La morale : le point de vue déontologique
Exposé de la morale de Kant
Et discussion critique
I. La morale de Kant
Au sens strict du mot, il n’y a pas de morale kantienne : le contenu de cette morale est celui de l’Evangile , revu par un protestant piétiste, qui, à travers la lecture de J.J.Rousseau, a connu la philosophie des Lumières, et reconnu dans la révolution française un sursaut de l’humanité vers la raison et la vertu.
Il se donne pour tâche de définir « le concept universellement reçu de la moralité », pensé dans les limites de la simple raison.
Le point décisif est que toute obligation morale ne peut dériver d’intérêts empiriques, c’est à dire liés à notre nature sensible, non seulement la recherche du plaisir, mais même le principe du bonheur ou du bien-être.
La « moralité » ne peut se confondre avec la recherche d’aucun bien que la volonté se donnerait pour objet de réaliser : elle n’est nulle part ailleurs que dans « la bonne volonté », c’est à dire cette volonté à travers laquelle se manifeste cette autonomie qui est l’essence même de l’homme.
Au seuil des Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant écrit :
« De tout ce qui est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse être tenu pour bon, sinon la bonne volonté. »
A) Définition de la moralité
Si l’on interroge la conscience commune, c’est bien sous la forme du devoir que chacun appréhende l’action morale, en la distinguant de tout autre ; bien des impératifs s’imposent à nous dans la vie quotidienne, mais ils sont liés à certaines conditions ( que Kant appelle pour cette raison « des impératifs hypothétiques ») auxquelles il faut se soumettre pour mener l’action à bonne fin. Ce qui caractérise l’action morale, c’est qu’elle s’impose à nous « inconditionnellement ».
Cette obligation, Kant l’appelle « impératif catégorique » , ( pour l’opposer aux impératifs hypothétiques) parce qu’il nous commande une action comme une fin en soi, sans soumettre la poursuite de cette fin à des conditions extérieures telles que les circonstances ou les moyens qui permettent de la mettre en œuvre. Un précepte comme « tu ne dois pas mentir « s’impose inconditionnellement, quelles que soient les circonstances.
En obéissant à un principe extérieur à la volonté, fut-ce un commandement de l’évangile, on soumet la volonté à un principe d’hétéronomie, qui convertit l’obligation en un impératif hypothétique : tu observeras tel ou tel commandement, si tu veux mériter le ciel.
Alors que toutes nos actions se proposent un but extérieur à notre volonté, une fin qui exige la mise en oeuvre de moyens, l’action morale rattache la volonté directement à la loi : au devoir à accomplir, sans la subordonner à la poursuite d’un objet qui lui soit extérieur.
La loi morale ne se présente comme une contrainte qui s’exprime sous la forme d’un impératif, que dans la mesure où elle s’oppose à nos inclinations sensibles.
La moralité consiste dans l’acceptation d’un devoir que la raison représente à ma volonté comme nécessaire .
Cette « libre contrainte sur soi » a certes en chaque situation concrète un contenu - « une matière » - qui provient des circonstances, mais, si l’on fait abstraction de cette matière, il reste précisément ce qui constitue la forme de l’obligation morale : « la nécessité d’une action libre », dictée par la seule raison.
Remarque
Il y a sans doute une énigme : Si l’homme n’est rien d’autre qu’un être qui fait partie de la nature, comment peut-il dans certains cas agir sans être déterminé par quelque inclination?
Mais, la réflexion sur la connaissance ( que Kant a développé dans La Critique de la Raison pure) a permis de montrer que la nature, dont l’homme semble n’être qu’une partie, était, d’une certaine façon, inséparable de la connaissance (comme si elle était son œuvre). Cet être capable de « comprendre » la nature, ne faut-il pas qu’il la « dépasse » ( qu’il la « transcende ») ? Il faut bien admettre qu’en lui-même l’homme est autre chose q’une partie de la nature : un être tout entier soumis à ses lois.
Cette hypothèse à laquelle conduit la réflexion sur la connaissance se trouve confirmée par la réflexion sur l’action morale : l’homme est non seulement ce sujet qui dépasse la nature parce qu’il est capable par son intelligence d’en comprendre les lois, mais cet être qui est capable dese donner lui-même sa loi : L’autonomie est la clef de cette énigme qu’est l’homme.
Etre moral, c’est obéir à un devoir que nous nous édictons nous-mêmes en tant que sujet raisonnable et libre. Ce qui définit l’homme et le distingue radicalement de tous les êtres de la nature, c’est cette possibilité de se déterminer soi-même.
Le souci de Kant, en analysant ainsi le concept de la moralité, est de montrer que l’homme n’est pas seulement un être empirique soumis au déterminisme de la nature, parce qu’il est capable de se déterminer lui- même, en n’obéissant qu’à la seule raison.
Cette confiance en la raison renvoie à la philosophie des Lumières ; le souci de remettre à chacun le soin de juger de la moralité de ses actes relève de l’éthique protestante ; mais, en même temps, le piétisme de Kant lui enjoint de croire à l’existence du mal : Si l’homme est un être moral , il est aussi un être sensible, qui, comme tel, est soumis aux inclinations du corps , à la tentation de la chair.
Cette double approche soulève le plus grave problème de la réflexion éthique de Kant : Si l’homme, en tant qu’être raisonnable et libre, est seul juge de la moralité de ses actes, comment peut-il être certain, en tant qu’être sensible, qu’il agit purement par devoir et non par inclination. N’est-ce pas dire que la moralité relève de la pureté de l’intention ?
Sans doute est-ce la raison qui conduit Kant à décliner l’obligation morale sous la forme de trois maximes, qui sont pour ainsi dire les critères qui doivent permettre à la raison d’appliquer la loi morale en chacune de nos actions :
B) Les trois maximes de l’impératif catégorique
-
La troisième maxime,
qu’il faut examiner en premier parce qu’elle exprime le principe même de la moralité, s’énonce ainsi :
« Agis toujours de telle sorte que tu considères ta volonté raisonnable comme instituant une législation universelle ».
Cette maxime ne fait qu’exprimer la notion d’autonomie : Etre moral, c’est obéir à un devoir que nous nous édictons nous-mêmes comme sujet raisonnable et libre. Pour être certain que telle ou telle de nos actions est morale, il faut pouvoir affirmer qu’elle n’est motivée par aucun intérêt, aucun mobile sensible (ni sentiment ni passion), voire aucune raison particulière qui pourrait s’expliquer par la poursuite d’un but déterminé, autrement dit que cette action n’est pas motivée par rien, sinon par la raison pure.
Rappelons que la Raison pure est précisément en l’homme cette faculté – cette disposition de l’esprit -, dont la dialectique transcendantale a montré qu’elle était naturellement conduite à dépasser la série des conditions que notre intelligence ( notre entendement) met en œuvre pour expliquer n’importe quel phénomène – aussi bien un acte humain q’un événement naturel – en l’insérant dans une relation de causalité.
C’est ainsi, expliquait Kant, que, par cette disposition de l’esprit, nous forgeons des Idées à proprement parler métaphysiques, parce que, à la différence des concepts élaborés par l’intelligence pour comprendre les phénomènes, elles dépassent les conditions de toute expérience possible vers une totalité inconditionnée : L’idée d’un Univers à partir de la série des phénomènes qui sont l’objet de la science ; l’idée d’une âme à partir de tous nos états de conscience ; l’idée de Dieu, c’est à dire d’un Sujet en qui serait réalisée l’unité de l’être et de la pensée.
