A l’époque où le mythe voit le jour, l’idée abstraite de l’homme n’est pas dégagée. On ne peut parler de l’homme qu’au pluriel. Si l’on veut se représenter les hommes tels qu’ils sont aujourd’hui, animés par les désirs, occupés à la guerre, condamnés à travailler pour obtenir leur nourriture, en proie aux maladies, sujets au vieillissement et à la mort, il faut « imaginer » une chronologie, qui raconte la naissance et l’histoire des hommes depuis le jour où Chronos, séparant le Ciel de la Terre (ouranos de gaïa) est devenu le souverain d’un univers constitué de toutes les puissances divines ( celles que l’on retrouve latentes dans l’homme), jusqu’à ce qu’il soit chassé et remplacé par son fils Zeus qui règne sur les dieux de l’Olympe
C’est cette chronologie qu’élabore Hésiode en décrivant quatre « races » humaines, dont chacune peut être caractérisée par un métal.
Créées toutes deux par les « Immortels qui occupaient l’Olympe », quand régnait Cronos, les races d’or et d’argent représentent la jeunesse des humanités qui se sont succédé sur terre. La première reste identiquement jeune au cours de sa très longue vie ; elle ignore la sénilité. La seconde vit cent ans dans l’enfance pour mourir aussitôt franchi le seuil de l’adolescence ; elle est toute puérilité. L’une et l’autre vivent, à tous égards, au voisinage des dieux, ces « toujours jeunes » dont la nature exclut la vieillesse non moins que la mort. Au sein de l’abondance, elles ignorent la dure nécessité du travail et de l’émulation au labeur ; elles ne s’affrontent pas non plus dans les combats guerriers, que suscite la mauvaise éris. Les hommes d’argent, au cours du bref moment où ils ont quitté les jupes de leur mère et leurs jeux enfantins, ne peuvent s’abstenir entre eux de démesure, mais ils ne se font pas la guerre dont ils ne semblent pas même posséder les instruments.
Les hommes de la race de bronze sont uniquement guerriers : ne songeant qu’aux travaux d’Arès ils meurent comme ils ont vécu, en guerroyant. Leur race disparaît de même façon que cesse le combat : faute de combattants. Ils se massacrent les uns les autres, ils périssent « domptés par leurs propres bras » ; ils quittent la lumière du soleil pour gagner tous ensemble le séjour moisi de l’Hadès. Quand la terre les a recouverts, ils s’évanouissent comme une fumée dans la brume du pays des morts.
Vient l’âge de la race de feroù les hommes sont condamnés au travail pour survivre et conduits inéluctablement à la vieillesse et à la mort. Cet âge décrit les conditions de vie des hommes d’aujourd’hui.
Si l’on se représente cet âge comme le dernier stade d’une chronologie qui définit la race des hommes, l’humanité devrait n’être plus qu’une population de vieillards, donnant naissance à des enfants « aux tempes déjà blanchies ». Pour expliquer la nature humaine : la « misère » de l’homme, il faudrait considérer que les débuts de l’humanité furent un âge d’or, d’où l’homme a été chassé, un « paradis perdu » ; et il faudrait comprendre l’homme comme un être déchu, dont l’histoire n’est qu’une vallée de larmes. C’est cette idée que développera la religion.
La mythologie nous dit tout autre chose que la religion: Quand les hommes sont parvenus à l’âge de fer, l’humanité n’est pas condamnée au vieillissement et à l’extinction, parce que l’homme, à la différence des animaux, ne reste pas « le même » toute sa vie : les stades que les hommes ont parcourus : de l’âge d’or, puis d’argent à l’âge de bronze pour se retrouver à l’âge de fer, sont en même temps les « âges » de toute vie humaine, à chacun desquels l’homme est différent. Pour passer de l’enfance à l’âge adulte, il faut subir des rituels d’initiation qui font franchir la frontière entre les deux âges : on devient autre que soi, on entre dans un nouveau personnage, dès lors que, d’enfant, on se retrouve adulte. De la même façon, pour un adulte, qui est un guerrier, quand on a deux pieds, on est quelqu’un dont le prestige et la force s’imposent ; mais, à partir du moment où l’on entre dans la vieillesse, on cesse d’être un guerrier sur ses deux pieds pour devenir au mieux l’homme de la parole et du sage conseil et, au pis, un lamentable déchet. Au cours de ces trois âges, l’homme ne reste le même qu’en se transformant.
L’humanité n’est pas condamnée à la décadence, parce qu’elle n’existe qu’à travers la succession des générations. Et, à chaque génération, le cycle recommence : il y a l’âge d’or de l’enfance, l’argent qui ne brille que jusqu’à la fin de l’adolescence, la couleur du bronze sur les boucliers de ceux qui, parvenus à la fleur de l’âge, font la guerre et, s’ils meurent, peuvent être des héros ; enfin les guerriers, que la mort n’a pas élus dans la fleur de l’âge, deviennent agriculteurs pour arracher à la nature la nourriture des hommes : ils travaillent, vieillissent et meurent sous le harnais. L’homme n’est « le même » qu’à travers le cycle des générations.
C’est cette condition humaine que le mythe de Prométhée doit expliquer.
Comme l’écrit Pierre Vidal-Naquet dans son essai sur le Sacrifice : Du mythe des races, du mythe de Prométhée et de celui de Pandora, (à partir de la théogonie d’Hésiode et des travaux et des jours), on peut tirer une définition anthropologiquede la condition humaine.
Comme l’explique J.P. Vernant, le mythe de Prométhée est l’explicitation de la condition humaine, telle que la comprennent les Grecs, sous la forme d’un récit : à partir d’une généalogie, qui est le mythe des races.
Le mythe de Prométhée doit expliquer comment la condition humaine, qui est celle de l’âge de fer, condamnant les hommes au travail, au vieillissement et à la mort, n’est pas synonyme de la fin de l’humanité, mais bien l’inauguration d’un temps cyclique par lequel elle survit en se renouvelant au travers de la succession des générations.
Il a fallu pour cela que le fils d’un titan, Prométhée, anticipant le devenir, s’oppose par la ruse à la volonté de Zeus en donnant à la race humaine les moyens de survivre grâce au vol d’une parcelle du feu, qui incarne la puissance du dieu.
