Le problème de la connaissance

 

LIVRE IV 

 

 

ORIGINE ET HISTORIQUE DU PROBLEME DE LA CONNAISSANCE

 

 

 

 

Introduction : Genèse du problème de la connaissance

 

 

1) L’origine du problème : La réflexion « de » l’expérience humaine

 

Dès qu’on réfléchit sur notre rapport aux choses : à la réalité extérieure, il semble qu’on ne puisse échapper à ce constat. Une dualité s’impose à nous qui est celle de la réalité concrète à travers l’image que nous en donnent les sens et de l’idée générale ou concept.

Il y a bien deux faces de notre expérience :

- La première face de notre expérience, c’est la réalité concrète de la chose qui nous est donnée au travers de nos organes des sens (la vue, le toucher, l’ouïe, etc.) Cette chose concrète, telle qu’elle apparaît à nos sens, présente un certain nombre de qualités, -qui d’ailleurs correspondent à chacun de nos sens- : notamment la couleur, la dureté, l’odeur, etc. L’ensemble de ces choses concrètes constitue ce que nous pouvons appeler avec Platon le monde sensible.

- La seconde face de notre expérience, ce sont les idées générales : les concepts, qui sont liés aux signes par lesquels nous désignons les choses.

Le mot, - la table, l’arbre - ce signe par lequel nous désignons une chose concrète est un nom commun ; cela veut dire qu’il s’étend à une pluralité de choses dont il ne retient que les caractères communs en faisant abstraction de leur singularité concrète. C’est cette abstraction “ réalisée “ par le signe que nous appelons une idée générale” et que le philosophe nomme “un concept “.

La moindre” idée” est abstraite, (l’idée d’arbre ou l’idée de table), puisqu’on ne peut former un concept (une idée générale) qui s’applique à une pluralité de choses (de multiples espèces d’arbre et de nombreux modèles de table) qu’en faisant abstraction des particularités de chacune de ces choses pour n’en retenir que les caractères communs (généraux) :“L’extension “ d’un concept - la possibilité de l’appliquer à une multiplicité de choses, suppose la“compréhension “, c’est-à-dire la possibilité d’abstraire -d’extraire- de ces multiples choses ce qui les caractérise toutes” ensemble “.

Le processus mystérieux de l’abstraction est imagé” par le procédé de la distillation qui permet d’extraire d’une multiplicité de fleurs un parfum unique - la quintessence des fleurs. Les concepts sont des notions que nous avons dans 1‘esprit, qui ont pour particularité- chacune d’entre elles- de s’étendre à une multiplicité, une pluralité de choses, mais qui, en même temps, contiennent- ou comprennent- le sens de chacune de ces choses auxquelles elles s’appliquent: elles retiennent en quelque sorte la quintessence de toutes ces choses qu’elles nous permettent de comprendre Ce que la Philosophie appelle “essence” c’est précisément cet” extrait”

Or, il n’y a pas de rapport direct entre la représentation ou l’idée de la table inséparable du mot, et telle ou telle table que j’ai sous les yeux : Il n’y a pas entre l’idée et la réalité concrète de la chose un rapport direct, mécanique comme entre Pierre et son portrait, sinon le mot table ne permettrait jamais de désigner ou de reconnaître d’autres tables absentes ou possibles. Il n’y a pas de commune mesure entre la chose concrète : cette table, par exemple, et l’idée, la représentation que j’en ai.

Dès lors tout se passe comme si nous avions affaire à une double réalité : l’une sensible, l’autre idéale.

Nous comprenons dès maintenant qu’il y a dans cette distinction entre le concept ou l’idée générale et l’image sensible, entre l’objet donné à la pensée et la chose perceptible aux sens, la possibilité d’une séparation et même d’une opposition entre ces deux modes d’existence, entre ces deux réalités : la pensée et la chose, l’abstrait et le concret, l’idéal et le réel.

Il suffira pour cela que l’un de ces deux modes d’existence soit isolé et privilégié : dans toute abstraction, même la plus élémentaire, est inscrite la possibilité de l’idéalisme.



Il faut examiner maintenant « comment » s’effectue le dédoublement dont la possibilité est inscrite dans la plus simple de nos connaissances.

La démarche platonicienne guidera cette analyse qui doit permettre de comprendre comment on passe de la dualité de l’expérience humaine où se trouve inscrite la possibilité d’un dédoublement au dualisme qui constitue les termes du problème philosophique.

 

 

2) La genèse du dualisme : Les mathématiques et l’idéalisme platonicien

 

 

Le dédoublement entre l’image sensible et le concept, entre l’expérience sensible et la connaissance rationnelle se trouve réalisé dès l’acte de naissance de la philosophie. L’importante mutation sociale, qui est l’avènement de la Cité, donne naissance à une réflexion nouvelle : il ne s'agit plus d'expliquer la genèse du monde à partir du chaos par un mythe cosmogonique, mais bien, en réfléchissant sur le langage, de comprendre le rapport des idées (qui nous sont données avec les mots et développées par le discours)avec les choses concrètes telles qu’elles sont données à nos sens.

Ici prend place la réflexion sur les sciences : l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie, qui se sont développées en même temps que les échanges, le commerce, la navigation et l’organisation sociale.



Tous les caractères des notions géométriques les séparent du monde concret qui nous entoure et tendent à établir la ligne de démarcation entre les choses sensibles et les concepts. Le géomètre pose à tout instant une définition nouvelle, il semble l’établir comme par un décret de sa pensée.

Le philosophe, qui réfléchit sur cette connaissance, fait de la géométrie une science parfaite, rigoureuse qui se développe en dehors des objets qui forment la réalité visible et tangible : l’idée, c’est la fixité, l’immutabilité, l’essence éternelle, claire, intelligible, au lieu de la confusion, de la diversité, de l’obscurité, et de la contradiction même des choses sensibles. Grâce à elle, des propositions sont énoncées que doivent nécessairement comprendre et approuver tous les hommes ; grâce à elle, le vrai est victorieusement atteint et proclamé, - le vrai, c’est-à-dire bien entendu, pour les Grecs, le réel.

Mais il y a plus : cette science rationnelle qui se constitue et progresse par ses notions définies, par ses êtres conceptuels, nombres et idées, cette science n’oblige pas le savant à s’isoler du monde de la vie et des sens. Bien au contraire, les êtres idéaux qu’elle l’amène à considérer ont cela de remarquable que toutes les relations claires et précises qui les relient entre eux s’appliquent du même coup aux choses sensibles. Essayez de calculer, par une construction théorique, la distance où vous êtes d’un point inaccessible, ou la hauteur d’un édifice, sans vous élever jusqu’au faîte ; mesurez, en utilisant les propriétés des surfaces et des solides géométriques, l’aire d’un champ circulaire, le volume de ce cylindre en métal : appliquez le théorème de l’hypoténuse à la construction d’un angle droit sur le terrain, en partageant une corde en trois morceaux dont les longueurs soient entre elles comme les nombres 3 ;4,5… ; la géométrie s’applique avec succès à une foule de choses qui tout d’abord peuvent en paraître plus ou moins éloignées. Elle donne le secret des mouvements des astres, et permet de constituer déjà, avec la sphérique des anciens, une astronomie théorique : les nombres et les proportions permettent, avec les Pythagoriciens, de formuler les lois des accords musicaux.

Il semble que, loin de former un domaine isolé la mathématique rationnelle apporte avec elle, partout où elle pénètre, la lumière, la clarté, la connaissance la plus rigoureuse et la plus sûre. Comment ne pas songer qu’elle atteint véritablement l’essence profonde des choses ? et, de fait, c’est à une affirmation de ce genre qui aboutit chez les Grecs à un idéalisme qu’on peut dire « objectif », parce que les idées qui constituent l’essence des choses sont « transcendantes », indépendantes du sujet. La connaissance se fait par les idées auxquelles s’élève l’intelligence humaine, : elles sont ce qui existe le plus véritablement, elles sont l’essence immuable des choses.

Platon, le premier, opère cette sorte de renversement par lequel les Idées sont comprises comme la vraie réalité : le terme grec d’ « ousia », qui désignait la richesse matérielle, est employé pour désigner les idées, qui sont pour le philosophe la richesse véritable (c’est ce terme que nous traduisons par essence). L’Allégorie de la Caverne, dans le dialogue de la République, illustre ce renversement : les hommes, contraints comme des prisonniers à regarder la paroi d’une caverne, délivrés de leurs chaînes par le philosophe qui les obligent à gravir les pentes d’une colline, découvrent que les images sensibles qu’ils contemplaient sur le mur, ne sont que l’ombre projetée de ces Idées dont le géomètre est capable de tracer les figures.

L’Allégorie de la Caverne ne s’arrête pas là : Parvenu à cette découverte, qui correspond à la certitude du savant – du géomètre -, l’élève est conduit par le philosophe jusqu’à une révélation qui le laisse bouche bée : ces idées ou ces formes, que le géomètre représente par des figures, dont tout montre qu’elles sont la vraie réalité, la « raison » des images sensibles, il faut reconnaître qu’on ne peut pas dire d’où leur vient ce pouvoir de se refléter dans le sensible pour lui donner forme, de telle façon que les images sensibles nous apparaissent comme un « monde » : cosmos, c’est à dire un ordre.

En d’autres termes, là où la réflexion philosophique sur les sciences, a conduit à reconnaître que la connaissance rationnelle donne accès au réel véritable, elle doit avouer qu’ elle ne saurait rendre compte du rapport entre cette réalité véritable et le monde sensible, qui est pour nous la réalité concrète

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C’est cette « aporie » (cette question insoluble), qui est au cœur de la démarche platonicienne ; la question est d’autant plus pressante que ces idées qui sont seules capables de rendre compte du monde sensible sont, tout autant que des notions scientifiques, des idées morales, telle que la justice,( qui permet d’établir une juste répartition) ; et, dans ce domaine, la réflexion sur le rapport de ces idées avec notre monde  (comprendre comment elles s’appliquent à la réalité concrète), met en jeu, non plus seulement l’ordonnancement des choses dans la nature, mais bien l’« ordre » de la Cité, que le philosophe se donne pour tâche de consacrer et de maintenir. .

Après le constat de l’aporie, Platon va s’employer à montrer ( notamment dans le Parménide et le Sophiste), que, même si l’on ne peut l’expliquer, ce « mélange » par quoi les idées s’appliquent au sensible, est effectivement à l’œuvre dans le langage. Si l’on veut aller plus loin que l’analyse du langage (« logos »), il faut recourir à un Mythe, que Platon développe dans le Timée : Imaginer qu’un Artisan divin a façonné le monde à partir de modèles semblables aux figures géométriques.

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C’est cette « aporie » (cette question insoluble), mise à jour par la démarche platonicienne, qui va constituer les termes du problème de la connaissance.



L’objection principale à cet idéalisme rationnel, fondé sue la « réalité » des essences, est formulée, à l’époque même de Platon, par Aristote.

Aristote condamne la « séparation » des idées et des choses, qui lui semble la pierre d’achoppement de la réflexion platonicienne, par une question de bon sens, qui reste toujours valable : Comment peut-on affirmer la « réalité » des idées, alors que n’existe « réellement » pour nous que des choses concrètes, dont chacune est singulière : la table en général n’existe pas, mais seulement cette table- ci. ?

 

3) Aristote

 

Selon Aristote qui croit comme Platon au caractère nécessaire, impérissable, immuable des idées générales, l’erreur de l’idéalisme de Platon, c’est d’avoir conçu l’idée comme une réalité “existante” en elle-même, de sorte que la réalité “ concrète ” n’a plus d’essence : elle n’est qu’“une matière” “ a-morphe ”(sans forme), in-déterminée ( apeiron) : tout le problème -insoluble- devient alors de savoir comment l’être peut “ recevoir ” une limite, une détermination, une forme. En “ réalisant ” les idées, en en faisant des “ formes” séparées, Platon s’est condamné à ne comprendre ni l’être concret ni la connaissance.

C’est l’idéalisme ( la substantialisation de l’idée) qui rend le problème insoluble.

 

Au contraire, si l’on est “ réaliste ” - telle est la démarche d’Aristote : il faut commencer par reconnaître que l’être ne peut être dit que de la chose elle-même. L’être est toujours pour nous tel ou tel être particulier ; l’existence ne peut être dite que d’une chose concrète, singulière. Le général est dans le particulier ; les idées, loin de constituer un monde idéal séparé du monde sensible, sont dans les choses concrètes : la démonstration consiste à observer que dans toute chose concrète (cette table-ci), l'idée n'est pas une réalité distincte mais une forme inséparable de la matière : l'idée de table n'existe pas en dehors de telle ou telle table concrète (cette table de salle à manger, ce guéridon …), d'autre part le bois, qui est la “matière” de la table, n'existe pas non plus indépendamment d'une chose concrète qui lui donne forme ( un arbre, une planche). La réalité concrète est l’union de la forme et de la matière.

 

Mais, si l’essence est éternelle, immuable, il faut résoudre cette contradiction : - - comment l'essence d'une chose qui n'existe que dans la chose, peut-elle être en même temps quelque chose d'autre, quelque chose qui échappe au changement, quelque chose de non périssable ?

Ce sont les sciences naturelles, (à cette époque énorme travail de classification des espèces animales et végétales) quipermettent à Aristote de penser cette contradiction ;lorsqu'on classe les êtres vivants par espèces et par genres, on considère que l'individu porte en lui les caractères généraux de l'espèce : la forme (le général) est donc dans le particulier, mais elle est cependant autre chose que le particulier puisque les individus de telle ou telle espèce pouvant disparaître, la forme subsiste toujours en étant présente dans d'autres individus.

Quand on réfléchit à la démarche logique de la pensée, on peut faire le même constat : L'espèce “homme” appartenant au “genre” mortel et l'individu Socrate appartenant à l'espèce “homme”, on peut conclure que nécessairement Socrate est mortel. Cela signifie que les caractères généraux de l'espèce homme (l'idée ou la forme humaine) sont dans l'individu Socrate.

Ainsi, la matière (ulè) n’existe pas hors de telle ou telle forme et, réciproquement il n’y a pas de forme effectivement existante sans matière.

Ce qui est premier, ce n’est ni la forme (l’idée) ni la matière mais la substance qui est composée de forme et de matière : on ne peut parler légitimement de substance que comme l’union réelle, concrète de la forme et de la matière :

L’intelligible est donc dans le sensible, le général dans le particulier, l’universel dans la chose singulière, concrète. L’essence n’est pas séparée de l’existence : elle n’est ni “un nom”, ni une substance ; elle est à l’être concret ce que la forme est à la matière. Elle lui est essentiellement unie, puisqu’il n’y a pas de forme sans matière, et, cependant elle en est essentiellement distincte, puisqu’elle demeure à travers la génération et la corruption des êtres matériels.

 

Mais dès lors qu'est-ce que notre Univers ?

Un ordre, constitué sur le modèle du syllogisme (qui n'en est que la reproduction) où chaque réalité concrète est constituée d'une forme et d'une matière : quels que soient les changements que cette réalité concrète (cette chose) subit, ceux-ci se produisent conformément à la forme qui est constitutive de cette réalité ; quelle que soit la cause qui provoque tel mouvement ou tel changement, ceux-ci obéissent à la nature de la chose : c'est bien moi, par exemple, qui jette cette pierre (en ce sens, c'est mon geste qui est la cause) mais la pierre tombe parce que la “ gravité ” est sa “ nature ”, sa forme : toute chose lourde tombe vers le bas et rejoint ainsi son lieu naturel dans l'Univers. Parce que la matière n'existe pas en dehors de la forme, elle n'a pas en elle-même la raison de son mouvement, qui réside dans sa forme ; même si un grand nombre de causes peuvent provoquer le mouvement, le mouvement a sa “raison” dans la nature de la chose.

 

Ce qui est vrai de l’être des choses est également vrai de cet être qu’est l’homme : L’homme est cet être concret constitué par l’union substantielle de l’âme (qui est la forme) et du corps (qui est comme une matière). Le corps n’est pas simplement matière, il est en “ acte ” union avec l’âme ; et l’âme n’est pas non plus un être complet : elle est inclination vers le corps, de sorte qu’en l’homme – en chaque individu concret – ils sont inséparables

Dans ces conditions, la connaissance n’est pas mystérieuse mais, d’une certaine façon, naturelle. En effet, l’objet de la connaissance - (substance composée d’une forme et d’une matière) correspond à la nature du sujet connaissant (union d’une âme et d’un corps). Le problème de la connaissance est résolu par le fait que dans la chose même, dans l’objet singulier, l’universel ( ou le général) est toujours déjà “ en puissance ” .

