leçon xiii: le langage

 

Le Langage

 

 

 

PLAN

Introduction : le Problème

 

 

PARTIE I La genèse du problème philosophique

 

 

PARTIE II Le phénomène de la signification

 

 

1) La phénoménologie de Husser

2) L’activité symbolique

 

PARTIE III Langage et linguistique : Ferdinand de Saussure

 

1) L’objet de la linguistique

  1. Le langage est un système de signes

  1. Le signe linguistique : distinction du signifiant et du signifié

  2. Les caractéristiques du « signe linguistique »

 

a. 1ère constatation : Arbitraire du lien entre le signifiant et le signifié

b. L’ unité indissociable du signifiant et du signifié

 

5) Le système de la langue : la double articulation du langage

 

a. Une difficulté majeure : la nature du signifiant.

b. Une seconde articulation

c. La thèse de la double articulation : la langue parlée

 

6) La portée et les limites de la linguistique

 

a. La portée

b. Les limites

 

 

 

 

PARTIE IV. L’énigme du langage poétique

 

1) La double face du langage

2) La valeur sémantique des mots : l'exemple du Jour et de la Nuit

3) L'analyse de Gérard Genette

4) La thèse du structuralisme

5) La critique de Paul Ricœur et l’énigme du sens

 

PARTIE V. Signification et valeur

 

 

1) La leçon de la « métaphore » et le recours à l’anthropologie

 

a) La leçon de la « métaphore »

b) le recours à l’anthropologie

 

2) La leçon de la synecdoque : la figuration et le langage

 

a) La synecdoque

b) La figuration aux origines du langage

 

PARTIE VI Le point de vue diachronique

 

1) La critique de Ferdinand de Saussure par lui-même

 

a) Le point de vue « synchronique »  en question

b) Signification et valeur

 

  1. Une nouvelle analyse linguistique : la langue, un système de valeurs

  1. Le point de vue diachronique : linguistique et économie politique

 

PARTIE VII. Une compréhension historique du langage

 

1 ) La genèse de la valeur

2)L’énigme du sens

 

PARTIE VIII Les leçons de l’anthropologie : transformation des premiers symboles en outils de communication.

 

 

 

  1. La thèse de Leroi-Gourhan

 

a. Naissance du graphisme

 

2) Premier développement et évolution du graphisme

  1. L’écriture et la phonétisation des symboles

  1. L’écriture chinoise

5) Ecriture alphabétique et langage phonétique

6) Les leçons

 

Conclusion : Un grand pas dans la compréhension de l’énigme de la conscience.

 

 

 

 

COURS

 

 

Introduction : le Problème

 

 

Tout naturellement -avant toute réflexion- le langage est perçu comme un instrument ou un moyen de communication.

Veut-on transmettre une instruction ou un ordre, une information ou un savoir, une émotion ou un sentiment, les "mots" et leur enchaînement dans le « discours » : vocables et syntaxe, qui constituent notre langue maternelle, apparaissent comme le véhicule d'un message.

Bien plus, à l'origine (autant qu'on puisse remonter à l'origine), chez les primitifs, comme chez les enfants, l'apparition et le développement du langage sont vécus comme l'acquisition d'un pouvoir : pouvoir magique chez les uns, pouvoir ludique chez les autres.

Avec le langage, l'homme -l'espèce humaine mais aussi l'individu- accomplit un bond -longuement préparé par l'évolution ou la maturation-, qui le fait entrer dans un “monde” qui lui est propre : celui de la culture et de l'histoire.

L'anthropologie et l'ethnologie, qui reçoivent confirmation de la psychologie, corroborent l'expérience vécue du langage comme un certain pouvoir, propre à l'homme, seul détenteur de la communication linguistique.

 

 

A la fois condition et produit de l'échange social, le langage est-il un moyen de communication comme les autres ?

 

Dès les premières lignes "De la Grammatologie", Jacques Derrida note : "Quoiqu'on pense sous ce titre, le problème du langage n'a sans doute jamais été un problème parmi d'autres."

 

Faisant retour à la naissance du problème, nous sommes en mesure de comprendre l'enjeu.

Jadis"” - pourrions-nous dire en parodiant le début d'Une Saison en Enfer (mais est-ce vraiment un hasard si le poète commence par ce premier mot ? ).

Jadis ... Parler était l'exercice d'un pouvoir : Pouvoir tout dire avec des mots.

Mais, soudain, celui parle (ou écrit) pour “ tout ” dire : ce maître pour transmettre, ce poète pour célébrer, ce romancier pour décrire, chacun faisant retour sur son discours, sa parole ou son écriture, s'interroge et s'étonne : Parler, écrire, n'est-ce pas “ exprimer ” ce que l'on “ veut ” dire en toute innocence ?

Tout se passe comme si entre les choses qu'on veut exprimer et ce que l'on dit, il n'y avait pas de différence, comme s'il n'y avait pas non plus, entre l'émetteur et le récepteur, de distance, -le message de l'un se répétant chez l'autre en écho-.

Puisque c'est moi qui parle, il n'y a rien qui me sépare du sens (de ce que je dis), rien qui me sépare de l'Autre non plus puisqu'il parle le même langage que moi, en tous cas : rien d'extérieur à moi, rien de transcendant.

 

Rien, - Rien si ce n'est les signes (de ma voix) ou les traces (de mon écriture).

Mais ce rien n'est-il pas ce qui m'empêche, ce qui m'interdit de tout dire?

Parler, n'est-ce pas signifier ou mieux faire signe, c'est-à-dire indiquer un sens au travers d'un système de signes ?

C'est sans doute ce qu'Héraclite voulait exprimer dans cette parole célèbre (fragment 93) :

Le Maître à qui appartient l'oracle, celui de Delphes, ne dit ni ne cache ; il indique, il signifie

 

La réponse d'Héraclite est-elle autre chose qu'une énigme ?

- Comment comprendre cette énigme ?

 

Ce qui est en jeu, ce n'est rien moins que la question du sens : C'est au travers (préfixe grec : dia) -par la médiation- du langage que nous avons accès aux choses.

Que serait notre savoir de la nature sans "le langage" des mathématiques ?

Que serait avec autrui notre compréhension réciproque sans le dia-logue ?

Que serait notre connaissance du passé, le nôtre mais aussi celui de notre humanité, sans le récit de l'histoire ?

Bien plus, y-a-t-il une mémoire sans langage ?

N'a-t-on pas dit que les peuples sans langage sont des peuples sans histoire ?

Que serait notre présence au monde sans le langage "humain" qu'il nous parle ?

 

Le rêve "rousseauiste" d'un premier éveil, d'une présence immédiate, d'une épiphanie du monde est-il autre chose que l'utopie d'un état de nature où (comme le dit expressément Jean-Jacques Rousseau) les hommes ne parlaient pas encore ?

Peut-il donc y avoir une maîtrise du présent par les hommes sans le discours qui explicite - déploie dans la linéarité du temps (comme une chaîne) l'unité de la présence et, du même coup, en quelque sorte la rompt?

 

Le langage, où l'on ne voyait d'abord qu'une médiation, semble bien traverser le champ entier de notre expérience humaine du monde : il n'est plus le moyen d'exprimer cette expérience, mais, semble-t-il le lieu même où elle se constitue.

Et, s'il en est ainsi, il apparaît qu'on ne peut prétendre comprendre l'expérience humaine, sans avoir posé( ou résolu) le problème du langage.

 

Mais, voici le problème :

L'appréhension immédiate du langage -à la fois primitive et naturelle- comme pouvoir de Dire, de tout dire, lien privilégié des hommes avec le monde, fait place -dès qu'on y réfléchit- à la découverte d'une dualité qui apparaît comme essentielle au langage humain, celle que la linguistique nous a appris à désigner comme la distinction du signifié et du signifiant.

Sous l'unité de la parole, qui exprime, signifie, il faut reconnaître la double face du langage : l'une pour ainsi dire abstraite ou idéale que nous désignons comme “ concept ”, qui constitue en quelque sorte l'essence du message ; l'autre pour ainsi dire sensible ou matérielle : ce sont les images sonores ou visuelles qui se présentent comme un système de signes phoniques ou graphiques : elles constituent en quelque sorte -se distinguant ainsi du message proprement dit- ce qu'on pourrait appeler : un code.

La dualité s'impose à la réflexion : Entre le caractère abstrait, idéal du signifié et l'aspect sans conteste concret, sensible, matériel du signifiant, il n'y a pas, semble-t-il de commune mesure : nous avons bien affaire à deux contraires. Mais, en même temps, l'un n'existe pas sans l'autre : le message ne peut être “ exprimé ” sans le code ; et le code est parole muette ou lettre morte sans le message.

Ce que la réflexion sur le langage humain nous oblige à penser, n'est-ce pas l'unité de la dualité, l'unité des contraires ?

Une chose est certaine : ce qui se produit avec la réflexion sur le langage et la découverte de la dualité du signifié et du signifiant, c'est sans doute l'évènement le plus décisif dans le champ du savoir ou de la culture : c'est la fin de l'unité ou mieux (parce que nous désignons un vécu et non un fait) la fin de l'innocence de la parole.

 

L’homme  - chacun d’entre nous – ne peut transmettre un message qu’avec des mots qui ne lui appartiennent pas.

Voilà ce qu’il faut comprendre.

 

 

 

 

* *

*

 

 

 

 

I La genèse du problème philosophique

 

 

D'où vient cette interrogation sur le pouvoir du langage qui, d'un simple doute, nous conduit historiquement à cette crise que nous connaissons ?

A quel moment le langage cesse-t-il d'être ce pouvoir de l'homme sur les choses, ce pouvoir magique de tout dire ?

Lorsque la philosophie avec Platon se dégage de la cosmogonie mythologique et rompt avec la réflexion des « physiologues » sur la nature, c'est la réflexion sur le langage qui constitue son domaine propre.

 

Comme l'ont montré les historiens, notamment Jean-Pierre Vernant étudiant dans La Grèce Ancienne le passage du “ mythe ” au logos, ce n'est pas là un hasard : l'avènement d'une nouvelle structure sociale : la polis (la Cité), met au premier plan le langage comme moyen de communication : le logos est “ discours ”, instrument de la vie politique, moyen d'action sur les hommes, dont la technique constitue l'art de l'avocat, du rhéteur, de l'homme politique.

C'est alors que le langage n'est plus le pouvoir de tout dire, mais un moyen de communication.

Nous assistons avec Platon à la genèse du problème du langage. Pourquoi s'interroger sur la langage ? - N'est-ce pas un seul mot, “ logos ” qui désigne le sens et la parole ?

 

Mais écoutons Socrate, “ mettant à la question ” son interlocuteur : il l'interroge en ces termes :

 

Qu'est-ce que tu "dis" (legeïs), lorsque tu "dis" (legeïs) ?

 

L'emploi du même verbe, au même temps, dans la proposition principale et dans la subordonnée temporelle souligne (-c'est la malice de Socrate-) la naïveté de son interlocuteur : il croit de bonne foi que le sens se trouve dans les mots, qu'entre le signifié et le signifiant, -parce qu'il y a simultanéité-, il y a coïncidence.

Mais, pour traduire ou comprendre la question, il faut "ajouter" un mot :

 

" Qu'est-ce que tu ("veux") dire, lorsque tu "parles" ?

 

Or, ce petit mot -ce "supplément"- (selon le terme de Jacques Derrida) dissocie ce que le discours prétendait unir comme une seule et même chose : le sens et les mots.

 

Quand Socrate interroge, quand le philosophe réfléchit sur le langage, c'en est fini de notre naturelle et aveugle confiance dans le langage :

- Quel est le sens de ce que tu dis ?

- Quel est le sens "impliqué", caché dans les mots que tu prononces ?

 

A notre confiance, à notre croyance (-doxa-) dans le "pouvoir" des mots succède le paradoxe :

Le sens est inséparable du langage mais, en même temps, s'il faut interroger celui qui parle sur ce qu'il veut dire, n'est-ce pas que le sens est distinct du langage ?

Tout se passe comme si le sens, qui est "énoncé", transmis, révélé, était en même temps voilé, caché, dissimulé par le langage.

N'est-ce pas la définition même du mythe qui ne donne accès au sens qu'au travers d'une fable, d'un "récit" qui dissimule le sens ?

Combien de fois, Socrate interrogeant ses interlocuteurs sur le sens de tel ou tel mot, leur reproche de "raconter des histoires", -des mythes- !

 

Ne faut-il pas, d'une certaine façon, que les choses elles-mêmes, dont nous parlons, que l'être auquel en fin de compte se réfère le langage, aient un sens pour que le langage soit possible ? - Ne faut-il pas que le sens précède d'une certaine façon la parole pour que "parler" soit possible ?

 

Parce que le mot -le signe- désigne une chose, une réalité, "ce fruit qui est une pomme" et "cet arbre qui est un chêne", on croit naïvement (euèthès : naif, qualificatif attribué par Socrate à ses interlocuteurs) qu'il y a un lien direct entre le mot et la chose.

Mais, si je ne sais pas "ce qu'est" un fruit, et, parmi les fruits, cette espèce qu'est la pomme, qu'est-ce donc pour moi que la chose, si ce n'est une couleur, une odeur ou, si je la croque, une saveur ?

Sur ce panneau indicateur, une flèche désigne la direction du chemin ; mais que signifie cette flèche si je ne sais pas où mène le chemin ? - Ne faut-il pas que le chemin conduise quelque part et que quelqu'un -au moins celui qui a posé le panneau indicateur-, sache où ce chemin conduit ; sinon, le signe n'a aucun sens.

 

"Ce qu'est" -O Esti- le fruit, ce qu'est la pomme, ce qu'est le but de "ce" chemin mais aussi "ce qu'est" le nombre ou la grandeur ou le triangle, et "ce qu'est" le courage ou la justice ... les mots ne le "disent" pas. S'il y a un "mot" pour désigner ce fruit, un signe pour indiquer la direction de ce chemin, un adjectif qualificatif (à la forme comparative) pour noter que Simmias est plus grand qu'Alcibiade, des figures géométriques telles que le triangle permettant de mesurer ce champ, un nom propre au courage pour le distinguer de la témérité ; c'est que le signe -pour désigner- "ceci" ou "cela" renvoie à un sens :

Pour que l'on puisse désigner "une" chose par un mot, il faut qu'on soit en possession du "sens" ou de "l'essence" des choses (ousia).

Le mot "ousia" ne désigne-t-il pas aussi la richesse concrète, les biens que nous avons au soleil ?

 

Le terme même d'ousia nous indique le "renversement" dont Hegel dit qu'il est le point de départ de la philosophie :

 

De façon "naturelle", quand je vois la profusion des choses au soleil, qui m'assaillent de sensations, toutes plus vives les unes que les autres, comment ne pas imaginer que ces propriétés sensibles constituent la réalité : "ce bien, cette richesse", que je possède au soleil ?

Mais, si l'on réfléchit, si l'on fait de la philosophie, ne découvre-t-on pas que sans la lumière du soleil, ces biens ne seraient pas même "visibles" et, pour ainsi dire, n'existeraient pas "pour nous" ?

Dès lors, le "vrai" bien que je possède, ce qui fait "la richesse" même du monde tel qu'il m'apparaît (dont les apparences m'assaillent et me submergent), -l'ousia- ce n'est pas "les choses", -car que puis-je en connaître si elles ne sont pas "éclairées"- c'est la lumière, c'est l'éclairage qui les fait "être" pour nous.

Mais, que sais-je de la source de la lumière, de l'origine du sens ? - Sans doute rien, car, si je veux regarder le soleil, il m'aveugle.

 

C'est bien la leçon que Platon délivre à l'apprenti philosophe dans l'Allégorie de la Caverne

 

Résumons les étapes de l'ascension :

 

- Dans un premier mouvement, nous constatons que le "vrai" bien, la richesse du monde:"Ousia", son essence n'est pas "ce monde", tel qu'il m'apparaît (la réalité sensible) mais bien "l'ensemble des idées, des concepts, des significations", qui sont comme l'essence des choses ; le sens nous est "donné" en quelque sorte comme "patrimoine".

 

- Dans un deuxième mouvement, qui est un véritable "renversement", quand violence nous est faite par le philosophe, nous reconnaissons que les essences (le sens ainsi donné) -ne pouvant trouver leur origine dans les apparences sensibles- sont des "êtres véritables", une réalité à laquelle il faut attribuer "l'existence" : la "réalité idéale" existe indépendamment de la réalité sensible, prioritairement puisque sans elle, il n'y aurait pas de "monde", point de choses.

 

-Alors se produit le troisième mouvement, provoqué par la question :Qu'est-ce que "l'Etre" que l'on accorde aux "essences" ?

- Que "veut-on dire" (legeïs) lorsqu'on parle (legeïs) de "réalité idéale", lorsqu'on parle d'existence à propos d'une réalité qui -à proprement parler- n'existe pas ?

 

Les idées (concepts mathématiques et valeurs morales) sont bien la réalité véritable, l'essence c'est-à-dire le sens des choses (sensibles), mais d'où vient le Sens ?

Pour que "parler" ait un sens, il faut que l'être "dont" je parle soit distinct du sens (de ce que je dis à son propos) ; mais il faut qu'en même temps le sens et l'être soient intimement unis, inséparables ; sinon je pourrais "dire" la même chose d'une "autre" chose.

 

-Si, alors, de force, l'on me demande : Qu'est-ce que l'Etre, s'il n'est pas une "réalité" distincte du sens ? - Qu'est-ce que l'existence si elle n'est pas distincte de l'essence ?

Il faut que je l'avoue : la question me "dépasse". Elle outre-passe tout logos.

Le Bien -l'Etre- est toujours -au delà- de ce que je peux dire, de ce que je peux comprendre :

Quelle merveilleuse transcendance !

 

Autrement dit : A la question : D'où vient le Sens ? - Je ne puis répondre, sinon par le silence de cette découverte fulgurante : l'idée et la chose, le sens et l'être (la réalité), l'essence et l'existence, que tout logos sépare et oppose, il faut "supposer" qu'ils sont une seule et même chose, supposer qu'ils ne font qu'Un.

 

Est-ce à dire que la démarche philosophique de Platon est une propédeutique au Mystère : l'union incompréhensible du Sens et de l'Etre ? -Certes non.

En Grèce, dans cette période de transition entre l'apogée de la Cité au Vème siècle avant J.-C. et la décadence qui s'annonce dès le IVème siècle, la tâche primordiale d'un penseur, tel que Platon, est de consacrer et de défendre la permanence des valeurs traditionnelles. Et, le rôle "éducatif" qu'il assigne à la philosophie est d'apprendre aux jeunes gens à gouverner la Cité : il faut leur enseigner en priorité que l'ordre du monde -l'ordre social- qu'ils doivent sauvegarder, s'impose comme l'expression d'un ordre idéal -essentiel, immuable, éternel- sans lequel le monde ne serait pas ce "cosmos", cet univers organisé, ordonné, mais un pur et simple chaos, semblable à cette image que nous donne la réalité sensible soumise au flux du devenir.

C'est le constat d'une aporie qui rend compte de toutes les autres et que le philosophe ne peut renoncer à résoudre.

 

Avant que le Timée n'ait recours au Mythe pour "expliquer" la genèse du Cosmos, Platon s'emploie à résoudre le problème :

La réflexion sur le langage nous a conduit au problème insoluble du rapport des idées et des choses, du sens et de l'être, ne faut-il pas pour résoudre le problème du langage, revenir au rapport des mots et des choses ? c’est le sujet du dialogue “ le Cratyle ” .

Comment choisir entre Hermogène et Cratyle ?

-Ou bien il faut imaginer comme Cratyle qu'un artisan a créé les mots à la ressemblance des choses, mais tout montre qu'il n'en est rien : les noms propres comme les noms communs par lesquels on désigne les choses, semblent bien arbitraires. Le langage ressemble peu aux objets qu’il permet d’évoquer : « Les paroles, écrira Descartes, n’ayant aucune ressemblance avec les choses, ne laissent pas de nous les faire concevoir. »

-Ou bien il faut admettre avec Hermogène que les mots sont pure convention, et ne correspondent à aucune réalité. Il faudrait, pour savoir ce que les mots veulent dire, remonter jusqu’à la décision souveraine d’un sujet tout puissant – individu, cité ou dieu – qui aurait imposé un sens à des sons arbitrairement choisis. Chacun pourrait changer la signification d’un nom, voire attribuer à un nom une signification qui lui serait propre : les mots n’auraient qu’une signification subjective. Et, n’importe qui serait maître de faire dire n’importe quoi à n’importe que mot, par exemple appeler « cheval » ce que d’autres appellent « homme ».

Mais alors, celui qui parle ne dit que des mots (onomata legeïs, comme dit Socrate à ses interlocuteurs) et toute l'expérience humaine, semblable au "flux héraclitéen", est dépourvue de sens.

C'est à la ressemblance des idées -et non des choses- répond Socrate, qu'un législateur aurait du constituer le langage : Les mots renvoient non pas aux choses multiples, sans cesse changeantes, mais à des « formes », des « idées » immuables ;, telles le triangle, l’égal, le juste ou le beau en soi.

Le problème philosophique est bien alors de comprendre le rapport des « idées » avec la réalité sensible.

Nous sommes revenus au point de départ : Comment le sens peut-il être attribué à la chose ? - Il faut poursuivre l'enquête.

 

C'est dans le Théétête, puis dans le Sophiste et la seconde partie du Parménide que Platon reprend la question : Pour comprendre comment les idées se mêlent aux choses, c'est au langage qu'il faut revenir, car c'est en lui que se produit, que se réalise “ le mélange ”.

Nous sommes renvoyés à l'étude du langage pour comprendre l'unité entre le sens et le signe, entre le signifié et le signifiant.

 

La démarche de Platon n'invite pas la philosophie à célébrer le mystère mais nous conduit à l'exigence d'interroger le langage lui-même pour résoudre le problème de la philosophie.

Car -nous l'avons compris avec Platon-, ce qui est en jeu lorsqu'on pose le problème du logos, c'est bien la question du sens : Comment pour l'homme -et pour l'homme seul- les choses et les êtres, c'est-à-dire le monde, ont-ils un sens ?

 

Comment le langage humain peut-il se rapporter, non pas au monde des idées, mais aux choses telles qu’elles se manifestent ou telles qu’il ( le langage ) les manifeste ?

 

 

 

*

* *

 

 

 

II Le phénomène de la signification

 

 

De la réflexion platonicienne nous avons appris que le langage ne fait pas corps avec ce qu’il exprime, qu’il y a une distance entre les mots de la langue et les choses ou les états de choses auxquels le discours se réfère.

Voici un point acquis : le langage signifie la réalité, cela veut dire qu’il y renvoie,- sans l’imiter – de manière non immédiate.