L’ambiguïté de la condition humaine
1) Le propre de l’âge de fer, c’est qu’il n’est pas celui de l’âge d’or. Ce temps mythique, où les « hommes vivaient comme des Dieux », sans vieillesse et sans mort véritable : « Tous les biens, écrit Hésiode, étaient à eux : La terre donneuse de blé, produisait d’elle-même une abondante et généreuse récolte, et eux, dans la joie et dans la paix, paissait leur champ au milieu de biens sans nombre. »
Par opposition à l’âge d’or, Hésiode a tracé en introduction et en conclusion du mythe de Prométhée, le tableau de la vie humaine à l’âge de fer : Les maladies, la vieillesse, la mort, l’ignorance du lendemain et l’angoisse de l’avenir, mais surtout la nécessité du travail (le travail agricole s’entend, celui qui contraint les hommes d’arracher leur nourriture à la terre.).
Partant d’un âge d’or où règne la jeunesse, la justice, l’amitié mutuelle et le bonheur, on aboutit à un âge qui est tout l’inverse du premier, où l’homme est livré à la vieillesse, à l’injustice, à l’esprit de querelle, au malheur. Là où l’âge d’or était le règne de la pure « dikè,» ( justice,) l’âge de fer est celui de la pure « hubris, » (la démesure)
2) Si l’on a pu passer d’un âge à l’autre, c’est que les hommes mortels ne pouvaient vivre en compagnie des Dieux immortels sans que règne entre eux la querelle, « éris ».
C’est ainsi que les hommes, chassés du royaume des dieux, se retrouvent nus et désarmés : inermes, pour ainsi dire sans bras. A la différence des autres êtres vivants, auxquels Epiméthée a distribué toutes lesqualités et les capacités nécessaires à leur survie, les hommes ne disposent pas naturellement des moyens de vivre.
Telle est la première approche par les Grecs de la condition humaine : les hommes se situent dans l’entre-deux : entre les immortels dont ils ne peuvent partager l’existence bienheureuse et le règne animal qui est doté par la nature des moyens de vivre.
Le mythe de Prométhée est là pour nous permettre de comprendre cette ambiguïté de la condition humaine.
Prométhée est bien placé pour cela, on l’appelle titan, mais en réalité, il n’est que le fils de Japet qui est le frère de Chronos, lui-même un titan. Il n’est donc pas vraiment un olympien, et c’est son intelligence – sa prévoyance- qui va lui permettre d’apporter remède à la querelle entre Zeus et les hommes. C’est lui qui va suppléer l’étourderie - l’imprévoyance - de son frère qui a oublié les hommes dans sa distribution.
Le récit
Le récit se déroule en trois épisodes.
1) Premier Épisode :
Le premier épisode du récit est comme l’écrit Jean-Pierre Vernant : « le mythe de référence pour comprendre la place, la fonction et la signification du sacrifice dans la vie religieuse des Grecs.
Après que les hommes ont quitté le royaume des immortels, il convient de définir la relation qu’ils entretiennent avec les dieux. En effet, s’il est vrai que les hommes partagent la condition mortelle des bêtes, parmi toutes les créatures soumises au trépas, ils sont les seuls dont le mode d’existence ne peut se concevoir sans relations avec les puissances surnaturelles ; il n’est point de cité humaine, qui, par un culte organisé, n’établissent avec le divin une sorte de communauté. Le sacrifice exprime ce statut ambigu des humains dans leurs rapports avec le divin.
On connaît le récit : Les dieux et les hommes sont rassemblés comme à l’ordinaire et Zeus charge Prométhée de faire la répartition de la nourriture. Prométhée amène un superbe taureau qu’il abat puis découpe en deux parties. Il procède comme on le fait dans le sacrifice ordinaire chez les Grecs : La bête est abattue, la peau enlevée, puis commence la découpe. La première opération consiste à dénuder entièrement les os longs des membres antérieurs et postérieurs, pour qu’il n’y ait plus de viande qui reste attachée. Ce travail accompli, Prométhée rassemble tous les os blancs de la bête, et les enveloppe d’une mince couche de graisse appétissante. Tel est la première portion préparée par Prométhée. La seconde portion est constituée par toutes les chairs comestibles de l’animal qui sont enveloppées dans la panse visqueuse et déplaisante à voir de la bête.
Chacune des deux parts préparées par Prométhée est un leurre, une duperie : En effet, la première portion dissimule sous une apparence appétissante les os dénudés de la bête, la seconde portion camoufle sous l’aspect rebutant de la panse les chairs comestibles.
Le sacrifice apparaît ainsi comme l’acte qui a consacré pour la première fois la ségrégation des statuts divin et humain : Chacune de ces portions, telle qu’elle a été préparée par Prométhée exprime la différence de statut entre dieux et hommes.
On ne peut s’empêcher de penser, que les Grecs aussi rusés qu’Ulysse, ont conscience à travers les cérémonies du sacrifice, de tromper les dieux.
Mais le mythe exprime davantage.
Zeus choisit naturellement la part appétissante ; mais ce faisant, il n’est pas dupe, il a compris la ruse et su la reconnaître. Derrière ce choix se cache une secrète vengeance. Car, en mangeant la viande, les hommes se comportent eux-mêmes comme des ventres ; ils sont condamnés à se repaître de la chair d’une bête morte pour faire face à une faim sans cesse renaissante qui implique l’usure des forces, la fatigue, le vieillissement, et la mort.
Contrairement à ce que pensent les hommes, ce sont les dieux qui ont la bonne part. En se contentant de la fumée des os, en vivant d’odeurs et de parfums, les dieux se révèlent d’une toute autre nature que les hommes : immortels et éternellement jeunes, parce que leur existence ne comporte aucun contact avec ce qui est périssable et corruptible.
Ainsi, au travers de ce partage, se trouve défini ce qui constitue la condition humaine. Le mythe exprime sous la forme d’un récit ce qui est en fait la prise de conscience par les Grecs de la condition mortelle des hommes, qui sont radicalement séparés du surnaturel.
2) Le deuxième épisode
Les hommes ont pour ainsi dire choisi leur condition, se condamnant pour survivre à consommer la chair des animaux.
C’est là que prend place le second épisode du récit : Pour accomplir sa vengeance, Zeus va tenter de condamner les hommes à manger une chair morte, en les privant du feu.