La connaissance n’est donc pas la saisie par l’esprit ( substance distincte du corps ) d’une essence qui serait une réalité intelligible, de sorte que le corps serait exclu de l’opération de connaître. C’est l’homme tout entier qui connaît et, donc, toute opération intellectuelle suppose l’intervention du corps. Ce sont les sens qui saisissent le particulier (la forme unie à la matière), que l’âme - en qualité de forme du corps - peut contempler, saisissant l’universel (la forme) qui est inclus dans le particulier. Il n’y a pas de problème de la correspondance d nos idées avec les choses : la vérité est fondée sur l’adéquation de l’esprit ( en tant que forme du corps) avec la chose, dont la forme est unie à la matière : « adequatio rei et intellectus ».

 

La solution aristotélicienne au problème fondamental de la philosophie, ouvert par Platon sous la forme du dualisme, repose sur le concept de substance, par quoi la forme et la matière se trouvent intimement unies dans la réalité concrète.

L’énigme, c’est bien l’unité de l’universel ( l’idée, le concept de table) et du singulier ( cette table-ci) qui constitue la réalité concrète : ce monde auquel nous avons affaire dans notre expérience.

 

Le problème des rapports de l’essence (intelligible) et de l’existence (concrète, sensible), concrètement posé par Aristote, n’est pas pour autant résolu :

Si les êtres matériels sont périssables, la forme, elle, est incorruptible. Et, dès lors, il faut expliquer d’où naît l’union de la forme et de la matière : comment les choses concrètes peuvent-elles être ainsi constituées de formes qui sont inséparables de la matière, de sorte qu'il n'existe pas de matière indépendante des formes existantes ? – Il faut que l’Univers, constitué de choses singulières, détienne de toute éternité l’ordre que nous lui connaissons, comme s’il répondait à une finalité.

La question, laissée ouverte par Aristote, est résolue par les philosophes scolastiques du Moyen âge grâce à la doctrine de la Création où Dieu a déterminé d’avance la finalité de chaque être de l’univers. Le monde est cet univers créé par Dieu où chaque être a sa place au sein d’une hiérarchie, déterminée par les rapports de la forme et de la matière qui constituent son être concret.





Historique des théories

Raison et expérience

 

 

C’est la notion d’expérience qu’il faut interroger.

En effet, subrepticement, avec le développement de la réflexion platonicienne, une leçon a été « oubliée » : celle des premiers philosophes, qu’on a appelé physiologues, parce qu’ils ont élaboré la notion de «nature (« phusis), comprise comme une matière sans limite ayant en elle-même la raison de ces changements qui constituent notre expérience concrète.

La pensée grecque ne pourra développer cette vision d’Héraclite parce que seule la géométrie et l’astronomie ont un statut de science, qui ont affaire à des objets immuables. Et en même temps, de façon plus décisive encore, la formation de la Cité grecque va mettre un terme à toute pensée matérialiste de la nature pour lui substituer une réflexion sur le langage.

Dès ce moment, avec Platon, la pensée d’Héraclite va réapparaître comme un élément dans un débat idéologique : elle va servir à montrer que, à la différence des Idées ( qui sont immuables ), le monde sensible ( celui qui est donné à nos sens ) n’est qu’un flux d’impressions, un devenir sans lois, un chaos auxquels l’esprit (grâce aux idées) va imprimer un ordre.



L’expérience désigne notre rapport premier avec le monde. N’est-ce pas avec l’action des choses – des corps extérieurs, disait Descartes - sur nos organes des sens que commence pour nous toute connaissance ? Mais, à la réflexion, sans doute ne s’agit-il là que d’un point de départ : Très vite, qu’on se réfère à l’histoire de l’humanité ou à la biographie de chaque individu, la connaissance s’enrichit ; et, dans les deux cas, de façon exponentielle, de sorte que le monde pour l’homme ne se confond pas avec les images que lui donnent les sens où les choses sont revêtues de toutes les qualités correspondantes à nos sensations. Nous soupçonnons que la connaissance humaine ne se réduit pas à l’expérience sensible : entre les informations que nous donnent les sens et notre savoir, il semble qu’il n’y ait pas de commune mesure. Comment comprendre ce passage, cet écart, si l’homme ne dispose pas d’autre faculté de connaître que l’expérience « sensible » ?

 

 

I. La physique mathématique et le rationalisme cartésien



Le rationalisme de Descartes constitue un moment important, un tournant, de cette réflexion.

Si d’importantes transformations sociales conduisent Descartes à mettre en cause la philosophie scolastique du Moyen- Age en élaborant une nouvelle idée de l’homme compris non plus comme un animal raisonnable que Dieu a situé dans l’univers de sa création entre la bête et l’ange mais comme un être qui tient toute sa dignité de l’exercice de la raison et du libre examen de toute idée et de toutes choses, c’est le développement de la science qui l’oblige à mettre en question la conception scolastique du monde.

Rappelons la véritable révolution scientifique que représente lala physique galiléenne :

Galilée a découvert qu’il ne faut pas demander à la nature la cause de son état de mouvement si celui-ci est uniforme, pas plus qu’il ne faut lui demander la cause de son état de repos. Tel est le principe d’inertie : le mouvement et le repos se maintiennent d’eux-mêmes éternellement, si rien ne vient les perturber. En revanche, la science demandera raison pour tout passage du repos au mouvement, ou du mouvement au repos et pour tout changement de vitesse. On ne demandera pas pourquoi le corps accélère ; on demandera comment s’effectue cette transformation, afin d’en énoncer la loi mathématique Le problème central de la physique est le problème de l’accélération des corps ; c’est en demandant à la nature compte des changements subis par l’état de mouvement et de repos des corps que l’on a réussi à obtenir d’elle des réponses mathématiques

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NOTA/La découverte mathématique est celle du calcul infinitésimal

Pour décrire une vitesse qui varie de manière continue, il faut décrire l’évolution d’instant en instant, de diverses grandeurs : position, vitesse et accélération, qui caractérisent l’état instantané d’un mobile. Pour ce faire, les mathématiciens ont introduit le concept de quantité infinitésimale.

Une quantité infinitésimale résulte d’un passage à la limite : c’est la variation d’une grandeur entre deux instants successifs, lorsque l’intervalle entre ces deux instants tend vers zéro.

Cette description infinitésimale permet de décomposer le changement en une série infinie de changements infiniment petits.

Ainsi, en chaque instant, la description de l’état d’un mobile comprend non seulement sa position , mais aussi sa tendance instantanée à changer de position, c'est-à-dire sa vitesse (v) en cet instant, et enfin cette tendance à modifier cette vitesse c'est-à-dire son accélération (a)

Vitesse et accélération mesurent une variation instantanée comme un rapport entre deux quantités infinitésimales : rapport entre la variation de la grandeur (position ou vitesse) pendant un intervalle de temps deltat et cet intervalle delta t lui-même. On appelle de telle grandeur des dérivés par rapport au temps. Et on écrit depuis Leibniz : v = dr/dt

quant à l’accélération, elle s’écrit : a = dv/dt = d²r/dt². C’est une dérivée seconde.

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Le monde ne peut plus être compris comme un univers des choses et des êtres créé par Dieu, mus par la force ou l’âme dont Dieu les a d’avance pourvus, mais se révèle, à la lumière de la science nouvelle (la physique mathématique) comme une nature, entièrement dénuée d’âmes ou de forces, dont le mouvement s’explique par ses lois propres, obéissant au principe d’inertie

La novation accomplie par Descartes et les savants de son temps consiste dans l’application de la géométrie aux phénomènes physiques ; et c’est cette novation qui oblige Descartes à mettre en cause la conception scolastique d’un univers composé de «  formes substantielles » pour penser le monde comme une nature définie par l’étendue, géométriquement analysable.

Dans ces conditions, la portée véritable du « doute hyperbolique » de Descartes, récusant toutes croyances jusqu’ici tenues pour vraies, c’est bien la mise en cause de la conception scolastique du monde.

Descartes, recherchant une vérité première, après avoir conduit le doute jusqu’à mettre en cause non seulement l’existence d’une réalité indépendante de nous, mais aussi toutes nos idées, découvre que la vérité n’est rien d’autre qu’une certitude qui est la conscience immédiate d’exister, d’être quelque chose : c’est le moment du cogito. A ce stade de sa méditation, Descartes est en possession d’un critère de la vérité, qui réside dans  l’« évidence », qui accompagne toute « idée claire et distincte » ( comme sont celles des mathématiques).

La démarche du cogito est bien de fonder la démarche de la réflexion sur la conscience que l’individu prend de son existence, pour poser « à nouveau » la question de l’essence des choses et de la nature de l’homme, quitte à soulever le problème insoluble de leur rapport

C’est au beau milieu de la deuxième Méditation que se situe le tournant de la réflexion par lequel Descartes va tenter de franchir le pas qui doit le conduire de la certitude du cogito, c’est à dire de la conscience « subjective » de son existence, saisie « immédiatement » dans l’acte de penser, à la compréhension du rapport de la pensée au réel tel qu’il est en soi, qui seule est en mesure de fonder l’objectivité de la connaissance : la correspondance de nos représentations avec les choses elles-mêmes.

Après la révélation du cogito, Descartes pose deux questions.

La première question : - qu’est-ce que je suis ? n’est susceptible que d’une seule réponse, qui est la formule développée du cogito, où la conscience de soi a été appréhendée à travers l’acte de penser :

« Je ne suis donc précisément parlant qu’une chose qui pense ( res cogitans ), c’est à dire un esprit, un entendement, ou une raison, qui sont des termes dont la signification m’était auparavant inconnue. »

Mais voici la deuxième question : Comment puis-je connaître la réalité qui est manifestement distincte de la pensée ?

Avant que je ne mette en doute la réalité des corps extérieurs et, en même temps, celle de mon propre corps, je pensais tout naturellement que cette connaissance me venait par mes organes des sens. Mettons donc à l’épreuve cette croyance pour savoir si nous pouvons avoir une idée claire et distincte de la réalité en partant de notre expérience sensible. Et, c’est à ce moment que Descartes développe l’exemple du « morceau de cire fraîchement sorti de la ruche,Descartes écrit : « Il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez ; il rendra quelque son. »

Le morceau de cire est ainsi une chose revêtue de toutes les qualités : odeur, couleur, dureté etc. ;, qui sont inséparables des rapports que cette chose entretient avec moi par l’intermédiaire de mes organes des sens.

«  Cependant que je parle, écrit Descartes en poursuivant sa méditation sur le morceau de cire, on l’approche du feu : ce qui restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu’on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu’elle demeure ; et personne ne le peut nier. » C’est donc que la consistance véritable des choses se situe au-delà de ce qu’en reflète la connaissance sensible, et ne peut être atteinte que par une connaissance d’un autre ordre : celle, non plus des sens mais de l’intellect – de ce que la philosophie classique nomme l’entendement ou la raison.

A-t-on résolu le problème de la connaissance humaine pour avoir doté l’homme, en sus des sens qui lui sont communs avec les autres vivants, d’une faculté qui lui est propre, qu’on appelle entendement ou raison ?

L’objectif de Descartes, en cet épisode, est de fonder la physique mathématique, qu’il contribue à développer, pour laquelle la réalité est tout entière faite d’étendue et de mouvement, « géométriquement analysable ». Si la réalité est telle que la physique nous la représente, il est impossible d’admettre que nos idées rationnelles (« claires et distinctes »,comme sont celles des mathématiques) puissent naître de l’expérience sensible. Et, en ce sens, il faut bien reconnaître que ce sont « des idées innées ».



Descartes prend l’exemple du soleil : « Par les raisons de l’Astronomie, l’idée que j’ai du soleil me le représente plusieurs fois plus grand que toute la terre, alors que il ne cesse pas, par l’idée qui me vient des sens, de me paraître extrêmement petit. »

Comment comprendre que nous ayons deux représentations du soleil ?

Etant convaincu que le soleil est réellement - « formellement »- tel que me le représentent les raisons de l’astronomie, d’où me vient cette certitude ? Non, certes, des sens dont l’image qu’ils me donnent est à proprement parler « sans commune mesure » avec la réalité; Dans notre connaissance, les sens ne font que témoigner de l’ « existence » du soleil ; l’ « essence » du soleil : sa nature véritable, est l’ « objet » de ma pensée. Or, je ne peux comprendre comment peut naître de l’image sensible l’idée du soleil que me représente la science (dont je suis convaincu qu’elle correspond à la réalité du soleil). Il faut donc que cette idée qui est l’essence du soleil soit « en moi » : innée, depuis que Dieu m’a créé. En me créant à son image, Dieu m’a donné les moyens de comprendre l’univers.

Descartes, après avoir distingué l’essence de l’existence pour garantir la valeur objective de l’idée, conçoit la connaissance comme saisie des essences, comme « intuition », en faisant comme si la réalité formelle était toute entière « intelligible », comme si la réalité de la chose en soi ne dépassait pas toujours la connaissance que nous en avons.

 

Nous voici donc confrontés à un problème insoluble : En affirmant que le « je » du cogito est «  une chose qui pense », Descartes, en adoptant le langage de la scolastique, nous laisse croire que le « moi » est une substance ( res cogitans ), dont la pensée est l’attribut ; La réflexion sur l’idée claire et distincte que nous possédons d’un corps extérieur nous montre que la réalité matérielle n’est en elle-même rien d’autre qu’étendue et mouvement. Dès lors la pensée « res cogitans » et la nature : « res extensa » ne s’opposent-ils pas comme deux contraires incompatibles ?

 

La question posée est maintenant, à partir de la réflexion cartésienne, celle de l’objectivité de la connaissance : Comment garantir que le réel ( « la réalité formelle ») est semblable à nos idées : à la représentation mathématique que nous en donne la science ( la géométrie analytique et la physique mathématique de Galilée), puisque nous n’avons jamais affaire dans l’expérience qu’aux images que nous donnent les sens ?

On sait comment Descartes résout le problème par l’argument ontologique :

Il y a une idée que je ne peux avoir forgée moi-même : c’est l’idée d’infini, puisque je suis moi-même un être fini. : «  j’ai donc premièrement en moi la notion de l’infini que du fini, c’est à dire de Dieu que moi-même. ».Il faut donc que l’idée de Dieu soit « née et ait été produite en moi dés lors que j’ai été créé ».

Dès lors, Il n’est pas absurde de penser que Dieu ait placé en mon entendement fini ces idées qui me permettent de comprendre l’univers : ce sont sans doute des « idées innées ».

Telle est la démarche de Descartes : Pour fonder l’objectivité de la connaissance, (la réalité objective de l’idée), il faut égaler la pensée à l’être. La vérité qui se présente à nous sous la forme de l’évidence repose sur une véritable équation, une identité de l’idée et de la chose, de l’essence et de l’existence, en Dieu : si l’on se place au point de vue d’un entendement infini, le réel est tel que la mathématique nous le représente. A la fin du compte, pour Descartes, seule l’idée de Dieu, en qui l’essence et l’existence ne font qu’un, garantit la vérité, comprise comme l’adéquation des idées et des choses. 

 

A quel prix Descartes a-il pu valider l’idée d’une nature entièrement constituée par l’étendue et les mouvements « géométriquement » analysables , sinon en affirmant que la connaissance rationnelle est indépendante de l’expérience.

Pour fonder la valeur de la physique mathématique : l’application de la géométrie analytique au réel, Descartes a été contraint de mettre en cause l’origine sensible de la connaissance, selon l’adage empiriste, énoncé par la scolastique elle-même : « Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu »

 

Telle est la pierre d’achoppement du rationalisme cartésien.

 

 


II. Le XVIII°siècle : La physique expérimentale de Newton et la réflexion philosophique





1° Une révolution scientifique : La physique expérimentale et la pensée de Newton



a) La mécanique céleste



Au début du XVIIIème siècle, une sorte d’orthodoxie cartésienne régnait à peu près dans l’enseignement de tous les pays. En l’espace de trente années, elle avait partout disparu ; l’Angleterre l’abandonna dès 1715.

Voltaire, qui avec Maupertuis fit tant pour répandre l’esprit newtonien en France considère l’année 1730 comme la date de son succès définitif : « Ce n’est guère, écrit-il en songeant à la philosophie de Descartes, que depuis l’année 1730 qu’on a commencé à revenir en France de cette philosophie chimérique, quand la géométrie et la physique expérimentales ont été plus cultivées. »



La mécanique céleste de Newton, c’est l’application des mathématiques aux phénomènes naturels, qui permet de calculer rigoureusement les grands phénomènes cosmiques (mouvement des planètes, pesanteur, marées) : l’invention du calcul des fluxions, seul langage adéquat de la nouvelle mécanique, permet d’exprimer non seulement, comme la géométrie analytique, quel est l’état d’une grandeur à un instant donné, mais encore comment elle varie à cet instant en intensité et en direction.

