ARENDT (Hannahh) 1906-1975
« Femme, juive, mais pas Allemande », telle se définissait Hannahh Arendt, née à Hanovre en 1906 dans une famille cultivée de juifs réformés. Philosophe, théoricienne du politique, « simple » journaliste, Hannahh Arendt reconnaissait volontiers elle-même son caractère inclassable : « I don’t fit ». Marquées au sceau des « sombres temps », sa vie et son œuvre sont inséparables l’une de l’autre.
À partir de 1924, Hannahh Arendt étudie la philosophie, la théologie et la philologie classique aux universités de Margbourg, Fribourg et Heidelberg. Elle est l’élève des plus grands maîtres de l’époque : Rudolf Bultmann, Edmund Husserl, Martin Heidegger – avec qui elle aura une liaison – et Karl Jaspers, sous la direction duquel elle soutient son doctorat sur Le Concept d’amour chez saint Augustin, publié en 1929. dès lors que la menace hitlérienne l’éveille à la politique et à l’histoire, décide de s’engager dans l’action en se chargeant à partir de 1933 d’une mission pour le compte de l’Organisation sioniste, dirigée par Kurt Blumenfeld, qui consiste à recueillir les témoignages de la propagande antisémite. Arrêtée et questionnée par la Gestapo, elle sera relâchée faute de preuves suffisantes. Elle prend alors le chemin de l’exil et passe tout d’abord huit années à Paris. Là, elle travaille, pour survivre, au sein de différentes organisations juives sionistes. Si elle n’écrit pas, elle fréquente néanmoins l’intelligentsia de l’époque (Raymond Aron, Alexandre Koyré), ainsi que les émigrés allemands (Brecht, Zweig, Benjamin). En mai 1940, elle est internée au camp de Gurs en tant qu’« étrangère ennemie ». Elle réussit à s’échapper et, dès la proclamation du statut des Juifs en octobre 1940, gagne Lisbonne dans l’attente d’un visa pour les États-Unis.
Arrivée à New York en mai 1941, Hannahh Arendt apprend l’anglais et publie son premier grand article : « De l’Affaire Dreyfus à la France d’aujourd’hui », dont elle avait rassemblé les matériaux à Paris, en observant de près les agissements de l’Action française. Éditorialiste au journal Aufbau, destiné aux réfugiés de langue allemande, elle s’engage dans la politique juive. Elle défend l’idée de la constitution d’une armée juive, et s’interroge dans plusieurs articles sur la solution adéquate à apporter à la question judéo-arabe. En 1944, nommée directrice de recherche de la Commission pour la reconstruction de la culture juive européenne, elle est chargée d’étudier les moyens de récupérer les trésors spirituels juifs : c’est dans le cadre de ce travail, en 1949, qu’elle effectue son premier voyage de retour en Europe. Elle renoue à cette occasion avec Heidegger et Jaspers.
De 1946 à 1948, elle occupe un poste de directrice aux éditions Schocken Books, tout en travaillant simultanément à l’ouvrage qui allait la faire connaître en Amérique, Les Origines du totalitarisme, publié en 1951, l’année où elle choisit la citoyenneté américaine.
De 1953 à 1958, Hannahh Arendt enseigne la philosophie et les sciences politiques dans les plus prestigieuses universités américaines. La notoriété acquise dans son pays d’accueil ne l’empêche pas de critiquer la force de dissuasion de l’armement atomique, de même que la politique étrangère des États-Unis au Vietnam, à Chypre, au Moyen Orient, la corruption du pouvoir dans l’affaire du Watergate, son attitude à l’égard de la question noire, ni de défendre la légitimité de la désobéissance civile. Hantée par la perspective d’une troisième guerre mondiale, Hannahh Arendt, rappelant la prophétie de Tocqueville selon lequel « un nouveau monde a besoin d’une nouvelle politique », poursuit inlassablement son interrogation sur Qu’est-ce que la politique ? (posthume, 1993).
