Lecture de Prigogine

 

PRIGOGINE ILYA

 

 

 

Ilya Prigogine est professeur émérite à la faculté des sciences de l’Université libre de Bruxelles, où il a dirigé le service de chimie-physique II de 1951 à 1987. Il assume en outre, depuis 1959, la direction des Instituts internationaux de physique et de chimie, fondés par Ernest Solvay, ainsi que depuis 1967 la direction du Centre de mécanique statistique et de thermodynamique de l’université du Texas (rebaptisé Centre Prigogine en 1977) à Austin. Il est l’auteur d’un grand nombre de communications et de plusieurs monographies sur des sujets de thermodynamique et de mécanique statistique relatifs aussi bien aux états d’équilibre que de non-équilibre. Il publie aussi des ouvrages de nature philosophique et épistémologique, inspirés par ses travaux scientifiques et destinés au grand public : La Nouvelle Alliance (1979) et Entre le temps et l’éternité (1988) écrits en collaboration avec I. Stengers, Les Lois du chaos (1994).

Il a reçu le prix Nobel de chimie en 1977 pour ses contributions à la thermodynamique des processus irréversibles et spécialement à la théorie des structures dissipatives.

 

 

I. Principes de la thermodynamique

 

L’irréversibilité est une caractéristique très générale des phénomènes d’évolution observés à notre échelle.

 

1) Le premier principe de thermodynamiquepeut ainsi s’énoncer :

 

Pour des conditions initiales données, un système évolue de manière irréversible lorsqu’il tend vers un état final unique, toujours le même, quel que soit son état initial. Il existe donc, dans ce cas, une direction d’évolution privilégiée qui ne peut être inversée sans l’action d’un agent extérieur au système.

Un exemple caractéristique est fourni par le phénomène de conduction thermique : si l’on met un corps à température élevée en contact avec un corps plus froid, la chaleur passera spontanément du corps chaud vers le corps froid. Ce processus se poursuit jusqu’à l’état final correspondant à l’égalité des températures. Le passage spontané de la chaleur du corps froid vers le corps chaud est impossible.

Le vieillissement biologique nous fournit une autre illustration bien tangible d’irréversibilité, liée ici aux réactions chimiques du métabolisme.

D’une manière générale, c’est l’existence de phénomènes irréversibles qui permet de fixer le sens d’écoulement objectif du temps.

 

2) L’irréversibilité en thermodynamique, conséquence du deuxième principe

Le deuxième principe de la thermodynamique codifie l’irréversibilité. Il se formule comme un bilan de la variation d’une fonction d’état du système, appelée l’entropie, communément désignée par la lettre S . La variation dS de l’entropie au cours d’une transformation du système peut toujours se décomposer en deux parties : la variation de S due à l’échange d’énergie et de matière entre le système et le monde extérieur, et la variation diS due à la création ou à la disparition d’entropie au sein du système :

 

Le deuxième principe de la thermodynamique se formule par l’inégalité :

 

Le signe d’égalité correspond à des transformations réversibles. Dès lors, dans tous les cas, les transformations irréversibles apportent une contribution positive à l’accroissement d’entropie. Donc l’entropie ne peut que croître dans un système par suite des transformations irréversibles qui s’y produisent. Dans un système isolé (deS = 0), la croissance de l’entropie ne s’arrête que lorsque le système atteint l’équilibre thermique. L’entropie est donc un véritable « indicateur d’irréversibilité ».

Le second principe de la thermodynamique tel qu’il est exprimé par l’inégalité de Carnot-Clausius. affirme ainsi que l’état d’évolution le plus probable pour tout milieu isolé est l’état désordonné d’équilibre (maximum de l’entropie).

 

Cette propriété a souvent été invoquée en faveur d’une prétendue incompatibilité entre les lois d’évolution de la matière et celles de l’ordre biologique qui gouverne l’apparition de la vie

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II. La thèse de Progogyne : la découverte des structures dissipatives

 

C’est l’étude des systèmes vivants qui conduit les chercheurs de l’école de Bruxelles, dont le chef de file est llya Prigogine, à cette découverte : les structures biologiques sont des états spécifiques de non-équilibre ; elles exigent une dissipation constante d’énergie et de matière, d’où leur nom de structures dissipatives.

« C’est, écrit Prigogine, par une succession d’instabilités que la vie est apparue. C’est la constitution physicochimique du système et les contraintes que le milieu lui impose, qui détermine le seuil d’instabilité du système. Et c’est le hasard qui décide quelle fluctuation sera amplifiée après que le système a atteint ce seuil et vers quelle structure, quel type de fonctionnement il se dirige parmi tous ceux que rendent possibles les contraintes imposées par le milieu. »

 

Peu à peu se modifie la compréhension que nous avons du statut du second principe de la thermodynamique. Dans les systèmes isolés, ce principe était attaché à l’idée de dégradation ; pour les systèmes vivants, ce principe rend au contraire possible des processus d’autostructuration.

