La pensée politique du XVIII°siècle
A. Etudes économiques au XVIII° siècle
I. Origine des richesses : La Propriété foncière et l'Industrie des Hommes
1ère Idée :
La production agricole est la seule source de richesse. C'est sur l'agriculture que repose la richesse d'une nation.
Quesnay :
Article sur les grains dans l'Encyclopédie :
“ L'agriculture, la plus féconde et la plus noble partie de notre commerce, la source des revenus du royaume n'a pas été envisagée comme le fond primitif des richesses.”
Article "Laboureur" dans l'Encyclopédie :
“ De toutes les classes de richesses, il n'y a que les dons de la terre qui se reproduisent constamment, parce que les premiers besoins sont toujours les mêmes ... C'est la terre, la terre seule qui donne les vraies richesses, dont la renaissance annuelle assure à un ETAT des revenus fixes, indépendants de l'opînion, visibles et qu'on ne peut point soustraire à ses besoins.”
Commentaire de Paoletti (cité par Marx) :
“ L'économie politique suppose et prend pour objet de son étude la production matérielle réelle qu'on trouve seulement dans l'agriculture, car seule celle-ci multiplie les matières, les produits qui constituent sa richesse. ”
2ème Idée :
a. Le commerce ne produit pas de valeur
Mercier de la Rivière écrit dans « L'ordre naturel et essentiel des Sociétés civiles » (cité par Marx)
“ Pour avoir de l'argent, il faut l'acheter, et après cet achat on n'est pas plus riche qu'on était auparavant ; on n'a fait que recevoir en argent une valeur égale à celle qu'on a donnée en marchandise. ”
Article "Fermiers" de l'Encyclopédie :
“ La décadence des empires a souvent suivi un commerce florissant. Quand une nation dépense par le luxe ce qu'elle gagne par le commerce, il n'en résulte qu'un mouvement d'argent sans augmentation réelle de richesse. ”
b. L'industrie de la manufacture ne crée pas de richesse
Paoletti : (cité par Marx)
“ Une telle multiplication de la matière comme l'est la production de la terre n' a certainement jamais lieu dans l'industrie et cela n'y est pas possible.
L'industrie donne simplement une forme à la matière, elle la transforme seulement. L'industrie ne crée par conséquent rien.
L'industrie achète à l'agriculture les produits pour les travailler ; Ce travail ne fait que donner une forme à ces matières sans rien leur ajouter et sans les multiplier....
leur valeur, ce sont les besoins des hommes qui la donnent aux choses. La valeur ou l'augmentation de la valeur des denrées ne sont donc pas le fruit du travail industriel, mais le résultat des dépenses des travailleurs.
A peine une nouvelle industrie manufacturière de mode a-t-elle surgi qu'elle s'étend aussitôt à l'intérieur comme à l'extérieur de chaque pays ; et voyez, très vite, la concurrence des autres industriels et négociants ramène le prix du produit à son juste niveau, celui constitué par la valeur des matières premières et les frais de subsistance des ouvriers. ”
Ainsi, ni l'échange commercial, ni l'industrie de manufacture ne produisent de richesse :
-L'industrie de l'homme dans la manufacture transforme simplement une matière (fournie par l'industrie de l'homme appliquée aux productions de la nature) : elle ne crée aucune valeur : La seule valeur ajoutée est la dépense du travailleur, c'est-à-dire le coût de sa subsistance.
-Le commerce, c'est-à-dire l'échange des produits (qu'il s'agisse de denrées agricoles ou de produits manufacturés) ne crée pas de valeur : celui qui vend reçoit en argent une valeur égale à celle qu'il a donné en marchandises.
D'où vient la richesse de la nation ? - La réponse est commune à tous les penseurs du XVIIIème siècle.
3ème idée :
L'origine de la richesse se trouve dans "l'industrie" des hommes, c'est-à-dire dans l'activité de travail appliquée à la Nature.
