La justice sociale
Introduction
L’évolution de la thématique des inégalités économiques et sociales au sein du débat politique, mais aussi dans le milieu de la recherche universitaire et académique, offre un bon exemple du décalage qui peut s’instituer entre les discours et la réalité sur laquelle ils portent. Les années 1970 ont vu les études sur les inégalités sociales se multiplier, alors que les politiques publiques de réduction des inégalités (en matière de revenu, d’accès au logement, de scolarisation, etc.), portées par le compromis fordiste de l’après-guerre, continuaient à produire leurs effets, même si ceux-ci n’étaient pas à la hauteur des promesses qui les accompagnaient. Au contraire, les deux dernières décennies du XXe siècle ont été marquées par une véritable rupture dans cette dynamique de réduction des inégalités ; et, simultanément, le thème des inégalités sociales a presque disparu de la scène publique et universitaire, du moins jusqu’en 1995. Seule à y faire implicitement allusion, au cours des années 1980, la thématique émergente, puis bientôt dominante, de l’exclusion, saisissant la pointe extrême du mouvement d’aggravation des inégalités qui s’était de nouveau emparé des sociétés occidentales, mais rejetant du même coup l’ensemble du phénomène dans l’ombre.
La légitimité même des discours antérieurs sur les inégalités sociales, assis sur le projet de leur réduction, s’est ainsi trouvée mise en cause.
Dès lors, ne faut-il pas maintenir que la réduction des inégalités est une question cruciale ?
Chapitre I : Ecueil d’une définition abstraite.
Toutes les sociétés humaines offrent le spectacle d’un certain nombre de disparités, plus ou moins accentuées, entre leurs membres. Néanmoins, la définition de la notion d’inégalité sociale présente un certain nombre de difficultés, qu’elle ne peut surmonter.
Nous proposerons la définition suivante : une inégalité sociale est le résultat d’une redistribution inégale, au sens mathématique de l’expression, entre les membres d’une société des ressources de cette dernière, due aux structures mêmes de cette société et faisant naître un sentiment d’injustice au sein de ses membres.
Les éléments de cette définition appellent chacun un commentaire, pour en souligner le caractère problématique et donc discutable.
1) Inégalité sociale et inégalité mathématique
La référence à la notion d’inégalité mathématique offre le double avantage de la simplicité et de l’univocité : elle est sans ambiguïté. Elle s’impose donc à ce titre, et toute définition des inégalités sociales y fait implicitement ou explicitement référence.
Une unité de mesure étant définie (mètre, année, franc, etc.), il y a inégalité mathématique entre deux grandeurs quand l’une est supérieure à l’autre. Par analogie, on peut dire qu’il y a inégalité entre deux membres d’une même société dès lors que l’un se trouve davantage doté de ressources qu’un autre. Les ressources de l’un sont en quantité supérieure à celles de l’autre. On pourra alors construire différents indicateurs statistiques d’inégalités : écarts par rapport à la moyenne, écarts par rapport à la médiane, classement des populations étudiées par quantiles (déciles, quartiles, centiles), etc. On disposera ainsi de données homogènes qui permettront des comparaisons dans le temps et dans l’espace. Surtout, on disposera de résultats qui, possédant l’apparente neutralité du chiffre, ne seront pas contestables, dans un domaine qui, par définition, prête aux débats et aux discordes.
Critique
Bien que claire, cette construction de la notion d’inégalité sociale prenant appui sur le concept mathématique d’inégalité ne va pas sans poser problèmes.
En premier lieu, elle présuppose que toute réalité soit définissable en des termes qui la rendent mesurable, donc en définitive quantifiable. Or comment par exemple mesurer les disparités de qualité de vie ? Il n’est pas certain que les données disponibles quant au niveau de vie (pouvoir d’achat du revenu disponible, montant du patrimoine) en rendent parfaitement ou exhaustivement compte, bien au contraire.
En second lieu, toute mesure est discrète, au sens mathématique de ce terme : elle ne s’attache qu’à un aspect partiel d’une réalité complexe qu’elle décompose. Elle risque ainsi de négliger les rapports, les interactions entre les différents aspects de cette réalité et les phénomènes qui en résultent. Or nous verrons plus loin que les inégalités sociales présentent un caractère systémique (elles forment système), conduisant à une accumulation de handicaps ou, au contraire, d’avantages et de privilèges, qu’un tableau analytique de données chiffrées ne saisit pas et risque même d’occulter. Si la qualité de vie se laisse difficilement approcher de manière quantitative et ne se réduit en tout cas pas au niveau de vie, c’est non seulement parce qu’elle intègre d’autres dimensions que ce seul dernier, mais aussi et surtout parce qu’elle est en définitive la résultante de toutes les dimensions de la vie, laquelle résultante ne se réduit pas à une simple somme de données chiffrées.
Chapitre II : Inégalités et structure sociale.
La notion quelque peu vague de « ressources d’une société » permet de montrer comment les inégalités sociales touchent en définitive l’ensemble des aspects de la vie en société.
Par « ressources d’une société », il ne faut pas entendre seulement ses ressources matérielles ou financières : les flux de revenus et les stocks de patrimoine, l’espace à occuper et le temps à vivre, etc. Il faut entendre également ses ressources sociales et politiques : la multiplicité et la diversité des rencontres et des réseaux de socialisation (associations, syndicats, partis, communautés religieuses), le pouvoir de se faire entendre et de défendre ses intérêts et ses droits, des positions institutionnelles valant privilèges, etc. Ses ressources symboliques sont enfin à comprendre : les diplômes scolaires, la maîtrise des savoirs et des références culturelles, la capacité de se donner une image cohérente du monde, des autres et de soi, voire la capacité de l’imposer ou de la proposer à d’autres.
Si la notion de ressources permet ainsi de couvrir tout le champ des inégalités sociales, elle dit aussi la superficialité de ce champ.
En se plaçant du point de vue de la redistribution inégalitaire des ressources sociales, toute étude des inégalités sociales se situe en aval des structures qui produisent ces ressources et les distribuent inégalitairement. Elle enregistre des effets de surface dont les causes sont à chercher dans le tréfonds des relations fondamentales que les hommes entretiennent entre eux : division de la société en castes, ordres ou classes ; régime de la propriété (communautaire, étatique, privée) des moyens de production ; division sociale des travaux et des fonctions ; forme et structure du pouvoir politique ; etc.
Une définition des inégalités sociales ne peut cependant se dispenser de se référer à ces structures comme à leurs causes déterminantes, pour éviter de faire de toute inégalité pouvant exister entre les membres d’une société une inégalité sociale. Pour qu’une inégalité puisse être qualifiée de sociale, il faut qu’elle soit l’œuvre de la société dans laquelle on la constate, c’est-à-dire de ses structures fondamentales.6
Chapitre III : Le caractère spécifique de l’inégalité sociale
Toute inégalité dans la société n’est pas une inégalité sociale.
1) Les inégalités naturelles
Il peut s’agir d’une inégalité supra-sociale, trouvant sa source dans la nature (nous laissons ici de côté la surnature : la providence, la volonté divine, etc.). Ainsi, une société n’est-elle pas directement responsable des disparités de fertilité des sols, qui ne peuvent manquer d’induire des inégalités de revenus entre ses différentes populations agricoles ; pas plus qu’elle n’est responsable de la maladie génétique qui fait de tel de ses membres un infirme à vie, incapable d’accéder aux ressources garanties à la plupart des autres membres. Par contre, les structures sociales pourront, selon le cas, aggraver ou au contraire réduire de telles inégalités d’origine naturelle.
