leçon xxii: nature et culture

 

NATURE ET CULTURE

 

 

 

PLAN

Introduction

 

 

PARTIE I : Historique des notions

 

 

Chapitre I : L’élaboration du concept de nature et l’apparition du dualisme Nature/culture

 

  1. L’élaboration du concept de nature

2) L’élaboration du dualisme

3) La philosophie aristotélicienne de la nature

  1. Le Stoïcisme

 

Chapitre II: La mutation au XVIIIe siècle du concept de nature

 

PARTIE II : La problématique des sciences humaines

 

Chaptitre I : L’apparition et le développement des sciences humaines.

 

A. L’ethnologie

 

1) Les débuts de l’ethnologie : L’évolutionnisme radical

  1. Au XIX°siècle : la réaction culturaliste

3) Les théories culturalistes

 

B) L’anthropologie sociale

 

PARTIE III : Anthropologie et philosophie

 

 

Chapitre I : La leçon de l’anthropologie structurale ou la tentative de compréhension de l’humain

 

 

      1. Les structures élémentaires de la parenté, Claude Lévi-Strauss (1949) : les fondements naturels du lien social

2) La culture : Plus qu’un système des échanges, un ensemble de systèmes symboliques

      1. Les principales médiations : les mythes et l’art

      1. Une ethnologie « philosophique »

 

5) La « mésaventure philosophique »

      1. L’impasse de la réflexion

 

Chapitre II : Le dernier avatar de l’anthropologie philosophique

 

 

 

PARTIE IV : Une anthropologie matérialiste

 

 

PARTIE V : Une anthropologie historique

 

 

Chapitre I : L’émergence de l’humain

 

Chapitre II: De l’anthropologie à l’analyse économique

 

Chapitre III: Marxisme et anthropologie

 

A. L’anthropologie économique de Godelier

 

  1. Une difficulté majeure et une réponse ambiguë

  1. Infrastructure et superstructure : une analyse marxiste

  1. L’ « économie » des sociétés primitives

 

B. L’analyse marxiste du mode de production

 

    1. La solution de la difficulté

  1. La découverte de Godelier

  1. L’analyse de Marx

 

Conclusion : De la production de la vie matérielle à la culture

 

 

 

 

 

COURS

 

 

 

 

Introduction

 

 

Les concepts de « nature » et « culture », reliés par la conjonction de coordination « et », forment un couple de contraires qu’il semble pourtant impossible de séparer. On cherche à distinguer tout ce qui est humain de ce qui ne l’est pas : d’un côté, le monde des choses, des minéraux, des plantes, des animaux et des étoiles, de l’autre, le monde des hommes, leurs maisons, leurs danses, leurs discours, leurs institutions. Mais peut-on séparer ces deux mondes ?

Il y a manifestement du « naturel » dans l’humain : ce que l’on appelle le biologique, le pulsionnel, le primitif, l’infantile, le libidinal, voire l’individuel. On ne peut récuser le fait que l’homme fait partie de la nature, émane de la nature, à moins d’élaborer un nouveau concept : celui de « nature humaine » qui n’a d’autre objet que d’affirmer que l’homme n’appartient pas à la nature, en instaurant le dualisme de l’esprit et de la matière.

Quant au monde des choses, lorsqu’on cherche à en faire l’inventaire, il n’est pas loin de se confondre avec le monde de l’homme : non seulement les produits de l’industrie humaine, mais aussi les espèces animales que nous avons domestiquées, les plantes que nous avons sélectionnées et cultivées, voire les énergies naturelles que nous avons transformées en forces productives.

Le concept de nature ne renvoie pas à la nature comprise comme la réalité indépendante de la pensée qui est l’objet de la connaissance, dont l’homme fait partie, mais bien aux rapports spécifiques de l’homme à la réalité.

A travers la dualité Nature-Culture, et l’opposition des concepts, ce que l’homme cherche à appréhender, ce sont ses place et vocation « essentielles » : ce en quoi et par quoi il se distingue radicalement de tout autre existant.

Cela signifie que le concept de nature élaboré comme le contraire de la culture est, comme on l’a souligné, un « concept culturel », qui appartient à l’idéologie, c’est à dire à la conscience que les hommes, à l’intérieur d’une culture donnée, prennent de leur rapport à la nature au travers de leurs rapports sociaux.

Toute compréhension du problème, c’est à dire du lien spécifique - culturel - qui unit les hommes à la nature passe par une analyse historique de la relation nature/culture, qui apparaît comme un dualisme des contraires..

 

 

PARTIE I : Historique des notions

 

 

Chapitre I : L’élaboration du concept de nature et l’apparition du dualisme Nature/culture

 

 

Le concept de nature est bien un concept culturel qui est le résultat d’une élaboration par la réflexion philosophique et la dualité nature-culture n’apparaît qu’à un moment historique déterminé, qui correspond à la constitution de la Cité grecque.

 

  1. L’élaboration du concept de nature

 

Physis est un des concepts fondamentaux de la philosophie grecque que les Romains ont traduit par natura. Le sens de la physis grecque se laisse le mieux comprendre à partir de l’étymologie du mot : du verbe « phueïn » qui signifie : « naître », « croître » (de même que natura vient de nasci, « naître »). Ce sens étymologique sera rappelé, en un temps où il pouvait paraître déjà oublié, par des auteurs comme Platon (Sophiste, 265 c) et surtout Aristote (Métaphysique, D, 4, 1014 b 16 ; Physique, II, 1, 193 b 12-28).

Le concept a été élaboré par certains présocratiques, notamment Empédocle (fragm. 8 Diels, 53 Bollack), chez qui physis signifie « naissance », « génération ». Mais Empédocle emploie le mot pour dire qu’« il n’y a naissance de rien, mais seulement mélange, échange de choses mélangées ».

A la question : D’où viennent les choses ? Comment naissent-elles et croissent-elles ? Les présocratiques, comme les atomistes et Anaxagore, partagent la thèse d’Empédocle selon laquelle ce que l’on appelle naissance n’est qu’une composition nouvelle d’éléments préexistants. Mais, si l’on se demande d’où viennent les choses, il faut répondre qu’elles ont en elles la raison de leur mouvement et de leur devenir. La notion de physis désigne une sorte de nécessité interne, qui manifeste le dynamisme profond et caché (« la physis aime à se cacher », dit Héraclite, fragm. 123 Diels), inhérent à chaque chose comme à l’ensemble de l’univers organisé (kosmos).

Bien qu’on n’ait pas de témoignage certain de l’utilisation du mot physis dans la philosophie grecque avant Héraclite, on peut penser que les physiologues de l’Ionie ont recherché, sous ce nom ou sous un autre, ce qu’Aristote appellera « l’élément premier immanent d’où procède ce qui croît » (Métaphysique, D, 4, 1014 b 17-18). Peu importe, dès lors que pour Héraclite cet élément soit le feu, pour d’autres la terre, pour Anaximène et Diogène l’air, pour Thalès l’eau, pour Empédocle ces quatre éléments réunis ; peu importe même, à la rigueur, que d’autres philosophes conçoivent sous une forme plus subtile cet élément premier, qu’Anaximandre l’appelle l’Infini, Parménide l’Un et que les atomistes (Leucippe et Démocrite) morcellent cet élément primitif en une infinité d’atomes, il reste que la philosophie présocratique est, dans son principe, un effort gigantesque pour ramener la pluralité indéfinie des choses à un petit nombre de principes qui permettent de rendre compte de la genèse qui a fait d’elles ce qu’elles sont.

Héraclite est un bon représentant d’une sagesse liée à une philosophie de la nature: « La vraie sagesse est de parler et d’agir en écoutant la nature » (fragment 126). L’homme est bien loin de se caractériser par une rationalité propre. Écoutons le fragment 147 d’Héraclite : « L’homme n’a pas de raison. Seul le milieu ambiant en est pourvu. » 

A cette époque on ne perçoit pas de dualité entre la nature et les produits de l’art qui, en grec, a le sens de la technique : L’on pensait que l’art humain ne faisait que réaliser ou prolonger les intentions de la nature. L’homme de l’art n’est que l’agent d’une nature qui est elle-même créatrice. Pour les médecins de la tradition hippocratique, par exemple, l’art ne consistera en rien d’autre qu’à laisser s’exercer sans entraves la vis medicatrix naturae.

 

2) L’élaboration du dualisme

 

C’est à partir du Ve siècle avant J.-C., qu’apparaît, notamment chez ceux qu’il est convenu d’appeler les sophistes, le sentiment nouveau d’une opposition entre la nature, qui vient de Dieu ou est en tout cas autonome, et la loi, qui est le fait de l’homme. Par « loi » (nomos), il faut ici entendre tout ce qui est de l’ordre de la convention et qui, non seulement s’ajoute à la nature, mais quelquefois la contredit et l’aliène. Avec les sophistes, la philosophie grecque a dressé face à face deux notions fortement et délibérément antithétiques, la nature et la convention, distinguant ce qui est par nature (physei) et ce qui est par convention (thesei), ou encore la nature et la loi (nomos).

 

L’opposition de la physis et du nomos introduisait entre l’homme et la nature un divorce qui inquiète Platon et que toute sa philosophie s’efforce de surmonter.

D’un côté, Platon combat la conception présocratique, en particulier démocritéenne, de la nature, puisque cette conception attribue à une combinaison fortuite d’éléments matériels la constitution de l’ordre qui règne dans le monde. Mais, d’un autre côté, Platon ne se résigne pas à situer hors de la nature le principe de toutes choses : un art, fût-il divin, qui ne s’enracinerait pas dans la nature ne serait qu’artifice, un ordre qui ne s’appuierait pas sur la nature serait vide. La vraie nature ne s’oppose ni à l’art ni à la loi, mais les fonde et les justifie ; cette nature n’a pas besoin de normes qui lui soient extérieures, puisqu’elle a un caractère immédiatement normatif. Platon ne cessera donc d’opposer à la nature empirique, dominée par le hasard et dont il ne peut y avoir de science (Timée), cette « vraie nature » qu’est le monde des idées dans La République (cf. X, 612 a) ou encore la finalité cosmique suspendue à l’Âme du monde dans le Timée et dans les Lois : au livre X des Lois, c’est l’âme qui, contrairement à l’usage courant, est dite, « au sens le plus exact, exister par nature » (892 c).

Ainsi, Platon ne sauvait la vieille idée grecque de la nature qu’en déniant cette qualification à ce qui jusqu’alors avait principalement été tenu pour tel : un devenir ayant en lui-même sa loi.

Le platonisme annonçait une rupture entre les natures imparfaites du monde sensible et les natures véritables et parfaites du monde intelligible.

 

 

3) La philosophie aristotélicienne de la nature

 

On pourrait être tenté, au premier abord, de retrouver cette même tendance chez Aristote. Aristote n’est-il pas le fondateur de la « métaphysique », c’est-à-dire d’une science qui prétend étudier ce qui est au-delà de la nature, science première et éminente qui réduirait à un rang dérivé et second la science des réalités naturelles ? De fait, même si le titre « métaphysique » n’est pas d’Aristote lui-même, on trouve bien chez lui une idée de ce genre : « S’il n’y avait pas d’autre essence que celles qui sont constituées par la nature, la physique serait la science première ; mais s’il existe une essence immobile, celle-ci sera antérieure et il y aura une philosophie première » (Métaphysique, E, 1, 1026 a 27).

Or la thèse constante d’Aristote est qu’une telle essence, non sujette au devenir, existe bien et qu’elle est transcendante à une « nature » que caractérise au contraire sa mobilité. Mais, quelques lignes plus bas, Aristote appelle « nature » l’essence immobile et divine elle-même ; car, au moment même où il dévalorise la « nature », Aristote ne peut s’empêcher d’attribuer à la surnature les prédicats éminemment positifs que la tradition grecque n’a jamais cessé d’associer à l’idée de physis : la spontanéité, l’autonomie, la substantialité, l’autosuffisance. Le principe du mouvement du ciel est lui-même une « nature » (Du ciel, I, 2, 269 a 5-7, b 1-6), ce qui veut dire qu’il ne relève ni du hasard ni même de l’art. Le Dieu d’Aristote n’est pas l’Artisan divin que suggérait parfois Platon, car l’artisan délibère, ordonne des moyens imparfaits à des fins toujours révocables. Aristote ne peut se résigner à introduire dans l’action divine de tels facteurs d’indétermination : la simplicité même de l’essence de Dieu exige qu’il agisse à la façon d’une « nature ».

Liée au mouvement et en cela inférieure à la parfaite immobilité du Premier Moteur, la nature retrouve toute sa positivité quand elle est opposée à l’art. Le livre II de la Physique définit l’être naturel comme « celui qui a en lui-même un principe de mouvement et de repos » (192 b 13-14). Alors que, dans l’art, l’agent est extérieur au produit ou à l’effet, la nature – tel un médecin qui se guérirait lui-même – est un principe immanent à l’être naturel. L’art ne peut dès lors rien faire d’autre que d’« imiter la nature » et de la « parachever » (198 b 15-17) : il n’ajoute rien à la nature, ne peut que mimer par des médiations laborieuses la spontanéité qui n’appartient qu’à elle ; tout au plus peut-il l’aider à produire ses effets – à la façon, dira Théophraste, du vigneron dont les soins permettent à la vigne de réaliser pleinement ses virtualités.

La philosophie de la nature, désormais revendiquée comme telle sous le nom de « physique », se distinguera néanmoins sur un point capital de la prétendue « physique » des présocratiques : le principe immanent d’organisation des êtres naturels ne peut être la matière, qui est dénuée de déterminations, mais la forme et la fin, la forme étant le type réalisé par l’être naturel et la fin le développement et la perpétuation de cet être.

Chez Aristote, la nature est une notion centrale, mais par là même médiane. S’il y a un au-delà de la nature, qui est l’immobilité du Premier Moteur, il y a un en-deçà de la nature, qui est la matière, avec les résistances de laquelle la nature doit compter et qui est responsable de ses échecs. La nature aristotélicienne n’est pas si assurée qu’on ne puisse lui faire violence : ainsi Aristote oppose-t-il au mouvement naturel, qui porte les corps lourds vers le bas et les corps légers vers le haut, les mouvements violents, comme celui qu’on imprime à la pierre jetée en l’air. Certes, le mouvement violent s’épuise et tend à s’effacer devant le mouvement naturel inverse qui l’annule ; mais sa possibilité même démontre que la nature, du moins celle du monde sublunaire, est impuissante à imposer immédiatement son empire partout et toujours. La nature aristotélicienne est moins un donné qu’une tendance.

 

  1. Le Stoïcisme

 

La nature n’est pour eux rien d’autre que le Logos répandu dans la totalité des parties du monde et présent dans chacun de ses événements. Cette nature omniprésente et toute-puissante se confond avec Dieu, dont elle manifeste la providence. Dès lors, tout ce qui arrive dans le monde arrive par nature : la nature n’a pas à se mesurer avec une matière qui, pour les stoïciens, est pure passivité, et elle ne partage pas son règne avec un hasard qui n’est que le nom de notre ignorance. « Suivre la nature » consistera alors pour l’homme à faire de son plein gré ce que, de toute façon, il eût été contraint de faire.

Les stoïciens poussent ainsi à l’extrême, voire à l’absurde, ce qu’il y avait de plus fécond dans la vieille idée grecque de la physis : celle d’un principe immanent d’organisation, d’une finalité interne, idée que les stoïciens ont seulement le tort d’étendre d’emblée à la totalité de l’univers et de priver ainsi de tout opposé et, par là, de tout contenu concret.

La sagesse est une invitation au recueillement et à l’écoute de la voix de la nature. Cette nature n’est ni « brute », ni inerte, ni opaque : un logos divin circule en elle et la régit. Telle est la conception stoïcienne ainsi formulée par Cicéron : « Il y a une nature qui contient le monde et qui le dirige tout entier, et elle n’est pas privée de sentiment ni de raison. »

 

La physis n’apparaît plus alors comme un fait universel (puisqu’il y a dans le monde des faits qui contreviennent à la physis), mais comme une norme universelle, qui essaie partout de se réaliser sans y toujours parvenir, et à laquelle tout être conscient doit faire effort pour se conformer. « Suivre la physis » sera dès lors le précepte fondamental de toutes les morales grecques sans exception, même si elles divergent sur le contenu qu’il convient de donner à cette exigence.

 

À partir de là, la notion de physis se développera dans deux directions, l’une proprement philosophique, l’autre morale. La physis désignera, du premier point de vue, la nature profonde d’une chose, ce qui la constitue comme telle et, en même temps, la maintient une à travers ses variations, autrement dit son essence ou sa substance. D’un autre point de vue, la physis sera pour chaque être la limite de son devenir, limite qui ne peut être dépassée ou transgressée sans grave dommage pour l’intégrité et même l’identité de l’être considéré : hors de la physis, il n’y a que monstruosité dans l’ordre biologique, démesure et à tout le moins artifice dans l’ordre humain.

 

 

 

Chapitre II: La mutation au XVIIIe siècle du concept de nature

 

C’est la pensée politique qui va conduire les philosophes à repenser les rapports de la nature et de la culture.

Pour comprendre la philosophie politique du XVIIIème siècle et en particulier la réflexion de Jean-Jacques ROUSSEAU, il faut la replacer à la suite de ce grand mouvement des Juristes du Droit Naturel qui était devenu classique au XVIIIème siècle .

La pensée de ceux qu’on a appelé les jurisconsultes fut connue au XVIIIème siècle en France parl'ouvrage du Hollandais Grotius : “De jure belli ac pacis”qui avait été publié en 1623, les ouvrages de l'Allemand Pufendorf : “De jure naturae et gentium libri octo” et “De officio hominis et civis”. Mais les philosophes français étaient familiers aussi des ouvrages politiques du philosophe anglais Hobbes (1588-1679) : en 1642 De cive ; en 1651 Le Léviathan et de l'ouvrage du philosophe anglais Locke (1632-1704) publié en 1690 : Essai sur le Gouvernement Civil.