L'hypothèse d'un état de nature, fondée sur la connaissance "anatomique" des "variétés de l'espèce humaine" (Buffon) et les récits de voyageurs, décrivant les peuples primitifs encore proches de l'état de nature, est l'idée qui permet d'expliquer l'homme tel qu'il est et l'origine de la Société Civile : en dehors de toute hypothèse métaphysique -religieuse- sur la nature humaine et l'origine du pouvoir civil.
Pour comprendre "l'homme de l'homme", selon l'expression de Jean-Jacques Rousseau, c'est-à-dire l'homme tel que nous le connaissons, et la société civile, il faut partir de "l'homme naturel", c'est-à-dire d'un rapport premier qui ne peut être que le rapport de l'individu (membre de l'espèce humaine) avec la nature.
Or, si nous observons la nature, que constatons-nous ?
- C'est Buffon qui répond (dans l'introduction aux Epoques de la Nature) :
“ L'état dans lequel nous voyons la nature est autant notre ouvrage que le sien ; nous avons su la tempérer, la modifier, la plier à nos besoins ; nous avons sondé, cultivé, fécondé la terre : l'aspect sous lequel elle se présente à nous est donc bien différent de celui des temps antérieurs à l'invention des arts.
L'homme de ces temps, ajoute-t-il, ne se doutait pas que, par la Société et par des travaux suivis et concertés, il viendrait à imprimer ses idées sur la face de l'Univers. ”
Soit le constat d'un immense progrès humain qui se présente sous la forme de la transformation de la nature.
Quelle est l'origine des arts ?
L'Encyclopédie répond clairement à l'Article "ART" : c'est « l'industrie de l'homme appliquée aux productions de la nature. »
En d'autres termes : C'est l'activité de travail appliquée à transformer la nature qui est à l'origine du progrès humain.
Comment ne pas célébrer en un "tableau général" des Sciences, des Arts et des Métiers les progrès de l'Esprit humain, où l'on peut lire à livre ouvert le triomphe de la Raison, capable, comme le voulait Bacon, dès 1620 dans son Novum Organum et Descartes en 1637 dans le Discours de la Méthode, de dominer la nature et de la comprendre ?
Ainsi, la richesse d'une nation, inséparable du progrès des sciences, des arts et des métiers, est bien le résultat de l'industrie de l'homme appliquée aux productions de la nature.
Un double problème :
La thèse du progrès humain se heurte à une double difficulté : l'une concerne son origine, l'autre est relative à la fin, à son résultat.
1er problème
Si l'origine du progrès humain est bien l'industrie de l'homme appliquée aux productions de la nature, d'où vient la nécessité pour l'homme de travailler et comment le travail est-il créateur de richesse ? - Soit une double question :
. si le rapport de l'individu avec la nature est bien le rapport premier qui définit l'existence naturelle de l'homme, pourquoi l'homme voudrait-il produire au-delà de ce qui est nécessaire à la satisfaction de ses besoins ?
. d'où vient le surplus disponible qu'on appelle la richesse ?
2ème problème
Si la richesse d'une nation est le résultat de l'application de l'industrie des hommes aux productions de la nature, pourquoi, à la fin du compte, cette richesse est-elle accaparée -et dépensée sous la forme du luxe- par une classe stérile qui n'a aucune part à l'industrie -au travail des hommes- source du progrès humain ?
Pourquoi le luxe semble-t-il inséparable du progrès des arts ? - Pourquoi l'industrie des hommes génère-t-elle une classe qui se définit par l'oisiveté et l'opulence, pendant que les hommes "industrieux" n'assurent que leur subsistance ?
Tel est le double problème qui se pose à la pensée philosophique et politique dès la seconde moitié du siècle après le grand mouvement d'enthousiasme célébrant la victoire de la raison et le progrès humain.
L'ENCYCLOPEDIE, Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers décrit ce grand mouvement qui semble conduire naturellement de l'état de nature à cette société du progrès humain.