2) Les inégalités individuelles
Il existe aussi des inégalités infra-sociales. Là où l’un est cigale, travaille peu et gaspille tout son bien, l’autre est fourmi, qui s’échine du matin au soir et amasse sans relâche : il est logique que le premier se trouve dépourvu, quand le second sera à l’aise, sans que l’on puisse incriminer autre chose que les mérites et défauts personnels. Cependant, si l’on ne saurait nier toute responsabilité individuelle dans les inégalités existant entre les individus, vouloir ramener ces dernières à ce seul facteur, c’est non seulement postuler une égalité des chances initiales, qui est proprement mythique, mais encore entériner toute la logique de reproduction sociale des inégalités une fois celles-ci acquises. Car l’enfant de la cigale aura beau se faire plus fourmi que la fourmi, victime de la transmission inégalitaire des patrimoines, il ne parviendra pas nécessairement à effacer le handicap que lui aura légué son père.
3) Inégalité et injustice
Enfin, s’il est indispensable que la définition des inégalités sociales s’appuie d’un côté sur la notion mathématique d’inégalité ainsi que sur des tentatives pour mesurer les inégalités (en dépit des limites signalées de ces mesures), il est non moins inévitable qu’elle se réfère, inversement, au sentiment d’injustice que font naître les inégalités parmi ceux qui les subissent, évidemment, mais aussi, éventuellement, parmi les autres membres de la société. Sans ce sentiment, les inégalités paraîtraient aller de soi, on ne s’interrogerait nullement à leur sujet : on ne les relèverait sans doute même pas, si ce n’est à titre de curiosités anecdotiques. Historiquement, c’est bien en fait la contestation des inégalités sociales par ceux qui les subissent et leurs luttes pour les réduire qui a ouvert la voie à des études critiques.
La notion d’inégalité sociale est ainsi écartelée entre l’extrême objectivité de l’abstraction mathématique et la subjectivité d’un sentiment d’injustice. C’est aussi ce qui la rend discutable, comme nous allons le voir à présent.
Chapitre IV : Critique des thèmes justifiant une société inégalitaire.
Les discours philosophiques ou politiques favorables à l’égalité sociale se heurtent fréquemment à une argumentation opposée, qui légitime de fait les inégalités. Cette dernière n’est cependant pas homogène, ni d’un point de vue idéologique, ni en ce qui concerne les conséquences politiques qui en découlent. Son objectif est de délégitimer la revendication d’égalité des conditions sociales, taxée d’« égalitarisme ». Le discours anti-égalitaire se présente le plus souvent sous forme de variations autour de trois thèmes principaux, que nous présentons brièvement accompagnés des arguments qu’on peut développer pour s’y opposer.
1) Égalité et uniformité
L’égalité serait tout d’abord synonyme d’uniformité : elle coulerait tous les individus dans le même moule, elle les réduirait à un modèle unique. L’inégalité est alors défendue au nom du droit à la différence. L’argument se retrouve à l’occasion sous la plume des libéraux, voire des auteurs d’inspiration sociale-démocrate, mais c’est essentiellement la « nouvelle droite » qui tient ce discours. En assimilant égalité et identité d’une part et en réinterprétant de l’autre les inégalités en termes de différences, de manière à pouvoir justifier l’aggravation des premières au nom du respect des secondes, ce discours reprend un thème traditionnel de l’extrême droite, qui tient l’inégalité pour une loi ontologique et axiologique fondamentale, c’est-à-dire pour une nécessité naturelle aussi bien que pour une vertu morale et politique.
Critique
Or, pas plus que l’égalité n’implique l’identité (l’uniformité), l’inégalité ne garantit la différence. Bien au contraire : les inégalités de revenus génèrent des couches sociales au sein desquelles les individus sont prisonniers d’un mode et d’un style de vie, qu’ils sont plus ou moins tenus de suivre, pour « être (et rester) à leur place ». Ils sont ainsi victimes d'une aliénation produit par le système qui les rend étrangers à eux mêmes. Quant aux inégalités de pouvoir, elles génèrent des hiérarchies bureaucratiques de places et de fonctions qui, du haut en bas, exigent de chaque individu qu’il normalise ses comportements, ses attitudes, ses pensées s’il veut espérer gravir les échelons. Inversement, loin d’uniformiser les individus, l’égalité des conditions sociales peut ouvrir à chacun d’eux de multiples possibilités d’action et d’existence, qui seraient plus favorables au développement de sa personnalité et en définitive à l’affirmation des singularités individuelles.
2) Égalité et inefficacité
Un deuxième argument est que l’égalité serait synonyme d’inefficacité. En garantissant à chacun une égale condition sociale (dans l’accès aux richesses matérielles, dans la participation au pouvoir politique, dans l’appropriation des biens culturels), elle démotiverait les individus, ruinerait les bases de l’émulation et de la concurrence, qui constituent le facteur premier de tout progrès. L’égalité serait nécessairement contre-productive, stérilisante, tant pour l’individu que pour la communauté.
Cet argument est surtout défendu par les libéraux. Certes le discours libéral ne s’affirme pas inégalitaire, puisqu’il se soucie au contraire de l’établissement de l’égalité formelle : de l’égalité juridique des individus privés face au marché, de l’égalité des citoyens face à la loi. Cependant, il tient les éventuelles inégalités sociales (inégalités de conditions, inégalités des chances, etc.) ou bien comme négligeables ou bien comme le prix à payer pour la garantie de la liberté politique et de l’égalité juridique aussi bien que pour l’efficacité économique. Et, dans cette mesure même, elles profiteraient en définitive à tout le monde, aussi bien aux perdants qu’aux gagnants.
Telle est par exemple la position de Friedrich Von Hayek.
Une partie de la gauche sociale-démocrate a tenté de justifier son abandon de toute velléité réformiste et son ralliement au paradigme libéral par l’idée, inspirée de la Théorie de la justice de John Rawls, que toute inégalité est en définitive justifiée du moment qu’elle est censée améliorer le sort des plus défavorisés.
Critique
Cet argument présuppose la « guerre de tous contre tous », caractéristique de l’économie capitaliste, tout en présentant cette dernière comme un modèle indépassable d’efficacité économique.
Or, d’une part,cette efficacité n’a pas pour seule condition la concurrence sur le marché : la forte croissance économique de l’après-guerre a aussi reposé sur la réglementation de la concurrence et sur la prise en compte d’impératifs sociaux de réduction des inégalités.
De surcroît, l’efficacité capitaliste a un coût : le gaspillage non seulement des ressources naturelles mais encore et surtout des richesses sociales. Les inégalités issues du marché stérilisent également l’initiative, la volonté, l’imagination et l’intelligence, le désir de se réaliser dans une tâche personnellement et/ou socialement utile, en un mot les talents de tous ceux dont elles aliènent l’autonomie, de tous ceux dont elles font des individus condamnés à obéir, à se soumettre, à subir ou qu’elles excluent purement et simplement de la vie sociale normale. Mesure-t-on assez ce formidable gaspillage de richesse sociale (en même temps que la somme de désespoir individuel) que constituent le chômage et la précarité de masse ?