Que l’Homme puisse former ces Idées, cela suppose qu’il n’est pas lui-même tout entier soumis à ces déterminations, par quoi la connaissance établit des relations de causalité entre les phénomènes de l’expérience.
Et, c’est bien cette hypothèse à laquelle a conduit La Critique de la raison pure, que vient confirmer, consacrer La Critique de la Raison pratique. En effet, en analysant le concept de moralité, on est amené à reconnaître qu’il ne peut y avoir d’action morale que si l’homme est lui-même la cause de ses actes, capable de se déterminer lui-même.
Dès lors, se donner à soi-même sa loi, - ce qu’on appelle autonomie, n’est-ce pas le critère même – le seul critère de la moralité ?
On mesure dès à présent l’extraordinaire enjeu de la réflexion morale de Kant : Si l’homme n’est pas en mesure de s’instituer lui-même comme la cause – l’origine absolue – de ses actes, sans doute doit-il, en son for intérieur, reconnaître qu’il n’est pas un homme.
Cette idée renvoie à la société idéale, telle qu’elle a été définie par Rousseau dans le Contrat social , où les hommes sont libres dans la mesure où ils ont accepté d’aliéner leurs volontés particulières, conditionnées par leurs intérêts, à une volonté générale , incarné par le souverain, qui n’obéit qu’à la raison.
La démarche est analogue : Il ne peut exister de société proprement humaine que si les individus sont capables d’agir en faisant abstraction des intérêts particuliers qui les déterminent. Mais, interroge Rousseau, pour n’être pas aliénés par leurs intérêts ( par un déterminisme économique) ; ne faut-il pas que les individus acceptent d’aliéner leurs volontés particulières et, pour ainsi dire mettent entre parenthèses ce qui jusqu’à présent constitue leur individualité ?
C’est ce principe d’autonomie ( par quoi l’homme est la source de ses actes), dont il nous faudra comprendre pourquoi il apparaît à la réflexion comme le fondement de la moralité et du lien social :
- Pourquoi l’individu qui s’interroge la valeur de ses actes et du lien social, est-il conduit à faire abstraction des conditions concrètes qui déterminent son action ?
Cette maxime sous-tend les deux autres :
-
La première maxime exprime l’exigence d’universalisation :
« Agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle »
Pour savoir si la maxime, c’est à dire le précepte que met en œuvre mon action est acceptable, je dois me demander si, sans se contredire, elle peut prendre la forme d’une loi valable partout et pour tous.
Cette maxime est si évidente qu’elle a été exprimée de façon triviale par le bon senspopulaire sous la forme : Que se passerait-il si tout le monde en faisait autant ? Si je m’autorise à mentir et que tout le monde en fait autant, il n’y a plus de commerce ou de contrat possibles fondés sur la confiance. Bien pis si, dans certaines circonstances, je m’autorise à tuer !
Tout en reconnaissant l’usage pratique de cette formule, Kant montre que, sous cette forme elle ne peut être universelle, car elle ne contient ni les devoirs envers soi-même ( je dois respecter ma parole), ni les devoirs de bienfaisance (je dois faire du bien à autrui même si je n’en attends rien en retour).
Si la maxime de l’action doit être universalisée, cela signifie que l’obligation morale ne souffre aucune exception : le devoir s’impose, quelles que soient les circonstances et, sans doute aussi, quelles que soient les conséquences de nos actes.
Dans ces conditions, nous devrons nous poser la question : Comment la morale peut-elle s’appliquer dans la pratique par un agent, dont l’action n’a jamais lieu que dans des circonstances concrètes qu’il doit prendre en compte, et ne manque pas de produire des effets dans le monde, dont il doit assumer la responsabilité ?
Peut-on fonder l’action morale sur l’autonomie de l’individu par quoi il est responsable de la moralité de ses actes, en excluant de la responsabilité non seulement les conditions qui sont partie de la vie concrète de cet individu, mais aussi les conséquences qui sont inséparables de son action concrète, qui a lieu dans le monde ?
-
La seconde maxime
se déduit logiquement de la première, mais elle semble bien porter sur une matière : l’humanité comme fin en soi
Elle s’énonce ainsi :
« Agis toujours de telle sorte que tu traites l’humanité en toi comme chez les autres comme une fin et jamais comme un moyen. »
Si tout homme est un être raisonnable et libre, il vaut de façon inaliénable comme une fin en soi. Source autonome de la moralité, l’être humain a comme tel « une valeur intrinsèque, c’est à dire une dignité ».
C’est cette dignité inhérente à l’être humain qui permet de le considérer comme une personne par opposition à une chose qui sert de moyen.
Ainsi est forgé par Kant le concept de respect de la personne humaine qui joue un si grand rôle dans la réflexion éthique de notre temps, en particulier dans la bioéthique.
Cette maxime énonce un devoir négatif : Je ne saurais traiter l’homme comme un moyen, ce qui aliénerait sa liberté., en le transformant en esclave de ma fin (de mes buts).
Elle prescrit un devoir positif : « C’est en soi, écrit Kant, le devoir de l’homme que de se faire une fin de l’homme en général. »
Il faudra examiner comment l’usage de cette maxime intervient dans les jugements et la pratique de notre temps :
Exemples :
-
l’usage de la maxime sous la première forme : ne jamais traiter l’homme comme un moyen :
La maxime interdit toute expérimentation sur le corps humain, réduisant le corps humain à une pure chose ; elle interdit également tout marchandisation du corps telle que la vente d’organes.
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l’usage de la maxime sous sa forme positive, enjoignant de considérer la personne humaine comme une fin en soi intervient dans de nombreux domaines :
En bioéthique
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respect de la personne ; exemple de l’embryon ( I .V.G., thérapigénie etc)
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respect de la vie : question de l’euthanasie
Au plan juridique :
interdiction de la peine de mort
traitement des détenus et des prisonniers
Au plan social
Réglementation des conditions de travail
Détermination des conditions de vie dignes d’un homme
Pour Kant, cette idée de l’homme, compris et reconnu comme « fin en soi », permet de concevoir, au moins à titre d’idéal, un « règne des fins en soi », un monde des personnes où tous s’estiment et se traitent réciproquement comme des fins en soi.
4) Le respect
Ici se dévoile clairement la démarche idéaliste de Kant.
Dès lors que l’être humain possède « une vie intérieure absolue », « il force au respect de lui-même toutes les autres créatures raisonnables. »
Si l’action morale est un acte qui n’obéit à aucune motivation, c’est que l’homme est capable d’éprouver un sentiment qui n’emprunte rien à sa nature sensible. Ce sentiment « unique en son genre », « exclusivement produit par la raison », c’est le respect.
Le respect n’a pas d’autre objet que la loi morale et il ne s’adresse à l’autre qu’en tant qu’il est un sujet libre et raisonnable, c’est à dire une personne. Un individu peut bien n’être pas estimable en tant que tel et dans sa conduite, il n’en a pas moins à titre de personne « une dignité imperdable », qui m’oblige – en conscience – à le traiter comme « fin en soi. »
Dans l’éthique contemporaine, le respect de la personne : de sa dignité d’être humain - devient la maxime principale, voire exclusive de la moralité.