Voici l'Article "Industrie" :
“ En Amérique, la terre y produit beaucoup de fruits dont on se nourrit ; mais si on laissait en Europe la terre inculte, il n'y viendrait guère que des forêts de chênes, de pins et autres arbres stériles. Ainsi, pour faire valoir la terre en Europe, il y a fallu beaucoup de travaux, d'industrie et de connaissances ; car l'on voit toujours marcher d'un pas égal les besoins, l'industrie et les connaissances. ”
Mais, en même temps, chacun des Articles de L'Encyclopédie cherche à apporter réponse aux problèmes, et solutions aux contradictions qui accompagnent le progrès.
Nous lisons par exemple à l'Article "Fermiers" :
“ Les manufactures et le commerce entretenus par les désordres du luxe accumulent les hommes et les richesses dans les grandes villes ...
Tous les seigneurs, tous les gens riches, tous ceux qui ont des rentes ou des pensions suffisantes pour vivre commodément fixent leur séjour à Paris ou dans quelque autre grande ville, où ils dépensent presque tous les revenus des fonds du royaume.”
Avant que Jean-Jacques Rousseau ne reprenne au point de départ de sa pensée et de son oeuvre le problème de la contradiction qui est au centre du progrès, c'est l'analyse de l'Ecole des Physiocrates qui s'impose à la pensée économique du XVIIIème siècle : elle en révèle à la fois la profondeur et les limites.
II. L’analyse des physiocrates
Le point de départ de la pensée économique du XVIII° siècle, c'est sans aucun doute cette idée que la richesse ne peut naître ni du commerce ni de la fabrication mais seulement de l'application de l'industrie de l'homme aux productions de la nature.
Qu'est-ce que l'homme ? - Si l'on renonce à toute hypothèse métaphysique privilégiant l'espèce humaine, ce n'est rien d'autre qu'un individu qui, -comme tout être vivant- doit, dans son rapport à la nature, assurer sa subsistance.
Imaginons que, sous l'effet des circonstances - de contraintes externes -, et grâce au développement de ses facultés, il soit obligé de produire, d'appliquer son industrie à la nature. Que se passe-t-il ? - Il produira plus qu'il n'est nécessaire à sa subsistance.
Et, s'il en est ainsi, on peut distinguer dans le produit total de son travail deux parts:
l'une est la part nécessaire à sa subsistance, l'autre est un excédent, un surplus qui est pour ainsi dire "un don de la nature".
Turgot écrit dans ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses :
« Dès que le travail du laboureur produit au-delà de ses besoins, il peut, avec ce superflu que la nature lui accorde en pur don au-delà du salaire de ses peines, acheter le travail des autres membres de la société. ”
Ainsi, dans l'ordre des travaux partagés entre les différents membres de la société, il pourra acheter aux autres membres de la société les différents travaux qu'il était obligé dans l'état solitaire de consacrer à ses besoins de toute espèce, afin de se consacrer à son travail de laboureur qui est primordial non au sens d'une primauté d'honneur ou de dignité mais de nécessité physique»
1ère conclusion :
a. Fondamentalement
“ Ce que son travail fait produire à la terre est l'unique fonds de salaires que reçoivent tous les autres membres de la société en échange de leur travail”
La division du travail n'apparaît que lorsque les individus produisent au-delà de leurs besoins.
b. Le travail des autres membres du groupe -les manufacturiers- consistant simplement à transformer une matière, n'est pas productif de valeur supplémentaire : le prix du produit fabriqué, c'est le prix de la matière auquel s'ajoute le salaire de l'ouvrier égal au coût de sa subsistance.
En achetant avec leur salaire les denrées du laboureur,“ ils ne lui rendent exactement que ce qu'ils ont reçu.
Ceux-ci en lui vendant (leur travail) ne gagnent que leur vie.”
- 2ème conclusion :
“ C'est une différence essentielle entre deux genres de travaux.
C'est donc le travail agricole qui est la seule source des richesses qui par leur circulation animent tous les travaux de la société.
Tous les citoyens occupés à d'autres travaux ou services que l'agriculture forment la classe stérile.”
c. Mais, en raisonnant ainsi, nous avons imaginé que certains membres de la société acceptaient d'être "salariés" par le laboureur et ainsi de travailler pour autrui afin de se procurer ce qui est nécessaire à leur subsistance.
