La réflexion sur la science

 
La réflexion sur la science
 
 
D’une façon générale, la science peut être décrite comme une tentative de communiquer avec la nature, d’établir avec elle un dialogue où se dégage peu à peu questions et réponses. Mais, dans le même temps, la réflexion par les savants eux- mêmes et par les philosophes sur l’état des sciences à un moment donné de leur évolution induit, voire impose une certaine conception de la nature, une vision du monde.
 
La pratique de la science
Ou comment caractériser le dialogue que mène depuis trois siècles la science moderne ?
 
Comme l’a souligné Alexandre Koyré, on peut définir cette pratique originale de la science moderne (=depuis Newton) comme un dialogue expérimental. L’expérimentation, en effet, ne suppose pas la simple observation des faits, ni la seule quête de connexions empiriques entre des phénomènes, « des faits tels qu’ils se présentent », mais elle exige une interaction entre théorie et manipulation pratique. C’est une entreprise systématique qui revient à provoquer la nature, à lui faire dire de manière non ambiguë si elle obéit ou non à une théorie. Cela signifie d’abord que la nature est une réalité distincte de nous, dont il s’agit de deviner le comportement : on ne fait pas dire tout ce qu’on veut à la nature et c’est parce que la science n’est pas un monologue, parce que l’objet interrogé peut démentir l’hypothèse, que l’expérimentation est nécessaire.
Si la démarche scientifique peut être pratiquée, c’est parce qu’elle découvre des points d’accords remarquables entre nos hypothèses et les réponses expérimentales. En ce sens, (si l’on évoque simplement la conception finaliste de la nature par Aristote) c’est une transformation sans retour de nos rapports avec la nature qu’a engendré la réussite de la science moderne à tel point que l’on peut parler d’une révolution scientifique.
 
La question de la nature : Retour en arrière : Héraclite ou Démocrite ?
 
Avant même le développement des sciences de la nature, une double vision de la physis
Il importe peu que les premières spéculations des penseurs présocratiques se déploient dans un espace semblable à celui du mythe de la création hésiodique : polarisation initiale du ciel et de la terre que féconde le désir éveillé par l’amour ; naissance de la première génération des dieux, puissance cosmique différenciée, combat et désordre, cycle d’atrocité et de vengeance jusqu’à la stabilisation finale : la répartition des pouvoirs dans la soumission à la Justice (Dichè).
Car les présocratiques ont posé la vraie question : « le changement est-il illusoire, où est-ce la lutte mouvante des opposés qui constitue les choses. » 
 
Les changements qualitatifs peuvent-ils être réduits aux mouvements dans le vide des configurations d’atomes ? Ou bien les atomes sont-ils une multitude de changements qualitatifs, qui constitue un devenir ? Il faut opter entre Démocrite et Héraclite
 
I. La science classique
 
1) La physique galiléenne et le calcul infinitésimal
 
a)  L’objet de la physique
Il s’agit d’identifier la réalité que la science classique permet de comprendre. Depuis Galilée le problème central de la physique est le problème de l’accélération des corps ; c’est en demandant à la nature compte des changements subis par l’état de mouvement et de repos des corps que l’on a réussi à obtenir d’elle des réponses mathématiques. Autrement dit, Galilée a découvert qu’il ne faut pas demander à la nature la cause de son état de mouvement si celui-ci est uniforme, pas plus qu’il ne faut lui demander la cause de son état de repos.
Tel est le principe d’inertie : le mouvement et le repos se maintiennent d’eux-mêmes éternellement, si rien ne vient les perturber. En revanche, la science demandera raison pour tout passage du repos au mouvement, ou du mouvement au repos et pour tout changement de vitesse.
On ne demandera cependant pas pourquoi le corps accélère ; on demandera comment s’effectue cette transformation, afin d’en énoncer la loi mathématique.
 
b) Le calcul infinitésimal
Pour décrire une vitesse qui varie de manière continue, il faut décrire l’évolution d’instant en instant, de diverses grandeurs : position, vitesse et accélération, qui caractérisent l’état instantané d’un mobile. Pour ce faire, les mathématiciens ont introduit le concept de quantité infinitésimale.
Une quantité infinitésimale résulte d’un passage à la limite : c’est la variation d’une grandeur entre deux instants successifs, lorsque l’intervalle entre ces deux instants tend vers zéro.
Cette description infinitésimale permet de décomposer le changement en une série infinie de changements infiniment petits.
Ainsi, en chaque instant, la description de l’état d’un mobile comprend non seulement sa position , mais aussi sa tendance instantanée à changer de position, c'est-à-dire sa vitesse (v) en cet instant, et enfin cette tendance à modifier cette vitesse c'est-à-dire son accélération (a)
 
Vitesse et accélération mesurent une variation instantanée comme un rapport entre deux quantités infinitésimales : rapport entre la variation de la grandeur (position ou vitesse) pendant un intervalle de temps delta t et cet intervalle delta t lui-même. On appelle de telle grandeur des dérivés par rapport au temps.  Et on écrit depuis Leibniz :  v = dr/dt
quant à l’accélération, elle s’écrit : a = dv/dt = d²r/dt²
C’est une dérivée seconde.
 