II. Discussion critique
1) Le fondement de la morale
a) La première question est celle-ci :
-D’où viennent les impératifs moraux : le contenu des devoirs ?
D’un point de vue biographique et historique ( celui que nous avons évoqué), la réponse ne fait pas de doute : le souci de Kant et le ressort de sa réflexion, c’est de consacrer les valeurs de la religion chrétienne, sans référence aux dogmes de la religion, en les faisant apparaître comme immanentes à la conscience de l’homme en tant que tel.
Cela explique la reprise de la réflexion kantienne par l’éthique contemporaine qui doit fonder ces mêmes valeurs dans la dimension laïque d’un Etat républicain.
En fondant la morale sur la forme universelle de l’obligation, Kant a mis entre parenthèse la question du contenu des impératifs.
Une telle façon de voir suscite un doute majeur, écrit Lucien Sève : Où est la preuve que ce prétendu fait a priori n’est pas en réalité un acquis de la conscience individuelle et/ou collective ?
Cet « a priori » du contenu de la morale est mis en cause dès le milieu du XIX°siècle par Marx qui analyse la base historique et sociale des idéaux, par Nietzsche qui trouve dans la volonté de puissance l’origine de la création des valeurs, par Freud qui voit dans la morale la sublimation des conflits, jusqu’à la sociologie qui, rattachant la morale à l’évolution des mœurs, explique la transcendance des valeurs par leur appartenance à la conscience collective.
Quelle que soit l’interprétation, la question est posée de la base de la morale et de la genèse des valeurs. C’est à cette question que toute réflexion sur la morale doit répondre si elle veut comprendre le lien de la morale avec la pratique sociale (et politique) des hommes.
Mais, nous l’avons vu, la réflexion de Kant se réclame d’une analyse de la moralité telle qu’elle est appréhendée par la conscience commune.
A suivre l’analyse de Kant, la moralité, est tout entière suspendue à la représentation d’une loi obligeant du dedans notre volonté.
b) Voici la deuxième question : d’où dérive cette représentation elle-même du devoir par les agents ? D’où vient que les individus, lorsqu’ils ont conscience de se conduire moralement, se représentent la moralité comme une obligation ?
Cette question est, pour Kant, sans objet : C’est un pur fait de la raison.
Elle est pour nous essentielle.
Comment comprendre que la transcendance des valeurs s’imposent à nous sous la forme des impératifs moraux, ( c’est à dire de contraintes), pendant que, dans le même temps, l’obligation d’y souscrire ou, selon Kant, de les respecter, est immanente à la conscience de l’individu que nous sommes ?
C’est le secret de ce qu’on appelle « la conscience morale » qu’il faut mettre à jour, si l’on veut comprendre l’« inhabileté fatale » (selon l’expression de Ricoeur) qui semble liée à cette mise en pratique des valeurs, qu’on désigne par le terme d’éthique.
C’est cette inhabileté qu’il faut maintenant explorer, qui risque bien de se révéler comme un divorce entre la morale et l’action concrète.
L’universalisation du principe qui est le premier critère de l’obligation morale d’un acte peut-elle nous permettre de mettre en pratique la moralité ?
2) le formalisme : l’universalisation ou le divorce de la morale et de la pratique
Dans les situations concrètes où nous sommes engagés, dans ce monde qui est celui de l’homme, l’universalisation d’un principe peut-elle constituer une règle de conduite ?
a) Dans la pensée 385, intitulée « pyrrhonisme », Pascal écrivait, en désignant ce monde-ci et réfléchissant sur la condition humaine :
« Chaque chose est ici vraie en partie, fausse en partie..Rien n’est purement vrai du pur vrai ; et ainsi rien n’est vrai en l’entendant du pur vrai. On dira qu’il est vrai que l’homicide est mauvais ; oui, car nous connaissons bien le mal et le faux. Mais, que dira-t-on qui soit bon ? La chasteté ? je dis que non car le monde finirait ? Le mariage ? non ; la continence vaut mieux. De ne point tuer ? Non, car les désordres seraient horribles et les méchants tueraient les bons. De tuer ? non, car cela détruit la nature. Nous n’avons ni bien ni vrai qu’en partie et mêlé de mal et de faux. »
Malgré son titre cette pensée n’est pas une profession de scepticisme contestant la valeur de la connaissance, mais une réflexion sur le statut de la vérité : la position de l’homme au sein de l’univers ( ce que nous nommons aujourd’hui :la condition humaine) est telle qu’il n’a pas accès à des vérités absolues, de sorte qu’aucun principe moral ne saurait lui servir de règle en cette vie :
-
Tu ne tueras point.
-
Oui, mais qui ?
-
Personne.
-
Dans quels cas ?
-
Jamais.
L’éthique ne saurait être l’application de principes, de ces impératifs catégoriques énoncés dans les Dix Commandements ; et Pascal écrit : « Comme la vraie éloquence se moque de l’éloquence ( qui voudrait appliquer les principes de la rhétorique), la vraie morale (l’éthique) se moque de la morale (qui consisterait en l’application des principes). »
b) L’émergence et le développement des Comités d’éthique à notre époque illustrent l’aporie que rencontre la réflexion morale quand il s’agit d’appliquer les impératifs dans la pratique : Partant de la démarche kantienne, pour affirmer l’universalité de la valeur de la vie humaine, l’éthique est confrontée à la difficulté de définir dans les cas concrets, qui sont liés à l’évolution des savoirs et des techniques, ce qu’impose le respect de la vie.
Illustrons la question par un débat majeur, dont nous empruntons les termes à Lucien Sève, dans son livre « Pour une critique de la raison bioéthique » :
Doit-on réanimer un nouveau-né affligé d’une maladie génétique actuellement incurable ou refuser de procurer assistance à un cancéreux en phase terminale qui la réclame ?
En ce débat il est plus facile de s’accorder sur le respect de la personne que sur une définition de la vie que l’on veut sacrée, mais dont le concept consacre la confusion entre l’existence personnelle et l’existence biologique.
Or la distinction a été rendue évidente dans les «états végétatifs », où la vie organique peut-être perpétuée, alors que la mort cérébrale est irréversible. Et, tout le monde ne convient-il pas, qu’en de tel cas « débrancher » les circuits d’assistance est non seulement admissible, mais souhaitable ?
C’est reconnaître que le respect de la vie personnelle ne saurait coïncider avec la conservation à tout prix de la vie organique. Et, dès lors vient le débat idéologique qui fait de l’euthanasie un problème moral majeur ?
Voici le paradoxe : Au moment où la biologie achève d’établir que la vie est le pseudonyme de niveaux de la matière et que, selon l’expression de François Jacob, « le vitalisme a perdu toute fonction », c’est alors que l’on voudrait suspendre l’éthique au simple respect de la vie !
L’argument du « laissez-les vivre ! » employés par les adversaires de l’IVG, qui montre bien comment la sacralisation de la vie est liée à une idéologie religieuse. La loi Weil de 1975, autorisant l’IVG, n’a jamais institué un droit à l’avortement, c’est à dire à la suppression de la vie, mais a seulement dépénalisé cet acte en cas dûment établi, de la « détresse » de la femme enceinte. Et cela pour mettre un terme à l’immense dommage des avortements clandestins.