Or, dans les premiers temps tout homme laborieux trouvant autant de terre qu'il en voulait ne pouvait être tenté de travailler pour autrui.
Comment certains membres de la société ont-ils accepté d'être salariés ?
Il fallut qu'à la fin toute terre trouva son maître.
C'est alors que ceux qui ne purent avoir des propriétés n'eurent d'autres ressources que d'échanger le travail de leurs bras dans les emplois de la classe stipendiée (salariée) contre le surplus des denrées du cultivateur.
Voici donc la 3ème conclusion :
Il ne peut y avoir de classe stipendiée qu'autant que certains membres de la société n'ont d'autre ressource que de vendre la force de leurs bras au cultivateur qui a les moyens (grâce au don de la Nature) de la leur payer.
d. Mais, nous avons fait une seconde supposition qui n'est pas moins invraisemblable que la première et qui ne peut correspondre à la réalité.
Nous avons admis que l'individu qui dispose dans l'état de nature d'autant de terre qu'il veut pour assurer sa subsistance va employer son industrie à produire au-delà de ses besoins (de ce qui est nécessaire à sa subsistance). Nous avons supposé l'homme naturellement laborieux.
Que s'est-il passé en réalité ?
En même temps que ceux qui ne purent avoir de terre durent accepter d'être salariés, ceux qui devinrent "propriétaires" ne furent plus cultivateurs, mais employèrent des cultivateurs salariés.
Et Turgot écrit :
« La propriété dut donc être séparée du travail de la culture, et bientôt elle le fut ... Les propriétaires commencèrent à se décharger du travail de la culture sur des cultivateurs salariés.»
4ème conclusion :
La richesse -produite par le travail agricole-, a pour origine réelle la propriété privée.
e. C'est alors que "réellement", sur la base de la propriété foncière, < le produit de la terre se divise en deux parts :
l'une comprend la subsistance et les profits du laboureur qui sont la récompense de son travail et la condition sous laquelle il se charge de cultiver le champ du propriétaire.
Ce qui reste est cette part indépendante et disponible que la terre donne en pur don à celui qui la cultive au-delà de ses avances et du salaire de sa peine, et c'est la part du propriétaire ou le revenu avec lequel celui-ci peut vivre sans travail et qu'il porte où il veut. »
5ème conclusion
A la distinction entre le cultivateur et les autres membres de la société qui n'est que la division entre différents genres de travail fait place une autre division qui semble bien être la base de la société civile :
- celle entre les propriétaires (qui sont d'abord les propriétaires fonciers) et la classe des "salariés" ou "stipendiés".
La condition du "salarié" est ainsi définie en dehors du genre de travail :
« Le simple ouvrier qui n'a que ses bras et son industrie n'a rien qu'autant qu'il parvient à vendre à d'autres sa peine ... En tout genre de travail, il doit arriver et il arrive en effet que le salaire de l'ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance.»
Le salarié est celui qui vend sa force de travail pour le prix de sa subsistance.
f. Reste à définir ce que sont les propriétaires, autrement dit : d'où vient la richesse du propriétaire, le revenu, avec lequel il peut vivre sans travail et qu'il peut porter où il veut , car c'est bien le revenu dont il est porteur qui le définit.
Lorsqu'on supposait que le cultivateur et le propriétaire étaient un seul et même individu, l'on pouvait affirmer que la richesse était un "don de la nature", qui par l'industrie de l'homme produit au-delà de ses besoins.
Mais, si le propriétaire ne cultive pas lui-même la terre, s'il ne met en oeuvre aucune industrie, s'il se définit comme celui qui est "riche" d'un certain revenu sans travailler, ce n'est pas à lui que la nature fait don de sa richesse.