Aristote écrivait : « il n’est pas possible d’apporter dans la discussion les choses elles-mêmes, mais, au lieu des choses, nous devons nous servir de leurs noms comme de symboles. »

Cette absence de ressemblance entre les mots qui constituent notre discours ou notre raisonnement et les choses dont nous parlons révèle un double décalage :

1)Un premier décalage entre le mot et la multiplicité indéfinie des choses qu’il sert à désigner : nous ne pouvons parler d’une chose singulière sans passer par la généralité d’une signification,- ce que nous nommons un « concept » : j’utilise par exemple le mot « table » pour parler aussi bien de cette table rustique de ma salle à manger ou de cette table de chevet style Louis XV. « L’homme parle toujours en général, écrit P.Aubenque dans son livre sur « l’être chez Aristote », alors que les choses sont particulières. ». Cela signifie qu’il est impossible d’établir un correspondance terme à terme – un lien « univoque » - entre un mot et une chose. Et la question se pose : dans ces conditions, d’où vient le lien ?

 

2) un second décalage entre le nombre limité des mots et la pluralité des définitions c’est à dire des significations qu’il revêt. Hors tous les genres de tables qui sont des meubles à usage différent (de salle à manger, de nuit ou de chevet, de cuisine, d'architecte, table d'hôte, table roulante, etc.) , le mot « table » recèle plusieurs sens : si je suis musicien, je parlerais d’une table d'harmonie (surface sur laquelle passent les cordes d'un instrument) ; si je me promène, je m’intéresse à une table d'orientation ; l’Ancien Testament parle des Tables de la loi que Dieu a remis à Moïse, où était gravé le Décalogue ; mais surtout nous parlons des tables de multiplication, de logarithmes etc.

C’est ce phénomène, essentiel au langage humain, que l’on nomme « polysémie ».

Le simple constat du phénomène de la polysémie nous montre qu'il n'existe pas de rapport univoque entre “ un ” signifiant et “ un ” signifié : le sens d'un mot (d'un signifiant) est équivoque ou mieux multivoque.

Mais alors, la question n’est plus seulement ; d’où vient le lien entre le mot et les choses qu’il désigne ?, mais : d’où vient aux mots les sens dont ils sont porteurs ? En d’autres termes : d’où vient la signification ?

 

Voici l’aporie philosophique qu’Aristote met à jour :

« Il est inévitable, écrit-il, que plusieurs choses soient signifiées par un seul et même nom . alors même que ne pas signifier une chose une, c’est ne rien signifier du tout. »

 

Comment sortir de cet « embarras » ? Ne faut-il pas renverser notre démarche :

Au lieu d’admettre que le langage ne fait que renvoyer aux choses, ne faut-il pas reconnaître que les choses n’ont un sens que par le rapport que l’homme a inauguré avec le réel, par la parole, par le langage ?

Le « logos : tout discours- est « apophantique » : il « met en lumière » ce qui , avant l’homme, n’avait pas de signification.

Après tout, «  Qu’est-ce que celui qui parle aurait à faire, demande Aristote, si les choses devaient apparaître par elles-mêmes et n’avaient pas besoin du Logos ? »

 

 

1) La phénoménologie de Husserl :

 

La démarche « phénoménologique de Husserl nous enjoint d’entreprendre la description des phénomènes que nous cherchons à comprendre en commençant par la « mise entre parenthèses » (épochè) de notre croyance naturelle en l’existence de choses hors de nous.

Il faut, explique Husserl dans la première de ses « Recherches logiques », décrire l’essence des vécus de conscience dans lesquelles se constituent l’expression et la signification.

Ayant mis entre parenthèses l’existence du monde hors de nous, il faut élucider le phénomène de la signification sans présupposer qu’ « il y a réellement des langues et un commerce réciproque entre les hommes auxquelles elles doivent servir ».

Pour mieux cerner ce qu’ont de propre les signes linguistiques et les distinguer d’autres types de signes, Husserl propose d’opposer deux classes principales de signes : ceux qui ont une signification, les expressions, et ceux qui ne font que renvoyer à une réalité extérieure à eux : les indices.

Un indice est un signe qui ne peut être perçu que comme existant sur le mode des réalités naturelles, et de telle sorte que la perception de son existence entraîne du même coup la conviction de l’existence de la chose qu’il indique. C’est ainsi qu’en humant une fumée, je me convaincs de l’existence d’un feu dont elle indique la présence. L’indice est donc une chose matérielle dont l’existence « porte témoignage » pour une autre, « incite » de manière immédiatement perceptible à « admettre que l’autre existe également ».

Une expression, en revanche, est un signe qui n’aurait pas besoin d’être appréhendé par les sens comme existant dans le monde, et qui ne renverrait pas à une réalité naturelle mais à une signification. L’exemple privilégié est celui des énoncés mathématiques ? tel que : « 2 et 2 font 4 », où les mots seront appréhendés comme l’expression de leur signification objective, cette égalité arithmétique demeurant la même quelle que soit la personne qui les prononce.

 

Tout le propos de Husserl est de montrer que les mots de la langue sont des signes essentiellement différents d’indices comme les nœuds qu’on fait dans son mouchoir pour se rappeler quelque chose, ou les jeux de physionomie qui accompagnent nos discours. Il s’agit de poser que  tout discours et toute partie de discours, ainsi que tout signe essentiellement du même genre, est une expression.

Il faudrait donc démontrer que le signe linguistique n’a pas besoin d’être perçu comme une réalité sensible pour être appréhendé comme porteur d’une signification. Mais n’y a-t-il pas un paradoxe insoutenable à affirmer qu’un discours peut être compris « sans qu’il importe qu’il soit réellement prononcé, donc qu’il soit adressé ou non à une personne quelconque dans une intention de signification » ?

Or, Husserl ne peut nier que dans la communication les mots du locuteur ne peuvent être compris par l’auditeur que s’ils sont effectivement proférés par l’un, perçus par l’ouïe et appréhendés par celui à qui le discours s’adresse comme signalant la présence dans l’esprit de celui qui parle de « pensées » ou de « vécus psychiques » dont il cherche par son discours à l’informer.

 

C’est ici le point qui éclaire toute la démarche de Husserl, qui se présente comme une dénonciation du « psychologisme ».

Le problème du langage est insoluble, parce qu’il a été mal posé : Cherchant à comprendre la conscience après avoir posé l’existence d’une réalité hors de la conscience, on s’est condamné à considérer la conscience comme une réalité psychique, comme si elle était autre chose que « rapport à un objet » ( conscience de quelque chose) ; de même, partant de l’existence de la chose, on s’est condamné à considérer le signe phonique :- le mot, comme un indice : une réalité sensible, matérielle, et à confondre la signification (le concept, l’idée) avec « un vécu psychique ». Et, posant le problème du langage à partir de la communication, on a par avance rendu la communication incompréhensible en la concevant comme une communication des consciences, où il s’agirait de transmettre de l’un à l’autre des vécus psychiques.

 

Il est vrai que « les expressions fonctionnent dans le discours communicatif comme indices » ; elles y remplissent essentiellement une fonction d’information. Pour autant, elles ne cessent pas totalement de valoir comme expressions : si je dis à quelqu’un qui comprend ma langue « 2 et 2 font 4 », ces mots seront appréhendés par cette personne d’une part comme l’expression de leur signification objective, cette égalité arithmétique qui demeure la même quelle que soit la personne qui les prononce, sincèrement ou non ; et d’autre part comme l’indice de l’existence en moi de vécus psychiques concrets.

L’exemple montre que dans la communication la fonction expressive (ou fonction de signification) propre aux signes linguistiques est entremêlée avec une autre fonction, celle d’indices, qui ne leur appartient pas en propre puisqu’elle pourrait être remplie, aussi bien, par une gesticulation corporelle ou des grognements animaux. Dans le discours communicatif, la signifiance des expressions est parasitée par leur fonction indicative.

Mais, quelle est la portée de ce constat sinon de révéler les limites de la communication ? je peux informer autrui de l’existence en moi de tel ou tel état mental, non le lui faire partager. Les vécus psychiques sont rigoureusement impartageables, ils ne sont pas « communicables » au sens où l’est par exemple une maladie. Dire « je t’aime » ne permet pas de faire sentir au destinataire d’un tel énoncé ce que je ressens pour lui ; cela revient seulement à l’inviter à en prendre connaissance, à supposer qu’il sache de quoi je parle, c’est-à-dire qu’il soit capable de reproduire ou d’imaginer des faits psychiques analogues (mais de toute façon jamais identiques) à ceux dont je fais à cet instant précis l’épreuve. Il y faut un acte de foi : les vécus psychiques d’autrui ne nous sont pas originairement accessibles, ils ne nous sont pas donnés en chair et en os immédiatement comme les nôtres, ceux que nous vivons nous-mêmes. Paradoxalement, c’est donc le fait même de la communication par le langage, en tant qu’information suppléant un impossible accès direct à la vie psychique étrangère, qui témoigne le plus clairement des limites de la « communication » par les hommes.

Il faut aller jusqu’à dire que nous « communiquons » parce que nul ne peut vivre les « vécus » d’autrui. En vérité nous existons seuls : la preuve en est que nous nous parlons.

La leçon sera reprise par les successeurs de Husserl : L’homme « parle » pour combler la distance qui le sépare « originairement » de l’Autre.

 

Ne peut-on parler d’une mésaventure ? Pour avoir mis entre parenthèses toute croyance en l’existence d’une réalité extérieure à la conscience, tout se passe comme si Husserl, menant à son terme la logique du cogito cartésien, était condamné au solipsisme, enfermant l’être humain dans le jeu de miroir de la conscience de soi, privé de contact non seulement avec les choses mais aussi avec ses semblables.

Or, par cet artifice, c’est un tout autre résultat qu’il obtient ; c’est à une tout autre découverte qu’il nous convie : ayant mis en suspens notre croyance à l’existence d’une « réalité », loin qu’on ait réduit la conscience à une réalité « psychique », dont les vécus constitueraient la conscience de soi, il apparaît que la conscience n’existe que comme rapport à un objet, que cet objet existe à la façon des objets naturels à travers un donné des sens ou sur le mode de l’imagination ou qu’il soit posé comme une proposition mathématique.

 

Que veut dire qu’une expression signifie ? Tout simplement, s’efforce de montrer Husserl, que celui qui l’emploie conformément à son sens vise par son moyen un objet ou un état de chose, s’oriente vers lui. Si l’on veut bien être attentif à l’étymologie du mot intention (in-tendere : être dirigé-vers) on dira que la signification est intentionnelle, qu’elle est ce par quoi un sujet se rapporte à un objet ou se dirige vers une quelconque objectivité. Cette relation à un objet ou référence peut du reste ne pas être réalisée, quand par exemple l’objet nommé n’est pas donné en tant que nommé à l’intuition, que ce soit sur le mode de la perception ou celui de l’imagination. Ce qui est essentiel au phénomène de la signification, ce sont donc les actes de conscience par lesquels l’expression acquiert la possibilité de se référer à une objectivité, et que Husserl propose d’appeler « actes donateurs de sens » ou « actes de l’intention de signification ».

 

Après une longue histoire de la philosophie, cherchant à résoudre la question du sens sous la forme du problème de la connaissance : du rapport des idées aux choses, de la pensée à l'être, c'est à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle (pour des raisons qu'il n'y a pas lieu d'exposer ici) que la réflexion sur le langage revient au premier plan : Pour répondre à la question du sens, qui est sans doute le problème fondamental de la philosophie, n'est-ce pas sur le rapport des Mots et des Choses qu'il faut réfléchir ?

La question posée par l’homme à travers les mythologies, les religions et la philosophie, de savoir pourquoi les choses ont un sens se trouve résolue par un véritable renversement : ce n’est pas à partir des choses qu’il faut comprendre comment les mots peuvent avoir une signification, parce que les choses elles-mêmes n’ont de signification qu’à travers les mots, à travers un langage qui est le propre de l’homme.

Ce que découvre la recherche logique, ce n’est pas une réalité extérieure au logos, mais une réalité structurée par le langage.

Le signe linguistique mérite le nom de symbole que lui donnait déjà Aristote, parce que, à la différence des autres signes, il ne renvoie pas à telle ou telle chose qu’il sert à « désigner », mais à la signification, ou mieux : à la valeur, que la chose a pour nous.

A-t-on résolu le problème en découvrant que l’activité symbolique est le propre de l’homme ?

 

 

2) L’activité symbolique:

 

On doit la notion de symbole et sa définition à Ernst Cassirer dans sa « Philosophie des formes symboliques ».

« Kant est sur le chemin », disait Husserl.

Cassirer s’inspire de Kant, qui a cherché à analyser les activités synthétiques de la pensée (de l’entendement) par lesquelles elle structure la rhapsodie de nos sensations pour constituer l’univers qui nous est donné dans l’expérience, -objet de la connaissance : le divers de nos sensations est d’abord structuré par les formes de notre sensibilité : l’espace et le temps (premier chapitre de la critique de la raison pure – l’esthétique transcendantale) ; elle est en même temps structurée par les catégories de notre entendement, telle que l’identité, la causalité,… (analytique transcendantale).

Cassirer appelle symbolique cette fonction de synthèse pour exprimer le caractère universel du renversement copernicien par lequel on substitue à la question de la réalité telle qu’elle peut être en soi, celle de la constitution, de l’objectivation de la réalité par la fonction de synthèse de l’esprit.

La réalité objective n’est donc pas une matière déjà structurée (ayant ses lois propres) mais bien une expérience constituée par la présence de l’homme.

Par « symbolique », Cassirer désigne le commun dénominateur de toutes les manières de donner sens à la réalité en la structurant. Le symbolique, c’est l’universelle médiation de l’esprit entre nous et le réel. Cette médiation est l’œuvre du langage et de l’articulation de ces multiples fonctions. Autrement dit il désigne par fonction symbolique la fonction signifiante dans son ensemble (la façon dont le réel prend un sens à travers la structure du langage).

 

Cette définition du symbolique s’étend à toutes les formes de médiation par lesquelles l’homme donne un sens à la réalité telle qu’elle est vécue par lui et recouvre le domaine entier de la culture

Si, en tant qu’activité symbolique, on ne risque rien à dire que le langage est le propre de l’homme, il n’en reste pas moins que, sous la forme des langues, le langage est une réalité historique qu’il faut comprendre.

Affirmer que le langage est le propre de l’homme, cela ne signifie rien d’autre sinon, comme l’écrit André Martinet, que « les autres emplois que l'on fait du mot langage sont presque toujours métaphoriques : le langage des animaux est une invention des fabulistes ; le langage des fourmis représente une hypothèse plutôt qu'une donnée de l'observation ; le langage des fleurs est un code comme bien d'autres. »

Comprendre le langage comme une réalité historique, cela exige d’analyser comment le langage, tel qu’il s’est historiquement constitué, se distingue des autres systèmes de signes, tels que les écritures pictographiques-idéographiques(depuis les hiéroglyphes purs jusqu'aux enseignes) ; les signes numériques et symboliques employés par les mathématiques et les logiques formalisées ; les abréviations, soit à dessin reconnaissable (une silhouette schématique de locomotive pour indiquer un passage à niveau), soit à dessin arbitraire (un disque rouge barré de blanc pour un sens interdit) ; les signaux conventionnels de la cartographie, du dessin industriel normalisé, les schémas de toutes sortes, etc.,

 

Le signe linguistique recouvre une dualité : celle de l’expression et de la désignation. Et l’un et l’autre de ces aspects comportent à leur tour deux faces :

  • la structure du signe linguistique est double : c’est un aspect sensible qui est porteur d’une signification : c’estl’unité indissociable du signifiant et du signifié, telle qu’elle a été mise en lumière par Saussure. C’est par leur qualité sensible que les mots expriment des significations.

 

  • Mais, le signe (à la fois sensible et idéel) se distingue de la chose ou de l’objet qu’il désigne : il ne s’y rapporte que par la signification, comme si celle-ci était « attachée » à la chose.

 

Les mots, par leur qualité sensible, « expriment » des significations et c’est grâce à ces significations qu’ils « désignent » quelque chose.

 

Les mots, phonétiquement distincts, de deux langues différentes, désignent la même chose parce qu’ils « expriment » une signification identique, dont ils sont pour ainsi dire porteurs ; mais, comme le montre le processus d’apprentissage d’une langue étrangère : celle dont on ne connaît pas les significations attachées aux mots, c’est parce qu’ils désignent la même chose ( en montrant la chose qu’ils désignent) qu’on a accès à leur signification.

Dans les langues, les mots- réalité sensible - n’exprimeraient rien s’ils ne désignaient quelque chose ; mais ils ne désigneraient rien s’ils n’étaient porteurs d’une signification.

Voilà l’énigme que doit résoudre toute réflexion sur le langage qui passe par l’analyse des signes qui constituent le système de nos langues naturelles.

 

 

 

 

 

 

 

III Langage et linguistique : Ferdinand de Saussure

 

 

1) L’objet de la linguistique

 

C'est Ferdinand de Saussure (1857-1913) qui a inauguré la linguistique moderne en professant à Genève de 1907 à 1911 un Cours de Linguistique Générale qui a été publié sous ce titre par ses étudiants en 1916, traçant une voie nouvelle à la recherche sur la nature véritable du langage.

La préoccupation de Ferdinand de Saussure n'est pas de répondre au problème philosophique : Dès l'introduction du Cours de Linguistique, il définit sa démarche : constituer la linguistique comme science en définissant son objet.

 

Pour définir l’objet de cette science il faut commencer par la distinction entre la Langue et la Parole : « Qu’est-ce que la langue ? c’est le langage moins la parole ».

La Langue -toutes les langues humaines naturelles- est une réalité objective, sans aucun doute un produit social (Ferdinand de Saussure dit "une institution") ; et la Parole est un acte individuel par lequel un sujet parlant utilise un code(celui de la langue) pour exprimer ses idées ou sa pensée.

 

Par cette distinction, il s’agit de mettre de côté l’idée que l’on se fait naturellement du langage, qui est le point de départ de la réflexion philosophique.

Ce qu'on appelle habituellement langage, c'est l'acte par lequel le sujet -l'individu-, trouvant à sa disposition une langue, c'est-à-dire un système de signes, utilise ces signes en les combinant pour exprimer sa pensée, et cela grâce à un mécanisme psychophysique.

De cette définition commune résultent deux points de vue :

-Celui du sens commun qui suppose naïvement "que le lien qui unit un mot à une chose est une opération toute simple, ce qui, précise immédiatement Ferdinand de Saussure, est loin d'être vrai."

- Celui du philosophe qui pose immédiatement un problème : - D'où vient que l'homme puisse avec des mots exprimer sa pensée et représenter les choses ? Comment un nom unique peut-il désigner une multiplicité de choses si l’homme n’est pas en possession de la signification des choses ?

 

Si l'on a bien distingué la langue, fait social, qui se présente comme un système de signes, de la parole qui n'est qu'un acte individuel, on peut définir la langue comme "un système de signes distincts correspondant à des idées distinctes ».

 

2) Le langage est un système de signes

 

On rattache ainsi la langue à tous les autres systèmes de signes : C'est l’objet du dernier paragraphe du chapitre (III) "Place de la langue dans les faits humains : la Sémiologie."

Ferdinand de Saussure accomplit le second mouvement de sa démarche : une fois éliminé le problème philosophique en mettant hors circuit le sujet parlant, encore faut-il que l'on définisse sous quel aspect objectif se présente le langage ?

La réponse est sans ambiguïté : "On ne peut assigner à la linguistique une place parmi les sciences qu'à condition de la rattacher à la sémiologie", c'est-à-dire à une science générale des systèmes de signes, qui reste à constituer.

En d'autres termes, après la distinction de la langue et de la parole, le rattachement de la langue aux autres systèmes de signes apparaît comme le complément d'une même démarche épistémologique : Pour constituer la linguistique comme science -ce qui veut dire : éliminer le problème philosophique du langage-, une double démarche est nécessaire :

En premier lieu : exclure "le fait de parole" qui fait apparaître le langage comme une manifestation du sujet parlant ; en second lieu : attribuer à la langue une réalité objective, extérieure et antérieure au sujet, donc indépendante de lui : - c'est cette seconde exigence, méthodologique (-en apparence-), qui oblige à considérer la langue comme un système de signes "parmi" d'autres, quoique "le plus important.

 

L'objection est immédiate : - Ne risque-t-on pas de la confondre avec les autres systèmes de signes ?

En rattachant la langue aux autres systèmes de signes, on "attribue" au langage une réalité objective, qui évite sans aucun doute de le confondre avec le mystère de la parole (objet de la réflexion philosophique), mais on soulève un nouveau problème, auquel vont achopper tous les successeurs de Ferdinand de Saussure :

Si l'on appelle langage un système de signes quelconque, tout n’est-il pas "langage" ?1)

__________________________________________________________________

Nota 1)De cette ambiguité vont naître toutes les tentatives de faire de la linguistique la méthode de toutes les sciences humaines ,et, plus grave encore, la tentation de définir tous les faits humains comme faits de langage. Exemple : Roland Barthes fait l'analyse ou la psychanalyse de tous les faits sociaux significatifs (la mode, le catch, etc) ou des faits esthétiques (textes littéraires où il s'agit de découvrir "le système logique élaboré par l'auteur selon sa propre époque"). L'objectif de sa démarche est de mettre en lumière le procès proprement humain par lequel les hommes donnent un sens aux choses, la liberté qu'ont les humains de faire signifier les choses : ni homo faber, ni homo cogitans, l'homme (qui est le véritable objet de la recherche de Roland Barthes,) se définit comme homo significans.

C'est l'inversion complète de la démarche de Ferdinand de Saussure :

La linguistique n'est pas une partie même privilégiée de la sémiologie, c'est la sémiologie qui est une partie de la linguistique

______________________________________________________________________________

 

A peine F.de Saussure a-t-il prescrit que la linguistique doit "d'abord prendre la langue dans ce qu'elle a de commun avec les autres systèmes de signes", qu'il affirme qu'on ne connaîtra "la nature véritable de la langue" qu'après avoir mis à jour "les traits linguistiques très importants (par exemple : le jeu de l'appareil vocal) qui servent à distinguer la langue des autres systèmes".

Il ne suffit pas de définir le langage comme système de signes : on ne connaîtra rien de la langue, de sa nature véritable , affirme Ferdinand de Saussure, tant qu'on n'aura pas découvert la spécificité du système.

Accomplissons nous-mêmes la démarche pour découvrir la spécificité de la langue, telle qu’elle se présente dans nos langues naturelles.

 

Représentons plusieurs types de signes qui servent à communiquer :

1 : signal du sens interdit

2 : symbole de l'interdiction de fumer

3 : geste des sourds-muets pour exprimer une union ou une chaîne

4 : signes linguistiques appartenant à notre langage : « frappez fort »

 

Commentaires :

 

Ces signes par lesquels nous communiquons sont de genre différent

 

1 : le signal “ Sens interdit ” appartient au code de la route ; il ne veut rien dire par lui-même et résulte d'une convention, de sorte que pour le comprendre il faut et il suffit de connaître le code de la route.