Pas plus qu’il ne s’agissait dans l’IVG d’accorder un droit sur la vie, mais seulement de résoudre une question sociale en dépénalisant l’avortement médicalement pratiqué dans des conditions strictement définies et limitées, de la même façon, l’euthanasie ne consiste pas à autoriser une quelconque atteinte à la vie, mais bien seulement à dépénaliser un acte médical.
Cela veut dire que, dans le cas du débat idéologique qui est à l’ordre du jour concernant la réanimation, il faut affirmer, dut-on heurter, qu’il n’y a pas de problème moral. C’est en fonction de critères objectifs que les médecins réanimateurs, en accord avec toute l’équipe médicale, prennent la décision de « débrancher » le patient ou de ne pas réanimer le nouveau-né.
De quoi s’agit-il dans ce débat qui revêt une forme idéologique opposant les adeptes de la sacralité de la vie et les partisans de la qualité de vie. Il ne s’agit pas de savoir si le droit à la vie est imprescriptible, parce que toute vie singulière ( qu’elle soit ou non un don de Dieu) est irremplaçable, ni non plus de savoir si « elle vaut la peine d’être vécue », car il s’agit d’un jugement de valeur : Il s’agit tout simplement de savoir si la vie est « viable ».
Pourquoi le débat ne s’éteint-il pas ? Pourquoi les uns ne peuvent-ils convaincre les autres ?
Non pas seulement pour des raisons idéologiques, mais parce que l’idéologie met en œuvre non pas un savoir mais une Idée, c’est à dire un idéal ou une valeur dont la transcendance reste une énigme.
C’est l’idée de personne qui, en raison même des progrès de la biomédecine, se trouve investie dans la sacralisation de la vie. Et, c’est le contenu de cette idée qu’il faut éclairer pour comprendre son irrépressible résurgence à notre époque.
Sans entreprendre ici un historique de ce contenu culturel, il est clair que l’idée de personne, liée étymologiquement à l’idée de personnage, renvoie dans les sociétés traditionnelles à une identification de l’individualité par le rang social, pour faire place avec l’avènement de la bourgeoisie au concept d’individu, sujet abstrait du contrat, et ne retrouve sa place et son rôle dans l’idéologie de notre époque que pour les raisons analysées par tous les sociologues : Ce sont d’importantes mutations structurelles qui, mettant en cause les statuts sociaux, font naître cet immense besoin de personnalisation qui, à défaut de réelles possibilités de développement, s’investit dans toutes les manifestations de l’humain transformées en choses: le système des objets, les apparences du corps ou, comme ici, la vie sacralisée comme essence de la personne.
Sans doute faut-il aller plus loin pour préciser l’aporie hors de la question de la vie, qui, dans la mesure où elle est sacralisée, peut être considérée comme un cas limite.
c) Une réflexion sur le mensonge (que nous avons menée par ailleurs) permet de mettre en jeu l’universalisation du devoir de véracité dans tous les cas concrets, dont on pourrait étendre l’inventaire :
1) au cœur des relations personnelles,
- Cet élève ne doit-il pas dissimuler à ses parents qu’il fume régulièrement des « joints », en compagnie de ses camarades ?
- Dans cette union conjugale prolongée par une existence commune et une vie de famille, l’un ne doit-il pas dissimuler à l’autre une infidélité ?
- Tel ami ne doit-il pas dissimuler à l’autre qu’il désapprouve son choix ou sa conduite ?
2) Au cœur des relations professionnelles,
- Tel candidat à l’embauche ou tel salarié ne doivent-ils pas dissimuler à l’employeur une circonstance personnelle (d’ordre biographique ou médical) qui n’a pas d’incidence directe sur l’exécution du contrat ?
- Un médecin ne doit-il pas dire ou dissimuler la vérité sur une maladie à son patient, à ses proches, ou à un tiers?
- Un prêtre, qui a connaissance d’un délit ou d’un crime à travers la confession ne doit-il pas prendre l’initiative d’informer la justice en lui désignant le coupable?
- Un journaliste ne doit-il pas retenir et conserver pour soi une information qui pourrait nuire à un homme ou à une collectivité, voire à un Etat ?
3) Au plan politique,
- Un responsable politique ne doit-il pas dissimuler à l’opinion une menace à la sécurité publique ou un risque sanitaire potentiel ?
- Un citoyen ne doit-il pas dissimuler à un ennemi qui l’interroge une information susceptible de servir contre ses concitoyens ou ses camarades ?
La façon même dont nous sommes amenés à formuler les questions, qui suggère une réponse tantôt négative tantôt positive, montre que l’éthique consiste à juger au cas par cas, en tenant compte des circonstances, en évaluant les conséquences. L’éthique ne peut être nulle part ailleurs que dans « ces jugements en situation ». N’est-ce pas cette morale en situation, où la règle universelle doit être adaptée à chaque cas particulier qu’Aristote désignait déjà par le terme de « phronèsis » et que les Latins traduisaient par « prudentia » ? Mais, cette morale n’est-elle pas très proche d’une morale de situation ou de circonstance ? Même s’il ne s’agit pas de la casuistique que Pascal condamnait dans Les Provinciales, où il reprochait aux jésuites de justifier cas par cas ce qu’ils faisaient profession de condamner absolument, il n’en reste pas moins que ces jugements en situation risquent bien de n’être que les justifications de décisions dictées par les circonstances, « opportunistes », voire pusillanimes, qui visent à préserver nos relations, nos affections, nos intérêts, en nous donnant « bonne conscience » ?
Nous sommes amenés à nous poser la question : Dans ces situations concrètes la morale qui s’incarne dans l’universalité des principes est-elle en cause ? Les choix que chaque situation concrète –objective – exige de nous relèvent-ils de la moralité ?
Si la morale est hors champ, parce qu’elle est entièrement inopérante dans le choix qu’exige la situation, on ne peut non plus, dans ces situations objectives, - quel que soit le choix, mettre en cause la moralité de l’individu.
Reprenons quelques exemples pour mettre à jour le secret de l’obligation morale ( telle qu’elle est vécue par l’individu l’obligeant du dedans) , qui consacre l’inscription du mensonge au nombre des péchés capitaux.
Cet adolescent est-il moralement condamnable qui a pris la décision de ne pas avouer à ses parents qu’il fumait du cannabis soit par crainte des conséquences ou au contraire par sollicitude pour eux ?
Sans doute, en premier lieu, parce que l’usage du cannabis, à la différence du tabac et de l’alcool, juridiquement condamné comme un délit, constitue un interdit social. Mais, si cet interdit apparaît moralement comme une faute, ce n’est pas parce qu’il n’est pas « légalisé », mais parce que les mœurs n’ont pas effectivement changé. L’impératif moral repose tout entier sur la croyance en la nocivité du canabis. Le mensonge de cet adolescent n’est que l’envers de cette croyance qu’il ne peut, en tant qu’individu, mettre en cause qu’en niant ce qui apparaît comme un fait : - une donnée qui restera « vraie », jusqu’à ce que, socialement, quelque chose ait changée. Comme pour le tabac et l’alcool, quelle valeur peut avoir la condamnation morale du cannabis, tant que les intérêts financiers qui sont en jeu mais aussi les conditions économiques et sociales qui provoquent l’usage de drogue, ne sont pas effectivement mis en cause par un changement social des conditions d’existence.