Le problème sur lequel se concentre la physique newtonienne, c’est le calcul de l’accélération subie en chaque instant par les différents points d’un système matériel.

Le mouvement de chacun de ces points pendant un intervalle de temps défini ou fini sera calculable par intégration, c'est-à-dire par sommation des variations infinitésimales de vitesse subies pendant cet intervalle. Dans le langage newtonien, étudier l’accélération, c’est déterminer les différentes forces qui agissent sur les points des systèmes étudiés. Ces forces étudiées par la physique newtonienne sont fonction de la configuration spatiale du système de corps entre lesquelles elles agissent, et varient donc lorsque les distances entre ces corps varient. Le problème dynamique (l’étude de ces forces) est posé sous la forme d’un système d’équations différentielles, où l’état instantané de chacun des points du système est décrit par sa vitesse et son accélération (par des dérivées premières et secondes). L’intégration de ses équations différentielles aboutit au calcul de l’ensemble des trajectoires des points du système. Les trajectoires spatiotemporelles d’un ensemble de points en interaction constituent la description complète du système dynamique.

Le triomphe de la science newtonienne, c’est la découverte qu’une seule force (la force de gravitation) détermine le mouvement des planètes, des comètes et des corps qui tombent sur la terre.

Ainsi quelque soit le couple de corps matériels, leur distance et leur masse respective, le système newtonien implique qu’une force d’attraction les unit, qu’ils sont attirés l’un vers l’autre par cette force, force proportionnelle au produit de leur masse et inversement proportionnel au carré de la distance quiles sépare. (C’est cette force qu’on appelle la gravitation)



Cette physique expérimentale rompt avec le rationalisme cartésien, et c’est là le second trait de la mécanique newtonienne :

S’il est vrai que le calcul permet de déterminer l’ensemble des trajectoires des points d’un système matériel, les conditions qui rendent possible l’application de ce calcul à la réalité physique ne sont pas contenues dans le calcul lui-même : ces conditions initiales ne sauraient être mathématiquement déduites, mais seulement données par l’expérience. On peut facilement imaginer telles conditions qui, si elles eussent été réalisées, auraient rendu complètement impossibles l’emploi de ce calcul et la découverte de la loi de l’attraction : dans les circonstances actuelles en effet, la position d’une planète par rapport au soleil est telle que l’attraction des autres corps de l’univers sur elle est négligeable par rapport à l’attraction du soleil, si bien que le calcul n’a à considérer que l’attraction réciproque de deux masses ; mais supposons que les causes perturbatrices aient été du même ordre de grandeur que l’attraction solaire, dans ce chaos d’actions réciproques, le calcul eût été sans application.

Autrement dit, il n’y a pas d’autre explication des phénomènes que le calcul mis en œuvre, qui seul rend compte de leur intelligibilité ; mais, en même temps, la solution « mathématique » des problèmes de mécanique céleste exige des données mécaniquement inexplicables.

Tout se passe comme si, quand il s’agit de la connaissance de la nature, l’intelligibilité des phénomènes laissait place vide à l’intelligence des causes.

Newton a déclaré, de façon répétée, que toutes les « hypothèses » des cartésiens, c’est-à-dire les structures mécaniques imaginées pour rendre raison des phénomènes, devaient être évitées dans la philosophie expérimentale. Non fingo hypotheses, c’est-à-dire je n’invente aucune de ces causes qui sans doute peuvent rendre raison des phénomènes, mais qui sont seulement vraisemblables. Newton n’admet d’autre cause que celle qui peut être « déduite des phénomènes eux-mêmes ».

Enonçant la loi de la gravitation universelle, Newton ne pensait pas du tout être arrivé à la cause dernière des phénomènes qu’elle explique : il montrait seulement que c’est selon une même loi que les corps pesants sont attirés vers le centre de la terre, que les masses liquides des mers sont attirées vers la lune dans les marées, que la lune est attirée vers la terre et les planètes vers le soleil : la preuve de cette identité de loi repose uniquement sur des mesures expérimentales : par exemple la thèse de Newton se trouve démontrée, si, calculant, d’après les lois de Galilée, le mouvement dont serait animé un corps grave placé à la distance de la lune, on trouve que ce mouvement est précisément celui de la lune (dans les éléments de ce calcul entre la longueur du degré du méridien terrestre ; et l’on sait comment Newton, ayant accepté une fausse estimation de cette longueur, faillit abandonner sa théorie, qui se trouva au contraire complètement confirmée par une mesure plus exacte, faite plus tard) : c’est par analogie avec la pesanteur terrestre qu’il donne le nom de gravitation ou d’attraction à la cause inconnue de tous ces phénomènes. »



En d’autres termes, pour Newton, la physique expérimentale en quoi consiste notre connaissance rationnelle de la nature, ne saurait permettre de parvenir jusqu’aux principes capables d’expliquer les phénomènes dont elle énonce les lois, – d’en déterminer les causes. Il n’y a pas d’explication scientifique de l’origine des rapports actuels de position et de vitesse des corps célestes.

La réflexion de Newton sur les résultats de la physique expérimentale qu’il a mise en œuvre renverse l’esprit du rationalisme cartésien.

Pour Descartes, ce sont les idées claires et distinctes, expliquant par la mathématique le mouvement des corps, qui nous permettent de connaître intuitivement l’essence de la matière, tout entière constituée par l’étendue et le mouvement : L’exercice de la raison conduit directement à la connaissance des choses . A l’inverse, pour Newton, l’expérience et l’induction qui permettent d’établir en langage mathématique les lois qui rendent compte des phénomènes ne sauraient nous permettre de connaître les propriétés de la matière : l’essence des choses.



Comment interpréter cette limite de l’explication scientifique ?



b) La pensée de Newton :



Faisons le premier constat du phénomène idéologique qui se produit à chaque mutation importante des sciences ( que nous serons amené à réitérer au moment de la « crise de la physique » au début du XX°siècle) : Le savant, à qui il n’appartient pas d’élaborer de nouveaux concepts philosophiques, fait retour en arrière pour interpréter la mutation. Telle est la démarche de Newton lors qu’il cherche à comprendre la portée de la loi de la gravitation

Recourir au hasard pour expliquer le phénomène est impossible ; si l’on suppose des planètes lancées au hasard dans le champ de gravitation du soleil, il y a une probabilité infiniment petite pour qu’elles prennent leur position et leur mouvement actuels : il faut en venir à la puissance d’une être intelligent qui a donné l’impulsion aux planètes, et qui, pour créer des systèmes solaires isolés, « a placé les étoiles fixes à une distance immense les unes des autres, de peur que ces globes ne tombassent les uns sur les autres par la force de leur gravité ». C’est ainsi que la mécanique de Newton est liée chez lui à une théologie : son Dieu est un géomètre et un architecte qui a su combiner les matériaux du système de telle manière qu’un état d’équilibre stable et un mouvement continu et périodique en résultent. »



2°La problématique philosophique :



Le XVIII°siècle représente une rupture dans la réflexion philosophique : le progrès de la science : la physique expérimentale, aussi bien que les transformations sociales, imposent l’idée de l’origine sensible de nos connaissances.

Comme le note E.Bréhier, « c’est alors qu’apparaît au premier plan toute une race de philosophes, qui, de formation classique et scientifique, détachés de tout lien avec la tradition universitaire, font pénétrer peu à peu dans les esprits une conception nouvelle de l’homme et de l’univers : ces philosophes appartiennent en général au tiers état, à cette bourgeoisie dont le mouvement ascendant, commencé depuis longtemps, atteint son plus haut point : maîtresse des affaires, entrée dans les ministères les plus importants, elle impose ses idées et sa manière de voir. Son esprit positif, peu disposé à la spéculation pure, désireux de résultats pratiques, ne voulant pas séparer les sciences des arts qui les appliquent, confiant en elles et en leurs méthodes, mais probe et honnête en des problèmes où l’honnêteté est la condition de la réussite, cet esprit se reflète chez les philosophes du XVIII°siècle. »



Au XVIII°siècle la réflexion sur la physique expérimentale de Newton porte un coup fatal à la philosophie de l’esprit dont Descartes ouvrait le chemin en affirmant que la Raison détient en elle-même le pouvoir de donner accès à l’essence des choses .

Mais, en même temps, la science de Newton nous laisse en somme dans une grande incertitude, comme l’écrit Bréhier, et ne fait qu’ouvrir le débat sous la forme d’une alternative entre deux voies philosophiques opposées :



Chacune de ces voies semble conduire à une difficulté sans recours.

-La voie du matérialisme où s’engagent les matérialistes français, qui comprend la nature comme un univers entièrement régi par les lois inflexibles mises à jour par la science, se heurte à l’idée de la liberté qui, jusqu’alors comprise comme le fondement de la conduite morale, semble maintenant requise pour comprendre l’activité pratique des hommes qui est la base du progrès et la condition de leur bonheur à venir.

-La voie de l’empirisme qui, pour fonder les libertés qui sont à la fois l’expression des droits naturels de l’homme et la condition d’une société unissant les hommes sur la base des contrats, doit dénoncer l’illusion qui nous fait prendre les données de l’expérience pour les lois de la nature, et ne peut échapper à l’agnosticisme, qui va jusqu’à contester la prétention de la raison à se présenter comme la faculté de connaître.?



C’est alors que se noue entre les deux voies de la réflexion philosophique sur la connaissance une véritable contradiction : Là où le progrès matériel, condition du progrès de l’humanité exige que la connaissance nous dévoile les lois de la nature et les propriétés de la matière, les résultats de la science, qui découvre le mécanisme de l’univers, nous interdit de comprendre comment l’homme, partie de la nature, peut échapper à ces lois pour devenir pratiquement l’artisan du progrès des mœurs et du bonheur humain.

Pour résoudre cette contradiction, il faudrait par impossible, que l’expérience, qui est la source de la connaissance, puisse nous révéler un lien de causalité entre les phénomènes, condition de la maîtrise des choses, dont la nécessité ne mette pas en cause la liberté de l’homme, condition de la maîtrise de soi, en tant que personne humaine, responsable de sa vie.

L’impossible solution de cette contradiction, c’est le pari de Kant







3) Le matérialisme français.



Les partisans de Newton, qui s’emploient à répandre sa physique rejettent sa métaphysique. Considérant l’œuvre de Newton comme entièrement achevée par la découverte de l’attraction, ils font de celle-ci une propriété irréductible de la matière, au même titre que l’étendue ou l’impénétrabilité : c’est par exemple l’interprétation de d’Alembert.

En France, dès le début du siècle, « une nouvelle race » de philosophes, dont Bréhier a souligné qu’elle représentait les intérêts de la bourgeoisie ascendante, adopte la position du matérialisme pour lutter contre la religion qui est le principal soutien de l’absolutisme royal.

Quand le développement de la science newtonienne représente la nature comme un univers soumis à des lois intangibles mises à jour par la raison humaine, tout se passe comme si l’ambition de Descartes de rendre l’homme « maître et possesseur de la nature » était en train de se réaliser.

La philosophie des Lumières, à travers l’immense travail de l’Encyclopédie, célèbre le progrès des sciences et des arts ( des techniques) comme la condition du progrès humain. Un important courant matérialiste se développe, notamment chez des penseurs qui sont en même temps médecins : les progrès de la physiologie ( notamment de l’embryologie) découvrent à leurs yeux que la pensée n’est rien d’autre que l’activité du cerveau.

Mais comment soutenir en même temps, comme le montre le progrès des sciences et des arts, que l’homme est capable non seulement de comprendre les lois de l’univers par les lumières de la raison, mais de transformer la réalité et l’homme lui-même, alors qu’il est soumis au déterminisme sans faille de l’univers ?

Deux idées s’imposent à la réflexion : D’une part le développement de la science, avec la physique de Newton, impose la représentation du monde comme un univers entièrement soumis à un déterminisme, où tous les phénomènes constatés dans l’expérience s’expliquent par des causes, dont l’action dans l’espace et dans le temps ne laisse aucune place à la contingence, parce que ces phénomènes obéissent à des lois universelles ( la gravitation). D’autre part l’homme et des phénomènes humains, eux-mêmes sont soumis au déterminisme, de sorte que la liberté est un mot vide de sens et la morale est sans objet.



4) L’empirisme et la philosophie anglaise



L’empirisme apparaîtpour la première fois au XVIII°siècle avec la philosophie anglaise,

La démarche empiriste de la philosophie anglaise est liée à la montée de la bourgeoisie qui doit obtenir de la royauté et de la féodalité anglaises la reconnaissance des libertés nécessaires à son développement : Le but avoué de ses enquêtes sur « l’entendement », quand elle dénonce la confiance en la raison comme saisie intuitive des essences, est de combattre l’innéisme des idées qui lui paraît fonder l’absolutisme du pouvoir et l’immutabilité des privilèges. A travers la réflexion sur la connaissance, qui met en cause la représentativité des idées qu’on prétend fonder sur une réalité permanente, indépendante du psychisme humain : passions et volontés des individus, ce qui est affirmé c’est le lien entre les idées et l’expérience des hommes qui seule peut fonder les rapports qu’ils instituent entre eux sur la base de leur activité pratique. Quand Locke publie dans les années 1690 ses « Lettres sur la tolérance », ses « Traités sur le gouvernement civil » et son « Essai sur l’entendement humain », il est revenu de son exil en Hollande pour occuper la place de conseiller politique auprès de Guillaume d’Orange ; La « glorieuse révolution » a eu lieu en Angleterre, par laquelle la bourgeoisie a obtenu du nouveau pouvoir la garantie des libertés nécessaires à son développement. Le compromis politique confirme par les faits la démarche empiriste qui dénonçait comme une illusion de la raison le dualisme des idées et des choses, en montrant que l’expérience, inséparable de l’activité pratique, est en fin de compte le seul et véritable terrain où se constituent les liens entre les idées, comme s’y instituent les rapports entre les hommes.



La réflexion « empiriste » sur la connaissance, persuadée d’un lien naturel de l’homme au monde qui dément le dualisme mis à jour par la réflexion de Descartes, exclut toute spéculation qui doit faire appel à l’existence d’un dieu pour réconcilier la pensée avec la nature ; mais n’est-elle pas amenée en même temps à « découvrir » que l’on n’a jamais affaire dans la connaissance à cette réalité indépendante de la pensée qu ‘on appelle matière ?

La question posée par la réflexion empiriste, - aujourd’hui comme hier -, peut être formulée ainsi : - Sachant que nous n’avons jamais affaire qu’à des idées, ne peut-on rendre compte de l’objectivité de nos connaissances, en expliquant la formation de ces idées à partir des données des sens, sans poser le problème insoluble du rapport des idées et des choses, de la pensée et du réel ?

La réflexion sur l’expérience ne permet-elle pas de comprendre l’objectivité de la connaissance sans faire de l’objet une chose – une réalité – indépendante de la connaissance?

Et, à la fin du compte, le problème insoluble du rapport des idées et des choses, qui est à l’origine de tous les systèmes philosophiques, ne prend-il pas sa source dans la simple croyance en une réalité, dont nos idées seraient la représentation, la reproduction ? 



C’est Locke (1632-1704)qui, le premier, met en cause le rationalisme de Descartes, fondé sur l’innéité des idées.

Il a lutté toute sa vie contre la théocratie anglicane, c’est-à-dire contre ces deux thèses solidaires : le pouvoir du roi est un pouvoir absolu et de droit divin ; le pouvoir du roi est un pouvoir spirituel non moins que temporel, et il a le droit d’imposer à la nation une croyance et une forme de culte.

L’Essai sur l’entendement humain, en montrant la nature et les limites de l’entendement humain, doit fonder la tolérance religieuse et philosophique. ll voit dans l’innéisme, partant d’une prétendue connaissance immédiate et interne, une sorte de dogmatique qui laisse place à tous les préjugés individuels.

Il part d’une réflexion sur la doctrine cartésienne : il est, comme le lui reprochent ses adversaires, un « idéisme » : nous n’avons jamais affaire aux choses elles-mêmes mais toujours à des idées. Et, puisque nous n’avons jamais affaire qu’à des idées, la connaissance objective ne saurait résider dans la correspondance des idées et des choses ; elle ne peut consister que dans la perception d’une convenance ou d’une disconvenance entre des idées, comme : le jaune n’est pas le rouge, deux triangles qui ont leurs trois côtés égaux sont égaux etc. Pour expliquer la connaissance, il faut chercher d’abord ce que sont les idées simples, puis comment elles se combinent pour former les idées complexes (livre II), enfin comment on perçoit la convenance ou la disconvenance entre les idées (livre IV).