3) Égalité et « totalitarisme »
Le discours inégalitariste se replie, en dernier lieu, sur son argument majeur : l’égalitarisme serait synonyme de contrainte, d’aliénation, contre la liberté. Liberticide, il porterait atteinte au « libre fonctionnement du marché » en bridant la capacité et l’esprit d’entreprise, en déréglant les autorégulations spontanées du marché par la réglementation administrative, en se condamnant du même coup à étendre et à complexifier sans cesse cette dernière, jusqu’à enserrer l’économie et la société entière dans les rets d’une bureaucratie tentaculaire.
En définitive, entre liberté politique et égalité sociale, il y aurait incompatibilité voire antagonisme, et les atteintes éventuelles que doit supporter la seconde seraient la condition, en même temps que la garantie, de la pérennité de la première. Inversement, dénoncer les inégalités, remettre en cause leur légitimité, ce serait faire le lit d’un totalitarisme niveleur qui prend la forme fallacieuse de l’utopie révolutionnaire ou même celle du réformisme généreux. Bref, l’enfer totalitaire serait pavé des meilleures intentions égalitaires.
Critique
On opposera qu’en fait c’est l’inégalité qui opprime tous ceux qui la subissent. Quelle est la liberté du chômeur de longue durée, de l’O.S., du smicard, du pauvre, du sans-logis ou de l’illettré, de celui qui meurt à 30 ans d’un accident du travail ou dont la vie est abrégée par l’usure au travail ? La seule liberté que garantisse l’inégalité, c’est la faculté pour une minorité de s’arroger des privilèges matériels, institutionnels et symboliques au détriment de la majorité, c’est la liberté d’exploiter et de dominer. C’est au contraire l’égalité de condition qui garantit la liberté, en mettant chacun à l’abri des tentatives d’abus de la liberté d’autrui. Bref, pas de véritable liberté (pas plus d’ailleurs que de fraternité) sans véritable égalité.
Chapitre V : Le « système » des inégalités sociales.
Ces préalables étant posés – il était nécessaire de les rappeler dans un contexte dominé par un discours souvent violemment anti-égalitaire –, soulignons deux caractéristiques fondamentales des inégalités économiques et sociales.
1) Les inégalités sont multidimensionnelles
Les inégalités sociales renvoient en premier lieu à la répartition de la richesse suivant les différents groupes sociaux. Celle-ci peut être envisagée en termes de flux de richesses (les revenus), mais aussi en termes de stock de richesses (le patrimoine), ce dernier pouvant de surcroît générer un flux de revenus et éventuellement être transmis d’une génération à l’autre par héritage.
Les inégalités vont cependant bien au-delà de la seule richesse envisagée en termes de revenus ou de patrimoine. La richesse désigne évidemment aussi, par-delà les signes pécuniaires, « toutes les choses nécessaires et commodes à la vie », pour reprendre la formule d’Adam Smith. Les inégalités sociales touchent par conséquent aussi bien aux conditions de vie (par exemple, à la santé, au logement ou au temps libre, de même qu’à l’usage social de ce dernier) ; à l’accès à la formation et à la culture, qui conditionne pour une part croissante la position future occupée au sein de la structure sociale ; ou encore à la maîtrise de l’espace public : certains groupes sociaux sont quasi systématiquement absents des instances de pouvoir, malgré les élections libres, alors que d’autres groupes monopolisent ces positions.
2) Les inégalités forment système
L’étude des principaux domaines de la vie sociale (emploi, revenu, patrimoine, consommation, logement, santé, école, usages sociaux du temps, maîtrise de l’espace public) montre que les inégalités s’engendrent les unes les autres. Les différents aspects ne sont pas indépendants les uns des autres, ils entretiennent entre eux des relations étroites et complexes. Ainsi, pour ne prendre que ces deux exemples, les inégalités de conditions d’emploi et de travail ou les inégalités de conditions de logement ne sont pas sans rapport avec les inégalités face à la maladie et à la mort. De la même manière, des conditions sanitaires médiocres risquent de défavoriser socialement les individus concernés.
En un mot, les inégalités forment système.
De ce fait, les différentes inégalités s’établissent aussi bien à l’avantage qu’au détriment des mêmes catégories. Elles contribuent à former un processus cumulatif, au terme duquel les privilèges s’accumulent à l’un des pôles de l’échelle sociale tandis qu’à l’autre pôle se multiplient les handicaps.
Chapitre IV : Accumulation de la misère à un pôle, de la richesse à l’autre.
1) Toujours moins : la pauvreté comme cumul de handicaps
Longtemps uniquement approchée en termes de défaut relatif ou absolu de ressources pécuniaires, la pauvreté constitue en fait une réalité multidimensionnelle englobant l’ensemble des aspects de l’existence individuelle ou collective. La pauvreté, ce n’est pas seulement le défaut d’avoir : des revenus insuffisants et/ou irréguliers, l’absence de réserves et de fortune (patrimoine). C’est plus fondamentalement le défaut de pouvoir : l’absence de maîtrise sur les conditions matérielles et institutionnelles de sa situation, la précarité (la faible capacité à faire face aux aléas de l’existence) et la dépendance institutionnelle (notamment à l’égard des organismes de protection sociale) qui en résultent, la fragilité voire l’inexistence de réseaux de socialisation (famille, milieu professionnel, voisinage, association), l’absence surtout de capacité politique, c’est-à-dire de capacité conflictuelle, de capacité de transformer sa propre situation par la lutte collective et/ou les médiations organisationnelles ou institutionnelles.
La pauvreté, c’est enfin, lié aux éléments précédents, le défaut de savoir, par quoi il ne faut pas entendre seulement la disqualification scolaire ou le défaut de capital scolaire (l’absence de titres scolaires) ni même seulement le défaut de capital culturel (l’extranéité à la culture dominante), mais plus fondamentalement encore la faible capacité à symboliser, à se construire une représentation cohérente du monde, à s’y repérer et à s’y orienter de manière à pouvoir le transformer à son avantage.
Si la pauvreté présente un tel caractère multidimensionnel, c’est qu’elle découle fondamentalement d’un processus cumulatif. Nous la définirons comme l’accumulation de handicaps (de défauts, de déficits) résultant d’inégalités faisant système, c’est-à-dire tendant (pour la plupart du moins) à se renforcer réciproquement.
Ainsi des situations défavorables au sein de la division sociale du travail, se traduisant par des travaux déqualifiés et/ou des emplois instables, s’accompagnent presque toujours de faibles rémunérations et par conséquent d’un faible niveau de vie. Elles valent à ceux qui les exercent une morbidité et une mortalité supérieures à la moyenne. Ceux-ci n’accèdent de surcroît que difficilement à de bonnes conditions de logement. Ils n’ont pratiquement aucune chance de bénéficier d’une promotion par le biais de la formation professionnelle continue et leurs loisirs se réduiront à peu de chose. Dans ces conditions, la scolarité de leurs enfants est hypothéquée dès le départ ; ils se trouvent privés des conditions matérielles, relationnelles, affectives qui permettent la construction d’un projet de vie ; et le risque est grand qu’ils se retrouvent dans la même situation que leurs parents. En un mot, le handicap appelle le handicap : celui qui subit les effets des inégalités sociales sous un angle déterminé risque fort de les subir sous d’autres angles. C'est la reproduction sociale.