Mais, il y a plus : si cet adolescent intériorise l’interdit jusqu’à éprouver une culpabilité, ce n’est pas parce qu’il reconnaît la nocivité du cannabis ; c’est parce qu’il ne peut pas avouer le fait à ses parents sans mettre en péril ses rapports avec eux, fondés sur un complexe d’autorité et d’affectivité, qui est lié à la structure même de la famille.
- Ce mari a sans doute bien fait de ne pas mettre en cause une union qui s’avère durable, scellée par des sentiments profonds ; mais pourquoi éprouve-il cette décision, - qu’on appelle mensonge par omission - comme une faute, et se sent-il coupable ? On peut répondre brièvement : - parce que la « valeur » du mariage et de la famille n’est rien d’autre que l’objet d’une croyance ; mais il faut aller plus loin : si cette croyance s’impose à l’individu comme un impératif à respecter, au point de se sentir coupable s’il y déroge, c’est parce que la relation de couple, « instituée » (sinon encore « consacrée ») par le mariage ; est vécue – nonobstant la relation personnelle qui peut être forte – comme un lien social qui, comme tous les rapports sociaux, est intangible, durable parce que figée à la manière des choses, comme si elle n’avait besoin, comme tout rapport humain, d’être sans cesse enrichie, renouvelée. La fidélité, loin d’être le respect du devoir conjugal, n’est rien d’autre que cette nécessité pour le couple, comme pour tous les hommes, de prendre en mains le devenir de leurs rapports.
- Pourquoi le salarié a-t-il pris la bonne décision, à l’encontre de tout impératif de véracité, en dissimulant à l’employeur lors de l’embauche une circonstance biographique ou médicale ? il reste encore vrai aujourd’hui qu’une jeune femme ne doit pas dire qu’elle est enceinte, tel autre qu’il est handicapé (quand le handicap n’est pas apparent), ou bien qu’il est séropositif ? Sa décision ne déroge pas à une obligation morale, mais répond à une nécessité vitale ; celle d’obtenir un emploi dans un système social où le recrutement d’un salarié ou d’un collaborateur est fondé tout autant sur l’estimation de sa productivité que sur l’appréciation de ses capacités.
- Pourquoi la déontologie voulait-elle qu’un médecin dissimulât à son malade la vérité sur sa maladie ? non par devoir d’humanité (qui eut été mal compris), mais parce qu’il voyait en lui « un patient » plutôt qu’un homme. Le changement de la déontologie est intervenu non pas seulement à cause d’un progrès culturel (mettant en avant la dignité de la personne humaine), mais par une avancée de l’approche clinique, montrant que la thérapeutique de la maladie avait tout à gagner de la collaboration du malade. Il n’empêche que bien des médecins restent dépourvus devant cette pratique nouvelle, pensant que dire la vérité consiste à énoncer le fait, sans expliquer ni le diagnostic ni le pronostic.
Seul le développement de la pratique, lié à une réforme hospitalière, transformant les rapports avec le malade, relèguera comme un vestige du passé la politique du mensonge.
- Il faudrait analyser pourquoi la pratique du mensonge apparaît comme l’essence de la politique, qui semble exclure, sinon bafouer, la morale.
Dans un système social fondé sur la division de la société en classes, il est naturel que les hommes politiques, tentent de faire triompher une politique favorable – et, sans doute, exclusivement favorable – aux intérêts qu’ils représentent. Mais, dans un système politique fondé sur l’égalité « en droits » des citoyens, là où l’Etat apparaît comme une autorité indépendante de la société civile, ayant pour fin le service de l’intérêt général, les hommes politiques, qui font partie intégrante du système, ne peuvent faire triompher à tout prix et par tous moyens (que souvent la morale hypocritement condamne !) les intérêts qu’ils servent, qu’en sauvegardant les apparences : en se présentant comme les représentants de l’intérêt général dans la gestion des affaires intérieures, comme les garants des droits des citoyens et des valeurs républicaines, et, à l’extérieur, au plan international, comme les défenseurs des intérêts de la Nation.
On pourrait, en dénonçant l’hypocrisie de la morale, qui profite aux adversaires du régime, affirmer que tous les « politiques » sont condamnés au mensonge.
L’impuissance des hommes politiques à changer les choses, dans un sens ou dans l’autre, sans s’appuyer sur les forces sociales en présence ( ou satisfaire à leurs exigences) par simple « bonne volonté », est purement et simplement un fait. En admettent qu’ils le veuillent, et supposant – jusqu’à ce point de notre analyse, les meilleures intentions, ils avouent eux-mêmes qu’ils sont soumis à des impératifs dits économiques, qui les dépassent.
L’affaire du sang contaminé est exemplaire : Le désastre sanitaire est le résultat d’une logique de rentabilité financière, dont les hommes politiques au gouvernement ont permis, en toute connaissance de cause, qu’elle fût mise en œuvre dans les organismes contrôlés par l’Etat.
Tout se passe comme si les hommes d’Etat étaient handicapés d’éthicité célébrant les valeurs que leur pratique contredit.
Mais, si l’exemple illustre l’impuissance et l’hypocrisie de la morale, il démontre bien davantage : le leurre et l’hypocrisie de la moralité elle-même fondée sur la notion d’autonomie et de responsabilité individuelle.
La stratégie et les termes mêmes de la défense des hommes politiques, prodigieusement résumés par la formule : « responsables, non coupables », est la négation pure et simple de la moralité, tellement évidente qu’elle est incompréhensible. Cela signifie très exactement : N’est pas coupable celui qui est responsable, parce que la moralité est indépendante des conséquences de l’acte. Comment pourrait être coupable des conséquences d’un acte qui par définition n’ont pas eu lieu ( puisque la conscience- morale ou non- est toujours un présent) : Le mensonge par omission est une expression dépourvue de sens dans la mesure où les faits incriminés sont à venir !
L’exemple du sang contaminé a servi aux politiques de leçon : Pour être sûrs de n’être pas reconnus coupables pour ne pas avoir prévu les conséquences, ils ont inventé « le principe de précaution », qui consiste à affirmer, alors même que le risque n’est pas établi, que les politiques ne sont pas responsables.
Cette attitude des politiques, qui est la négation de la moralité, triomphe et se développe au fur et à mesure que les intérêts qu’ils représentent, en devenant de plus en plus puissants et anonymes, les obligent à avouer leur instrumentalisation en niant leur responsabilité.
Ayant dénoncé l’impuissance de la morale et jusqu’à l’hypocrisie de la moralité, ne peut-on à travers la seconde maxime kantienne qui semble bien donner un contenu à l’obligation morale, assigner un objet à l’action morale, permettant de définir une éthique, qui se donnerait pour tâche d’incarner les valeurs ?
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L’application de la seconde maxime : la notion de personne
Nous vivons une période de crise majeure pour la personne, crise induite
par les innovations médicales
Quand mort personnelle et mort corporelle se dissocient, quand une grand-mère porte en elle l’enfant de sa fille (mère porteuse ou grand-mère porteuse !), quand on stocke des embryons humains congelés, quand on ouvre la boite de Pandore de nos génomes, comment ne seraient pas bouleversées nos représentations de nous même, déstabilisées nos rapports avec autrui, mis en question des traits fondamentaux de la condition humaine ? Jamais la compréhension ni l’extension de la personne n’avaient été bousculées à ce point. Mutations d’autant plus perturbantes, qu’elles entrent en résonance avec une crise autrement vaste et profonde de société, voire de civilisation : le tissu social se déchire, les identités psychiques se dérobent, le mariage, le travail, la scolarité, la politique ont perdu leur sens traditionnel, les perspectives d’un monde meilleur s’effondrent, l’argent se pose en maître de toutes les valeurs, l’inhumanité coule à plein bord. ( Lucien Sève)
Cette crise majeure explique l’inflation du concept de personne.