2) La physique newtonienne
 
Le problème sur lequel se concentre la physique newtonienne, c’est le calcul de la dérivée seconde, c'est-à-dire de l’accélération subie en chaque instant par les différents points d’un système matériel.
Le mouvement de chacun de ces points pendant un intervalle de temps défini ou fini sera alors calculable par intégration, c'est-à-dire par sommation des variations infinitésimales de vitesse subies pendant cet intervalle. Dans le langage newtonien, étudier l’accélération, c’est déterminer les différentes forces qui agissent sur les points des systèmes étudiés. Ces forces étudiées par la physique newtonienne sont fonction de la configuration spatiale du système de corps entre lesquelles elles agissent, et varient donc lorsque les distances entre ces corps varient. Le problème dynamique (l’étude de ces forces) est posé sous la forme d’un système d’équations différentielles, où l’état instantané de chacun des points du système est décrit par sa vitesse et son accélération (par des dérivées premières et secondes)
L’intégration de ses équations différentielle aboutit au calcul de l’ensemble des trajectoires des points du système. Les trajectoires spatiotemporelles d’un ensemble de points en interaction constituent la description complète du système dynamique.
Le triomphe de la science newtonienne, c’est la découverte qu’une seule force (la force de gravitation) détermine le mouvement des planètes, des comètes et des corps qui tombent sur la terre.
Ainsi quelque soit le couple de corps matériels, leur distance et leur masse respective, le système newtonien implique qu’une force d’attraction les unis, qu’ils sont attirés l’un vers l’autre par cette force, force proportionnelle au produit de leur masse et inversement proportionnel au carré de la distance qui les sépare. (C’est cette force qu’on appelle la gravitation)
Mais, voici le corollaire de cette découverte : si on définit un système dynamique par ce fait que le mouvement de chacun de ces points est déterminé en chaque instant par la position et la vitesse de l’ensemble des points matériels qui le constituent, à proprement parler, le seul système dynamique, c’est l’univers tout entier. La vision de Newton, c’est bien celle d’un univers automate.
 
Pour comprendre la limite de cette théorie dynamique de l’univers décrit par la mécanique rationnelle de Newton, il faut noter que dans ce système, tout est donné. Il suffit de connaître l’état initial du système, pour déduire son évolution. Lorsqu’on connaît les caractéristiques du système, position, vitesse, accélération des différents points, on peut calculer son étape pour n’importe quel instant ultérieur, mais aussi pour n’importe quel instant antérieur. Autrement dit la mécanique newtonienne fait de la réversibilité la propriété de toute évolution dynamique. ‘comme dans un film qu’on visionne à l’envers)
 
3) Une vision de l’univers ; le démon de Laplace
 
A peine un siècle plus tard,  la description dynamique conçu par Newton selon le modèle intégrable possède un symbole : C’est le Démon imaginé par Laplace, capable d’observer en un instant donné la position et la vitesse de chaque masse constitutive de l’Univers et d’en déduire l’évolution universel vers le passé et vers l’avenir.
La formule de Laplace est la suivante: nous devons envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de l’état qui va suivre
 
Le démon de Laplace reste une fiction pour lui comme pour les physiciens. La question  n’est pas celle de la possibilité effective d’une prévision déterministe du cours des choses, c’est la question de sa possibilité de principe : la science classique, du moment qu’elle acceptait la vérité de la description dynamique, « devait » conclure au déterminisme universel, au caractère illusoire des processus qui constitue le monde que nous habitons et qui nous ont produit, être vivant et parlant. Ce monde régi par des lois universelles, constituant un univers dont le déterminisme est indépendant de l’homme constitue le véritable mythe de la science moderne.
 