Il les prive du feu céleste dont ils disposaient librement auparavant, et, faute de feu, les hommes seront ainsi incapables de cuire pour la manger, la viande qu’ils ont obtenue en partage. La situation est d’autant plus désagréable, que les hommes, disposant de la viande de l’animal voudraient pouvoir la faire cuire. Les mortels ne sont pas des cannibales, ni des bêtes sauvages qui mangent la chair toute crue. Ils ni peuvent manger la viande que si elle est cuisinée.
Mais Zeus cache aussi aux hommes leur vie, bios, autrement dit la nourriture céréalière qu’ils devront arracher à la terre, alors qu’auparavant, les blés poussaient tout seul en suffisance. Plus d’abondance désormais pour palier la faim sans le dur labeur.
C’est là qu’intervient la seconde ruse de Prométhée, qui constitue le deuxième épisode de la fable.
L’air de rien, Prométhée monte au ciel comme un voyageur qui se promène une plante à la main, une branche de fenouil, bien verte à l’extérieur. Or, le fenouil possède une disposition particulière ; sa structure présente d’une certaine façon le contraire de celle des autres arbres, qui sont secs au dehors et humides à l’intérieur, où circule la sève. A l’inverse, le fenouil est humide et vert à l’extérieur, mais complètement sec à l’intérieur. C’est ainsi que Prométhée s’empare d’une semence du feu de Zeus –sperma puros- et le glisse à l’intérieur de son fenouil. Il redescend sur terre, toujours à la manière d’un voyageur désintéressé qui se promène à l’ombre de son fenouil. Mais à l’intérieur de la plante, le feu brille, et c’est cette semence que Prométhée donne aux hommes.
Ce dont disposent maintenant les hommes, à partir de cette semence, c’est un feu qui est né, et qu’ils vont devoir entretenir pour le conserver.
Cet épisode est sans doute le plus important du mythe parce qu’il décrit le passage de la nature à la culture.
Il faut remarquer qu’avant l’avènement de l’idéologie religieuse et de la réflexion philosophique, la pensée mythique élabore une explication anthropologique qui se représente la condition humaine, indépendamment de toute ontologie, comme un passage de la nature à la culture.
3) Le troisième épisode :
Furieux de voir briller au milieu des hommes le feu qu’il ne voulait pas leur donner, Zeus, en éclatant de rire comme il aime le faire, réserve aux hommes une nouvelle déconvenue : Un cadeau fait sur mesure.
Convoquant Héphaïstos, Athéna, Aphrodite, mais aussi des divinités mineures, les Heures, il ordonne à Héphaïstos de mouiller de la glaise avec de l’eau et de modeler une sorte de mannequin en figure de femme, ou plus exactement de jeune fille. (Parthénos) : de femme prête au mariage. Il demande ensuite à Athéna et à Aphrodite, de la vêtir, de prolonger sa beauté par l’éclat des parures : Ornements, bijoux, soutien-gorges et couronnes.
En cette créature, les dieux ont ainsi créé un être dans lequel, sont mis la force d’un homme –sthénos- et la voix d’un être humain –phonè-. Mais, ce mannequin d’où est issue toute la « race des femmes », se présente avec une apparence trompeuse. Sa grâce (charis) est infinie, et hommes et Dieux tombent sous le charme. Mais sous cette apparence se cache autre chose. Hermès a placé dans sa bouche des mots menteurs, l’esprit d’une chienne, et un tempérament de voleur.
C’est ainsi que les grecs se représentent la femme : divine par l’apparence, humaine par la parole, par son rôle d’épouse légitime et de mère, elle est bestiale par la « chiennerie » de ses appétits sexuels et alimentaires insatiables. Elle est un « mal », mais un mal-aimable (kakon-kalon : un beau mal)
Auparavant, les hommes vivaient sans femme ; ils surgissaient directement de la terre qui les produisait toute seule, comme les céréales,. Ignorant la naissance par engendrement, ils ne connaissaient pas la vieillesse et la mort, qui en sont solidaires, ils disparaissaient aussi jeunes qu’au premier jour, dans une paix semblable au sommeil.
C’est à Épiméthée, l’étourdi, que Zeus fait ce cadeau empoisonné. Celui-ci, pourtant prévenu par son frère, accueille Pandora sous son toit et en fait son épouse.
Maintenant, l’humanité est double, elle n’est plus seulement constituée du genre masculin. Elle est composée de deux sexes différents. Et dès lors, pour se reproduire, les hommes doivent s’accoupler.
Pandora est vraiment un cadeau empoisonné :
En effet, si on l’épouse, son ventre dévore toutes les richesses alimentaires de la maison, et vous voilà vivant sur la paille ; mais si on ne se marie pas, faute d’un ventre féminin pour recevoir la semence, l’homme se retrouve seul, au seuil de la mort, sans progéniture pour lui succéder.
Non seulement les femmes ont cet appétit alimentaire qui ruine la santé de leur mari, parce qu’il ne ramène jamais assez de nourriture à la maison. Mais de plus elles ont un appétit sexuel particulièrement dévorant. Le tempérament de chienne qu’on leur attribut est à entendre dans un sens sexuel. Les femmes ont ceci de particulier racontent les grecs, ayant été fabriquées avec de la glaise et de l’eau, leur tempérament appartient à l’univers humide, alors que les hommes ont un tempérament apparenté au sec, au chaud, au feu.
Or, en certaines saisons, en particulier cette saison qu’on appelle la canicule, la saison du chien, quand Sirius le Chien est visible dans le ciel tout près de la terre, alors qu’il fait atrocement chaud, les hommes s’épuisent affaiblis, tandis que les femmes grâce à leur humidité s’épanouissent ; c’est alors qu’elles exigent de leurs époux une assiduité matrimoniale qui les laisse sur le flanc.
La femme est cet être double, d’une part, cette panse, ce ventre qui engloutit tout ce que son époux a péniblement récolté au prix de son labeur et de sa fatigue, mais elle est aussi ce ventre qui seul peut produire ce qui prolonge la vie d’un homme : un enfant. Le ventre de la femme figure contradictoirement la part nocturne de la vie humaine, l’épuisement, mais également la part d’Aphrodite, celle qui apporte des naissances nouvelles. L’épouse incarne la voracité qui détruit et la fécondité qui produit. Elle résume ainsi toutes les contradictions de la vie humaine.