 

Cette théorie du droit naturel, qui s'était développée dans les pays protestants, prenant sa source dans la Réforme, était destinée à combattre et à remplacer la doctrine du Droit Divin, c'est-à-dire la théorie de l'origine divine du pouvoir civil, selon laquelle, suivant la parole de l'Apôtre SAINT PAUL : < Non est potestas nisi a Deo > Il n'y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu.

 

La thèse était la suivante :

 

Les hommes ne naissent pas indépendants, ni égaux, mais ils sont par nature soumis à l'autorité de ceux qui les ont engendrés. «  Chaque père de famille, antécédemment à tout contrat, écrit Ramsay, a un droit de gouverner ses enfants, fondé sur l'ordre divin et humain de la Providence ... »

Ayant montré qu'il existe indépendamment de tout contrat une autorité naturelle, celle du père sur ses enfants, Ramsay soutient ensuite que l'autorité paternelle s'est convertie en autorité souveraine : celle du Roi sur ses sujets, qui tient de Dieu la place du Père. Et il peut conclure : «  Il parait par tout cela que le nom de Roi est un nom de Père, et que la bonté est le caractère le plus naturel des Rois. »

Tous les théoriciens du Droit Naturel affirment contre cette doctrine de l'origine divine du pouvoir civil que l'autorité politique, le pouvoir civil ou la souveraineté trouvent leur source non pas en Dieu, mais dans les "conventions" que les hommes passent entre eux : « Le pouvoir civil, écrit Grotius, est un établissement humain»: A la base de la souveraineté, se trouve un contrat social, un pacte par lequel les hommes aliènent leur droit et leur liberté naturels au profit d'un Roi ou d'une Assemblée qu'ils choisissent pour les gouverner.

C'est une véritable révolution qu'accomplissent ainsi les Juristes du Droit Naturel dans le domaine de la Science politique, en menant victorieusement le combat contre la doctrine du Droit Divin : la portée historique de ce mouvement qui pendant deux siècles, oriente la marche de la Science politique, c'est d'avoir réalisé une des idées fondamentales de la Réforme : affranchir la politique de la théologie, créer en dehors du domaine religieux les bases d'une Science politique. En effet, si le pouvoir civil a sa source dans des conventions humaines, s'il émane des particuliers qui le confèrent aux gouvernants en aliénant leur liberté naturelle, il devient donc purement laïc et doit échapper au contrôle de l'Eglise. La théorie du contrat social est ainsi primitivement dirigée contre le pouvoir temporel de la Papauté, et tend à restituer au pouvoir royal son autonomie en l'établissant sur des bases purement laïques.

 

Toute la pensée politique du XVIIIème siècle se donne pour tâche de montrer que la société civile, quelle que soit la forme de son gouvernement, repose tout entière sur un contrat - tacite ou exprès - par lequel les individus s’entendent pour confier à un tiers le pouvoir de régir leurs rapports entre eux. La société civile n’existe pas “avant” ce “pacte social”.

Toute la démonstration repose sur l’hypothèse d’un état de nature où les individus vivent indépendamment les uns des autres , qu’on le comprenne à la façon de Hobbes comme un état de guerre ou, à la façon des théoriciens du droit naturel, comme un état d’isolement où les hommes sont encore proches de la vie animale.

Grâce à cette hypothèse, la pensée politique se donne les moyens de concevoir une société fondée sur un contrat entre des individus indépendants les uns des autres, Ainsi, dés le XVIII° siècle se trouve élaborée l’idée d’une société fondée sur l’égalité des hommes en droits , qui constituera le fondement juridique de la Révolution de 1789.

A partir de cette hypothèse, le problème est donc de savoir comment on est passé de cet état d'indépendance des individus à la société civile où les hommes sont soumis à une autorité commune : c'est la théorie du contrat social, qui constitue la réponse.

 

Mais dès le milieu du XVIIIème siècle il faut se rendre à l’évidence : Là où l’on s’imaginait que le développement des sciences, des arts et des métiers et l’accroissement des richesses (de la richesse de la Nation) devaient conduire au bonheur des individus, force est de constater que la richesse a développé les inégalités, asservi l’homme et corrompu les mœurs.

« L’histoire abrégée de presque toute notre misère » se trouve ainsi formulée par Diderot : « Il existait un homme naturel ; on a introduit au-dedans de cet homme un homme artificiel et il s’est élevé dans la caverne une guerre civile qui dure toute la vie. »

 

Dans le Discours sur l’inégalité ( 1755 ), J.J. Rouseau se donne pour tâche d’expliquer comment la société a pu ainsi « dénaturer » l’homme.

"En comparant l'homme de l'homme (l'homme tel qu'il s'est dénaturé, tel qu'il a été formé par l'homme) avec l'homme naturel", Jean-Jacques Rousseau entend montrer la véritable source de son malheur, de sa misère.

Il lui faut reconstituer l'histoire de l'homme pour montrer comment est né, comment s'est formé "cet homme de l'homme", cet homme étranger à lui-même dont il éprouve la misère ...

Le Discours sur l'Inégalité répond à une question posée par l'Académie de Dijon:

Quelle est l'origine de l'Inégalité et si elle est autorisée par la loi naturelle ...

 

La forme même de cette question reflète la thèse des philosophes : S'ils invoquent un état de nature, qu'il s'agisse de Locke ou de ceux qu’on a appelé les Jurisconsultes (les théoriciens du droit naturel), c'est pour montrer qu'il existe des lois naturelles que les lois civiles doivent respecter et traduire : les lois civiles doivent confirmer ces droits naturels de l'homme que sont le droit à la sécurité, à la liberté, à la propriété acquise par le travail.

De ce point de vue (c'est sans doute la réponse qu'attendait l'Académie de Dijon) l'inégalité sociale n'est que l'expression des inégalités naturelles entre les hommes.

Or, explique Rousseau, pour savoir si l'inégalité sociale est justifiée par une loi naturelle, « il faut démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la nature actuelle de l'homme

Et pour y parvenir, Jean-Jacques Rousseau fait appel à un état de nature < qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais.>

L'état de nature n'est donc pas une réalité qu'il décrit dont il affirme l'existence historique. C'est une hypothèse, une opération d'abstraction pour distinguer ce qu'il y a d'originaire dans l'homme et ce qui constitue l’apport de la société au cours de son histoire.

Or, dans l'état de nature, s'il a jamais existé, la vie du sauvage isolé diffère fort peu de la vie animale<apercevoir et sentir est son premier état qui lui est commun avec tous les animaux. >

Certes les hommes étant rassemblés, « chacun commence à regarder les autres, à vouloir être regardé soi-même : l'un est le plus beau, l'autre le plus fort, le plus adroit etc ... Des différences apparaissent entre les hommes , des inégalités naturelles ... mais ces inégalités n'empêchent pas de satisfaire son appétit et de travailler pour le satisfaire ; chacun est libre, vit libre, bon et heureux.»

C'est l'état des peuples primitifs que nous connaissons: pêcheurs ou chasseurs. Cette époque est la plus heureuse de l'humanité. En cet état de nature, l’homme n’a d’autre sentiment que l’amour de soi et la pitié, qui ne sont pas différents de la sensibilité qu’on peut observer chez les animaux.

Une seule caractéristique distingue l’espèce humaine des autres espèces animales, c’est la « perfectibilité », c’est à dire la possibilité d’évoluer ultérieurement. Là sans doute se trouve l’origine du progrès de l’individu humain ; mais, dès lors toute la question est de savoir pourquoi ce progrès : ce perfectionnement, fut en même temps un recul, aboutissant à une décrépitude de l’espèce qui a rendu l’homme étranger à lui-même.

 

Rousseau souligne lui-même la difficulté :

« Après avoir prouvé que l’inégalité est à peine sensible dans l’état de Nature et que son influence y est presque nulle, il me reste à montrer son origine et ses progrès, dans les développements successifs de l’esprit humain. Après montré que la perfectibilité, les vertus sociales, et les autres facultés que l’homme naturel avait reçu en puissance ne pouvaient jamais se développer elles-mêmes, qu’elles avaient besoin pour cela du concours fortuit de plusieurs causes étrangères, qui pouvaient ne jamais naître et sans lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa condition primitive ; il me reste à considérer et à rapprocher les différents hasards qui ont pu perfectionner la raison humaine, en détériorant l’espèce, rendre un être méchant en le rendant social, et d’un terme si éloigné, amener enfin l’homme et le monde au point où nous le voyons. »

 

Dans l’ Essai sur l’origine des langues, Rousseau décrit ainsi l’énigme du passage de la nature à la culture :

« Supposez un printemps perpétuel sur la terre ; supposez partout de l’eau, du bétail, des pâturages ; supposez les hommes, sortant des mains de la nature, une fois dispersé par tout cela : je n’imagine pas comment ils auraient jamais renoncé à leur liberté primitive et quitté la vie isolée et pastorale, si convenable à leur indolence naturelle, pour s’imposer sans nécessité l’esclavage, les travaux, les misères inséparables de l’état social.

Celui qui voulut que l’homme fût sociable toucha du doigt l’axe du globe et l’inclina sur l’axe de l’univers. A ce léger mouvement, je vois changer la face de la terre et décider la vocation du genre humain.. »

 

Or, comme l’écrit Jacques Derrida,

« L’indolence naturelle de l’homme barbare n’est pas un caractère empirique parmi d’autres. C’est une détermination originaire indispensable au système naturel. Elle explique que l’homme n’a pu sortir spontanément de la barbarie et de son siècle d’or ; il n’avait pas en lui-même le mouvement pour aller plus loin. Le repos est naturel. L’origine et la fin sont inertie. L’inquiétude ne pouvant naître du repos, elle ne survient à l’état de l’homme et à l’état terrestre, correspondant au barbare et au printemps perpétuel, que par catastrophe : effet d’une force rigoureusement imprévisible dans le système de la terre….Il faut imaginer l’inimaginable : une chiquenaude extérieure à la nature. »

Derrida cite ce « fragment » de Rousseau concernant les climats :

« Si l’écliptique ne se fût confondue avec l’équateur, peut-être n’y eut-il jamais eu d’émigration de peuple, et chacun, faute de pouvoir supporter un autre climat que celui où il était né, n’en serait jamais sorti. Incliner du doigt l’axze du monde ou dire à l’homme : couvre la terre et sois sociable,, ce fut la même chose pour Celui qui n’a pas besoin de mains pour agir ni de voix pour parler. »

Il s’agit certainement de Dieu qui seul a permis d’actualiser les facultés virtuelles qui dormaient en l’homme, faisant de lui un être social, avec toutes les conséquences désastreuses que nous observons.

 

Si l’hypothèse de l’état de nature était nécessaire à la pensée politique pour montrer que la société, reposant sur un contrat entre les individus, peut être réformée par un nouveau « Contrat social », elle démontre l’échec de la réflexion des philosophes du XVIIIème siècle, quand il s’agit de rendre compte du passage de la nature à la Culture.

 

 

 

PARTIE II : La problématique des sciences humaines

 

Chaptitre I : L’apparition et le développement des sciences humaines.

A. L’ethnologie

1) Les débuts de l’ethnologie : L’évolutionnisme radical

 

 

C’est à partir de la publication par Darwin de son ouvrage sur l’évolution des espèces (1859) que se sont développées sous leur forme la plus systématique les études postulant une succession universelle d’étapes régies par un déterminisme rigoureux dans l’histoire de l’humanité. Nombreux sont les travaux qui ont illustré ce mouvement de pensée dans la sociologie et l’anthropologie. Ce sont ceux de H. Spencer et de L. H. Morgan qui ont structuré cet évolutionnisme.

 

Spencer avait en effet conçu le vaste projet d’expliquer le devenir de tous les êtres et de toutes les formes de vie sociale par un principe unique, par une formule générale de l’évolution régie par les lois de la mécanique. Les individus qui composent la société étant assimilés à la matière, la loi universelle du devenir social était, d’après lui, celle du passage continu de l’homogénéité à l’hétérogénéité et celle d’une intégration de plus en plus grande des parties dans le tout. Toutefois, il admettait que le mouvement inverse, celui de la dissolution et du passage de l’hétérogénéité à l’homogénéité, pouvait se produire dans certains cas. Autrement dit, l’évolution des sociétés suit une direction et des phases bien définies, avec parfois des retours en arrière.

 

Etayée par des recherches anthropologiques, l’œuvre de Morgan représente l’expression la plus marquante de l’évolutionnisme linéaire social et culturel. Dans l’introduction de son ouvrage principal, Ancient Society(1877), Morgan affirmait très clairement que l’humanité évoluait à partir de l’état de sauvagerie vers la civilisation en passant obligatoirement par l’état de barbarie, et que tous les peuples sans exception étaient soumis à ce même type d’évolution, avec seulement des vitesses différentes, les uns stagnant à l’étape originelle, les autres à la deuxième, tandis que d’autres encore avaient atteint la troisième. Ce parallélisme rigoureux dans le devenir de toutes les sociétés humaines était poussé très loin par Morgan, dans le détail même de ces trois phases. En effet, chacune d’elles pouvait, selon lui, être divisée en trois périodes successives, de sorte que l’évolution linéaire comportait neuf états dérivant les uns des autres d’une façon bien déterminée, chacun de ces états étant caractérisé par une innovation technique. Ainsi, la technologie apparaissait comme le facteur essentiel conditionnant le développement social et entraînant, aux neuf états successifs, des formes spécifiques du régime de propriété et du système politique.

Morgan révéla le domaine de la parenté, qui constitua pendant longtemps l’un des fondements de la discipline. Il fut le premier à montrer le caractère classificatoire et systématique des liens de consanguinité et d’alliance, qui occupent souvent une position centrale dans les sociétés étudiées, et compara, de ce point de vue, des peuples aussi éloignés géographiquement que les Iroquois et les Tamoul de l’Inde (Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family, 1871).

 

La méthode comparative se développe avec Edward B.Tylor (1832-1917) qui proposa un traitement statistique des données ethnographiques afin de rechercher les corrélations entre les institutions. Souscrivant à la thèse évolutionniste en honneur à l’époque, il y intégra ses analyses de la religion et des mythes, dès lors perçus comme des restes de l’état sauvage (Primitive Culture, 1874).

A sa suite, sir James G. Frazer entreprenait une importante étude comparative des croyances et des rites relevés dans des champs culturels extrêmement divers. Dans son Rameau d’or, œuvre qui connut, de 1890 à 1915, plusieurs éditions de plus en plus abondantes et qui est, elle aussi, marquée par l’évolutionnisme, il distingue la magie de la religion, interprète le totem et le tabou, analyse le « passage de la pensée magique à la pensée scientifique »... Malgré les critiques qui lui furent adressées, Frazer peut être considéré comme le fondateur de l’anthropologie religieuse et, d’une certaine façon, de la mythologie comparée.

 

Nota : Le Rameau d’or constitue un ample parcours où le lecteur est convié à suivre un itinéraire qui le conduira des rituels de la Diane antique à ceux des peuplades primitives, de la mythologie des anciens Scandinaves à celle des hautes cultures de l’Amérique, des croyances de la Chine ancienne à celles des sociétés paysannes de l’Europe. Cette œuvre apparemment linéaire admet cependant des entrées multiples. Frazer déclare lui-même dans la Préface du volume intitulé Adonis : « En publiant Le Cycle du rameau d’or, j’ai pris soin de le composer de monographies complètes en elles-mêmes et indépendantes les unes des autres, de sorte que le lecteur qui ne s’intéresserait qu’à une branche du vaste problème dont je m’occupe pourrait comprendre l’une ou l’autre de ces études sans avoir à lire le cycle entier. »

Le point de départ du périple concerne la religion romaine archaïque. Frazer pose une double question à propos du rituel qui présidait au renouvellement du prêtre de Diane officiant au sanctuaire de Nemi, dans les monts Albains. Ne pouvait lui succéder, après l’avoir tué, qu’un esclave fugitif entré dans l’enclos sacré, ayant cassé une branche d’un arbre, comme Énée avait été invité à briser un « rameau d’or » avant de pénétrer dans le royaume des morts. Les questions que Frazer se propose sont de savoir pourquoi le prêtre de Nemi, appelé aussi roi du Bois, doit mettre à mort son prédécesseur et pourquoi il lui faut briser auparavant une branche de l’arbre sacré du sanctuaire.

Le prêtre de Nemi est un exemple de ces rois sacrés, rois magiciens, rois prêtres, incarnations divines du pouvoir terrestre, dont la vie est le garant du cours de la nature, de la fertilité végétale, de la fécondité humaine et animale et de la prospérité de la communauté. Le vieillissement et l’affaiblissement de ces rois sacrés auraient de graves conséquences. Aussi faut-il les tuer dès que leurs forces déclinent et transmettre leur âme à un successeur vigoureux. C’est ce qui se passe chez les Shilluk, par exemple, une population de l’Afrique orientale. Mais les mythologies antiques ont connu également des « dieux qui meurent » : Adonis, Atys, Osiris, le Christ même, dont l’histoire sacrée suit le même schéma. Les personnages divins prennent sur eux les maux des humains. Cette idée de transfert du mal trouve son accomplissement aussi bien dans la pratique « ignoble et imbécile » du bouc émissaire que dans la sublime passion du Christ se chargeant des péchés du monde.