Ce phénomène de cumul des handicaps, intuitivement perceptible, a pourtant jusqu’à présent été peu étudié. Pour l’instant, seules quelques monographies lui ont été consacrées, mais on ne dispose à son sujet d’aucune étude statistique. Cette carence peut s’expliquer en partie par la difficulté que présentent de pareilles études, qui nécessitent de recouper un grand nombre de données relevant d’enquêtes différentes, dont les champs et les cadres conceptuels ne sont pas toujours homogènes. Mais on peut aussi y voir l’effet de la spécialisation qui est de règle dans les sciences sociales et qui conduit les chercheurs à ne scruter que ce qui relève étroitement de leur champ disciplinaire, sans s’intéresser à ce qui figure au-delà.
2) Toujours plus : fortune, pouvoir, prestige et secret
Comme son contraire, la richesse est une réalité multidimensionnelle, procédant d’une accumulation d’avantages et de privilèges.
La richesse, c’est sans doute d’abord la fortune, non pas tant la perception de revenus élevés, assurant l’accès à une consommation somptuaire, sans commune mesure (en quantité et plus encore en qualité) avec la consommation moyenne, que la détention et l’accumulation de droits de propriété sur la richesse sociale, plus exactement sur les sources de cette richesse, la nature et le travail ; c’est la capacité de s’approprier de manière privative aussi bien l’une que l’autre. Tel est bien, en définitive, le propre de tout patrimoine de rapport.
Cela signifie clairement que la richesse, c’est plus fondamentalement encore le pouvoir : la maîtrise sur les conditions matérielles et institutionnelles de reproduction non seulement de sa propre situation mais de la société ; la stabilité et la pérennité de sa propre situation et de celle des siens qui en résultent ; l’ampleur et la diversité d’un réseau de relations sociales, dans lequel on occupe plus souvent la position de dominant que d’obligé, par lequel on étend le champ d’exercice de son pouvoir personnel ; et, bien sûr, la capacité d’infléchir les décisions et les actions des pouvoirs publics dans le sens de ses intérêts propres.
C’est aussi le prestige : non pas seulement ni fondamentalement l’accumulation de titres culturels ou universitaires, simple procédure de légitimation des positions de pouvoir déjà occupées dans les champs économique et politique ; mais encore le contrôle sur les organes d’élaboration et de diffusion du savoir et de l’information (université, édition, médias) ; et surtout la possibilité d’imposer comme culture dominante (officielle) sa propre culture (ses goûts, son style, ses mœurs et ses valeurs), de diffuser comme allant de soi sa propre vision du monde au sein de l’ensemble de la société.
Et l’on devine à cette énumération que, comme dans le cas de la pauvreté, ces multiples dimensions de la richesse forment système, en se renforçant réciproquement en un processus cumulatif. . Est-il nécessaire de rappeler qu’une position dominante au sein des rapports de propriété et de la division sociale du travail (comme chef d’entreprise, comme cadre de direction, comme professionnel indépendant ou comme rentier) vaut presque à coup sûr à son détenteur, tout à la fois, de solides revenus primaires, partant un haut niveau de vie et d’importantes possibilités d’accumulation patrimoniale ; un logement situé dans les beaux quartiers, spacieux et bien équipé, complété par une ou plusieurs résidences secondaires ; une moindre usure au travail, dont l’effet bénéfique pour la santé sera encore renforcé par des vacances et des loisirs fréquents et variés ; de multiples relations dans le monde des affaires, de la politique et du spectacle, qui, à elles seules, sont susceptibles de garantir l’avenir de ses enfants et, en dehors même de la capacité de leur offrir les meilleures chances de succès scolaires, grâce à leur imprégnation précoce de la culture dominante (qui est aussi, pour l’essentiel, la culture académique), la possibilité d’une large ouverture au monde et l’accès aux meilleurs établissements publics ou privés ?
Certes, les trois dimensions précédentes de la richesse peuvent être diversement accentuées d’une catégorie privilégiée à l’autre ; ce qui permet d’ailleurs de les distinguer entre elles. Un professeur au Collège de France ne présente pas, sous ce rapport, le même profil qu’un industriel ou un banquier ; et il en est de même en ce qui concerne le responsable d’un grand service hospitalier relativement à un haut fonctionnaire. Mais, sous des formes et à des degrés divers, chacun d’entre eux jouit bien du triple privilège de la fortune, du pouvoir et du prestige.
Une telle définition multidimensionnelle pourrait servir de base et de fil conducteur à l’étude des catégories privilégiées, et notamment des plus privilégiées d’entre elles, celles appartenant à la grande bourgeoisie et à l’aristocratie fortunée, formant ce qu’on pourrait nommer l’élite de l’élite. Malheureusement, ces dernières constituent encore une véritable terra incognita des sciences sociales. En ce qui les concerne, outre quelques monographies de « grandes familles » et de quelques synthèses historiques, on ne dispose que d’études parcellaires, en particulier de caractère sociologique, qui ne s’intéressent qu’à un aspect limité de ces milieux (leurs structures familiales, le statut des femmes, leur culture, etc.), sans saisir l’interconnexion existant entre l’ensemble de leurs privilèges.
La raison essentielle en est que les très riches ont le pouvoir d’ériger de multiples barrières destinées à les protéger de tout regard indiscret, a fortiori de tout regard critique. Si les plus démunis ne peuvent guère se dérober au regard extérieur, dépendants qu’ils sont d’institutions qui les soutiennent, les encadrent et les contrôlent à la fois, y compris dans leur vie privée, les plus fortunés manifestent au contraire une farouche volonté de défendre leur intimité et en ont les moyens. Et ce n’est pas le moindre de leurs privilèges que de pouvoir ainsi masquer leurs privilèges.
PARTIE III : Évolution des inégalités en France.
1) Persistance et aggravation des inégalités
D’après Alexis de Tocqueville, l’idéal démocratique trouverait sa traduction dans la tendance à l’égalisation des conditions. Force est cependant de constater que l’évolution des deux dernières décennies du XXe siècle va nettement à l’opposé, c’est-à-dire dans le sens de la persistance, voire de l’aggravation des inégalités. Voici trois exemples pris en France parmi bien d’autres possibles :
– Les inégalités de revenu : entre 1982 et 1992, la part dans le revenu national distribuable des revenus patrimoniaux (ou revenus du capital) est passée de 9,9 p. 100 à 17,2 p. 100 (+ 7,3 points), celle du travail indépendant est passée de 11,6 p. 100 à 10 p. 100 (– 1,6 point) et celle du travail salarié est passée de 65,1 p. 100 à 61,6 p. 100 (– 3,5 points).
– L’allongement de l’espérance de vie : entre la période 1960-1969 et la période 1980-1989, l’espérance de vie à 35 ans d’un manœuvre (qui était de 34,2 ans dans la première période) s’est accrue de 1,5 an, celle d’un chef d’entreprise de 3 ans. L’espérance de vie des cadres et professions libérales, qui était déjà de loin la plus forte, a encore creusé le fossé qui les sépare du manœuvre, étant donné que de 41,7 ans dans la première période, elle est passée à 44 ans pendant la seconde période.