Comme écrit dans le texte cité :
< La terre donne en pur don à celui qui la cultive. >
Dès lors, comme le souligne Marx,
« Dans la main du propriétaire, l'excédent n'apparaît plus comme un don de la nature mais comme l'appropriation -sans équivalent (sans travail)- du travail d'autrui à qui la productivité de la nature confère le pouvoir de produire des moyens de subsistance au-delà de ses propres besoins, mais qui, de par son existence de travail salarié, en est réduit à ne détenir du produit du travail que "ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance.»
Et Turgot précise
« Le propriétaire n'a rien que par le travail du cultivateur ... Il reçoit de lui sa subsistance et ce avec quoi il paie les travaux des autres stipendiés. »
« Voilà donc la plus value, écrit Marx, directement présentée comme la part du travail du cultivateur que le propriétaire s'approprie. »
6ème conclusion :
La richesse ne peut trouver son origine que dans la transformation de la nature par l'industrie des hommes, par le travail. - Mais la condition de l'apparition de la richesse, ce n'est pas le rapport de l'homme -de l'individu isolé- avec la nature ; c'est un état social où la plus grande partie des individus ne disposant que de la force de leurs bras, sont contraints de la vendre à ceux qui peuvent la payer.
La richesse a pour condition la division des individus en "propriétaires" et "salariés".
Cette division est la base de l'établissement de la Société Civile.
La Société Civile, c'est la transformation d'un état de fait ( la division "réelle" entre propriétaires et des autres individus) en un état de droit.
« Le cultivateur n'a besoin du propriétaire qu'en vertu des conventions et des lois.» (Turgot).
Ce que les Physiocrates décrivent d'abord au travers du régime féodal de la propriété foncière, c'est la condition "idéale" du mode de production capitaliste : un état dans lequel des individus isolés, ne possédant que leur force de travail n'ont d'autre ressource pour assurer leur subsistance que de la vendre à d'autres individus qui possèdent les moyens de la leur acheter.
C'est l'idée que les hommes, dans l'état de nature, sont des individus "isolés", "indépendants" les uns des autres qui permet de penser la division réelle entre propriétaires et salariés comme résultant d'un contrat qui fonde "juridiquement" la société civile.
Au fur et à mesure que se développent à l'intérieur du système féodal des rapports de production capitalistes, l'individualité apparaît comme indépendante des conditions sociales : un roturier peut devenir "noble" pourvu qu'il soit riche ; un paysan, même s'il cultive la terre, peut à peine assurer sa subsistance ou vivre dans la plus extrême pauvreté, s'il travaille comme salarié d'un riche laboureur.
Peu à peu la seule condition d'une riche "individualité", c'est la richesse : la seule entrave au développement de l'individualité, ce sont les liens "juridiques" du système féodal.
La première seule condition du développement "capitaliste", c'est l'établissement d'une société fondée sur l'égalité juridique, sur l'indépendance "en droit" des individus.
L'idéal des Physiocrates, c'est la réalisation des rapports capitalistes, l'instauration du mode de production capitaliste dans l'agriculture.
B. Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps
C'est en 1741, après les années délicieuses et fécondes passées auprès de Madame de Warens, dans la propriété des Charmettes que Jean-Jacques Rousseau vient tenter sa chance à Paris.
Après avoir présenté sans succès à l'Académie des Sciences, une nouvelle méthode de notation musicale, il accompagne en 1743 l'Ambassadeur de France à Venise. Revenu à Paris en 1744, il collabore à un opéra avec Voltaire et devient en 1746 le secrétaire de Madame Dupin. Il est reçu dans les salons, se lie d'amitié avec Diderot, est associé à l'Encyclopédie.
Les questions politiques sont au centre de sa pensée ; dès 1743, il a projeté d'écrire un grand traité sur les Institutions politiques.