« Il faut prendre conscience du bouleversement que notre époque introduit dans les dimensions vécues de la personne. »
L’inflation du concept de personne
Dès le moment où l’on ignore que l’individualité est un rapport d’essence sociale, dont l’humanité ( l’humanitas) est un processus inachevé inséparable des rapports sociaux et des pratiques individuelles qui déterminent les possibilités de son développement, tous les progrès de civilisation qui enrichissent notre connaissance et notre appréhension de l’humain accréditent et renforcent l’idée que la valeur de la personne est inhérente à l’être humain en tant que tel. Elle se trouve investie de proche en proche partout où se trouve en jeu une part d’humanité : l’être embryonnaire, l’être diminué, la dépouille mortelle, la partie du corps..., auxquels on attribue une dignité synonyme d’obligation morale.
Renouvelant les débats métaphysiques sur l’âme et le corps et les considérations théologiques sur l’esprit et la chair, les progrès de la biomédecine déplacent la question vers l’évaluation éthique des relations de la personne et de l’organisme. A l’heure où le système neuronal semble pouvoir rendre compte de toute la complexité du psychisme, à l’heure où l’on découvre que les bases du génome humain sont communes avec la souris ou la mouche, à l’heure des greffes d’organes et de la protéine de synthèse, au fur et à mesure que le corps paraît ainsi se détacher de la personne, en réaction contre ce nouveau dualisme, l’on assiste à un réinvestissement de la personne dans le corps.
Lucien Sève développe deux exemples :
1) l’exemple du statut d’humanité qu’il convient d’attribuer à l’embryon dès la rencontre des chromosomes des deux parents qui déterminent une identité génétique singulière fixée pour la vie;
Face à la question millénaire du statut d’humanité qui convient à l’embryon, la réponse des biologistes porte sur les faits : On ne saurait voir un être humain, au sens consacré du terme, dans le zygote unicellulaire, la morula des jours suivants, le blastocyste en cour d’éclosion, le disque embryonnaire d’un cinquième de millimètre qui se différencie au cours de la deuxième semaine. Pour qualifier ces différents stades, on a été amené à parler de pré-embryon, afin de marquer que jusqu’au quatorzième jour, aucun doute n’est possible ; mais, peut-on parler d’un être humain à propos d’un embryon un peu plus évolué, où pourtant il n’y a point encore de cœur qui batte, de sexe qui s’esquisse, de centre nerveux qui fonctionne ? Dans ces conditions, comment peut-on affirmer sinon au nom d’une idéologie religieuse, que nous avons affaire à un être humain dès la première étape de la conception ?
La question est éminemment concrète : il s’agit de savoir, si la recherche sur les embryons congelés qui restent en surnombre au terme d’une fécondation in vitro est acceptable. Et, à nos yeux, si l’on aborde ainsi la question, il ne s’agit pas d’un problème éthique, puisque ces embryons ne deviendront jamais des êtres humains ; et l’existence de ces stocks est bien évidemment disponible pour la recherche.
Il n’y aurait de problème qu’à partir du moment où la logique financière conduirait à produire et à stocker des embryons pour les commercialiser et satisfaire bien d’autres objectifs ; mais bien évidemment, il ne s’agit plus alors d’un problème moral, mais d’une question politique.
2) l’exemple de la part d’humanité contenue dans les gènes :
En passant du corps entier à ces parties les plus petites, le cas des gènes mérite toute l’attention. Les gènes de l’homme sont-ils humains ?
Si l’on se représente ce qu’ils sont : Quelques cent milles séquences de quatre base chimiques répétées des milliers ou des millions de fois, et qui composent ensemble la molécule d’ADN présente dans le noyau de toutes nos cellules, qu’y a-t-il là qu’on doive tenir pour humain, sinon en ce sens que, dans le génome d’un chimpanzé ou d’un rat se répète différemment ?
Et pourtant, selon un manuel de génétique américain, confirmé par le jugement d’un Tribunal du Colorado, le génotype recèlerait « l’essence unique d’un individu », tous ses traits humains, physiques ou psychiques, jusqu’à l’intelligence et les aspects de sa personnalité étant déterminés par l’information codée de l’ADN.
Si l’on sait que le génome est responsable de quelques 3000 maladies monofactorielles, il n’est pas d’interdiction morale ou d’obstacle éthique au développement de ce secteur de la recherche qu’on appelle le génie génétique : Les gènes clonés, purifiés, amplifiés, fragmentés, reproduits en partie par synthèse chimique, jouant le rôle d’usine à protéines, c’est là le travail normal des laboratoires, en vue de médicaments destinés à la thérapie génique.
Le problème moral soulevé par ceux qui brandissent le spectre de l’eugénisme, ne voit le jour qu’à partir du moment, où les résultats de la recherche sur le génome constituent comme un nouveau monde de choses offertes au marché des biotechnologies, qui prennent des brevets industriels pour s’assurer les profits de ce nouvel Eldorado commercial. On peut effectivement craindre dès ce moment toutes les manipulations génétiques.
Mais, là encore il ne s’agit pas d’un problème moral, mais d’une question politique.
L’idéologie conservatrice d’inspiration religieuse qui, dans ces conditions historiques, nous fait passer de la morale kantienne fondée sur l’autonomie du sujet, à la sacralisation de toute vie, transforme l’idéal du respect de la personne –concept abstrait -, en une véritable mystique du respect.
Quelle que soit l’interprétation philosophique qu’on en donne, la personne ne saurait être une entité métaphysique qu’il faudrait reconnaître comme une transcendance inhérente à l’être humain, mais bien une réalité historique dont le développement doit être pris en charge par les hommes qui font leur histoire.
Peut-on concevoir une éthique qui reconnaîtrait la dignité de la personne en laissant de côté les conditions de son développement, déterminées par les hasards ou la fatalité d’une histoire qui serait le prolongement de l’évolution naturelle ?
4) La portée de l’éthique
Agir personnellement de façon morale dans un monde qui, après comme avant, continue à ne pas l’être, est-il le chemin de l’éthique ?
La moralité n’est-elle pas inopérante, voire hypocrite si elle ne met pas en cause le monde inhumain où l’action humaine s’inscrit, et si l’action ne se donne pas pour objet la transformation de ce monde et la réalisation effective de l’individualité humaine ?
Pour Kant, l’humanité étant déjà une inconditionnelle « fin en soi », elle ne peut être conçue en même temps comme « une fin à réaliser » -ce qui empêche « le règne des fins » d’être pour lui autre chose qu’une idée régulatrice, c’est à dire un idéal, qui doit éclairer notre action, sans pouvoir devenir réalité.
La morale, ainsi comprise comme un appel à se moraliser soi-même dans un monde inhumain qu’on ne peut changer, ne met pas en cause les puissances qui règnent, et ne peut que leur servir d’alibi.
