984 et de Louis ALTHUSSER en 1980.
Ce ne sont bien évidemment pas ces disparitions qui constituent le tournant de l’année 1975 mais un trouble général des consciences intellectuelles marqué par un repli de leurs ambitions civiques. La revue Critique en 1979 titrait « Le comble du vide » et trois ans plus tard un essai de Gilles LIPOVETSKI traitant de l’individualisme contemporain était intitulé « L’ère du vide », deuxième phase de la consommation cool et non plus hot pour son auteur qui diagnostiquait entre autres la fin de la notion d’avant-garde.
Autrement dit la crise de parole succède à la prise de parole et cette mutation concerne principalement la gauche qui est en position d’intelligentsia dominante. Les coups les plus durs et redoublés furent portés à l’image classique de l’intellectuel par ceux que l’on a réuni sous le vocable de critique sociologique des intelligentsias.
Le Monde de l’éducation publie en 1977 une enquête intitulée Les technocrates. Deux auteurs qui furent en même temps des maîtres donnent une audience dans l’intelligentsia à cette contestation. Ils consacrent une part importante de leur travail d’analyse sociale à une lecture critique de l’intellectuel et de ses pouvoirs. C’est d’une part Pierre BOURDIEU qui interroge les pratiques et les transmissions culturelles dans sa théorie de la reproduction sociale. C’est d’un autre côté Régis DEBRAY qui lance à la fin des années 70 des livres intitulées Le pouvoir intellectuel en France (1979) ou Le Scribe (1980). Avec des projets très différents, BOURDIEU et DEBRAY contribuent à relativiser la figure de l’intellectuel en mettant l’accent sur les rapports de domination et les stratégies du pouvoir en jeu dans la société du savoir.
Le choc initial avait été porté en 1974 par la publication de L’archipel du Goulag d’Alexandre SOLJENITSYNE et c’est à partir de cette date que l’on voit se développer le courant de ce qu’on a appelé « Les nouveaux philosophes ». Bernard HENRI LEVY écrit La barbarie à visage humain en 1977, André GLUCKSMAN en 1975 La cuisinière et le mangeur d’hommes puis en 1985 La bêtise, polémique contre une certaine généalogie Allemande de l’intellectuel. Un signe important parmi d’autres c’est l’émission d’Apostrophes de Bernard Pivot consacrée à l’écrivain Russe -ce Dante de notre époque -, à laquelle participent l’ancien communiste Pierre DAIX, Jean DANIEL, GLUCKSMAN , en présence de l’écrivain. .
Et l’on peut conclure qu’à partir de cette date, la métaphore du goulag rallie quelques uns des principaux maîtres à penser des jeunes générations.
LES ANNES 1990
L’implosion des régimes communistes survint, pour ce qui concerne les intellectuels français, au terme d’une décennie de troubles et d’interrogations et au cœur d’une réelle crise d’identité. Nombre de clercs se sentaient en cette fin des années 80 dépossédés du rôle qui avait été le leur des décennies durant, dans les grands débats internationaux. A tel point que dans son éloge des intellectuels, publié au printemps 1987, Bernard HENRI LEVY émettait une crainte : « Les dictionnaires de l’an 2000 ne risquait-il pas d’écrire : « intellectuels : nom masculin catégorie sociale et culturelle morte à Paris à la fin du XXème siècle » ».
Il faut ici reprendre l’analyse de Pascal ORY dans le paragraphe qu’il intitule « du logos au pathos » :
« A l’époque même où la République venait de transférer les cendres de MALRAUX au Panthéon et où se trouvaient ainsi honorés mais en même temps embaumés les héros d’un cycle commencé avec l’Affaire DREYFUS, les intellectuels du troisième type prenaient la place des grands ancêtres dreyfusards. Fils et filles trentenaires de cette génération morale, selon l’expression de Laurent JOFFRIN, purs produits des générations de l’image et du son, ils n’avaient plus grand-chose de commun avec les intellectuels du cycle dreyfusien.