A ce sujet, il écrira dans les Confessions :
« Mes vues s'étaient beaucoup étendues par l'étude historique de la morale. J'avais vu que tout tenait radicalement à la politique, et que, de quelque façon qu'on s'y prit, aucun peuple ne serait jamais que ce que la nature de son gouvernement le ferait être. Ainsi cette grande question du meilleur gouvernement possible me paraissait se réduire à celle-ci : quelle est la nature du gouvernement propre à former le peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage, le meilleur enfin, à prendre ce mot dans son plus grand sens ? »
Jean-Jacques Rousseau avait lu La Politique d'Aristote, La République de Platon; et, parmi les Modernes, les Juristes de l'Ecole du Droit Naturel : Grotius et Pufendorf :
- l'ouvrage du Hollandais Grotius : “De jure belli ac pacis” avait été publié en 1623
- les ouvrages de l'Allemand Pufendorf : “De jure naturae et gentium libri octo” et “De officio hominis et civis” étaient publiés à la fin du XVIIème siècle, traduit au début du XVIIIème siècle.
Jean-Jacques ROUSSEAU avait lu également les ouvrages politiques du philosophe anglais HOBBES (1588-1679) : en 1642 De cive ; en 1651 Le Léviathan
Il avait également connaissance de l'ouvrage du philosophe anglais LOCKE (1632-1704) publié en 1690 : Essai sur le Gouvernement Civil.
Pour comprendre la philosophie politique de Jean-Jacques ROUSSEAU, il faut la replacer à la suite de ce grand mouvement des Juristes du Droit Naturel qui était devenu classique au XVIIIème siècle : cette théorie qui s'était développée dans les pays protestants, prenant sa source dans la Réforme, était destinée à combattre et à remplacer la doctrine du Droit Divin, c'est-à-dire la théorie de l'origine divine du pouvoir civil.
1 - Quelle était cette théorie de l'origine divine du pouvoir civil ?
2 - Quelle fut la théorie des Juristes du Droit Naturel ?
3 - Quelle est la nouveauté de la réflexion politique de J.J.ROUSSEAU ?
Telles sont les trois questions auxquelles il faut répondre de façon générale avant d'analyser comment Jean-Jacques ROUSSEAU élabore à partir de la théorie du Droit Naturel les concepts qui font l'originalité de sa philosophie politique.
I.La doctrine du droit divin
La théorie de l'origine divine du pouvoir civil définit la position traditionnelle de l'Eglise catholique vis à vis du problème politique.
Soutenue au Moyen Age par les disciples de SAINT AUGUSTIN, reprise au XVIIème siècle par BOSSUET, elle n'est que le développement de la parole de l'Apôtre SAINT PAUL : < Non est potestas nisi a Deo > Il n'y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu.
Cette formule ne signifie pas que Dieu désigne lui-même les gouvernants : le choix appartient aux hommes ; mais, dès le moment où ils sont désignés par le choix arbitraire des hommes, l'autorité qu'ils détiennent leur vient de Dieu.
En d'autres termes, la souveraineté n'a pas son origine dans le choix des hommes ; elle provient de Dieu comme de sa source naturelle : c'est en Dieu qu'il faut chercher la source de l'autorité politique, les hommes se bornant à désigner ceux qui l'exerceront.
Une telle conception est compatible avec toutes les formes de gouvernement et ne peut servir de fondement au pouvoir absolu des rois. Aussi l'Eglise catholique, lorsqu'elle veut justifier la Monarchie absolue, complète-t-elle la théorie de l'origine divine du pouvoir politique par la thèse de l'Empire paternel.
Cette thèse est développée par BOSSUET dans sa Politique (1709) et par RAMSAY dans son Essai Philosophique sur le Gouvernement Civil (1719) qui reprennent l'exposé plus complet que l'on trouve dans l'ouvrage du Chevalier FILMER : Patriarcha or the natural power of Kings (1680).
La thèse est la suivante :
- Les hommes ne naissent pas indépendants, ni égaux, mais ils sont par nature soumis à l'autorité de ceux qui les ont engendrés. « Chaque père de famille, antécédemment à tout contrat, écrit RAMSAY, a un droit de gouverner ses enfants, fondé sur l'ordre divin et humain de la Providence ...