 Conclusion :
Ainsi la science a commencé par nier la légitimité des questions posées par les hommes à propos de leur rapport à la nature. On pourrait même dire qu’elle s’est constituée contre la nature, puisqu’elle en niait la complexité et le devenir au nom d’un monde éternel et connaissable, régi par un petit nombre de lois simples et immuables. Cette idée d’une « nature automate » dont le comportement aurait pour clef des lois accessibles à l’homme par les moyens de la mécanique rationnelle est un pari réalisé par la science newtonienne qui a bel et bien découvert une loi universelle à laquelle obéissent les corps célestes et le monde sublunaire : c’est la même loi qui fait tomber les cailloux vers le sol et tourner les planètes autour du soleil.
Et dès lors, la science semble montrer -ou démontrer- que la nature n’est qu’un automate soumis. « La science semblait conclure, en même temps qu’à l’universalité et à la stabilité des lois, à la stupidité de la nature »
 
Remarques
 
Cette conception classique de la nature comprise comme une nature automate obéissant à des lois immuables n’est pas étrangère à la réflexion philosophique :
 
1) La nécessité de fonder la physique galiléenne - de lui conférer un statut philosophique en mettant hors jeu la représentation aristotélicienne de l’univers - est pour une grande part à l’origine du dualisme de la pensée et de la nature, qui constitue les termes du problème de la connaissance, tel qu’il a été élaboré par Descartes.
 
2) La mécanique rationnelle de Newton, interprétée par les matérialistes du XVIII° siècle comme un déterminisme universel, qui inclut l’homme comme une partie de la nature, conduit Kant, - pour sauvegarder la liberté et la moralité - à opérer le renversement copernicien, en montrant que la nature n’est pas une réalité en  soi, mais la série des phénomènes, donnés dans l’expérience, qui trouvent leur fondement dans le sujet.
 
3) Le matérialisme des sciences confirmé par leur développement (chimie, biologie, physiologie…) conduit par réaction au mouvement irrationaliste de la philosophie (de l’idéologie) qui dénie à la science toute compétence dans les questions que l’homme se pose par rapport à sa propre nature tels que la vie, le destin, la liberté. (Bergson, mais aussi Merleau-Ponty etc.)
 
 
 
II. Une révolution scientifique
 
Cette conception classique de la science qui comprend la nature comme un univers automate étranger à l’homme, se trouve mise en cause en deux étapes.
 
                            A. Première étape : la mécanique quantique
 
 1) La révolution quantique
 
1°La où la mécanique classique traite de positions et de vitesses qui peuvent prendre, indépendamment l’une de l’autre, des valeurs quelconques et varier d’une manière continue, le concept de la trajectoire continue d’un corps en mouvement, et le concept de la vitesse en un point donné, concepts élaborés en fonction de la mécanique newtonienne deviennent inutilisables en mécanique quantique où l’énergie se communique d’une manière discontinue, par « quanta »: La mécanique quantique traite de positions et de vitesses dont les valeurs ne peuvent plus être quelconques, mais varient d’une manière discontinue, en relation avec la constante de Planck. Pour les ensembles microscopiques il n’existe pas d’états comportant simultanément une valeur déterminée des coordonnées et une valeur déterminée de l’impulsion. C’est cette propriété physique des ensembles quantiques, par opposition aux ensembles mécaniques, qu’exprime la « relation d’indétermination » d’Heisenberg .
2°Avec l’apparition de la mécanique quantique, on a découvert que nous n’avons accès aux atomes et aux molécules (à la réalité microscopique) que par l’intermédiaire de nos instruments -comme le microscope électronique- qui tous sont macroscopiques, de sorte que, nos théories au sujet des micro objets sont intrinsèquement déterminés par cette médiation. 
Que signifie cette découverte ?
L’école de Copenhague introduit le concept de « relation d’indétermination » pour soutenir que les conditions de l’observation - l’action réciproque de l’instrument de mesure sur l’objet observé - interdisent de décrire le comportement des micro-objets, c’est à dire d’appréhender les propriétés physiques, objectives de la matière
L’analyse par les savants de cette mutation de la physique montre que les nouveaux instruments de mesure, loin de constituer un obstacle par leur interaction avec les micro-objets,  nous donnent accès à des phénomènes physiques où les concepts de la mécanique classique sont inutilisables, précisément parce que nous n’avons plus affaire à des systèmes isolés, mais à des états de la matière caractérisés par les interactions réciproques qui se réalisent dans la nature.
L’impossibilité (de fait et non de principe) de connaître le comportement individuel des micro-objets n’est pas le résultat d’une action incontrôlable de l’appareil sur l’objet, mais de la complexité des interactions dans un ensemble qu’on ne peut isoler. Il n’existe pas de systèmes microscopiques « fermés », isolés, et tout ensemble quantique implique une liaison des systèmes microscopiques avec les systèmes macroscopiques. Là où, dans la physique classique des objets à notre échelle, la définition d’un objet inclus à la fois sa position et sa vitesse, la définition des micro-objets ne peut inclure l’une qu’en excluant l’autre. On ne peut déterminer simultanément deux grandeurs : celle de la vitesse, et celle de la position d’une particule
Le déterminisme mécaniste n’était qu’un aspect particulier de l’action réciproque de tous les phénomènes de l’univers, le cas où cette liaison universelle est précisément rompue dans un système pratiquement isolé.
 