En fait, c’est bien la sphère de la communication qui baptisa d’intellectuel des intervenants eux-mêmes issus des images et du son.
On était entré dans le règne de la vidéosphère suivant le vocable créé par Régis DEBRE. La culture de masse progressivement avait changé de support, l’audio visuel avait détrôné l’imprimé. Indépendamment même des effets directs de cette mutation, l’exténuation des idéologies dont on a voulu faire l’essentiel de la crise, mais aussi la crise de la représentation politique ce sont là sans doute les raisons profondes de la mutation du rôle de l’intelligentsia. Comme l’écrit Pascal Ory, d’une certaine façon le pathos l’a emporté sur le logos, c'est-à-dire sur l’analyse raisonnée des problèmes et des conflits. Aux leaders d’opinion se sont substitués des dealers d’émotion et la scène est devenue au bout du compte la nouvelle agora.
L’historien pose la question : « Faut-il pour autant sonner le glas des intellectuels ? »
La réponse est complexe. Dans une société marquée par la montée structurelle de la culture de masse, les acteurs du culturel certes sont en train de changer. Longtemps ceux-ci se sont définis par rapport aux arts dits majeurs ou par rapport à l’écrit littéraire ou scientifique ; le prestige médiatique est-il pour autant en train de remplacer le prestige intellectuel ?
Au bout du compte, la métamorphose est réelle. Ce sont à la fois les champs idéologiques qui ont changé de nature en deux décennies et les vecteurs d’expression qui ont été profondément bouleversés, tout cela est décisif mais rien ne permet de diagnostiquer qu’est venu le temps des clercs en hiver après le long été indien durant lequel les trente glorieuses des intellectuels rayonnaient encore de mille feux alors même que de puissantes forces de changement étaientt déjà à l’œuvre, ces intellectuels se trouvent maintenant dans la clarté incertaine de deux décennies d’automne.
C. Une culture de l’élite ?
- La fin des avant-gardes
Là où l’évolution intellectuelle entérine une exténuation des discours idéologiques, l’évolution artistique vérifie l’épuisement des formules avant-gardistes ;
La tradition est de nouveau consultée, le patrimoine culturel réinvestit la fiction et le romanesque est de nouveau à l’ordre du jour, la subjectivité remise à l’honneur.
I.A l’heure du post-moderne dans les arts plastiques
1) Architecture
Le néologisme de post-moderne, créé en 1975, désigne d’abord les nouvelles formes de l’architecture rompant avec l’abstraction des recherches des années 20.
-Ricardo Bofill crée de grands ensembles où l’ornementation prend la place de l’esprit du fonctionnalisme.
-La biennale de Venise accueille en 1980 70 architectes du monde entier qui appartiennent à cette mouvance.
2) La peinture
La logique de l’avant-gardisme théorique encore vivante dans les revues des années 70 est rompu par un double retour à la tradition française :
-Rétrospective des peintres abstraits de l’après-guerre, présenté par Olivier Debré et Pierre Soulages à Saint <Etienne en 1975-76.
-Irruption en 1980 à la biennale de Venise d’une nouvelle peinture figurative qui réhabilite le musée.
Avec l’école de « la Nouvelle Subjectivité », regroupant des peintres comme Samuel Buri, Olivier o Olivier, Philippe Roman, commence ce retour vers la figuration, se référant à Bonnard, Giacometti, et Balthus.
Au total, une peinture qui se veut ancrée dans une histoire longue et dont la dimension référentielle est une des sources de l’inspiration, comme chez Gerard Garouste.
II. La littérature : Le grand retour de la fiction
L’éclipse des avant-gardes se produit également dans le domaine de la littérature. On peut mesurer cette évolution dans le passage de Tel Quel (revue de Philippe Sollers) à l’Infini (1983) sa nouvelle revue littéraire. On est passé de la critique linguistique triomphante à un discours impressionniste et hédoniste sur la littérature.