- Ayant montré qu'il existe indépendamment de tout contrat une autorité naturelle, celle du père sur ses enfants, RAMSAY soutient ensuite que l'autorité paternelle s'est convertie en autorité souveraine : celle du Roi sur ses sujets, qui tient de Dieu la place du Père. Et il peut conclure : « Il parait par tout cela que le nom de Roi est un nom de Père, et que la bonté est le caractère le plus naturel des Rois. »
II. La Révolution de la théorie du droit naturel
1. Tous les théoriciens du Droit Naturel affirment contre la doctrine de l'origine divine du pouvoir civil que l'autorité politique ou le pouvoir civil ou la souveraineté trouvent leur source non pas en Dieu, mais dans les "conventions" que les hommes passent entre eux : « Le pouvoir cvil, écrit GROTIUS, est un établissement humain»:
A la base de la souveraineté, se trouve un contrat social, un pacte par lequel les hommes aliènent leur droit et leur liberté naturels au profit d'un Roi ou d'une Assemblée qu'ils choisissent pour les gouverner.
C'est une véritable révolution qu'accomplissent ainsi les Juristes du Droit Naturel dans le domaine de la Science politique, en menant victorieusement le combat contre la doctrine du Droit Divin : la portée historique de ce mouvement qui pendant deux siècles, oriente la marche de la Science politique, c'est d'avoir réalisé une des idées fondamentales de la Réforme : affranchir la politique de la théologie, créer en dehors du domaine religieux les bases d'une Science politique.
En effet, si le pouvoir civil a sa source dans des conventions humaines, s'il émane des particuliers qui le confèrent aux gouvernants en aliénant leur liberté naturelle, il devient donc purement laïc et doit échapper au contrôle de l'Eglise.
La théorie du contrat social est ainsi primitivement dirigée contre le pouvoir temporel de la Papauté, et tend à restituer au pouvoir royal son autonomie en l'établissant sur des bases purement laïques.
2.Comment les théoriciens du Droit Naturel peuvent-ils prouver que le pouvoir politique prend sa source dans des conventions humaines ?
Il leur faut imaginer que les sociétés civiles n'existent pas avant le pacte social qui les constitue. En d'autres termes, il leur faut imaginer un hypothétique état de nature dans lequel les hommes existent indépendamment les uns des autres, avant toute institution humaine.
Dans cet état de nature, les hommes vivent indépendants et égaux, l'égalité consistant dans le fait que nul n'a par nature le droit de commander aux autres.
A partir de cette hypothèse, le problème est donc de savoir comment on est passé de cet état d'indépendance des individus à la société civile où les hommes sont soumis à une autorité commune : c'est la théorie du contrat social, qui constitue la réponse.
3.En quoi consiste le contrat social pour les théoriciens du Droit Naturel?
C'est le pacte par lequel les hommes, indépendants et égaux, se soumettent soit par nécessité, soit volontairement, à l'autorité d'un seul homme ou d'une assemblée.
Il s'agit d'un pacte de soumission par lequel les particuliers se dépouillent d'une partie de leur liberté naturelle en faveur du souverain ou de l'assemblée souveraine : c'est cette aliénation qui donne naissance à la souveraineté :
PUFENDORF écrit : « La souveraineté résulte d'une convention par laquelle les sujets s'engagent à ne pas résister au souverain et à le laisser disposer de leurs forces et de leurs facultés.»
Ainsi les particuliers en s'unissant par des conventions, en aliénant d'un commun accord leur liberté naturelle au profit d'un Roi ou d'une Assemblée, donnent naissance à cette "être moral" qu'on appelle la souveraineté. Une fois cette aliénation faite, les particuliers d'indépendants qu'ils étaient , deviennent sujets, et pour toutes les actions qui intéressent la communauté, ne doivent plus suivre leur propre volonté mais celle du "souverain".
Deux cas sont possibles, sans que le pacte de soumission change de nature :
-ou bien la société civile doit son origine à la conquête ; les vaincus sont tenus d'obéïr au vainqueur. Mais un pacte intervient qui transforme l'état de fait en état juridique et rend le droit du vainqueur légitime : les vaincus acceptent tacitement l'autorité du vainqueur en échange de leur vie.