La critique radicale de Marx
Pour Marx, cette étroitesse de la morale de Kant, trahit le sous-développement de l’Allemagne qui s’en tient à un idéalisme éthique, à un moment où l’Angleterre en est à la révolution industrielle, et la France à la révolution politique.
Or, selon l’analyse de Marx, détachée de l’économie et de la politique, « la morale, c’est l’impuissance mis en action ; toutes les fois qu’elle s’attaque à un vice, elle a le dessous. »
La dénonciation de cette morale laïque, comme de la religion, doit « aboutir à cet enseignement que l’homme est pour l’homme l’être suprême, c’est à dire à l’impératif catégorique de renverser tous les rapports qui font de l’homme un être humilié, asservi, abandonné, méprisable. »
Brecht fait énoncer cette leçon à sa Saint Jeanne des abattoirs, en ces termes : « Que rien ne soit tenu pour honorable, hormis ce qui change le monde définitivement : Il en a grand besoin. Moi, pour les exploiteurs, je vins à point nommer ! Hélas ! Bonté sans conséquence ! Sentiments qui n’ont point laissé la moindre empreinte ! Non, je n’ai rien changé. Quittant sans peur un monde où j’ai passé si vite, je vous le dis : Lorsque vous quitterez le monde à votre tour, ayez comme souci, non d’avoir été bon, -cela ne suffit pas. Mais quittez un monde bon » car vous l’aurez changé !
C’est le principal reproche qu’on peut faire à l’éthique de la biomédecine, avoue Sève :
Privilégiant le souci de la personne, elle ne s’intéresse guère, à travers des dossiers comme ceux des PMA et de la thérapie génique qu’à des problèmes de pays riches concernant les plus riches, quand ce sont les plus pauvres de la planète qui devraient retenir l’attention : grands drames sanitaires, urgence de la prévention sociale et de la protection des enfants..
Cela n’empêche pas Sève de mettre en cause la dénonciation par Marx de l’impuissance et de l’hypocrisie de la morale qui risque, selon lui, de mettre au placard toute éthique personnelle, fondée sur la reconnaissance des valeurs, qui se donne pour tâche de les inscrire dans le réel : « L’absorption sans reste de la morale dans l’action pour changer le monde ne peut-elle dériver.. vers un réalisme cynique ? »
Dans ces conditions, explique Sève, la critique radicale de la morale par Marx reposerait sur un matérialisme mécaniste soutenant un déterminisme historique qui, d’ailleurs, rendrait absurde l’appel à transformer le monde, alors que Marx, penseur dialectique, conçoit la nécessité comme ouvrant à chaque pas un éventail de possibles qu’il nous appartient de concrétiser.
C’est la bonne lecture de Marx.
Aussi, comme le souligne Séve dans une note de son livre : « Introduction à la philosophie marxiste », Marx n’a-t-il jamais soutenu qu’on ne devait pas lutter au nom des valeurs : « Dans la réalité, écrivait-il dans « L’idéologie allemande », les prolétaires ne parviennent à leur unité qu’au terme d’une longue évolution dans laquelle le fait d’appeler à leur droit joue aussi un rôle. »
Lénine précise : Seuls les intellectuels petits bourgeois, récemment convertis au marxisme « peuvent déclarer que la justice est un vain mot .. » C’est oublier que « les idées deviennent une force quand elles s’emparent des masses. »
Ceux qui sont victimes de l’inégalité, qui se voient refuser toute chance de sortir de leur condition sociale et d’échapper à l’inhumanité de leurs conditions d’existence, comment ne serait-il pas naturel et légitime que, dans leur combat pour changer la vie, ils luttent au nom de la justice et de la dignité ?
Le piège de l’éthique :
Où se situe la différence qui sépare la pensée bioéthique de Lucien Sève de la philosophie marxiste, dont il est sans doute l’un des meilleurs lecteurs ?
- En ce point capital, qui consiste à séparer l’éthique de la politique, comme deux formes distinctes de l’action pratique dont chacune détient en elle-même sa validité, même si, comme il le montre, toutes deux ont la même finalité, qui est l’ « humanité » de l’homme. Deux voies pour une même fin : Là où l’éthique s’emploie à incarner l’idéal dans le réel, la politique consiste à lutter pour changer le réel.
Ce n’est pas une question de point de vue, car chacune semble bien avoir son domaine propre, quand Sève distingue « l’éthique personnelle et l’éthique collective.» Et contrairement à la démarche de Lucien Sève, la dialectique ne consiste pas à concilier ce que l’on a séparé.
Ce n’est pas une question de forme, c’est une question pratique.
Quand ceux qui sont victimes de l’exploitation luttent au nom de la justice et de la dignité, les idées sont inséparables d’un objectif, s’exprimant dans des revendications qui ont toujours à voir avec le changement des conditions de vie : les idées sont une force qui mobilise les masses dans l’action.
Quand l’éthique, elle, cherche à faire triompher l’idée de justice ou de dignité en les inscrivant dans le concept de valeur de la personne au travers le respect des handicapés, des détenus, des émigrés, voire des exclus (parlez donc de leur dignité aux exclus !), il s’agit d’une démarche idéologique consacrant l’idéalité de ces valeurs ; il suffit d’un débat médiatique pour montrer que ces idées sont l’objet d’un consensus. Mais, comme le montre Sève lui-même dans son examen de la réflexion d’Habermas qui cherche à reformuler la morale kantienne en promouvant une « éthique de la discussion » : la mise en pratique de ce consensus exige une société « solidaire ». Qui ne sait que la « solidarité » est le concept passe-partout de ceux qui veulent faire passer l’idée que rien ne s’oppose à la réforme parce que depuis longtemps la division de la société en classes n’existe plus, par laquelle on voulait expliquer les inégalités.
Considérés du point de vue de l’atteinte à la personne, le handicap physique et le handicap social sont de même nature ; d’ailleurs n’a-t-on pas dit depuis longtemps que les inégalités sociales résultaient pour la plus grande part des inégalités personnelles ! et , pour le reste, il suffit de corriger les effets par une plus juste répartition.
D’un point de vue éthique, le concept de justice exige qu’on corrige les inégalités pour restaurer la « cohésion sociale » ; et le concept de dignité exige qu’on reconnaisse les « différences ».
Quant à créer les conditions nécessaires à l’amélioration de la vie des handicapés, à l’intégration des émigrés, à la réinsertion des exclus, cette tâche ne relève pas de l’éthique, mais de la politique.
Il n’est pas étonnant que l’éthique soit grevée d’une inhabileté fatale, lorsqu’il s’agit d’incarner les valeurs, parce que la mise en pratique rencontre les conditions concrètes qui s’imposent à l’individu (particulièrement au penseur) comme une fatalité (celle qu’il dénomme la condition humaine !).
Le piège de l’éthique n’est pas dans la reconnaissance et la promotion des valeurs, que le développement de l’humanité au cours de son histoire élabore, mais bien dans l’idéologie qui accroche les valeurs au ciel étoilé d’une mystérieuse transcendance.
La vrai question :
Qu’est-ce que cette humanité qu’on doit toujours se proposer comme fin en soi ?
En même temps qu’une unité idéelle, l’humanité est une pluralité réelle. Si l’on dépasse l’abstraction qui sépare l’humanité comme valeur du genre humain comme réalité, on sort de la morale kantienne. L’impératif de traiter l’humanité comme une fin en soi, perd son apparente simplicité dès qu’on l’envisage comme série concrète des générations successives.