 

Le terme « structure dissipative » a été créé, en 1969, par Ilya Prigogine pour souligner la signification des résultats auxquels lui-même et ses collaborateurs de l’école de Bruxelles venaient de parvenir : loin de l’équilibre thermodynamique, c’est-à-dire dans des systèmes traversés par des flux de matière et d’énergie, peuvent se produire des processus de structuration et d’organisation spontanées au sein de ces systèmes, qui deviennent le siège de « structures dissipatives ».

L’association entre les termes structure et dissipation, apparemment paradoxale puisque le mot structure évoque l’ordre alors que le mot dissipation évoque le gaspillage, le désordre, la dégradation, marquait le caractère inattendu de la découverte ; le second principe de la thermodynamique, qui a trait aux processus dissipatifs, producteurs d’entropie, était usuellement associé à la seule idée d’évolution irréversible d’un système vers l’état d’équilibre, identifié comme l’état de désordre maximal, où toute l’énergie utilisable du système s’est dégradée.

La thermodynamique classique opposait ordre et désordre. L’état macroscopique ordonné était un état rare, réalisé par un petit nombre de configurations microscopiques au sein du système ; par exemple, un gaz dont toutes les molécules se déplaceraient dans la même direction. L’état désordonné, lui, est réalisé par l’immense majorité des configurations microscopiques ; c’est, par exemple, l’état où, en moyenne, autant de molécules se déplacent dans n’importe quelle direction. Les lois de la thermodynamique classique concernent ces états « désordonnés », leur nécessité n’est donc que statistique. Le système fluctue perpétuellement autour de valeurs moyennes déterminées par ces lois. Mais la nécessité n’en est pas moins absolue : le second principe de thermodynamique condamne à la régression et à la disparition toute fluctuation qui écarte le système de l’état d’équilibre. Le désordre est stable.

 

Or, la découverte des structures dissipatives signifie que l’irréversibilité, loin de l’équilibre, peut jouer un rôle constructif et devenir source d’ordre :

Loin de l’équilibre, le désordre n’est plus forcément stable. L’interprétation nouvelle fait appel au mécanisme sous-jacent d’intervention des fluctuations. Les fluctuations, au lieu de régresser, peuvent s’amplifier et le système adopte alors un régime de fonctionnement nouveau, qui ne résulte plus de la compensation mutuelle des événements moléculaires, mais constitue un véritable ordre macroscopique surgi de la foule de ces événements.

Il en résulte un changement de branche ou bifurcation vers un nouvel état stable pouvant être plus structuré que le précédent devenu instable et, dès lors, éliminé. Des perturbations d’origine extérieure peuvent avoir le même effet. Les structures dynamiques ainsi formées sont essentiellement non isolables des contraintes extérieures imposées, ce qui détermine une distinction fondamentale avec les cristaux qui sont des structures statiques, donc d’équilibre.

 

Comme les structures dynamiques exigent une dissipation constante d’énergie et de matière, Prigogine leur a donné le nom de structures dissipatives.

 

Un premier exemple particulièrement édifiant par sa simplicité est celui de l’auto-organisation cellulaire de H. Bénard, lors de l’apparition de la convection libre dans une couche horizontale de fluide chauffé par le dessous. L’apparition des cellules de convection se produit à partir d’un seuil critique, c’est-à-dire d’un gradient thermique, et donc d’une activité productrice d’entropie suffisamment intense.

Mais c’est dans le domaine de la chimie que le « rôle constructif » des processus irréversibles se manifeste avec le plus de diversité : « horloge chimique » au comportement périodique dans le temps, structuration spatiale, « ondes » chimiques spatio-temporelles. Les structures dissipatives chimiques répondent à deux conditions : l’écart à l’équilibre et l’existence de relations d’intercatalyses se traduisant par le caractère non linéaire de la description cinétique.

 

Il faut souligner que ces conditions sont éminemment satisfaites par tout système vivant. La pertinence de l’approche thermodynamique a été vérifiée notamment à propos de la glycolyse et d’autres régimes métaboliques caractérisés par une périodicité temporelle déterminée.

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La découverte des structures dissipatives revêt cependant une signification qui dépasse la seule physique. On peut, en particulier, y voir la fin d’une série de faux problèmes et de paradoxes qui, depuis trois siècles, ont proliféré à propos du problème de l’organisation et du devenir dans la nature (I. Prigogine et I. Stengers, La Nouvelle Alliance, Gallimard, Paris, 1979).