-ou bien c'est volontairement que les hommes s'unissent ; le pacte de soumission est le même : c'est lui qui donne aux gouvernants le droit de commander aux membres du corps politique.
4. Cette théorie distingue la source et l'exercice de la souveraineté :
La source de la souveraineté se trouve toujours dans le peuple.
Mais, au moment de conclure le pacte social, le peuple peut, en ce qui concerne l'exercice de la souveraineté, choisir entre quatre éventualités :
- se réserver l'exercice de la souveraineté sans partage : c'est le gouvernement démocratique.
-le partager avec ceux qui gouverneront : la souveraineté est partagée entre les gouvernants et l'assemblée du peuple.
-l'aliéner sous conditions : le Roi ou le Conseil ont un pouvoir limité.
-l'aliéner sans réserves : le Monarque est souverain absolu.
La théorie peut ainsi rendre compte de toutes les formes de gouvernement mais dans l'esprit de GROTIUS et PUFENDORF, elle doit servir de fondement -laic- à la monarchie absolue.
III. La théorie du contrat social de Jean-Jacques Rousseau
Avec Jean-Jacques Rousseau, la théorie du contrat social s'engage dans une voie nouvelle.
Tous les penseurs qui se rattachent à l'Ecole du Droit Naturel admettent que la souveraineté a sa source dans le peuple ; mais, distinguant l'origine de l'exercice de la souveraineté, ils admettent en même temps que le peuple peut aliéner sa souveraineté en en confiant l'exercice à un tiers.
Ce qui est nouveau dans la thèse de Jean-Jacques Rousseau, c'est l'affirmation que la souveraineté doit toujours résider dans le peuple et que celui-ci ne peut en confier l'exercice aux gouvernantsquels qu'ils soient.
La souveraineté est inaliénable ; il ne peut y avoir d'autre souverain que le peuple. Le seul Etat légitime est celui où le peuple exerce lui-même la souveraineté, c'est-à-dire l'Etat républicain, ce que nous appelons aujourd'hui le régime démocratique.
Les Jurisconsultes ont ainsi fourni à Jean-Jacques Rousseau les concepts à partir desquels il va élaborer sa pensée politique originale.
C'est dans les cadres qui ont été définis par les théoriciens du Droit Naturel qu'on doit analyser l'élaboration par Jean-Jacques Rousseau de sa doctrine :
- le concept de l'état de nature
- la thèse originale du contrat social
- la théorie de la souveraineté
Le contrar social doit répondre àla question : Comment réconcilier l'homme et le citoyen ? - Comment construire l'état pour qu'aucun homme ne soit opprimé ? - Comment comprendre la loi pour qu'elle n'exprime aucun intérêt particulier, mais la volonté de tous et l'intérêt général ?
« Trouver une forme d’association ... par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même. ” - “ Au lieu de la personne “ particulière ” de chaque contractant (poursuivant son intérêt particulier), cet acte d’association produit un corps moral et collectif, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté ». C
C'est le contrat social qui apporte la solution
Pour mettre un terme à l'inégalité sociale, le contrat consiste en ceci que « chaque associé doit s'aliéner avec tous ses droits à la communauté : chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous. Cet acte d'association produit un corps moral et collectif composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix.»
La démocratie est donc la solution au divorce de l'individu et de l'état. Elle se définit par l'égalité de tous dans la mesure où chacun a aliéné sa personne et ses droits à la communauté. Par cette aliénation, l'homme s'est en réalité libéré. Alors qu'il opposait dans la société son intérêt propre à l'état, il est maintenant à l'origine des lois sans que ces lois expriment son intérêt particulier, mais l'intérêt général. L'homme, s'obligeant lui-même en tant que citoyen, poursuit sans contrainte l'intérêt général.
« Au lieu de détruire l'égalité naturelle, le pacte fondamental (le contrat social) substitue au contraire une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre d'inégalité physique entre les hommes ... pouvant être inégaux en force et en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit. »
Par l'artifice du contrat social, l'homme accède à la liberté. Il n'obéit plus qu'à lui-même