Frazer apporte une réponse à la première question qu’il a posée au départ de son parcours : le prêtre de Diane à Nemi était un de ces rois sacrés qu’il fallait exclure lorsque ses forces commençaient à décliner pour lui substituer quelqu’un de plus jeune et de plus vigoureux. De cette manière, la communauté sociale ne risquerait pas de subir un affaiblissement par contagion magique. Reste à résoudre la seconde question : pourquoi le successeur du roi devait-il casser une branche de l’arbre sacré ? Frazer fait alors appel à une divinité de la mythologie scandinave ancienne : Balder, le plus beau, le plus sage, le plus aimé des dieux. Il est tué par une branche de gui lancée par Hother, le dieu aveugle, dont le bras a été armé par le perfide Loki. Dans les deux derniers volumes du cycle (Balder le magnifique), Frazer noue les fils laissés en attente : Balder, comme le roi du Bois, était une personnification du chêne, dont l’âme immortelle résidait dans le gui toujours vert. Casser une branche du gui qui pousse sur le chêne, arbre sacré des Gaulois, équivaut à séparer l’âme du corps.

 

 

  1. Au XIXème siècle : la réaction culturaliste

 

La réflexion philosophique sur la culture se développe dans la première moitié du Xxème siècle en réaction contre les explications biologiques, qui, en s’appuyant sur l’évolutionnisme darwinien, tendait à effacer la différence entre l’humain et le règne animal, en montrant comment l’un et l’autre sont soumis aux mêmes processus évolutifs.Parce que la distinction humanité/animalité se trouvait très atténuée, sinon effacée, sur le plan biologique, par la théorie darwinienne, il fallait – pour des motifs idéologiques – qu’elle fût en quelque sorte recréée ailleurs.

Libérée d’une certaine histoire de type spéculatif, et obligée de forger de nouveaux concepts, l’ethnologie porta sa réflexion sur la culture et sur la société, cette dualité devant conduire à deux courants de pensée complémentaires et parfois opposés.

Lorsque la notion de culture rejoignit celle de civilisation (sans qu’une hiérarchie fût présupposée entre l’une et l’autre), l’ethnologie repensa son objet en fonction des rapports entre la nature et la culture, celle-ci étant comprise comme l’ensemble des productions matérielles et intellectuelles ou des comportements propres à chaque société, transmis par un processus social acquis.

Dans une définition célèbre, Tylor y voit un « tout complexe, qui inclut les connaissances, les croyances, l’art, la morale, le droit, les coutumes et toutes autres capacités et habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société ».

 

Ainsi entre-t-on d’emblée dans le débat qui amena Lévi-Strauss à souligner la difficulté de conjuguer la culture au singulier et la culture au pluriel. Si la culture est universelle, comment caractériser ses traits constants et sa nature ? Si l’on se tourne vers la diversité des cultures, comment les comparer et sur quels critères ?

L’acceptation de la coexistence du singulier et du pluriel de la culture sous-tend, en réalité, la plupart des démarches anthropologiques, bien que certains privilégient l’un des aspects

Vers 1911, Boas avait déjà écrit le chapitre intitulé « Universalité des traits de la culture » de son livre The Mind of Primitive Man. C’est alors la possession du langage et de la culture qui fut estimée être la caractéristique exclusive de l’homme.

Une nouvelle réflexion s’ouvrait sur l’économie primitive, économie où les « sauvages » ne sont pas écrasés par la nature, mais où production, échange, consommation et compétition sociale sont réglés par la coutume.

Les catégories supposées universelles, qui relevaient d’une économie politique ethnocentrique, sont remises en question par les descriptions de Boas sur le potlatch des Indiens Kwakiutl de la côte nord-ouest des États-Unis (The Kwakiutl of Vancouver, 1909). Système de dons et de contre-dons de richesses accumulées – dons et contre-dons par lesquels le donateur gagne prestige et statut social tandis que le donataire, mis en position de concurrence, est contraint, pour son prestige et son statut, de rendre plus qu’il n’a reçu –, le potlatch atteint un point extrême chez les Kwakiutl, qui vont jusqu’à détruire les richesses accumulées.

Au lieu de postuler un processus de développement identique pour toutes les sociétés, passant obligatoirement par les mêmes stades, Boas soutient l’origine commune des traits culturels et leur dispersion par emprunts, contacts et diffusion. À l’inverse de ce que professe l’évolutionnisme, la causalité repose ici sur la notion de diffusion culturelle, qui tend à expliquer la présence de traits ou d’institutions donnés par les contacts et les emprunts qui sont supposés s’effectuer au sein d’une aire géographique délimitée.

 

Chez Boas, chaque culture est considérée en elle-même comme un phénomène unique et spécifique ; mais cette méthode morphologique a parfois le défaut de s’arrêter en quelque sorte au bord de la culture étudiée. La pluralité des cultures et la variété de leurs productions empêchent toute théorie générale qui pourrait dépasser une spécificité culturelle.

 

Quelques années plus tard, en décrivant le cycle de la kula (système particulier d’échange entre les îles Mélanésiennes), B. Malinowski (The Argonauts of the Western Pacific, 1922) expose les principes du fonctionnalisme. Reprenant l’analogie organiciste de Spencer, Malinowski considère la culture comme un tout intégrant les différentes institutions sociales en vue de satisfaire les besoins humains. Il est ainsi amené à définir les besoins biologiques et superorganiques de l’homme (c’est-à-dire de l’individu), auxquels répondent les différentes institutions.

Vers les années quarante, les tentatives de George Peter Murdock (The Common Denominator of Cultures , et The Social Structure, 1949) reposent sur le traitement statistique du plus grand nombre possible d’échantillons de culture, en vue d’établir un vaste système de comparaison et une sorte d’inventaire des sociétés humaines. On requiert, en somme, une « théorie des catégories universelles de la culture »,œuvre immense, complexe et pouvant être suspecte d’ethnocentrisme occidental. Ces universaux ne sont pas non plus des structures invariables ; ils ressemblent finalement à des généralisations empiriques. Il s’agit en gros du langage, de la communication non verbale, de la religion, de la guerre, de l’art, de la danse, de la musique, de la sexualité, de l’habitat, de l’hygiène, etc.

 

Ainsi les présente Kluckhohn : « Il est une structure générale qui sert de base aux traits les plus évidents et les plus frappants de la relativité culturelle. Toutes les cultures constituent autant de réponses distinctes aux mêmes questions essentielles posées par la biologie humaine et l’ensemble de la situation humaine. Des comparaisons valables entre les différentes cultures pourraient être faites à partir de points de référence invariants issus des données biologiques, psychologiques et socioculturelles de la vie humaine. »

 

3) Les théories culturalistes

 

Durant les années vingt, aux États-Unis, une nouvelle interprétation des faits sociaux s’est affirmée en réaction contre l’évolutionnisme ; elle postulait l’existence de corrélations rigoureuses entre les modèles culturels et les éléments constitutifs de la personnalité (d’où le nom donné à cette orientation : culture and personality).

Il s’agit de montrer l’impact de la culture sur la personnalité, un impact tel qu’on ne peut guère parler d’une nature humaine qui existerait à la manière d’un universel : le social relativise le psychologique.

C’est à cette problématique que souscrit Kardiner dès ses deux premiers livres, et qui sont aussi les plus importants, The Individual and His Society (1939), et The Psychological Frontiers of Society (1945).

 

Il s’agit, pour Kardiner, de créer un cadre conceptuel suffisamment élaboré pour penser une causalité à double sens : du milieu sur l’individu ; de l’individu sur le milieu, qui permette de comprendre comment, par ces processus de modelage réciproque, s’interpénètrent personnalité et société.

L’objectif premier étant donc de penser la culture comme une totalité singulière, c’est en termes psychologiques qu’on se proposera de comprendre comment la société dans son ensemble vit la culture en sa totalité. Pour cela, on substitue à l’individu qui vit une situation sociale singulière, un individu moyen, conçu à la mesure et comme à l’image de la société qui vit l’ensemble de cette culture. Kardiner élabore ainsi le concept de « personnalité de base ».

Les deux concepts introduits par Kardiner pour comprendre cette interrelation sont ceux d’institution et de personnalité de base.

 

La « personnalité de base » est le commun dénominateur des personnalités individuelles dans un groupe social donné.

La relation, essentielle de la personnalité de base à la culture est une relation double, qui implique elle-même une dualité à l’intérieur de la culture. La culture est, en effet, définie comme la configuration totale des institutions.

Comment référer ces institutions à la personnalité de base ?

 

Voici la thèse :

L’homme est un être de besoin, mais ses besoins ne sont pas tous fixés. Un grand nombre d’entre eux varient en fonction des conditions extérieures. L’homme se caractérise, en effet, par son adaptabilité ; et chaque culture détermine les conditions dans lesquelles se trouvent satisfaits des besoins aussi fondamentaux que la faim et la sexualité. C’est pourquoi les individus vivant dans une même société et soumis à un même ensemble d’institutions partagent, selon Kardiner, le même type de personnalité. Le concept de personnalité de base rend compte de cet impact du social sur le psychique.

Mais le moi subit passivement des conditionnements induits par la structure sociale. Kardiner récuse toute détermination univoque de l’ego par l’environnement externe. En effet, s’il est vrai que la personnalité de base est le produit d’un dispositif institutionnel donné, elle apparaît comme productrice d’institutions nouvelles.

Kardiner en vient donc à distinguer deux types distincts d’institutions :

les institutions primaires, que rencontre l’individu et auxquelles il doit, bon gré mal gré, s’adapter ; ce sont celles qui exercent une action déterminante sur cette personnalité .

les institutions secondaires, qui résultent dans l’individu de cette personnalité de base qu’il porte en lui ; ce sont celles qui reflètent cette personnalité et qui expriment sa réaction à cette action.

 

Grâce aux données anthropologiques et psychologiques dont on dispose, il est possible d’inventorier les institutions primaires. Ce sont la famille, le « nous », les disciplines de base, l’alimentation et le sevrage des nourrissons, la forme que revêtent les soins donnés ou refusés aux enfants, l’éducation anale et les tabous sexuels d’objet ou de but, les techniques de subsistance.

Au nombre des institutions secondaires, produites par l’interaction entre les institutions primaires et la personnalité de base, on compte les systèmes de tabous, la religion, le rituel, le folklore et les techniques de pensée ; elles sont destinées à apaiser les besoins et les tensions suscitées par les institutions primaires. Aussi observe-t-on des tabous alimentaires et l’homosexualité masculine se pratique-t-elle comme une revanche contre les femmes. Au niveau politique, c’est la solidarité masculine et la démocratie qui prédominent.

 

On peut s’interroger sur le type de causalité qui lie la religion et le système de croyances aux données du psychisme. Les institutions dites secondaires, qui englobent en fait l’idéologie d’une société, apparaissent comme la projection des affects ou des frustrations propres à la personnalité de base.

A la fin du compte, la réflexio,n de Kardiner consiste à chercher la clé de la culture dans la psychologie des individus.

 

Exemple :

Chez les Tanala, que Linton a étudiés à Madagascar, la famille est patriarcale : le père, et après lui l’aîné, exerce un pouvoir absolu. Il exploite le travail des fils et parfois frustre leurs besoins. Par ailleurs, les enfants ont fait très tôt l’apprentissage de la discipline : le contrôle des sphincters leur est imposé à l’âge de six mois et les jeux sexuels leur sont interdits. Cela conduit à une religion autoritaire et une ritualité exigeante : immobilité du culte ancestral ; peur des esprits, qui punissent le péché par la maladie (et l’on ne guérit de celle-ci que par la soumission) ; peur de la magie ; légendes œdipiennes où la haine des femmes est réprimée ; croyance au destin.

 

Ce type d’analyse, qu’illustre l’exemple de Linton, est constamment repris dans les études empiriques. Il s’accorde à tout un mouvement de pensée où la psychanalyse tient évidemment sa place et selon lequel, étant donné la plasticité de l’humain – l’indétermination de la nature humaine –, la fonction de l’éducation est décisive ; elle est à la fois une institution que l’individu rencontre et le moyen qu’il a de rencontrer toutes les institutions.

 

D’une manière générale, les résultats obtenus ont été décevants. Le psychiatre Abram Kardiner et l’ethnologue Ralph Linton n’ont jamais pu rendre compte clairement des processus de formation de la « personnalité de base » née des relations dialectiques entre ses deux sources : institutions primaires et institutions secondaires. Schématiquement, on peut considérer que les institutions dites primaires rassemblent tous les facteurs qui s’imposent à l’individu ; les institutions dites secondaires sont le résultat des réactions de l’individu aux autres facteurs : ceux qu’il discute, esquive, aménage ou négocie ; le résultat de ce double conditionnement est une matrice culturelle, la personnalité de base, commune à tous les membres du groupe, qui constitue un faisceau d’instruments d’adaptation sociale.

En définitive, une équivoque centrale n’a pu être levée : on ne sait pas ce qui est premier dans le jeu des interdéterminations. Si, par exemple, chez les Tanala de Madagascar, décrits par Linton et imprudemment interprétés par Kardiner, il y a homologie ou correspondance entre les disciplines parentales et les modèles religieux, on ne peut dire si l’un des éléments est « primaire » par rapport à l’autre, et lequel.

 

 

B) L’anthropologie sociale

 

 

En France, la dimension anthropologique fut donnée à l’ethnologie naissante par des sociologues, notamment Émile Durkheim et Marcel Mauss.

Avec Durkheim, celle-ci se libère quelque peu des préoccupations évolutionnistes et tend, comme la sociologie, à considérer « les faits sociaux comme des choses ». Construisant la théorie du fait social et analysant les rapports entre les faits sociaux, Durkheim a établi, à partir de matériaux ethnographiques, des typologies qui constituèrent la matière de la réflexion anthropologique.

Plus résolument tourné vers l’ethnographie, Mauss contribua à une nouvelle orientation des recherches : rejetant les inventaires disparates des coutumes et des croyances, il proposa la notion de phénomène social total, notion qui permet de saisir le sens et l’importance d’un phénomène en le resituant dans l’espace de la société et dans les dépendances qu’il entretient avec d’autres phénomènes au sein d’un ensemble conçu comme système. Mauss veut concevoir la vie sociale comme un système de relations où le tout l’emporte sur les parties.

Dans l’Essai sur le don (1923), il précise deux points essentiels: 

-« ce ne sont pas des individus qui s’obligent mutuellement, échangent et contractent : les personnes présentes au contrat sont (ce qu’on appelle aujourd’hui) des personnes morales, clans, familles, tribus qui s’affrontent soit en groupe, se faisant face sur le terrain, soit par l’intermédiaire de leur chef ou les deux à la fois. »

-« Ce qu’ils échangent, ce ne sont pas seulement des choses utiles économiquement, ce sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des femmes, des enfants, des danses, des foires, dont le marché n’est qu’un des moments et où la circulation des richesses n’est qu’un des termes d’un contrat plus général et permanent. »

 

Le don-potlatch endette et oblige celui qui le reçoit, mais le but visé est explicitement de rendre difficile, sinon impossible, le retour d’un don équivalent : il est de mettre l’autre en dette de façon quasi permanente, de lui faire perdre publiquement la face et d’affirmer ainsi sa supériorité.

 

Cette pratique a lieu d’abord de clan à clan puis à l’intérieur du clan.

« Tout est conçu comme si c’était une lutte de richesses : le mariage des enfants, et les sièges dans les confréries  ne s’obtiennent qu’au cours de potlach échangés et rendus…Le potlach , la distribution de biens est l’acte fondamental de la reconnaissance militaire, juridique, économique, religieuse, dans tous les sens du mot. On « reconnaît » le chef ou son fils et on lui devient « reconnaissant » ».

Il poursuit, en étudiant ce qu’est un homme riche , qui a du « mana » en Polynésie, de l’auctoritas à Rome, ou qui est un homme « large » dans les tribus américaines : « L’obligation de donner est l’essence du potlach. Un chef doit donner des potlach pour lui-même, pour son fils, son gendre, sa fille, ses morts. Il ne conserve son autorité sur sa tribu..il ne maintient son rang entre les chefs, à l’intérieur et l’extérieur de la tribu, que s’il prouve qu’il est favorisé des esprits et de la « fortune » ; et il ne peut prouver cette fortune qu’en la dépensant, en la distribuant, en humiliant les autres, en les mettant à l’ombre de son nom…Entre chefs, entre vassaux et les autres, par ces dons c’est la hiérarchie qui s’établit. »

Mauss réinterprète les données sur le potlatch en faisant de celui-ci un système de dons échangés et en y voyant la manifestation d’un phénomène social total et multiforme : religieux, économique, politique, etc.

 

Mauss s’est évidemment posé la question de savoir pourquoi certaines sociétés sont caractérisées par une « économie et une morale du don » et sa réponse est que ces sociétés ont pu émerger lorsque se sont trouvées réunies plusieurs conditions : la première étant que les rapports personnels jouent un rôle important, voire dominant, dans la production des rapports sociaux qui constituent l’armature d’une société. Mais cette condition nécessaire n’était pas suffisante aux yeux de Mauss. Il fallait aussi que ces rapports sociaux soient tels que les individus et les groupes qui s’y trouvent engagés aient tout intérêt, pour se reproduire et les reproduire, à se montrer désintéressés. Et l’intérêt de donner, de se montrer désintéressé, résidait finalement dans un caractère fondamental du don, qui est que, dans ces sociétés, ce qui oblige à donner, c’est que donner oblige. On a là les trois premiers éléments de la reconstruction théorique par Mauss de la base sociologique du don.

Mais le paradoxe est que, pour Mauss, d’avoir découvert ces trois conditions du don suffisait peut-être à expliquer pourquoi l’on donne, mais était insuffisant à expliquer pourquoi l’on rend. Il restait donc une énigme dans le don ou, du moins, le don restait tout entier une énigme.