Parmi les idées simples, seules les idées de sensation ( chaud, solide, poli, dur, amer, étendue, figure mouvement, etc. ) peuvent être considérées comme représentatives d’une réalité extérieure ; mais, suivant ici Descartes, il faut distinguer :

1)les qualités premières : l’étendue, la figure, la solidité et le mouvement, avec les idées d’existence, de durée et de nombre, qui nous représentent les choses telles qu’elles sont.

2)Quant aux couleurs, aux sons ou aux saveurs, ce sont des « qualités secondes » qui sont produites en nous par l’impression que font, sur nos sens, divers mouvements de corps si petits que nous ne pouvons les apercevoir.

Doit-on pour autant, comme Descartes, prendre les qualités premières pour les éléments réels des choses, constituant la substance des choses ? En fait il en va de même de toutes les idées aussi bien «  d’étendue, de figure, de couleur, que de toutes les autres qualités sensibles, à quoi se réduit toute notre connaissance des corps, ; D’un côté, il est impossible à l’esprit d’imaginer ces idées simples existant par elles-mêmes, sans une substance à laquelle elles sont inhérentes ; mais, d’un autre côté, « nous sommes aussi éloignés d’avoir quelque idée de la substance des corps que si nous ne la connaissions point du tout. » Nous n’avons, de cette substance, nulle idée : expliquer la cause de la liaison des idées simples, cela est au-dessus de notre entendement : La substance, pour Locke, sans doute existe, mais nous ne savons ce qu’elle est, et la seule recherche possible pour nous est la recherche expérimentale des qualités coexistantes.





Hume (1711-1776) publie en 1737 le Traité de la Nature humaine qu’il transforme en Essai neuf ans plus tard.

Hume, restant dans la ligne de l’idéisme, fait une distinction entre les impressions et les idées , qui, selon lui, lève la difficulté : les impressions, ce sont les originaux ou modèles, dont les idées sont les copies ; elles sont fortes et vives, tandis que les idées sont faibles ; dès lors, il est vrai que toute idée est représentative, mais elle est représentative d’une impression, qui est de même nature qu’elle, supérieure seulement en intensité ; aucune idée n’est valable, aucune idée n’a même d’existence, si on ne sait assigner le ou les impressions dont elle est la copie.

L’objet propre de la réflexion n’est pas l’étude de l’impression, étude qui, selon lui, ressortit à l’anatomie et à la physiologie et non à la philosophie : ce sont uniquement les idées, ces copies des impressions, dont les relations diverses entre elles et avec les impressions, forment le tissu de l’esprit. Il s’agit donc de rechercher quelles sont les formes qui entrent naturellement et spontanément en jeu pour lier les idées entre elles. Or, l’expérience montre que deux idées entrent en connexion soit à cause de leur ressemblance, soit parce que les impressions dont elles sont les copies ont été contiguës, soit enfin parce que l’une représente une cause dont l’autre représente l’effet, lois qui sont, à nos idées, ce que la loi newtonienne d’attraction est aux corps, qui maintiennent l’ordre dans l’esprit, comme la loi de l’attraction maintient l’ordre de l’univers, en formant toutes les idées complexes.

Parmi ces connexions, seule pose problème celle que nous percevons comme une relation de cause à effet, qui semble supposer une liaison nécessaire, indépendante de l’esprit. A consulter et à retourner en tout sens l’idée de la chose qui est cause, nous n’y trouvons aucune efficace pour produire l’effet. S’il est vrai que nous n’avons l’expérience d’aucune force ni d’aucune efficacité dans un fait, pourquoi et comment croyons-nous que ce fait sera suivi inévitablement d’un autre que nous attendons avec la plus grande confiance ?

En effet, c’est seulement lorsque la croyance s’ajoute à l’idée, que l’idée devient la connaissance de quelque chose de réel. Or, cette nuance particulière de l’idée, qui fait qu’on y croit, dérive de ses liaisons associatives avec les impressions présentes, car l’impression qui est plus vive que toute idée, a cette propriété singulière de transmettre quelque chose de sa vivacité et de sa forme aux idées qui sont en connexion avec elles.

Nous tenons là tous les éléments d’explication de cette confiance que nous avons en l’apparition de l’effet, lorsque la cause est présente, confiance qui aboutit au jugement que leur connexion est nécessaire. On observera d’abord que nous n’admettons aucune connexion nécessaire qu’entre des faits successifs et contigus, dont la succession a été observée plusieurs fois ; cette répétition n’affecte en rien le couple même des faits ; mais elle engendre dans notre esprit une habitude (custom) ; l’habitude fortifie la connexion imaginative qui fait passer l’esprit de l’idée de l’un à l’idée de l’autre ; renforçant la connexion, elle produira une croyance irrésistible. La connexion nécessaire n’est donc que la transition de plus en plus facile d’une idée à une autre, « le penchant, que l’habitude engendre, à passer d’un objet à l’idée de son compagnon ordinaire ». L’idée de cause est donc, comme toute idée, la copie d’une impression, non pas la copie d’un pouvoir que nous saisirions dans les choses, mais celle de cette impression interne ou impression de réflexion, qui est le sentiment d’habitude.

En posant au point de départ que la connaissance prend sa source dans les impressions des sens, la démarche consiste à montrer que les idées n’ont pas d’autre réalité que psychologique : ce sont des images mentales qui renvoient aux impressions vives des sens sans lesquelles elles ne seraient que de purs et simples phantasmes : l’imagination est précisément ce qui permet de croire aux idées comme si elles représentaient des choses : une réalité indépendante comprise comme la cause des impressions. L’expérience n’est rien d’autre que l’ensemble des connexions entre les idées à partir desquels se constitue l’image d’un monde.

Hume s’emploie à montrer que la connaissance que nous avons du réel n’est pas l’œuvre de la raison mais le produit de l’expérience, même si le raisonnement semble jouer un rôle comme dans la science : Les prévisions scientifiques, loin d’être le résultat d’un raisonnement, sont des prédictions fondées sur la répétition des phénomènes.

La raison n’est rien d’autre que ce penchant de l’esprit lié à la vivacité des impressions qui nous fait croire que la connexion des idées renvoie à une réalité indépendante des images mentales.



La porte est ouverte par la réflexion empiriste à l’idéalisme de l’évêque Berkeley (1685-1753) : Si nous n’avons jamais affaire qu’à des idées qui sont des perceptions, pourquoi, distinguant des qualités premières (grandeur, étendue etc.) et des qualités secondes ( telles les couleurs, les saveurs etc.) voudrait-on que les premières nous renvoient à l’existence d’une réalité indépendante de nos sensations ? quelle différence y a-t-il entre le blanc et la perception du blanc, sinon le nom qui est un signe que nous avons institué pour communiquer entre personnes aux quelles Dieu a donné de voir un monde ? Pour un esprit doué de cette vision, être, ce n’est rien d’autre qu’être perçu.



Comment expliquer la connaissance sans référence à quelconque caractère représentatif de l’idée qui renverrait à l’existence d’une substance indépendante de la connaissance, en évitant le piège de l’idéalisme de Berkeley, telle est la tâche qui s’impose à Kant, dans les dernières décennies du siècle.





5) Le criticisme kantien



a) La problématique de Kant et la physique de Newton



Parce qu’il vit dans une Prusse qui n’a pas réalisé son unité nationale, en retard économiquement et dominée par la religion protestante, Kantne peut partager ni le scepticisme de la philosophie anglaise ni l’optimisme de la philosophie des Lumières. Convaincu que dans le domaine des mœurs, dans la vie pratique, on peut réaliser l’accord des hommes, il estime que seule la moralité des hommes peut conduire à cette société réformée dont rêvent les philosophes.

Or, la moralité n’est possible que si l’homme est fondamentalement libre ; mais, comment le serait-il alors que la science, - la connaissance rationnelle- nous représente le réel comme un univers régi par le déterminisme : l’enchaînement des causes et des effets ?

Kant, dans la préface à la deuxième édition de La Critique de la Raison pure, explique lui-même qu’il a du « abolir le savoir» c’est à dire limiter le champ de la connaissance rationnelle « afin d’obtenir une place pour la croyance», pour «les postulats de la Raison pratique»,c’est à dire pour toutes les idées (idéaux),telles que la finalité, la liberté etc., sans lesquelles on ne pourrait concevoir la possibilité d’une action morale, qui suppose une volonté « bonne » et une responsabilité effective.

Tels sont les termes de la problématique kantienne.



Poursuivant notre réflexion sur la dualité de la raison et de l’expérience à travers l’histoire de la philosophie, il ne faut pas perdre de vue l’objet de notre enquête qui est d’essayer de comprendre comment le progrès de la science, en contribuant à modifier les termes du problème philosophique, éclaire au fur et à mesure le procès effectif de la connaissance rationnelle.

Avant d’entreprendre l’analyse du système kantien qui répond à une problématique définie par les conditions historiques que nous avons évoquées, il faut répondre à cette question :

- Comment la réflexion sur la physique expérimentale de Newton a-t-elle permis à Kant, - empruntant à Hume la critique du dogmatisme de la Raison (prétendant à la connaissance de l’essence des choses), et convaincu par l’empirisme de l’origine sensible de toute connaissance – de reconnaître dans l’expérience les conditions de possibilité de la connaissance rationnelle et le fondement de l’objectivité de la science, - ( là où l’empirisme ne voyait que liaison des phénomènes renforcée par l’habitude).



Quel nouveau type d’intelligibilité introduit la physique expérimentale de Newton ?

Lorsque la mécanique céleste « regroupe » sous une même loi des phénomènes aussi différents : - que les corps pesants sont attirés vers le centre de la terre, - que les masses liquides des mers sont attirées vers la lune dans les marées, - que la lune est attirée vers la terre et les planètes vers le soleil, comment ne pas conclure que ces phénomènes trouvent leur cause dans la loi fondamentale de la gravitation, d’où ils se déduisent avec nécessité ?

Alors même que Newton, comme nous l’avons indiqué, estime que la preuve de cette identité de loi repose uniquement sur des mesures expérimentales, qu’il n’a fait que donner le nom de gravitation ou d’attraction à la cause inconnue de tous ces phénomènes, allant jusqu’à soutenir que l’explication de la mécanique céleste ne relève pas de la science mais de la théologie, la question s’impose à la réflexion philosophique de comprendre la nature de cette relation de causalité.

Quel type de relation causale la méthode expérimentale doit-elle substituer à la causalité efficiente, qui seule était l’objet de la critique empiriste ?

Pour que la science de l’univers parvienne à de tels résultats, ne faut-il pas chercher derrière les connexions qui apparaissent dans l’espace et dans le temps une causalité abstraite qui permette à la mathématique de s’appliquer à l’expérience ?

 

b) Le renversement « copernicien »

 

Le moment et la manière dont apparaît la situation “critique” de la Raison est essentielle à la position de notre problème : Tel est le moment de la réflexion Kantienne :

Jusqu’alors, on avait cherché à comprendre la connaissance humaine en admettant que ce qu’on désigne sous le nom de « réalité », ou d’univers est un ensemble de choses (existant ) en soi, en elles-mêmes, indépendamment de la pensée. Or, s’il est vrai que cette réalité, -en admettant qu’elle existe indépendamment de la pensée-, nous est « donnée » à travers nos organes des sens, il faut reconnaître que nous n’avons affaire alors qu’à une « rhapsodie » de sensations, et peut-être est-ce trop dire, puisque le « divers » (la diversité et la multiplicité ) de ces sensations, -à la différence d’une rhapsodie -, ne comporte en elle-même aucune structure. Et, il est alors impossible de comprendre comment, à partir de ce donné, consistant en des sensations, dont chacune est « particulière », la pensée peut former un concept, c’est à dire une idée générale, qui fait abstraction de la diversité concrète, en la subsumant sous un ensemble.

Pour qu’on puisse parler de connaissance, il faut d’une part que quelque chose nous soit « donnée »à travers les impressions des sens, mais il est nécessaire d’autre part que la diversité de ce donné puisse être ordonnée, organisée, structurée ; sinon, comment pourrions-nous dans la perception avoir affaire à des « choses »,dont l’ensemble se « présente » comme un monde ; et, comment la science pourrait-elle se « re-présenter » les choses comme des « objets » dont l’ensemble constitue un « univers » ?

Dès lors, la « Critique de la raison pure » a pour but de rechercher, « les conditions de possibilité » de notre connaissance, - en sachant qu’il y a deux écueils à éviter, auxquels la philosophie s’est heurtée :

D’une part, on ne peut pas soutenir que la connaissance rationnelle est l’oeuvre de la Raison pure,- du moins la connaissance humaine, puisqu’elle prend sa source dans un donné « sensible ».

D’autre part, on ne peut pas non plus expliquer comment le « général » peut naître du « particulier », comment nous pouvons avoir affaire à des « objets » définis, « déterminés » par des concepts, sans l’intervention de la pensée ( Kant appellera « entendement » la pensée qui est à l’œuvre dans la connaissance précisément pour la distinguer de la raison pure ).

La simple « réflexion » nous permet de comprendre que la diversité de nos sensations ne peut se présenter à nous qu’à travers les formes de l’espace et du temps. La première partie de la « Critique de la raison pure », intitulée par Kant : l’ « Esthétique transcendantale », nous montre que l’espace et le temps, suivant lesquels s’ordonnent nos sensations, n’appartiennent à aucune d’entre elles, mais les englobent toutes et sont pour ainsi dire des formes vides, qui sont comme « les conditions de possibilité » de leur présentation,(qui, pour ainsi dire « transcendent » leur contenu ), de sorte que les données des sens ne sont pas pour nous de simples apparences (schein), mais des « phénomènes » (erscheinung ) .

Mais Kant va plus loin dans sa “ révolution copernicienne ” :

La seconde partie de la «Critique de la raison pure », intitulée par Kant l’«Analytique transcendantale », se donne pour tâche de mettre à jour les conditions de possibilité de la formation de nos concepts, qu’il s’agisse des concepts empiriques ( le feu brûle ) ou des concepts et théories scientifiques ( la chaleur dilate les corps ).

C’est le rôle du jugement, en reliant entre eux les « phénomènes », de « subsumer » le particulier sous l’universel . Kant montre que la possibilité des jugements qui subsument les phénomènes sous l’universalité d’une règle ou d’une loi repose sur des catégories de la pensée (tel le principe de causalité ),qui, par l’intermédiaire de schèmes, structurent l’expérience.

Si la connaissance rationnelle est inséparable de l’expérience sensible, il faut, non seulement que la sensibilité nous présente un monde,( où les impressions de nos sens sont structurées dans l’espace et dans le temps),mais il faut aussi que ce monde soit déjà constitué suivant des schèmes analogues aux catégories dont la pensée se sert pour comprendre la nature. C’est à cette condition que nous avons affaire non seulement à un monde, mais à une expérience où les phénomènes sont en même temps des « objets », conformes aux concepts “rationnels” par lesquels ils “seront” expliqués.

Le monde auquel nous avons affaire, que la science nous représente comme un univers soumis au déterminisme n’est pas cette réalité qui existe en soi indépendamment du sujet, mais un univers déjà structuré par des schémas qui sont l’application au donné sensible de catégories de la pensée ( tel le principe de causalité).

Ainsi se trouve résolu, selon Kant, le problème posé par Descartes, qui, pour avoir distingué le sujet de la connaissance comme pensée et son objet comme une réalité extérieure à la pensée, s’interdisait de comprendre la possibilité de la connaissance et l’objectivité de la science.

La réflexion « critique », au terme de l’Esthétique et de l’Analytique transcendantales, élimine définitivement, selon Kant, l’idéalisme problématique, c’est-à-dire le problème de l’idéalisme : Comment la raison peut-elle connaître une réalité hors de soi ? L’on découvre en effet, grâce à la réflexion transcendantale, que l’objet n’est pas une chose en soi : Une chose n’a de sens que “ pour nous ”, c’est à dire comme objet, et son sens est inséparable des structures rationnelles qui s’expriment dans nos concepts.

La solution Kantienne a consisté à démontrer que l'expérience sensible -notre soi-disant rapport immédiat avec les choses- était -dans sa structure même- un univers d'objets, déjà constitués par leur rapport au sujet de la connaissance. Grâce à ce renversement, l’expérience sensible cesse d'être un monde d'apparences illusoires pour devenir l'horizon de toute connaissance possible.