Comment penser la crise de la culture, la crise de l’éducation, l’avènement du mensonge en politique, dès lors qu’aucune des réponses fournies par la tradition n’est plus valable : telles sont les interrogations qui sous-tendent La Crise de la culture (1954), puis La Condition de l’homme moderne (1958). Ce livre signe sa réconciliation avec le monde, en appelant à penser la vita activa sous l’angle du travail, de l’œuvre et de l’action. « Les hommes qui ne pensent pas sont comme des somnambules »
En 1961, elle couvrit à sa demande, le procès Eichmann pour le New Yorker, estimant qu’elle devait cela à son passé. Elle en tira le livre Eichmann à Jérusalem, dont le sous-titre, Rapport sur la banalité du mal, ainsi que les quelques pages où elle relate le rôle des conseils juifs dans la « solution finale » des Juifs européens déclenchèrent contre elle une véritable cabale, dont les effets se font encore sentir : « Eichmann n’était ni un Iago, ni un Macbeth et il ne lui serait jamais venu à l’esprit, comme à Richard III, de faire le mal par principe », y affirmait-elle. Son seul crime, sans précédent, consistait à ne pas avoir pensé ce qu’il faisait, à n’avoir pas imaginé les conséquences de ses actes, à ne pas avoir compris que « la politique n’est pas la nursery », que ce peut être un honneur que de désobéir dès lors que la loi est inique.
De 1963 à 1968, Hannahh Arendt enseigne à l’université de Chicago.
Les victoires d’Israël durant la guerre de Six Jours l’enthousiasment – « Toute catastrophe réelle en Israël m’affecterait profondément, plus que tout au monde », écrivait-elle à son amie, Mary MacCarthy – même si, en 1952, elle avait décrété, suite à une loi de nationalité votée par le gouvernement israélien, qui excluait de la citoyenneté israélienne un grand nombre d’Arabes vivant en Israël, qu’elle ne voulait plus avoir affaire avec la politique juive. La révolte étudiante à Columbia, en avril 1968, lui fournit une fois de plus l’occasion de réfléchir sur les concepts de pouvoir et de violence : l’article qu’elle écrivit à cette occasion, « Sur la violence », sera repris dans Du mensonge à la violence (1969).
La même année elle accepte de contribuer aux « Mélanges » dédiés à Martin Heidegger à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, célébrant celui dont la réputation l’avait attirée à Fribourg, et comparant son engagement nazi au rôle joué par Platon auprès du tyran de Syracuse. Les écrits rassemblés dans Vies politiques (1968), et consacrés notamment à Jaspers, Heidegger, Broch, Benjamin, Brecht, sont un autre témoignage de fidélité envers ceux qui ont su penser en de « sombres temps ».
En 1973, elle accepte d’assurer les conférences Gifford à Aberdeen. C’est l’occasion pour elle de revenir à la vita contemplativa, comme en témoigne sa déclaration : « En politique, j’ai simplement joué mon rôle, rien de plus. À partir de maintenant, et pour le temps qui me reste, je m’occuperai de problèmes qui sont au-delà des choses dont s’occupe la politique », soit, de La Vie de l’esprit, dont trois volumes étaient prévus : La Pensée, Le Vouloir, Juger. Ils parurent après sa mort, advenue le 4 décembre 1975.
Les Origines du totalitarisme
« Que s’est-il passé ? Pourquoi cela s’est-il passé ? Comment cela a-t-il été possible ? » telles sont les trois questions que pose Hannahh Arendt. Analysant ces « trois piliers de l’enfer » que sont l’antisémitisme, l’impérialisme, le racisme, elle s’efforce de comprendre le caractère absolument inédit du totalitarisme qui tient dans l’existence de crimes impunissables autant qu’impardonnables, et dans la révélation d’un « mal absolu ». Irréductible aux formes traditionnelles d’oppression, ce nouveau type de régime naît de la crise des valeurs sur lesquelles était fondée l’ancienne notion de politique : « liberté et justice, autorité et raison, responsabilité et vertu, pouvoir et gloire ». Il suppose la production d’un homme nouveau, pur et simple représentant de l’espèce, composante anonyme d’un ensemble d’individus interchangeables. La terreur devient son principe même.