 
2) Conséquences philosophiques de cette découverte scientifique
 
1): C’est une leçon épistémologique capitale qu’il faut recueillir : le dualisme classique du sujet et de l’objet se trouve mise en cause par les progrès de la science  Regardons y de plus près : Dans le dualisme classique, le sujet connaissant était conçu comme étranger aux déterminations spatio-temporelles comme aux interactions matérielles de l’objet connu. Présent au monde, mais hors matière, l’entendement connaîtrait son objet pour ainsi dire sans y toucher. La théorie quantique a ruiné l’idée que l’objet pouvait être une réalité étrangère au sujet pensant qui cherche à la connaître - au processus de la connaissance. En effet, toute mesure dépendant d’un choix quant à ses modes technico-matériels d’obtention, la connaissance est un déterminant inévitable de ce qu’elle cherche à déterminer.
 
2) C’est aussi une leçon d’une exceptionnelle portée gnoséologique ;
Ce progrès de la science nous a enseigné qu’on ne pouvait connaître la nature de l’extérieur, en pur spectateur Au sens fort du terme, la connaissance est une interaction : La connaissance n’est plus une intuition qui saisit les idées (comme dans les philosophies du concept) ni la simple synthèse des impressions sensibles  ou des phénomènes ; c’est un processus qui a son histoire.
Les deux pôles du rapport cognitif, le subjectif et l’objectif,  ne s’opposent plus comme des contraires, mais sont, dans ce procès - dans un dialogue qui se poursuit - intimement liés. L’objectivité à laquelle la connaissance peut prétendre, est toujours en même temps subjective : elle porte de toute nécessité la marque de l’interaction requise pour l’établir.  
L’objectif est subjectif dans la mesure où la connaissance suppose l’intervention du sujet sur les processus matériels qu’il cherche à connaître. Mais le subjectif est objectif dans la mesure où les concepts élaborés par la physique tiennent compte des interactions produites par les instruments de mesure. C’est ainsi que le physicien quantique écrit : « la prise en compte des conditions d’observation dans la définition même des concepts, permet de défalquer l’effet de leur variation et permet d’accéder à une représentation affinée de la réalité objective. »
 
3) C’est enfin une confirmation de toute réflexion anthropologique
Là où la physique peut apprendre à reconnaître que la communication avec la nature est soumise à des contraintes, ces contraintes elles-mêmes nous identifient comme êtres macroscopiques situés dans le monde physique, comme un être qui non seulement dans la connaissance mais dans la vie, appartient à la nature, y prenant ses racines pour la comprendre et la maîtriser… Mais il importe de ne pas conclure (comme le font tous les positivismes) de la relativité de nos connaissances à un quelconque relativisme désenchanté et il importe plus que jamais (comme le fait par exemple Merleau-Ponty) de ne pas faire de cet enracinement un obstacle (qui entraînerait le désaveu de la connaissance scientifique).
 
 
                   B Seconde étape : la révolution scientifique de la    thermodynamique
 
1) La  découverte des «  structures dissipatives »
 
Le premier principe de thermodynamique introduit en physique le concept d’irréversibilité : il énonce que dans des conditions initiales données, un système évolue de manière irréversible lorsqu’il tend vers un état final unique, toujours le même, quel que soit son état initial : C’est le phénomène d’entropie A titre d’exemples : le phénomène de conduction thermique, ou encore le vieillissement biologique
Il existe donc une direction d’évolution privilégiée qui ne peut être inversée sans l’action d’un agent extérieur au système. D’une manière générale, c’est l’existence de phénomènes irréversibles qui permet de fixer le sens d’écoulement objectif du temps.
 