– La représentation politique : entre 1981 et 1997, le pourcentage des ouvriers membres de l’Assemblée nationale est passé de 4,5 p. 100 à 0,7 p. 100 ; celui des cadres et des professions intellectuelles supérieures est régulièrement supérieur à 70 p. 100 tout au long de la période. D’une façon générale, les catégories populaires et moyennes (ouvriers, employés, professions intermédiaires, artisans, commerçants) sont largement sous-représentées ; alors qu’elles constituent 80 p. 100 de la population active, elles ne fournissent que 6,6 p. 100 de la représentation nationale en 1997. Inversement les chefs d’entreprise, les professions libérales et les cadres administratifs de la fonction publique (comprenant notamment les hauts fonctionnaires) sont fortement surreprésentés, puisqu’ils constituent moins de 3 p. 100 de la population active, mais de 40 à 50 p. 100 des députés selon la période.
Pendant la période de forte croissance de l’après-guerre (1950-1975), les inégalités ont eu tendance à persister ou à se déplacer, même si certains signes montraient qu’une réduction semblait engagée à certains moments (en particulier entre 1968 et 1975) sur certains plans (l’échelle des salaires par exemple). Depuis lors, l’évolution s’est nettement inversée, en particulier au cours des décennies 1980 et 1990. Cette inversion de tendance peut s’observer dans de nombreux domaines, qu’il s’agisse des revenus, du patrimoine, de l’emploi, du logement, de l’école, des usages sociaux du temps, de la maîtrise de l’espace public, etc.
Pourtant, le produit intérieur brut (P.I.B.) n’a cessé de s’accroître. Entre 1970 et 1996, déduction faite de l’inflation, il a augmenté de 90 p. 100. La France est donc aujourd’hui, en termes réels, presque deux fois plus riche qu’elle ne l’était avant l’ouverture de la crise. Dans cette société de plus en plus riche, le nombre des personnes pauvres, munies de ressources insuffisantes ou même démunies de toute ressource, n’a pourtant cessé d’augmenter. De ce point de vue, l’information statistique a confirmé, au cours de ces dernières années, ce que l’observation quotidienne pouvait apprendre à chacun. Ainsi, entre 1970 et 1995, le nombre de prestataires de l’un des huit minima sociaux a augmenté de plus de 40 p. 100, tandis que la population totale couverte par ces dispositifs a doublé, s’élevant à près de 6 millions de personnes, en gros le dixième de la population de la France ; alors qu’entre 1984 et 1994 le pouvoir d’achat moyen des ménages d’ouvriers non qualifiés a baissé en termes réels, leur valant de connaître une paupérisation absolue.
Cette contradiction apparente s’explique aisément par l’aggravation des inégalités de répartition de la richesse nationale. Ainsi, entre 1984 et 1994, l’écart entre le niveau de vie moyen d’un ménage de membres de professions libérales et celui d’un ménage d’ouvriers non qualifiés est-il passé de 2,9 à 4,2.
2) Métamorphose de certaines inégalités
Parallèlement, la façon dont certaines inégalités sociales opèrent s’est modifiée. C’est notamment le cas des inégalités face à l’école. Si les ressources économiques transmises par héritage jouent toujours un rôle primordial, en particulier parmi les grandes fortunes, l’école détermine de plus en plus les positions sociales futures. Jusqu’aux années 1960, on avait, pour l’essentiel, affaire à un système scolaire clairement ségrégatif permettant d’éviter le mélange social avec, d’un côté, une école pour les enfants des catégories populaires (école primaire et éventuellement professionnelle) et, de l’autre, l’école réservée aux enfants des catégories bourgeoises (lycée – éventuellement précédé du « petit lycée » – et enseignement supérieur).
Depuis la mise en place du « collège unique » (1960-1975), qui a préparé et permis la montée de la « vague lycéenne » dans les années 1980, nous avons théoriquement affaire à un système scolaire qui permet l’accès de tous les enfants à tous les niveaux. Mais, de facto, un tri social massif continue à être opéré par le biais des nombreuses filières socialement hiérarchisées.
En mesurant les inégalités sociales devant l’école à trois niveaux du système scolaire (collège, accès au baccalauréat, études supérieures), Michel Euriat et Claude Thélot concluent à une stabilité ou, plus souvent, à une réduction d’ensemble des inégalités d’accès. Pourtant, au début des années 1990, dans les écoles d’ingénieurs et les écoles d’architecture, l’écart entre les chances d’accès des enfants d’ouvriers et de cadres va de 1 à 25. Il va même de 1 à 50 pour les écoles normales supérieures et de 1 à 73 pour les écoles de commerce. Michel Euriat et Claude Thélot notent aussi que la proportion des jeunes d’origine populaire dans une acception très large (père paysan, ouvrier, employé, artisan ou commerçant) au sein de quatre grandes écoles prestigieuses (École polytechnique, École normale supérieure, E.N.A., H.E.C.) a beaucoup diminué depuis quarante ans : 29 p. 100 des élèves étaient de cette origine dans la première moitié des années 1950, seulement 9 p. 100 aujourd’hui.
L’élite scolaire est bien le produit d’une élite sociale, elle l’est même de plus en plus. Dans l’enseignement supérieur, les parcours et les filières des catégories privilégiées se distinguent nettement de ceux des catégories moyennes ou populaires. À la relative ouverture sociale des universités s’oppose le maintien voire l’accentuation des frontières sociales dans le secteur des grandes écoles.
Ainsi, malgré l’allongement des études, les inégalités perdurent-elles sous des formes renouvelées. Le moment de la sélection tend à se déplacer vers un âge plus avancé, d’autant plus que la valeur sociale des diplômes baisse à proportion de leur accessibilité et que l’usage de la formation et des diplômes en fonction de l’origine sociale est inégal. Il n’y a donc pas de démocratisation de l’école dans le sens où les écarts sociaux sont largement maintenus, voire, dans le cas des grandes écoles, renforcés. Par ailleurs la déréglementation accentue les inégalités. C’est ce que confirme un rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale qui dresse en 1998 un constat sévère de l’aggravation des inégalités entre établissements. Il souligne la responsabilité de l’administration en raison des différences de moyens accordés, suivant les régions et suivant les établissements, qui privilégient systématiquement les catégories sociales favorisées. En définitive : « le niveau monte, mais le classement ne change pas », souligne à juste titre Michel Glaude (in Économie et Statistique, no 306).
3) Pourquoi les inégalités se sont-elles creusées ?
Le retournement de situation a été l’œuvre de politiques néo-libérales de gestion de la crise économique qui se sont succédé et aggravées, de manière quasi continue, à partir des années 1980, qu’elles aient été conduites par des gouvernements s’affirmant de gauche ou par d’authentiques gouvernements de droite. Élaborées en milieu universitaire anglo-saxon dès les années 1960 et 1970, ces politiques furent traduites en actes pour la première fois par le gouvernement de Margaret Thatcher (1979), puis sous la présidence de Ronald Reagan (1981-1989).