L’épisode comporte un épilogue :
Pandora, entrée dans la maison d’Épiméthée s’approche naturellement de toutes les jarres qui contiennent les réserves alimentaires de la famille –genos- mais dans l’une des jarres, Zeus a caché tous les maux de la terre : la fatigue, les maladies, la mort, les accidents. Sur la secrète instigation de Zeus, Pandora ouvre la jarre, et toutes les choses mauvaises se répandent dans l’univers. Au moment où elle remet le bouchon, il reste encore à l’intérieur elpis –l’espoir- l’attente de ce qui va arriver, qui n’a pas eu le temps de sortir de la jarre.
L’épilogue
Zeus doit tirer vengeance de Prométhée qui en volant le feu a permis aux hommes de survivre. Zeus le punit en le clouant entre ciel et terre à mi-hauteur d’une montagne (le Caucase), sur une colonne où il l’enchaîne. Prométhée est puni par où il a péché : il sert à présent de nourriture à l’oiseau de Zeus, l’aigle, porteur de sa foudre, qui tout le jour lui dévore le foie, qui sans cesse repousse pendant la nuit.
Placé ainsi par Dieu entre ciel et terre, Prométhée apparaît clairement dans cette histoire, comme le médiateur. Il représente la charnière entre l’époque très lointaine où, dans un cosmos organisé, il n’y avait pas encore de temps, où les hommes vivaient en compagnie des Dieux et l’époque des mortels où les hommes sont séparés des Dieux, soumis à la mort et au temps.
Prométhée sera délivré par Hercule, dans des circonstances particulières : le centaure Chiron, qui a appris à tous les guerriers - Achille et tant d’autres - à se conduire en héros, blessé par mégarde par Hercule dans la chasse du sanglier Erymanthe, est condamné éternellement à d’atroces souffrances. Seule la mort pourrait le délivrer s’il n’était immortel.
C’est alors que l’échange se produit avec l’assentiment de Zeus et grâce à l’intervention d’Hercule qui va délivrer Prométhée de son supplice pour délivrer son ami Chiron de ses souffrances : Chiron, immortel, sera délivré de ses souffrances par la mort, tandis que Prométhée sera délivré de son supplice en devenant immortel.
Celui qui a appris aux hommes à mourir en héros pour rester éternellement jeunes ne peut que désirer la mort pour échapper à ses souffrances ; celui qui a appris aux hommes à survivre, à l’encontre de la volonté des dieux qui les ont condamnés à mort, devient un immortel.
La portée du mythe
Comment comprendre le rôle de Prométhée, son supplice et sa délivrance ?
1) Il faut constater d’abord que leur condition mortelle interdit aux hommes de vivre éternellement en compagnie des dieux, sans souci de leur nourriture et sans conscience ni appréhension de leur mort : Le temps - Chronos - a définitivement privé les hommes de l’éternité, image d’un temps immobile où rien ne se passe, où tout est déjà là, où rien ne disparaît.
Du royaume des dieux, les hommes sont définitivement coupés, non par une quelconque malédiction, mais par une différence de statuts.
2) Dès lors le lien qui subsiste entre eux repose sur une sorte de tromperie réciproque, qui s’accomplit sous la forme du sacrifice : les hommes trompent les dieux en leur offrant sous une apparence mensongère ce qu’ils ne peuvent consommer ; et les dieux font mine d’être dupes en acceptant l’offrande.
Prométhée, le rusé, est l’artisan de cette tromperie ; c’est lui qui l’a initiée.
Ainsi, il n’y a pas entre les dieux et les hommes de rapports personnels : il n’y a que des signes que les uns envoient et que les autres déchiffrent.
3) Les hommes chassés du royaume des dieux et coupés de l’éternité, en proie au vieillissement et à la mort, est-ce à dire que l’humanité est condamnée à disparaître ?
Non, puisqu’elle survit.
La vie -bios - en elle-même n’est pas un mystère : tout se passe comme si les dieux avaient doté toutes les espèces vivantes des qualités leur permettant de survivre. Ce sont les deux frères, Epiméthée et Prométhée que Zeus a chargé d’y pourvoir. Le fait que les hommes aient été privés des moyens de vivre ne peut s’expliquer que par « l’étourderie » d’Epiméthée qui les a oubliés dans sa distribution. Et, c’est Prométhée qui répare l’oubli en donnant aux hommes une parcelle du feu qu’il a dérobé à Zeus.
Là se situe, comme nous l’avons souligné, la véritable portée anthropologique du mythe, qui, précédant toutes les interprétations idéologiques (religieuses et philosophiques), constitue la première appréhension « matérialiste » de la condition humaine, qui comporte une double affirmation :
- La différence spécifique de l’humain repose non sur un supplément (âme ou conscience, mais sur un manque : l’absence d’une adaptation génétique.
- Ce sont les hommes eux-mêmes qui ont produit les moyens de la survie de l’espèce.
Le récit n’est pas ambigu :
Prométhée de constater que « l’homme est tout nu, pas chaussé, dénué de couverture, désarmé »
Ce que voyant, celui-ci déroba le feu pour en faire cadeau aux hommes, afin de réparer la faute d’Epiméthée.
Les hommes , ayant ainsi une part du lot divin, se mirent à honorer les dieux, « à articuler artistement les sons de leur voix », et à inventer habitations vêtements, chaussures, couvertures et tous les aliments tirés de la terre ».
4) Comme toutes les espèces vivantes, l’homme ne peut survivre qu’au travers de sa progéniture ; mais voici la seconde différence : La femme, indispensable à la procréation, à la différence de la femelle, est un double. Avec l’épisode de Pandora le mythe introduit la dualité masculin-féminin comme essentielle à l’espèce humaine. Pandora introduit, au sein même de l’espèce, une dualité, qui n’est pas biologique.
Et, s’il en est ainsi, si la femme est une part de l’humanité, le mythe nous dit expressément pourquoi : c’est qu’elle remplit un rôle social ; elle est en charge de l’économie domestique. Elle doit gérer ce que l’homme récolte et produit. Et ainsi, ce rôle social, qui oblige à la considérer comme un être humain, définit en même temps son statut d’infériorité.
Mais, pourquoi faut-il que l’homme grec la rende responsable de tous les maux ?
Là encore le mythe nous éclaire : Ce n’est parce qu’elle dissipe inconsidérément les céréales et l’huile en réserve dans les jarres, mais parce qu’elle dilapide la semence de l’homme.