L’œuvre comprend trois volumes :
- Sur l’antisémitisme
- L’impérialisme
- Le système totalitaire
Le système totalitaire
Cette troisième partie de l’œuvre de Hannah Arendt nous permet de comprendre le sens de sa démarche, et peut-être dans découvrir le secret. La thèse d’Hannah Arendt peut se résumer ainsi : Quelque soit les origines des systèmes totalitaires et les conditions historiques de leur apparition, lié sans aucun doute comme elle l’écrit à la crise de notre siècle, l’essence du totalitarisme est d’ordre idéologique. Allons d’emblée au dernier chapitre du livre : idéologie et terreur, un nouveau type de régime. Hannah Arendt écrit « en retraçant l’histoire et en analysant les implications politiques, de ce que nous avons coutume d’appeler la crise de notre siècle, nous pourrions mettre à jour les éléments constitutif du totalitarisme… »
Et, reprenant les différents chapitres de son livre, elle résume ainsi ses éléments constitutifs des régimes totalitaires :
« -le régime totalitaire transforme toujours les classes en masse ;
-Il substitue au système des partis non pas des dictature à parti unique, mais des mouvements de masses.
-Il déplace le centre du pouvoir de l’armée à la police.
-Il met en œuvre une politique étrangère visant ouvertement la domination du monde. »
-« Le régime totalitaire étant ainsi décrit en ces éléments constitutifs, Hannah Arendt pose la question : le régime totalitaire né de cette crise, et qui en est en même temps le symptôme le plus manifeste, n’est-il qu’un rapiéçage qui emprunte ces méthode d’intimidation, ces moyens d’organisation et ces instruments de violence à l’arsenal politique bien connu de la tyrannie du despotisme et des dictatures. Ne doit-il son existence qu’à la faillite déplorable, mais peut-être accidentelle des forces politiques traditionnelles (libérales ou conservatrices, nationales ou socialistes) ?
-ou bien y a-t-il quelque chose comme une nature du régime totalitaire, une essence propre » qui interdit de le comparer « à d’autres types de régimes » à d’autres formes d’oppression politique que nous connaissons tel le despotisme la tyrannie et la dictature.
Si l’on s’en tient à l’histoire des régimes politiques, en, réalité, peu nombreux, tels qu’ils ont étés analysés par les philosophes « nous sommes tentés d’interpréter le totalitarisme comme quelque forme moderne de tyrannie, à savoir comme un régime sans loi où le pouvoir est monopolisé par un homme… quels ont étés en effet tout au long de notre tradition les marques distinctives de la tyrannie ? : L’arbitraire du pouvoir, son affranchissement à l’égard des lois, son existence au profit du gouvernant et au détriment des gouvernés, la peur réciproque entre eux. » Et voici la démonstration : or « avec le régime totalitaire nous sommes en présence d’un genre de régime totalement différent. Que, régime soumis à des lois et pouvoir légitime d’une part, absence de loi et pouvoir arbitraire d’autre part. Voilà qui n’a jamais fait question. » Tout régime politique explique HannahArendt repose sur un corpus de loi, que celles-ci soient acceptées par le corps social, (selon un consensus juris) ou que le pouvoir comme dans la dictature s’institue son propre consensus juris. Le propre du système totalitaire réside dans un nouveau concept du droit qui fonde la politique. Son défit à toutes les lois politiques y compris les siennes propres, implique qu’il pense pouvoir se passer de tout consensus juris, sans pour autant se résigner à l’absence de lois, à l’arbitraire et à la peur qui caractérise l’état de tyrannie. Et, si elle peut se passer du consensus juris, c’est qu’elle promet d’affranchir l’accomplissement de la loi de toute action et de toute volonté humaine ; elle promet la justice sur terre parce qu’elle prétend faire du genre humain lui-même l’incarnation de la loi. Autrement dit, la légitimité totalitaire ne peut rejeter la légalité (les lois positives) que parce qu’elle prétend instaurer le règne direct de la justice sur la terre en accomplissant la loi de l’histoire ou de la nature. En un mot, ce qui constitue l’essence du totalitarisme, c’est l’idée selon laquelle l’humanité -l’espèce humaine- n’est soumise à aucune loi que celle de la Nature ou celle de l’Histoire. Et ces lois (de la Nature ou de l’Histoire), pour peu qu’elles soient correctement exécutées, sont censées avoir la production du genre humain pour ultime produit… » C’est cette espérance qui se cache derrière la prétention de tous les régimes totalitaires à un règne planétaire ; cette idée, qui constitue l’essence « idéologique » du totalitarisme, a plusieurs corollaire :
-Elle délivre les individus dans leur conduite à toute référence au bien ou mal, dans la mesure même, où le système est l’accomplissement du genre humain.