 

2 : le symbole “ Interdiction de fumer ” (une cigarette barrée par un trait), à la différence du signal (sens interdit) n'appartient pas à un code : il nous parle directement ; il représente, il dépeint l'instruction qu'il nous donne : pour cette raison, on appelle ce type de signes un pictogramme.

 

3 : le geste des sourds-muets, de la même façon que le pictogramme mais avec les doigts décrit ce qu'il veut exprimer.

 

Le caractère commun à tous ces signes, c'est qu'ils ont une signification déterminée, fixe : il y a un lien direct entre le signe (signal, symbole ou geste) et ce qu'il veut exprimer, soit que ce lien résulte d'une convention, soit qu'il résulte de la forme même du signe.

On peut dire qu'ils sont univoques : il n'y a pas plusieurs significations possibles de chacun d'eux.

 

4 : les deux signes linguistiques de la phrase impérative “ Frappez fort ” appellent deux observations :

D'une part, comme les signes d'un code, il faut, pour les comprendre, connaître le code, en l'occurrence la langue naturelle à laquelle ils appartiennent, mais, d'autre part, comparés aux autres codes que nous connaissons, ils présentent un caractère original : ils sont susceptibles de plusieurs interprétations différentes, de multiples significations : La phrase impérative “ Frappez fort ” change de sens selon qu'elle est inscrite sur une porte, prononcée dans une salle de boxe, inscrite sur la notice d'emploi d'un instrument quelconque. A la différence des autres signes, la signification n’est pas liée directement aux signes matériels que constituent ces deux mots de notre langue.

 

3) Le signe linguistique : distinction du signifiant et du signifié

 

Les mots de notre langage, qu'à partir de maintenant nous appellerons « signe linguistique » ou par abréviation signe (selon la terminologie de Ferdinand de Saussure lui-même) comportent deux aspects :

(1) un aspect matériel : la forme du mot qui dans notre langue alphabétique est composée de lettres mais qui est en fait composée de sons ou phonèmes.

Ferdinand de Saussure désigne cet aspect matériel par le terme de signifiant.

Exemple : le mot “ C.H.I.E.N. ” est composé de cinq lettres, mais phonétiquement de trois sons qui s'écrivent selon la phonétique internationale (En annexe voir tableau de la phonétique internationale.).

(2) le deuxième aspect, qui n'a rien de matériel est l'idée générale ou concept, c'est-à-dire la signification attachée à ce mot, que nous pouvons exprimer en disant que le chien est un animal domestique à quatre pattes, mammifère carnivore, etc.

 

 

4) Les caractéristiques du « signe linguistique »

 

a. 1ère constatation : Arbitraire du lien entre le signifiant et le signifié

 

Le lien entre le signifiant et le signifié est, selon la terminologie même de Ferdinand de Saussure, arbitraire.

Quand j'emploie un mot comme le mot “ table ”, pour désigner telle ou telle table (guéridon, table de salle à manger, table de nuit) il me semble qu'il y a un lien direct entre le mot, c'est-à-dire le signifiant, et la chose que je désigne par ce mot. Or, quand je réfléchis, je constate qu'il n'y a aucun lien direct entre le mot “table” et l'objet concret qu'il désigne. Le mot “ table ” ne renvoie pas directement à la chose, comme s'il était fait à sa ressemblance mais il est lié à une idée générale et abstraite, ce qu'on appelle un concept.

Ferdinand de Saussure tranche ici le problème posé par Platon dans le dialogue de Cratyle : il faut rejeter la théorie cratyléenne des signes : Lorsqu'on étudie les signes linguistiques -les mots d'une langue parlée- il faut bien reconnaître que le mot n'est pas lié directement à la chose mais associé à une idée générale, à un concept.

Mais, il y a plus :

Le signe linguistique que nous appelons “ un mot ” a bien un double aspect : un aspect matériel, essentiellement phonique et un aspect “idéel” que la philosophie considère séparément et qu'elle nomme une “ idée ”, un concept.

Si, après avoir distingué ces deux aspects, on les considère séparément, comme s'il s'agissait de deux entités (deux réalités) distinctes, séparées, il faut immédiatement constater que le lien qui les unit est arbitraire.

Entre le signifiant (le mot “ table ”), qui est un ensemble de sons ou phonèmes, et le signifié, c'est-à-dire l'idée de table qui se trouve associée à cet ensemble de phonèmes, il n'y a pas de relation “motivée”.

 

On pourrait donc dire que notre langue naturelle est un code comme un autre ; en effet dans le code de la route par exemple, le lien entre le signifiant (panneau) et le signifié, c'est-à-dire l'idée d'interdiction de passer, est parfaitement arbitraire.

Mais, c'est là qu'une seconde observation intervient.

 

 

b) L’ unité indissociable du signifiant et du signifié

 

Dans le cas d'un code quel qu'il soit, le lien entre le signifiant et le signifié est clair puisque ce sont les hommes qui ont créé le code et établi un lien univoque entre les deux termes. On peut alors effectivement désigner le signifié (l'idée) par un autre signifiant (dans l'exemple du sens interdit, un autre panneau du code de la route).

En revanche, dans le cas d'une langue naturelle, le signifié est inséparable du signifiant, l'idée (le signifié) et le mot (le signifiant) sont indissociables.

Le mot “ table ” que j'emploie pour désigner ce guéridon ne renvoie pas directement à la chose, (à ce guéridon) mais à une idée générale de table qui lui est indissolublement liée. Je ne peux pas prononcer ou entendre le mot “ table ” sans concevoir en même temps l'idée d'une table et réciproquement je ne peux pas penser à une table sans avoir le mot“table” aux bords des lèvres.

Le signifiant et le signifié forment le signe linguistique : c'est leur unité indissociable qui fait que les choses ont pour nous une signification.

 

Autrement dit :

-Tout se passe comme si dans nos langues naturelles nous avions affaire à un codele signifiant (le mot comme le panneau indicateur) était lié au signifié (l'idée de table aussi abstraite et générale que la prescription du code de la route : “ Sens interdit ”) par une convention,

- Mais la différence est essentielle : Dans le signe linguistique (dans les termes de notre langage humain naturel : nos langues dites maternelles), on ne peut pas dissocier, séparer (comme dans un code) le mot (le signifiant) et la signification (le signifié) ; on peut s'amuser à appeler un chien “ cheval ” et “ dire ” que le cheval aboie pour montrer que le mot “ chien ” n'a pas de lien motivé avec le sens ou l'idée que nous avons du chien, mais précisément en nous livrant à ce petit jeu, nous constatons que, si nous l'appliquons à tous nos signes linguistiques, à tous les termes de notre langue, plus rien n'a de sens pour nous.

 

D'où la grande leçon de l'analyse linguistique de Ferdinand de Saussure :

 

En comparant les signes linguistiques -les termes de nos langues naturelles- avec les autres systèmes de signes, on est amené à constater que dans nos signes on peut distinguer arbitrairement un aspect matériel : la forme du mot (que nous avons appelé : signifiant) et un aspect “ idéel ” : l'idée, le concept qui lui sont liés (que nous avons appelé : signifié), mais ces deux aspects ne sont pas dissociables : ce sont deux faces d'une même réalité : le signe linguistique.

On ne peut pas entendre ou prononcer un mot sans que surgisse en même temps la signification, l'idée abstraite qui lui est comme attachée.

La distinction du signifié et du signifiant permet de montrer comment l'unité de la signification est réalisée dans le signe linguistique ; et, de cette façon, c’est l’objet de la linguistique comme science qui se trouve défini.

Mais la démarche de Saussure ne peut s’arrêter là: Le problème du langage, qui est celui de la signification, n’est pas résolu tant qu’on n’a pas expliqué ce lien qui constitue les signes de notre langage et qui est « réalisé » dans nos langues naturelles.

 

Quel est le secret de ce lien entre les deux faces du signe linguistique, qui constitue la signification ?

 

 

5) le système de la langue : la double articulation du langage

 

a) Une difficulté majeure : la nature du signifiant.

 

La question de savoir comment s’explique le lien entre le signifiant et le signifié, dont l’unité constitue la signification des mots de notre langage, est à proprement parler insoluble si, en raison du prestige de l'écriture, on se laisse aller à considérer que le signifiant est une "réalité matérielle", une trace ou un graphisme.

Le problème philosophique se pose à nouveau :- Comment expliquer le lien entre le signifié, qui est une idée générale et abstraite-, et le signifiant, si celui-ci est une réalité matérielle ? Ferdinand de Saussure rencontre à nouveau le dualisme "philosophique" sous la forme de l'extériorité et de la matérialité du signe par rapport à l'idée qu'il a pour fonction d'exprimer.

Avant que ne commence la première Partie de l'Ouvrage dont le Chapitre sur la « Nature du Signe Linguistique » est sans doute le plus connu et le plus exploité, l'Introduction comprend une étape décisive de la démarche saussurienne: c'est la dénonciation du "Prestige de l'Ecriture", qui est en réalité l'exclusion de l'écriture de l'objet linguistique conduisant à définir le langage humain comme « langue parlée ».

 

Lorsque Ferdinand de Saussure définit la langue comme système de signes, il est naturel de penser aux signes matériels : au graphisme de l'écriture. Quel n'est pas notre étonnement quand nous lisons :

" Langue et écriture sont deux systèmes distincts ; l'unique raison d'être du second est de représenter le premier. ... Le mot écrit se mêle si intimement au mot parlé, dont il est l'image, qu'il finit par usurper le rôle principal. ... (Mais) la langue est indépendante de l'écriture. ...

L'objet linguistique n'est pas défini par la combinaison du mot écrit et du mot parlé: Ce dernier (le mot parlé) constitue à lui seul l'objet de la linguistique. "

 

S'imaginait-t-on que la réalité objective de la langue - le système de signes qui la constitue - était une réalité "matérielle" : la "trace" des signes graphiques ; Ferdinand de Saussure affirme que le lien entre le son -image auditive- et l'écrit -image visuelle- n'est qu' "une unité purement factice" : "le lien naturel, le sens véritable est celui du son."

Il s'agit bien d'un présupposé : à l'appui de la thèse, Ferdinand de Saussure n'apporte qu'un seul argument - tout à fait contestable et maintenant contesté, selon lequel il existe des peuples qui n'ont qu'une tradition orale. Et il s'emploie surtout à démontrer les raisons de l'illusion, du prestige usurpé de l'écriture, dont les principales seraient la force des impressions visuelles plus vives que les impressions auditives et l'existence d'une langue et d'une tradition littéraire.

 

Saussure aborde de front la difficulté : "quand on supprime par la pensée l'écriture (autrement dit la matérialité des signes), ne risque-t-on pas de n'avoir plus affaire qu'à une masse informe ? " - En d'autres termes, une fois l'écriture supprimée, la langue, système de signes, n'est-elle pas privée de matière?

Or, que découvre-t-on ? - Non pas une matière informe mais une structure : une articulation : la langue se présente comme une "chaîne" acoustico-phonique :

C'est l'impression acoustique qui distingue dans cette masse informe des unités distinctes ; l'analyse des mouvements de phonation - des mouvements articulatoires - permet de distinguer des unités minima.

 

"Le phonème est la somme des impressions acoustiques et des mouvements articulatoires, de l'unité entendue et de l'unité parlée, l'une conditionnant l'autre : ainsi c'est déjà une unité complexe, qui a un pied dans chaque chaîne : chaîne acoustique et chaîne parlée."

 

Autrement dit : une langue naturelle découpe et articule les signes qui la constituent, sous forme d'impressions acoustiques, grâce aux mouvements articulatoires de l'appareil vocal pour constituer une chaîne, c'est-à-dire un enchaînement linéaire.

Articulation d'unités distinctives et succession dans le temps sous forme d'une chaîne, telle est bien la première caractéristique qui distingue les signifiants acoustiques, constitutifs des signes linguistiques, des signifiants visuels qui sont des réalités matérielles, tels le signal du « sens interdit » ou le symbole « interdiction de fumer ».

Ainsi, quand Saussure distingue deux éléments pour définir le signe linguistique, il ne s’agit pas du nom et de la chose( qui n’ont aucun lien direct entre eux), mais d’un son et d’un sens, ou plus précisément de « l’empreinte psychique » du son dans le cerveau ( dénommé signifiant)et du concept qui lui est associé ( dénommé signifié).

Le problème de la philosophie est éliminé, qui s’interrogeait sur le rapport de l’idée et de la chose. Pour étudier la langue, il suffit de comprendre le signe linguistique comme « une entité psychique ». Ferdinand de Saussure a montré, en traitant de la phonologie, que la substance phonique -loin d'être une masse informe- est elle-même articulée en unités linguistiques minima (les phonèmes), comme une chaîne.

On peut bien alors définir le signe linguistique comme l'union non point "d'une chose et d'un nom mais d'un concept et d'une image acoustique."

 

b) une seconde articulation :

 

La phonologie, qui étudie la chaîne acoustico-phonique, ne suffit pas à rendre compte de nos langues.

Lorsque j'entends une langue étrangère que j'ignore totalement, non seulement je ne comprends pas le sens (-cela ne m'évoque aucune idée-), mais je n'identifie pas les mots (composés de sons) comme des unités distinctes les unes des autres. Mon interlocuteur étranger peut bien s'évertuer à articuler, le mieux possible, les sons qui composent les mots, je n'entends pas, je ne perçois pas des mots, c'est-à-dire des unités distinctes, parce que je n'en connais pas le sens, c'est-à-dire les idées qui sont liées aux mots de cette langue étrangère.

La chaîne phonique, qui est la plus évidente, n’est que la seconde articulation.

 

 

 

 

c) La thèse de la double articulation : la langue parlée

 

Pour découvrir ce secret du signe linguistique, les successeurs de Ferdinand de Saussure, notamment André Martinet, ont été amené à formuler ce qu'ils ont appelé: la thèse de la double articulation, ainsi exprimée :

 

Les langues naturelles sont, en tant que système de signes, articulées, c'est-à-dire structurées deux fois :

la première articulation du langage est celle qui découpe l'énoncé linguistique en unités signifiantes successives minimales, ou monèmes  “  La terre est ronde ” contient cinq de ces unités. LA / TER / EST / RON / DE /.

 

La seconde articulation est celle qui découpe l'unité signifiante elle-même en unités minimales successives non signifiantes mais distinctives, ou phonèmes “  ronde ”  contient trois unités de ce type. ” : R / ON / DE

 

Cette double articulation permet de comprendre l'originalité du langage humain et sa fécondité, sa richesse, qui la distingue de tous les autres codes que les hommes ont inventé.

En effet, lorsqu'on invente un code, il faut faire correspondre à chaque idée qu'on veut exprimer un signe distinct. Si les langues naturelles étaient semblables à des codes artificiels, il faudrait que les hommes aient inventé autant de signes (de signifiants) qu'ils ont d'idées (de signifiés), pratiquement une infinité de signes.

Or, que constatons-nous dans les langues naturelles humaines ? Avec quelques dizaines d'unités phonétiques distinctes (de modulations de la voix)

[la phonétique internationale comprend 16 sons vocaliques, 17 consonnes et 3 semi-consonnes, soit au total 36 phonèmes ] nous -les hommes- pouvons produire des milliards de messages, grâce à la double articulation du langage

 

Cette analyse est décisive dans le domaine linguistique parce que, écrit Georges Mounin, « elle permet de comprendre pourquoi les langues naturelles, à la différence des codes artificiels, se comportent comme un code optimal : c'est la double articulation qui rend compte de la propriété la plus mystérieuse dulangage, de son inépuisable richesse combinatoire, qui la distingue de tous les autres systèmes de signes non linguistiques ».

________________________________________________________________

Citons le texte de Georges Mounin, concernant la double articulation, caractère spécifique des langues humaines naturelles

"Le point de départ se trouve sans doute chez Hjelmslev. Il a insisté sur le fait que le signe linguistique est formé au moyen d'un nombre limité de non-signes (de phonèmes) ; et répété que c'était un des traits caractéristiques de la structure des langues humaines. Mais c'est André Martinet qui paraît avoir tiré le premier (1949) toutes les conséquences de cette observation, quant à la définition du langage des hommes opposé aux autres systèmes de signes : c'est sa théorie de la double articulation du langage humain.

L'expression “ langage articulé ”, dont l'origine et l'histoire mériteraient d'être étudiées, dissimule ce fait que la langage humain, comme système de signes, est articulé deux fois. Née avant toute science du langage, cette expression désignait les groupes de sons produits par la voix de telle sorte qu'on y reconnaît des signes, ou mots, distincts : dans cette première acceptation, c'est la phrase, c'est l'énoncé, qui sont “ articulés ” - c'est-à-dire découpés en articles ou segments, comme on dit que la patte d'un crabe est “ articulée ”.

L'énoncé : la terre est ronde est constitué de quatre de ces segments (la + terre + est + ronde), par opposition aux cris “ inarticulés ” qu'émettent les animaux, les enfants avant la parole, les malades, les fous, les monstres. Mais quand on dit : la voix articulée, articulez, votre articulation n'est pas nette, on emploie le terme “ articulé ” dans une autre acceptation, faisant allusion aux mouvements des organes vocaux qui, cette fois, découpent dans l'énoncé des suites de voyelles et de consonnes, et non des mots. L'énoncé : la terre est ronde, alors, est constitué phoniquement de neuf articulations distinctes (l + a + t + è + r + è + r + o + d). Notons que les cris d'animaux, de patients, de fous, etc., qu'on appelle “ inarticulés”, présentent cependant cette sorte d'articulation.

A cette antique expression, qui confondait des faits de deux ordres, la linguistique récente a rendu son sens plein par une analyse qui distingue nettement la place et la signification fonctionnelle de ces deux types d'articulation dans le système de signes qu'est le langage humain. La première articulation découpe l'énoncé linguistique en signes, en unités dites signifiantes, puisque chacune porte une signification propre : grosso modo, ce sont les mots du langage, suivant la terminologie traditionnelle. Une seconde articulation découpe les signes eux-mêmes en unités plus petites que le signe (la = l + a, deux unités de cette espèce), unités non signifiantes cette fois, les phonèmes..

______________________________________________________________________

 

 

 

5) La portée et les limites de la linguistique

 

a) La portée :

 

Poursuivons la citation de Mounin :

«  Depuis que la phonétique scientifique existe, et même auparavant comme on l'a vu, tout le monde le savait, mais personne n'en avait rien tiré sur le plan théorique. L'apport de Martinet, c'est d'avoir vu que ce trait descriptif était spécifique aux langues humaines et permettait de distinguer les langues de tous les autres moyens de communication par signes, depuis les écritures pictographiques - idéographiques jusqu'aux signes numériques et symboliques employés par les mathématiques et les logiques formalisées.”

Le critère de la double articulation comme trait fondamental de ce qui est langue s'est révélé un excellent critère opératoire : tous les autres systèmes de signes se sont révélés spécifiquement différents du langage humain parce qu'ils n'utilisent, tous, que la première articulation : tous, ils ne découpent leurs messages qu'en unités signifiantes, et jamais en unités distinctives non signifiantes. Nous trouvons ici, enfin, la claire séparation, fondée sur la nature des choses étudiées, qui passe entre les langues et les moyens de communication non linguistiques, et qui, par conséquent, doit aussi passer entre linguistique et sémiologie. »

 

Quelle est la portée de cette thèse ?

André Martinet explique :

Présentée comme un trait que l'observation révèle dans les langues au sens ordinaire du terme, la double articulation fait (...) aisément figure de truisme. Ce n'est guère que lorsqu'on prétend l'imposer comme critère de ce qui est langue ou non-langue que l'interlocuteur prend conscience de la gravité du problème. Et pourtant, s'il est évident que toutes les langues qu'étudie en fait le linguiste s'articulent bien à deux reprises, pourquoi hésiter à réserver le terme de langue à des objets qui présentent cette caractéristique ? ”

 

Si l'on pose aux linguistes la question : - Qu'est-ce que le langage ? - Voilà la réponse développée par Georges Mounin :

L'expression langage articulé, née avant toute analyse scientifique, apparaît comme désignant des sons stables et constants produits par la voix humaine de telle sorte qu'on y reconnaît des signes ou mots constants et distincts. Pour nous tous, aujourd'hui, langage articulé n'est plus un tour imagé, l'expression ne signifie rien d'autre que langage oral, ou vocal, ou parlé, c'est-à-dire originellement né de signes produits par la voix. ”

 

La thèse fondatrice de la linguistique et son développement chez ses successeurs par le critère tout à fait opératoire de la double articulation peut se résumer ainsi :

 

" La nature véritable de la langue se définit par l'articulation de la chaîne signifiante avec la chaîne parlée. L'essence même de la langue est d'être une langue parlée."

" On pourrait appeler la langue le domaine des articulations, en prenant le mot dans le sens défini dans l'Introduction : La langue, sa définition (page 26) : chaque terme linguistique est un articulus -un petit membre- ou une idée se fixe dans un son et un son devient le signe d'une idée."

 

En un mot, le caractère phonique et linéaire définit la substance même de la langue.

 

Quel est le résultat de la démarche de Ferdinand de Saussure ?

Tout le monde l'a souligné, -les uns (linguistes) pour s'en féliciter parce qu'elle institue la positivité d'une science, les autres (philosophes) pour en dénoncer les limites-, c'est la réduction du langage à la langue parlée.

 

La thèse de la double articulation, développée par la linguistique et pratiquement admise par tous les linguistes, est l'instrument scientifique indispensable pour étudier les langues naturelles phonétiques.

Mais, la linguistique répond-elle aux espoirs que nous mettions en elle ? A-t-elle résolu la question du sens que posait Platon ou n'a-t-elle fait qu'exclure le problème que la philosophie pose sans le résoudre ?

Georges Mounin d'ailleurs, et bien d'autres linguistes expriment leur doute lorsqu'ils se demandent :

La volonté de séparer les systèmes de communication qui utilisent la voix, d'avec tous les autres qui ne l'utilisent pas, sans savoir si cette différence extérieure (système de signes vocaux d'une part, de signes non vocaux d'autre part) ne dissimulerait pas une parenté plus profonde de tous ces systèmes de communication entre eux.

Et Georges Mounin ajoute, à la fois naïvement et lucidement :

C'est, répétons-le, la nature des choses étudiées qui, en fin de compte, fournit la séparation. ”

Si pour les linguistes cette réduction du langage à la langue parlée pose le problème du lien entre les langues naturelles humaines et les autres systèmes de communication, n'a-t-elle pas pour nous une tout autre portée?

 

 

b) Les limites :

 

 

Nous avons constaté, en analysant la démarche de Ferdinand de Saussure, que la linguistique, comme d'autres sciences humaines, ne se constituait qu'en mettant entre parenthèses le problème philosophique du langage.