La connaissance n’est pas l’œuvre de la raison, qui donnerait accès à l’essence des choses, mais de l’entendement qui est la faculté de juger, par quoi le divers qui constitue la réalité concrète déployée dans l’espace et le temps, se trouve subsumée selon des schèmes qui constituent la structure de l’expérience, où l’ondoit reconnaître des catégories de la pensée (celles que révèle l’analyse de la connaissance, tel le principe de causalité )



c) La « dialectique transcendantale »



En même temps que se trouve ainsi fondée l’objectivité de la connaissance, sont condamnées les prétentions de la Raison qui s’exprimaient sous la forme du dogmatisme de la métaphysique.

Ni du sujet tel qu’il est en lui- même, ni du monde tel qu’il est en soi, ni de cette Unité du Sujet et du monde, - de la Pensée et de la nature-, qui est Dieu, on ne peut former aucun concept, parce qu’ils échappent aux « conditions de possibilité » de l’expérience (les formes de notre sensibilité et les catégories de notre entendement).



Pour avoir dénoncé les prétentions de la raison, n’est-ce pas les idées rationnelles, fondement de la connaissance, de la conscience et de la religion qui sont mises en cause ? N’est-on pas condamné au scepticisme développé par Hume, pour qui la réalité du monde extérieur, l’idéalité de la conscience, l’identité du moi, tout autant que l’idée de Dieu en tant que personne, ne sont rien d’autre que les objets de la croyance ?

C’est à ce moment de sa démarche que Kant va nous révéler l’objectif et le sens de la Critique de la raison pure : Si la réalité à laquelle nous avons affaire, n’est rien d’autre que l’expérience où se trouve réalisée l’unité du sujet et de l’objet, quel sens peut avoir la prétention de la Raison à dépasser l’expérience ? La réponse à cette question est l’objet de la troisième partie de la Critique de la Raison pure, intitulée la Dialectique transcendantale ( l’expression désignant précisément ce dépassement) .

Toute la démarche critique développée jusqu’alors montrait que la connaissance par expérience est la seule connaissance possible ; aucun concept ne saurait avoir de sens, s’il ne peut « représenter » quelque chose en schématisant le réel ; aucun discours ne peut avoir de sens, s’il ne se rapporte pas à l’expérience. Dans ces conditions les Idées ; celle d’un univers, d’un sujet et de leur synthèse, qui est l’Idée de Dieu, ne sont-elles pas de simples illusions ?

Voici le renversement : s’il est vrai que la connaissance est la seule expérience possible, il faut ajouter ; « pour nous », puisque l’expérience est précisément la synthèse opérée par un sujet transcendental d’un donné sensible qui ,si on pouvait le penser indépendamment des conditions de notre connaissance humaine, ne serait qu’une rhapsodie de sensations.

Ces limites de la connaissance, précise Kant, «  ont quelque chose de positif ; elles veulent dire qu’il y a au-delà d’elles quelque chose encore »

Le fait que nous ne pouvons connaître les choses telles qu’elles sont en soi et nous-mêmes autrement que comme un moi empirique ne nous interdit pas, mais, bien plus, nous oblige à dépasser notre expérience pour comprendre qu’il existe sans doute un autre mode d’existence que le fait d’être connu : un inconnu, sans doute à jamais inconnaissable, mais dont nous avons l’intelligence, - ce qui lui vaut le nom de noumène ( du grec « nous », qui signifie l’esprit ).

L’expérience, si elle est la source de la connaissance et le fondement de l’objectivité de la science, n’est pas, comme on pouvait le penser, l’horizon de tout sens possible. Kant n’hésite pas à écrire dans les Prolégomènes à toute métaphysique future, « Ce serait une absurdité, de vouloir donner notre connaissance pour le seul mode de connaissance possible des choses.. »

Qu’il s’agisse de l’idée de l’univers compris comme une réalité indépendante de la pensée, de l’idée de l’âme comprise comme substance spirituelle, ou de l’idée de Dieu, elles ne sauraient, comme le voulait la métaphysique antérieure, être confondues avec des concepts dont le contenu renvoie nécessairement à l’expérience ; ce sont des Idées métaphysiques puisqu’elles dépassent les conditions de toute expérience possible.

Mais où peuvent-elles trouver leur origine sinon dans une « disposition de l’esprit » qui dépasse l’expérience vers l’idée d’ « une totalité inconditionnée de la détermination complète » ? L’expérience, à la fin du compte, n’est que cette « totalité conditionnée ou totalité du limité » à laquelle la science donne le nom de nature.

La pierre d’achoppement de la réflexion kantienne :

Voici une conséquence que rien ne laissait prévoir, dans la mesure où toute la démarche se donnait pour but de fonder l’objectivité de la connaissance rationnelle et la valeur de la science en échappant au problème de l’idéalisme posé par Descartes, dont Berkeley a montré qu’il conduisait à un spiritualisme « immatérialiste ». Paradoxalement, la réflexion sur la connaissance rationnelle qui permet d’élaborer la solution du dualisme de la pensée et de la matière conduit à la découverte de la primauté de l’esprit, sans lequel la nature, objet de la connaissance, ne serait qu’une totalité conditionnée, l’ensemble des déterminations privées de leur raison d’être, un tout privé de sens.

La conséquence est flagrante à travers la postérité de Kant : Le dualisme de l’Esprit et de la Nature sera le point de départ des grands systèmes philosophiques de Fichte et de Hegel, à un moment où les mutations historiques ( en particulier la réflexion sur la révolution française) exigent et promettent leur réconciliation.

Après l’échec des grands systèmes philosophiques de Hegel et de Fichte qui exhaussent le dualisme jusqu’au divorce de l’Esprit et de la Nature pour tenter une réconciliation, c’est à Kant que la philosophie fait retour :

« Kant est sur le chemin » : cette formule de Husserl pourrait servir d’exergue à l’histoire de la philosophie telle qu’on peut l’analyser, à partir de la fin du XIX°siècle.



III. Les mathématiques et l’expérience

 

1) La science et la philosophie



C’est en arrachant la philosophie au « champ de bataille » où la retenaient des métaphysiques antagonistes que Kant a réussi à la faire entrer dans « la voie sûre de la science ». Désormais, la mission du philosophe ne consistera plus à échafauder des théories spéculatives, aussi stériles qu’arbitraires, mais à accompagner le travail de la science en s’attachant à clarifier les concepts de celle-ci. Autrement dit, il faut poursuivre par d’autres voies le projet même de Kant, que celui-ci a conduit dans une impasse. Tels sont la déclaration d’intention et l’objectif clairement exprimés par les savants- philosophes de la seconde moitié du XIX°siècle et par l’épistémologie du XX°siècle.

Il faut comprendre pourquoi cette démarche s’accomplit sous la forme d’une réflexion sur la logique et les mathématiques et sous le signe d’une réalisation du projet kantien.

Si la démarche de Kant s’est achevée dans une impasse, puisqu’il a laissé place à une métaphysique fondée sur la morale, qui, d’une certaine façon, restaure un dualisme de l’esprit et de la nature, il n’en reste pas moins que la démarche « critique » est une réflexion sur le fondement et les limites de notre « pouvoir » de connaître. Elle repose à la base sur une analyse des jugements, qu’il faut maintenant reprendre :

Si tout jugement, qui est un acte de l’esprit met en relation un sujet et un prédicat, il faut distinguer 1) les jugements analytiques, où le prédicat est contenu dans la définition du sujet, par exemple : tous les corps sont étendus, qui éclairent la pensée mais ne nous apprennent rien (l’étendue appartenant à l’essence des corps), et 2) les jugements synthétiques, dans lesquels la relation du prédicat au sujet fait appel à une « intuition » (selon la terminologie kantienne), c’est à dire à la saisie de quelque chose qui n’est pas produit par l’activité de l’esprit. C’est le cas notamment de tous les jugements qui font appel à une expérience, par exemple tous les corps sont pesants ; ces jugements établissent un lien (une synthèse) entre le prédicat et le sujet , après qu’on a fait l’expérience, dans l’exemple considéré : celle de la pesanteur des corps, Ce sont des jugements synthétiques a posteriori. Toutes les propositions de la physique et des sciences de la nature en général sont constituées de ces jugements, qui font appel à une intuition empirique : un donné des sens.

Or, si l’on réfléchit sur les mathématiques, on a affaire à des propositions synthétiques, - puisqu’elles sont fécondes, qui pourtant ne supposent aucune expérience fondée sur une intuition sensible. Kant prend l’exemple de l’opération arithmétique la plus simple, une addition : 7+5=12. Il fait observer que l’opération revient à compter sur ses doigts ou par points les 5 unités en les ajoutant, une à une, à 7. Or, compter ainsi, ce n’est pas faire une expérience mais effectuer une opération mentale en la matérialisant. Nous avons donc bien affaire à un jugement synthétique, puisque le concept de 7 n’est bien évidemment pas contenu dans le concept de 5, mais, en même temps, nous n’avons affaire à aucune intuition empirique: cette proposition arithmétique est un jugement synthétique a priori : il s’agit d’une « expérience de pensée », indépendante de toute réalité, qui fait appel non pas à une intuition empirique, mais à une intuition pure.

La question est toute simple : - Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? Ce qui est en jeu, c’est bien le fondement des mathématiques ; mais la question du fondement des mathématiques pose le problème de la connaissance et doit nous conduire sur le chemin de la solution. Que découvre-t-on en effet en analysant les mathématiques ? Contrairement à la thèse empiriste, qui voulait que toute connaissance fût un lien « a posteriori »,, supposant une intuition empirique : s’imposant à l’esprit à partir des données des sens, l’analyse des mathématiques nous révèle qu’il y a des conditions a priori de la connaissance, qui repose sur une intuition pure.

En géométrie, l’intuition pure est d’ordre spatial : l’esprit appréhende des rapports entre des points, des lignes et des surfaces dans un espace qui ne comprend aucun donné sensible. En arithmétique, l’intuition est d’ordre temporel : l’esprit effectue l’addition sous la forme d’une succession de nombres dans un temps où ne se produit aucun événement sensible.

Les jugements synthétiques mis en œuvre dans les mathématiques supposent que l’espace et le temps sont non pas des réalités qui appartiendraient aux choses mêmes, mais des « formes pures », qui sont les conditions a priori de la connaissance. Telle est la réflexion développée par Kant dans l’ « Esthétique transcendantale ». Un pas important est franchi puisque se trouve éliminé le principal obstacle que rencontrait la réflexion : expliquer l’objectivité de notre connaissance à partir d’une réalité existant indépendamment de la connaissance. Nous n’avons jamais affaire à cette réalité : aux choses telles qu’elles sont en soi, mais à des phénomènes, dont la réalité spatio-temporelle est une forme de notre sensibilité.Telle est la première thèse de Kant

Le chemin est tracé : là où la physique et toute science se présentant comme une connaissance de la nature, mettent en œuvre des jugements synthétiques a posteriori, qui reposent sur une intuition empirique, il faut chercher les conditions a priori qui rendent possible ces jugements. Le lien établi par la science entre les phénomènes repose sur l’expérience, mais rien ne permet d’expliquer la synthèse à partir de l’intuition empirique, à moins de supposer que les conditions de possibilité de l’expérience ne sont pas empiriques mais elles aussi, d’une certaine façon, a priori, comme les conditions de manifestation des choses qui sont inséparables des formes pures de l’espace et du temps.

C’est la démarche même de la philosophie qui se trouve mise en question : Pour fonder l’objectivité de la connaissance, il ne s’agit plus d’expliquer comment nos concepts peuvent représenter la réalité telle qu’elle est indépendamment de la pensée, mais d’analyser comment la pensée peut constituer son « objet » en élaborant des concepts : à quelles conditions a priori,- constitutives de la pensée-, la connaissance d’un objet est possible.

Si la tâche de la philosophie est de fonder la science, cette tâche elle-même peut être accomplie de manière scientifique.

Tel est le chemin tracé par Kant dont les savants-philosophes se donnent pour tâche d’achever le projet.

Cette démarche « scientifique », qui se propose de découvrir les lois de la pensée commence par une réflexion sur la logique qui n’avait guère progressé depuis Leibniz. Dès le milieu du XIX°siècle elle accomplit des progrès considérables grâce à trois savants : l’Irlandais George Boole, l’Américain Charles S.Peirce, l’Allemand Gottlob Frege. Leurs œuvres provoqueront des réponses inédites à l’énigme du fondement des mathématiques. Elles susciteront en même temps une attention nouvelle au problème du langage.



a) Progrès de la logique

Si l’on peut parler d’un progrès – ou, plus exactement, d’une renaissance – de la logique au XIXème siècle, c’est dans le livre de George Boole (1815-1864) que celle-ci trouve son point de départ dans une réflexion sur les mathématiques. Dans son livre: L’Analyse mathématique de la logique (1847), il développe l’idée selon laquelle les mathématiques ne constituent pas seulement la science du nombre ou de la quantité, mais un véritable langage formel, à vocation universelle. Il s’efforce de formuler, de manière algébrique, les lois les plus générales de la pensée – autrement dit, de construire une théorie globale du raisonnement déductif. La logique symbolique doit devenir un corpus autonome, aussi rigoureux que celui des mathématiques.

Cette réflexion se poursuit avec l’œuvre de Charles S. Peirce (1839-1914). Grand lecteur de Kant, il lui reproche d’accorder un rôle trop important à l’intuition.

Il inscrit ses recherches logiques dans le sillage de l’algèbre booléenne ; mais, plus que par la technique du calcul, il est intéressé par la philosophie de la logique, en particulier par la description des principaux types de signes qu’il classe en trois familles : symboles (tokens), indices (indices) et icônes (icons). Ses travaux abondants en ce domaine font de lui le créateur - longtemps méconnu - d’une discipline nouvelle, la « sémiotique » ou science des signes.



Gottlob Frege (1848-1925) dominé par les idées de Kant et du mathématicien Carl Friedrich Gauss (1777-1855), aspire à consolider, en les clarifiant, les bases de la connaissance scientifique, et d’abord celles des mathématiques. Cette dernière discipline, ainsi que l’a bien montré Gauss, constitue l’assise commune à toutes les sciences expérimentales. Or ses propres fondements ne peuvent plus être conçus, à la fin du XIXème siècle, dans les termes proposés par l’ « Esthétique transcendantale ». sur la base de l’intuition. Là où Newton était conduit à l’idée d’un espace et d’un temps absolus indépendants du mouvement des corps qui constituent le système de coordonnées d’une mécanique céleste, créée par Dieu, dont la science ne peut appréhender que les phénomènes ( la façon dont cette mécanique se manifeste dans l’expérience), Kant, pour rendre compte de l’objectivité de la science, doit convertir les coordonnées de l’espace et du temps en formes pures de l’expérience, en conditions de la manifestation des phénomènes. Si Kant fonde les mathématiques sur l’intuition pure de l’espace et du temps considérés comme les formes de la sensibilité, c’est parce que, réfléchissant à partir de physique expérimentale de Newton, il doit rendre compte de l’application des mathématiques à l’expérience.

Or, les mathématiques ont beaucoup évolué depuis la mort de Kant. D’une part, dans la voie ouverte par Gauss, des géométries non euclidiennes ont été construites avec succès par Lobatchevski (1826), Bolyai (1829) et Riemann (1853). Leur existence prouve que des théories qui n’ont plus aucun lien avec l’espace euclidien peuvent être viables, pourvu qu’elles reposent sur des systèmes d’axiomes cohérents. D’autre part, les progrès parallèles de l’axiomatisation - et donc de l’abstraction -, en analyse et en algèbre ont peu à peu affranchi les mathématiques de leur domaine traditionnel d’objets : les nombres. Construite par Cantor,la théorie des ensembles - qui ne fait pas appel au nombre - apparaît désormais comme la plus simple et la moins contestable de toutes les théories mathématiques.

Frege peut ainsi conçevoir le projet de substituer à l’algèbre booléenne une « langue formalisée de la pensée pure », dont il expose les principes dans un texte qu’il intitule l’ « écriture des concepts » ou « idéographie ».



b) les mathématiques :



Tout au long du XIXème siècle, l’étude des êtres mathématiques a été peu à peu supplantée par celle de structures communes à des branches différentes : ce sont les relations et non plus les choses qui constituent le sujet d’intérêt majeur du mathématicien.

Cette évolution des mathématiques est lié à l’effort de formalisation et d’axiomatisation mis en œuvre par la réflexion sur la logique : La formalisation consiste à créer un langage artificiel utilisant des combinaisons de signes pris dans une liste préalablement fixée, combinaisons soumises à une syntaxe inflexible, évitant toute ambiguïté. A la formalisation est associée l’axiomatisation, qui consiste à construire un système déductif à partir de bases arbitraires, mais bien définies. On peut la définir un système déductif de propositions formalisées, dépourvu de contenu empirique (il ne contient que des symboles), fondé sur un ensemble entièrement explicité de termes premiers (non définissables) et de propositions initiales reliant ces termes (les axiomes), propositions qui servent de définitions implicites aux termes premiers ; à partir des axiomes, on peut démontrer l’ensemble des propositions qui constituent le système et ce en utilisant des règles de déduction déterminées avec précision (les règles d’inférence).