Ce dont l’homme accuse la femme, c’est le fait que lui, qui est le maître de la maison, parce qu’il est le producteur, devient, dans les rapports sexuels, l’esclave de sa femme. Comment pour un homme se disculper de ne point résister à la tentation, lorsque rentrant à la maison, il trouve sa femme au lit, sinon en accusant celle-ci de séductrice ? Il la traite de chienne, lorsqu’à la saison du chien, elle l’attire par ses chaleurs, parce qu’elle rend pour ainsi dire semblable à l’animal.
La femme est cet être double que l’on est obligé de considérer comme un être humain (comme une part de l’humanité), parce qu’elle joue un rôle social ; mais qu’ il faut en même temps condamner, parce que le maître qui a besoin d’elle pour procréer, devient, dans les rapports sexuels, son esclave.
La femme incarne la contradiction entre un statut social d’infériorité et sa place primordiale dans le devenir de l’humanité qui en fait l’égal de l’homme.
On est bien loin dans la pensée mythique de l’idéologie religieuse, où la femme apparaît comme l’être créé par Dieu pour être l’instrument de la tentation, l’instigatrice du péché et l’origine de tous les maux.
5) Pour la pensée mythique, ce n’est pas la consommation du péché qui est à l’origine de tous les maux. Les maux qui s’échappent de la jarre quand Pandora soulève le couvercle, on été cachés là par les Dieux ; et la faute de Pandora –si faute il y a-, ce n’est que le fait de la curiosité, de l’étourderie. N’est-ce pas l’inconscience de la femme qui oblige les hommes à regarder en face leur malheur. A peine a-t-elle ouvert la jarre qu’elle la referme aussitôt, comme si elle prenait conscience des maux inhérents à la vie humaine, elle qui jusqu’à présent, laissait le souci de l’existence à son maître.
6) Reste à comprendre le supplice de Prométhée. Il est condamné parce qu’il est le médiateur : celui qui contre la volonté des dieux, a donné aux hommes, non seulement les moyens de survivre, mais de s’approcher des dieux en s’éloignant de la condition animale. A la différence de tous les médiateurs, il n’est pas venu au monde, et il ne s’est pas sacrifié pour sauver les hommes en leur promettant le retour au paradis perdu : il n’est intervenu que pour apprendre aux hommes à se sauver eux-mêmes.
A la différence du sacrifice consenti par le médiateur de Dieu, qui oriente le cours de l’histoire vers sa fin qui est le salut des hommes, le supplice de Prométhée est sans fin, parce que le temps qui est le secret de la vie humaine, est un temps cyclique auquel l’humanité ne peut échapper par l’espérance d’un au-delà..
7) Que signifie la délivrance de Prométhée, sinon que le médiateur ne peut échapper au supplice auquel il a été condamné pour avoir sauvé les hommes autrement qu’en devenant immortel ?
C’est la leçon que va retenir la religion à travers le miracle de la résurrection, quand, par exemple, le christ rejoint le Père.
Mais on peut ici mesurer ce qui sépare la pensée mythique de l’idéologie religieuse : Prométhée ne peut devenir immortel qu’au prix d’un échange : celui qui est immortel doit vouloir la mort.
Il faut que le centaure Chiron, - cet être mi-animal mi-homme -, que Zeus a voulu immortel, fasse l’expérience de la condition humaine : Subissant l’épreuve de la souffrance humaine, il aspire à la mort comme à une délivrance. Qu’est-ce à dire sinon que la mort, pour celui qui souffre comme un homme, n’est pas le seuil d’un au-delà, mais bien la marque de la condition humaine : rien d’autre que l’envers de la vie. Il en est ainsi depuis que Chronos, s’opposant à Zeus, a ouvert l’espace d’un monde habité par les hommes.
Le supplice de Prométhée était sans fin, parce que les hommes auxquels il a donné l’instrument de leur survie, ne peuvent échapper à la nécessité de la médiation par laquelle, de génération en génération, ils doivent inventer les moyens de leur survie. Mais, si le cycle de l’humanité est ainsi éternel, pour chaque individu, la mort, qui seule peut le délivrer de ses souffrances, est consubstantielle à la vie .
Comme la mort de Chiron qui confère à Prométhée, le médiateur, l’immortalité ; c’est la mort de chaque individu qui rend possible le cycle éternel de l’humanité.
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La postérité du mythe
Eschyle avait consacré à Prométhée une trilogie dont on sait que le Prométhée enchaîné nous est seul parvenu ; le Prométhée délivré qui lui faisait suite est perdu, de même que le Prométhée porte-feu, dont la place initiale ou terminale dans la trilogie est encore discutée.
Il est plus significatif qu’étonnant de constater la mise en sommeil à peu près totale du mythe de Prométhée dans les arts et les lettres de l’âge médiéval. Les premières allusions au vieux titan grec apparaissent aux XVIe et XVIIe siècles (Calderón écrit en 1669 La Estatua de Prometeo) et vont se multipliant au XVIIIe.
La figure de Prométhée resurgit au carrefour des réflexions sur deux thèmes capitaux et connexes : rapport de la nature et de la civilisation, révolte de l’homme aventurier contre la tyrannie divine.
Toutes les œuvres modernes semblent toutes rêver de reconstituer la synthèse de la trilogie perdue d’Eschyle : l’aventurier créateur d’une humanité nouvelle, le porte-feu de la civilisation, l’insurgé vaincu, torturé par le dieu qui le tient captif, refusant tout remords et toute résignation, celui enfin qui a tenu en échec par sa seule connaissance la toute-puissance du dieu et qui arrache à Zeus la reconnaissance d’une liberté neuve.
Au tournant du XVIIIe au XIXe siècle, l’évolution de Goethe à l’égard du mythe est caractéristique. Dans ses jeunes années du Sturm und Drang, il ébauche quelques scènes pour un Prometheus qui demeurera inachevé ; la dernière et la plus géniale est le cri de révolte et de défi lancé par Prométhée aux dieux : « Je ne sais rien sous le soleil de plus misérable que vous, dieux ! [...]. Moi, t’honorer ? À quel titre ? [...]. Qui a forgé cet homme que je suis, sinon le temps tout-puissant et le destin éternel, mes maîtres et les tiens ? [...]. C’est ici que je demeure, formant des hommes à mon image, pour souffrir, pour pleurer, pour goûter les plaisirs et les joies, et t’avoir en mépris, comme moi ! »
Puis, bien des années plus tard, presque septuagénaire, Goethe écrit, sans l’achever non plus, une Pandora qui témoigne de la résignation de son classicisme : Prométhée, symbole de l’action qui veut changer le monde, se voit opposer son frère Épiméthée, symbole de la contemplation qui accepte sa destinée et s’en réjouit.