.

L’analyse linguistique nous a permis de montrer comment des unités signifiantes distinctes se constituent à partir de l'articulation (dans tel ou tel ordre) des phonèmes ; elle a décrit un mécanisme, mais elle n’a pas répondu à la question : pourquoi l'homme n'a pas affaire directement aux choses mais à des idées, abstraites et générales -des concepts- (l'idée générale de table, d'arbre, etc ...) par l'intermédiaire desquels il peut désigner par un même mot (un nom commun) des objets concrets : par le mot “ table ” des objets aussi différents qu'une table de salle à manger, un petit guéridon Louis XVI, etc…?

Ce qui distingue le langage humain de tous les autres systèmes de signes et de ce qu'on appelle improprement le langage des animaux, c'est une double articulation :

Ce que nous appelons la  « signification » ou le « sens », qui caractérise le lien de l’homme avec le monde est inséparable de cette dualité du langage dont l’unité se trouve « réalisée » dans nos langues naturelles, sous la forme énigmatique du signe linguistique.

En montrant que le signe linguistique ( qui constitue l’élément primordial de nos langues naturelles ) est constitué par l’union « mystérieuse » du signifié, -qu’on ne peut comprendre que comme un concept ( un idée générale )-, et du signifiant, -que Saussure lui-même désigne comme une « matière phonique »-, F. de Saussure laisse intact le problème de la signification, c’est à dire du lien entre le signe linguistique et la chose, par lequel le réel a un sens pour nous.

En fixant à la linguistique ses limites, en l'isolant en même temps des autres sciences humaines, Ferdinand de Saussure ne reste-t-il pas prisonnier (-nous croyons l'avoir décelé) du dualisme de la pensée et de l'être, pierre d'achoppement de la philosophie, qu'elle a hérité de ses origines

Là où Platon découvrait le mystère de l'unité du sens et de l'être au terme d'une ascension dialectique, la linguistique fait descendre le mystère sur notre sol et l'inscrit dans le fait social de la langue.

 

Ce n'est pas un hasard si la philosophie constatant son échec, dans sa réflexion sur elle-même, en notre période, nous renvoie à la littérature et à la poésie, pour éclairer "le mystère" du langage : la réflexion de Michel Foucault dans "Les Mots et les Choses" en est un témoignage. Ce n'est pas un hasard, non plus, si Ferdinand de Saussure, en dehors du "Cours de Linguistique", nous a laissé une réflexion sur l'Anagramme, où le sens n'obéit plus à la linéarité de l'écriture, calquée sur la chaîne verbale.

 

N'est-ce pas à la poésie, qu'il nous faut maintenant demander de nous éclairer sur le problème du langage ?

Les linguistes eux-mêmes nous indiquent le chemin. Georges Mounin écrit ainsi :

Réfléchissant sur “ les moyens de transmettre quelque chose qui n'est pas transmissible par le langage, les recherches effectuées en linguistique depuis un quart de siècle suggèrent qu'il faudra placer [parmi ces moyens] l'usage esthétique (poétique, stylistique) du langage lui-même.”

Et il ajoute :“ En formulant ainsi les choses, les linguistes retrouvent la définition millénaire de la poésie par les poètes : la poésie, c'est "l'ineffable", mais "DIT".

 

Comment peut-on dire l’ineffable ?

 

 

IV. L’énigme du langage poétique

 

 

L'analyse linguistique, inaugurée par Ferdinand de Saussure, nous a montré jusqu'à présent que les signes composant notre langage (les langues humaines naturelles) étaient constitués par l'unité indissociable d'un signifiant qui est l'aspect matériel, pour Ferdinand de Saussure essentiellement phonique, et d'un signifié qui est l'aspect “idéel” : c'est-à-dire l'idée liée à l'aspect matériel.

 

La “ découverte ” décisive qui fonde la linguistique comme science, c'est de reconnaître que dans la langue, telle que nous la parlons, les mots réalité matérielle, ne renvoient pas aux choses -qu'ils “ servent ” à désigner-, que parce qu'ils sont indissolublement et mystérieusement associés à un concept, -à une idée générale et abstraite-.

 

  1. La double face du langage :

 

Mais, cette découverte n'a-t-elle pas sa contre-partie ? - N'est-ce pas dire que les mots de notre langage ne nous donnent accès aux choses qu'au travers des concepts, des idées abstraites que nous possédons ?

Ce pommier en fleurs que je vois dans ce jardin -qui par sa présence m'assaille de multiples sensations- est d'abord pour moi “ un arbre fruitier ”.

N'est-ce pas dire que les mots de notre langage s'ils servent à désigner les choses -et peut-être parce qu'ils servent à les désigner-, nous éloignent, nous séparent d'elles, nous privent d'un premier contact avec le monde ?

En analysant la langue telle que nous la parlons, Ferdinand de Saussure n'a-t-il pas réduit les mots à n'être que des instruments, des outils de notre communication ?

Telle est 1ère face du langage :

Le langage est d'abord un moyen de communication par lequel nous transmettons un message à un interlocuteur ou destinataire. Dans cette fonction, qui est primordiale dans nos rapports avec les autres hommes, nous utilisons le premier aspect du langage commun qui est de nous renvoyer à des concepts, c'est-à-dire à des idées générales et abstraites. Les mots ne nous intéressent pas par eux-mêmes ; ils sont semblables à un instrument ; et, dès que le message est transmis et compris, ils disparaissent sans laisser de traces.

Jean-Paul Sartre écrit dans son essai : «  Qu'est-ce que la Littérature ? » :

" Pour celui qui parle, les mots sont des outils qui s'usent peu à peu et qu'on jette quand ils ne peuvent plus servir. "

N'y-t-il pas une autre face du langage, ou peut-être un autre langage : celui de la poésie ?

 

C’est cette seconde face du langage que Jean-Paul Sartre décrit dans la suite du texte que nous venons de citer :

" Le poète s'est retiré d'un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois pour toutes l'attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. Car l'ambiguïté du signe implique qu'on puisse à son gré le traverser comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité »

 

Le langage humain n'a-t-il pas un double sens dont l'un est de transmettre un message (une information) qu'il a pour fonction de traduire ou d'exprimer (sous forme d'une signification intelligible) et dont l'autre est de “ représenter ” ou “ d'exprimer ” le vécu (-la réalité telle qu'elle est vécue, éprouvée, ressentie par l'homme tout entier-) ?

Parce que, comme nous l'a montré la linguistique, les signes qui constituent notre langage, renvoient non pas directement aux choses mais bien aux concepts, c'est-à-dire aux idées générales et abstraites par la médiation (par l'intermédiaire) desquels nous avons prise sur les choses, tout se passe comme si nous étions coupés des choses par les mots : Quel contact ai-je encore avec cette nuit d'été scintillante d'étoiles si le mot “nuit” ne signifie pour moi rien d'autre que l'obscurité ?

Parce que, comme le dit Jean-Paul Sartre, nous ne connaissons les choses que par leur nom, nous perdons tout contact avec elles.

 

Dans notre société et dans notre littérature, la poésie moderne prend naissance quand l'individu prend conscience que le monde lui est devenu étranger et cherche à retrouver un contact immédiat avec les choses.

C'est sans doute à Jean-Jacques Rousseau, au tournant du XVIIIème siècle, qu'il faut faire remonter cet acte de naissance de la poésie moderne.

En un siècle où les philosophes des Lumières voient dans le progrès des Sciences et des Arts la promesse du bonheur des hommes et dans la domination de la nature par la raison le chemin d'une réconciliation de l'homme avec le monde, Jean-Jacques Rousseau rend la civilisation responsable du divorce de l'homme et du monde :

Dès que l'homme vit en société, il est pour ainsi dire aliéné ; il vit “ hors de lui ”, explique-t-il, “ dans l'opinion des autres ”. En même temps qu'il imagine dans L'Emile une éducation qui permettrait à l'individu devenu adulte d'être pleinement lui-même, en même temps qu'il bâtit l'hypothèse d'une société où le citoyen ne s'opposerait plus à l'Etat, il nous décrit dans la Cinquième Rêverie du Promeneur Solitaire ce que signifie pour lui l'existence : un état où se trouve aboli le dualisme du moi et de l'univers. Il éprouva cet état, nous raconte-t-il, après un accident au cours duquel il s'évanouit : avant qu'il ne reprenne tout à fait conscience, le moi se confond avec les sensations qui lui viennent du monde ; les mouvements du paysage sont non pas perçus mais sentis de l'intérieur : “ le bruit des vagues et l'agitation de l'eau ” le flux et le reflux engendrent un rythme qui ne se distingue plus de celui du coeur, de celui du sang. La conscience alors, loin d'être la distance qui nous sépare des choses se trouve envahie par les sensations. Ce qui est aboli, c'est la distance qui sépare le moi des choses, l'intérieur de l'extérieur.

 

Et Jean-Jacques Rousseau écrit : " De quoi jouit-on dans une pareille situation ? - De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence ; tant que cet état dure, on se suffit à soi-même comme Dieu. "

 

Cet état de bonheur, “ parfait et plein ”, à proprement parler ineffable (in-dicible), comment le retrouver ? En même temps que le monde a pris pour les hommes, l'aspect d'un univers abstrait, les mots ont perdu le pouvoir magique Les mots dont nous usons dans notre vie quotidienne, “ la langue parlée ” qui est l'objet de la science linguistique qu'a définie Ferdinand de Saussure, ne sont plus qu'un instrument de communication.

 

Et s'il en est ainsi, comment avec les mêmes mots peut-on retrouver notre contact avec les choses, renouer le lien avec elles, abolir cette distance qui nous sépare du monde où Jean-Paul Sartre lui-même reconnaît l'essence de la conscience ou, si l'on veut, le sens de notre condition humaine ?

Au travers de toute une histoire de la poésie, depuis le romantisme en passant par l'Ecole du Parnasse, après le romantisme allemand (Ludwig Arnim, Friedrich Novalis), il faudra attendre la seconde moitié du XIXème siècle pour que la poésie avec Charles Baudelaire affirme sa vocation de “ magie suggestive ”.

C'est avec Stéphane Mallarmé et Arthur Rimbaud que sera posé la question de la poésie moderne :

- Comment peut-on avec des mots dire l'ineffable ?

 

N'est-ce pas encore une fois à la linguistique qu'il faut demander réponse à cette question ? - Pour employer les termes d'un Essai de Gérard Genette, ne peut-on dire que s'il y a un langage poétique, c'est parce qu'il y a une poésie du langage ?

 

 

2) La valeur sémantique des mots :L'exemple du Jour et de la Nuit

 

Gérard Genette, dans « Figures II », prend pour exemple deux mots : “ Le Jour, la Nuit ”.

Il cite Stéphane Mallarmé qui écrivait :

" Quelle déception devant “ la perversité ” (du langage de la prose) conférant à Jour comme à Nuit, contradictoirement des timbres, obscur ici (pour le Jour) et là clair (pour la Nuit) ". Dans l'opposition du Jour et de la Nuit, c'est le Jour qui est obscur et c'est la Nuit qui est claire. "

 

Avant d'essayer de comprendre, avec Gérard Genette, le sens et la portée de l'observation de Stéphane Mallarmé, faisons une première remarque :

Si l'on s'en tient à leur signification, ces deux mots, qui désignent deux aspects de la réalité, forment un couple qui oppose deux éléments distincts, dont l'un est le contraire de l'autre. Or, il faut observer que cette opposition de deux contraires qui s'excluent l'un l'autre “ n'est pas donnée dans les choses. C'est le langage qui fait ici le partage, en imposant une discontinuité qui lui est propre à des réalités qui par elles-mêmes n'en comportent pas. ”

Dans la nature, dans la réalité, il n'y a pas discontinuité du jour et de la nuit : on passe insensiblement de l'un à l'autre. La langue ne peut pas “ désigner ” ce passage, sinon en introduisant des vocables intermédiaires : l'aube, le crépuscule, etc.

Autrement dit, comme l'a souligné Ferdinand de Saussure : le mot (le signifiant) renvoie à une réalité, se réfère à un aspect de la réalité, non pas directement comme une image dans un miroir mais par l'intermédiaire d'un sens que l'on peut appeler le “ signifié ” qui précisément désigne tel ou tel aspect de la réalité abstraction faite d'autres aspects qui dans la réalité lui sont liés : C'est cette abstraction qu'on appelle un “ concept ”.

L'opposition entre les signifiants : Jour, Nuit est inséparable d'une opposition entre les signifiés :Jour est égal à clarté, lumière.Nuit est égal à obscurité

 

Oublions - autant que nous le pouvons -le signifié des deux mots, c'est-à-dire le concept de clarté ou de lumière auquel est associé le mot Jour et le concept d'obscurité auquel est associé le mot Nuit .

Et faisons le constat de la valeur sémantique des mots :

 

1er constat :

Si nous essayons d'être sensibles uniquement à la qualité phonique des mots (image auditive) et à leur graphisme (image visuelle), le Jour évoque, par sa sonorité, sinon l'obscur, comme dit S. Mallarmé, du moins une blancheur, diffuse, mate, étouffée, sombre ; et, par son graphisme, il suggère une lourdeur, une “ épaisseur un peu étouffante ” : C'est la diphtongue “ ou ” et les deux consonnes qui l'entourent “ j ” et “ r ” qui donnent cette impression.

Le mot Nuit,au plan sonore, est un mot léger, vif, aigu où le “ i ” et le “u” qui forment une semi-consonne créent une “ impression lumineuse ”, une luminosité secrète, une sorte de scintillement.

Au plan du graphisme la présence continue des jambages [ II II I T] [ n u i t ] dans “ leur élancement vertical traduisent l'élégance intime d'une féminité ”.

 

2ème constat :

Ces évocations synesthésiques se trouvent confirmées par des associations dites lexicales qui procèdent de ressemblances phoniques ou graphiques des mots.

" On trouvera, écrit Gérard Genette, une confirmation de la luminosité de nuit dans la consonance étroite avec le verbe “ luire ” et plus lointaine avec “ lumière ”, d'où indirectement avec “ lune ”. "

3ème constat :

Les valeurs expressives des mots Jour, Nuit sont renforcées par le genre grammatical.

Il faut citer Gérard Genette :

« La fortune de la langue française est d'avoir pleinement masculinisé le jour et féminisé la nuit, d'avoir fait d'eux pleinement un couple, ce qui rejoint et renforce le caractère inclusif de l'opposition, que nous avons relevé plus haut. Pour l'usager de la langue française, le jour est mâle et la nuit femelle, au point qu'il nous est presque impossible de concevoir une répartition différente ou inverse ; la nuit est femme, elle est l'amante ou la soeur, l'amante et la soeur du rêveur, du poète ; elle est en même temps l'amante et la soeur du jour

O douce, quand tu dors, la nuit se mêle au jour. »

 

 

3) L'analyse de Gérard Genette

 

C'est dans son essai sur Langage poétique et Poétique du langage que Gérard Genette commente cet exemple. Essayons de la suivre fidèlement.

 

Gérard Genette nous soumet une première observation :

 

Au plan du signifié, Jour et Nuit s'opposent comme deux contraires, dont l'un désigne la lumière, la clarté et l'autre l'obscurité. Si je dis : “ Le jour se lève ”, le sens de l'énonciation est tout à fait clair et ne manque pas de motiver certains actes : fermer la lumière, ouvrir les fenêtres, etc.

Le signifiant, c'est-à-dire les images auditives et visuelles des deux mots sont “ indifférents ” au signifié, et même, dans l'exemple du Jour et de Nuit ”, tout à fait contraires: l'analyse des sonorités et du graphisme nous a montré que Jour évoquait une couleur sombre, une brume enveloppante, tandis que Nuit évoquait une luminosité scintillante, secrète et une élégance féminine.

 

C'est le scandale de la langue, de la prose, dont parle Stéphane Mallarmé. L'exemple du Jour et de la Nuit est sans doute privilégié, parce que la “ valeur ” du signifiant s'oppose à la “ signification ” définie du signifié.

Mais, s'il est vrai que tous les termes que nous employons (-les unités linguistiques-) n'ont pas cette “ perversité ”, dont parle S. Mallarmé, s'il n'y a pas toujours scandale, il y a toujours un défaut, un “ écart ”.

La mer est la même “ signification ” pour tout le monde quand on dit : “Dépêche-toi, le bateau va prendre la mer ”. Le mot a une “ valeur ” différente pour un marin, un citadin, un petit paysan qui ne l'a jamais vue.

C'est pour désigner cet écart entre la signification -le concept- et la valeur sensible (auditive et visuelle) que l'on a distingué la dénotation par laquelle le mot renvoie au concept (au signifié) et la connotation par laquelle il renvoie au signifiant, à “autre chose ” qui est sa “ valeur sensible ”, éprouvée, vécue.

 

Ce n'est là qu'une autre manière en apparence de désigner le signifié et le signifiant, mais parle-t-on de la même chose que Ferdinand de Saussure ?

 

La seconde observation de Gérard Genette doit nous éclairer sur ce point :

 

Si en apparence nous avons simplement appliquer au langage poétique la distinction saussurienne du signifié et du signifiant, la “ poésie ” du langage, c'est-à-dire la valeur que les poètes accordent aux mots, veut dire bien davantage : non seulement il y a un écart entre le signifiant et le signifié, entre la signification conceptuelle et le mot, mais le poète dans sa création poétique semble affirmer tout autre chose : il sous-entend dans sa pratique de la poésie, que les mots -par leur sonorité et leur graphisme- ont un sens en eux-mêmes, indépendamment de leur signification conceptuelle.

Rappelons que le vocalisme du mot Nuit (consistant en une diphtongue formée de deux voyelles brèves) aussi bien que son graphisme aux multiples jambages ne peuvent pas ne pas évoquer une luminosité secrète, un scintillement en même temps qu'un élancement vertical, lumière et élégance intime d'une féminité ?

La forme des mots -leur sonorité, leur graphisme, mais aussi leurs alliances lexicales, leur genre grammatical-, tout ce qui constitue, selon l'expression de Paul Valéry “ Les propriétés sensibles ” du mot se révèle avoir une valeur sémantique: un sens, un autre sens, dont nous pouvons dire seulement maintenant qu'il ne se confond pas avec le signifié, avec la signification du concept.

 

Dès que l'on se détourne de la valeur d'usage des mots, n'est-ce pas tous les mots qui prennent une nouvelle valeur ?

C'est le mot “ rivière ” cité par Gaston Bachelard, qui, comparé à la brutalité sonore du mot “ river ” en anglais fait surgir “ l'image de rives immobiles et la douceur de l'eau qui n'en finit pas de couler pour ainsi dire vivante et chantante entre ses rives. ”

C'est le mot “ arbre ” qui par sa voyelle sombre et ses consonnes rudes exprime la sombre rugosité de l'écorce ...

Il semble que seule cette valeur “ sensible ”, sensuelle ” des mots ait un sens” pour le poète. C'est cette découverte qui s'exprime dans la fameuse boutade de Stéphane Mallarmé à Edgar Degas : “ C'est avec des mots, non avec des idées qu'on fait un poème.

 

Au-delà de cette boutade, le constat est celui de l'ambivalence du langage : Tout se passe comme s'il avait une double fonction : d'une part traduire les idées pour les transmettre : le mot renvoie au concept (le signifiant au signifié) et c'est au travers du signifié qu'il désigne la chose elle-même à laquelle il se rapporte : la chose est “ le référent ” qui n'a de signification que par la médiation du concept.

Mais, d'autre part, le langage semble bien avoir une autre fonction : exprimer ou (pour reprendre le vocabulaire de J.P. Sartre) “ représenter ”, “ refléter ” -au sens du mot miroir- les choses elles-mêmes, comme si la forme des mots -auditive, visuelle- prolongeait nos sens, comme s'il y avait entre les mots et les choses telles qu'elles sont données à nos sens une mystérieuse parenté.

 

D'un côté, dans sa première fonction, le langage serait message : le mot renvoyant au concept, transmet une information sur les choses. D'un autre côté, ce serait là une tout autre fonction, une fonction d'une tout autre portée : le langage serait un code, donnant accès aux choses mêmes, sans intermédiaire : sans la médiation du concept : le signe, loin d'être arbitraire, serait -non plus lié arbitrairement au concept-, mais directement motivé dans sa forme, dans sa structure par les choses, telles qu'elles nous sont données dans un premier contact avec elles, dans un rapport immédiat et pour ainsi dire “ originaire ”.

 

Le constat de l'ambivalence du langage ne permet-il pas de définir la fonction poétique. La Poésie ne trouve-t-elle pas son origine, ou du moins sa possibilité, dans le pouvoir des mots de “ représenter ”, “ imager ”, “ imiter ” les choses ?

Si l'on ajoute à ce “ pouvoir ” des mots la mesure et la rythme que la poésie emprunte à la musique, n'a-t-on pas défini “ le langage poétique ”?

 

Sans aucun doute, toute réflexion sur la Poésie, que ce soit celle des poètes ou celle des philosophes, s'ouvre sur la découverte de l'originalité, de la spécificité du langage “ poétique ” par rapport au discours : rhétorique, scientifique ou prosaïque. Certes, les “ propriétés sensibles ” des mots, les valeurs rythmiques de la phrase ou du vers, qui distinguent la Poésie de tout discours, nous conduisent à définir la Poésie comme une fonction du langage.

 

Mais, comment comprendre l'ambivalence du langage ?

 

Une première remarque s'impose : Malgré les apparences, nous sommes très loin de Ferdinand de Saussure : pour comprendre le langage poétique, la nouvelle critique littéraire, qui s'inspire de la linguistique, conserve la distinction du signifié et du signifiant et la notion de l'arbitraire du signe.

Mais que voulait exprimer Ferdinand de Saussure par le principe de l'arbitraire du signe ? - Précisément que, dans l'analyse de la langue : notre langue parlée, -c'est-à-dire nécessairement celle de la prose-, le signifié et le signifiant étaient liés entre eux de telle façon -par le fait même de la langue- qu'on ne pouvait les séparer qu'arbitrairement, par abstraction : c'est le propre de notre langue -parlée naturellement- d'unir de façon mystérieuse un concept et une image auditive.

C'est tout le contraire que nous révèle le langage poétique : l'arbitraire revêt le sens inverse : Tout se passe comme si, dans le langage poétique, le signifiant -la valeur auditive et visuelle d'un mot- était indépendant, voire dans certains cas opposé à la signification du concept. Cela est si vrai que, de ce constat, est né chez les poètes une thèse de l'expressivité : le poème n'aurait de sens et de valeur qu'autant qu'il n'aurait aucune signification conceptuelle, aucun sens traductible dans le langage de la prose, qui est précisément "la langue parlée".