Le second principe de la thermodynamique tel qu’il est exprimé par l’inégalité de Carnot-Clausius,codifie l’irréversibilité. Il montre que l’entropie ne peut que croître dans un système par suite des transformations irréversibles qui s’y produisent. L’entropie est donc un véritable « indicateur d’irréversibilité »… Dans un système isolé la croissance de l’entropie ne s’arrête que lorsque le système atteint un état d’équilibre (maximum de l’entropie), qui met un terme à l’évolution « désordonnée » du système.
C’est l’étude des systèmes vivants qui conduit les chercheurs de l’école de Bruxelles, dont le chef de file est Ilya Prigogine, à cette conclusion : « les structures biologiques sont des états spécifiques de non-équilibre ; elles exigent une dissipation constante d’énergie et de matière, d’où leur nom de structures dissipatives. « C’est, écrit Prigogine, par une succession d’instabilités que la vie est apparue. C’est la constitution physicochimique du système et les contraintes que le milieu lui impose, qui détermine le seuil d’instabilité du système. Et c’est le hasard qui décide quelle fluctuation sera amplifiée après que le système a atteint ce seuil et vers quelle structure, quel type de fonctionnement il se dirige parmi tous ceux que rendent possibles les contraintes imposées par le milieu. »
Peu à peu se modifie la compréhension que nous avons du statut du second principe de la thermodynamique. Dans les systèmes vivants, ce principe, loin de conduire à l’idée de dégradation, qui s’achève par un état d’équilibre, montre que l’évolution du système rend au contraire possible des processus d’auto-structuration.
Cela signifie que l’état d’équilibre, auquel aboutit l’entropie dans un système isolé, se révèle dans un système non fermé, soumis dans la nature à l’interaction universelle, est « structurellement » instable
Le terme « structure dissipative » créé, en 1969, par Ilya Prigogine souligne la signification des résultats auxquels lui-même et ses collaborateurs de l’école de Bruxelles venaient de parvenir : Loin de l’équilibre thermodynamique, c’est-à-dire dans des systèmes traversés par des flux de matière et d’énergie, peuvent se produire des processus de structuration et d’organisation spontanées au sein de ces systèmes, qui deviennent le siège de « structures dissipatives ».
L’association entre les termes structure et dissipation, apparemment paradoxale puisque le mot structure évoque l’ordre alors que le mot dissipation évoque le gaspillage, le désordre, la dégradation, marquait le caractère inattendu de la découverte ; le second principe de la thermodynamique, qui a trait aux processus producteurs d’entropie, était usuellement associé à la seule idée d’évolution irréversible d’un système vers l’état d’équilibre, identifié comme l’état de désordre maximal, où toute l’énergie utilisable du système s’est dégradée ; il condamnait à la régression et à la disparition toute fluctuation qui écarte le système de l’état d’équilibre.
La découverte des structures dissipatives signifie que l’irréversibilité, loin de l’équilibre, peut jouer un rôle constructif et devenir source d’ordre : L’interprétation nouvelle fait appel au mécanisme sous-jacent d’intervention des fluctuations. Les fluctuations, au lieu de régresser, peuvent s’amplifier et le système adopte alors un régime de fonctionnement nouveau, qui ne résulte plus de la compensation mutuelle des événements moléculaires, mais constitue un véritable ordre macroscopique surgi de la foule de ces événements.
Il en résulte un changement de branche ou bifurcation vers une nouvelle structure.
La thermodynamique des processus irréversibles a découvert que les flux qui séparent certains systèmes physico-chimiques et les éloignent de l’équilibre, peuvent nourrir des phénomènes d’auto-organisation spontanée, des ruptures de symétries, des évolutions vers une complexité et une diversité croissantes
 
La seconde étape de la révolution scientifique de notre temps, c’est bien la découverte selon laquelle l’irréversibilité joue dans la nature un rôle constructif, puisqu’elle permet des processus d’organisation spontanée.
Aujourd’hui, la science des processus irréversible réhabilite au sein de la physique la conception d’une nature créatrice de structures actives et proliférantes.
 
 
 
 
2) La portée philosophique de cette découverte
 
Prigogine :
« La science d’aujourd’hui n’est plus la science « classique », les concepts fondamentaux qui fondaient « la conception classique du monde » ont aujourd’hui trouvé leur limite dans un progrès théorique qu’il ne faut pas hésiter à appeler une métamorphose. L’ambition de ramener l’ensemble des processus naturels à un petit nombre de lois a elle-même été abandonnée. Les sciences de la nature décrivent désormais un univers fragmenté, riche de diversité qualitative et de surprise potentielle.
Cette métamorphose se dessine en quelques thèmes fondamentaux :
         -Il s’agit du temps que la science classique décrit comme réversible, comme lié uniquement à la mesure du mouvement à laquelle elle ramène tout changement.
         -Il s’agit de l’activité innovatrice (de la matière) que la science classique nie en lui opposant l’automate déterministe.
         -Il s’agit de la diversité qualitative sans laquelle ni devenir ni activité ne sont concevable et que la science classique réduit à une simple apparence.
 