C’est alors qu’il s’est mis à la recherche d’une condition supplémentaire, nécessaire même si elle n’était pas suffisante. Cette condition, il a cru la trouver dans la croyance que les choses données ont une âme qui les pousse à revenir vers la personne qui les a d’abord possédées et données.

Autrement dit, cette troisième condition , celle qui « oblige à rendre le présent reçu », apparaît désormais comme la plus importante, parce que c’est elle qui, à proprement parler, constitue le lien social ; mais, en pratique, elle est la plus difficile à comprendre. L’énigme du don lui semble se résoudre par le fait qu’il y a dans les choses données une force qui les pousse à circuler et à revenir vers leurs propriétaires. La solution se trouve donc du côté des « mécanismes spirituels », des raisons morales et religieuses, des croyances, qui prêtent aux choses une âme, un esprit, qui les poussent à revenir au lieu de leur naissance.

 

Nous voici donc au cœur d’univers culturels où tous les groupes de parenté composant la société sont contraints, pour se maintenir dans l’existence, à la fois de s’endetter auprès des autres et d’endetter les autres.

Reste à résoudre le problème essentiel, à savoir découvrir pourquoi la dette engendrée par un don n’est pas annulée, effacée, par un contre-don identique.

Cette logique n’est peut-être nulle part plus évidente que lorsque le don d’une chose est suivi immédiatement d’un contre-don qui retourne au donateur initial la chose même qu’il venait de donner. Pour un observateur occidental, cet aller-retour de la même chose paraît dépourvu de sens puisque si la chose est rendue aussitôt donnée, il semble qu’on l’ait échangée pour rien. Alors le don redevient une « énigme ». En fait, l’aller-retour quasi immédiat du même objet est peut-être l’illustration la plus nette de la logique implicite des dons qui créent des dettes qu’un contre-don n’annule pas. Car l’objet qui revient vers son propriétaire initial n’est pas « rendu », il est « re-donné ». Et au cours de son aller-retour, l’objet ne s’est pas déplacé pour rien. Beaucoup de choses se sont passées grâce à son déplacement. Deux relations sociales identiques, mais de sens inverse, ont été produites et se sont enchaînées l’une à l’autre, liant ainsi deux individus ou deux groupes dans un double rapport de dépendance réciproque.

La même logique, qui constitue le lien social est à l’œuvre dans l’exemple du ginamaré, de l’échange des sœurs chez les Baruya. Au terme de l’échange chacune des femmes a pris la place de l’autre mais sans cesser d’appartenir au lignage d’où elle provient, par naissance ou par adoption. Donner, c’est ici transférer sans aliéner, ou, pour emprunter un langage juridique propre à l’Occident, donner, c’est céder les droits d’usage sans céder le droit de propriété.

En fait, il se produit deux phénomènes au cours de l’échange de sœurs. Une personne a pris la place d’une autre et le remplacement d’une personne par une autre constitue en même temps la production d’un rapport d’alliance entre deux hommes et deux groupes. Et derrière ce double mécanisme, c’est une contrainte sociale fondamentale qui s’exerce, le fait qu’un homme ne peut pas épouser sa sœur, ni une femme son frère.

A la source de l’échange de femmes, il y a donc, comme va le montrer Claude Lévi-Strauss, l’action contraignante, l’intervention permanente de la prohibition de l’inceste.

En faisant dusystème de dons échangés la manifestation d’un phénomène social total et multiforme : religieux, économique, politique, etc., Mauss a réussi à décrire, voire à analyser les rapports sociaux qui constituent l’originalité ethnologique de ces sociétés, qui ne sont pas entrées dans le système de l’économie marchande.

Mais rien ne permet de comprendre « l’économie » du système. Comment comprendre le lien social, quand, manifestement, il n’est pas fondé sur l’échange marchand, mais sur un échange à proprement parler « symbolique »?

L’analyse de l’échange qui semble constituer le fondement de ces sociétés ne pose-t-elle pas de façon cruciale la question du passage de la nature (où l’activité est liée à la satisfaction des besoins) à la culture où le lien social repose sur des signes, sur des symboles : un langage ?

 

Telle est la question à laquelle se propose de répondre l’anthropolgie Structurale ;

Lévi-Strauss reprend le problème là où Mauss l’a laissé : En analysant ce phénomène général, commun à toutes les sociétés qu’est la prohibition de l’inceste, ne peut-on mettre à jour l’essence du lien social : le fondement de la culture ?

 

 

PARTIE III : Anthropologie et philosophie

 

 

Chapitre I : La leçon de l’anthropologie structurale ou la tentative de compréhension de l’humain

 

 

Né à Bruxelles en 1908, Claude Lévi-Strauss découvre l’ethnologie au travers des écrits de Robert Lowie. Après des études de droit et de philosophie à Paris et une agrégation de philosophie (1931), il part en 1935 enseigner la sociologie à São Paulo et c’est au Brésil qu’il conduit ses premières enquêtes ethnographiques. Réfugié aux États-Unis pendant la guerre, il enseigne à la New School for Social Research et à l’École libre des hautes études de New York. À l’instigation du linguiste tchèque Roman Jackobson, qui initie le « structuraliste naïf » d’alors à la linguistique structurale, Claude Lévi-Strauss entreprend, en 1943, la rédaction d’une vaste étude, Les Structures élémentaires de la parenté, qui, présentée comme thèse d’État à la Sorbonne en 1948, sera publiée à Paris dès l’année suivante. Œuvre majeure, Les Structuresmarquent l’avènement du courant structuraliste en France et demeurent aujourd’hui encore une référence fondamentale de l’anthropologie.

 

Lévi-Strauss rejette les interprétations en termes d’histoire, de spécificité culturelle et de fonction, pour ouvrir le champ à un autre possible, celui du sens.

La question est ainsi posée : A travers l’apparente diversité culturelle, n’existe- il pas des lois de portée générale, voire une structure mentale universelle, qui révèle l’identité de l’esprit humain ?

La recherche de ces universaux, tant dans les mythes que dans la parenté, vise à faire la théorie de ces structures mentales, à mettre en évidence des invariants, peu nombreux, organisés en systèmes signifiants. Si la parenté et les mythes sont privilégiés, c’est que, plus que d’autres domaines, ils offrent le caractère de systèmes.

Le modèle qui sert à la construction du nouvel outil analytique est la linguistique structurale : Lévi-Strauss transpose à l’ordre de la parenté et à celui des mythes la méthode phonologique, qui, s’occupant à la fois des relations entre les termes et le système, met l’accent à travers une analyse synchronique sur le caractère inconscient de l’infrastructure des phénomènes linguistiques. Traitant la structure comme un ensemble de relations fondées sur une opposition distinctive, il recherche, dans tel système, ses lois de transformation, élaborées « par l’esprit à l’étage de la pensée inconsciente ».

Lévi-Strauss forme le projet de penser les systèmes de parenté comme des systèmes de symboles ; il rassemble une incroyable quantité de données afin de faire la théorie de la parenté, inspirée par les idées de Mauss sur la réciprocité.

 

 

      1. Les structures élémentaires de la parenté, Claude Lévi-Strauss (1949) : les fondements naturels du lien social

 

Outre la linguistique, l’ouvrage s’inspire des travaux de l’anthropologie anglo-saxonne et de certains écrits de l’école de L’Année sociologique (l’Essai sur le donde Marcel Mauss. Dans cette vaste fresque comparative, Lévi-Strauss s’essaie à réunir sous un schème explicatif unique la mosaïque hétéroclite des comportements matrimoniaux observés dans les sociétés humaines.

Opposant, dans les premiers chapitres, l’universalité des phénomènes naturels à la diversité caractéristique des faits culturels, il s’interroge sur la position ambivalente de cette règle – aux frontières fluctuantes et néanmoins universelle – qu’est la prohibition de l’inceste.

Loin des théories physiologiques ou psychologiques de l’époque, Lévi-Strauss revendique une vision proprement sociologique du phénomène; il décèle dans cette prohibition le modus operandi fondant la transition entre deux ordres, les faits de nature et les faits de culture.

 

Premier observation : « l’indifférence de la nature »

Là où tous les aspects de la filiation biologique sont naturellement déterminés, l’alliance ( que constitue les systèmes de parenté) ne l’est que partiellement. Elle répond certes à l’exigence universelle qui préside à l’union des sexes mais témoigne aussi de « l’indifférence de la nature » quant aux modalités du choix des partenaires : « la nature impose l’alliance sans la déterminer ». Cette « forme vide » que les autres espèces laissent béante, Homo sapiens sapiens va, toujours et partout, la combler, l’investir de ces règles culturelles qui définissent les interdits incestueux.

 

Deuxième observation : le phénomène de l’échange

Ces interdits ne sont à leur tour que l’expression négative d’une obligation positive fondamentale : celle de l’échange. S’interdire l’accès aux femmes de son groupe c’est s’obliger à épouser celles d’autres familles et à céder les premières ; cet échange seul permet d’établir une relation durable entre des groupements humains autrement voués à l’isolement et au conflit. À ce titre, les structures élémentaires apparaissent exemplaires ; elles ne se satisfont pas, contrairement aux structures complexes, d’une simple règle négative qui définit les interdits, mais lui associent une règle positive de détermination du conjoint.

La suite de la démonstration examine les modalités de ces échanges et emprunte ses exemples aux sociétés aborigènes d’Australie, puis, dans la seconde partie de l’œuvre, à celles de l’Asie du Sud, de la Chine et de l’Inde.

 

La prohibition de l’inceste, obligeant les hommes à communiquer, fonde la culture. Telle est la conclusion frappante de l’étude des Structures de la parenté de C.  Lévi-Strauss.

 

« En projetant, si l’on peut dire, les sœurs et les filles en dehors du groupe consanguin, et en leur assignant des époux provenant eux-mêmes d’autres groupes, elle [la prohibition de l’inceste] noue entre ces groupes naturels des relations d’alliance, les premiers qu’on puisse qualifier de sociaux. La prohibition de l’inceste fonde ainsi la société humaine, et, en un sens, elle est la société. » C’est le système de l’alliance et de la réciprocité, inscrit dans le groupe biologique naturel de la procréation et le brisant en quelque sorte, qui constitue la culture et qui marque le lieu de transition de la nature (procréation) à la culture (parenté).

La femme est d’abord objet de désir, par quoi est assurée la reproduction, c’est à dire un objet éminemment naturel ; mais s’allier à une femme, c’est s’allier à un autre homme qui accorde cette femme en échange de biens matériels ou symboliques .autrement dit, quand il s’agit de l’homme, (à la différence des autres êtres vivants) le rapport naturel, qui assure la survie de l’espèce, est en même temps un rapport culturel (économique et social) consistant dans l’échange.

C’est le système de parenté qui constitue la médiation comblant l’écart entre l’homme et la femme et marque le passage de la nature à la culture.

Dans les Structures Elémentaires de la Parenté, l’alliance, l’exogamie sont les termes qui définissent le passage de la nature à la culture.

Dans les faits de parenté, ce qui instaure le lien entre nature et culture, c’est le prohibition de l’inceste, présente dans toute l’espèce humaine, et dans une grande diversité allant de la restriction minimale – les parents directs – à la plus étendue (famille, clan, village).

Les parentes proches d’un homme lui sont interdites comme épouses pour pouvoir être promises à un autre, qui, à son tour, cédera ses propres parentes proches, qui lui sont interdites à lui. Dans le cas le plus élémentaire (au niveau du système et non à celui de l’évolution), on échange une sœur contre une épouse ; c’est bien ce qu’on a pu observer chez certains aborigènes australiens où les « sœurs » (c’est-à-dire toutes les femmes nées dans un groupe) sont échangées contre celles d’un autre groupe.

 

C’est moins une union qu’une transformation et un passage :

Avant l’exogamie, la culture n’est pas encore donnée ; avec elle et le système de parenté où elle s’inscrit, la nature cesse d’exister chez l’homme comme un règne souverain.

« La prohibition de l’inceste est le processus par lequel la nature se dépasse elle-même ; elle allume l’étincelle sous l’action de laquelle une structure d’un type nouveau se forme et se superpose, en les intégrant, aux structures plus simples de la vie psychique, comme celles-ci se superposent ,en les intégrant, aux structures de la vie animale .Elle opère et, par là même, constitue l’avènement d’un ordre nouveau (un ordre humain ) » .

 

 

 

2) La culture : Plus qu’un système des échanges, un ensemble de systèmes symboliques

 

 

Les systèmes de parenté sont des systèmes de communication dans lesquels « les femmes comme les paroles » circulent entre les hommes. Les formes les plus évidentes de ces systèmes sont celles où il est prescrit que le conjoint se situe dans une certaine catégorie de parenté (cousine du premier ou du deuxième degré en ligne croisée masculine ou féminine) ; surtout, de tels systèmes donnent lieu à des formes régulières d’échanges, circulaires ou immédiats, dans lesquels se manifeste de la façon la plus apparente le principe de réciprocité.

La culture est donc fondée sur l’échange réglé et mutuel : des femmes, des mots, des biens.

La culture se manifeste et s’épanouit selon des modalités multiples. Elle est, d’une certaine manière, la totalité de la société et de ses institutions : logique, langage, droit, art, religion ; manières de table et de lit ; vêtements, parures, techniques corporelles, formes de politesse. Une culture est un système de parenté, qui fournit à l’individu généalogie et identité. Et aussi bien des lois coutumières que des modalités d’échange économique, des outillages, des techniques, des modes de production et de consommation. La caractéristique commune de ces manifestations est de constituer un « système analysable dans les termes d’un système plus général » (1960).

 

Chaque espèce a ses limites.

En rompant avec le règne animal dont les structures assurent la survie des espèces, les hommes ont subordonné la reproduction de l’espèce et sa survie à l’instauration d’un ordre reposant sur des structures (un certain nombre de systèmes symboliques) qui doivent régler ou régir leurs rapports entre eux : leur co-existence.

Toutes les médiations sont faites pour apporter des solutions à un problème commun à la pensée sauvage et à la nôtre : Comment vivre ensemble, à la bonne distance, ni trop près ni trop loin c’est à dire sans s’entre-dévorer , s’entre-détruire.

A cela servent les écarts et les médiations.

 

Lévi-Strauss trouve dans les mythes, dans les rites, dans toutes les formes de culture, la capacité d’équilibre des sociétés humaines. Même en proie à des perturbations historiques, les cultures s’adaptent et retrouvent l’équilibre nécessaire à la coexistence des hommes entre eux.

Les mythes apparaissent comme des compromis imaginaires destinés à rendre la vie possible quand surviennent des migrations, des guerres, des phénomènes de colonisation.

Mais, les mythes ne parviennent jamais, de façon intégralement satisfaisante, à remplir leur fonction, d’une part « en raison des conditions de fonctionnement propres à chaque système, d’autre part parce que l’histoire introduit des éléments allogènes, détermine des glissements d’une société vers une autre, et des inégalités dans le rythme relatif d’évolution de chaque système particulier. »

 

L’équilibre du système est précaire ; l’ordonnancement de la vie par les hommes en société est porteuse d’entropie, de destruction.

Une société ne parvient jamais à intégrer tous ses membres à l’édification de la structure symbolique qui n’est réalisable que sur le plan de la vie sociale. Le système social est constellé de vides.

De la même façon que dans l’histoire des relations entre les sociétés apparaissent des inégalités, de même apparaissent à l’intérieur du corps social des partitions entre ceux qui s’y intègrent et ceux qui en sont en quelque sorte exclus.

Et Lévi-Strauss précise :« C’est celui que nous appelons sain d’esprit qui s’aliène, puisqu’il consent à exister dans un monde définissable seulement par la relation du moi à autrui (par des rapports entre les hommes figés par la structure sociale). La santé de l’esprit implique la participation à la vie sociale. Par une véritable inversion, ceux qui refusent de s’y prêter sont considérés comme aliénés, au sens propre porteurs de troubles mentaux 

Tels sont, dans l’histoire des sociétés, les shamans, les fous, les poètes à qui le groupe demande de figurer certaines formes de compromis imaginaires, irréalisables sur le plan collectif.

 

Selon Lévi-Strauss, le déséquilibre est un des éléments constitutifs de l’équilibre global : De même que l’homme, dans son langage, dispose d’une surabondance de signifiants par rapport aux signifiés qu’il peut mettre en œuvre, de même ce qui échappe à l’ordre, et que l’on considère comme marginal, est la marque du possible, c’est à dire du futur de toute société ; Si ce possible, cet indéfini n’existait pas, si tout était défini et figé dans la structure existante, ce serait l’agonie du social.

Le groupe n’existe que par cette marginalité, qu’elle soit reconnue comme thérapeutique avec le chamanisme ou qu’elle soit enfermée dans des hopitaux-prisons comme le fut notre folie.(Michel Foucault) .

 

Le jeu social consiste à projeter l’exclusion en la pensant comme une réalité séparée., indépendante du système. Il en est ainsi du totémisme , comme de la folie, comme de la pensée sauvage, comme de la poésie, comme de l’ethnologie.

 

      1. Les principales médiations : les mythes et l’art

 

Les mythes et l’art sont deux activités médiatrices qui travaillent sur un même canevas, mais en ordre inverse.

Là où, dans le langage que « nous parlons », le sens se perd en un vaste mouvement d’entropie (à cause du lien arbitraire, figé, entre signifiant et signifié), le mythe et l’art sont les deux formes inverses à travers lesquelles l’homme tente, depuis toujours, - en creusant l’écart entre le signifiant et le signifié-, d’échapper à cette déperdition du sens pour renouer le lien avec la nature .