 

La thèse saussurienne, qui réduit le langage à la langue parlée, réduit la fonction du langage à la seule traduction des idées, le miracle de nos langues naturelles (-linéaires et alphabétiques-) étant d'avoir réalisé cette unité indissoluble de la signification conceptuelle avec "le son". Jamais l'homme ne pourra dire autre chose que ce qu'il pense.

 

La thèse de l'expressivité phonique rêve d'un langage qui exclurait de force la signification pour laisser parler les choses sans nous ou l'invisible et l'inexprimable à notre place. Le poète est condamné au silence ou du moins au solipsisme : il ne transmet plus aucun message.

 

 

Par quel mystérieux processus les mots, -inséparable du concept dans le signe linguistique-, qui, ainsi, sont porteurs pour nous de la signification du réel, sont-ils capables, sous formes de figures ( telle que la métaphore, la synecdoque etc… ), de transfigurer le réel : le sens des choses pour nous ?

 

Le structuralisme nous propose une réponse à la question.

 

4) La thèse du structuralisme :

 

Le mystère du poème, c’est bien l’écart creusé par la figure, - telle que la métaphore ou la synecdoque substituant un signifiant à un autre- , avec le sens littéral, tel qu’il a été figé par l’usage dans le système de signes de la langue, pour faire apparaître un « autre » sens.( Selon l’analyse de Gérard Genette, la figure est la forme qui vient combler cet écart.)

Mais, d’où vient cet autre sens ?

Certes, il « exprime » l’émotion du poète ; il prend sa source dans la sensibilité éminemment singulière, mais proprement humaine, du poète.

Mais, pour que cette expression soit possible, ne faut-il pas que les mots, les signes du langage, aient une double face ou une double fonction ? Pour que le langage poétique se différencie comme tel, ne faut-il pas qu’il y ait « une poésie du langage »,une possibilité inscrite dans la structure même du langage, que le créateur ne crée pas, mais qu’il met en « œuvre » ?

Quand les figures, substituant un mot à un autre, créent une nouvelle forme, comment cette forme peut-elle générer un nouveau sens ?

Pour dénommer cette double fonction ou cette double face du signe tourné d’un côté vers la signification,- le sens littéral-, et, d’un autre côté, vers une valeur ou une forme sensibles, parlant à l’individu ( créateur ou récepteur ) un autre langage, la linguistique a introduit la distinction entre « connotation » et « dénotation ».

 

Cette réflexion conduit à la découverte de l ‘ambivalence du signe par la linguistique :

L’analyse sémiotique, loin de résoudre le problème par la distinction de la connotation et de la dénotation, le pose :

Quand une figure, telle la métaphore, substitue le mot « flamme » au mot « amour », ( quand Racine parle d’«une flamme si noire » pour désigner un amour coupable,) le mot flamme ne chasse pas le mot amour, mais renvoie à un sens qui est présent -en même temps que caché- dans l’usage du mot amour, parce qu’il est une qualité sensible de ce rapport humain: le feu de cette passion., réellement ressenti comme tel.

Si le sens du comparant « flamme » n’était pas déjà présent dans le comparé « amour », à cause de cette passion éprouvée comme un feu, la métaphore, la substitution d’un signifiant ( flamme ) à un autre (amour) n’aurait aucune valeur poétique.

 

La valeur poétique d’une figure comme la synecdoque, qui substitue la partie ( la voile ) au tout ( le navire ) s’analyse de la même façon : Il n’est que de se référer à la vision du peintre pour découvrir que la voile blanche est déjà substituée au navire , dès qu’il ne s’agit plus par le mot de dé-signer une action ( de transmettre un message, tel que : le bateau a pris la mer ) mais de dé-crire, de dé-peindre une vision, une réalité sensible. On « désigne » le navire, mais c’est la voile qu’on « voit. »

 

Ce processus qui conduit au langage poétique, n'est pas mystérieux, si l'on comprend grâce aux analyses de la linguistique que le langage, par lequel se constitue le rapport spécifique des hommes à la réalité, n'est rien d'autre à la base que l'articulation du réel par un ensemble de signes instituant le système de la langue.

Tel est l'acquit de la linguistique : “ le langage ne peut “exprimer” le réel qu'en l'articulant ”.

Gérard Genette, cherchant à comprendre l’essence du langage poétique montre que les figures ( les tropes tels que métonymie et métaphore ) ont pour fonction –essentielle- de remplir l’espace ou de combler l’écart qui sépare le sens ( tel que le poète le pense ou l’éprouve ) de la lettre, c’est à dire du sens tel qu’il est inscrit ( ou figé ) dans le système de signes de la langue ( du langage courant ) : Ce qu’on appelle la figure poétique est un écart que le poète crée -par rapport à l’usage-, c’est à dire à l’articulation du réel telle qu’elle s’est instituée dans la langue.

« Le langage, écrit Gérard Genette, ne peut exprimer le réel qu’en l’articulant ; et cette articulation est un système de formes aussi bien sur le plan du signifié que du signifiant. »

 

La critique contemporaine, que suit Gérard Genette, ne peut que constater qu'il existe nécessairement un écart entre la lettre, le sens littéral, tel qu'il est inscrit à un moment donné dans le système de significations dont la langue est porteuse, et le sens tel que le pense ou l'éprouve tout individu à partir de son expérience singulière.

La poésie est la tentative de combler cet écart en imposant, grâce aux figures, une forme, où s'inscrit un nouveau sens du réel.

Comment cet écart entre le sens littéral qui se trouve figé dans la langue et cet autre sens que met à jour le poète ( grâce aux figures qu’il met en œuvre ) peut-il se comprendre ?

La réponse de Gérard Genette est sans jambages : « il faut considérer le sens lui-même comme une forme imprimée dans la continuité du réel selon un découpage d’ensembles qui est le système de la langue ».

Autrement dit, si le poète peut creuser l’écart avec le sens figé dans le système de signes de notre langue et transfigurer ainsi le réel, c’est pour la simple raison que le réel lui-même est, pour l’homme, structuré comme un langage.

 

Voici la découverte du structuralisme :

 

Dès lors que, pour fonder la linguistique comme science, Ferdinand de Saussure découvrait la “ langue ” comme un système de signes constitué, où le mot (le signifiant) est arbitrairement lié à sa signification (le signifié), sans référence à la chose (au réel), la nécessité qui s'imposait à la démarche scientifique de “ mettre en parenthèses ” le problème philosophique du langage : celui du rapport des mots et des choses, des significations et du réel, ouvrait un champ nouveau à la réflexion philosophique.

Si Ferdinand de Saussure a pu faire abstraction du “ sujet ” (qui parle) pour comprendre la structure de la langue, n'est-ce pas que toute manifestation ou réalité humaine, loin qu'on doive en comprendre (ou en constituer) le sens à partir du sujet, comporte en elle-même une structure analogue à celle de la langue, qui constitue son sens ?

 

L'étude du langage poétique, généralisant cette partie de la rhétorique consacrée à l'étude des “Figures” (qu'on appelle tropologie) confirme que l'espace de sens du langage pour ainsi dire figé dans nos langues naturelles (où chaque mot est arbitrairement lié à une signification), est structuré comme les figures étudiées par la rhétorique, qui éclairent le lien entre le mot et sa signification en substituant à leur articulation naturelle une nouvelle figure :

La leçon de la poétique est incontournable ; elle montre que toute “réalité humaine” est “ configurée ” par le langage.

 

C’est ainsi que de l'analyse du langage poétique, Gérard Genette conclut à une “poétique du langage” : du fait que le langage “ exprime ” le réel en l'articulant, il conclut que le sens lui-même est un système de formes dont l'articulation “constitue” (construit) pour nous le réel ; tout se passe comme si le réel n'avait pas de sens pour l'homme en dehors de la structure du langage, de la forme que lui imprime le langage.

Derrière l'intention de “ dépasser ” le problème fondamental de la philosophie et l'opposition symétrique de l'idéalisme et du matérialisme, le structuralisme adopte la position d'un idéalisme agnostique pour qui on ne saurait “ dire ” ce qu'est le réel indépendamment du “ dire ” qui est la structure du langage.

Telle est la pierre d’achoppement du structuralisme :

Si le réel est structuré comme un langage, n’est-ce pas dire que le rapport spécifique de l’homme au réel trouve son fondement dans l’activité symbolique de l’homme ?

La pierre d'achoppement du structuralisme repose sur les limites de l'analyse “poétique” fondée sur la linguistique: Si l'analyse du langage permet de constater l'écart que “ creuse ” la poésie (ou la création) entre un sens “ inédit ” (qu'il lui faut promouvoir) et les dires figés de la signification des choses, rien ne permet de comprendre la poésie elle-même, c'est-à-dire la “ création ”, la mise en œuvre d'un autre sens, à moins d'attribuer au langage lui-même ce pouvoir. L'analyse du langage poétique conduit Gérard Genette à découvrir “ une poétique du langage. ”

Rien n'est ainsi résolu : si le langage permet de créer un autre sens “ en creusant l'écart ” avec la réalité, il ne rend pas compte de l'écart avec le réel par lequel se constitue le sens, ni de la genèse d'un nouveau sens.

 

On sait comment la philosophie vient au secours de l'analyse structurale fondée sur la linguistique : Michel Foucault écrit “Les Mots et les Choses” pour montrer que l'écart entre les mots et les choses, entre le sens et le réel figé dans les significations ne peut que nous renvoyer à une déchirure originaire entre le sens et l'être -creusée par l'irruption de l'homme-, dont on ne peut rien “dire” parce qu'elle est toujours - déjà masquée par le langage et la culture.

A la question : Qu’est-ce que le langage, à travers lequel les choses – le réel - ont un sens pour l’homme, on ne peut répondre qu’en invoquant cette « différence », contemporaine de l’avènement de l’homme, par laquelle il a creusé au cœur du réel un écart, qu’il s’efforce de combler par le langage, - en donnant un sens aux choses.

 

La critique du structuralisme par Paul Ricœur nous conduit droit à l’énigme du sens, inséparable de la venue de l’homme au monde.

 

5) La critique de Paul Ricœur et l’énigme du sens

 

La réflexion sur le langage est un préalable à l'analyse, qui s'impose à Paul Ricœur confronté à l'entrée de la linguistique dans le champ de la réflexion philosophique sous la forme du structuralisme : c'est l'objet de son livre sur “La métaphore vive”.

 

Pour Ricœur il s'agit de dénoncer l'impasse du structuralisme en conservant la thèse d'une “poétique” du langage.

L'acquis de la poétique, c'est la découverte du langage comme pouvoir de configuration, de sorte qu'au travers du langage le réel se “ présente ” à nous sous la forme d'une ordonnance, d'une structure.

L'erreur du structuralisme, pour avoir analysé la figuration au niveau des signes linguistiques (des mots et de leur signification) indépendamment de la phrase et du discours qui articulent les signes pour constituer un sens (-limitant ainsi la réflexion sur le langage à une sémiotique-), c'est d'avoir attribué ce pouvoir de figuration au langage lui-même, d'en avoir fait l'essence du langage, de sorte que le réel n'a pas de sens (-et à la limite n'existe pas-) pour l'homme en dehors de cette structure, indépendamment de l'articulation des signes.

Le langage serait une structure autonome à l'égard de celui qui parle, qui, dans la poésie, exerce son propre pouvoir, et dont les produits -qu'il s'agisse des discours et des textes, loin de se référer à une quelconque réalité extérieure à la pensée-, renvoient à une pensée sans sujet, qui n'est rien d'autre qu'une configuration du réel: l'espace d'une culture, un champ ou une région du savoir.

 

L'erreur du structuralisme réside tout entière pour Paul Ricœur dans le fait que le structuralisme, étudiant la figuration (les tropes de la rhétorique) au niveau des mots, oublie qu'il n'y a sens qu'au niveau sémantique : dans la syntaxe de la phrase et l'ordonnance du discours.

Une figure, telle que la métaphore, essentielle à la poétique, qui modifie le rapport du mot à la signification n'est pas une simple substitution mais un nouveau rapport qui ne peut être mis en œuvre que dans la syntaxe de la phrase. Ce n'est pas seulement le lien du mot (du signifiant) à sa signification (le signifié) qui est modifié mais le rapport du signe linguistique (c'est-à-dire du sens) au réel ; et, comment ce rapport peut-il être modifié sinon par une expérience “ vive ”, une nouvelle expérience vécue par un sujet qui est “affecté” par le réel ?

La figuration (au sens strict des tropes de la rhétorique) est inséparable d'une nouvelle configuration de sens. Autrement dit : si la “ figuration ” est bien le propre du langage, c'est au sujet qui parle -au sujet porteur du langage-, qu'il faut attribuer le pouvoir de configuration.

 

Selon Paul Ricœur, pour comprendre ce pouvoir de configuration propre à l’homme, qui s’exprime selon lui, non seulement dans la poésie, mais aussi dans les mythes, l’onirique et la religion, il faut distinguer le signe et le symbole.

 

C’est dans son livre « De l’interprétation », qu’il analyse ainsi la différence entre le signe et le symbole :

 

Le signe linguistique est l’unité indissociable du signifiant et du signifié, du mot et du concept ; il renvoie à la chose non pas directement, mais par l’intermédiaire d’une signification : en passant par la signification abstraite (le concept) pour renvoyer à la chose, le signe linguistique (donc le langage qui est le système des signes) réduit la multiplicité des choses concrètes à un sens unique qui permet de les désigner toutes ensemble.

 

Le symbole « émerge lorsque le langage produit des signes de degré composé où le sens, non content de désigner quelque chose, désigne un autre sens. Autrement dit, le symbole est une structure intentionnelle qui, à la différence du signe, ne consiste pas dans le rapport du sens à la chose, mais dans une architecture du sens, c’est à dire dans un rapport du sens au sens : d’un sens second au sens premier, qu’il a pour fonction de révéler en le dissimulant. »

 

Pour éclairer cette fonction, Paul Ricœur désigne trois zones d’émergence du symbole :

  • les mythes et la religion

  • l’onirique (le rêve ou le fantasme)

  • la poésie

 

Ainsi, dès l’analyse sémiotique, le problème est posé : Si des manifestations humaines, telles que le mythe, la poésie ou l’art en général constituent d’«autres langages », des systèmes de symboles qui donnent accès à un « autre » sens, d’où vient cet autre sens ? ; Ne faut-il pas comprendre les poèmes, les mythes et les arts comme des « codes » d’accès à un autre sens, comme l’expression « intraduisible » d’un message qui vient d’ailleurs ?

 

En suivant l’analyse de Paul Ricœur, nous voici de nouveau conduits à constater la parenté de la poésie avec le mystère :

Faut-il admettre qu’il existe un autre monde dont le mythe ou la poésie ouvriraient les portes ( ou un autre sens du réel ) ; ou bien faut-il considérer qu’avec l’émergence de la pensée, l’homme détient ce pouvoir de rompre avec le réel pour créer une surnature, une sur réalité,- cette faculté de creuser l’écart ou  d’ouvrir l’abîme pour « en récolter les fruits » ( selon la métaphore de René Char ) ?

 

 

VI Signification et valeur

 

L’analyse de la « poétique », loin d’ouvrir la porte du mystère, ne doit-elle pas nous conduire sur le chemin qui doit éclairer l’énigme du langage ?

Revenons sur l'analyse de la “ poétique ” (création) par la critique contemporaine. La figure (-motif de l'œuvre et sans doute motivation de la création esthétique-) a bien pour fonction de combler un écart entre le sens «littéral »,qui, par l’intermédiaire d’un mot, me renvoie à une chose ou à un état de choses, et un autre sens qui est lié à un rapport nouveau que j’éprouve le besoin d’exprimer par un autre mot. Et, tout se passe comme si ce mot « transfigurait » la chose.

N’est-ce pas le langage, qui détient en lui-même le secret de cette transfiguration, parce que lui seul articule le réel ?

Il faut y regarder de plus près en reprenant les exemples de Genette.

 

1) La leçon de la « métaphore » et le recours à l’anthropologie

 

a) La leçon de la « métaphore »

où le mot ( le signifiant) « flamme » se substitue au mot « amour », produisant un effet de sens par lequel l’amour se « métamorphose » en passion.

 

Le mot amour (le signifiant) désigne un sentiment qui a ( pour tous dans une civilisation et une période historique données) une signification qui lui est, à notre insu, si bien liée que, comme l’a montré Saussure, on ne fait pas,- lorsqu’on parle – la distinction entre le mot et cet «état de choses », qui est un rapport particulier entre deux êtres. Et, dans la conversation, on emploie ce mot non pas pour « exprimer » ce que l’on est en train d’éprouver (ce que le mot suffit à traduire), mais pour distinguer ce rapport particulier : cet état de fait, dont on informe l’interlocuteur, de tout autre rapport tels que, l’amitié, la camaraderie etc. Lorsque le « je t’aime » s’adresse au partenaire, il se passe de commentaires, à tel point que, comparé au sentiment qu’il exprime, chacun s’étonne de la pauvreté du mot : C’est qu’à l’aide de ce mot je ne peux faire qu’une « déclaration », qui renvoie à ce rapport que j’exprime, comme à un état – à une chose – qui a (sans rien ajouter au mot) une signification.

Il faut que l’instant de foudre soit si fort ou que le partenaire soit insensible à ma « déclaration », ou qu’il ne réponde pas à mon attente, ou, plus tragiquement, qu’il aime un autre, pour que le sentiment,-que je « ressens », se « métamorphose » en passion.  Et, c’est alors que, ne pouvant subir sans dire, souffrir sans crier, l’on est contraint de parler « autrement », de trouver d’autres mots et d’autres accents.

C’est à cette métamorphose que la littérature: le théâtre, nous fait assister au XVII°siècle : sans doute parce que le poète tragique doit exprimer une situation où les rapports politiques sont vécus comme un obstacle aux rapports « personnels » ( que l’évolution des mœurs tend à libérer), qu’il doit - pour traduire cette situation subie comme une contrainte – trouver les mots capables d’exprimer l’amour comme une « passion ».Le mot, qui aujourd’hui nous paraît à la fois banal et démodé, mais qui s’impose au poète pour exprimer ce nouveau « sens » de l’amour ( soumis à l’interdit social), c’est le mot « flamme », parce qu’il désigne un feu qu’on ne peut pas éteindre.

Quand on substitue ainsi un mot :le mot « flamme » au mot « amour », - un signifiant à un autre -, il est certain, comme le fait remarquer Genette, qu’on n’abolit pas le lien naturel (arbitraire) entre le mot amour et sa signification : comment pourrait-on l’abolir puisque ce lien est précisément inconscient ( et n’apparaît qu’à la réflexion, à l’analyse du linguiste) ? En changeant de signifiant, on fait « porter » au mot « flamme » un nouveau sens : un sens inédit ( qui n’a jamais été dit) de ce rapport humain (l’amour), qui, comme une chose, se confondait avec son nom.

Le mot « amour » avec la signification qui lui est liée, reste présent à titre de comparé ( même s’il est sous-entendu), dans la mesure où la métaphore (le changement de sens) repose sur la comparaison.

Le thème n’a pas changé : l’objet de l’expression est un certain « rapport » humain ; mais nous n’avons plus affaire à une chose connue, dont il suffit de prononcer le nom pour savoir de quoi l’on parle ; nous sommes, de nouveau, en présence d’un rapport qu’il faut « exprimer », si l’on veut comprendre et être compris. La métaphore consiste à changer ( méta) le support (phéreïn : porter) pour exprimer ce rapport.

En quoi consiste l’effet de sens ? – on a conféré à l’amour une « valeur » qu’il n’avait pas : la passion.

En poésie, une figure, telle que la métaphore, est l’opération par laquelle un mot se substitue à un autre,- sans le chasser, mais le cachant-, pour « porter » sa valeur.

Gérard Genette écrit : « Sans s’astreindre à la définition linguistique rigoureuse (Hjemslev, Barthes ) de la connotation comme système signifiant décroché à partir d’une signification première, le préfixe indique assez clairement une co-notation, c’est à dire une signification qui s’ajoute à une autre sans la chasser.»

La flamme est « porteuse » du feu de l’amour, que soudain elle ravive ; la voile « supporte » la vélocité blanche du navire, qui, sans elle, resterait à l’ancrage.

 

Le problème est celui du rapport entre la valeur et le sens.

La poésie ajoute au mot employé comme signe qui renvoie à la chose, une valeur. qui la transfigure : à l’usage du mot pour dé-signer une chose à laquelle on a affaire ( à faire ) sans la «voir », la poésie ajoute une qualité suprasensible.

Nous soupçonnons qu’il y a quelque chose de commun entre la flamme qui parvient à raviver l’amour, la voile, qui survient pour enlever le navire ;-et cette métamorphose qui vient transfigurer le réel.

 

Ce que la poésie a mis en « défaut », ce n’est pas le langage : les formes que l’activité symbolique de l’homme a imposé au réel (comme le voudrait l’analyse de la « poétique ») ; c’est la pratique inconsciente de la langue. 

 

b) le recours à l’anthropologie

 

La pratique de la langue : l’usage que nous pratiquons quotidiennement de notre langue naturelle, nous dissimule le secret du lien entre le signifiant et le signifié, par quoi les « choses » ont « naturellement » pour nous une signification, à tel point que cette dualité qui constitue les signes de notre langage passe inaperçue lorsque nous désignons toutes choses par des mots. Pour mettre à jour cette caractéristique de notre langage, il faut même, comme le fait Saussure, « mettre entre parenthèses » notre rapport aux choses, autrement dit : faire comme si la signification qui nous est « donnée » à travers les mots, était indépendante de nos rapports réels avec les choses. C’est alors que le lien entre les deux faces du signe apparaît comme « arbitraire », - ce qui signifie, comme le précise Saussure, qu’il n’est pas « motivé », - qu’on ne connaît pas la raison qui unit un son à un sens.

Et, si cette unité constitue pour nous la signification, cela revient à dire que le sens que nous détenons des choses à travers les mots qui constituent la langue que nous parlons, reste pour nous mystérieux.

Mais, Saussure s’empresse de préciser qu’il y a une raison à cela : Si la signification est une énigme pour l’individu, c’est que le système de signes constituant la langue est un « produit social ».

Tout se passe comme si le fait d’utiliser des signes pour désigner les choses nous dissimulait qu’ils n’ont de «valeur » que par « l’usage ».

C’est là ce que nous révèle l’usage poétique de la métaphore : si l’on veut exprimer un rapport nouveau, « inédit », aux choses, il faut changer « artificiellement » la valeur du signe.

N’est- ce pas dire que le système de signes constituant la langue, qui s’impose aux individus comme un héritage dont ils ignorent l’origine, s’est en fait constitué au cours d’une histoire comme un système de valeurs, qui expriment les rapports effectifs des hommes avec le réel ?

Il faut dès lors renverser la conclusion que l’analyse structurale tire de la linguistique : Ce n’est pas le langage qui explique la structuration du réel, mais bien les rapports réels qui rendent compte de la structure du langage.