Un détour par l’hominisation est décisif :
La principale leçon de l’anthropologie qui vient confirmer et développer la réflexion anthropologique de Marx, c’est que, après une longue évolution corporelle, qui a tout d’une dérive génétique, « les hommes se sont produits eux-mêmes en produisant ensemble – socialement - les conditions de leur existence. »
Il s’agit d’un véritable renversement du rapport entre les individus et l’espèce : Là où, dans le règne animal, l’individu est tout entier défini par son appartenance à l’espèce, ce sont maintenant les rapports des individus entre eux qui déterminent l’apparition et le développement d’une nouvelle espèce. Cela signifie d’abord que, sous la forme d’une histoire, qui rompt avec le procès naturel de l’évolution, ce processus, par essence, n’est jamais achevé.
La mutation « essentielle » qui se produit au cours de ce procès, c’est, selon le concept élaboré par Sève, l’excentration de l’essence humaine, c’est à dire le fait, confirmé par les études d’anthropologie, que l’essence humaine est non plus dans l’individu, mais, hors de lui, dans les nouveaux rapports des individus entre eux et avec la nature, qui sont liés à la production par eux-mêmes de leurs conditions d’existence.
Dés lors, tout individu, appartenant à l’espèce humaine ne s’individualise, ou, si l’on préfère, tout être humain ne devient un individu singulier, qu’en se socialisant, c’est à dire en s’appropriant un patrimoine social produit par les hommes et transmis de générations en générations. D’où la formule de Marx : « Qu’il en aient conscience ou non, l’histoire sociale des hommes n’est jamais que l’histoire de leur développement individuel”.
Il est clair que cette appropriation par laquelle tout au long de son existence, l’individu a la possibilité de développer, d’enrichir son individualité dépend non seulement des progrès accomplis par l’humanité dans la domination des forces naturelles, mais aussi de l’évolution des rapports sociaux : C’est la structure de ces rapports sociaux qui détermine, en même temps que les formes historiques de l’individualité, les limites de son développement.
Cela veut dire que l’ « humanité » n’est pas inscrite en chaque être humain comme une essence inhérente à son individualité, mais tient tout entière dans la richesse des rapports sociaux qu’il a la possibilité de développer au cours de ce devenir qu’on appelle sa biographie.
Voici la conclusion : Prendre en chaque homme l’humanité pour fin, ce ne peut être que se donner pour tâche d’œuvrer, de lutter pour la réalisation des conditions propres à son développement, en transformant les rapports sociaux qu constituent le contenu de sa vie et l’essence de son individualité.
Si l’on met hors champ de la réflexion le processus de personnalisation : les rapports sociaux, qui constituent la base, les activités psychiques de tous ordres qui l’intériorisent, les pratiques collectives qui le transforment, il ne reste plus qu’à confondre la personne avec l’individualité biologique ou la comprendre comme une entité métaphysique.
Il ne reste plus pratiquement qu’à célébrer les valeurs en constatant l’impossibilité de les incarner dans le réel.
Reconnaître la « forme-valeur » de la personne, selon l’expression de Lucien Sève, ce ne peut être, - dans tous les cas particuliers qui constituent les conditions concrètes de notre existence sociale -, que s’employer à créer les conditions objectives permettant de concrétiser la possibilité d’un développement de l’individualité, dont Sève souligne qu’il est potentiellement sans limite parce qu’au travers des biographies individuelles, il s’agir de l’ « humanité »: de l’essence humaine.
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l’idée d’autonomie :une contradiction
Aux yeux de Kant le critère de validité suprême de l’obligation morale est une exigence logique : « une maxime, écrit-il, ne peut jamais se contredire elle-même. » et il ajoute : « la contradiction étant un signe infaillible de l’impossibilité morale de l’action. »
Et, en même temps, Kant est amené à reconnaître au cœur de l’homme et de sa vie concrète une véritable contradiction, puisque l’homme est à la fois un être sensible, comme tel mu par ses intérêts et ses inclinations où se reflète le déterminisme des conditions extérieures, et un être « moral » dans la mesure où il est capable de se déterminer lui-même.
Cette contradiction est un véritable antagonisme, car l’homme ne peut être un être moral que s’il n’est pas en même temps un être sensible ; Or, l’homme concret est l’un et l’autre à la fois.
Dans ces conditions, ne faut-il pas conclure à l’impossibilité de l’action morale ?
Comment un individu, quel qu’il soit, se livrant à un examen de conscience, peut-il être certain qu’il a accompli tel ou tel acte « par » devoir ( par respect de l’impératif moral) et, non pas seulement de façon conforme au devoir, pour répondre à des circonstances qui l’obligent, sauvegarder ses intérêts, ou par crainte des conséquences.
Y a-t-il une seule action qui n’obéisse pas à des motifs ou des mobiles, qui traduisent des déterminations extérieures à la loi morale ?
Peut-être, avoue Kant, n’y a-t-il pas d’action purement morale.
Que signifie la notion d’autonomie – la possibilité pour l’individu de se déterminer soi-même – comme condition de la moralité - sinon l’idée que l’individu ne saurait être un homme, dans le sens plein du terme, que s’il est capable d’agir indépendamment des déterminations qui constituent son individualité et sa vie concrètes. L’homme ne saurait être un être moral que si la volonté est capable d’imposer sa loi à une réalité concrète qui est la négation de sa liberté.
Autrement dit, à la réflexion de l’individu, l’« humanité » apparaît comme un idéal qui est en contradiction avec la conscience qu’il prend de lui-même, des conditions et de la pratique de sa vie.
L’hétéronomie de la conscience, qui est le lot commun des hommes dans leur vie concrète, n’est rien d’autre que l’aliénation générale du monde réel et de l’activité des individus.
L’autonomie, instituée comme fondement de l’action morale, c’est la forme abstraite de l’idéal que revêt l’exigence, inscrite au cœur de l’essence humaine, du développement sans fin de l’individualité.
La moralité définie comme l’action qui se propose de considérer l’homme comme une fin en soi, c’est la vision utopique de cette tâche, à la fois nécessaire et impossible, qui consiste pour les hommes à se rendre maître des conditions concrètes de leur existence, faisant du libre développement de l’humanité en tous et en chacun une « fin en soi » effective.
Au cœur de l’histoire des hommes se situe une contradiction dialectique, dans la mesure où, depuis l’avènement de l’espèce humaine, le processus d’hominisation veut que l’individualité singulière ne se réalise qu’à travers la reproduction, sans cesse élargie, des rapports sociaux, qui constitue le devenir de l’humanité.
C’est cette contradiction qui se transforme en antagonisme quand l’aliénation des rapports sociaux déterminant la forme figée, « réifiée » de l’individualité, interdit aux individus toute maîtrise de leur existence, quand, comme l’écrit Marx, « les conditions déterminées,dans lesquelles les individus produisent (leur vie matérielle) correspondent à la limitation effective, à leur existence bornée.. »
Jusqu’à ce que les hommes prennent conscience de l’aliénation de l’individualité par la réification des rapports sociaux, et, de fait, jusqu’à ce qu’ils aient commencé de les transformer, la contradiction ne saurait apparaître que sous la forme du divorce de l’idéal et du réel.
C’est cette contradiction antagonique qui nous reste à explorer pour découvrir le secret de la conscience morale.
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