Plus que la Pandora du sage de Weimar, c’est le Prometheus de sa jeunesse en proie au « daimôn » que le romantisme retiendra, et que Schubert (non Beethoven, comme on aurait pu s’y attendre) mettra en musique avec un souffle dramatique et une ampleur de révolte dignes du texte littéraire, en 1819.
Un an plus tard, Shelley publie son Prométhée délivré (Prometheus Unbound), l’un des sommets de son œuvre, dont l’athéisme militant dépasse de beaucoup la donnée eschyléenne : Zeus est jeté à bas de son trône et la nature, personnifiée par Asia, s’unira au génie créateur et explorateur de Prométhée pour inaugurer le règne de l’amour, du bonheur et de la liberté. (Transposant à bon escient la figure occultée de Prométhée dans le mythe nouveau de son Satyre, Hugo avancera dans la même direction, plus panthéiste qu’athée cependant.)
Et en 1841, en conclusion de son avant-propos sur Démocrite et Épicure, le jeune Marx repartira du texte même d’Eschyle pour lancer un cri de guerre qui n’est pas si loin de la prophétie de Shelley : « La philosophie fait sienne la profession de foi de Prométhée : En un mot, j’ai de la haine pour tous les dieux ! Et, cette devise, elle l’oppose à tous les dieux du ciel et de la terre, qui ne reconnaissent pas la conscience humaine comme la divinité suprême... Dans le calendrier philosophique, Prométhée occupe le premier rang parmi les saints et les martyrs ».
C’est pourtant le héraut de la mort de Dieu, Nietzsche, aventurier porte-feu, insurgé, annonciateur d’une liberté nouvelle et d’un rire neuf, qui a su le mieux inventer la démarche d’une pensée et d’une vie authentiquement prométhéennes.
Le mythe tend à se résorber dans un moralisme individuel du sacrifice créateur : c’est ainsi que Gide, liquidant sous le masque de la bouffonnerie le conflit profond de ses jeunes années, parodie le vieux Titan dans son Prométhée mal enchaîné (1899). Fabricant d’allumettes, en rapports point trop hostiles avec le banquier Zeus, Prométhée met toute sa joie masochiste à nourrir de son foie un aigle, et fait une conférence : « Premier point : il faut avoir un aigle. Deuxième point : d’ailleurs nous en avons tous un. » Et puis, un beau jour, comprenant le ridicule de son délectable supplice, il tue son aigle pour le manger à son tour.
Le mythe est réduit à ne plus prêter qu’à rumination vertueuse ou à parodie désinvolte.
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La réflexion contemporaine et le mythe
Ce n’est pas un hasard si les sciences humaines, rompant avec la spéculation philosophique, rejoignent la pensée mythique en élaborant une explication anthropologique qui comprend la condition humaine comme le passage de la nature à la culture.
1) Il faut rappeler ici les analyses de Levi-Strauss, découvrant dans le passage du cru au cuit l’avènement de la civilisation : Les hommes sont seuls à manger cuit, et selon des règles.
Le passage du cru au cuit sous ces deux formes que sont le rôti et le bouilli renvoient à une transformation de la nature par l’homme sous l’action du feu (en ce qui concerne le rôti) et de l’eau (pour le bouilli). Mais, pour Levi-Strauss, ce qui constitue le passage de la nature à la culture, ce n’est pas cette transformation elle-même ; ce sont les formes que l’homme impose au réel pour soumettre ses rapports à la nature à des règles, par lesquelles il comble l’écart qui le sépare originellement de la vie animale.
De la même façon que les systèmes de parenté (l’exogamie) constituent la structure qui transforme le rapport naturel (biologique) nécessaire à la survie de l’espèce en un rapport culturel entre l’homme et la femme qui modifie radicalement nos échanges avec le monde, de même les manières de table sont des activités médiatrices qui comblent la distance qui interdit à l’homme la satisfaction immédiate de ses besoins alimentaires.
Or, à travers l’analyse des mythes, Lévi-Strauss, constatant que toutes ces activités médiatrices mettent en jeu l’activité symbolique propre à l’homme, croit pouvoir affirmer que tous nos rapports au monde sont structures comme un langage
«Toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, l’art, la science, la religion. Tous ces systèmes visent à exprimer certains aspects de la réalité physique et de la réalité sociale, et, plus encore, les relations que ces deux types de réalité entretiennent entre eux »
Autrement dit, les liens entre la réalité physique et la réalité sociale ( le fait que le rapport des hommes à la nature passe par les rapports des hommes entre eux ), qui constituent la réalité humaine (le monde des hommes ) reposent tout entiers non pas sur l’activité productive des hommes (par laquelle ils entrent en rapport entre eux), mais sur leur activité symbolique, -cette activité de la pensée inséparable du langage.
A l’origine des structures qui constituent l’ordre humain, il y a l’avènement mystérieux de la pensée, de l’activité symbolique :
«Au commencement était un passage plein de terreurs et d’angoisse . Alors, les hommes décidèrent de le franchir et élaborèrent pour cela des ponts , des aqueducs, lancèrent des arches et se mirent à penser ..»
Autrement dit, pour Lévi-Strauss, on ne saurait comprendre comme une genèse ( historique) ce passage de l’animal à l’homme ; on peut seulement analyser les structures constitutives de cette réalité proprement humaine qu’on désigne comme culture
Le structuralisme dévoile ici sa présupposition idéaliste : On ne peut pas expliquer la structure de la réalité-humaine à partir d’une réalité extérieure à l’homme, (nature ou histoire ) parce que c’est l’homme, avec l’avènement de la pensée, qui a structuré la réalité.
2) L’anthropologie de Leroi-Gourhan retrouve la vision « matérialiste » du mythe
On ne peut comprendre la différence constitutive de l’humain que comme un procès de développement, qui est celui de l’hominisation : -non en termes de structure comme un complexe s’imposant à l’esprit, mais en termes diachroniques comme un devenir « spécifique ».
Leroi-Gourhan , dans le tome I du « Geste et la Parole », montre comment la station debout, qui détermine la libération de la main de ses fonctions de motricité et la face de ses fonctions de préhension, a rendu possible l’organisation cérébrale de la liaison main-face, permettant le développement de l’outil ( pour la main ) et du langage (pour la face ) : ainsi s’établit au niveau du cortex le lien entre les organes de la motricité manuelle et ceux de la phonation, qui va permettre le progrès conjugué du geste et de la parole, moteur, à son tour, du développement cérébral.