Pour mesurer l’ampleur de cette évolution, il faut rappeler la force du credo anti-biographique entonné par les sciences humaines dans les années 60 où la linguistique, solidaire de l’injonction de Proust dans son Contre Sainte-Beuve, prônait l’effacement de la figure de l’auteur et le découplage absolu entre l’écrivain et l’œuvre.
A l’inverse, dans les années 70 nombreux sont les romanciers qui se transforment en biographes : tel que Françoise Mallet-Joris et Henri Troyat. C’est l’effet Pivot qui privilégie la figure de l’auteur au détriment de son livre.
Parallèlement à cette littérature biographique, on assiste depuis la fin des années 70, au développement d’une littérature autobiographique rétablissant la subjectivité au cœur de l’aventure créatrice :
-Georges Pérec, 1975, W ou le souvenir d’enfance.
-Nathalie Sarraute, Enfance 1983
-Philippe Sollers, Femmes, 1983.
-Alain Robbe-Grillet, 1985, Le miroir qui revient.
-Marguerite Duras, 1984, L’Amant.
D’autres œuvres mêlent les bilans de l’histoire collective et individuelle : --Claude Roy et sa trilogie Moi, je puis Nous, et Somme toute.
-Maurice Clavel, 1975, Ce que je crois (récit de conversion).
-Régis Debray : Les rendez-vous manqués, réflexion d’un ex-révolutionnaire.
-Patrick Modiano : 1977, Livret de famille.
-Serge Doubrovsky : 1977, Fils.
On assiste au renouveau de la fiction dans des romans historiques popularisés par Jeanne Bourin, Régine Desforges, ou Alain Decaux.
Retour également à la ligne des Hussards : Jacques Laurent, Antoine Blondin, Michel Déon, François Nourrissier.
Des romanciers plus jeunes, l’œuvre de Patrick Modiano, Michel Tournier, ou Emile Ajar pseudonyme de Romain Gary.
. Ouverture de la culture
L’autocélébration et l’ignorance des cultures étrangères ne sont plus de saison, depuis le début des années 70, la France s’ouvre réellement vers l’extérieur.
-Les traductions de littérature étrangère sont beaucoup plus abondantes : La prépondérance traditionnelle des littératures anglaise et américaine est remise en cause par le boum du roman italien et espagnol.
-De nombreuses petites maisons d’éditions, d’Acte Sud à Rivages, ont pu bâtir leur catalogue sur la littérature étrangère.
-On assiste aussi au développement de la littérature francophone ; au Canada, avec le dynamisme québécois : la verve de Antonine Maillet ou aux Antilles où, depuis Aimé Césaire, la littérature continue de se développer sous la forme d’une douloureuse quête de soi ; Patrick Chamoizeau obtient le prix Goncourt en 1992, avec son roman Texaco écrit en Créole. En Afrique noire ou au Maghreb, avec Rachid Boudjedra et Tahar Ben Jelloun qui obtient le prix Goncourt en 1987 avec La Nuit sacré. Amin Maalouf obtient le prix Goncourt en 1993 avec Le Rocher de Tanios
III. Le cinéma
Trois cinéastes de la Nouvelle Vague réussissent à poursuivre une œuvre d’auteur sans se couper du public : François Truffaut, Eric Rohmer, Claude Chabrol. Si leurs films n’ont pas toujours eu du succès, ils suscitent un intérêt de plus en plus vif. Scénarios exemplaires, personnages denses, situations savoureuses qui traduisent avec élégance et raffinement la réalité contemporaine, le cinéma de ce trio bien français est une leçon que les jeunes cinéphiles ont déjà su recueillir. De L’Enfant sauvage (1970) à Vivement dimanche (1983) en passant par Les Deux Anglaises et le continent (1971) et La Femme d’à côté (1981), l’œuvre