Les mythes et l’art, en particulier la musique, sont les phénomènes où l’articulation de la nature avec la culture trouvent une expression privilégiée : En eux, comme dans les signes en général, se réalise l’union du sensible et de l’intelligible, de la nature et de la culture. L’on peut s’efforcer de remonter de leur combinaison à la structure qui est commune à l’esprit et à la nature

 

Par le mythe les hommes (un groupe social donné) substituent aux évènements chaotiques, contingents, incontrôlables, qui constituent leur histoire (dont ils ne peuvent conserver la mémoire, parce que ces évènements n’ont pas en eux-mêmes de sens) une histoire imaginaire, une fable qui vient expliquer, justifier l’ordonnancement (l’ordre) qui constitue la structure permanente de leur groupe qu’ il s’agit pour eux de préserver.

Le mythe, en traduisant dans la linéarité diachronique du récit, l’infinie complexité du concret, où se manifestent les structures d’une pensée constituante, éveille l’homme à l’énigme de ses liens avec la nature en lui faisant mesurer l’écart entre la richesse de ces liens et la pauvreté de son langage. Ici, c’est le signifié (la signification explicite du mythe) qui fait apparaître un excès du signifiant (la richesse des liens qui constituent le monde humain).

 

L’art suit le chemin inverse: Par les principales figures, (métaphore, métonymie, synecdocque), il creuse l’écart entre le signifiant et le signifié en un sens « intraduisible » ; c’est cet écart qui crée l’émotion esthétique.

L’art réalise la médiation entre le sensible (les données de notre sensibilité) et l’intelligible (les structures de la pensée) en transfigurant, (sans en abolir l’émotion) le vécu, qui se déroule selon un temps irréversible, irrémédiablement diachronique, par l’intégration des évènements en des ensembles synchroniques,- des structures- ,selon une organisation où se retrouve l’architecture de l’esprit.

L’art, en intégrant l’événementiel et le contingent dans une structure, pour ainsi dire annule et résume le temps historique, mais sans pouvoir jamais y parvenir totalement. Comme tout langage, l’art est un système de signes qui ne renvoient qu’à eux-mêmes, dont la singularité réside tout entière dans sa fonction émotive, dans la relation mystérieuse que l’homme entretient avec la nature, dont il est à jamais séparé par les structures de la pensée . L’œuvre d’art n’est rien d’autre que le lien précaire qui s’établit entre les deux faces de l’humain ; l’affectivité qui rattache l’homme à la nature et la structuration qui est l’œuvre de la pensée.

 

Parmi les arts, la musique occupe une place privilégiée :

Au-dessous des sons et des rythmes, la musique opère au moyen de deux grilles : L’une est le temps physiologique de l’auditeur : son existence tient au fait que la musique exploite les rythmes organiques, et qu’elle rend ainsi pertinentes des discontinuités qui resteraient autrement à l’état latent, et comme noyées dans la durée. Ce temps est irrémédiablement diachronique puisque irréversible. L’autre grille est culturelle ; elle consiste dans une échelle de sons musicaux, dont le nombre et les écarts varient selon les cultures. Ce système d’intervalles fournit à la musique un premier niveau d’articulation, en fonction, non pas des hauteurs relatives (qui résultent des propriétés sensibles de chaque son), mais des rapports hiérarchiques qui apparaissent entre les notes de la gamme. Elle transmute ainsi le segment qui est consacré à l’écouter en une totalité synchronique et close sur elle-même. L’audition de l’œuvre musicale, du fait de l’organisation interne de celle-ci, a donc immobilisé le temps qui passe ; comme une nappe soulevée par le vent, elle l’a rattrapé et replié. Si bien qu’en écoutant la musique et pendant que nous l’écoutons, nous accédons à une sorte d’immortalité.

C’est le caractère commun du mythe et de l’œuvre musicale, d’être des langages qui transcendent, chacun à sa manière, le plan du langage articulé, tout en requérant comme lui, et à l’opposé de la peinture, une dimension temporelle pour se manifester. Mais cette relation au temps est d’une nature assez particulière : tout se passe comme si la musique et la mythologie n’avaient besoin du temps que pour lui infliger un démenti.

 

Mythe et musique sont comparables ; « l’un et l’autre sont des machines à supprimer le temps », car ils surmontent « l’antinomie du temps historique et révolu et d’une structure permanente ».

 

      1. Une ethnologie « philosophique »

 

À partir d’un corpus de plus de cinq cents mythes américains, Lévi-Strauss s’efforce, dans Les Mythologiques (1964-1971), de dégager les règles logiques qui président à leurs transformations. Dans le mythe de référence, les règles de transformation se fondent sur des oppositions binaires (haut-bas, feu-eau, cru-cuit, silence-bruit), qui s’inversent selon les variantes dévoilant un code (culinaire, astronomique, sensoriel) dont la découverte permet d’expliciter d’autres mythes qui, à leur tour, mèneront à un nouveau code, jusqu’à former une totalité signifiante, analogue à une partition musicale dont chaque société particulière jouerait un fragment sans le savoir.

 

Ainsi, la structure des mythes ne renvoie pas à la réalité concrète des rapports sociaux réels qu’ils ont pour fonction de transfigurer, afin de masquer leurs contradictions, mais aux lois de la pensée, à l’architecture de l’esprit élaborant des concepts de plus en plus abstraits par lesquels il est capable de substituer à l’expérience concrète et événementielle, rebelle à toute structure une sorte d’algèbre du réel ;

 

«Toutes nos analyses démontrent que les écarts (traduisons : les contradictions ou les conflits) exploités par les mythes ne consistent pas tant dans les choses mêmes que dans un corps de propriétés communes, exprimables en termes géométriques et transformables les unes dans les autres au moyen d’opérations qui sont déjà une algèbre. »

 

Parvenue à ce point, la réflexion de Lévi-Strauss est tout à fait lucide :

« Ou bien cette marche vers l’abstraction doit être imputée à la réflexion du mythologue.

Ou bien, si elle peut être mise au compte de la pensée mythique, nous sommes parvenus au point où la pensée mythique se dépasse elle-même et contemple au delà des images encore adhérentes à l’expérience concrète, un monde de concepts affranchis de cette servitude (celle de l’expérience du réel !) et dont les rapports se définissent librement, entendons :non plus par référence à une réalité externe, mais selon les affinités ou les incompatibilités qu’ ils manifestent les uns vis à vis des autres dans l’architecture de l’esprit .»

 

Selon Lévi-Strauss, l’analyse de l’ethnologue met à jour, à travers les structures des mythes, une architecture de l’esprit humain qui impose à une nature, où l’homme a émergé par hasard, les formes et les lois qui régissent l’activité de la pensée.

La Culture est l’ensemble des activités médiatrices, mises en œuvre à travers le langage, - qui vont des règles matrimoniales à l’art, la science et la religion, en passant par les manières de table, dont toutes ont pour fonction de combler l’écart, l’abîme ouverts, dès l’origine, par la venue de l’homme, son émergence, au sein de la nature.

La nature en elle-même, sa réalité en soi, ainsi que l’origine de l’homme sont à jamais perdues, parce qu’elles sont « informées », structurées par la pensée humaine et recouvertes par la culture. Le sujet, qui met en place les réseaux de structures est, comme dieu, producteur du réel.

 

Lévi-Strauss n’hésite pas à écrire :

«Si l’on demande à quel ultime signifié renvoient ces significations qui se signifient l’une l’autre, mais dont il faut bien qu’en fin de compte elles se rapportent à quelque chose, l’unique réponse..est que les mythes signifient l’esprit, qui les élabore au moyen du monde dont il fait lui-même partie . Ainsi, simultanément, peuvent être engendrés les mythes par l’esprit qui les cause, et, par les mythes une image du monde déjà inscrite dans l’architecture de l’esprit

 

 

 

5) La « mésaventure philosophique »

 

Lévi-Strauss répond ainsi à une anthropologie génétique :

 

«A l’origine de l’humanité, l’évolution biologique a peut-être sélectionné des traits préculturels tels que la station debout, l’adresse manuelle, la sociabilité, la pensée symbolique, l’aptitude à vocaliser et à communiquer. En revanche, dès que la culture existe, c’est elle qui consolide ces traits et les propage.»

 

Le passage du règne animal à l’ordre humain (à la culture) n’est pas pour Lévi-Strauss une explication historique de ce passage pour la simple raison que, à ses yeux, l’histoire n’est pas une réalité indépendante des hommes (constituée d’une succession d’évènements, dont on pourrait découvrir la raison ou la loi), mais une structuration des évènements qui fait partie de l’ordre nouveau instauré par l’avènement de l’homme.

L’histoire fait partie de l’activité médiatrice qui constitue cet ordre (ce monde humain de la culture). Par le passage à la culture la diachronie des évènements est intégrée à la synchronie de la structure qui constitue l’ordre humain.

On ne saurait comprendre comme une génèse (historique) ce passage de l’animal à l’homme ; on peut seulement analyser les structures constitutives de cette réalité proprement humaine qu’ on désigne comme culture.

Pour Lévi-Strauss ; on ne saurait parler de « sens » de l’histoire, encore moins de progrès, parce que le sens n’intervient qu’avec la structuration du réel par la pensée. Il n’y a de changements que par des brisures hasardeuses ou cataclysmiques, par des ruptures intempestives.

Le dicontinu gère l’histoire. Et c’est le remaniement des structures qui assure la continuité.

 

Le structuralisme dévoile ici sa présupposition idéaliste. On ne peut pas expliquer la structure de la réalité-humaine à partir d’une réalité extérieure à l’homme, (nature ou histoire) parce que c’est l’homme, avec l’avènement de la pensée , qui a structuré la réalité

 

Au commencement il y a un événement qui nous est nécessairement dissimulé:

 

«Au commencement était un passage plein de terreurs et d’angoisse .Alors, les hommes décidèrent de le franchir et élaborèrent pour cela des ponts , des aqueducs, lancèrent des arches et se mirent à penser.»

 

A l’origine des structures qui constituent l’ordre humain, il y a l’avènement mystérieux de la pensée, de l’activité symbolique.

 

«Toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquelles se placent le langage, les règles matrimoniales, l’art, la science, la religion. Tous ces systèmes visent à exprimer certains aspects de la réalité physique et de la réalité sociale, et, plus encore, les relations que ces deux types de réalité entretiennent entre eux ».

 

Autrement dit, les liens entre la réalité physique et la réalité sociale (le fait que le rapport des hommes à la nature passe par les rapports des hommes entre eux), qui constituent la réalité humaine (le monde des hommes) reposent tout entiers non pas sur l’activité productive des hommes (par laquelle ils entrent en rapport entre eux), mais sur leur activité symbolique, -cette activité de la pensée inséparable du langage.

Ainsi s’explique la tentative du structuralisme de comprendre les faits humains à partir des découvertes de l’analyse linguistique :Les règles matrimoniales, l’art, la science, la religion sont des faits de langage.

 

      1. L’impasse de la réflexion

 

De ce détour philosophique il faut retenir cet aveu lucide.

Dans sa rencontre de l’anthropologie, qui donne pour objet à sa recherche l’étude diachronique,- autrement dit la genèse-, des caractères constitutifs de l’humain ,la réflexion philosophique rencontre une difficulté insurmontable : Aux prises (dès son origine et par son objet propre) avec le problème du rapport de la pensée à la matière, qu’elle rencontre ici sous la forme du rapport de la culture à la nature, elle se donne pour tâche de forger un concept qui lui permette de « penser », de « concevoir » la « constitution » des caractéristiques de l’humain, qui est une réalité diachronique, en termes de structure, sous la forme synchronique des caractères « constitutifs de » l’humain.

 

Sans doute ne pourra-t-on comprendre la portée de l’anthropologie, tant que nous n’aurons pas éclairer le sens de cette contradiction, où l’extériorisation de l’individualité d’un être par la production d’un monde « hors de lui » se réfléchit « en lui », -par la médiation d’un langage (écriture et figuration) sous la forme de ce que nous appelons « la conscience ».

Après l’immense travail ethnographique de l’anthropologie sociale et l’œuvre de Lévi-Strauss, on est en droit de se demander si l’ethnologie peut répondre à la question anthropologique.

 

 

Chapitre II : Le dernier avatar de l’anthropologie philosophique

 

Le recours à l’anthropologie est, avec Derrida et ses épigones l’ultime tentative de la philosophie pour comprendre comment l’humain peut émerger du biologique, comment l’histoire peut rompre avec l’histoire de la vie, comment la genèse de l’homme le libère du génétique, comment, enfin, la différence spécifique, qu’on voudrait situer à l’origine, doit s’écrire avec le « a » d’un participe présent : «différance » ,parce qu’elle n’a jamais eu lieu : tant il est dépourvu de sens de vouloir situer dans le temps ce qui est la marque du temps lui-même, la « trace » de l’écart , de l’abîme au sein de l’être, en quoi consiste l’avènement de l’homme.

Telle est la thèse développée par B.Stiegler dans son livre : La technique et le temps, dont le premier volume prte pour titre : La faute d’Epiméthée, et dont le second est intitué significativement : La désorientation.

 

Il écrit : «La différance est l’histoire de la vie en général, dans laquelle se produit une articulation, étape de la différence, d’où émerge la possibilité du gramme comme tel, c’est à dire la conscience.»

 

Voilà qui ne souffre pas d’ambiguïté :

Ce que la philosophie attend de l’anthropologie, c’est qu’elle lui permette de comprendre l’émergence de la conscience, ou, bien plutôt, de découvrir que « la différence », qui marque l’avènement de l’homme,- fut-elle spécifique , n’en reste pas moins incompréhensible.

Cette nouvelle thèse, qui est l’un des derniers recours contre le matérialisme, doit être lue et combattue, parce qu’elle fait de la technique le « deus ex machina », qui rend compte de la distance « irréductible » qui, séparant l’homme du réel, constitue l’essence même de la conscience. Dès le moment où l’être vivant a besoin pour survivre d’inventer des outils, tout se passe comme si, prolongeant la main par une pro-thèse, il était – d’un seul coup- irrémédiablement « à distance » des choses, ayant creusé un vide qu’il est obligé de combler par un pro-gramme ; dès lors que la nature cesse d’être « à portée de main », tout se passe comme s’il devait, pour survivre, conserver la trace de ce qu’il fait , en pro-jetant« hors de lui » le sens du geste sous la forme d’une proto-écriture.

A partir de ce moment, les hommes – ces êtres vivants qui ont rompu avec l’adaptation génétique- sont contraints d’écrire leur vie sous la forme d’une histoire, qui n’est rien d’autre que la projection d’un sens, qui n’existe pas en dehors des traces, qu’il laisse; mais celles-ci sont définitivement mystérieuses, illisibles puisque ceux qui les écrivent se sont, en les inscrivant hors d’eux, séparés de la vie : une vie irrémédiablement trahie en même temps que dépassée.

On comprend ainsi que les hommes soient hantés par la question du sens, qui leur échappe en même temps qu’il émerge à la suite de cette séparation d’avec la vie, de cette distance soudaine, creusée comme un vide, qu’on appelle la conscience.

Comme on le constate par l’évolution des techniques, il n’y a pas de limites à l’invention de « programmes », qui, après avoir relayé la main, vont aujourd’hui jusqu’à prendre la place du langage, dont l’anthropologie montre qu’il était dés l’origine inséparable de l’outil. L’ambition de l’homme, qui naît de son désarroi, va jusqu’à vouloir reconstruire artificiellement les opérations du cerveau, qui sont le résultat du processus de corticalisation liée à l’avènement de la « technologie ».

 

Enfin, voici l’ultime conséquence ou l’extrême avatar de cette aventure humaine : Là où la séparation qui constitue l’émergence de l’homme l’a contraint à projeter un sens pour s’orienter, le développement illimité des programmes, creusant l’écart, éloigne, disperse, abolit l’idée même du sens qui faisait vivre les hommes, jusqu’à les désorienter sans recours.

 

La soutenance de cette thèse passe par la critique de l’anthropologie matérialiste de Leroi-Gourhan.

 

Ce que la philosophie attend de l’anthropologie, c’est qu’elle lui permette de comprendre l’émergence de la conscience ou, bien plutôt, de découvrir « la différence », qui marque l’avènement de l’homme.

 

 

PARTIE IV : Une anthropologie matérialiste

 

 

 

Leroi-Gourhan, dans le tome I du Geste et la Parole, montre comment la station debout, qui détermine la libération de la main de ses fonctions de motricité et la face de ses fonctions de préhension, a rendu possible l’organisation cérébrale de la liaison main-face, permettant le développement de l’outil (pour la main) et du langage (pour la face) : ainsi s’établit au niveau du cortex le lien entre les organes de la motricité manuelle et ceux de la phonation, qui va permettre le progrès conjugué du geste et de la parole, moteur, à son tour, du développement cérébral.

« L’homme n’est pas un miracle spirituel, écrit Leroi-Gourhan, où le « mental » viendrait se greffer à l’animal : les caractères anatomiques de l’Hominien, l’économie générale de son système mécanique et moteur sont appelés très tôt à être des éléments spécifiques de l’humain, résultant de transformations, dont l’essentiel doit être compris à partir de la dynamique du squelette, suivant une ligne d’évolution qui s’enracine très loin dans le passé. L’acquisition de la station verticale est « une des solutions données à un problème biologique aussi ancien que les vertébrés eux-mêmes », qui s’inscrit dans la série des vivants comme terme logique de leur évolution. »

Dès lors, ne peut-on comprendre l’apparition de l’homme comme un stade déterminé du développement du vivant correspondant à une filière spécifique, qui s’est à un moment donné distinguée de celle des anthropoïdes supérieurs ?

Le passage dans l’humain, qui mène du Zinjanthrope au Néanthrope, est celui de la corticalisation qui s’effectue au cours de la lente évolution des techniques de taille des outils ; l’évolution s’accomplit encore au rythme d’ «une dérive génétique ».