 

III. L’ordre du vivant

 

Depuis l’invention des grandes théories physiques à propos du comportement de la matière, l’organisation, et en particulier l’organisation de la matière vivante, pose des problèmes à ceux qui cherchent à constituer une description scientifique cohérente de la nature. Quelle place faire, en effet, dans un monde de masses inertes en interaction, au savoir ancien mais insistant qui décrit des processus de développement coordonné, de différenciation progressive des tissus, de fonctionnement harmonieux et finalisé des différentes parties du corps vivant ? Longtemps, les termes confrontés, mécanique et biologie, furent trop disparates pour qu’une solution précise et concrète puisse être proposée. Le dieu constructeur de machines ou la force vitale sont des explications trop massives pour être autre chose que le signe d’une énigme effective.

 

Mais la situation changea au cours du XIXe siècle : la thermodynamique, science non plus des mouvements mécaniques mais des transformations physico-chimiques, se trouva, quant à elle, capable de parler de la nature en termes de processus et d’évolutions irréversibles. Cependant, ce faisant, elle transforma l’énigme en paradoxe ! Car sa réponse à la question du devenir naturel s’énonce dissipation de l’énergie, oubli des conditions initiales, évolution vers le désordre. C’est ce contraste fort entre l’évolution que semble imposer le second principe de la thermodynamique et l’évolution typique des systèmes vivants (comme aussi celle des sociétés) qui forme encore le contexte dans lequel ont été discutés les premiers résultats de la biologie moléculaire.

 

L’ordre du vivant improbable selon la thermodynamique d’équilibre.

 

Certains biologistes, comme Jacques Monod, n’ont pas hésité à accepter le prix que semblait alors réclamer l’établissement d’une cohérence entre physique et biologie. Ce prix, c’est le renoncement à toute théorie positive de l’organisation en tant que telle, remplacée par l’évocation du hasard associé à un ensemble de métaphores inspirées par la cybernétique. Dans le cadre de la thermodynamique d’équilibre, en effet, l’ordre cristallin, inerte et conservatif, semblait le seul type d’ordre physique prévisible et reproductible. Mais comment comprendre, dans ce contexte, l’ordre qui caractérise tout être vivant ? Car cet ordre, loin d’être inerte, associe de manière intime structure et activité : dans la moindre cellule, des milliers de réactions chimiques se produisent simultanément en un régime de fonctionnement hautement ordonné tant du point de vue de la coordination des différentes vitesses de réaction que de celui de leur localisation dans la cellule. Certes, la physique d’il y a vingt ans ne pouvait interdire un ordre de ce type, mais elle semblait incapable d’en déduire la possibilité : la physique dynamique est incapable d’en parler, la thermodynamique, interprétée depuis Boltzmann en termes probabilistes, se borne à le définir comme fort improbable. Dès lors, il semble que la seule question soit celle de cette rareté, en l’occurrence, ce sera celle du texte génétique qui résulte des mutations sélectionnées et accumulées. Le « secret » de la vie, de ses propriétés de développement et d’organisation, se trouve ainsi ramené à l’ADN (acide désoxyribonucléique) où est enregistrée l’information nécessaire à la synthèse des protéines qui se voient identifiées comme les « responsables » de l’improbable ordre vivant.

La cohérence, apparemment, est établie, car l’ordre serait bien alors de type cristallin : ce serait la structure des protéines, leurs propriétés d’association stéréospécifique, qui déterminerait non seulement la construction d’édifices multimoléculaires, mais aussi l’activité et la régulation globales du métabolisme. Ce sont elles qui retardent, pour un temps bref, l’évolution fatale vers la mort et l’équilibre. Elles traduisent, dans le miracle de l’organisation macroscopique qu’elles créent, la succession des miracles statistiques sélectionnés dont elles résultent. C’est dans la mesure où l’ADN est pris pour responsable de l’ordre vivant que les métaphores cybernétiques peuvent venir renforcer l’analogie physique du cristal, renouvelant ainsi, sur un mode moderne, la vieille solution de l’animal-machine, avec la sélection naturelle dans le rôle du constructeur. On se rappellera l’ensemble des métaphores liées au programme génétique, au développement comme « révélation » ou expression de l’information, et, plus récemment, à l’« enveloppe génétique » qui renferme les différents produits d’un programme d’instructions génétiques donné, selon les différentes séquences temporelles où elles sont susceptibles de s’exprimer.

 

L’ordre du vivant prévisible loin de l’équilibre.