La découverte des structures dissipatives donne toute sa portée à la notion d’émergence, qui répond à la question : Quelque chose peut-il naître de rien ?
Ce qui est en question, c’est bien l’apparition du nouveau.
Si l’on renonce à l’idée de création d’un monde à partir de rien ou du chaos par un principe spirituel ou la volonté d’un dieu, comment expliquer l’émergence de quelque chose de nouveau à partir d’une réalité préexistante qui ne le comprend pas
- la formation de l’univers à partir des particules élémentaires qui constituent la matière que nous décrit  l’astrophysique,
- le passage de la matière « inerte » et la matière vivante, qui ne comprend rien d’autre que des processus physico-chimiques ;
- le passage des espèces animales au genre humain, alors que presque rien ne sépare leur ADN?
 
Ce que la science découvre :- les phénomènes d’auto-organisation par des ruptures de symétries, par des évolutions vers une complexité et une diversité croissantes à partir de bifurcations, c’est la philosophie qui nous permet de le comprendre.
Le bond dialectique, en quoi consiste le changement qualitatif à partir de modifications quantitatives, n’est pas un mystère, pour autant qu’on repense le rapport qui unit la quantité et la qualité que la science mécanique et la pensée logique ont séparées.
A l’encontre de l’analyse quantitative : - de la mesure du quantum qui constitue toute réalité (y compris les quanta qui déterminent les micro-objets), le tout n’est pas la sommation des parties (auquel il semble se réduire) mais l’ensemble de leurs rapports : Le « quelque chose - auquel nous avons affaire à quel que niveau du réel que ce soit, c’est la connexion d’ensemble de ses éléments, autrement dit l’organisation qui constitue sa spécificité, c'est-à-dire sa  qualité ; dans l’exemple le plus simple des transitions de phases, l’état liquide, gazeux ou solide de l’eau ne trouve pas son explication à  l’échelle atomique (quantitative), mais à celle de l’organisation moléculaire globale.
Ainsi, quand quelque chose de nouveau surgit, il ne s’agit pas d’une création à partir des éléments qui constituaient la réalité préexistante, mais d’une mutation de structure qui se produit à partir d’un certain seuil quantitatif ; Le nouveau quelque chose ne s’explique pas plus par ses éléments que sans eux ; il s’explique par leurs rapports - base explicative de sa qualité -  qui mutent à des seuils de quantité.
On peut suivre ici l’analyse de Lucien Sève :
« La qualité fait ainsi corps avec le quelque chose, déterminé par sa limite : elle ne peut changer sans le changer, sans le rendre différent. La quantité est au contraire « la qualité supprimée », autrement dit le changement qui ne fait pas différer de lui-même le quelque chose : Plus petite ou plus grande, la maison reste la même, plus pale ou plus foncé, le rouge reste rouge.
C’est parce que la quantité et la qualité forment ainsi un couple de contraires, qu’il y a une dialectique de la quantité et de la qualité. Dès lors que le quantum inhérent à chaque chose outrepasse « une certaine limite » la qualité correspondante, enfermée dans cette limite se trouve supprimée par un saut à une qualité différente.
Selon cette analyse, il y a un effet de seuil et un saut qualitatif parce qu’il y a une unité indissociable de ses contraires que sont la qualité et la quantité, de sorte que une qualité déterminée fait corps avec des « quanta » eux-mêmes régis par certaines limites. Le changement qualitatif n’est pas soudain, il est nécessairement ponctué ; autrement dit, il se produit à un point déterminé du changement quantitatif, une fois atteinte par celui-ci, la valeur limite au-delà de laquelle sont abolies les conditions d’existence d’une qualité donnée. [...]
Le changement du quelque chose est donc comme une médaille à deux faces : une variation continue de la quantité aboutissant de façon nécessaire à une mutation ponctuée de la qualité. Ce qui entraîne la différence qualitative -le passage à une qualité autre- est un changement quantitatif, donc indifférent en lui-même, étranger à la dimension nouvelle. »
L’exemple privilégié est celui du passage de la matière inerte à la matière vivante. La biologie moléculaire n’a-t-elle pas si bien réduit la biologie à la physico-chimie qu’elle semble avoir effacé la frontière entre le vivant et l’inerte.
Citons, à titre d’exemple, la formulation de F.Jacob dans « La logique du vivant » : « Ce qu’a démontré la biologie,  c’est qu’il n’existe pas d’entité métaphysique pour se cacher derrière le mot de vie. Le pouvoir de s’assembler, de produire des structures de complexité croissante, de se reproduire même, appartient aux éléments qui composent la matière. » .
Mais,comment le « pouvoir » de s’assembler, de produire des structures, elles-mêmes capables de se reproduire, appartiendrait-il aux éléments qui composent la matière ? A moins d’invoquer un principe vital, force est de constater, selon F.Jacob, qu’« avec chaque niveau d’organisation apparaissent des nouveautés, tant de propriétés que de logique».
Ce constat  conduit F.Jacob, à l’idée d’une « dialectique qui fait s’interpénétrer les contraires et s’engendrer la qualité de la quantité » ?
 