 

Dans ces conditions, toute compréhension du langage doit commencer par le travail de l’anthropologie pour éclairer, comme un moment décisif de l’hominisation, la genèse de l’activité symbolique par laquelle les hommes deviennent capables de réfléchir : de représenter par des symboles, les rapports qui constituent leur activité pratique, dont la base est, dès les premiers groupes humains,- et reste aujourd’hui -  la production de leurs conditions d’existence commune.

C’est à Leroi-Gourhan, dans son livre« Le geste et la parole », que nous demanderons de décrire la genèse du langage comme une étape décisive dans le processus par lequel les hommes se sont eux-mêmes distingués des animaux à partir du moment où ils ont du produire leurs moyens d’existence en fabriquant des outils.

Pour comprendre ce passage de l’animal à l’homme, qui s’étend sur plusieurs centaines de milliers d’années, l’anthropologie doit avoir recours à la paléontologie, qui montre les lentes transformations anatomiques liées à la station verticale, qui libère, en même temps que la motricité manuelle, les organes de la phonation et l’emplacement du cerveau frontal : La lente transformation de la motricité manuelle délivre le système audio-phonique pour la parole et la main pour l'écriture..

Faisant appel à la neurophysiologie, Leroi-Gourhan montre comment s’établit au niveau du cortex le lien entre les organes de la motricité manuelle et ceux de la phonation, qui va permettre le progrès conjugué du geste et de la parole, moteur du développement cérébral : d’un processus accéléré de corticalisation.

L’organisation corticale, telle qu’elle se développe pour le geste technique, a nécessairement du engendrer,- dès le Zinjanthrope-, la possibilité de la parole, l’élaboration possible de symboles phonétiques ou graphiques.

Au moment où émergent des possibilités cérébrales nouvelles, les techniques s'enlèvent dans un mouvement ascensionnel foudroyant

Un point essentiel peut être dégagé : il y a possibilité de langage à partir du moment où la préhistoire livre des outils, puisque outil et langage sont liés neurologiquement et puisque l'un et l'autre sont indissociables dans la structure sociale de l'humanité.

« L'homme fabrique des outils concrets et des symboles, les uns et les autres relevant du même processus ou plutôt recourant dans le cerveau au même équipement fondamental. Cela conduit à considérer non seulement que le langage est aussi caractéristique de l'homme que l'outil, mais qu'ils ne sont que l'expression de la même propriété de l'homme ».

 

Telle est la première étape d’une compréhension historique du langage.

Mais a-t-on résolu le problème du langage, qui est celui de la signification, tant qu’on n’a pas compris ce que Leroi-Gourhan appelle, comme les philosophes, « l’intellectualité réfléchie » : Comment les symboles, qui donnent naissance aux signes linguistiques, peuvent-ils « représenter » - réfléchir- les choses, sans être, comme les signaux, liés à une situation concrète où chaque chose ne peut être « désignée » qu’autant qu’elle est présente ?

Dans le premier tome de son livre Leroi-Gourhan n’apporte pas de réponse. On peut seulement affirmer que « L'intellectualité réfléchie est certainement la dernière venue des acquisitions des Vertébrés et on ne peut l'envisager qu'au niveau anthropien. Elle est tributaire d'une organisation cérébrale dont l'origine se situe au moment de la libération de la main et dont l'épanouissement définitif se fait à un moment qui coïncide avec l'homo sapiens.. ; tout se passe, au plan des opérations intellectuelles “ gratuites ”, comme si le développement croissant des territoires frontaux et pré-frontaux entraînait une faculté de symbolisation toujours plus grande. »

 

Notre réflexion sur la poésie nous prépare à lire le second tome du « Geste et de la parole », où Leroi-Gourhan, lorsqu’il cesse de prendre en compte le problème philosophique, décrit concrètement la genèse des symboles.

 

 

 

 

 

 

2) La leçon de la synecdoque : la figuration et le langage

 

a) La synecdoque :

La figure de la synecdoque est le second exemple, où la partie est substituée au tout : la voile au navire, le toit à la maison, où, dans d’autres cas, le tout est substitué à la partie ( porter un castor), ou bien encore la matière à l’objet ( le fer pour l’épée) :

Si je veux transmettre un message ( une information ou une instruction), je dirais : « le bateau a pris la mer » ou : « rentre à la maison », ou « mets ton manteau », ou : « les athlètes s’affrontent à l’épée » . A quels moments, dans quelles conditions, pour quelles raisons vais-je substituer la voile au navire, le toit à la maison, la peau du castor ou de l’astrakan à ce vêtement d’hiver, le fer à cet objet qui n’est pas nécessairement une arme ?

Dans tous les cas, c’est une qualité ou une valeur que j’exprime en employant cette figure de rhétorique :

- la voile pour exprimer la vélocité, comme le montre l’emploi du mot dans l’expression argotique : « mets les voiles ! » ,

- le toit pour exprimer la protection, que l’on emploie dans les expressions : « avoir un toit » ou « sans toit »,

- l’astrakan pour exprimer la valeur du vêtement et la richesse de celle qui le porte,

- le fer pour exprimer la dureté du combat, même quand il s’agit d’un combat de mots, qu’on peut engager en employant l’expression : « croisons le fer ! ».

 

Une grande partie de notre langage est « figurée » : là où le sens « propre » ne peut que renvoyer à une chose , le sens « figuré » signifie un rapport. Et, là où le sens propre, pour désigner la chose, doit faire abstraction de sa réalité concrète, à l’inverse le sens figuré, pour exprimer un rapport inédit, doit concrétiser l’idée abstraite de ce rapport, en empruntant à la réalité concrète l’image capable de le représenter.

b) La figuration aux origines du langage :

Cette observation nous permet d’éclairer les origines du langage à travers la figuration:

Peut-être le lien indissociable entre un signifiant, qui est une « matière phonique » et un signifié, qui est une idée abstraite, dont Saussure a montré qu’il constituait l’essence de la langue doit-il se révéler comme une « caractéristique » de nos langues alphabétiques et phonétiques qui sont une étape de l’histoire du langage.

Avant que l’histoire des hommes ne se développe comme un échange des choses, exigeant une codification de leurs messages, l’essentiel de leurs échanges entre eux était sans doute la représentation de leurs rapports avec le réel qui constituait le lien social : la « figuration »fut sans doute l’essentiel de la communication, avant que ne l’emporte l’échange verbal.

C’est la trace de cette première pratique du langage que l’on retrouve dans l’usage verbal - courant tout autant que rhétorique - d’une figure comme la synecdoque : il était bien plus important pour les premiers hommes de représenter graphiquement par l’image d’une voile la vélocité de la pirogue ou de la flèche que d’attribuer un nom à l’une ou à l’autre dont l’usage n’eût servi qu’à remplacer le geste ; ce qui n’empêcha pas ces premiers hommes, comme le montre l’anthropologie, de créer des signes abstraits ( lignes droites ou séries de points) dès qu’il fut nécessaire de compter (de comptabiliser) le nombre de flèches ou de pirogues appartenant au groupe.

Leroi-Gourhan a montré que les premiers symboles linguistiques se présentaient sous la forme de ce qu’il a appelé des « mythogrammes » et les premières langues sous la forme d’écritures idéographiques. Les symboles graphiques qu’on peut emprunter à l’écriture chinoise se rapprochent des exemples que nous avons retenus pour illustrer les figures de synecdoque : l’idée de paix est « figurée » par le symbole graphique d’une femme sous un toit ( où l’idée de paix se lit à travers le rôle la femme dans la maison). Quant à l’idée de famille, elle est figurée par l’assemblage d’un toit et d’un porc, dont l’image exprime dans un raccourci toute la structure de l’économie agraire du groupe familial dans la Chine archaïque.

L’étude historique de l’écriture chinoise permet de montrer comment les idéogrammes, qui restent la base de l’écriture, ont pu être « phonétisés » pour constituer les signes d’une «langue parlée », où ils sont développés linéairement comme un enchaînement de sons.

Comprendre le langage est-ce autre chose qu’étudier comment historiquement se sont constituées nos langues alphabétiques et phonétiques à partir d’une figuration du réel qui se révélait inadaptée pour traduire de nouveaux échanges entre les hommes où leurs rapports entre eux se trouvaient subordonnés à l’échange des choses ?

Sans doute reste-il à comprendre comment la valeur des choses qui naît et se transforme sur la base de nos rapports réels, se métamorphose en un système de signes où la valeur est attribuée aux choses comme une signification qui leur est attachée, dont l’origine reste un mystère.

La question est proprement historique : Comment avec le système de signes « institués » par l’usage, qui constitue nos langues naturelles, la valeur de nos rapports avec le réel, que le langage a pour but d’ « exprimer » par les mots, est-elle pour ainsi dire « perdue », « oubliée », « occultée », dés le moment où les mots , à travers l’abstraction des concepts ( la signification qui leur est attachée), n’ont plus pour fonction que de désigner des choses ?

 

 

 

VII Le point de vue diachronique

 

 

C’est l’analyse linguistique elle-même qui conduit Ferdinand de Saussure au seuil de cette question : Si la science doit d’abord considérer la langue comme une structure dont il faut comprendre les lois, comme si le système était immuable, constitué par un certain nombre de phénomènes simultanés, il est un moment où elle rencontre la question des changements, des altérations que subit la langue. Après avoir étudié la langue selon « l’axe des simultanéités » pour découvrir la structure qui rend compte de sa stabilité ( des « états de langue »), il faut l’aborder selon « l’axe des successivités » pour étudier les phénomènes de transformation qui rendent compte de son évolution : après l’étude synchronique des phénomènes , la linguistique ne peut éviter d’adopter un point de vue diachronique.

Là où l’étude synchronique a conduit à se représenter la langue comme un système de signes constitués par un lien indissoluble entre le mot ( le signifiant de nature phonique) et la signification ( le signifié qui se confond avec une idée abstraite), le point de vue synchronique oblige le linguiste à remettre en cause cette approche : Pour qu’une transformation de la langue soit possible, il faut que « le lien de l’idée et du signe ( qu’on croyait indissociables) se soit relâché. » ; la transformation suppose qu’ « il y a eu un déplacement dans leur rapport. »

Et, dés lors, c’est la question de la nature des signes linguistiques qu’il faut reprendre en allant jusqu’à contester les conclusions de l’analyse synchronique concernant la nature de nos langues. La contestation est radicale :

 

1) La critique de Ferdinand de Saussure par lui-même

 

Tout se passe comme si, en mettant à jour le lien indissoluble du signifiant et du signifié qui constitue la caractéristique des signes composant nos langues naturelles, la linguistique de Saussure et de ses successeurs s’était interdite de résoudre le problème de la signification

Le critère de la double articulation, celle de la chaîne signifiante inséparable de la chaîne phonique “ s'est révélé, selon les termes de Georges Mounier, un excellent critère opératoire, permettant de distinguer les langues et les autres moyens de communication par signes, depuis les écritures pictographiques - idéographiques jusqu'aux signes numériques et symboliques employés par les mathématiques et les logiques formalisées.”

La thèse fondatrice de la linguistique et son développement chez ses successeurs par le critère tout à fait opératoire de la double articulation peut se résumer ainsi :

 

" La nature véritable de la langue se définit par l'articulation de la chaîne signifiante avec la chaîne parlée. L'essence même de la langue est d'être une langue parlée."

 

En un mot, le caractère phonique et linéaire définit la substance même de la langue.

 

Reportons-nous alors au texte de l'Introduction page 26 - Que découvrons-nous?

Avant même de présenter à ses étudiants l’analyse du signe linguistique qui permet de définir l’objet de la science qu’il s’agit de fonder : l’étude de nos langues naturelles - alphabétiques et phonétiques -, Saussure met en garde ses auditeurs sur les limites d’une analyse qui, loin de résoudre le problème du langage, pourrait les abuser sur sa véritable nature. Voici ce qu’il écrit en guise d’avertissement :

 

La question de l'appareil vocal est donc secondaire dans le problème du langage. Une certaine définition de ce qu'on appelle langage articulé pourrait confirmer cette idée. En latin, articulus signifie “membre, partie, subdivision dans une suite de choses” ; en matière de langage, l'articulation peut désigner ou bien la subdivision de la chaîne parlée en syllabes, ou bien la subdivision de la chaîne des significations en unités significatives ... En s'attachant à cette seconde définition, on pourrait dire que ce n'est pas le langage parlé qui est naturel à l'homme, mais la faculté de constituer une langue, c'est-à-dire un système de signes distincts correspondant à des idées distinctes.”

 

Que dit Ferdinand de Saussure dans ce texte ?

Exactement le contraire de la thèse qu'il va établir pour fonder la linguistique. N'oublions pas que ce texte se situe dans l'Introduction.

Ferdinand de Saussure nous prévient donc : Partant du fait qu'on appelle notre langage "langage articulé", on peut s'imaginer que l'appareil vocal, le (caractère phonique) est essentiel au langage ; mais il faut savoir dès maintenant que "la question de l'appareil vocal est secondaire dans le problème du langage."

Certes, -lorsqu'on étudie la langue, l'articulation peut désigner ou bien la chaîne parlée ou bien la chaîne des significations.

Il ne s'agit que de "définitions". Et, si, "en matière de langage" - dans l'analyse du "langage articulé" qui est le nôtre, cette distinction est légitime (et il montrera qu'elle est opérationnelle), il en va tout autrement quand, au lieu de s'attacher à l'étude du langage articulé, on pose le problème du langage.

Alors, seule la seconde définition, celle qui désigne la chaîne des significations, car (voici la phrase que nous avons soulignée) "ce n'est pas le langage parlé qui est naturel à l'homme", c'est le langage tout court,c'est-à-dire "la faculté de constituer une langue" : comment les hommes ont-ils pu "constituer un système de signes distincts pour exprimer des idées distinctes ?

Ferdinand de Saussure nous avertit et il ne peut être plus clair : Ce qu'il va nous proposer, c'est un instrument d'analyse du "langage articulé" qui caractérise "nos" langues en laissant de côté ce qui est l'essentiel : le problème du langage ; ce qu'on peut dire simplement en introduction, c'est que cette "faculté -naturelle ou non-" de constituer un système de signes se présente comme "un instrument créé et fourni par la collectivité."

 

L'introduction ne peut aller plus loin. Mais, cette déclaration préalable de Ferdinand de Saussure nous oblige à corriger la portée "positiviste" que nous attribuions à son analyse qui avait tous les caractères d'une démarche épistémologique ou d'une "réduction phénoménologique" :

Le problème du langage n'est pas exclu par Ferdinand de Saussure, il est reporté.

 

 

a) Le point de vue « synchronique »  en question:

 

On ne peut pas analyser un système de signes spécifique comme le "langage articulé" -phonique et linéaire- qui constitue "nos" langues naturelles, sans que se découvre "la caractéristique" qui rend compte de la constitution de ce langage.

Cette découverte c'est le contenu du Chapitre IV : « La Valeur Linguistique : Pensée et Matière phonique »

Comment se présente au niveau de la langue l’union indissociable du signifiant et du signifié, telle qu’on a pu la découvrir par l’analyse du signe linguistique ?

 

La langue est comparable à une feuille de papier : la pensée est le recto et le son le verso ; on ne peut découvrir le recto sans découper en même temps le verso ; de même dans la langue, on ne saurait isoler ni le son de la pensée, ni la pensée du son; on n'y arriverait que par une abstraction dont le résultat serait de faire de la psychologie pure ou de la phonologie pure.”

 

Comment peut-on comprendre cette unité du Son et de la Pensée ?

"Psychologiquement", on constate que "la pensée, abstraction faite de son expression par les mots n'est qu'une masse amorphe et indistincte" : il n’y a pas de pensée sans langage : telle est la première formulation de tout manuel de philosophie.

Mais on doit affirmer l’inverse : S’il y a plusieurs langues pour exprimer la pensée, si, comme on en fait l’expérience, « la pensée cherche ses mots », n’est-ce pas que la pensée précède le langage ? telle est la seconde formulation « philosophique ».

Nous voici prisonniers d'une alternative :

ou bien la pensée "épouse" les formes de la matière : la substance phonique articulée par les mots,

ou bien la langue n'est qu'un "moyen phonique matériel" dont la pensée se sert pour exprimer ses idées.

 

Or, le résultat de toute l'analyse du fait linguistique est de montrer que la langue, qui joue le rôle d'intermédiaire entre la pensée et le son, ne réalise pratiquement "leur union que par des délimitations réciproques d'unités." : l’articulation des unités phoniques est inséparable de l’articulation des unités signifiantes.

 

La conclusion s’impose sous la forme d’une impasse de la réflexion philosophique :

Il n'y a donc ni matérialisation des pensées, ni spiritualisation des sons, mais il s'agit de ce fait en quelque sorte mystérieux, que la “pensée-son” implique des divisions et que la langue élabore ses unités en se constituant entre deux masses amorphes. ”

Le fait linguistique relie deux domaines qu'on ne peut séparer que par abstraction : on ne peut "saisir" les subdivisions en unités distinctes de la chaîne signifiante et leur articulation sans les unités, articulées entre elles, de la chaîne parlée.

C'est le vrai sens de l'arbitraire du signe : si l'on considère à part n'importe quel signe linguistique (par exemple : "maison") il n'y a aucune raison pour que telle tranche acoustique (mez3) "appelle" telle idée ou que telle idée "réponde" à telle tranche acoustique : Si l'on considère quelque signe linguistique que ce soit, par quel mystère telle signification peut-elle être attachée à tel mot ou tel mot "échangé" contre tel ou tel concept ?

On peut faire une première réponse : si le lien est arbitraire et pour l'individu mystérieux, c'est parce qu'il s'agit d'un fait social : "le fait social peut seul créer un système linguistique".

 

Si l’on demande comment la collectivité détient ce pouvoir que l'individu n'a pas, de créer un "système de signes", de sorte que mystérieusement à chaque mot semble attachée une idée, l’on est amené à répondre : "L'unique raison d'être est dans l'usage." C'est par l'usage que tel ou tel mot acquiert telle ou telle "valeur".

Saussure ne peut en rester là ; le constat impose une double question à laquelle Saussure s’efforce de répondre :

1- Comment comprendre l’articulation par laquelle se constitue le lien entre les unités qui constituent le système linguistique ?

2- Pourquoi le système ainsi constitué apparaît-il (tel que l’a montré l’étude synchronique) comme indépendant du processus social qui seul permet d’expliquer ce lien mystérieux entre des choses d’ordre aussi différent que le signifiant et le signifié ?

 

 

b) Signification et valeur :

 

C’est Ferdinand de Saussure qui ouvre lui-même le problème du rapport du signe et de la valeur :

" Quand on parle de la valeur d'un mot, écrit-il, on pense généralement et avant tout à la propriété qu'il a de représenter une idée, et c'est là en effet un des aspects de la valeur linguistique ...

 

Mais les mots : valeur et signification ne sont pas synonymes “ et, s'il en est ainsi, en quoi la valeur diffère-t-elle de la signification ? ”.

- Quand on emploie le terme de signification, "tout se passe entre l'image auditive et le concept, dans les limites du mot considéré comme un domaine fermé existant pour lui-même."

"Mais voici l'aspect paradoxal de la question : d'un côté le concept nous apparaît comme la contre-partie de l'image auditive dans l'intérieur du signe (linguistique), mais "d'un autre côté ce signe lui-même non pas le concept ou l'image auditive, le signifié ou le signifiant, mais leur rapport l'unité indissociable des deux termes qui constitue la signification est aussi la contrepartie de tous les autres signes de la langue, tout autant que le concept (-le signifié-) nous apparaît comme la contrepartie de l'image auditive. (c'est-à-dire du signifiant).

Qu'est-ce à dire sinon que le rapport du signifié (le concept) et du signifiant (l'image auditive), c'est-à-dire leur lien : le fait qu'ils sont "attachés" l'un à l'autre, formant une unité -qui se présente à nous (à l'individu que nous sommes) comme une signification qui nous est pour ainsi dire donnée comme "une substance"-, est le résultat d'un processus social -totalement ignoré de l'individu- par lequel une chose (une réalité) revêt une forme nouvelle : la forme-valeur ?

 

Avant d'aller plus loin, faisons un retour en arrière : le pas en avant que nous venons de faire avec Ferdinand de Saussure, permet d'éclairer l'origine, de comprendre la raison de l'aporie à laquelle aboutit la réflexion philosophique sur le problème du langage :

Réfléchissant sur les "signes linguistiques", abstraction faite du système qu'ils constituent entre eux et également -en tant qu'individu- dans l'ignorance et l'oubli du processus social à partir duquel on peut comprendre la constitution de l'unité signifiante (le lien indissociable entre le concept et l'image auditive qui est genèse de la signification), que se passe-t-il ?

Tout naturellement, dans le souci d'expliquer d'où vient la signification, on ne peut que dissocier la double face du signe : le concept "idéal" et la "matière" phonique, instaurant un dualisme à partir duquel on cherche en vain à faire naître la signification, qui n'existe pas en dehors de l'unité linguistique. Et, il n'est d'autre voie alors que de matérialiser l'esprit ou de spiritualiser la matière : le mot n'est que l'instrument matériel créé par l'esprit pour exprimer ses idées ou bien le concept n'est que le double abstrait qui tire sa généralité du nom "commun" par lequel les choses singulières se trouvent associées.

L'aporie philosophique n'est que le résultat de l'abstraction par laquelle on a converti la double face du signe -sa dualité- en un dualisme.

C’est pour résoudre ce dualisme que la réflexion philosophique transforme l’union des deux faces du signe linguistique en une substance.

"La combinaison -que la langue "réalise" naturellement entre le concept (le signifié) et l'image acoustique (le signifiant)- produit une forme non une substance. "

"La linguistique travaille sur le terrain limitrophe entre les deux ordres (celui du signifié et celui du signifiant)."

Il est donc naturel que le signe linguistique lui apparaisse et soit étudié par elle comme l'unité du signifié et du signifiant ; comme s'il s'agissait d'une substance.

Mais, dès qu'on pose le vrai problème du langage : comme fait social : -Comment la collectivité a-t-elle pu produire un système de signes ? - Le signe linguistique, loin d'apparaître comme une substance, se révèle être une forme : celle de la valeur.

 

 

2) Une nouvelle analyse linguistique : la langue, un système de valeurs

 

L’analyse linguistique elle-même nous oblige à remettre en cause l’idée de signification comme un sens qui consisterait dans le lien indissociable d’un mot et d’un concept.

Imaginons qu’ un sens ( un seul concept, une idée unique) soit "attaché" à chaque mot :

1) - comment aurait-on des synonymes (craindre, redouter, avoir peur) ? - la valeur propre de chacun est déterminée par leurs relations réciproques,

2) - comment l'extension métaphorique d'un terme serait possible ? - un mur décrépi est un mur dont le crépi est tombé ; un vieillard décrépi est un homme usé par l'âge,

3) - comment à un seul mot pourrait correspondre deux sens ? - louer une maison, c'est ou bien prendre à bail ou bien donner à bail.