 

Le type de solution extrême que nous venons d’esquisser ne s’impose que dans la mesure où l’ordre cristallin apparaît comme le seul ordre prévisible et reproductible. Le cristal et le programme génétique déployé en une hiérarchie de blocages et de mises en œuvre élémentaires sont tous deux déductibles des propriétés des éléments moléculaires qui les constituent. Ce sont les forces à courte portée entre les molécules, les propriétés d’association stéréospécifique qui sont responsables de l’ordre global, il s’agit donc de deux formes d’ordre moléculaire. Ce n’est pas le cas des structures dissipatives qui, loin de traduire un ordre d’échelle moléculaire, constituent des phénomènes d’organisation collective, qui se produisent au sein de populations nombreuses de molécules, et à cause de leur grand nombre. Les paramètres qui décrivent ces formes d’organisation supermoléculaire ne sont pas, comme pour un cristal, de l’ordre de la distance intermoléculaire, environ 10—8 cm, ils sont de l’ordre du centimètre. Ils associent dans leur définition des propriétés moléculaires et des grandeurs macroscopiques qui caractérisent le système comme un tout (flux de réactifs, gradient de température, dimensions spatiales). De même, aucun mécanisme autocatalytique comme tel ne peut être dit responsable de l’ordre de la structure. C’est l’ensemble des réactions et non l’une ou l’autre qui, dans certaines conditions de flux, produit un régime de fonctionnement stable. Certes, sans réaction non linéaire, aucune structure dissipative n’est possible, mais la même réaction non linéaire peut, selon les conditions de flux, contribuer à stabiliser une structure ou, au contraire, permettre l’amplification d’une fluctuation et l’émergence d’un nouveau régime collectif.

C’est dire que l’organisation impliquée par les structures dissipatives ne peut être représentée comme une lutte contre le désordre assimilé à la mort. De fait, la question n’est plus là puisqu’elle n’est plus de savoir combien de temps un état rare, en l’occurrence l’état vivant, peut se maintenir dans sa rareté, mais bien plutôt combien de temps les flux nourriront la structure de manière assez intense pour qu’elle reste stable ou subisse de nouvelles transformations. La structure dissipative naît du désordre moléculaire et par le désordre moléculaire ; aucun mécanisme n’est donc nécessaire pour la garantir contre ce désordre : sa stabilité n’est que la résultante globale de son activité dissipative étant donné les circonstances, c’est-à-dire étant donné les flux qui nourrissent cette activité. La description des structures dissipatives n’oppose donc pas l’ordre au désordre, elle étudie pour chaque structure dans quelles circonstances le désordre, de toute manière inévitable, reste insignifiant, où les fluctuations, de toute manière incessantes, régressent (zone de stabilité), et dans quelles circonstances des fluctuations d’un certain type peuvent s’amplifier (zone de bifurcation) jusqu’à mener le système vers un nouveau régime de fonctionnement dont il faudra à nouveau calculer la stabilité.

 

Pour Ilya Prigogine, un système vivant est un système ouvert qui échange continuellement matière et énergie avec son environnement. Il est le siège d’entrées et de sorties, d’une construction et d’une destruction permanente de ses composants. Tout système vivant se maintient dans un flux entrant et un flux sortant continuel ; il ne connaît pas, tant qu’il est en vie, d’équilibre chimique et thermodynamique. On peut même dire que la vie tire son énergie du déséquilibre créé par le métabolisme. Lorsque les organismes vivants sont en équilibre avec leur environnement ou lorsque leur état interne se confond avec l’état extérieur, ils sont morts. Le déséquilibre est créateur ; un tel système hors équilibre est associé à des mouvements dissipatifs qui ont la propriété de donner parfois naissance à des structures organisées. La plupart des activités biologiques fonctionnant dans des conditions éloignées de l’équilibre.

Cette auto-organisation ne constitue pas une réponse à la question de l’origine de la vie mais donne les conditions reproductibles qui rendent non miraculeuse la possibilité d’une histoire comme celle qui a dû mener de la chimie au vivant. , il est tentant pour Prigogine de suggérer que l’origine de la vie soit rattachée à des instabilités successives.

 

Les propriétés générales de l’auto-organisation loin de l’équilibre, et notamment la cohérence collective surgissant spontanément dans une population désordonnée à l’équilibre, les bifurcations où les fluctuations deviennent susceptibles de transformer le régime d’activité globale du système, et la sensibilité du système (le fait que des facteurs insignifiants à l’équilibre peuvent jouer un rôle déterminant dans les possibilités de structuration du système loin de l’équilibre) ont suscité des échos dans les domaines les plus divers. À partir des années 1980, un grand nombre de centres interdisciplinaires, se référant aux dynamiques non linéaires ou à la complexité, ont entrepris de développer ces concepts dans le domaine de l’économie, de l’écologie, des sciences sociales, etc.

 

 
 
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