Conclusion : Le sens de la révolution scientifique
 
1° Une nouvelle représentation de l’univers
Prigogine écrit :
La science d’aujourd’hui échappe au mythe newtonien parce qu’elle a conclut théoriquement à l’impossibilité de réduire la nature à la simplicité cachée d’une réalité régie par des lois  immuables.
Cette métamorphose conduit à l’idée du devenir, c'est-à-dire à une histoire inséparable de l’existence de la matière
 «  Nous avons maintenant découvert, écrit Prigogine, la violence de l’univers, que les étoiles explosent et que les galaxies naissent et meurent…. »
Les progrès de la physique selon Cohen-Tannoudji débouchent sur une véritable cosmogonie scientifique.
« En direction de l’infiniment petit, il a été possible d’identifier les constituants irréductibles (jusqu’à nouvel ordre) de la matière et de déterminer les interactions qui gouvernent leurs dynamiques.
Dans la direction de l’infiniment grand, dès 1915 avec la relativité générale, Einstein établissait une nouvelle théorie de la gravitation universelle, englobant et dépassant celle de Newton. Il devenait alors possible de penser l’univers dans son entier, livré à sa propre gravitation.
Par ailleurs, les progrès dans l’observation astronomique mettaient en évidence le caractère évolutif de cet univers : Les progrès de la mécanique quantique, de la physique nucléaire et des autres disciplines de la physique, conduisent à une représentation de l’univers où rien ne peut être considéré comme statique et figé : Les étoiles naissent vivent et meurent dans de gigantesques cataclysmes ; la matière dispersée dans ses explosions donne naissance à de nouvelles étoiles. L’univers créé l’espace dans lequel il s’étend.
Si l’univers est ainsi en expansion, on découvre en même temps qu’il y a eu dans le passé un temps où sa densité de matière et d’énergie, et sa température étaient tellement élevées que seuls les concepts de la physique des particules sont à même de rendre compte de sa dynamique. C’est le temps d’une gigantesque explosion, celle du Big-Bang, point de départ de l’expansion universelle dont nous percevons les échos. A l’origine l’univers est dans un état totalement indifférencié, les interactions fondamentales sont unifiées, les particules sont toutes sans masse ; puis, au fur et à mesure que baisse la température, la matière universelle se dilue, les interactions se séparent, certaines particules deviennent massives, de nouvelles structures et de nouveaux états de la matière se forment
Ainsi émerge une représentation de l’univers qui n’est pas seulement en expansion mais en devenir.
 
2) Une nouvelle conception de la matière
Prigogine écrit 
« La perspective que nous voyons s’ouvrir, celle d’un changement de phase primordiale, producteur de rayonnement et de particules structurées, probablement instables, inscrit l’irréversibilité dans la matière comme elle est déjà inscrite dans la vie. Le rayonnement solaire qui baigne la terre est certes synonyme de dissipation, mais il est également responsable de la création de biomolécules à la structure complexe. Que le même type de dualité puisse se retrouver à l’origine de notre univers symbolise de manière dramatique la transformation des relations entre le temps et l’existant. »
 
Cette nouvelle relation entre le temps et l’existant, ce n’est rien d autre que la confirmation par les progrès de la science du matérialisme philosophique affirmant l’éternité de la matière.
Tout ce à quoi nous avons affaire :-  depuis la formation de notre galaxie, - là où la science nous permet aujourd’hui de remonter, jusqu’à l’émergence de la vie et à l’avènement de l’humain, relève d’une histoire qui est celle de la matière :
Si le progrès des sciences confirme cette hypothèse philosophique, c’est qu’elle nous permet aujourd’hui de comprendre, grâce à une pensée dialectique, comment peuvent émerger, au cours de cette histoire, des formes qualitativement nouvelles d’une réalité, qui seule existe parce qu’elle se confond avec le temps lui-même.
 
Nous avons une preuve mathématique  de l’infinité de la matière: c’est la théorie cantorienne
La pensée de Cantor consiste dans ce que l’on peut appeler la détotalisation du nombre ; détotalisation dont l’autre nom est transfini.
A l’aide du théorème de Cantor, l’on peut donc construire une suite illimitée non pas simplement d’ensembles finis, mais d’ensembles infinis. C’est cette succession d’infinis plus grands que les autres qu’on appelle les nombres cardinaux transfinis. Et cette succession n’admet aucun achèvement, aucun bouclage : il n’y a pas d’ensemble ultime ; il n’y a pas d’ensemble de tous les ensembles. Ces infinis n’admettent pas de recollection ultime.
Ce qui est remarquable dans ce théorème, c’est que ce qui est énoncé comme inconcevable c’est l’ensemble du concevable. Qu’est-ce à dire sinon que la réalité est une totalité qui n’est pas totalisable ?  Et, ce n’est rien dire d’autre sinon que la pensée est un moment de l’histoire de la matière.
 