" Nous surprenons donc, au lieu d'idées données d'avance, des valeurs émanant du système."

 

Seraient-ce les "différences phoniques" -l’articulation des sons- qui sont porteuses de sens, permettant d’appréhender distinctement les idées qui leur correspondent ?

"La simple latitude dont les sujets jouissent pour la prononciation dans la limite où les sons restent distincts les uns des autres", prouve que les phonèmes sont avant tout des entités relatives les unes aux autres ; je prononce "b"alle au lieu de "m"alle, le contexte (non pas phonique ici mais significatif) permettra à mon interlocuteur de corriger lui-même et de comprendre.

Et si l'on prend "par comparaison" les signes graphiques, les lettres n'ont pas besoin d'être bien écrites, il suffit qu'elles se différencient les unes des autres.

 

Seraient-ce au contraire les idées « claires et distinctes » que nous avons des choses qui nous permettent de reconnaître les mots qui leur correspondent en regroupant les sons ? Mais, il y a un phénomène qui montre clairement que le sens des mots dépend entièrement du contexte ; c’est celui de la polysémie que nous avons déjà rencontré, en prenant pour exemple le mot « table » : comment l’idée de table me permettrait-elle de reconnaître un mot au milieu de la chaîne phonique : des mots plus ou moins bien articulés par mon interlocuteur, alors que j’ai dans la tête la table des algorithmes, pendant qu’il me parle de la table devant laquelle je suis assis ! Si l’on veut d’autres exemples il suffit de penser au nombre de quiproquos qui émaillent les conversations ; le quiproquo, qui prend un mot pour n’importe quel autre, montre combien les idées, loin de diriger nos échanges verbaux, souvent les déroute vers une fausse piste.

La polysémie (polu = plusieurs, sèma = signe),- rappelons-le - le fait qu'un même mot peut avoir plusieurs sens ou, dans les termes de la linguistique, le fait qu'un même signifiant peut avoir plusieurs signifiés.

Revenons sur ce phénomène en nous servant d’un autre exemple

Le mot SERVICE désigne aussi bien :

Une aide (rendre un service)

Un pourboire (pourcentage versé à celui qui nous sert)

Un assortiment de vaisselle ou de linge

L’obligation des citoyens envers l'état (Service Militaire)

de l'état envers les citoyens (Service Public)

du Fournisseur envers son Client

Le fonctionnement d'une machine (appareil en service)

Un ensemble de bureaux et de personnes constituant une partie de l'organisation d'une entreprise ou d'une administration

Un type d'activité professionnelle où l'on ne fournit pas des produits mais des prestations, etc.

Le simple constat du phénomène de la polysémie nous montre qu'il n'existe pas de rapport univoque entre “ un ” signifiant et “ un ” signifié : le sens d'un mot (d'un signifiant) est équivoque ou mieux multivoque.

 

Quelles observations appelle ce phénomène de la polysémie ?

 

1) En premier lieu, ce phénomène confirme notre réflexion précédente : S’il est vrai que l'articulation des phonèmes, c'est-à-dire d'unités phoniques distinctes (qui est liée à la constitution de nos organes de la phonation et de l'audition) est une condition du langage humain ; que c'est grâce à cette structuration phonétique que les hommes ont pu constituer des unités signifiantes, il est clair que cette structuration phonétique n'explique pas les unités signifiantes, c'est-à-dire la différence de “ sens ” (les idées ou concepts) qui sont liées aux mots formés par les phonèmes.

 

2) En second lieu, le phénomène de la polysémie nous met sur la voie : Si un mot peut avoir plusieurs sens, c'est dire que le sens n'est pas mystérieusement attaché au mot, comme une qualité (la couleur, ou l'odeur) est attachée à une chose.

Le sens dépend du contexte, c'est-à-dire de ses rapports avec le sens des autres mots dans une énonciation (une phrase).

 

3) Qu'est-ce que cela veut dire, sinon que le langage humain repose sur une articulation autre que celles des phonèmes : l'articulation des unités signifiantes.

Cette articulation des unités signifiantes semble être première par rapport à l'articulation des phonèmes, et propre à l'homme. Ceux qui ont étudié le “ langage ” animal, ont pu repérer des unités phonétiques distinctes, servant de “ signaux ” à certains comportements propres à telle ou telle espèce, mais ils n'ont jamais pu découvrir des unités signifiantes, c'est-à-dire des unités phonétiques groupées (des monèmes) qui aient un sens différent suivant la situation dans lequel ils sont employés, et suscitent, suivant le contexte, des comportements différents.

 

Or, cette articulation des unités signifiantes- qui permet de “comprendre ”, c'est-à-dire de “ prendre ensemble ” les unités phonétiques dans des mots qui ont un sens, n’est elle-même possible que par les différences de sens qui, dans un contexte donné, s’instaurent entre elles ;

Prenons un exemple :

«  mar » est une unité signifiante, puisque cette syllabe a un sens non seulement quand je prononce le mot « mare », mais aussi quand je compose avec elle d’autres mots, tels que « mar-ée » ou « mar-ché » ou encore « marche ».

Prononçons plusieurs phrases :

  • la mar ch’et/ la course sont salutaires

  • le mar ché/ ouvre le samedi

  • la mar(e)/chez/ nous est poissonneuse

 

L’unité signifiante « mar » ne prend de sens que par les différences qui constituent la phrase : le sens de la phrase n’est pas constituée par des rapports entre des idées, mais par des différences entre les unités signifiantes qui sont en elles mêmes dépourvues de sens.

Une chose est claire dès maintenant : le « sens n’est pas « donné », ni dans des unités signifiantes, qui ne sont pas des idées ayant une signification en elles-mêmes, ni sous la forme d’unités phonétiques, qui, en dehors de la phrase ( de la chaîne parlée), ne sont que des sons (des modulations de la voix).

Pour résoudre l’énigme du langage, sans doute faut-il comprendre la constitution de la langue comme un processus.

 

Voici la conclusion provisoire de Ferdinand de Saussure, qui souligne l’énigme de la langue :

Tout ce qui précède revient à dire que dans la langue il n'y a que des différences. Bien plus : une différence suppose en général des termes positifs entre lesquels elle s'établit ; mais dans la langue, il n'y a que des différences sans termes positifs. Qu'on prenne le signifié ou le signifiant, la langue ne comporte ni des idées, ni des sons qui préexisteraient au système linguistique, mais seulement des différences conceptuelles et des différences phoniques issues de ce système.

Un système linguistique est une série de différences de sons combinées avec une série de différences d'idées ; mais cette mise en regard d'un certain nombre de signes acoustiques avec autant de découpures faites dans la masse de la pensée engendre un système de valeurs ; et c'est ce système qui constitue le lien effectif entre les éléments phoniques et psychiques à l'intérieur de chaque signe. ”

Quand on cherche à comprendre ce qu'est le signe linguistique -d'où naît "la signification"-, on est renvoyé à la notion de valeur : à sa place dans le système de signes qu'est la langue, fait social qui seul a pu constituer la valeur des signes, -par l’usage, au cours d’une histoire.

On peut dire que l'analyse synchronique de la langue par Ferdinand de Saussure s'achève ici.

Comme l'écrit prudemment Georges Mounin :

L'essence réside dans le concept saussurien de valeur (d'un signe) constitué uniquement par des rapports et des différences avec les autres termes de la langue. Ce qui fait que la plus exacte caractéristique des valeurs est d'être ce que les autres ne sont pas. Comme on le voit par ce cheminement, Ferdinand de Saussure n'élimine pas de la linguistique le rapport de la chose au signe -à la signification-, il montre simplement la complexité de ce rapport.”

 

 

3) Le point de vue diachronique : linguistique et économie politique

 

C’est alors que Saussure s’interroge :

Pourquoi la linguistique rencontre-t-elle le concept de valeur ? - Pour le comprendre demandons-nous avec quelle autre science elle a ce concept en commun :

- A chaque fois qu'une science, répond Ferdinand de Saussure, pour étudier son objet doit se scinder en deux disciplines distinctes.

C'est le cas de la science économique "au sein de laquelle l'économie politique et l'histoire économique constituent deux disciplines séparées :

Cette distinction obéit à une "nécessité intérieure", propre à son objet, au domaine qui lui est propre : Le caractère particulier de cette science, à laquelle on peut comparer la linguistique, c'est qu'elle ne peut définir son objet sans rencontrer à un moment donné "la notion de valeur".

Pourquoi ? - parce que l'objet est à double face, comme dans la linguistique : un aspect "abstrait", et un aspect concret, matériel.

Et tout le système constitué, tel qu'il fonctionne dans son articulation propre, est "un système d'équivalence entre les choses d'ordre différent."

Et tout le système constitué, tel qu'il fonctionne dans son articulation propre, est "un système d'équivalence entre les choses d'ordre différent."

Prenons l'exemple du salaire : le fait qu'il ait un "certain prix" matérialisé par une somme d'argent n'en fait pas une réalité matérielle, pas plus que le mot où se trouve "matérialisée" l'idée. La réalité matérielle à laquelle renvoie le salaire, ce n'est pas la somme d'argent, pas davantage que la matière phonique pour l’idée, ce n’est rien d’autre que le travail.

Le rapport entre le salaire et le travail s'exprime dans le prix qui forme avec le salaire une unité indissociable ; de la même façon que le rapport du signifié et du signifiant s'exprime dans l'unité du signe linguistique : de la signification.

Le prix comme le signe linguistique "met en équivalence" des réalités d'ordre différent. Mais cette unité réalisée par le signe linguistique et par le prix, dans l'un et l'autre cas, reste "mystérieuse" : Pas plus qu’on ne sait comment l’union d’un son et d’une idée constituent la signification qui nous permet de représenter une chose concrète, on ne comprend comment l’unité du salaire et du prix nous renvoie à cette réalité concrète qu’est le travail.

Quand on veut comprendre le signe mystérieux qu'est l’unité du prix et du salaire, l'on est renvoyé à l'ensemble du système économique et social dans lequel le travail a revêtu la forme-valeur. De la même façon, quand on cherche à comprendre ce qu'est le signe linguistique -d'où naît "la signification"-, on est renvoyé à la notion de valeur : à sa place dans le système de signes qu'est la langue, fait social qui seul a pu constituer sa valeur.

 

La même analyse pourrait-être effectuée pour d'autres catégories : la rente foncière par exemple ou le revenu du capital.

Ecrivons les rapports :

 

 

Signifié = Concept Signe linguistique

Signifian = Substance phonique ( signification) 1

 

 

" = Salaire Prix du salaire 2 Travail

 

 

" = Rente Productivité 3

Propriété foncière de la terre

 

" = Dividendes Rentabilité 4

Capital financière

 

Chacune des unités (1,2,3,4) qui constituent le lien indissociable entre "des choses d'ordre différent" est aussi mystérieuse que le signe linguistique lui-même : - Qu'est-ce que le prix du salaire ou la productivité de la terre ou la rentabilité du capital ?

 

Et, à chaque fois qu'on veut répondre à cette question, on est renvoyé à la notion de valeur : il faut parler de la valeur d'usage des mots, de la valeur du salaire, de la terre ou du capital. Enfin, si l'on interroge sur "ce qu'est "la valeur", on est renvoyé à l'ensemble du système : dans un cas, le système de signes qu'est la langue, dans les autres le système économique et social.

L’analyse linguistique s’arrête là : les signes linguistiques, dont le système constitue une langue, où les mots sont liés aux idées pour désigner nos rapports avec les choses sont le résultat d’un processus social de la même façon qu’en économie les valeurs qui sont produites par des échanges sont désignées par des prix attachés aux choses.

 

Le processus social qui métamorphose la valeur de nos rapports avec les choses en une signification figée sous la forme d’une idée attachée à un mot n’est-il pas le même que celui qui transforme le travail, qui est un rapport des hommes avec la nature en une chose dont la valeur est figée sous la forme d’un prix qui est celui d’un salaire ?

 

Comprendre comment la valeur du travail peut, à l’intérieur de tout un système économique et social, prendre la forme d’un prix mystérieusement attaché au salaire doit nous permettre d’éclairer le processus par lequel la valeur de nos rapports avec le réel peut prendre la forme d’une idée mystérieusement attachée au mot, qui constitue la signification des choses.

 

 

VIII. Une compréhension historique du langage :

 

Avec la linguistique , nous sommes au cœur même de notre enquête :

Si l’on veut n’être pas constamment renvoyé à la célébration du mystère dès que l’on essaie de comprendre la double face de notre langage, que la poésie a mis en lumière, et plus encore dès qu’on veut avoir le droit de parler des autres langages que sont la peinture, la musique, la danse ou le cinématographe et sans doute tous les arts, ne faut-il pas renverser la question ?

Non pas se demander comment un autre sens est possible que celui qui nous est donné à travers les mots de notre langue, où le sens est mystérieusement lié à un concept ; mais bien s’interroger pour savoir comment la valeur des choses qui naît sans doute avec la présence des hommes a pu se trouver dissimulée par les significations, autrement dit comment notre accès aux choses a pu dans les langues que nous parlons et que nous écrivons se trouver figé dans l’unité mystérieuse d’un signifiant et d’un signifié ; comment la valeur des choses a pu se transformer en un signe qui semble attaché à la chose comme une qualité suprasensible, selon le terme de Marx : comme un hiéroglyphe.

 

 

 

1 ) La genèse de la valeur :

 

C’est le processus même que Marx analyse pour comprendre la genèse de la valeur marchande, qui s’exprime sous la forme d’un prix attaché aux choses.

Lorsque, dans l’échange commercial, les produits du travail se transforment en marchandises, le signe abstrait de la valeur, concrétisé par le prix, vient pour ainsi dire s'attacher aux choses comme une qualité “ supra-sensible ” (Marx) qui se sur-ajoute aux qualités sensibles émanant des choses, telles que couleurs, odeurs, saveurs, qui s'expliquent par les propriétés physico-chimiques des choses.

Il s’agit de comprendre comment « la transformation des objets utiles ( produits par les hommes pour leur usage) en valeurs est un produit de la société, tout aussi bien que le langage.»

.

A travers l’analyse du mystère de la valeur marchande :- cette qualité “idéelle” apparaissant comme une propriété des choses, l’objectif de Marx était clair : décrypter l’apparence de l’économie marchande, où les rapports « matériels » entre les hommes, - leur activité économique- se présentent comme un vaste processus d’échange entre des choses.

Et le résultat ne l’est pas moins : 0n découvre, sous l’apparence des relations d’échange entre des choses,- qui sont les produits du travail, des rapports de production, où les hommes échangent en réalité leur travail, en faisant abstraction des qualités particulières des différents travaux (propres à satisfaire tel ou tel besoin) pour les réduire à leur aspect quantitatif : « un travail humain abstrait »,qui n’est rien d’autre que la « force de travail », c’est à dire le travail considéré indépendamment de sa finalité, c’est à dire des buts particuliers qui déterminent son contenu concret. L’équivalence des produits, qui les constitue comme marchandises, suppose l’égalité des travaux.

Dès lors, ce qui apparaît comme un résultat de l’échange est en même temps sa condition : Pour que l’économie marchande apparaisse et se développe, il faut que les producteurs des différents objets utiles soient indépendants les uns des autres, chacun assurant la production de tel ou tel type de produits. L’échange entre les produits, qui constitue l’économie marchande, suppose un rapport social particulier : la division du travail entre les producteurs.

Autrement dit, l’économie marchande, qui fait apparaître l’échange entre les hommes comme un échange entre des choses, n’est que l’expression d’un système dans lequel la production sociale ( l’activité destinée à satisfaire les besoins collectifs ) repose sur la division du travail, où chacun , astreint à ne produire que tel ou tel type de produit, se distingue ainsi de tout autre, de sorte que c’est cette division même qui constitue le lien social.

Ce mode de production, fondé sur la division du travail, relie les hommes entre eux en les séparant, en instituant entre eux une relation d’extériorité, comme celle qui existe entre les choses : Tout se passe, à travers le processus de l’échange, comme si les hommes - les individus - « entraient » en relations après avoir été primitivement,- primordialement -, séparés.

 

En quoi Marx, par cette analyse, qui découvre sous l’apparence des relations entre des choses, des rapports entre des hommes, a-t-il éclairé le mystère de la valeur, - cette qualité supra-sensible qui apparaît comme une propriété des choses ?

C’est la division du travail qui permet de comprendre cette « fantasmagorie » :

Dès le moment où les hommes, pour assurer les conditions de leur existence, n’entrent en relations entre eux qu’à travers l’échange des choses où se réalise l’équivalence de leur travail, le caractère social du travail qui constitue la base de leur existence commune, et, par là l’essence de leurs rapports entre eux., se trouve « transféré » aux choses dont l’échange constitue maintenant l’essentiel de leurs rapports.

Dans la mesure où le lien social se « réalise » essentiellement à travers l’échange des choses, ce sont les choses elles-mêmes qui seules peuvent « symboliser » le lien social : Le travail incorporé dans l’objet d’échange renvoie au caractère social du travail , dont l’échange fait abstraction .

La valeur du produit échangé devient le signe qui renvoie à la valeur sociale du travail, en tant qu’il est la base de l’existence du groupe et de la vie collective: Du travail social,- de l’essence sociale du travail il conserve la « finalité » : Et, sous une forme abstraite, « idéelle », il est porteur de sa valeur.

La valeur « attachée » au produit dans l’échange est bien un symbole c’est à dire un signe qui renvoie à un sens caché, en l’occurrence à la valeur du lien social primitif (le travail commun) que l’échange a pour ainsi dire « détruit « , en le masquant .

 

L’analyse du mystère de la valeur d’échange semble nous conduire bien plus loin que la critique de l’économie politique et le décryptage de l’apparence de l’économie marchande .

La découverte peut être formulée ainsi :

La valeur « attribuée » aux objets, dans le processus de l’échange, sous la forme d’un prix des marchandises n’est pas dans les objets eux-mêmes, inhérente aux choses, mais elle est tout entière , « aussi bien que le langage », - précise Marx-, le produit des rapports sociaux

« Ce n’est qu’avec le temps que l’homme cherche à déchiffrer le sens de l’hiéroglyphe, à pénétrer les secrets de l’œuvre sociale, à laquelle il contribue, et la transformation des objets utiles en valeurs est un produit de la société, tout aussi bien que le langage. »

 

Par cette précision Marx donne sa véritable dimension au problème que soulève l’analyse de la valeur marchande :

N’est-ce pas par la même fantasmagorie que, dans la pratique d’une langue, une signification abstraite, « idéelle », se trouve « attachée » aux choses, et que, dans la pratique de l’échange, une valeur paraît également « attachée » aux produits ?

Lorsqu’on cherche à comprendre l’origine du sens inséparable des choses ou de la valeur attachée à tout produit humain, l’on aboutit au même constat :

Le langage par lequel une signification est toujours liée aux choses, et la production des objets par laquelle ils sont revêtus d’une valeur, sont des produits de la société, dont on ignore comment ils ont été produits.

L’un et l’autre « produits de la société », - le signe linguistique et la valeur marchande -, ne sont-ils pas au même titre des « hiéroglyphes », c’est à dire, au sens propre, une « inscription » dans la matière d’un caractère « immatériel », un « graphisme » énigmatique, une écriture dont nous ignorons le secret ?

Et, Marx peut conclure :

« Déchiffrer le sens de l’hiéroglyphe, c’est pénétrer les secrets de l’oeuvre sociale à laquelle il contribue. »

 

Là où le signe linguistique semble nous renvoyer directement à la signification des choses « pour nous », la valeur marchande nous renvoie immédiatement à leur utilité « pour nous », sans laquelle les choses n’auraient point de valeur, de sorte que la valeur, aussi bien que le sens, apparaissent comme une propriété des choses De même que le langage fait apparaître un lien direct entre le mot et la chose, dans l’économie marchande, la valeur utile des choses, pour l’individu, est , pour ainsi dire, « donnée » dans la marchandise.

N’est-il pas vain, dès lors, de vouloir en chercher l’origine ou de prétendre en comprendre la genèse ?

 

2) L’énigme du sens :

 

La genèse de la valeur éclaire l’énigme du sens, où, dans la signification des mots, se trouve abolie la valeur des choses :

 

Le processus de la genèse du sens: -d’une signification attachée aux choses, est celui-là même que Marx décrit en faisant la genèse de la valeur à travers l’instauration et le développement de l’économie marchande lorsqu’il s’emploie à analyser le processus « fantasmagorique », par lequel « le caractère social du travail,  spécifique » de l’économie marchande, revêt une forme objective : la forme-valeur des produits du travail »

Comme les mots, c’est bien à travers l’usage que les objets apparaissent comme des produits de la société ;

Et, de même que les mots « réalisent » un lien direct entre nous et la signification des choses, l’utilité des produits s’exprime directement dans (la forme de) la valeur de la marchandise, comme si la production n’était pour rien dans la genèse de la valeur utile de tel ou tel objet, répondant ,non pas aux besoins de l’homme en général mais à tel ou tel objectif des hommes, à des buts déterminés par les conditions de leur existence et les moyens techniques dont ils disposent.

A travers l’utilité du produit liée à la valeur de la marchandise, et , pour ainsi dire « donnée » , offerte dans la marchandise, ce qui se trouve masqué, c’est le processus social de la constitution de la valeur de l’objet, qui, loin de se confondre avec son utilité sous la forme vide de la valeur marchande,, est déterminé par son usage social, où il est un objet d’échange entre les hommes, porteur de toute la richesse de leurs rapports. C’est la richesse de ces rapports, constitutive de la valeur sociale de l’objet, dont l’échange marchand fait abstraction pour ne conserver du rapport social que la forme « idéelle »( abstraite, vide ) de la valeur inscrite dans le prix. Alors que la valeur des choses ne se réalise effectivement que dans un rapport social ; - le rapport qu’elles entretiennent avec les hommes qui les ont produites, dans l’économie marchande elle se réalise pour l’homme sans échange ( des hommes entre eux), dans un rapport immédiat entre la chose et l’homme.

Lorsque, dans l’échange marchand, le lien social se réalise à travers l’échange des produits, la richesse des choses née des rapports entre les hommes qui leur confèrent leur valeur sociale, se trouve abolie, masquée par le signe abstrait de la valeur concrétisée dans le prix.