« L’homme n’est pas un miracle spirituel, écrit Leroi-Gourhan, où le « mental » viendrait se greffer à l’animal : les caractères anatomiques de l’Hominien, l’économie générale de son système mécanique et moteur sont appelés très tôt à être des éléments spécifiques de l’humain, résultant de transformations, dont l’essentiel doit être compris à partir de la dynamique du squelette, suivant une ligne d’évolution qui s’enracine très loin dans le passé. L’acquisition de la station verticale est « une des solutions données à un problème biologique aussi ancien que les vertébrés eux-mêmes », qui s’inscrit dans la série des vivants comme terme logique de leur évolution. »
Dès lors, ne peut-on comprendre l’apparition de l’homme comme un stade déterminé du développement du vivant correspondant à une filière spécifique, qui s’est à un moment donné distinguée de celle des anthropoïdes supérieurs ?
Le passage dans l’humain, qui mène du Zinjanthrope au Néanthrope, est celui de la corticalisation qui s’effectue au cours de la lente évolution des techniques de taille des outils ; l’évolution s’accomplit encore au rythme d’ «une dérive génétique ».
Et voici, sous forme d’hypothèse, l’explication du passage dans l’humain qui correspond au développement d’une pensée réfléchie :
« Tout se passe comme si, écrit Leroi-Gourhan, le développement croissant des territoires frontaux et préfrontaux entraînait une faculté de symbolisation toujours plus grande »
Pour Leroi-Gourhan, le passage d’une symbolisation concrète, où les signes adhèrent encore aux gestes, à « une intellectualité réfléchie, qui peut projeter vers l’extérieur un schéma symbolique », s’expliquerait par le développement cortical, au stade dernier d’évolution des Anthropiens.
C’est ainsi que « naturellement » se produirait au terme de l’évolution du vivant le bond dans l’humain.
A cette anthropologie matérialiste ; il faut poser la question :
Quand on décrit l’avènement de l’homme comme un long processus d’hominisation, qui s’accomplit d’abord au rythme d’ «une dérive génétique » pour franchir un pas décisif avec l’invention de l’outil et du langage, les différences biologiques qui accompagnent ce procès, pour considérables qu'elles soient -telle l'ampleur du cerveau frontal-, sont-elles capables de rendre compte du changement radical que constitue l’apparition d’une pensée réfléchie ?
Tout le monde s’accorde à reconnaître qu’à la fin du paléolithique moyen et dés le début du paléolithique supérieur, explique un anthropologue , entre 40 et 30.000 ans Av.J.C., comme si « le cortex et le silex » s’étaient prêtés main forte, le bond se produit., à tel point que certains n’hésitent pas à parler d’un « big bang socio-culturel » : « Par rapport au moustérien, avec la culture aurignacienne, tout est différent : De nouvelles techniques pour travailler la pierre, l’os, les bois de cervidés, et l’ivoire, de nouvelles structures sociales, des échanges de matières premières sur de longues distances, un grand nombre de représentations peintes, gravées ou sculptées, et une abondance de peintures corporelles. Une véritable révolution socio-symbolique. »
Dès lors, s’il est vrai que le passage dans l’humain ne peut se comprendre que dans la continuité de l’évolution de la vie, ne faut-il pas reconnaître qu’il y a un moment où « la poursuite de l’évolution du vivant a lieu par d’autres moyens que la vie » ?
3) La réanimation philosophique du mythe
Le mythe reprend ses droits avec la tentative de la philosophie d’élaborer une compréhension anthropologique de la condition humaine
Le recours à l’anthropologie est, avec Derrida et ses épigones l’ultime tentative de la philosophie pour comprendre comment l’humain peut émerger du biologique, comment l’histoire peut rompre avec l’histoire de la vie, comment la genèse de l’homme le libère du génétique, comment, enfin, la différence spécifique, qu’on voudrait situer à l’origine , doit s’écrire avec le « a » d’un participe présent : «différance » ,parce qu’elle n’a jamais eu lieu : tant il est dépourvu de sens de vouloir situer dans le temps ce qui est la marque du temps lui-même, la « trace » de l’écart , de l’abîme au sein de l’être, en quoi consiste l’avènement de l’homme.
Telle est la thèse développée par B.Stiegler dans son livre : La technique et le temps, dont le premier volume porte pour titre : La faute d’Epiméthée, et dont le second est intitulé significativement : La désorientation.
Il écrit : « La différance est l’histoire de la vie en général, dans laquelle se produit une articulation, étape de la différence, d’où émerge la possibilité du gramme comme tel, c’est à dire la conscience.»
Voilà qui ne souffre pas d’ambiguïté :
Ce que la philosophie attend de l’anthropologie, c’est qu’elle lui permette de comprendre l’émergence de la conscience, ou, bien plutôt, de découvrir que « la différence »,qui marque l’avènement de l’homme,- fut-elle spécifique , n’en reste pas moins incompréhensible.
Le « complexe originaire » de l’extériorité du fait technique et de son intériorisation sous l’aspect d’un « logos » ( d’un sens ) n’est rien d’autre qu’«une structure qu’il faut appeler « le complexe d’Epiméthée »
Epiméthée est cet oublieux, ce prétentieux et ce maladroit, qui, chargé par les dieux, avec son frère Prométhée, de doter également toutes les races mortelles des qualités nécessaires à leur survie, voulant tout faire seul, a tout distribué en oubliant simplement l’espèce humaine . Et Prométhée de constater que « l’homme est tout nu, pas chaussé, dénué de couverture, désarmé »
Ce que voyant, celui-ci déroba le feu pour en faire cadeau aux hommes, afin de réparer la faute d’Epiméthée.
Les hommes , ayant ainsi une part du lot divin, se mirent à honorer les dieux, « à articuler artistement les sons de leur voix », et à inventer habitations vêtements, chaussures, couvertures et tous les aliments tirés de la terre.
Le philosophe s’interroge : -N’y a-t-il pas une double origine de l’homme ?