-Cette idée comporte en elle-même la prétention de toues les régimes totalitaires à un règne planétaire.
Hannah Arendt poursuit ainsi son analyse : dans l’interprétation totalitaire, toutes les lois sont devenues des lois de mouvement. Que les nazis parlent de la loi de la Nature, ou que les Bolcheviks parlent de celle de l’Histoire, ni la Nature, ni l’Histoire, ne sont plus la source d’autorité qui donne stabilité aux actions des mortels ; elles sont elle-même des mouvements. Le totalitarisme est intimement lié à l’utopie d’une réalisation de l’espèce humaine.
« sous jacente à la croyance des nazis en des lois de la race qui serait l’expression en l’homme de la loi naturelle, se trouve l’idée de Darwin, selon laquelle l’homme serait le produit d’une évolution naturelle qui ne s’arrête pas nécessairement à l’aspect présent de l’espèce humaine. Il en va exactement de même chez les bolcheviks : leur croyance en la lutte des classes comme expressions de la loi de l’histoire repose sur la conception marxiste de la société comme produit d’un gigantesque mouvement historique qui, selon sa propre loi interne, se précipiterait vers la fin des temps historiques où il s’abolirait lui-même…
Engels lui-même a nommé Marx « le Darwin de l’histoire ». A considérer non pas l’œuvre réellement accomplie des deux hommes, mais leurs positions philosophiques fondamentales, il s’avère en définitive que le mouvement de m’histoire et celui de la nature ne font qu’un… La loi naturelle de Darwin selon laquelle seule survivent les plus aptes est tout aussi historique que celle de Marx selon laquelle la classe la plus progressive et comme tel, le racisme pouvait l’utiliser. Inversement, la lutte des classes en tant que moteur de l’Histoire, n’est selon Marx que le reflet de l’évolution des forces productives, lesquelles à leur tour ont pour origine la force de travail des hommes. Et pour Marx, le travail n’est pas une force historique, mais une force naturelle-biologique -‘‘libéré à la faveur du métabolisme de l’homme avec la nature’’ grâce auquel celui-ci conserve sa vie individuelle et reproduit l’espèce. Engels vit très clairement l’affinité entre les deux convictions fondamentales parce qu’il comprit le rôle décisif du concept d’évolution… Que la force motrice de cette évolution soit appelée nature ou histoire est relativement secondaire. Dans ces idéologies, le terme loi lui-même change de sens, au lieu de former le cadre stable, où les actions humaines peuvent prendre place, celle-ci devient l’expression du mouvement lui-même. »
Autrement dit, au lieu que la « loi » (les lois positives ou la loi morale) règle les mouvements et les actions des hommes, constituant et maintenant le lien social, elle devient au travers de cette idéologie un processus qui ne peut avoir de terme.
« si c’est la loi de la nature d’éliminer tout ce qui est sans défense et inapte à vivre, ce serait la fin de la nature elle-même, si l’on ne pouvait trouver de nouvelles catégories de gens sans défense et inapte à vivre. Si c’est la loi de l’histoire que dans une lutte de classe, certaines classes dépérissent, ce serait la fin de l’histoire humaine elle-même si ne se formait de nouvelles classes qui puissent à leur tour dépérirent sous les lois des dirigeants totalitaires. »
C’est cette idéologie que la politique totalitaire met en œuvre, et qui en constitue l’essence. Voilà qui explique « la loi du meurtre par laquelle les mouvements totalitaires prennent et exercent le pouvoir » Le terreur est « une loi du mouvement », qui est au cœur même du système totalitaire. Elle ne saurait avoir de fin, même si les mouvements totalitaires réussissaient un jour à soumettre l’humanité toute entière à leur domination.