La combinaison de la formalisation et de l’axiomatisation permet d’obtenir des systèmes édifiés de façon absolument rigoureuse : il suffit que le système d’axiomes soit construit et opère par la médiation de symboles et en obéissant aux règles du formalisme.

Formalisation et axiomatisation sont appliquées, en particulier, à la théorie des ensembles, à laquelle peuvent se ramener toutes les autres branches des mathématiques.

Ainsi naît chez les savants l’espérance de mener à terme le projet de Kant : le développement de la formalisation et de l’axiomatisation des mathématiques rend caduc le problème philosophique de la connaissance : l’objectivité des sciences ne pose plus la question insoluble des rapports du sujet et de l’objet dans la mesure où la science ( logique et mathématique axiomatisées) ne fait que mettre à jour des relations. Si la science ne met à jour que des relations, c’est bien parce que la relation constitue la réalité primordiale : la seule réalité. N’est-il pas dès lors évident que l’idée d’une réalité indépendante de la connaissance est dépourvue de sens ?



La théorie des ensembles joue un rôle central et il est d’une importance vitale qu’elle soit d’une exactitude stricte et que ses fondements soient parfaitement établis, puisque c’est à travers elle que les mathématiques ne renvoient plus à des êtres dont la réalité est extérieure à la pensée : l’espace à travers les objets de la géométrie, le temps à travers les nombres, objets de l’arithmétique ; aux « êtres mathématiques », la théorie des ensembles substitue l’étude des relations qui se révèlent être en même temps les lois de la pensée et du réel.



C’est dans ces conditions que la communauté des mathématiciens est amenée à se poser une question essentielle pour la fiabilité de son travail : « Est-on certain qu’il n’apparaîtra pas de propositions contradictoires dans le système axiomatisé de la théorie des ensembles ? » Cette interrogation sur la « consistance » de cette théorie, sur la validité du système d’axiomes sur lequel elle repose, constitue ce qu’on appelle « la crise des fondements ».



En 1931 Kurt Gödel met radicalement fin à l’espérance  que soulevaient la formalisation et l’axiomatisation des mathématiques et, en particulier de la théorie des ensembles:

Il démontre qu’il existe des propositions vraies qui sont indécidables (on ne peut ni les démontrer, ni démontrer leur contraire) dans le champ de l’arithmétique, si celle ci est supposée consistante. Cette non-déductibilité signifie que le système des axiomes est incomplet : d’où le nom de théorème d’incomplétude, sous lequel est généralement énoncée la proposition de Gödel, qui forme son premier théorème. L’indécidabilité est l’autre face de l’incomplétude : selon le deuxième théorème de Gödel il est impossible de prouver la consistance de tout système formel contenant l’arithmétique par les moyens de ce système. Une preuve de consistance ne s’avère possible qu’à condition de sortir de la théorie elle-même. Or, si la non-contradiction d’un système ne peut être prouvée par une formalisation intérieure à cet ensemble, s’il existe des indécidables, force est d’admettre qu’il y a des limites certaines aux possibilités de formalisation et d’axiomatisation.

Ainsi, Kurt Gödel stoppe net tout espoir d’atteindre une certitude absolue en mathématique. Alors que les mathématiciens de l’époque s’efforçaient, par la seule puissance de l’esprit humain, d’atteindre une vérité « absolue » (construite, bien entendu, à partir d’un système « arbitraire » d’axiomes et de termes primitifs), capable de mettre fin au problème de la vérité ( de la correspondance des idées et des choses) voici que s’effondre cette grande espérance.

Mais, c’est une plus grande espérance encore qui se transforme en une illusion : l’idée majeure selon laquelle le développement de la science, se révélant comme l’analyse de ce que Kant nommait « l’expérience de pensée », mettait définitivement un terme au problème philosophique du rapport de la pensée à la réalité, en mettant à jour les structures constitutives de leur rapport. Tel était bien l’enjeu de la démarche : si la formalisation et l’axiomatisation des mathématiques, qui seules permettent aux sciences d’appréhender un quelconque objet, n’ont pas de limites, cela signifie que ce qu’on appelle « réalité » n’est pas un objet extérieur au sujet de la connaissance, mais un système de relations que l’activité de l’esprit met à jour.

Mais, si, maintenant, l’ensemble de ces relations qui constituent la réalité, est suspendu à un système d’axiomes « arbitraires », dont rien ne permet de justifier le choix, n’est-ce pas que le réel, d’une certaine façon – quelque part – échappe aux relations développées par les sciences ?

Sans doute Hume avait-il raison quand, pour échapper à l’immatérialisme de Berkeley, il soutenait que les relations établies par l’esprit à partir de l’expérience pour constituer les objets ( des sciences quelles qu’elles soient) renvoyaient à une réalité extérieure à l’activité de l’esprit, qui n’est rien d’autre qu’un phénomène physique : l’impression des sens.





2) Empirisme logique et néopositivisme :



En Autriche, à la fin des années vingt, des savants que leurs affinités rassemblent dans un « cercle » fameux, le cercle de Vienne, vont tenter de concilier l’empirisme avec la réflexion sur la logique : c’est à l’ensemble des sciences existantes - mathématiques et expérimentales - qu’il appartient, selon eux, de prendre la relève de la philosophie, et de poser - dans un langage qui leur soit propre - les questions auxquelles celle-ci ne pourra jamais répondre, puisqu’elle ne peut elle-même devenir science.

Baptisé « néopositivisme », mais aussi « positivisme logique » ou (plus tard) « empirisme logique », ce mouvement - auquel restent attachés les noms de Moritz Schlick, Rudolf Carnap, Hans Hahn, Otto Neurath - ne constitue pas une école à proprement parler.

Deux traits généraux, communs à tous les membres du groupe, peuvent cependant être cernés. Le premier est leur intérêt pour la logique. Le second, leur empirisme radical.

Adversaires résolus de l’idéalisme allemand et surtout de Hegel, les membres du cercle de Vienne rêvent d’une langue universelle, dans laquelle il suffirait de retraduire une question donnée pour lui trouver une réponse définitive, ou pour montrer qu’il s’agit d’un faux problème. Convaincus que cette langue ne peut être que celle de la science positive, analysée à la lumière de la logique moderne, ils s’inscrivent dans la perspective du « tournant linguistique » en philosophie amorcé par Frege, Moore et Russel.

Par leur empirisme déclaré, d’autre part, les membres du cercle de Vienne s’écartent de Kant - bien qu’ils reprennent, sous une autre forme, le projet kantien de fonder la science sur une base inébranlable - pour se rapprocher de Hume et surtout de l’empiriocriticisme de Mach.

Rudolf Carnap (1891-1970) s’intéresse très tôt aux mathématiques, à la physique, à la philosophie. Il écrit une Esquisse de logique mathématique qui sera publiée en 1929 et qui reste l’un des premiers ouvrages prenant philosophiquement au sérieux les progrès de la logique moderne.

Il s’agit de remplacer la spéculation philosophique par une manière scientifique de penser, fidèle aux règles de la logique et aux contraintes de l’expérience.

Dans le sillage de Mach et de James, il entend mener à bien le projet que Russel n’envisageait que comme une possibilité, à savoir - pour reprendre les termes de Quine - « la dérivation de notre explication scientifique du monde physique à partir de l’expérience sensorielle, par construction logique ».

Dès le début de l’ouvrage, l’analyse carnapienne de notre connaissance des objets physiques les plus simples fait apparaître que ceux-ci peuvent être reconstruits à partir d’ « éléments de base » combinés entre eux selon des règles définies par des « relations de base ». Conformément à la doctrine de Mach, les « éléments de base » sont les qualités sensibles (« ce rouge ») qui affectent notre subjectivité lorsque nous percevons un objet, expériences globales et instantanées que Carnap nomme « vécus élémentaires » (Elementarerlebnisse). Constituée de sensations, la base de la pyramide est donc « auto-psychologique ».

Quant à la relation de base, Carnap choisit de confier ce rôle à ce qu’il nomme une relation de « ressemblance mémorielle » ou « souvenir de ressemblance » (recollection of similarity), susceptible d’organiser, entre les vécus élémentaires, des rapports structurés. S’adjoint en outre, à celle-ci, l’ensemble du langage formel de la logique moderne.

Une telle démarche, selon Carnap, doit permettre d’éliminer, - en les clarifiant définitivement -, les problèmes sur lesquels butait la métaphysique. Ceux, par exemple, de la nature de la réalité, ou des limites de notre connaissance du monde.





3) La phénoménologie de Husserl :

 

 

Sans la voie ouverte par Kant, Husserl n’aurait pu sans doute développé une réflexion phénoménologique, qui se présente à nous comme la tentative d’achever l’idéalisme transcendantal.

Résoudre le problème de la connaissance pour limiter la portée de la science en dénonçant les prétentions de la raison qui menace les domaines de la morale et de la croyance, si tel est la motivation et l’objectif de Kant, la Critique a une tout autre portée : Pour atteindre cet objectif, il faut mettre en cause les termes du dualisme élaborés par Descartes qui rendent insoluble problème de la connaissance confronté à l’alternative de l’idéalisme et du réalisme.

Dès lors la voie ouverte par Kant à la philosophie, qui va apparaître comme la révolution de la phénoménologie, c’est le dépassement de cette alternative de l’idéalisme et du matérialisme : une troisième voie qui doit permettre de mettre fin à un débat idéologique, qui traverse toute l’histoire de la philosophie.

Au terme de la démarche, dans la Dialectique transcendantale, la Critique nous révèle sa véritable portée, qui est dénonciation d’une double illusion que Kant désigne comme des paralogismes.

La démarche phénoménologique s’annonce ici comme une reprise de la démarche critique : Dénonciation de l’attitude naturelle ( ou du préjugé du monde objectif) ; mise hors circuit de la thèse de l’existence du monde extérieur, désignation de l’objet comme phénomène dans son rapport à la conscience.

 

Si l’on ne veut pas retrouver le problème de l’idéalisme, si l’on veut éviter que le phénomène ne se confonde avec une simple apparence, il faut dénoncer l’illusion que Kant désigne comme l’hypostase subreptice de la conscience qui convertit la conscience en une entité psychique existant par elle-même (ou : pour soi) ; indépendamment de tout rapport à un objet quelconque.

Kant inaugure ici la dénonciation par Husserl du psychologisme qui va le conduire à la définition de l’intentionnalité.

 

Toute la démarche de la Critique consiste alors à « déconstruire » les termes du problème pour penser à nouveau leur rapport.

 

 

Pour que nous ayons affaire dans l’expérience à des objets il faut que le sujet soit toujours-déjà rapport à un objet en général.Qu’il faut bien appeler « objet transcendantal » parce qu’il n’est donné dans aucune expérience : il intervient « à titre de corrélatif » de la conscience.

C’est ce rapport originaire qui est la condition de l’existence des objets pour nous et qui rend toute expérience possible.

Ainsi, au terme de l’Esthétique et de l’Analytique, seule la démarche critique, grâce aux concepts de sujet et d’objet transcendantaux ,a permis de réaliser l’unité de la conscience et de son objet sous la forme problématique d’un rapport originaire.

Si l’on veut échapper au dualisme, qui conduit à l’insoluble problème de la connaissance, il faut aller jusqu’à reconnaître que « Les conditions de possibilité de l’expérience d’un objet sont aussi les conditions de possibilité de son existence ».

Autrement dit : L’objet n’existe qu’en tant qu’objet de l’expérience. Hors de l’expérience « l’objet ne se trouve pas et ne peut plus se trouver nulle part. »

Cela signifie clairement que la connaissance, prisonnière des conditions de l’expérience, n’a jamais affaire qu’à des représentations.

Le phénomène n’est plus un concept critique, qui nous interdit de confondre nos représentations avec la chose telle qu’elle est en soi ; c’est la manifestation du rapport que tout objet entretient avec la conscience : le cogitatum d’un cogito.

Ce que l'on découvre après élimination du préjugé réaliste c'est « l'unité de conscience par rapport à laquelle seulement toute représentation d'objet est possible. »

Tel est le dernier mot de cette nouvelle position philosophique que Kant désigne sous le nom d’idéalisme transcendantal.

La question est posée : - Comment une telle formulation , où l’unité de conscience est donnée comme le fondement de toute représentation d’objet peut-elle rendre compte de la transcendance de l’objet, qui est une donnée irréfutable de l’expérience, inséparable de l’intuition sensible (de la perception) ?

Cette question constitue le point nodal de la réflexion phénoménologique de Husserl, qui reprend le problème là où Kant l’a laissé.

 

 

 

Husserl n’a pas d’abord été philosophe, mais mathématicien. Son premier ouvrage philosophique en 1891s’intitule Philosophie der Arithmetik

C’est dans les Recherches logiques (1900-1901), « ouvrage inaugural », que le projet et les thèses essentielles de la phénoménologie sont exposés pour la première fois ; leur portée excède donc largement ce qui en fait l’objet principal : le problème du statut d’une logique pure comme théorie de la science.

Ce point de départ dans une réflexion sur la science est à comprendre non pas dans le sens d’une subordination du « logique » à l’ordre des sciences, mais bien au contraire comme fondation de toutes les sciences dans le « logique » comme dans leur « possibilité de principe ».

Mais, que faut-il entendre par la logique ? Non pas, comme l’expose Kant dans l’Analytique des concepts, les règles du discours (logos) qui structureraient le donné sensible, mais bien, comme le montre Kant dans l’Analytique des principes, les conditions de possibilité des objets de la connaissance.

La thèse de Husserl est en effet que « le rapport originel entre logique et science s’est inversé d’une manière remarquable dans les temps modernes » (Introduction de Formale und transzendentale Logik). La mathématique a été la première science à recevoir un développement moderne (entre la génération de Fermat, Pascal, Descartes et celle de Leibniz et de Newton) entraînant dans son sillage une physique moderne, c’est-à-dire une physique mathématique, qui soit l’« effectuation naïve et immédiate de la raison théorique ».

La formule –surprenante- qui définit la connaissance comme le développement de la raison théorique, constitue une véritable rupture avec la problématique de la connaissance qui posait la question de l’objectivité à partir de l’expérience sensible. C’est bien parce qu’il était engagé dans la pratique mathématique que Husserl a perçu le hiatus entre l’exercice déterminé de l’idéalité mathématique et les discours « psychologiques » ou de « théorie de la connaissance » qui tentaient d’en rendre compte.

Dans son livre « les idéalités mathématiques », Jean-Toussaint Desanti a parfaitement analysé le développement des sciences contemporaines qui a motivé la réflexion de Husserl, non seulement en raison de leur progrès, mais, plus fondamentalement, en raison du procès qu’elles mettent en œuvre.

Citons l’analyse :

La réflexion sur les “sciences contemporaines”, -non seulement à raison de leur progrès mais à « l'examen du procès qu'elles mettent en œuvre- indique clairement que le développement de la connaissance en chacune des sciences est « de plus en plus dépendant des procès théoriques au point de ne saisir le naturel qu'au travers de l'artificiel, et, s'éloignant de plus en plus de la connaissance commune, et d'avoir affaire à des réalités “inimaginables” » ».

Avec les avancées de la science, l'objectivité « sensible » a passé dans les concepts et le formalisme mathématique …

Les idéalités mathématiques sont le type même de ces « êtres de raison » qui ne peuvent pas être compris à partir des images sensibles ; on peut aller jusqu'à dire que leur développement est « intra-théorique », non seulement au sens où il ne peut être compris que de l'intérieur d'elle-même mais aussi au sens où le progrès peut avoir lieu sous la forme d'un développement théorique, qui ne requiert pas le recours à l'expérience sensible, laquelle viendra après coup valider ou non la théorie.

 

C’est le développement des sciences modernes qui oblige Husserl à dépasser l’opposition de l’empirisme « humien » et du rationalisme « kantien », en les renvoyant dos à dos, Jean-Toussaint Desanti réitère ainsi la démarche husserlienne.

 

A celui qui réfléchit sur la science, poursuit Jean-Toussaint Desanti, la question qui se pose, ce n'est pas seulement celle de l'objectivité des concepts et des théories scientifiques ; c'est celle du « mode de manifestation» de ce que nous appelons “monde”, “expérience” ou “savoirs”.