Elles ont été depuis lors méthodiquement imposées à l’ensemble des États du monde. Politiques récessives, partant de l’idée que la crise estessentiellement due à une insuffisance de l’offre, du fait d’un coût salarial trop élevé, elles ont eu sinon pour objectifs du moins pour effets : le développement du chômage, de la précarité et de la flexibilité de l’emploi, la baisse des salaires réels, un démantèlement rampant des systèmes publics de protection sociale destiné à en alléger le coût ; mais aussi une évolution du partage de la valeur ajoutée plus favorable au capital, un envol des taux d’intérêt réels et des bénéfices spéculatifs, une déréglementation progressive ou brutale des différents marchés, favorable à l’épanouissement de la liberté des plus forts qui a pour contrepartie un asservissement accru des plus faibles. Avec pour conséquences contradictoires : un ralentissement de la hausse du pouvoir d’achat de la masse salariale globale, coïncidant avec une augmentation souvent importante des revenus non salariaux, notamment des revenus des placements financiers ; le développement des poches de misère dans des banlieues populaires, la multiplication des « nouveaux pauvres » – vivant de la mendicité et de la charité dispensée par les associations caritatives –, faisant pendant à la multiplication des golden boys, opérateurs boursiers déployant leur génie spéculatif sur des marchés financiers rendus, par leur action, de plus en plus incontrôlables, enfin, un affaiblissement de la capacité régulatrice des États, en même temps qu’un renforcement du pouvoir de l’argent ou, plus exactement, du capital.
La mise en œuvre de ces politiques a signifié la rupture du compromis fordiste, qui avait fourni le cadre socio-institutionnel de la croissance économique entre 1950 et 1975, compromis dont les termes ont été à la fois imposés par le mouvement ouvrier et acceptés par la frange éclairée du patronat. Par divers mécanismes contractuels ou législatifs, ce compromis avait institué la répartition des gains de productivité entre capital et salariat, puis entre l’ensemble des catégories sociales, sous la forme d’une hausse de leur pouvoir d’achat ou d’une généralisation de la protection sociale. En dépit d’inégalités persistantes, cette répartition avait contribué à réduire les écarts sociaux. C’est à cette dynamique que la rupture de ce compromis a mis fin. Les politiques néo-libérales ont eu pour objectif d’en démanteler l’armature institutionnelle, opération nécessaire à la liquidation des acquis sociaux. L’aggravation récente des inégalités sociales est donc la conséquence directe de cette rupture.
Conclusion
La réduction des inégalités économiques et sociales, pour indispensable qu’elle soit, n’en est pas moins un travail de Sisyphe. C’est une œuvre politique toujours à reprendre, car les inégalités sociales ne sont jamais que des effets de surface résultant de l’action de structures profondes. Elles résultent en particulier des rapports de production, des rapports de classes ou de la division du travail. Une véritable politique de réduction des inégalités doit donc s’attacher à transformer ces structures profondes. Cela n’a, pour l’essentiel, jamais été le cas pendant les dernières décennies.
L’inefficacité des politiques de réduction des inégalités qui ont été mises en œuvre dans un pays comme la France ne doit donc pas surprendre. Ces politiques n’ont donné que peu de résultats, même quand elles étaient présentées comme fondamentales.
Par exemple, une plus grande socialisation du revenu national ne peut pas suffire à elle seule à réduire les inégalités. D’une part, la structure et la nature des prélèvements (impôts directs et indirects, cotisations sociales) sont en réalité fort peu progressives ; d’autre part, les allocations versées aux plus démunis restent dérisoires et les plus favorisés bénéficient davantage de cette socialisation qu’eux, notamment en raison de l’usage spécifique qu’ils font de l’école (et en particulier de l’enseignement supérieur) ou des institutions culturelles ; ils n’assument qu’en faible partie le coût de ces services publics et équipements collectifs, dont ils sont pourtant les principaux voire quelquefois les seuls bénéficiaires..
Aujourd’hui, une politique de réduction des inégalités devrait se déployer suivant quatre axes principaux. Nous nous contenterons de les indiquer, en signalant quelques-uns des problèmes qu’ils soulèvent et des débats qu’ils suscitent.
Lutter contre le chômage
En premier lieu, il est nécessaire de supprimer le chômage de masse. Les deux lois sur les 35 heures successivement adoptées en 1997 et en 1999, qui entreront définitivement en application en 2002,semblent marquer une rupture par rapport aux politiques antérieurement menées, qui, il faut le souligner, avaient toutes échoué. Cependant, compte tenu de la modestie des premiers résultats obtenus (au mieux quelques dizaines de milliers d’emplois créés ou conservés), il apparaît bien que la réduction du temps de travail ainsi pratiquée et programmée est insuffisante ; tandis que ses contreparties, notamment en termes de flexibilité accrue du travail, provoquent déjà le rejet ou le soupçon d’une partie des salariés. Ce qui s’impose par conséquent, c’est une réduction massive, rapide et générale du temps de travail. Une telle politique serait cependant confrontée à la délicate question de son financement. Ce qui nous renvoie directement à la question centrale du partage des richesses produites.
Réduire les inégalités de revenus
Dans la perspective néo-libérale, toute compensation salariale est évidemment exclue : en cas de réduction du temps de travail, le coût salarial doit baisser en proportion du temps de travail pour ne pas compromettre la compétitivité des entreprises et l’ampleur des profits. La réduction du temps de travail aboutirait alors en fait non pas à créer de nouveaux emplois mais à partager les emplois existants, autrement dit à partager le chômage et la pauvreté, par exemple sous la forme d’une généralisation du temps partiel contraint. Un mouvement déjà largement engagé d’ailleurs, mais une perspective inacceptable pour les salariés titulaires de salaires bas ou moyens, dont la situation s’aggraverait. Perspective qui tourne le dos à l’objectif de réduction des inégalités.
Une autre solution passe par une politique de réduction des inégalités de revenu, ce qui permettrait de faire d’une pierre deux coups, en modifiant une répartition du revenu national qui s’est gravement déformée, au cours des deux dernières décennies, au bénéfice des revenus de la propriété et au détriment des revenus du travail, notamment salarié. Les modalités de cette réduction peuvent être diverses et sont en discussion parmi les tenants de la compensation salariale.
Transformer le travail
Pour pouvoir travailler moins afin de résorber le chômage, il faut travailler autrement. La réduction du temps de travail suppose le réaménagement non seulement du temps du travail lui-même, mais celui de l’organisation du travail, partant celui des qualifications, des processus de formation professionnelle, initiale et continue, etc.
Il s’agirait de réduire les inégalités quant au contenu concret du travail (des tâches à accomplir, de leurs rythmes et modalités, de leur complexité et de leur pénibilité) et plus encore quant au pouvoir dans et sur le procès de travail. Trois directions sont à explorer : celle du dépassement du taylorisme, celle d’une mutation dans les axes du changement technique, celle d’une réorientation et d’une réorganisation de la formation aussi bien initiale que continue. Seraient ainsi mis en débat le pouvoir même au sein des entreprises et ses manières de l’exercer.
Satisfaire les besoins collectifs élémentaires
Enfin, la réduction des inégalités de pouvoir ne saurait se limiter au seul terrain du travail proprement dit. Toute réduction des inégalités sociales passe, en quatrième lieu, par la réorientation du procès social de production dans le sens de la satisfaction prioritaire des besoins collectifs élémentaires, en veillant à assurer les moyens pécuniaires et réglementaires d’accès aux équipements et services correspondants. C’est là l’un des moyens obligés de la réduction des inégalités en matière de logement, de santé, d’école ou de loisirs. Améliorer l’habitat populaire en le rendant moins dense, plus spacieux et moins bruyant, le redistribuer dans l’espace en le rapprochant des centres-villes, densifier les réseaux des équipements collectifs et des services publics de proximité ; réorganiser le système de santé à partir de réseaux de dispensaires de quartier polyvalents, dont l’accès serait gratuit et qui seraient chargés aussi bien de tâches de médecine préventive et curative que de l’éducation sanitaire de la population ; abaisser sensiblement le nombre d’élèves par classe de manière à faciliter leur suivi pédagogique, améliorer l’architecture scolaire, enrichir le matériel disponible de manière à favoriser la rénovation pédagogique, etc. Autant de moyens de lutter contre les inégalités persistantes dans ces différents domaines, qui supposent cependant une réaffectation importante des ressources sociales (du revenu national) et par conséquent une rupture avec la logique néo-libérale européenne.