Et voici, sous forme d’hypothèse, l’explication du passage dans l’humain qui correspond au développement d’une pensée réfléchie :

« Tout se passe comme si, écrit Leroi-Gourhan, le développement croissant des territoires frontaux et préfrontaux entraînait une faculté de symbolisation toujours plus grande » . Pour Leroi-Gourhan, le passage d’une symbolisation concrète, où les signes adhèrent encore aux gestes, à « une intellectualité réfléchie, qui peut projeter vers l’extérieur un schéma symbolique », s’expliquerait par le développement cortical, au stade dernier d’évolution des Anthropiens.

C’est ainsi que « naturellement » se produirait au terme de l’évolution du vivant le bond dans l’humain.

Les Paléanthropiens […] font assister au premier essor d'aptitudes cérébrales nouvelles qui fournissent à la technicité à la fois un contrepoids et un stimulant.

L'intellectualité réfléchie, qui saisit non seulement des rapports entre les phénomènes, mais qui peut en projeter vers l'extérieur un schéma symbolique, est certainement la dernière venue des acquisitions des Vertébrés et on ne peut l'envisager qu'au niveau anthropien. Elle est tributaire d'une organisation cérébrale dont l'origine se situe au moment de la libération de la main et dont l'épanouissement définitif se fait à un moment qui coïncide avec l'homo sapiens. En réalité les facultés de réflexion, sur le plan des techniques, se confondent avec l'organisation neurovégétative des aires corticales d'association et tout se passe, au plan des opérations intellectuelles “gratuites ”, comme si le développementcroissant des territoires frontaux et pré-frontaux entraînait une faculté de symbolisation toujours plus grande. »

 

Quand l’anthropologie décrit l’avènement de l’homme comme un long processus d’hominisation, qui s’accomplit d’abord au rythme d’ «une dérive génétique » pour franchir un pas décisif avec l’invention de l’outil et du langage, les différences biologiques qui accompagnent ce procès, pour considérables qu'elles soient -telle l'ampleur du cerveau frontal-, sont-elles capables de rendre compte du changement radical que constitue l’apparition d’une pensée réfléchie ?

Le recours par Leroi-Gourhan à une hypothèse neurophysiologique pour expliquer comment le lien du langage à la technique peut générer l’activité de symbolisation, qui ouvre la porte à un matérialisme biologique, se heurte à la leçon de la linguistique.

 

Peut-on dire à la fois, demande B.Stiegler, qu'il y a « des symboles disponibles et non totalement déterminés », et qu'ils sont liés à l'expression de situations concrètes ? Que signifie une expression telle que “ symboles techniques du langage ”, dans quelle mesure ceux-ci n'appellent-ils pas (ou ne sont-ils pas eux-mêmes) obligatoirement des symboles “ non techniques ” ? Pour Leroi-Gourhan, cela signifie : un langage qui n'exprimerait que des situations concrètes.

Or telle est bien la leçon de la linguistique ; un signe, qui n'est pas un signal, est un symbole désignant une généralité, une classe conceptuelle, toujours déjà une “ abstraction ”, et non pas un référent unique et singulier - car alors il faudrait autant de signes qu'il y a de réalités à désigner, il faudrait donc une infinité de signes, et il n'y aurait tout simplement plus cette économie générale et abstraite en quoi consiste le langage et qui lui permet de nommer par la combinaison indéfinie d'un ensemble fini de signes, une réalité infinie.

Tout langage, en tant qu'il est essentiellement fini et rend cependant compte d'une réalité a priori indéfinie et quasi infinie, est nécessairement et immédiatement la mise en œuvre d'un processus d'abstraction et de généralisation. Un “ langage concret ” est donc un concept contradictoire.

 

Les propos mêmes de Leroi-Gourhan vont d'ailleurs dans ce sens. Un tel processus (l'apparition du langage) n'est possible qu'à partir d'une capacité d'anticipation qui est aussi une capacité de mise en réserve, de mémorisation - et c'est pourquoi le mot, comme l'outil, “ persiste en vue d'actions ultérieures ” :

Les opérations de fabrication préexistent à l'occasion d'usage et […] l'outil persiste en vue d'actions ultérieures. La différence entre le signal et le mot n'est pas d'un autre caractère, la permanence du concept est de nature différente mais comparable à celle de l'outil ”.

La situation matérielle qui déclenche ” les comportements des grands singes, justement parce qu'elle reste essentiellement et à jamais “ concrète ”, n'est jamais susceptible de donner lieu en quoi que ce soit à langage, ni à technique, qui supposeraient une entrée dans l' “ abstraction ”, dans l'appréhension d'une généralité, si infime soit-elle là encore : le simple fait qu'un mot perdure, et serve à la désignation de différentes situations concrètes tout en restant le même mot signifie que tout mot est immédiatement une généralisation.

Dés lors, peut-il y avoir deux stades du langage archaïque, l'un où il n'exprime encore que “ des situations concrètes ” et se trouve donc bloqué au seuil de l'accès à la généralité et à l'abstraction, et l'autre où, avec les Néanderthaliens, “ où l'extériorisation de symboles non concrets se produit ” ?

 

« Chez l’homme le problème de la mémoire opératoire est dominé par celui du langage : La mémoire construite individuelle , l’inscription des programmes de comportement personnel sont totalement canalisées par les connaissances dont le langage assure dans chaque communauté ethnique la conservation et la transmission ».

De la sorte apparaît un véritable paradoxe :

« Les possibilités de confrontation et de libération de l’individu reposent sur une mémoire virtuelle dont tout le contenu appartient à la société. »

 

Dès le plus bas niveau du comportement chez l’homme, la mémoire cesse de se confondre avec un programme génétique ; elle est de part en part une mémoire sociale, une mémoire « artificielle » :

« A partir du dévérouillage préfrontal, l’évolution caractéristiquement humaine faisait jaillir un monde technique qui puisait ses ressources hors de l’évolution génétique. A partir de l’homo sapiens la constitution d’un appareillage social domine tous les problèmes de l’évolution humaine ».

 

 

« Du pithécanthrope au menuisier du XIX° siècle, l’aspect des chaînes opératoires n’a pas changé : l’ouvrier mis en présence de la matière compose avec les qualités et les défauts particuliers qu’elle présente, combine sur ses connaissances traditionnelles le déroulement possible des chaînes de gestes , conduit sa fabrication, corrige, aboutit au produit dont il est l’auteur dans une dépense équilibrée de mouvements musculaires et d’idées. Si machinal que soit son comportement, il implique l’affleurement d’images, de concepts, la présence en pénombre du langage. Lecomportement opératoire spécifique de l’homme, sur plusieurs centaines de milliers d’années, est total, intégré dans un contexte collectifimmédiatement significatif, inséparable de la qualité humaine. »

 

Toute la démarche de Leroi-Gourhan dans le tome II consiste à montrer que « le passage dans l’humain » ne peut se comprendre que par une différenciation ethnique :

« En analysant le fait essentiel de la double appartenance de l’homme au monde zoologique et au monde sociologique, se dégage cet autre fait essentiel que les êtres ne sont humainement signifiants qu’à travers le comportement propre à leur groupe.»

On est conduit ainsi à dépouiller l’homme, c’est à dire l’individu en tant que tel, de ses attributs traditionnels pour découvrir et montrer qu’ils appartiennent aux hommes pris en masse, considérés comme macro-organisme social.

 

Si tout ce qui est humain en l’homme n’appartient pas à l’individu, mais au groupe social, pour comprendre ce qui « constitue » l’humain –ses caractères propres (essence ou structure), l’anthropologie ne doit-elle pas céder le terrain à l’ethnologie ?

L’originalité spécifique de l’humain ne doit-elle pas être recherchée au second niveau des comportements humains : -celui des « pratiques élémentaires », dont les chaînes se constituent dès la naissance et qui marquent le plus fortement l’individu de son empreinte ethnologique ?

N’est-ce pas dans les gestes, les attitudes, les manières de se comporter qui constituent la liaison des individus au groupe social que l’on a toute chance de découvrir les structures constitutives de l’humain ?

Leroi-Gourhan répond :

« La description des faits ethnographiques peut mettre en évidence un type d’objet, une habitude agricole, une croyance qui n’appartiennent en propre qu’ à un groupe déterminé et obtenir , en les additionnant, une formule qui caractérise sans confusion ce groupe ; même précise et détaillée, elle ne rend absolument pas compte de la valeur de l’ethnie ».

 

Tout se passe comme si, en découvrant le rôle décisif du groupe social- des rapports sociaux-, dans la mutation de l’individualité, nous avions manqué ce qui constitue l’essence même du groupe : « le tissu de relations entre l’individu et le groupe », ce qu’il y a de proprement humain dans les rapports sociaux.

 

Si les êtres ne « deviennent » significativement humains qu’à travers le comportement propre à leur groupe, à quel comportement se réfère ce tissu de relations constitutif de la réalité sociale, sinon à ce qu’on désigne comme « le comportement esthétique » ?

La thèse de Leroi-Gourhan semble se déduire des observations anthropologiques qui précèdent :

«  Dans cette perspective (celle d’une anthropologie appuyée sur la paléontologie), il faut rechercher, dans toute l’épaisseur des perceptions, comment se constitue dans l’espace et dans le temps un code des émotions qui assure au sujet ethnique le plus clair de l’insertion affective dans sa société ».

Le comportement esthétique, « fondé sur des propriétés communes à l’ensemble des êtres vivants, celles des sens qui assurent une perception des valeurs et des rythmes », constitue le lien entre l’individu biologique et l’être social (le sujet ethnique).

 

Les manifestations esthétiques proprement humaines résident dans « l’intellectualisation progressive des sensations qui aboutit à la perception et à la production réfléchie des rythmes et des valeurs ».

Cette intellectualisation se produit « à travers des symboles qui ont une signification ethnique » grâce à des codes qui assurent « la cohésion des individus avec le milieu naturel et social ».

 

Pose-t-on la question de savoir comment, à partir d’une source enfouie au plus profond du vivant peut surgir le niveau humain, c’est à dire « la perception et la production réfléchie des rythmes et des valeurs », l’anthropologie répond en caractérisant le niveau humain par le fait incontestable de l’extériorisation :

« Puisqu’au niveau humain la fonction technique s’extériorise dans l’outil amovible, puisque l’objet perçu devient extérieur dans un symbole verbal », on peut admettre que « le mouvement sous toutes ses formes visuelles, auditives et motrices se libérerait lui aussi et entrerait dans le même cycle d’évolution ».

 

Voici les limites de la thèse :

 

Partant de l’individu biologique pour analyser le procès de l’hominisation, Leroi-Gourhan a découvert que le bond dans l’humain, qui ne peut se comprendre qu’à partir de la production par les hominiens du geste technique et du langage, n’est effectivement « réalisé » qu’à travers la constitution d’une « réalité » sociale, qui se présente sous la forme de groupements humains, qu’il faut bien désigner comme « ethnies » pour les distinguer des groupements zoologiques.

Mais, en un sens, pour le paléontologue, qui a établi le lien entre l’homme et les autres êtres vivants dans la continuité de l’évolution, il n’y a rien dans cette découverte qui oblige à penser le caractère spécifique de l’être humain autrement que comme « la prise de distance de l’individu » à l’égard du « milieu intérieur et extérieur dans lequel il baigne ».

«  Le détachement qui s’exprime dans la séparation de l’outil par rapport à la main, dans celle du mot par rapport à l’objet, s’exprime aussi bien dans la distance que prend la société par rapport au groupement zoologique ».

 

La découverte de l’essence sociale des manifestations humaines ne change rien au caractère spécifique de l’humain qui se définit aussi bien par l’extériorisation de la réalité sociale à l’égard de l’individu que par l’extériorisation de l’objet-produit ou celle du langage.

C’est le point de vue paléontologique de son anthropologie, (dont nous savons que le but est de combattre l’interprétation spiritualiste de l’homme en rétablissant la continuité entre l’humanité et l’animalité) qui ferme à Leroi-Gourhan la perspective qu’il a lui-même ouverte et le contraint à développer un matérialisme biologique.

 

Si « la majeure partie de la culture est faite de traits qui appartiennent en commun à l’humanité », parce qu’ils prennent leur source au plus profond de la sensibilité du vivant, que peut être la valeur de l’ethnie sinon « un style qui baigne la totalité culturelle d’un groupe » ?

« tout ce qui est fait, outils, gestes et produits est imprégné par l’esthétique du groupe, possède une personnalité ethnique que la visite la plus superficielle d’un musée ethnographique suffit à rendre évidente ».

 

Voici un texte tout à fait significatif de la dérive biologique de cette anthropologie « paléontologique » quand elle prétend rendre compte de la diversification de la culture :

 

« En zoologie, pour les espèces sédentaires, on constate que le temps détermine une orientation génétique plus ou moins importante qui se traduit par l'apparition de variations locales souvent subtiles, flottantes et soumises à une dilution rapide au contact d'autres populations de la même espèce. Il en est de même des caractères culturels ; ils naissent à partir de fonds communs souvent très larges, se particularisent dans chaque groupe suffisamment cohérent, font naître des variantes locales souvent très menues qui se font et se défont au hasard de l'Histoire. Ce jeu porte à la fois sur des innovations techniques ou sociales de détail et sur les formes, à quelque domaine qu'elles appartiennent, de la courbure d'un manche de houe à l'ordonnance d'un rituel. »

 

Dès le moment où l’anthropologie rend compte de « la majeure partie des faits de culture, dont les traits, rapportés à leur origine, appartiennent en commun à l’humanité tout entière », la culture, en imprégnant tous les faits sociaux, n’est rien d’autre que ce qui atteste l’unité du groupe : - une sorte de « personnalité ethnique ».

 

Parti d’un point de vue diachronique, qui, seul sans doute, peut rendre compte de l’hominisation, le matérialisme biologique, parce qu’il met entre parenthèses (comme un phénomène parmi d’autres) le rôle décisif de la socialisation dans la constitution de l’individualité « humaine », ne peut comprendre les rapports sociaux entre les membres d’un groupe humain (une classe, une nation et toute formation sociale) que comme une réalité extérieure aux individus, dont l’histoire, étrangère à l’évolution de l’individualité humaine, est soumise à la loi du hasard.

 

Le dépassement du matérialisme biologique ne peut se trouver que dans une compréhension historique de l’émergence de l’humain, où l’hominisation est inséparable de la socialisation par quoi se constitue l’individualité humaine.

 

 

 

PARTIE V : Une anthropologie historique

 

 

Chapitre I : L’émergence de l’humain

 

 

La simple phrase de Marx dans « L’idéologie allemande » peut nous servir de guide.

« Les hommes « eux-mêmes, écrivait Marx, commencent à se distinguer des animaux, dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence, pas avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même. »

 

Autrement dit, le processus évolutif de « l’organisation corporelle » s’est développé jusqu’à ce que les hommes se distinguent « eux-mêmes » des animaux en produisant leurs moyens d’existence. Le bond que l’on constate à un moment donné, préparé par une longue évolution corporelle, loin d’être inscrit dans un patrimoine génétique, qui marquerait l’avènement d’une nouvelle espèce vivante, est « produit » par les individus lorsqu’ils commencent à produire socialement leurs moyens d’existence. Il s’agit d’un véritable renversement du rapport entre les individus et l’espèce. Là où, dans le règne animal, l’individu est tout entier défini par son appartenance à l’espèce, ce sont maintenant les rapports des individus entre eux qui déterminent l’apparition et le développement d’une nouvelle espèce.

 

Là prend place l'analyse de l'hominisation, qui permet de dépasser le matérialisme biologique de Leroi-Gourhan:

Avec la fabrication de l’outil et l’élaboration d’un langage, qui semblent d’abord n’être que la simple matérialisation des capacités psychiques préalables de l’individu humain, quelque chose d’ « essentiel » commence à se déplacer ; l’expérience nouvelle, qui est celle de l’humanité, commence à s’accumuler « en dehors des individus » ; dans leurs rapports avec la nature et entre eux-mêmes, le passé évolutif de l'espèce a commencé à se stocker non dans l'organisme sous la forme de modifications génétiques, mais au dehors, sous la forme, de plus en plus rapidement cumulative, d'un monde social -objets, langages, pratiques, institutions- émancipé en sa croissance des limites de l'organisme individuel.  « Toute l'évolution humaine, écrit Leroi-Gourhan, concourt à placer en dehors de l'homme ce qui, dans le reste du monde animal répond à l'adaptation spécifique. »

 

Cela signifie que les capacités des hommes ne sont pas « en eux », ni comme un patrimoine biologique, ni comme des capacités psychiques qui leur appartiendraient en propre, indépendamment de toute pratique sociale et préalablement à toute production matérielle, mais sont d’abord matérialisées hors d’eux-mêmes dans des techniques (un savoir-faire) et dans un savoir (un langage et une culture), de sorte qu’elles peuvent être transmises de génération en génération comme un patrimoine social, comme un héritage.

La production matérielle de la vie, - parce qu’elle est objective (objectivée dans la production d’objets, où le savoir est matérialisé) constitue la base du développement historique par lequel l’humanité se produit elle-même .

Ce processus sans cesse renouvelé de production matérielle de la vie, c’est précisément l’histoire.

 

Chapitre II: De l’anthropologie à l’analyse économique

 

Le propre du développement de l'humanité, c'est en produisant ses conditions d'existence, de produire avec la nature et entre les hommes une infinité de rapports sociaux, qui vont des rapports de travail -déterminants dans la structure des vies individuelles- aux rapports familiaux, aux relations de couple, aux rapports scolaires, aux rapports juridiques et politiques, aux rapports entre les peuples. N'est-ce pas cet ensemble de rapports, dont le développement est potentiellement illimité, qui constitue ce que nous appelons indifféremment civilisation ou culture pour désigner l’apparition et le développement d’un monde humain, qui se distingue radicalement par son histoire du règne animal et de son évolution.