de Truffaut conjugue l’héritage de Renoir et de Hitchcock, le réalisme, la passion et l’effusion lyrique. Eric Rohmer, après avoir exploré dans ses « Contes moraux » la dimension romanesque du cinéma, cherche dans l’observation de la jeunesse contemporaine le point de rencontre entre le théâtre, le cinéma et la vie. Ses « Comédies et proverbes » (Le Beau Mariage, 1982 ; Pauline à la plage, 1983 ; Le Rayon vert, 1986) ont été suivis par Conte de printemps, 1990, et Conte d’hiver, 1991. Dans ce rigoureux programme, où la fraîcheur et l’invention semblent inépuisables, on peut reconnaître la mise en œuvre et la vérification des intuitions fécondes d’André Bazin sur les rapports qu’entretient le cinéma avec les autres arts. Claude Chabrol, le plus « provincial » des cinéastes français, poursuit sa comédie humaine, mais c’est à Flaubert plutôt qu’à Balzac que son écriture fait songer. Œuvre inégale, où les films tournés pour le plaisir accompagnent les moments inoubliables : Le Boucher, 1970 ; Violette Nozière, 1978 ; Les Fantômes du chapelier, 1982 ; Une affaire de femmes, 1988 ; Docteur M, 1990 ; Madame Bovary, 1991 ; Betty, 1992.
Sans doute parce qu’il a été formé à l’école du documentaire, Alain Resnais demeure le cinéaste de cette génération qui manifeste la plus vive attention au réel. Cependant, il reste capable d’inventer les modes d’expression cinématographique les plus surprenants , sans jamais se couper du public. Discret, loin des modes et des médias, il poursuit une œuvre où chaque film marque un recommencement : Providence, 1976 ; Mon Oncle d’Amérique, 1978 ; L’Amour à mort, 1984 ; Mélo, 1986.
Dans la richesse et la diversité de la production française qui suit la Nouvelle Vague, on peut reconnaître au moins trois familles.
a) D’abord un courant naturaliste qui renoue avec Vigo, Renoir, Becker ou Tati. Entre le cinéma et la vie, il y a toujours eu, en France, des cinéastes capables de regarder autour d’eux avec innocence ou cruauté. Créateurs de personnages, ils s’intéressent plus aux comédiens qu’à leur caméra. Ce qui rapproche ces réalisateurs, toutes générations confondues, c’est une certaine crudité, une verdeur et une indifférence à la rhétorique : on connaît les trois aînés, Maurice Pialat (La Maison des bois, 1971 ; A nos amours, 1983 ; Van Gogh, 1991), Jean Eustache (La Maman et la Putain, 1973), Jacques Doillon (La Femme qui pleure, 1978 ; Le Petit Criminel, 1990). Tous trois semblent viser le réalisme, mais leur ambition est ailleurs : il s’agit de scruter ce qui, dans le corps, les larmes, la douleur, échappe au langage. On parle beaucoup dans leurs films, on use la parole, jusqu’à ce point extrême où rien ne peut plus se dire et où la passion doit déchirer les mots et les corps.
Cette famille, bien vivante, réunit aujourd’hui des cinéastes chevronnés et des jeunes dont on peut espérer beaucoup : Patrice Leconte a su profiter de son succès pour réaliser peu à peu une œuvre ambitieuse et personnelle (Tandem, 1987 ; Monsieur Hire, 1989 ; Le Mari de la coiffeuse, 1990). Jean-Claude Brisseau sait allier l’émotion des grands hollywoodiens (McCarey, Sirk), la violence de Buñuel et la quête spirituelle de Rossellini (Un jeu brutal, 1983 ; Céline, 1992). Enfin, deux jeunes cinéastes prometteurs s’inscrivent dans ce courant naturaliste : Arnaud Desplechin (La Vie des morts, 1991) et Cédric Kahn (Bar des rails, 1992).