 

C’est le même procès qui fait apparaître le langage comme un rapport immédiat et mystérieux de l’homme et des choses :

Par le lien entre la signification et la chose, qui se trouve « réalisé » dans la langue que nous parlons, tout se passe comme si la parole, c’est à dire l’échange entre les hommes de signes , -tels que les gestes et les mots-, n’étaient pour rien dans la genèse des significations . Par l’exercice de la parole, par l’échange des mots, -qui nous sont donnés comme des choses, des outils-, se trouve masqué l’échange entre les hommes qui est à la base de l’élaboration d’un langage. Ce qui est dissimulé dans la communication, dans l’échange « réalisé » par l’usage de la langue, c’est bien « l’œuvre sociale » de la constitution d’un langage, qui « contribue » à la constitution du lien entre les hommes. La « valeur » des mots, inséparable de l’échange entre les hommes qui leur a donné naissance, où s’inscrivent, au cours d’une longue histoire, leurs rapports avec le réel, revêt la forme objective d’une « signification » attachée aux choses comme une propriété, une qualité inhérente à leur nature.

Remarquons qu’il s’agit d’une véritable inversion : Les mots, qui trouvent leur origine et leur valeur dans l’échange entre les hommes apparaissent comme les moyens de l’échange, les outils de la communication ; et la parole, qui est à l’origine de la valeur des mots, apparaît comme la pure et simple utilisation d’un langage.

 

Mais, il y a plus : les significations :- ces “ qualités ” supra-sensibles qui s'attachent mystérieusement aux choses, passent au premier plan, refoulant pour ainsi dire les qualités sensibles des choses. N'est-ce pas notre rapport au monde qui se trouve modifié, transformé ?

Nous pouvons illustrer ce processus par une fiction :

Imaginons que, pour ne l'avoir jamais vu ou pour avoir créé cette espèce végétale (comme l'ont fait les premiers agriculteurs), je découvre ce pommier en fleurs : n'est-ce pas une sorte de ravissement, presque magique, que l'on doit éprouver alors devant la floraison de cet arbre ?

Que se passe-t-il après plusieurs siècles de civilisation agricole et industrielle ? - Je ne “ vois ” plus ce pommier en fleurs mais d'abord un “arbre fruitier ” : une espèce qui produit des fruits -“ les pommes ”- qu'on cultive dans les régions tempérées, produites en France dans le bocage normand et qui arrivent sur nos marchés vers la fin Septembre.

Les propriétés sensibles des choses, ici : -notre pommier en fleurs- n'ont pas disparu: elles sont reléguées, refoulées, masquées parce que les choses ont acquis une “ autre valeur ”, supra-sensible, abstraite.

Tout se passe comme si, dans notre vie quotidienne, au travers de notre langage courant, le monde était devenu un univers abstrait, étranger.

Il n’est pas étonnant que le poète, en creusant grâce à la métaphore un écart entre le signifiant et le signifié, s’imagine qu’il a retrouvé et restitué le rapport premier de l’homme avec les choses. Il ignore que le rapport premier de l’homme avec les choses n’a jamais existé qu’à travers la transformation des choses par les hommes.

C’est pour la même raison que l’origine de la signification des choses qui nous est donnée à travers les mots nous paraît mystérieuse.

Le processus nous reste dissimulé, par lequel la valeur des mots, inséparable de l’échange entre les hommes qui leur a donné naissance, a revêtu la forme objective d’une « signification » attachée aux choses comme une propriété, quand, historiquement, l’échange entre les hommes s’est « réalisé », dans l’économie marchande, à travers l’échange des choses.

 

 

 

IX Les leçons de l’anthropologie : transformation des premiers symboles en outils de communication.

 

L'ambivalence du langage n'est sans doute pas un mystère. Dès l'origine, - comme Leroi-Gourhan l’a montré dans une rétrospective anthropologique-, on perçoit la double fonction du langage. Citons l’analyse présentée dans « Le Geste et la Parole ».

1) La thèse de Leroi-Gourhan :

 

1) Naissance du graphisme :

Le graphisme débute non pas dans la représentation naïve, photographique du réel mais dans l’abstrait : on le voit s’organiser en une dizaine de mille ans à partir de signes qui semblent avoir exprimé d’abord des rythmes et non des formes. Tels sont les churinga australiens qui sont des plaquettes de pierre ou de bois gravées de motifs abstraits (spirales, lignes droites et groupe de points) figurant le corps de l’ancêtre mythique ou les lieux dans lesquels se déroule son mythe : le churinga concrétise la récitation incantatoire, il en est le support et l’officiant, du bout du doigt, suit les figures au rythme de sa déclamation.

 

2) Premier développement et évolution du graphisme :

Vers 30 000 avant notre ère, s’ordonnent les premières figures. Ce sont jusqu’à présent les plus vieilles œuvres d’art de toute l’histoire humaine. Si le contenu est déjà très complexe, l’exécution est encore balbutiante : les meilleures représentations montrent, sans ordre, la superposition de têtes d’animaux et de symboles sexuels déjà extrêmement stylisés.

A l’étape suivante, durant le Gravettien, vers 20 000, on voit s’organiser des figures plus construites. Les animaux sont rendus par leur ligne de charpente cervico-dorsale à laquelle s’accrochent les détails caractéristiques des espèces (cornes du bison, trompe du mammouth, crinière du cheval, etc.)

Au Solutréen, vers 15 000, la technique du graveur ou du peintre est en possession de toutes ses ressources, lesquelles ne sont guère différentes de celles du graveur ou du peintre actuels.

Une curieuse évolution s’est pourtant produite : les représentations humaines semblent avoir perdu tout caractère réaliste et s’être orientées vers les triangles, les quadrilatères, les lignes de points ou de bâtonnets dont les parois de Lascaux, par exemple, sont couvertes. Les animaux par contre s’acheminent peu à peu vers le réalisme des formes et du mouvement, ils en sont pourtant encore loin au Solutréen, malgré tout ce qu’on peut avoir dit sur le réalisme des animaux de Lascaux.

Ce sont en réalité des « mythogrammes », quelque chose qui s’apparente plus à l’idéographie qu’à la pictographie, plus à la pictographie qu’à l’art descriptif.

L’un des faits les plus frappants dans l’étude de l’art paléolithique est l’organisation des figures sur les parois des cavernes. Le nombre des espèces animales représentées est peu élevé et leurs rapports topographiques sont constants : bison et cheval occupent le centre des panneaux, bouquetins et cerfs les encadrent sur les bords, lions et rhinocéros se situent à la périphérie. Le même thème peut se répéter plusieurs fois dans la même caverne. Il s’agit bien, par conséquent, d’autre chose que d’une représentation accidentelle d’animaux de chasse, d’autre chose aussi que d’une « écriture », d’autre chose encore que de « tableaux ». Derrière l’assemblage symbolique des figures a forcément existé un contexte oral avec lequel l’assemblage symbolique était coordonné et dont il reproduit spatialement les valeurs. Le même fait est sensible lorsque les Australiens exécutent sur le sable les figures en spirales qui expriment symboliquement le déroulement du mythe du lézard ou de la fourmi à miel.

Parlant des mythogrammes, André Leroi-Gourhan écrit :

« Alors que nous vivons dans la pratique d'un seul langage dont les sons s'inscrivent dans une écriture qui leur est associée, nous concevons avec peine la possibilité d'un mode d'expression de la pensée dans une organisation des signes en quelque sorte rayonnante ...

Quatre mille ans d’écriture linéaire nous ont fait séparer l’art et l’écriture et il faut un réel effort d’abstraction pour reconstruire en nous une attitude figurative qui a été et qui est encore commune à tous les peuples tenus à l’écart de la phonétisation et surtout du linéarisme graphique. »

L’art paléolithique fournit un témoignage irremplaçable pour la compréhension de ce que sont en réalité la figuration artistique et l’écriture : A ce stade, ce qui apparaît, à partir de la naissance de l’économie agricole, comme deux voies divergentes, n’en constitue en réalité qu’une seule.

 

3) L’écriture et la phonétisation des symboles

Le symbolisme graphique bénéficie, par rapport au langage phonétique, d’une certaine indépendance : son contenu exprime dans les trois dimensions de l’espace ce que le langage phonétique exprime dans l’unique dimension du temps. La conquête de l’écriture a été précisément de faire entrer, par l’usage du dispositif linéaire, l’expression graphique dans la subordination complète à l’expression phonétique.

Le système des représentations organisées de symboles mythiques et celui d’une comptabilité élémentaire semblent se conjuguer à un certain moment, variable suivant les régions du globe, pour donner naissance aux systèmes d’écriture sumériens ou chinois primitifs où les images empruntées au répertoire figuratif ordinaire subissent une simplification intense et se rangent à la suite les unes des autres. Le procédé n’assure pas encore de véritables textes, mais permet des dénombrements d’êtres vivants et d’objets. La simplification des figures a été la source de leur détachement progressif du contexte qu’elles évoquaient matériellement ; de symboles aux implications extensibles, elles sont devenues des signes, de véritables outils au service d’une mémoire dans laquelle s’introduit la rigueur comptable.

L’écriture chinoise permet de comprendre le lien qui existe entre le très vieux système de notations mythographiques qui implique une idéographie et une écriture qui paraît se phonétiser.

 

4) L’écriture chinoise

La Chine a conduit jusqu’à nous le seul système qui ait conservé plus d’une dimension aux symboles graphiques.

Le système chinois combine les deux aspects opposés de la notation graphique. C’est une écriture en ce sens que chaque caractère contient les éléments de son phonétisme et occupe linéairement par rapport aux autres caractères une position qui permet de lire oralement des phrases. Toutefois, la référence phonétique du mot est un à-peu-près, c’est-à-dire un idéogramme qui ne sert plus qu’à représenter un son : Le Chinois est, du point de vue linguistique, considéré comme une écriture de mots, chaque signe représentant non pas une lettre mais le son d’un mot.

En même temps, le graphisme reste « idéographique », comme nous l’avons noté dans les exemples de la femme sous un toit représentant la paix, et celui du porc sous le même toit représentant la famille.

Sous ces deux aspects, le chinois montre bien que l’écriture est née du complément de deux systèmes : celui des « mythogrammes » et celui de la linéarisation phonétique. L’adaptation un peu forcée et souvent laborieuse du chinois au phonétisme et le fait que, finalement, il y répond relativement bien ont préservé sous une forme particulière la notation mythographique.

Les plus anciennes inscriptions chinoises (du XIe-XIIe siècle avant notre ère) s’offrent comme les premières inscriptions égyptiennes, sous forme de figures assemblées par groupes caractérisant l’objet ou l’action avec un halo qui déborde très largement le sens rétréci qu’ont pris les mots dans les écritures linéaires.

Il suffit de prendre un exemple actuel comme « lampe électrique » pour s’apercevoir de la flexibilité que conservent ces images. Tien-K’i-teng pour le sujet parlant ne veut rien dire d’autre que « lampe électrique ». Mais, en même temps, l’opposition des trois caractères « éclair-vapeur-luminaire » pour le lecteur attentif ouvre tout un monde de symboles qui auréolent l’image banale de la lampe électrique : la foudre sortant d’un nuage de pluie pour le premier caractère ; la vapeur montant au-dessus de la marmite de riz pour le second caractère ; le feu et un récipient ou le feu et l’action de monter pour le troisième. Images parasites sans doute et susceptibles de donner à la pensée une démarche diffuse, sans rapport avec l’objet même de la notation, sans intérêt même lorsqu’il s’agit d’un objet moderne, mais un exemple aussi banal est propre à faire sentir en quoi a pu consister une pensée liée à l’évocation de schèmes multidimensionnels diffus, par opposition au système qui a enfermé progressivement les langues dans le phonétisme linéaire.

Il est intéressant de noter que le confluent, dans la langue chinoise, de la notation idéographique et de la notation phonétique au moyen d’idéogrammes vidés de sens a en quelque sorte approfondi, en la déviant, la notation mythographique, créé entre le son noté (matière poétique auditive) et sa notation (fourmillement d’images) une relation très riche en symboles, qui donne à la poésie et à la calligraphie poétique chinoise d’extraordinaires possibilités.

 

6) Ecriture alphabétique et langage phonétique

Au stade du graphisme linéaire qui caractérise l’écriture le rapport s’inverse : phonétisé et linéaire dans l’espace, le langage écrit se subordonne complètement au langage verbal, phonétique et linéaire dans le temp. Le dualisme verbal-graphique disparaît et l’homme dispose d’un appareil linguistique unique, instrument d’expression et de conservation d’une pensée elle-même de plus en plus canalisée dans le raisonnement.

On peut situer vers 3 500 avant notre ère (2 500 ans après l’apparition des premiers villages) les premiers germes mésopotamiens de l’écriture. Deux mille ans plus tard, vers 1 500 avant notre ère, les premiers alphabets consonnantiques apparaissent en Phénicie, vers 750 les alphabets à voyelles sont installés en Grèce. En 350, la philosophie grecque est en plein essor.

A partir de cette période Le langage se trouve en fait au même plan que les technique dès le moment où l’écriture n’est plus qu’un moyen d’enregistrer phonétiquement le déroulement du discours, et son efficacité technique est en proportion de l’élimination du halo d’images associées qui caractérise les formes archaïques de l’écriture.

C’est donc vers un resserrement des images, vers une rigoureuse linéarisation des symboles que tend l’écriture. Armée de l’alphabet, la pensée classique et moderne possède plus qu’un moyen de conserver en mémoire le compte exact de ses acquisitions progressives dans les différents domaines de son activité, elle dispose d’un outil par lequel le symbole pensé subit la même notation dans la parole et dans le geste. Cette unification du processus expressif entraîne la subordination du graphisme au langage sonore, elle réduit la déperdition de symboles qui est encore caractéristique de l’écriture chinoise et correspond au même processus que suivent les techniques au cours de leur évolution.

 

2) Les leçons :

 

On peut par ces seules indications mesurer combien la compréhension du langage gagnerait à l'interdisciplinarité des sciences humaines et à l'adoption résolue d'un point de vue historique.

Par cette "rétrospective", que gagnons-nous ?

 

(1) Le lien se trouve restauré entre l'homme et ses origines, de sorte que sont mises en cause l'idée d'une nature humaine immuable et la réduction (dès le point de départ de la réflexion philosophique) de "l'essence" de l'homme à la pensée et à la faculté du langage.

Ce renversement de perspective, cette nouvelle compréhension de l'humain est décisive si l'on veut comprendre que la langue parlée, et -bien plus notre langue phonétique et linéaire- n'est plus le seul moyen de communication entre les hommes.

 

(2) Se trouve également compris, -anatomiquement et neuro-physiologiquement-, comme un moment décisif de l'évolution de l'Anthropos, le lien entre la main et la parole. Comme le souligne Jacques Derrida, c'est simultanément que la main, délivrée par l'outil de ses fonctions animales, est libérée pour l'écriture et la parole libérée pour accompagner d'abord le geste, puis l'emporter sur lui, en remplaçant la signalisation gestuelle par l'émission de signes vocaux.

Cette compréhension du lien entre la main et la parole est décisive pour comprendre et pour étudier l'évolution conjointe, et d'une certaine façon contradictoire, du graphisme et de l'expression orale.

André Leroi-Gourhan nous donne un exemple particulièrement significatif : le mythogramme, constitué d'abord, d'une représentation "abstraite" de la réalité (qui a frappé les historiens de l'Art) devient "figuratif", lorsque se développent les signes abstraits d'une écriture.

N'est-ce pas le mouvement inverse auquel on assiste dans notre civilisation au XIXème siècle ? - Quand la photographie se substitue à la peinture pour "représenter" la réalité, c'est alors que la peinture cesse d'être figurative et devient abstraite.

 

Cette analyse, si elle est juste, n'a pas seulement un intérêt historique ; elle éclaire notre problème :

Si le langage parlé ne peut "tout dire", ce n'est pas le signe de l'impuissance de l'homme à tout exprimer, ce n'est pas la marque de sa finitude ; n'est-ce pas tout au contraire la preuve, l'illustration du fait que l'homme n'est pas "réduit" à la pensée et au discours mais investi par ses origines et par son histoire d'une pluralité de moyens d'expression, qu'il peut sans doute encore développer ?

 

(3) Par l'étude anthropologique, se trouve rétabli le lien entre l'outil et l'activité symbolique.

Cette redécouverte, loin d'être (comme le voulait un matérialisme "naturaliste") la réduction de l'homme à l'homo faber, au fabricateur d'outils, ouvre peut-être la voie d'une étude de la genèse de la pensée, liée à l'élaboration sociale d'un système de signes.

La mise en oeuvre, sans préjugés, d'une telle recherche, mettrait fin au dualisme de la pensée et du langage d'où naît sans doute le mystère de la signification, où les uns voient un inexplicable pouvoir de l'homme, témoignage de sa parenté avec l'Etre ; où les autres reconnaissent la fatalité de sa séparation d'avec l'Etre.

 

Mais, outre cette perspective, la redécouverte du lien entre l'outil et la parole, entre l'activité technique et l'activité symbolique, intéresse directement notre problème :

En dénonçant l'antique séparation entre le "manuel" et l'"intellectuel", qui partage les activités et les hommes, elle met en cause le privilège exorbitant attribué à la parole dans nos sociétés et notre civilisation : -à la rhétorique dans notre pédagogie-, -à l'expression abstraite dans la transmission des savoirs-, -à l'expression orale dans le management des affaires privées-, -au discours dans la gestion des affaires publiques-, -à l'expression verbale, ou littéraire, privilège de la "pensée", et de "l'intelligence" dans notre culture.

Ainsi, -qu'ils le veuillent ou non-, à ceux qui "peuvent tout dire s'attache le pouvoir ; la maîtrise de la parole est devenue la condition de la maîtrise des hommes et des choses.

Ne suffit-il pas de penser -dans une perspective pédagogique ou sociale- que cette séparation entre "l'intellectuel" et "le manuel" puisse être abolie pour découvrir combien serait agrandi, multiplié le pouvoir de l'homme ?

Il ne pourrait pas "tout dire", mais il pourrait exprimer tout ce qu'il ne peut pas dire. Il ne serait plus seulement détenteur du privilège de la parole mais bien créateur de multiples langages.

 

Mais dire que l'homme deviendrait créateur, n'est-ce pas dire qu'il deviendrait poète?

 

Conclusion provisoire :

 

D'un côté les hommes, pour maîtriser les opérations concrètes de leur vie pratique, élaborent des signes abstraits pour mémoriser, enregistrer et transmettre le compte exact de ses acquisitions progressives dans les différents domaines de son activité.

D'un autre côté, chacune de ces opérations pratiques se déroule dans une situation concrète où se trouve engagée la vie du groupe dont dépend celle de chacun : la situation vécue exige d'être "représentée" pour avoir un sens ; le récit, le mime, le rythme, la figuration, tout concourt à cette représentation où le sens se confond avec la valeur sociale de tous les actes de la vie du groupe.

 

Le double aspect de l'activité humaine, qui ne peut être un rapport à la nature sans être relation des hommes entre eux, exige une double représentation symbolique, l'une abstraite où les signes nés de l'activité pratique servent à l'organiser, à la maîtriser, l'autre qui doit traduire le vécu de la situation pour en dominer les difficultés et les angoisses, en célébrer les réussites et les allégresses.

Dans le premier pôle de cette représentation, notre langage parlé prend sa source ; dans l'autre pôle, c'est là que trouvent leurs racines tous nos autres langages, gestuel (le mime), rythmique, musical, pictural, etc ... : C'est de leurs origines que les signes linguistiques abstraits tiennent leur face cachée.

 

Ayant montré que l'histoire de l'humanité a donné lieu à deux systèmes de langage : l'un qui est celui de l'écriture chinoise, l'autre, celui de nos langues indo-européennes, il étudie l'écriture chinoise et explique comment entre le son noté et sa notation graphique, subsiste "une relation très riche en symboles, qui donne à la poésie et à la calligraphie chinoise d'extraordinaires possibilités."

L'autre branche de la bifurcation, celle qui conduit à nos langues indo-européennes, a sans aucun doute la même source mythogrammatique ; mais pour des raisons économiques et sociales qui tiennent à l'évolution de nos sociétés indo-européennes, très tôt le graphisme s'est "linéarisé" sur la chaîne verbale, refoulant du signifiant le mythogramme.

 

Mais nos mots conservent leur halo d'images, la richesse secrète -phonique et graphique-, de leurs origines : il n’est pas étonnant qu’on retrouve sous l’obscurité anonyme de la nuit sa féminité primordiale, et sous la clarté brumeuse du jour la lourdeur du travail, auquel il nous astreint.

Les mots de notre langue, encore secrètement lestés de leurs valeur d'origine, sont par chacun chargés du vécu de son expérience /Si la mer a la même signification pour tout le monde, elle n’aura jamais le même sens parce qu’elle n’a pas la même valeur pour le marin qui l’affronte, le touriste qui la contemple, et l’écolier de la campagne ou des banlieues, qui, hier encore, risquait de ne la voir jamais.

Dans l'évolution de la langue, ce processus est important par lequel les hommes cherchent à "socialiser linguistiquement les nouvelles expériences vécues."

Combien de mots et d'expressions portent les traits de cette invention qui ne nous apparaît plus parce qu'ils ont été usés. Georges Mounin cite en italien "i cavalloni" : la cavalerie des vagues ou l'expression qui vient du grec "montagne sourcilleuse".

 

Tous les poètes cherchent à "ressusciter" et à "recharger" les mots de toute la richesse de leurs origines et du vécu nouveau de leur expérience singulière. Il faudrait citer tous les poètes pour mesurer cet immense travail solitaire par lequel ils ressuscitent la valeur sensible des mots.

La poésie témoigne ainsi, en nous renvoyant à l'origine, de la valeur du langage ; elle nous permet en même temps de comprendre pourquoi la langue parlée dont nous usons pour agir n'est pas le tout du langage.

 

Cette réflexion sur la poésie nous permet aussi de comprendre les autres langages.

Laissons la parole à Georges Mounin :

Mais tout est ici plus vaste encore que l'usage esthétique du langage ne le suggère. Car si l'hypothèse qu'on vient de présenter sur cet usage est adéquate, elle explique aussi pourquoi on peut réunir en une seule famille d'expériences, avec l'usage esthétique du langage, la musique, la peinture, la sculpture, l'architecture, la danse, le théâtre, le cinéma, tous les spectacles : tout ce que l'homme a inventé pour essayer d'élargir la communication, tous les moyens dont il a usé et dont il use encore pour essayer de transmettre aux autres (ou de partager avec les autres) ce qui n'est pas transmissible par le langage parlé. ”

 

Si l'on demande maintenant : Peut-on Tout dire avec la langage ?

Si l'on parle de l'individu, c'est un truisme de répondre négativement. Si l'on parle des hommes, la question renvoie à leur avenir qui n'a pas de limites.

Parodiant René Char, on peut écrire :

 

Par le multiple langage, les choses et l'homme requalifiés

Conclusion : Un grand pas dans la compréhension de l’énigme de la conscience.

 

1) La conscience est « le langage de la vie réelle »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
Toute l'actualité
 

A la une 

 
Toute l'actualité