Et, si l’on ne veut (ou : ne peut ) faire retour à l’idée théologique ( spiritualiste, dit Leroi-Gourhan ) d’une double appartenance de l ‘homme, d’un dualisme de la nature humaine, ne peut-on reconnaître que l’ émergence de l’humain est à double détente : un premier coup qui appartient à l’évolution de la vie aboutissant « naturellement » à la libération de la main, et un second coup – une détonation -,où l’on pourrait dire,- sans métaphore-, que l’homme, à la faveur du développement cortical, « prend son sort en mains » pour « écrire » lui-même son histoire.
La philosophie rejoint le mythe, dont elle a grand besoin, dissimulant le retour au dualisme par la figuration du couple des deux frères, où « l’idiotie » native de l’un laisse place à « l’intelligence » mortifère ( thanathologique ) de l’autre/
Epiméthée, qui n’a pas su donner aux hommes les moyens de survivre, les laissant désarmés, inermes, « sans bras », passe le « relais » à Prométhée, qui leur donne le « pouvoir » ex-orbitant du feu dérobé au divin, afin qu’ils s’inventent eux-mêmes une prothèse pour bâtir « hors d’eux » un monde qui ne leur appartient pas, et, de nouveau les laisse désarmés , aux prises avec la conscience de la mort..
Cette nouvelle thèse fait de la technique le « deus ex machina », qui rend compte de la distance « irréductible » qui, séparant l’homme du réel, constitue l’essence même de la conscience : Dès le moment où l’être vivant a besoin pour survivre d’inventer des outils, tout se passe comme si, prolongeant la main par une pro-thèse, il était – d’un seul coup- irrémédiablement « à distance » des choses, ayant creusé un vide qu’il est obligé de combler par un pro-gramme ; dès lors que la nature cesse d’être « à portée de main », tout se passe comme s’il devait, pour survivre, conserver la trace de ce qu’il fait , en pro-jetant« hors de lui » le sens du geste sous la forme d’une proto-écriture.
A partir de ce moment, les hommes – ces êtres vivants qui ont rompu avec l’adaptation génétique- sont contraints d’écrire leur vie sous la forme d’une histoire, qui n’est rien d’autre que la projection d’un sens, qui n’existe pas en dehors des traces, qu’il laisse; mais celles-ci sont définitivement mystérieuses, illisibles puisque ceux qui les écrivent : en les inscrivant hors d’eux, ils se sont séparés de la vie : une vie irrémédiablement trahie en même temps que dépassée.
On comprend ainsi que les hommes soient hantés par la question du sens, qui leur échappe en même temps qu’il émerge à la suite de cette séparation d’avec la vie, de cette distance soudaine, creusée comme un vide, qu’on appelle la conscience.
Comme on le constate par l’évolution des techniques, il n’y a pas de limites à l’invention de « programmes », qui, après avoir relayé la main, vont aujourd’hui jusqu’à prendre la place du langage, dont l’anthropologie montre qu’il était dés l’origine inséparable de l’outil. L’ambition de l’homme, qui naît de son désarroi, va jusqu’à vouloir reconstruire artificiellement les opérations du cerveau, qui sont le résultat du processus de corticalisation liée à l’avènement de la « technologie ».
Enfin, voici l’ultime conséquence ou l’extrême avatar de cette aventure humaine : Là où la séparation qui constitue l’émergence de l’homme l’a contraint à projeter un sens pour s’orienter, le développement illimité des programmes, creusant l’écart, éloigne, disperse, abolit l’idée même du sens qui faisait vivre les hommes, jusqu’à les désorienter sans recours.
De ce détour philosophique il faut retenir cet aveu lucide.
Dans sa rencontre de l’anthropologie, qui donne pour objet à sa recherche l’étude diachronique,- autrement dit la genèse-, des caractères constitutifs de l’humain ,la réflexion philosophique rencontre une difficulté insurmontable : Aux prises (dès son origine et par son objet propre ) avec le problème du rapport de la pensée à la matière, qu’elle rencontre ici sous la forme du rapport de la culture à la nature, elle se donne pour tâche de forger un concept qui lui permette de « penser », de « concevoir » la « constitution » des caractéristiques de l’humain, qui est une réalité diachronique, en termes de structure, sous la forme synchronique des caractères « constitutifs de » l’humain .
Le « complexe », auquel conduit l’anthropologie, est, à proprement parler, en lui-même dépourvu de sens : En termes logiques, il s’agit d’une pure et simple contradiction,
Il y a donc bien, en ce passage dans l’humain, quelque chose qui s’apparente à une invention, où la religion voit le signe du divin, où la philosophie découvre le symbole de la création de l’homme par lui-même . C’est cette énigme que le mythe exprime dans le récit du larcin de Prométhée dérobant le «feu « divin ».
Sans doute ne pourra-t-on comprendre la portée de l’anthropologie, tant que nous n’aurons pas éclairer le sens de cette contradiction, où l’extériorisation de l’individualité d’un être par la production d’un monde « hors de lui » se réfléchit « en lui », -par la médiation d’un langage (écriture et figuration ) sous la forme de ce que nous appelons « la conscience »
Conclusion : Une leçon et un chemin
De cette confrontation de la philosophie avec l’anthropologie, qui révèle l’impasse de sa démarche,- et, plus encore, de la mythologie , à laquelle elle est contrainte de faire appel, il convient de retenir une double indication, susceptible d’orienter la réflexion :
1. En écrivant avec un « a » la différence spécifique qui distingue l’homme des autres vivants, elle découvre, et reconnaît en son langage, un fait incontournable :
" Les hommes eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu'ils commencent à produire leurs moyens d'existence
Autrement dit, on ne peut comprendre la différence constitutive de l’humain que comme un procès de développement, qui est celui de l’hominisation : -non en termes de structure comme un complexe s’imposant à l’esprit, mais en termes diachroniques comme un devenir « spécifique ».
2. Ce devenir spécifique ne saurait être compris comme une évolution inscrite dans le « programme » génétique de l’espèce, mais comme la « mise en œuvre » par les hommes eux-mêmes, - dans le procès de reproduction de la vie-, d’un nouveau type de programme, qui leur permet de produire « hors d’eux-mêmes » une réalité qu’ils « écrivent » sous la forme d’une histoire.
Il y a donc bien, en ce procès, sinon le moment, du moins le signe d’une rupture, que le mythe symbolise par l’impuissance d’Epiméthée, qui, à un moment donné, « baisse les bras »
Mais ce sont les hommes eux-mêmes qui relèvent le défi.
N’est-ce pas le sens du mythe de Prométhée ?