Si l’on veut comprendre l’infinité des rapports sociaux, et l’évolution de ces rapports qui constitue l’histoire des sociétés, il faut reconnaître à la base de toute histoire les rapports que les hommes nouent entre eux dans la production de leur vie matérielle.

L'histoire réelle est comprise par le marxisme sans ambiguïté de façon matérialiste. On ne peut mettre entre parenthèses ce texte de L'Idéologie Allemande :

"Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent dans des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, ces rapports de production correspondent à un degré de développement de leurs forces productives matérielles, l'ensemble de ces rapports de production constitue la base réelle sur quoi s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées ".

Par cette formulation Marx affirme, non seulement que la vie matérielle est la présupposition de toute existence et de toute activité humaine, mais aussi qu’elle est la base des rapports des hommes entre eux et de l’évolution de ces rapports qui constitue le procès de l’histoire.

Qu’est-ce que cela signifie ?

1. que les rapports des hommes entre eux sont liés à leur rapport commun avec la nature : le niveau de développement de leurs forces de production :

2. que le degré de développement de ces forces détermine leurs rapports entre eux :

D’où il résulte que :

3. les rapports que les hommes nouent entre eux dans la production de leur vie matérielle sont la base des autres rapports qui constituent leur vie commune, ainsi que des idées constituant les formes de la conscience qu’ils prennent de ces rapports.

4. que l’histoire n’est rien d’autre, à la base, que le développement de ces rapports.

 

Se donnant pour tâche dans L'Idéologie Allemandede dénoncer l’interprétation idéologique de l’histoire par toute la philosophie allemande, Marx se trouve confronté au problème fondamental de la philosophie : il doit montrer que les idées et toutes les formes de conscience ne peuvent se comprendre indépendamment de la vie réelle des hommes, dont elles ne sont en quelque sorte que la reproduction « idéelle ».

Dès lors qu’on se propose de comprendre le moteur de ce procès qui constitue l’histoire des hommes, il faut revenir au point de départ de cette évolution propre à l’espèce humaine. Les hommes commencent à se distinguer des animaux à partir du moment où ils produisent leurs moyens d’existence. C’est donc bien un nouveau rapport à la nature qui constitue l’avènement de l’espèce humaine et détermine en même temps les rapports des hommes entre eux, qui se nouent dans la production même de leur vie matérielle.

C’est cette double face de la vie matérielle où les rapports des hommes entre eux sont inséparables de leur rapport à la nature qui constitue ce que Marx appelle le mode de production.

Dans la mesure où, « aujourd’hui comme hier », les hommes doivent produire leurs moyens d’existence, ce qui nous est apparu comme le point de départ de l’aventure humaine doit être considéré comme une structure permanente qui constitue le support de toute histoire, c'est-à-dire de l’évolution des rapports sociaux.

C’est par rapport à cette structure, qu’aucune réflexion anthropologique ne saurait récuser, que l’infinité des rapports entre les hommes : juridiques, politiques, qui sont « concrétisés » dans des institutions, mais aussi toutes les formes de conscience qu’on désigne par le terme générique d’idéologie, peuvent être considérées comme une superstructure, c'est-à-dire comme des structures qui s’élèvent sur la base de ces rapports qui constituent la vie matérielle des hommes.

Cette « infrastructure », constituée par les rapports des hommes entre eux dans la production de leur vie matérielle, n’est jamais donnée comme telle, car nous n’avons jamais affaire qu’à une réalité concrète, à une formation sociale particulière où les rapports des hommes entre eux nous apparaissent sous la forme complexe d’une multiplicité de rapports.

Seule une épistémologie empiriste, qui prétend fonder la connaissance rationnelle sur l’observation, récuse la notion d’infrastructure, sous prétexte qu’on ne peut nulle part en constater l’existence. Il est donc clair - et nous y reviendrons - que le mode de production, tel que défini par Marx, est un concept dont la pertinence ne peut être vérifiée la vérité prouvée, qu’autant qu’il permet dans chaque cas de rendre compte de la réalité concrète (qu’il s’agisse d’institutions ou d’idéologie).

Lévi-Strauss lui-même, dans La pensée sauvage affirme qu’on ne saurait « mettre en cause cette loi d’ordre qu’est l’incontestable primat des infrastructures », mais qu’il s’agit pour lui de « contribuer à la théorie des superstructures à peine esquissée par Marx. »

Ce que Lévi-Strauss conteste et ce qui préside à toute sa démarche anthropologique, c’est le matérialisme de Marx, qui prétend expliquer historiquement la genèse des superstructures. On ne saurait expliquer à partir de la vie matérielle, qui est rapport des hommes à la nature, l’émergence de la culture, qui suppose le développement d’une activité symbolique, témoignant de l’avènement avec l’homme d’un nouveau rapport de l’être vivant au monde, qu’on appelle conscience ou pensée. Ce que nous dissimule la complexité des superstructures, ce n’est pas l’existence d’une infrastructure matérielle, que personne ne met en doute, mais bien les structures inconscientes de l’esprit, que l’anthropologie se donne pour tâche de mettre à jour.

Ce qui interdit de comprendre le rapport de la nature à la culture, c’est le point de vue historique qui prétend expliquer l’idéel à partir du matériel.

 

C’est à partir de la réflexion structuraliste de Lévi-Strauss que se développe une anthropologie « marxiste », qui va devoir concilier l’explication matérialiste de l’histoire à partir du concept de mode de production (compris comme infrastructure matérielle) avec la notion de structure qui découvre à la base des rapports sociaux l’activité symbolique qui marque le passage dans l’humain.

«  C’est de là que nous sommes partis, nous aussi, écrit Maurice Godelier dans l’introduction de son livre intitulé (significativement). «L’idéel et le matériel », lorsque nous avons voulu dans ce livre explorer les rapports entre la pensée, l’économie et la société, et analyser le poids de l’idéel et du matériel dans la production des rapports sociaux, dans le mouvement des sociétés, dans l’histoire. »

 

Chapitre III: Marxisme et anthropologie

 

A. L’anthropologie économique de Godelier

 

«  Chacun peut mesurer la difficulté de l’entreprise, poursuit Godelier : Il s’agit d’analyser comment les réalités matérielles, celles de la nature extérieure à l’homme et celles qu’il a lui-même crée ou transformée agissent sur l’organisation de sa vie sociale et sur la genèse de nouvelles formes de sociétés. Où se situe la frontière entre la nature et la culture, la distinction entre le matériel et l’idéel ? »

 

  1. Une difficulté majeure et une réponse ambiguë

 

Dans son livre L’énigme du don, reprenant le legs de Mauss, Godelier aborde de front la difficulté. Dans les sociétés primitives, dites « à économie du don », les rapports sociaux sont fondés sur un lien de réciprocité : celui qui donne oblige l’autre à rendre ; mais alors même que ce dernier trouve les moyens de rendre (dans certains cas cela même qui lui a été donné), la dette n’est pas effacée : chacun reste l’obligé de l’autre. Tout se passe comme si l’échange n’avait d’autre finalité que de créer un rapport d’alliance.

« Dans ces sociétés, qui reposent sur la chasse, la pêche etc. l’économiste distingue facilement les forces productives ; les rapports de production au contraire n’apparaissent pas comme séparés des rapports sociaux, politiques, religieux, parentaux. »

Dans ces conditions, que devient la thèse marxiste selon laquelle les rapports noués par les hommes dans la production de leur vie matérielle constituent la base des autres rapports humains. Certes, là comme ailleurs, la production des moyens matériels d’existence est la condition nécessaire de la survie du groupe ; mais nulle part, dans les sociétés dites primitives qu’étudient les anthropologues, les rapports de production n’existent à l’état séparé et distinct.

Ce qui est premier, ce qui domine dans ces sociétés, ce sont des rapports de parenté ou des rapports politico-religieux.

 

Quelles sont les raisons de cette dominance ? interroge Godelier.

 

Voici la réponse :

« Elles restent presque inaccessibles à l’analyse. Notre hypothèse est que tel ou tel des rapports sociaux deviennent dominants lorsqu’ils servent de cadre, de support social direct au procès d’appropriation de la nature, en bref, lorsque, quelques soient leurs autres fonctions, ils assument celles de rapports de production. Le procès de production est pris en charge et se déroule au sein de rapports sociaux qui assument en priorité d’autres fonctions, par exemple celles de produire des rapports d’alliance et de filiation entre les individus et les groupes donc de produire des rapports de parenté dans la société…

Ainsi donc, dans ces sociétés, les rapports de parenté fonctionnent à la fois comme éléments de l’infrastructure et comme superstructure : dans certaines conditions, la parenté est l’économie ; la religion peut fonctionner directement comme rapport de production. »

 

On peut ici reprendre la critique polémique de Baudrillard, quand il écrit dans Le miroir de la production : «  Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? La mystérieuse raison est claire : c’est la volonté de maintenir la distinction de l’infra- et de la superstructure sans laquelle le matérialisme historique s’écroule.. il s’agit de réaménager le concept de rapports de production pour préserver l’orthodoxie marxiste contre l’hérésie des sociétés primitives ! »

 

  1. Infrastructure et superstructure : une analyse marxiste

 

Toute la démarche de Godelier n’est-elle pas en effet de préserver une orthodoxie marxiste qui n’a rien à voir avec le marxisme ?

La difficulté ne vient-elle pas d’une interprétation qui convertit le concept de rapports de production élaboré par Marx pour reconstituer une réalité concrète qui est celle d’une formation sociale, en l’occurrence celle des sociétés capitalistes en une réalité qui existerait historiquement, comme il l’écrit lui-même « à l’état séparé et distinct ». C’est méconnaître le procès même de la connaissance rationnelle, qui procède par concepts pour reconstruire une réalité toujours concrète (qui reste toujours distincte des concepts).

Quand Godelier s’étonne de n’avoir pas trouvé dans les société primitives de rapports de production « à l’état séparé et distinct », on pourrait lui demander si l’on peut découvrir cette réalité distinctement et séparément dans une société quelle qu’elle soit.

La suite de la démarche, qui tente une révision du marxisme est instructive. Pour avoir converti les concepts d’infrastructure et et de superstructure en réalités distinctes, comme s’il s’agissait, selon ses termes, d’institutions, il s’emploie -pour souligner qu’elles n’existent que dans leur rapport - à les définir en termes de fonctions.

 

Voici l’analyse qui ne restitue la vérité du marxisme que pour l’avoir méconnue.

« Il faut repenser la distinction marxiste entre infrastructure et superstructure pour la comprendre non en termes d’institution mais de fonction ». Qu’entendons-nous par infrastructure ? C’est la combinaison des diverses conditions matérielles et sociales qui permet aux membres d’une société de produire et de reproduire les moyens matériels de leur existence sociale :

  1. Les conditions géologiques et géographiques

  2. Les forces productives c’est à dire les moyens matériels et intellectuels que les membres de cette société mettent en œuvre à l’intérieur des différents procès de travail.

  3. Les rapports de production, c’est à dire les rapports entre les hommes, quel qu’ils soient, qui assument la triple fonction :

    1. De déterminer la forme sociale de l’accès aux ressources et du contrôle des moyens de production.

    2. De répartir entre les membres de la société les divers procès de travail.

    3. De déterminer la forme sociale de la circulation et de la redistribution des produits du travail.

 

Il est clair que le mode de production, qui remplit la fonction d’infrastructure, est « la combinaison des conditions matérielles et sociales qui, à l’intérieur d’une formation sociale donnée, assurent la reproduction par les hommes de leur existence sociale. »

« Les rapports de production, écrit Godelier, constituent l’armature sociale des divers procès matériels de production. Ils fonctionnent à la fois

  1. Comme condition sociale de l’appropriation de la nature et de ses ressources.

  2. Comme base de l’organisation sociale et de la coopération des individus et des groupes.

  3. Comme cadre du partage des ressources. »

 

On ne peut mieux dire que le mode de production, qui est l’unité des forces productives et des rapports de production, constitue la base de l’histoire. 

Dès lors, il faut revenir sur le dualisme qui semblait s’imposer à la réflexion : « La distinction entre infrastructure et superstructure n’est donc pas une distinction entre réalité matérielle et immatérielle. C’est une distinction de fonction. »


Autrement dit, ce qui permet de désigner comme infrastructure le mode de production, c'est-à-dire les rapports des hommes qu’ils nouent entre eux dans leur appropriation de la nature, ce n’est pas le fait qu’ils reposent sur une activité matérielle, et se distingueraient par là de rapports idéels, fondés sur une activité symbolique : « Tout rapport social, y compris l’aspect le plus matériel des activités sociales, écrit Godelier, comporte une part de pensée, une part idéelle. »

Ce qui permet de désigner comme infrastructure le mode de production, c’est le rôle qu’il joue dans « la reproduction par les hommes de leur existence sociale » : dans la structure et l’histoire d’une formation sociale, quelle qu’elle soit.

On peut entrevoir dès maintenant la portée d’une telle analyse, qui met en cause la notion commune de la culture, que l’interprétation vulgaire du marxisme semble confirmer . Là où l’activité matérielle des hommes est comprise comme la production des moyens d’existence qui n’ont d’autre finalité que de satisfaire leurs besoins (leurs moyens de subsistance), la culture, constituée par les autres activités humaines, appartient à la superstructure : elle ne peut naître et se développer qu’à partir du moment où les hommes, produisant plus qu’il n’est nécessaire pour satisfaire leurs besoins, le surplus de richesse accaparé par certains leur permet de consacrer leur temps au loisir.

Nous aurons à souligner que l’apport du marxisme, en montrant que la production sociale de la vie matérielle est la première des activités humaines et la base du développement de l’humanité, consiste dans la mise en cause d’une conception idéaliste de la culture qui rend incompréhensible les cultures « primitives » et justifie toutes les formes d’élitisme.

L’analyse ne saurait convaincre tant qu’on n’a pas éclairé le rôle du mode de production dans les sociétés dites primitives.

 

  1. L’ « économie » des sociétés primitives

 

Après avoir défini les trois fonctions du mode de production, qui permet de comprendre qu’il joue le rôle d’infrastructure, parce qu’il est la base de toute formation sociale et de son développement, Godelier réitère le constat qui s’impose aux anthropologues.

Il écrit : « Dans ces sociétés les rapports de parenté de filiation et d’alliance remplissent les trois fonctions qui définissent les rapports de production ils en constituent donc la structure économique : le lieu et la forme de l’économie dans ces sociétés. »

Affirmation en elle-même dépourvue de sens, sinon, comme le soulignait Baudrillard, de réaffirmer le souci de l’auteur de rester fidèle à ce qu’il considère comme l’orthodoxie marxiste.

 

Mais Godelier éclaire lui-même la difficulté qui explique l’obscurité de la formulation

 

On cherche à isoler dans les sociétés pré-capitalistes les rapports de production qu’on se représente dans nos sociétés capitalistes comme la structure économique.

On découvre dans les sociétés primitives comme les rapports sociaux fondamentaux (qui constituent la base de l’organisation sociale) des rapports sociaux qu’on considère habituellement comme faisant partie des superstructures.

« L’obstacle est la tendance spontanée à aborder l’analyse du fonctionnement et des conditions d’évolution des systèmes sociaux non capitalistes à partir d’une vision et d’une définition de la place et des formes de l’économie qui correspondent aux sociétés industrielles capitalistes, dont la richesse repose sur la production et la vente de marchandise. L’économie apparaît alors comme un sous système autonome, ayant ses lois propres de fonctionnement ; les autres niveaux de la société apparaissant comme des variables « exogènes » qui interfèrent de l’extérieur dans la reproduction des conditions économiques de l’existence sociale. »

C’est bien notre vision des sociétés capitalistes qui nous interdit de comprendre le fonctionnement et les conditions d’évolution des systèmes sociaux non capitalistes.

Ainsi « lorsque la parenté fonctionne comme rapport de production et joue un rôle apparemment dominant, ce n’est pas la parenté telle qu’elle existe dans la société capitaliste, il en va de même pour la religion ou le politique. »

Faut-il « en conclure que l’économie n’a qu’un rôle secondaire dans la logique du fonctionnement et de l’évolution de ces sociétés non capitalistes ? » S’il n’en est rien, si, pour respecter l’orthodoxie marxiste, on doit maintenir le rôle primordial de l’économie, « on pourrait donc avancer l’hypothèse inverse selon laquelle la parenté, la religion ou le politique ne dominent que s’ils fonctionnent en même temps comme rapports de production, comme infrastructure. »

Que signifie encore une fois le fait mystérieux que la parenté, la religion ou le politique fonctionnent comme rapports de production ?

Le fait n’a rien de mystérieux, pourvu que l’on renonce à confondre avec une réalité le concept de mode de production que Marx a élaboré pour comprendre la réalité concrète des sociétés en faisant abstraction de ce qui constitue, dans leur formation et leur évolution, l’instance dominante.

Godelier a lui-même parfaitement souligné l’erreur du marxisme vulgaire :

« Chercher à découvrir les effets des conditions matérielles de l’appropriation de la nature sur le mode d’organisation de la société et les effets en retour de ces modes d’organisation sur les conditions matérielles, c’est séparer abstraitement les composantes d’une formation sociale, c’est en quelque sorte tenter d’assister à l’engendrement réciproque de toutes les composantes de cette société, à leur mise en place au sein d’une totalité concrète, dont la logique serait pour ainsi dire devenue apparente, reconstruite par la pensée. »

 

Si le concept de mode de production élaboré par Marx doit permettre de comprendre ce qui constitue la base de toute formation sociale ; l’on doit découvrir dans toute formation sociale, y compris les sociétés primitives, le lien qui unit les rapports des hommes entre eux à la production de leur vie matérielle.