Une telle réorientation supposerait la détermination, par une procédure démocratique, des besoins individuels et collectifs à satisfaire et des priorités en la matière ; mais aussi la participation directe des catégories populaires à la gestion des équipements collectifs et des services publics par le biais de leurs organisations associatives ou syndicales, ce que la réduction du temps de travail et l’élévation du niveau de formation générale rendraient possible. Ainsi se profile un élargissement du champ en même temps qu’un renouvellement des formes de la démocratie, ce qui ne manquerait pas de contribuer à la réduction des inégalités dans la participation à la vie publique.
PARTIE IV : Actualité du débat idéologique.
Voici la confusion du débat :
Sur fond de crise de l’État-providence, le débat concerne la perception et la représentation des inégalités, l’exigence d’égalité, la comparaison des mérites et des besoins, les critères du juste, les règles de distribution, la relation de l’idéal de justice avec l’appartenance sociale, la distinction entre justice procédurale et justice distributive. Portant également sur la conscience de ce qui est juste et sur le sentiment de justice, Associé aux problèmes de la pauvreté, de l’exclusion, de la solidarité, le débat sur la justice sociale est, plus fondamentalement lié à celui, toujours ouvert, sur les moyens propres à assurer la cohésion sociale.
Le débat sur la justice sociale a suscité une abondante littérature qui a pour référent principal A Theory of Justice, l’ouvrage publié en 1971 par John Rawls. Cette conception de la justice comme équité – justice as fairness – s’est trouvée en France placée au centre de la discussion avec la traduction, en 1987, de Théorie de la justice, ouvrage d’emblée présenté au public français comme le texte contemporain le plus important de la philosophie morale et politique, et assimilé à une véritable charte de la social-démocratie. À la question posée par Philippe Van Parijs Qu’est-ce qu’une société juste ? (1991), il donne la quasi-totalité des éléments de réponse et, enrichie de nombreuses considérations (Justice et démocratie ; Libéralisme politique), la philosophie rawslienne passe pour avoir dépassé l’opposition classique libéralisme-socialisme, en mettant en place un nouveau cadre d’analyse.
1) Le libéralisme
Dans le Traité de la richesse des nations d’Adam Smith (1776), on peut lire : « Au contraire des nations sauvages, chez les nations civilisées et en progrès, quoiqu’il y ait un grand nombre de gens tout à fait oisifs et beaucoup d’entre eux qui consomment un produit du travail décuple et souvent centuple de ce que consomme la plus grande partie des travailleurs, la somme du produit du travail de la société est si grande que tout le monde est souvent pourvu avec abondance et que l’ouvrier, même de la classe la plus basse et la plus pauvre, s’il est sobre et laborieux, peut jouir, en choses propres aux besoins et aux aisances de la vie, d’une part bien plus grande que celle qu’aucun sauvage pourrait jamais se procurer. »
De cette constatation, l’économiste déduit que la société politique se doit de garantir la libre concurrence des intérêts privés, s’exerçant dans le cadre du marché, seule capable d’assurer l’adéquation automatique entre l’offre et la demande.
2) l’État-providence et l’équité
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le concept de protection sociale était encore empreint des notions de charité, de prévoyance et de responsabilité individuelle issues du XIXe siècle. Les systèmes de protection mis en œuvre étaient essentiellement conçus pour les salariés les plus vulnérables et les plus faciles à prendre en charge. La position du problème de la justice sociale a été modifiée : l’État-providence a fait son apparition, donnant un sens nouveau au débat sur la justice distributive, suggérant aussi l’idée d’une instance centrale contrôlant l’allocation de toutes les ressources.
Les tendances au pouvoir après la Seconde Guerre mondiale – gaullistes, démocrates-chrétiens, socialistes, communistes – partagent la même volonté de changement, même si elles ne donnent pas tout à fait le même sens à ce terme. Ainsi, selon Pierre Rosanvallon, « la notion de malthusianisme joue après 1945 le même rôle que celle d’Ancien Régime après 1789 : elle permet le consensus, comme si la dénonciation du vieux suppléait l’indétermination du neuf ».
Un élément clé de ce consensus repose sur le rôle attribué à l’État dans la modernisation de l’économie, puisque le patronat en paraît incapable. Moralement, il semble discrédité, comme le rappelle Pierre Lefaucheux, premier président de la Régie Renault nationalisée : « La faillite du capitalisme n’avait pas été clairement établie par les difficultés économiques de la période 1919-1935. Elle est apparue d’une manière éclatante lorsque toute une partie du patronat de 1940 s’est ruée vers la collaboration. »
Le capitalisme français paraît surtout trop faible pour soutenir et financer l’effort de modernisation. L’argument qui vaut pour les houillères, dispersées et vétustes, s’étend aux secteurs de pointe comme l’aéronautique pour laquelle l’ampleur des investissements dépasserait les moyens du privé. Dans le cas de l’électricité, où la concentration était déjà bien entamée avant 1939, on insiste sur l’indispensable harmonisation du réseau, la nécessité de lancer un vaste programme hydroélectrique et l’idée que l’organisation du secteur débouchera sur un monopole que l’État seul pourra assumer.
Cette condamnation n’est pas le fait de la seule gauche. Le général de Gaulle acquiesce pour l’essentiel. Même s’il s’oppose à certaines nationalisations (sidérurgie), il justifie leur principe : « C’est à l’État, aujourd’hui comme toujours, qu’il incombe de bâtir la puissance nationale, laquelle, maintenant, dépend de l’économie. Tel est à mes yeux le motif principal des nationalisations, de contrôle, de modernisation. »
Ces nationalisations se déroulent en trois vagues. D’abord, une série d’ordonnances, jusqu’en juin 1945, où passent sous le contrôle public Renault et Gnome et Rhône, considérées comme coupables de collaboration, mais aussi les transports aériens, Sciences po, tandis que les mines de charbon sont réquisitionnées. De décembre 1945 à juin 1946 sont ensuite votées des lois qui entérinent les plus importantes acquisitions du secteur public : la Banque de France et les quatre grandes banques de dépôt (Société générale, Crédit lyonnais, Banque nationale du commerce et de l’industrie, Comptoir national d’escompte), le gaz et l’électricité, les charbonnages ainsi que trente-quatre compagnies d’assurances. En 1948, enfin, ces mesures sont complétées par la prise de contrôle de la marine marchande et la création de la R.A.T.P.
Aux nationalisations il convient d’ajouter la création de nombreux organismes publics destinés à encadrer l’économie : Bureau de recherche pétrolière, Commissariat à l’énergie atomique... L’accent est mis sur l’effort de recherche, comme le confirme la création du C.N.R.S.