Car, ce qui porte le sceau de l'idéal (-idéel-), ce n'est pas seulement les idéalités mathématiques ou les concepts scientifiques (qui marqueraient une rupture avec l'expérience immédiate, directe, sensible qui pour nous constitue le réel), c'est tout ce qui porte la « marque » de l'humain : les savoirs, bien sûr (non seulement les concepts scientifiques mais toutes nos « idées » et croyances) mais aussi ce que nous appelons monde et même expérience : « Rien ne commence à vrai dire absolument : ni le savoir, ni la philosophie, ni la mathématique, ni même la parole. Il n'y a pas -pour rien- de moment inaugural.»

 

Ainsi dire que tout ce que nous appelons le réel –idéel ou matériel- n’est

justiciable d’aucun commencement, cela signifie qu’aucune réalité n’a de sens en dehors du rapport « originaire » qu’elle entretient avec nous. On est en droit de parler d’une essence propre à chaque domaine de réalité.

 

La réduction éidétique est la méthode philosophique qui tente de répondre à cette question.

 

La réduction éidétique

 

À la faveur de cette critique du psychologisme, Husserl met en évidence une

dimension idéale de signification qu’il reconnaîtra, par-delà le domaine formel de la logique, au cœur de chaque type de réalité. Tout existant doit être caractérisé par un noyau de sens invariant, une essence dont il dépend en son être : la variation eidétique, qui permet de dégager l’invariant sans lequel telle réalité ne serait pas ce qu’elle est, est la méthode spécifique donnant accès à cette essence. Ainsi, la phénoménologie est d’abord une description des essences : elle se donne pour tâche d’inventorier les structures qui régissent tel domaine de réalité, telle « région » (formelle ou matérielle). Par exemple, l’essence du perçu est de se donner à travers des aspects partiels, changeants et imparfaits, en lesquels la chose à la fois s’annonce et se dissimule.

Une telle perspective ne doit en aucun cas être assimilée à une forme de platonisme, qui situerait les essences au sein d’un univers transcendant, indépendant de la subjectivité concrète. En effet, dès le premier tome des Recherches logiques, le statut de l’univers logique, à la différence du platonisme, ne rompt pas le lien du sens avec la subjectivité : il est déterminé à partir de l’examen du sens des actes qui le visent. La signification idéale ne peut donc être saisie, en sa vérité, que comme corrélative d’un acte d’appréhension.

 

C’est pourquoi, dès le second tome des Recherches logiques, Husserl met en avant la nécessité d’une phénoménologie des vécus de pensée et de connaissance, qui doit permettre de résoudre le problème de la théorie de la connaissance – comment l’en-soi de l’objet peut-il être atteint dans un acte, subjectif, de connaissance ? – et de triompher ainsi radicalement du psychologisme.

La phénoménologie désigne ici une description des vécus (à ce stade, des vécus de connaissance), description qui les saisit en leur essence. La phénoménologie peut donc être caractérisée comme un « retour aux choses mêmes », car les choses mêmes ne sont rien d’autre que les vécus « en lesquels réside l’apparaître de l’objet », c’est-à-dire, exactement, les phénomènes.

Dès les Recherches logiques, le sens philosophique de la phénoménologie est clairement établi : il réside dans l’idée d’une corrélation a priori et universelle entre l’objet transcendant et ses modes subjectifs de donnée. Autrement dit, la phénoménologie a pour projet de préserver la transcendance du réel tout en respectant sa relativité à la conscience, ce qui revient à en nier l’existence en soi.

Cependant, au niveau des Recherches logiques, il s’agit bien d’une tâche à accomplir car, s’il est clair que le donné individuel repose sur un sens, il reste à interroger l’être de ce sens, et, en outre, le statut de la conscience et de ses vécus.

 

 

 

III. L’épistémologie contemporaine

 

En quoi consiste l'objectivité des connaissances scientifiques ?

Ou, plus concrètement, car il ne s'agit plus, comme la philosophie, d'élaborer, -pour confirmer la valeur de la science-, une théorie de la connaissance, fondée sur une ontologie (ayant pour but de répondre au problème fondamental des rapports de la Pensée à l'Être, de l'Esprit à la Matière.) :

- Comment la science (les sciences) valident-elles les concepts, les lois et les théories qu'elles élaborent, en mettant en œuvre elles-mêmes technologiquement-, les expériences qui doivent les valider ?

 

Et, plus précisément encore : s'il est vrai que toutes les expériences sont particulières, et liées en particulier aux techniques mises en œuvre, quel sens les savants accordent-ils à l'« universalité » de leurs concepts et de leurs théories, toujours provisoires ?

 

 

Seules les réponses à cette interrogation doivent permettre de distinguer les idées et les théories qui relèvent d'une idéologie destinée à rationaliser, c'est-à-dire à justifier une pratique, des concepts et théories scientifiques dont la rationalité est « constituée » par les procédures, les opérations, en un mot : par une certaine « pratique » de la pensée « cognitive » (ou connaissante).

 

Il reste que, sous la forme d'une réflexion sur l'objectivité et la rationalité des sciences, la démarche épistémologique de la philosophie n'est pas innocente.

Karl Popper voulant promouvoir un « rationalisme critique » (prenant acte de la critique kantienne de l'empirisme de Hume), et Gaston Bachelard défendant un « matérialisme rationnel » (se réclamant d'une inspiration matérialiste dialectique), nous conduisent au même résultat : la restauration pure et simple de l'idéalisme philosophique.

A la fin du compte, cette réflexion sur la science conduit à mettre en lumière, comme l'écrit Gaston Bachelard, « l'essentielle activité de découverte de l'esprit humain. »

 

On peut emprunter à Lucien Sève l'exposé critique de ces deux thèses de l'épistémologie moderne, en retenant sa démonstration :

Cette réflexion sur la science, qui prétend dépasser le problème fondamental de la philosophie et le débat entre l'idéalisme et le matérialisme, fait retour à l'idéalisme.

 

 

 

 

A. L'épistémologie de Karl Popper

(Introduction à la philosophie marxiste § 5.24 à 5.26)

 

 

Dans son livre de 1934 “La Logique de la Découverte scientifique”, Karl Popper développe une critique du néo-positivisme à partir d'une réfutation de la conception « empiriste » de la connaissance.

 

1) Vérification et réfutation :

 

« Pour l'empiriste, il n'est d'autre source de la connaissance que l'observation, et la loi scientifique universalise les régularités constatées à travers la répétition des cas singuliers. De ce que tous les cygnes que j'ai vus jusqu'ici sont blancs, j'induis la “loi” : tous les cygnes sont blancs, je prédis que ceux que je verrai à l'avenir seront également blancs.

A cette conception primitiviste de la science, Popper oppose que la loi ainsi formée n'est jamais testée de façon probante : il suffit d'un seul cygne noir pour la ruiner. Il y a donc une dissymétrie foncière entre la vérification et la “falsification” ou réfutation : inachevable, la vérification n'a jamais fini d'éliminer le doute, tandis que la falsification est immédiatement décisive. Le savoir scientifique n'est donc pas celui qui repose sur une montagne de tests favorables, mais celui qui a jusqu'ici traversé et même recherché victorieusement toutes les occasions d'être falsifié. On ne peut tenir une théorie pour scientifique s'il est impossible de démontrer qu'elle est fausse.

Là est le critère de démarcation entre la science et les “spéculations métaphysiques”, parmi lesquelles Popper range la psychanalyse et le marxisme qui prétendent se présenter comme “irréfutables”, sous prétexte qu’elles seraient « vérifiées » par les faits.

 

2) Théorie et expérience :

 

Ce que Popper reproche en somme au néo-positivisme, c'est de se méprendre complètement sur la nature de l'activité scientifique en prétendant la fonder sur la perception, sur l'expérience. En réalité la théorie précède l'observation. Non seulement “c'est toujours nous qui formulons les questions à poser à la nature”, mais “c'est nous encore qui donnons les réponses”, car le moindre énoncé de base, serait-il aussi simple que “voici un verre d'eau”, fait appel à des termes que l'expérience est incapable de fournir. “ “Des expériences peuvent motiver une décision et par là l'acceptation ou le rejet d'un énoncé, mais elles ne peuvent pas justifier un énoncé de base, pas plus que ne peuvent le faire des coups de poing sur la table.” Les théories ne sont donc jamais vérifiables empiriquement.”

En ce sens, Popper est d'accord avec les conventionalistes comme Poincaré et Duhem: “Avec les conventionalistes je tiens que le choix de toute théorie particulière est un acte, une question pratique.”

Notre acceptation des énoncés de base résulte d'une décision ou d'un accord et à cet égard ces énoncés sont des conventions.”

 

Ainsi la réflexion sur la science nous renvoie-t-elle beaucoup plus à Kant qu'au positivisme : “Kant fut peut-être le premier à s'apercevoir que l'objectivité des énoncés scientifiques est étroitement liée à la construction de théories et à l'utilisation d'hypothèses et d'énoncés universels qui accompagne cette construction.” L'objectivité du vrai ne repose pas sur sa correspondance avec les objets mais sur l'accord entre les sujets.

 

Langage proche de celui des instrumentalistes comme Mach : “Une théorie est un outil que nous éprouvons en l'appliquant et dont nous estimons la convenance aux résultats de ces applications.” “Les théories sont des filets destinés à capturer ce que nous appelons “le monde”, à le rendre rationnel, l'expliquer et le maîtriser.”

 

Notre science n'est pas une connaissance (épistémé) : elle ne peut jamais prétendre avoir atteint la vérité, ni même l'un de ses substituts, telle la probabilité (…) Nous ne savons pas, nous ne pouvons que conjecturer.

 

Autrement dit “la science ne repose pas sur une base rocheuse. La structure audacieuse de ses théories s'édifie en quelque sorte sur un marécage.”

 

3) La coupure épistémologique :

 

Où réside la « rupture » ou la « coupure » entre une “théorie” historique, qui relève de l'idéologie, qui peut être ultérieurement vérifiée par certains faits (comme la théorie marxiste) et une “théorie” scientifique ?

Voici deux textes étonnants :

« Si un auteur intuitif a écrit un livre contenant des résultats dits scientifiques que, vu l'état des connaissances à son époque, rien ne permettait de comprendre ou de vérifier, dira-t-on pour autant qu'il a écrit un livre de science, même si, par la suite, l'expérience prouve que sa théorie était exacte ? La réponse, selon moi, doit être négative. On est ici en présence de « science révélée ».

« On peut même aller plus loin. Supposons que Robinson Crusoé ait réussi à construire sur son île des laboratoires ou des observatoires et à consigner des résultats entièrement fondés sur l'observation et l'expérience. Supposons même qu'il soit parvenu à construire un système scientifique parfaitement conforme aux résultats aujourd'hui acceptés par la communauté scientifique. Certains seront tentés de dire qu'il s'agit bien là de science authentique et non de science révélée. Je ne partage pas leur opinion ; car, selon moi, il manquerait aux travaux de Robinson un des éléments essentiels de la méthode scientifique : un contrôle extérieur et indépendant. »

 

A la lecture de ces textes, il est clair qu’il s’agit de définir le statut même de la science en tant que connaissance rationnelle, en montrant que l'objectivité doit être comprise indépendamment du rapport des idées ( lois et théories) à la réalité.

En s'appuyant sur la méthodologie des sciences contemporaines, Popper se propose de montrer que l'objectivité “scientifique” -telle que les savants la conçoivent et la pratiquent- n'implique aucune connaissance de l'objet, au sens où cet objet serait le réel lui-même, indépendant de la connaissance : la «rationalité », telle que les savants la comprennent en s'entendant sur les procédures de contrôle de leurs énoncés, ne suppose l'immanence dans le réel d'aucune raison, d'aucun sens, qui existeraient avant l'intervention de la connaissance (-de la « raison » et du « langage » (logos) humain).

 

4) La méthode scientifique :

 

Lisons maintenant la description par Karl Popper de la méthode scientifique :

 

«De l'infinie variété de faits et leurs apparences, nous sélectionnons ceux qui nous intéressent, parce qu'ils sont liés à une théorie plus ou moins préconçue …Certains philosophes de la méthode scientifique en ont déduit que le raisonnement scientifique tourne en rond … car nous ne pourrions extraire de notre expérience des faits que ce que nous y avons mis nous-mêmes sous forme de théories. Mais ils se trompent. S'il est vrai que nous choisissons seulement les faits ayant un rapport avec une théorie qui nous paraît probable, nous ne choisissons pas seulement ceux qui la confirment… mais aussi ceux qui pourraient l'infirmer, afin de la mettre à l'épreuve.

Les faits rassemblés ne donnent un caractère « scientifique » à la théorie que si on les a constatés, après avoir essayé en vain de montrer que les prévisions découlant de la théorie en question étaient fausses … »

 

Et quelques lignes plus loin :

 

« En science, il y a généralement un lien entre le point de vue où l'on se place, la question à laquelle on s'intéresse et la théorie qu'on cherche à vérifier. Cette théorie peut même être considérée comme la cristallisation d'un point de vue, d'une hypothèse de travail, c'est-à-dire d'une supposition provisoire qui facilite le choix et le classement des faits … »

 

En s'en tenant à la simple description de Karl Popper, résumons la méthode scientifique :

Devant l'infinie variété des faits et leurs apparences, on sélectionne les faits d'un certain point de vue, correspondant à la question qu'on se pose selon une hypothèse de travail pour élaborer une théorie qu'on cherche ensuite à vérifier.

Et Karl Popper affirme alors :

« Ce sont les méthodes plutôt que les résultats qui déterminent ce qui est scientifique. »

Voici la question décisive : En rejetant, en même temps que la thèse empiriste, la vérification des faits par l’expérience, y a-il encore un critère de la vérité ?

 

B. L'épistémologie de Gaston Bachelard

 

 

Comme celle de Karl Popper, (quelles que soient les différences) Gaston Bachelard commence par une critique du matérialisme naïf et de l'empirisme pour définir un « Nouvel esprit scientifique », qui serait, selon le titre d'un de ses ouvrages : “Un matérialisme rationnel”.

 

1) Le caractère historique et social de la science

 

Dès que l'on étudie les sciences, telles qu'elles fonctionnent, on constate que la science est inséparable de la production : « le caractère social de la science est désormais un caractère fondamental de la science contemporaine.»

Le savoir humain dépend de « conditions historiques et sociales qui déterminent son progrès » … « La science n'a jamais fini de s'arracher au matérialisme naïf. Son histoire est faite de “perpétuelles ruptures”, de “discontinuités manifestes” au travers desquelles le matérialisme scientifique est constamment en instance de nouvelle fondation. »

 

Ainsi, la matière sur laquelle travaille la science aujourd'hui ne serait plus une donnée naturelle mais un produit social ; et elle serait bien moins reflétée par les sens que construite par la raison.

Bachelard illustre cette idée en décrivant l’évolution du concept de masse, depuis l’idée du réalisme naïf jusqu’à la notion de « masse négative » élaborée par la physique quantique, scandaleuse pour la physique mécaniste.

 

2) L’expérimentation : une « phénoméno-technique »

 

Dès lors que l'expérimentation se substitue à l'observation, le donné cède la place au produit, et c'est la notion simpliste d'existence indépendante de notre conscience -et de notre technique- qui perd toute signification assignable. Avec la technologie des lames ultra-minces, l'or n'a plus de couleur propre, il est vert ou rose violacé aussi bien que jaune, et bien dogmatique celui qui dira si c'est la nature ou la science qui lui donne cette couleur. »

 

 

3) Que signifie « le matérialisme rationnel » :

 

Non pas que la raison (-la pensée-) grâce aux progrès de la technique inséparable des conditions historiques et sociales, reflète de mieux en mieux la réalité en découvrant les « secrets » de la matière, mais que la connaissance scientifique, rompant radicalement avec les images des sens (grâce à la technologie qu'elle met en œuvre, par laquelle elle construit ses expériences et son objet, et « produit » les phénomènes qu'elle étudie) ne cesse pas de produire de nouvelles « représentations », non pas des « images », mais de nouveaux schémas, de nouveaux “symboles” de la réalité. Elle « fonde » ainsi, et pour ainsi dire « crée » toujours à nouveau ce que l'on appelle le réel ou la matière.

 

4) Un double langage :

 

a) Qu'en bien des domaines la science moderne de la matière substitue à l'observation l'expérimentation la plus sophistiquée au point de ne saisir le naturel qu'à travers l'artificiel, qu'elle se soit éloignée des conditions communes de la connaissance sensible au point d'avoir affaire à des réalités “inimaginables”, qu'en conséquence la frontière entre la matière et l'“être de raison” ou l'idéalité mathématique se soit prodigieusement déplacée et compliquée, c'est l'évidence. Il faut poser la question des « idéalités mathématiques », qui précisément, comme le montre Desanti, oblige à dépasser l’opposition de l’empirisme « humien » et du rationalisme « kantien ».