 

Si, dans les sociétés primitives, les rapports de parenté ou les rapports politico-religieux peuvent remplir les fonctions de rapports de production, cela signifie que ces rapports sont intimement liés au procès matériel de la production par lequel les hommes transforment la nature pour s’approprier ses ressources.

Quel est le lien, à l’intérieur du mode de production, entre les forces productives (les capacités et les moyens que les hommes mettent en œuvre pour transformer la nature) et les rapports de production (c'est-à-dire les rapports qu’ils nouent entre eux dans ce procès de transformation de la nature) ?

C’est l’analyse marxiste du mode de production qui doit permettre de répondre à cette question.

 

B. L’analyse marxiste du mode de production

 

 

D’emblée le mode de production apparaît comme un rapport double : si on le considère du côté du rapport avec la nature, le mode de production est l’ensemble des forces productives, c'est à dire les moyens que les hommes mettent en œuvre pour produire leur vie: leurs conditions d’existence.

Et si, au lieu de regarder la production du côté des rapports de l'homme avec la nature, on la regarde du côté des hommes, ce mode de production est l’ensemble des liens, des rapports qui se sont instaurés entre eux pour mettre en oeuvre leurs forces productives.

 

Mais, est-ce aussi simple que cela ? Si l’on y regarde de plus près, on est amené à constater que les deux aspects du mode de production, tout en étant différents, constituent, dans la réalité, une unité indissoluble. Pour prendre immédiatement un exemple, sur lequel nous reviendrons: Dans le mode de production capitaliste, le machinisme industriel est à la fois une force productive en tant que mode de transformation de la nature et un rapport de production en tant qu’il est un mode de relations des hommes entre eux dans l’activité productive.

 

1. Les « forces productives » ne sont pas, en effet, réductibles aux instruments de travail, ni à « l’association rationnelle, dans une filière déterminée, de matériels ou matériaux, de connaissances scientifiques et de savoir-faire » ce qu’on appelle une « technologie ».

La nature elle-même fait partie des forces productives : Si la nature ne produisait pas elle-même, s’il n’y avait pas de forces naturelles, les hommes ne pourraient « forcer » la nature à produire ; « la nature, certes, est en elle-même indépendante de tout mode de production particulier ; mais c’est le mode de production qui « découpe », dans l’ensemble qu’elle constitue, la nature en tant que force productive concrète qui lui correspond – ainsi les ressources du sous-sol ou les chutes d’eau ne commencent à « exister » en tant que forces productives qu’à un stade donné du développement économique.

-le second élément des forces productives, c’est, sans aucun doute, les instruments de production proprement dits ; mais ceux-ci n’existent pas en eux-mêmes, indépendamment du mode de production défini par des rapports sociaux déterminés.

 

Marx écrit : « Assolements, engrais artificiels, machine à vapeur, métier à tisser mécanique ne peuvent être séparés de la production capitaliste, pas plus que les outils du sauvage et du barbare ne peuvent l’être de sa production. » De même, les moyens de production créés par la « révolution industrielle » du 19ème siècle « sont des rapports de production de la société bourgeoise…  Les machines ne sont pas plus une catégorie économique, écrit Marx, que ne saurait l’être le bœuf qui traîne la charrue. Les machines ne sont qu’une force productive. C’est l’atelier moderne, reposant sur l’application des machines, qui est un rapport social de production, une catégorie économique. »

Mais c’estle troisième élément des forces productives, qui constitue l’originalité du concept éla boré par Marx : ce sont les hommes eux-mêmes. Si on l’oubliait, il faudrait rappeler que, dans les sociétés esclavagistes, ils sont la force productive essentielle. Or, les hommes en question ne sont pas des individus abstraits, mais des producteurs historiquement concrets -esclaves, serfs, artisans, prolétaires-, dont l’individualité est entièrement liée aux rapports sociaux qui déterminent leurs capacités, leurs façons d’être et de penser.

Ainsiles forces productives considérées non dans l’abstrait, mais dans leur réalité historique, sont toutes en elles-mêmes des rapports sociaux, des rapports de production.

 

2. Dès lors que sont les rapports de production qui nous apparaissent comme des structures sociales indépendantes des forces productives ?

Il est clair d’abord que les structures sociales « correspondent » à des forces productives déterminées et en particulier à un certain état d’évolution des techniques : «  les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives. En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent tous leurs rapports sociaux ».

Si, par suite de l’illusion qui fait apparaître la technique comme une réalité indépendante, on réduit les forces productives aux instruments de production, on est tout près d’être victimes de l’illusion inverse, selon laquelle, par un « déterminisme technologique », l’évolution des forces productives, en l’occurrence des techniques de production, serait une variable indépendante qui produirait les structures sociales correspondantes, lesquelles, à leur tour, généreraient les superstructures : institutions et idées. C’est cette illusion qui a donné lieu à la déviation « stalinienne » du marxisme, selon laquelle il y aurait une « loi de correspondance nécessaire » entre le niveau de développement des forces productives et les structures sociales, permettant de comprendre comment se produit (pour ainsi dire mécaniquement) une révolution, quand la structure des rapports sociaux fait obstacle au développement des forces productives.

 

Que signifie donc le fait que les structures sociales « correspondent » à des forces productives déterminées ?

La réponse à cette question contient toute la novation de l’analyse marxiste :

Si les structures sociales correspondent aux forces productives, cela ne signifie pas que les forces productives génèrent des structures sociales, mais bien que les rapports sociaux, avant d’apparaître comme des structures indépendantes de la production, ne sont rien d’autre que des « rapports de production », c’est à dire une division technique du travail. Ils ne sont que l’autre face de la production, qui exige que les hommes instaurent entre eux, des rapports : une répartition des tâches, qui soient adaptés aux nouveaux moyens de production ,aux nouveaux instruments de travail qu’ils ont créés. Ce qui se manifeste à travers les rapports de production, c’est le caractère social du travail, qui n’est que l’autre face de la production matérielle.

 

Ainsi, explique L. Sève, « forces productives et rapports de production ne sont que des abstractions en dehors de leur unité contradictoire au sein d’un mode production historiquement déterminé. Décrire un mode de production en faisant l’inventaire de ses forces productives, c’est le considérer comme un mode de rapports des hommes avec la nature. Le décrire en caractérisant les rapports de production, c’est le considérer comme un mode de rapports des hommes entre eux ». Si l’on sépare ces deux faces du mode de production, c’est alors qu’on établit un lien de causalité mécanique entre eux comme s’il s’agissait de deux réalités distinctes.

Le point de vue historique confirme l’analyse abstraite dont nous sommes partis : la spécificité du lien qui unit les hommes à la nature, c’est d’être un rapport double : on ne peut pas comprendre le rapport des hommes à la nature sans analyser leurs rapports entre eux, et, réciproquement, on ne peut comprendre le rapport entre eux sans analyser leur rapport à la nature.

S’il y a un lien entre ces deux aspects que distingue l’analyse, c’est que l’unité de ces deux aspects est effectivement « réalisée », c’est que, dans la réalité, ils sont effectivement, indissolublement unis.  Cette réalité où se trouvent unis ces deux aspects de la production par les hommes de leur vie matérielle, est bien connue : c’est la « division technique du travail ».

 

La solution de la difficulté

 

 

Si dans les sociétés primitives les rapports de parenté fonctionnent comme rapports de production, c’est qu’ils constituent la forme primitive de la division sociale du travail.

 

  1. La découverte de Godelier

 

Godelier retrouve, au terme de sa réflexion, ce que l’analyse marxiste du mode de production, qui aurait du lui permettre d’éviter : le détour qui rend sa démarche ambiguë.

Il écrit : « Dans ces sociétés malgré la grande diversité des techniques employées pour produire ses conditions matérielles d’existence, l’homme reste la force productive principale. Là où, comme dans toute société, l’individu ne peut produire seul ses conditions d’existence et coopérer, ajouter ses capacités à celles des autres, s’instituent diverses formes de coopération, notamment entre les sexes et les générations. C’est ce procès qui est placé sous le contrôle de la société qui institue des règles pour l’alliance entre les sexes et fixent le statut des enfants qui naissant de ces alliances, bref qui opèrent ce contrôle à travers la production des rapports de parenté. On devine donc ici l’existence de chaînes de raison qui permettraient d’expliquer, à partir de la nature et de la composition interne des forces productives dont elles disposent, la place essentielle que jouent les rapports de parenté au sein des sociétés, où il n’existe pas de division sociale complexe du travail (entre ordres, entre castes, ou entre classes. »

 

Marx a clairement analysé dans le Capital ce que Godelier a tant de mal à expliquer.

 

 

  1. L’analyse de Marx

 

« Pour rencontrer le travail commun", c'est-à-dire "une forme d'association immédiate" qui ne soit pas un "système social des échanges", étranger aux producteurs particuliers, il n'est pas besoin de remonter à sa forme naturelle primitive. Nous en avons un exemple tout près de nous dans l'industrie patriarcale et rustique d'une famille de paysans qui produit pour ses propres besoins, bétail, blé, huile, lin, vêtements, etc ... : ces divers objets se présentent à la famille comme le produit de son travail (du travail en commun de tous les membres du groupe) et non comme des marchandises qu'ils échangent réciproquement.

Les différents travaux d'où dérivent ces produits -agriculture, élevage du bétail, tissage, fabrication de vêtements etc...- possèdent de prime abord la forme de fonctions sociales, parce qu'ils sont des fonctions de la famille qui a sa propre division du travail (sous forme de répartition des tâches) : ce sont les conditions naturelles -changements de saisons, différences d'âge et de sexe etc...- qui règlent dans la famille la distribution du travail et sa durée pour chacun.

La mesure de la dépense des forces individuelles apparaît ici directement comme caractère social des travaux eux-mêmes, parce que les forces de travail individuelles ne fonctionnent que comme organes de la force commune de la famille.

Résumons les caractéristiques, relevées par Marx, de cette "forme d'association immédiate" -la famille rustique- dont l'activité échappe au système de la production marchande:

1-Les produits du travail se présentent aux individus non comme des marchandises, produites par chacun d'eux, qu'ils échangent réciproquement mais comme les produits du travail en commun de tous les membres du groupe.

2-La production est (et apparaît aux individus) comme un processus social ayant pour but, non l'échange de marchandises entre eux, mais la satisfaction des besoins du groupe - des besoins sociaux.

3-Il existe bien une certaine "division du travail" entre les membres de la famille, mais les travaux particuliers, confiés à chacun, apparaissent dès l'abord comme une répartition des tâches à l'intérieur de la famille, comme des "fonctions de la famille".

 

Dès lors, dans cette forme d'association qui constitue le groupe social:

1) les rapports des individus entre eux dans la production ne sont pas (et n'apparaissent pas aux individus comme) un "système social" indépendant d'eux.

2) là où « les forces de travail individuelles ne fonctionnent que comme organes de la force commune de la famille", le travail individuel, c'est-à-dire l'emploi par l'individu de sa force et de son temps ont immédiatement pour lui un caractère social : il n’est qu’un moment des activités qui constituent la vie sociale.

 

La démarche de Marx a d'abord une portée économique : pour comprendre le système économique et social qui est le nôtre, il faut analyser la mutation historique décisive qui explique la genèse de ce système fondé sur la loi de la valeur : un phénomène économique, tel que l'apparition et le développement de la production marchande constitue une véritable mutation des rapports des hommes entre eux et avec la nature, qui ne manque pas de se traduire par des modifications très importantes de la conscience que les hommes prennent d'eux-mêmes et de leurs rapports.

 

Mais, pour une raison bien simple- dissimulée par le système lui-même, -parce que l'économie n'est rien d'autre que la production par les hommes de leur vie matérielle-, l'analyse de Marx a une tout autre portée : elle nous permet de comprendre ce qui constitue l’originalité irréductible de ces formations sociales antérieures au développement capitaliste de la production marchande.

En ces formes immédiates d'association antérieures à la production marchande, quels sont les rapports des hommes entre eux et avec la nature ? Comment appréhendent-ils les produits de leur activité matérielle (de leur travail), leurs propres rapports entre eux tels qu'ils s'instituent au cours de cette production de leur vie matérielle, et enfin quelle perception ont-ils de leur activité (de leur travail) et quelle conscience peuvent-ils prendre d'eux-mêmes (de leur individualité) ?

 

Cette analyse ne peut se faire que par comparaison et par différence avec notre propre appréhension des produits de notre activité économique, et des rapports qui constituent notre système social, avec la perception que nous avons de notre activité de travail, avec la compréhension que nous avons de notre vie individuelle et la conscience que nous prenons de notre individualité.

 

On ne peut traduire les différences qui séparent notre « système social » de ces formes primitives d'association que par un certain nombre de négations, qui sont autant d'étapes de l'analyse :

-Les produits du travail n'existaient pas comme valeurs, ni la production des richesses comme système économique

-Le partage des tâches dans ces formations sociales n'existait pas comme système de division du travail et les rapports des hommes entre eux ne constituaient pas un "système social".

-L'activité des individus n'était pas distincte de leur activité sociale et le travail particulier de chacun n'était pas perçu comme le moyen général -pour tout individu- de gagner sa vie, de satisfaire ses propres besoins. Et la consommation n'était pas perçue comme moteur de la production.

-Les conditions de travail (outils, lieux, méthodes et organisation de la production) n'étaient pas perçues comme moyens de la production, ni les conditions de vie comme moyens d'existence, mais les unes et les autres comme résultat de l'activité sociale productive.

-Le temps de travail n'était pas perçu comme une nécessité sociale imposant sa contrainte envahissante à l'emploi du temps individuel ; mais celui-ci se confondait avec les rythmes de la vie collective.

-Les hommes n'avaient d'autre conscience de leur individualité que leur appartenance au groupe, manifestée par des symboles, et, à l'intérieur du groupe, leur accession à certaines fonctions ou dignités, toujours confirmée par des mythes et des rites.

 

Cette analyse nous permet d’éclairer l’avènement de l’humain - ce que nous appelons la culture - inséparablement lié à la production matérielle de la vie.

 

 

Conclusion : De la production de la vie matérielle à la culture

 

Baudrillard résume parfaitement l’originalité des formations sociales primitives lorsqu’il écrit :

« Le symbolique met en place une relation d’échange où ne peuvent s’autonomiser aucune des positions respectives »(qui sont celles qui caractérisent le système ( le mode de production) capitaliste :

- ni le producteur par rapport au produit

- ni le producteur par rapport à l’usager (au consommateur)

- ni le producteur par rapport au travail (qui constitue son activité concrète)

- ni l’usager ( le consommateur) par rapport à ses besoins

- ni le produit par rapport à son utilité

 

a) la dichotomie entre le producteur et son produit apparaît dès l’avènement de l’économie marchande, quand le produit revêt la forme de la marchandise ;

 

b) la dichotomie entre le producteur et l’usager se produit à partir du moment où l’utilité des choses,- des produits-, apparaît comme une propriété des marchandises, immédiatement offertes à la consommation ;

 

c) la dichotomie entre le producteur et son travail apparaît dès le moment où le travail n’est plus qu’un moyen de vivre ;

 

d) la dichotomie entre l’usager et ses besoins se produit à partir du moment où la consommation détermine la valeur d’usage des choses.

 

 

1) L’obstacle

 

Toutes ces dichotomies sont le résultat de l’autonomisation des rapports de production consécutive à l’appropriation privée des forces productives.

Cette mutation qui s’accomplit avec la forme capitaliste de l’économie marchande a un triple effet :

 

1. Dans un monde où les produits sont devenus des marchandises, dont la valeur se confond avec leur utilité, la vie matérielle des hommes semble se réduire (et se réduit effectivement pour ceux qui ne disposent que des moyens de subsistance) à la satisfaction des besoins.

 

2. Là où le travail est devenu une force productive comme une autre et pour les hommes un simple moyen de vivre, l’activité proprement humaine se situe hors de la sphère de la production.

Et les rapports proprement humains se situent dans le domaine des relations intersubjectives.

 

3. Là où les capacités de l’individu sont déterminées par son appartenance sociale, la personnalité n’est plus que la quête ou la manifestation de soi.

 

Ce sont ces obstacles qui interdisent de comprendre la signification anthropologique de la production par les hommes de leur vie matérielle

 

 

2) la signification de la production matérielle de la vie

 

Si la production de la vie matérielle n’est pas seulement la présupposition de toute existence et de toute activité humaines, mais aussi la base de l’histoire, c’est parce qu’elle ne produit pas seulement les moyens « matériels » d’existence, mais parce qu’elle est le lieu où se produisent cette existence et cette activité elles-mêmes, parce qu’elle détermine leur contenu et leur assigne leur loi de développement essentielle ; mieux : parce qu’elle est le lieu om se produisent les hommes eux-mêmes.

Les hommes produisent non seulement de quoi satisfaire leurs besoins (comme il apparaît dans l’univers de la consommation), mais leurs besoins eux-mêmes à travers les objets qu’ils produisent. L’activité pratique n’est pas seulement la mise en œuvre de capacités acquises (comme il apparaît au travers des limites d’une existence bornée), mais bien le lieu où les capacités des individus trouvent la base de leur développement. L’histoire n’est pas une évolution naturelle qui s’imposerait comme le lieu des hasards (même si elle semble échapper aujourd’hui à la volonté des hommes) : elle est le procès du développement de l’individualité humaine.

Ce que nous désignons comme civilisation ou comme culture se confond avec ce procès historique de réalisation de l’humanité au travers du développement sans fin de l’individualité humaine.

 

 

 

 

 

 

 

 
 
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