 
3) Une nouvelle conception des rapports de l’homme à la nature
 
Encore une fois c’est Prigogine qui nous met sur le chemin.
« Nous voulons montrer, écrit-il, que les sciences de la nature, au moment où elles découvrent les problèmes de la complexité et du devenir, deviennent également capables d’entendre quelque chose de la signification de certaines questions exprimées par les mythes, les religions et les philosophies ; capables aussi de mieux mesurer la nature des problèmes propres aux sciences dont l’objet est l’homme et les sociétés humaines.
Ces  questions « métaphysiques » ce sont celles qui concernent  l’origine du monde, l’émergence de la vie et l’énigme de la conscience.
Pour répondre à ces interrogations, il faut  « Comprendre la nature de telle manière qu’il n’y ait pas d’absurdité à affirmer qu’elle nous  a produits » C’est la voie que nous ouvre  « La nouvelle alliance » de la science et de la philosophie
ANNEXE : La nouvelle cosmologie
 
L’Univers était alors baigné de rayonnement énergétique dominant sa dynamique, intimement lié à la matière. Aucune structure n’existait. Pas de galaxies, ni d’étoiles ou de planètes, ni la moindre molécule ou le moindre atome. Les atomes ne sont nés, comme nous l’avons déjà dit, qu’à la recombinaison. De fait, en remontant plus loin encore dans le passé, les structures de plus en plus élémentaires – les noyaux d’atomes, ou même les particules qui les constituent – n’existaient même pas. La fabrication des noyaux d’atomes les plus légers – la nucléosynthèse primordiale – est une étape des plus importantes.
Pendant ses trois premières minutes d’existence, l’Univers ne contient que des particules individuelles (on ne peut dire libres car la densité est si élevée qu’elles interagissent toutes entre elles ; néanmoins, elles ne sont pas liées dans des structures telles que des noyaux d’atomes) : essentiellement des neutrons, des protons et des électrons pour la matière, des photons et des neutrinos pour le rayonnement. Il n’existe donc aucun noyau d’élément chimique puisque ceux-ci sont des assemblages liés de nucléons (sauf bien entendu des noyaux d’hydrogène, qui se réduisent à un seul proton). Mais, dans des conditions favorables, neutrons et protons peuvent fusionner pour former des noyaux d’atomes. Or, les modèles de big bang prévoient justement que de telles conditions se sont rencontrées trois minutes environ après le big bang, à une température voisine du milliard de kelvins. Selon ces modèles, les nucléons isolés se seraient donc assemblés pour former les noyaux d’atomes les plus petits : ceux de deutérium, d’hélium et de lithium. Il se trouve que, précisément, les astronomes observent ces éléments dans l’Univers, avec les abondances prédites par ces modèles de nucléosynthèse primordiale ; bien plus, aucune autre explication ne peut en rendre compte : ces éléments ne peuvent, comme les éléments plus lourds (carbone, oxygène, fer...), avoir été fabriqués à l’intérieur des étoiles. Les modèles de big bang montrent ici leur validité. À vrai dire, les observations les plus récentes ont déclenché une controverse à propos de l’abondance du deutérium. Des résultats contradictoires ont été rapportés. Globalement en accord avec les modèles de big bang, ils en favorisent l’une et l’autre version. La question reste ouverte.
S’il n’y avait pas d’atomes avant la recombinaison, c’est que l’intense énergie régnante (sous forme de rayonnement par exemple) aurait aussitôt détruit tout atome présent. De même, avant la nucléosynthèse, l’énergie régnante aurait détruit tout noyau de deutérium. En remontant encore dans le temps, l’énergie augmente, atteignant des valeurs telles que les particules élémentaires elles-mêmes ne pouvaient subsister. Pendant la première microseconde après le big bang, l’Univers était rempli d’une « soupe de quarks » (les quarks sont, en l’état de nos connaissances, les constituants les plus « ultimes » de la matière). Ces quarks, au cours de la transition quark-hadron, se seraient structurés en neutrons et en protons. Mais la physique d’avant cette transition reste incertaine : pour décrire la première microseconde de l’Univers, les théories actuelles sont encore impuissantes tant densité et énergie sont élevées ; c’est le royaume des hypothèses non confirmées.
 
 
 
 
 
 
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