b) La tradition romanesque, mise à mal entre 1965 et 1980, renoue avec l’héritage de Truffaut. Il en résulte des œuvres de qualité inégale, mais toutes portées par le désir de raconter, de dramatiser, de passionner pour mieux transcrire le réel. Ici se retrouvent Claude Sautet (César et Rosalie, 1972 ; Quelques Jours avec moi, 1987), Bertrand Tavernier (Un dimanche à la campagne, 1984 ; La Vie et rien d’autre, 1989 ), Claude Miller (Garde à vue, 1981 ; L’Effrontée, 1985), André Téchiné (Les Sœurs Brontë, 1981 ; La Matiouette, 1983 ; J’embrasse pas, 1991), Paul Vecchiali (En haut des marches, 1983 ; Once More, 1988 ; Le Café des Jules, 1989), Jean-Claude Guiguet (Faubourg Saint-Martin, 1988 ; Le Mirage, 1992), Marie-Claude Treilhou (Le Jour des rois, 1991), Jacques Davila (Qui trop embrasse, 1988 ; La Campagne de Cicéron, 1990), Olivier Assayas (L’Enfant de l’hiver, 1989 ; Paris s’éveille, 1991). Enfin, parmi les jeunes cinéastes dont le premier film est une réussite, Christian Vincent (La Discrète, 1990).
c) Troisième famille, celle des stylistes ou des formalistes.
On y retrouve des cinéastes soucieux de leurs images (ou de leur image...). Parfois venus de la publicité, ils ont le goût du manifeste et de la provocation. Dans un cinéma français en rupture de public, ils s’efforcent de remplir les salles et de séduire les critiques en imposant des « produits » identifiables. Entre le cinéma et la vie, ils ont choisi le spectacle, ou le « coup » médiatique.
Pionnier dans cette voie, Claude Lelouch sait être efficace et sincère à la fois (Les Uns et les Autres, 1981 ; Itinéraire d’un enfant gâté, 1988). Bertrand Blier est passé maître dans le savoir-faire de la provocation (Les Valseuses, 1974 ; Buffet froid, 1979 ; Tenue de soirée, 1986 ; Trop belle pour toi, 1989). N’a-t-on pas surestimé un peu vite Leos Carax, disciple de Godard et de Cocteau, dont il semble avoir surtout retenu le goût d’étonner (Boy Meets Girl, 1983 ; Mauvais Sang, 1986 ; Les Amants du Pont-Neuf, 1991) ? Comment évoluera Luc Besson après ses deux succès (Subway, 1985 ; Le Grand Bleu, 1987) ? Même question pour Jean-Jacques Beinex (Diva, 1980 ; 3702 le matin, 1986). Plus populaires, Jean-Jacques Annaud (Le Nom de la rose, 1986 ; L’Ours, 1988 ; L’Amant, 1991) et Étienne Chatiliez (La vie est un long fleuve tranquille, 1987) affrontent eux aussi la difficulté de durer.
Bouillonnant et dispersé, le cinéma français retrouve parfois le contact avec un vaste public, et ce ne sont pas forcément des œuvres démagogiques ou vulgaires qui obtiennent de grands succès : Trois Hommes et un couffin (1985) de Coline Serreau, Cyrano (1990) de Jean-Paul Rappeneau, Jean de Florette (1985) et Manon des sources (1986) de Claude Berri, Noce blanche (1989) de Jean-Claude Brisseau, Un dimanche à la campagne (1984) de Bertrand Tavernier montrent qu’un cinéma populaire de qualité a toujours ses chances.
ANNEXE Le constat et le débat sur la communication de masse
Le constat
Au sein des démocraties occidentales, depuis les années 1980, on assiste à un changement de perspective : les difficultés des quotidiens, les velléités d’indépendance des organismes européens de radio-télévision, les promesses multiples et équivoques des « nouveaux » médias, qu’il s’agisse des câbles, des satellites ou de la nébuleuse de services issus de la télématique.