 

b) Que la difficulté d'inférer les propriétés de la matière s'accroisse à la mesure des effets qu'opèrent sur elles les propriétés de l'intervention expérimentale , que ce que nous connaissons de la matière dépende de plus en plus étroitement des procès pratiques et théoriques de la connaissance, cela ne change rien au fait que la matière que nous connaissons existe indépendamment de notre connaissance. Cette propriété-là ne peut être “produite” par la “raison créante”. La transformation de la couleur de l'or en fonction de l'épaisseur des lames est un fait objectif.

A cet égard, l'épistémologie de Bachelard se livre sur le concept de production à un véritable jeu de mots : l'expérimentation la plus sophistiquée ne produit pas son objet, elle le fait se produire.. “La science produit ses données», cela signifie que la réalité se donne dans des conditions scientifiquement produites : Ainsi la production des connaissances, pour active qu'elle soit, est toujours en fin de compte une reproduction plus ou moins exacte de la réalité.

 

Les formes du sensible et son mode d'intervention dans le procès de la connaissance scientifique ont beau être modifiées profondément, en est-il moins le critère ultime de la matérialité objective ?

 

 

 

5)Où conduit l'épistémologie bachelardienne, qui fonde la rationalité de la science sur la « rupture » avec l'expérience sensible ?

 

Tout droit à l'idéalisme : « en rapportant le donné aux conditions subjectives de production des connaissances, elle oublie trop que ces conditions sont elles-mêmes tout le contraire de données.

Certes, Bachelard insiste constamment sur la nature culturelle de la raison et sur les ruptures de continuité qui scandent son histoire. Mais, réduisant l'activité de connaissance à une production et ses conditions à une technologie, vidant par conséquent la gnoséologie historique de son contenu matérialiste, il ne voit en fin de compte d'autre fondement au dynamisme de la raison que “l'essentielle activité de découverte de l'esprit humain”. »

 

 

« Tel est l'aboutissement du “nouvel esprit scientifique” bachelardien. Elle va en sens contraire de la ligne montante le long de laquelle un Einstein s'orientait dans les années 30 vers des positions nettement matérialistes : “Il doit y avoir une nature objective qui existe même si nous n'en parlons pas, même si nous ne la connaissons pas ; elle est là et c'est elle que nous devons être capable de décrire.”

La production de connaissances est une reproduction de la réalité objective : en dehors de cette vérité capitale, il n'y a pas de “matérialisme rationnel”. »

 

 

C. La portée de l’épistémologie contemporaine :

 

- Comment ces deux « épistémologues », alors qu'ils se proposent consciemment des objectifs opposés peuvent-ils inconsciemment aboutir à un même résultat : subrepticement réintroduire l'idéalisme à partir de leur réflexion sur la science ?

-Qu'y a-t-ilde commun entre le “rationalisme critique” de l'un et le “matérialisme rationnel” de l'autre : ont-ils découvert une épistémologie “rationnelle”, qui « convient à la science contemporaine », où le travail de la raison consiste à énoncer des conjectures qui resteront véritables tant qu'elles recueilleront l'accord de tous et qu'on ne pourra démontrer qu'elles sont fausses?

 

 

1) Le faux débat de la philosophie classique opposant l’empirisme et le rationalisme :

 

Leur commune critique de l'empirisme, qui est leur point de départ, nous met sur le chemin :

Dès le moment où l’on comprend l'expérience, comme la réalité -en soi, indépendante de la pensée- telle qu'elle est donnée à nos sens, on entre, selon nos épistémologues, dans un débat insoluble :

Comment expliquer le passage de la chose concrète, toujours singulière ou de l'expérience toujours particulière, à la généralité du concept ou à “l'universalité” d'une théorie ?

Le rationalisme, pour fonder la science, n'a d'autre solution que de faire appel à l'activité de l'esprit ; mais comment comprendre que le concept qui n'est rien d'autre qu'une idée générale, puisse être abstrait par la raison ou l'entendement des choses concrètes ; et, de même, toute théorie « scientifique » « extraite » des expériences particulières ?

 

Qu'apporte donc de « nouveau » la réflexion épistémologique sur la science moderne ? - Quel « nouvel esprit scientifique » permet de renouveler le «rationalisme », et, en quelque sorte, de le « fonder » pour qu'il ne rencontre pas inéluctablement l'objection de l'empirisme, qui prétend rendre compte de la formation des concepts et des théories à partir de l'expérience ?

- Rien, semble-t-il-, puisqu'à la fin du compte cette réflexion sur la science ne fait que mettre en lumière, selon l'expression de Gaston Bachelard, «l'essentielle activité de découverte de l'esprit humain ».

 

Mais, regardons-y de plus près et essayons de comprendre la portée décisive de cette « rupture épistémologique » qui est la thèse centrale de la philosophie bachelardienne de la science.

Qu'y a-t-il derrière la critique de l'empirisme ? - Certes, l'idée “rationaliste” selon laquelle on ne peut pas comprendre la genèse des concepts, des lois et des théories scientifiques à partir de l'expérience sensible sans avoir recours à l'activité de l'esprit. Mais, il y a plus : non seulement on ne peut pas expliquer la connaissance rationnelle à partir des images que donnent les sens mais la science ne se constitue comme telle que par la négation des images sensibles : «les symboles scientifiques ne sont pas des images. »

 

Et Gaston Bachelard explique dans un texte, extrait du “Matérialisme rationnel”:

« De l'observation à l'expérimentation, il n'y a pas, quoi qu'on le pense généralement, une filiation continue. Il y a bien plutôt renversement de perspective. Entre la connaissance commune et la connaissance scientifique, la rupture nous paraît si nette que ces deux types de connaissance ne sauraient avoir la même philosophie. L'empirisme est la philosophie qui convient à la connaissance commune. (…)

Au contraire, la connaissance scientifique est solidaire du rationalisme, et qu'on le veuille ou non, le rationalisme est lié à la science, le rationalisme réclame des buts scientifiques. Par l'activité scientifique, le rationalisme connaît une activité dialectique qui enjoint une extension constante de ses méthodes.»

 

2) Le débat philosophique :

 

*Quelle est la philosophie de la connaissance commune ? - C'est le réalisme ou un matérialisme « naïf », qui affirme l'existence d'une “réalité” ou “matière” indépendante de la connaissance.

Dès lors, si l'empirisme ne peut pas expliquer la connaissance rationnelle, c'est parce qu'il est victime de la philosophie de l'expérience sensible qui veut comprendre la connaissance à partir d'une réalité existant indépendamment de la connaissance, de la « réalité humaine ». C'est parce que l'empirisme adopte la position du matérialisme “naïf”, affirmant l'existence d'une matière indépendante de l'expérience sensible, que le rationalisme pour rendre compte de la connaissance rationnelle (incompréhensible à partir des images sensibles) doit affirmer l'existence de l'esprit, indépendamment de la matière.

 

Autrement dit : Selon Bachelard, ce que la réflexion sur la science doit permettre de dépasser, c'est le débat philosophique entre l'idéalisme et le matérialisme, lié au dualisme de la pensée et de la matière qui constitue l'objet de la philosophie.

 

Gaston Bachelard l’explique dans ce texte :

« Si l'on partait de la pratique scientifique et « non d'a priori philosophiques, on verrait précisément s'installer entre l'idéalisme et le réalisme un rationalisme solidaire d'une technique, rationalisme qui permettrait d'ordonner des discussions plus serrées que les affrontements métaphysiques traditionnels. Que donnerait, par exemple, dans les dialogues entre Hylas et Philonous, l'intervention d'un savant qui étudierait positivement la matière, qui étudierait la matière non pas simplement avec les yeux mais avec des instruments de plus en plus nombreux, de plus en plus précis ?

Avec ce troisième personnage, apparaîtrait bien vite le caractère superficiel des opinions des deux philosophes de Berkeley. En effet, les pages du fameux discours prennent les problèmes à strictement parler, à la surface des choses. Les dialogues de Berkeley s'établissent entre deux philosophes extrémistes : un homme qui croit immédiatement à la réalité de ce qu'il voit et de ce qu'il touche, et un philosophe qui s'absorbe dans la conscience de la réalité première de son esprit. Les questions sont massives, les réponses dogmatiques. Le réaliste postule toute la réalité, l'idéaliste affirme tout l'esprit. Du côté réaliste, aucune allusion à l'expérience fine, à l'expérience rectifiée. Du côté idéaliste, aucune allusion à la structure culturelle de l'esprit.

Aucune des deux philosophes n'est dans l'histoire de la pensée et de l'expérience humaines. (…) Combien serait plus instructive une confrontation proche des principes de la connaissance dans son travail effectif d'une part et, d'autre part, des révélations fournies par une matière longuement élaborée. »

 

3) Une « troisième voie » :

 

Comment la nouvelle épistémologie permet de dépasser l’alternative de l’idéalisme et du réalisme, fondée sur le dualisme de l’esprit et de la matière ?

Prenant l'exemple, (que nous avons déjà cité) de la couleur de l'or, « qui n'est jaune que sous sa forme ordinaire, mais qui, en feuilles très minces, passe au vert, puis au bleu, puis au rose violacé à mesure que les feuilles s'amincissent. »

Gaston Bachelard explique :

« Nous sommes ici en présence, non pas d'une observation d'un phénomène, mais bien de la production d'un phénomène. Et la connaissance des lames minces est dès lors solidaire d'une phénoméno-technique et non plus seulement d'une phénoménologie. L'activité de l'homme est ici manifeste. Cette activité instaure entre l'esprit oisif et le monde contemplé la réalité humaine . Le problème classique de la “réalité du monde extérieur” reçoit un troisième terme. Le rationalisme appliqué qui apporte des preuves par la technicité est la philosophie transactionnelle qui évince les doutes généraux. Avec cette “philosophie de la technique créante”, il importe peu de savoir qui donne la couleur, la nature ou la science, on a toujours le droit de la prendre comme une donnée. Quel sens peut bien avoir dans ces conditions la question massive et dogmatique de savoir “si les corps matériels existent quand nous ne les percevons pas ?

Renvoyons-la à la “fixité des problèmes primitifs”. Le “nouvel esprit matérialiste” est celui du “rationalisme appliqué, philosophie intermédiaire qui devrait être personnalisée en un troisième personnage qui aurait raison à la fois contre un Hylas et contre un Philonous.” »

 

Comme le note Lucien Sève, l'épistémologie de Gaston Bachelard se présente elle-même comme une « troisième voie » dans le débat philosophique qui oppose dogmatiquement l'idéalisme et le matérialisme, capable de reléguer la question fondamentale de la philosophie, comme un problème primitif, insoluble parce qu'on en a figéles termes en un dualisme abstrait : celui de l'esprit et de la matière.

 

Si l’on pose la question :- d'où vient l'idée de vérité comprise comme la correspondance des idées avec les faits, qui reste l'idéal du savant (quand on oublie de l'interroger sur sa méthodologie) ?, la réponse de Bachelard est claire :

- de l'idée « matérialiste » -croyance naïve ou naturelle- selon laquelle la réalité « objective » existe indépendamment de la connaissance.

L'idée de vérité comprise comme la correspondance des idées avec les faits, qui implique le dualisme de la pensée et du réel, a conduit la philosophie à affirmer que la réalité existe indépendamment des faits, qui sont l'objet de la connaissance. C'est alors qu'il appartint à une « théorie de la connaissance » de montrer comment, à partir des faits, des « phénomènes » qui constituent notre expérience (la réalité à laquelle nous avons affaire) la pensée peut coïncider avec cette réalité indépendante de la connaissance telle qu'elle est en soi ; Et, toute vérité n'étant qu'une adéquation partielle, la théorie de la connaissance ne peut garantir l'objectivité de la connaissance qu'en invoquant l'idée d'une vérité absolue, qui serait l'équation de la pensée et du réel.

 

Si l'on renonce à ce « matérialisme naïf » ou ce réalisme naturel », ce qui mérite le nom « réalité », ce n'est rien d'autre que l'infinie variété du concret : l'ensemble des phénomènes qui constitue ce que nous appelons l’expérience.

 

Voici donc le constat de la réflexion épistémologique : S'il n'existe pas d'autre réalité que le réel concret, auquel nous avons affaire, toute théorie de la connaissance est caduque, qui se donne pour tâche de comprendre le rapport des idées avec le réel . Rien ne permet plus de comprendre l'objectivité de la connaissance comme la correspondance des idées avec une réalité objective indépendante de la connaissance.

 

Et voici la conclusion, empruntée à Popper :

« Il ne peut y avoir de critère général de la vérité parce que [l'idée de critère ] repose sur la notion même selon laquelle la vérité est la correspondance des idées avec les faits. »

La vérité est précisément la notion « pour laquelle nous n'avons pas de critère. ».

 

Seul « le succès pratique » des technologies élaborées et mises en œuvre -par le savant ou l'homme d'action- permet de valider -“au coup par coup”- un concept ou une théorie.

 

A l'épistémologue qui prétend inaugurer une troisième voie, il n'est qu'une question à poser :

Dans ce qu'il décrit comme un « matérialisme rationnel », qu'en est-il de l'indépendance de la « matière » (de la réalité) par rapport à la connaissance humaine ?

Et la réponse de l'épistémologie est claire : La « matière », à laquelle la science a affaire n'est pas une « réalité » indépendante de l'homme, du sujet connaissant, qui serait « donné » aux sens ; c'est une « matière première », qui n'a pratiquement plus rien à voir avec les images sensibles, parce qu'elle est une réalité « humaine », toujours déjà constituée par une activité à la fois idéologique et technologique, qu'on peut toujours comprendre, selon l'option métaphysique, comme étant celle du cerveau ou de l'esprit mais qui est -en tous les cas- inséparable de la présence humaine : elle n'est pas une réalité indépendante de la connaissance mais un produit social : une réalité dont les propriétés sont inséparables des procès théoriques (en particulier mathématiques) et pratiques (ceux de la technologie mise en œuvre dans l'expérimentation).

 

Et Jean-Toussaint Desanti s'arrête sur cette question qui est essentielle à toute réflexion « gnoséologique », qui veut aboutir :

« - Pourquoi le programme empiriste est-il impossible ? - Pourquoi est-il impossible d'expliquer à partir des « data », d'un donné, qui est celui des sens, les modes de manifestation qui constituent ce que la philosophie contemporaine a décidé d'appeler « la réalité humaine » ?

 

A cette question, au travers de leur critique du néo-positivisme ou de l'empirisme logique (anglo-saxon), nous connaissons la réponse de nos épistémologues “rationalistes” : Il est vain de chercher à faire la genèse des concepts et des théories scientifiques (de toute idéalité) à partir d'un donné, qui serait l'objet de l'expérience sensible, car il n'existe pas de donné “sensible” qui serait le reflet d'une quelconque réalité, indépendante de la connaissance : tous “data” sont déjà « repérés » et « construits ad hoc » à l'intérieur de champs théoriques déterminés par l'activité de l'esprit explorant le terrain originaire des manifestations humaines où se dévoile l'origine “ante-historique” de la présence de l'homme à un « monde », contemporain de cette présence, de cet « avènement » -(qui précède tout évènement d'une quelconque histoire).

L'expérience, loin d'être le reflet d'une réalité extérieure à elle et indépendante de toute conscience, n'est rien d'autre que l'expérimentation mise en œuvre pour accréditer (auprès d'une communauté scientifique : une communauté des esprits) les hypothèses énoncées à propos d'un objet “technologiquement” construit : en dehors des « filets » tressés par la science, sans lesquels on ne pourrait même pas « parler » de poissons, le reste, -ce qu'on appelle la réalité ou la « matière »- n'est qu'un “marécage”.

Aucune logique ne peut être ni détruite ni construite à partir de l'expérience ; aucun sens (aucun domaine de sens) ne peut être extrait ou abstrait d'un donné quel qu'il soit ; Toute logique -toute construction d'un sens- est une techno-logie.

Cette épistémologie, reposant sur une phénoméno-technique (une production de phénomènes), est -nous l'avons montré-, un retour en force de l'idéalisme subjectif.

 

L'expérience, loin d'être le reflet d'une réalité extérieure à elle et indépendante de toute conscience, n'est rien d'autre que l'expérimentation mise en œuvre pour accréditer (auprès d'une communauté scientifique : une communauté des esprits) les hypothèses énoncées à propos d'un objet “technologiquement” construit : en dehors des « filets » tressés par la science, sans lesquels on ne pourrait même pas « parler » de poissons, le reste, -ce qu'on appelle la réalité ou la « matière »- n'est qu'un “marécage”.

 



 
 
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