Au cours des dernières années, le développement foudroyant de la radio-télévision a fait passer au premier plan les problèmes inhérents à la diffusion massive des messages, qui bouleverse de fond en comble les conditions de la communication culturelle, crée d’autres rapports sociaux et se traduit par l’apparition d’un nouveau pouvoir, encore mal connu et, à plus forte raison, mal contrôlé.
Les radio-télévisions apparaissent comme des distributeurs privilégiés, disposant cette fois de tout le public. Les monopoles s’exercent alors aussi bien sur les réseaux de diffusion que sur les systèmes de production spécifiques : « direct » ou « différé », vidéo ou film, et bientôt vidéo-cassettes, câbles et satellites.
À quelque système qu’ils appartiennent, les organismes de radiodiffusion et de télévision obéissent en définitive aux mêmes postulats jamais remis en cause et qui sont : la transposition à la culture du modèle industriel, c’est-à-dire l’idéal de « bonne gestion », de « rendement », d’« expansion » (toujours plus d’heures d’émissions, de chaînes, de messages) ; la fascination du plus grand nombre, des courbes d’audience et du « téléspectateur moyen », ce commun dénominateur imaginaire entre des groupes socioculturels qui demeurent encore différenciés, voire opposés.
Les résultats, dans le monde entier, sont les mêmes. Véritable « monstre du Quaternaire », l’entreprise de radio-télévision se développe sans souci des répercussions sociales de son activité, sans connaître d’autre but que celui de sa propre croissance, écrasant au passage les autres centres d’initiative culturelle, provoquant une crise de l’enseignement traditionnel que cette « école parallèle » rend dérisoire, tandis que s’estompe la notion de « service public ». La multiplication des chaînes s’accompagne d’une monotonie grandissante des programmes, chacun ne songeant à opposer à une émission de type « grand public » qu’une émission du même type ; complémentairement, l’écart se creuse entre des « majorités silencieuses », de plus en plus passives et conformistes, et des minorités qui, ne trouvant plus dans la société qui les entoure ni moyens de s’exprimer ni miroirs où se reconnaître, tendent à se marginaliser. Enfin, la censure des institutions, effrayées par leur propre pouvoir et soucieuses de n’offenser personne, n’aboutit qu’à l’indifférence croissante de publics saturés de messages dont aucun ne leur est spécialement destiné.
On voit ainsi qu’après quelques dizaines d’années positives, souvent décrites comme une « ouverture au monde », les mass media risquent d’ajouter aux ravages de la pollution matérielle ceux d’une pollution mentale, dont ils seraient à la fois le produit et l’agent. Plutôt que de poursuivre des recherches ponctuelles sur les « effets de la télévision », mieux vaudrait considérer que la crise actuelle des organismes de radio-télévision dans le monde entier ne saurait être disjointe de l’ensemble des problèmes qui posent à nos contemporains l’alternative d’une expansion indéfinie ou contrôlée.
Le débat
La Seconde Guerre mondiale a mobilisé l’ensemble des technologies de communication. Elle est le berceau des grands calculateurs électroniques, annonciateurs de l’informatique en même temps que de nouvelles théories mathématiques sur l’« information ». En 1948, Norbert Wiener, le fondateur de la cybernétique, diagnostique la force structurante de l’« information » : la société du futur s’organisera autour de cette dernière. Si l’humanité ne veut pas retomber dans la barbarie de la Seconde Guerre mondiale, dont le mathématicien sort traumatisé, elle doit se l’approprier. Pour Wiener, ce nouvel idéal est incarné dans la « société de l’information «
La réflexion de Norbert Wiener sur la société du futur comme « société de l’information » restera longtemps en veilleuse. Les technologies de l’information et de la communication issues de la Seconde Guerre mondiale se développent d’abord dans le cadre des lois de sé