Bien d’autres réformes décisives doivent être portées au crédit de cette période. La plus importante concerne la planification avec la création, en janvier 1946, du Commissariat général du plan. Sa mission consiste à dégager les priorités économiques et à concentrer les moyens de l’État sur quelques secteurs clés. Pour cela est créé le Fonds de modernisation et d’équipement qui deviendra, lors du IIe plan, Fonds de développement économique et social. Cet organisme entérine les projets d’investissement des grandes entreprises nationales ; il étudie également les demandes de subventions qui sont adressées à l’État et juge de leur conformité avec les objectifs du plan. Comme le note Pierre Rosanvallon, « le plan a surtout servi à planifier l’État lui-même » et a permis aux dirigeants du pays de définir clairement leurs objectifs.
Par ailleurs, la Sécurité sociale, instaurée en 1945 et 1946, correspond à un souci social mais sert aussi à renforcer le dispositif nataliste et à maintenir la main-d’œuvre en bonne santé. Ainsi le social rejoint l’économique, ce que confirment la réforme du fermage et du métayage, le nouveau statut des fonctionnaires, la création des comités d’entreprise et l’inscription du droit de grève dans la Constitution : des travailleurs mieux protégés seront des travailleurs plus motivés et, partant, plus efficaces.
Rien ne serait possible, cependant, si l’État ne se dotait des moyens humains appropriés. Tel est le sens de la nationalisation en 1945 de Sciences po, volontiers accusée d’avoir formé une élite de hauts fonctionnaires issue de la bourgeoisie et imbue des théories libérales. En contrepoint est créée l’École nationale d’administration, l’É.N.A., où enseigneront Alfred Sauvy, Pierre Uri, François Bloch-Lainé (auteur de Profession fonctionnaire), plus tard Simon Nora, autant de représentants notables du camp des modernisateurs. Cette institution contribuera de plus en plus, à côté de Polytechnique et, parfois, de Normale sup, à former les grands commis de l’État qui s’illustreront dans les ministères et à la tête des entreprises publiques. Afin que ces hommes soient mieux informés sont créés l’Institut national de la statistique et des études économiques, l’Institut national d’études démographiques et la Direction de la prévision (le terme date de 1962) du ministère de l’Économie et des Finances, tandis que les méthodes de la comptabilité nationale seront expérimentées à partir de 1951.
L’État se trouve ainsi doté de moyens considérables. La France n’est pourtant pas devenue un pays socialiste. Jean Bouvier n’hésite pas à parler d’une « révolution confisquée ». C’est que, par la force des choses, la France est dans le camp américain. Le capitalisme reste en place et beaucoup des hommes au pouvoir entendent non pas le réduire, mais au contraire permettre l’émergence de puissantes entreprises privées. Ils ne veulent renforcer le rôle de l’État que dans la mesure où le secteur privé est insuffisant, comme le précisera très clairement Pierre Massé, commissaire au Plan lors du IVe plan : « Le plan est un substitut au marché dans le cas où celui-ci est irréalisable, défaillant ou dépassé. »
Jean Monnet n’a pas une autre conception, lui qui limite volontairement le nombre des membres du Commissariat général du plan à une petite équipe, pour éviter toute dérive bureaucratique. Il mise d’ailleurs sur la recherche du consensus qui doit se dégager des commissions de modernisation, composées de membres de l’administration et de représentants syndicaux et patronaux et chargées d’élaborer le projet de plan. C’est ce qu’il appelle l’« économie concertée », recherche d’une voie moyenne qui réapparaît à diverses reprises dans l’histoire française, sous le nom d’économie contractuelle, avec Jacques Chaban-Delmas, ou d’économie mixte sous François Mitterrand.
Le moment où cette voie moyenne s’est imposée peut être daté : la démission de Pierre Mendès France, en avril 1945. Le plan que proposait ce dernier prévoyait un échange de billets avec blocage d’une partie des fonds afin de briser l’inflation ; il comprenait aussi tout un programme de nationalisations (sidérurgie, machine-outil) et d’encadrement de l’économie par un vaste ministère de l’Économie nationale. Avec le rejet de ce plan, la France s’oriente peu à peu vers un relatif libéralisme. Le tournant est pris par René Mayer à la fin des années 1940 : les contrôles sur les prix et les salaires sont levés, ce qui impose l’instauration d’un salaire minimum interprofessionnel garanti (il sera indexé sur les prix et deviendra le S.M.I.G. en 1952). On peut estimer que cette période correspond à la fin de la reconstruction, puisque le Ier plan, qui avait été prolongé au-delà de son terme normal, laisse la place au deuxième en 1953.
3) La mise en cause de l’Etat providence
En 1974 Robert Nozick publiait Anarchy, State and Utopia (1974) qui démontre la légitimité de l’État minimal et l’illégitimité des politiques de redistribution.
Partant d’une théorie de l’habilitation axée sur l’acquisition et le transfert des possessions – une société est juste si tout le monde est habilité à la possession des biens qu’il détient –, Nozick affirme que « suivant la conception de la justice fondée sur les droits aux avoirs, il n’est pas d’argument basé sur les deux principes de la justice distributive – les principes de l’acquisition et du transfert – à l’appui d’un État plus étendu ».
Il critique les programmes de redistribution qui, loin de favoriser les plus démunis, profitent surtout aux classes moyennes.
Sur un plan plus général,si l’autorité publique doit tendre à réduire les inégalités de revenu et plus généralement toutes les formes de rémunérations sociales, elle doit s’efforcer de ne pas atteindre un degré de nivellement tel non seulement que les mécanismes incitatifs essentiels au fonctionnement de la société soient brisés, mais aussi que se développe un sentiment d’injustice au cas où l’équilibre contribution/rétribution serait trop largement compromis.
Une question implicitement ou explicitement posée par les discussions sur les inégalités est donc celle-ci : quelle est la forme idéale de la courbe de Lorenz qui montre le degré d’inégalité dans le partage des biens, ou la valeur optimale de l’indice de Gini qui fait la somme, pour chaque individu d’une population donnée, de la différence entre sa position effective sur la courbe de concentration et celle qu’il devrait occuper si le principe d’égalité démocratique était parfaitement réalisé ?
Dès lors qu’on estime un coefficient de Gini trop élevé ou une courbe de Lorenz trop convexe, il faut bien qu’on se réfère à une valeur ou à une courbure idéales. Laissant de côté les objections qu’on peut opposer à une interprétation trop littérale des mesures d’inégalité, il importe de souligner qu’il est sans doute impossible de définir une distribution idéale (par exemple des revenus). Supposons en effet qu’on soit parvenu à définir et à réaliser une telle distribution, soit D, et qu’on ait démontré que D fait l’objet d’un consensus. Pour reprendre un exemple dû à Nozick, il suffit alors qu’apparaisse un joueur de football prestigieux pour que des milliers de fans transfèrent une partie de leur revenu au joueur en question. Le phénomène provoquera une déformation de D dans le sens de l’inégalité et la distribution sera non plus D mais DH. Or DH peut être considéré comme collectivement préféré à D, puisque la transformation de D en DH résulte de l’expression de préférences individuelles. On en conclut que D ne peut être considéré comme préféré à DH et, plus généralement, que la notion de distribution idéale, si elle est indispensable à la discussion politique, est en même temps dépourvue d’assise logique et sociologique. Contrairement à la « démonstration » de Rawls dans son imposante Theory of Justice, il n’existe pas de distribution idéale dont on puisse assurer qu’elle soit légitime et que, ayant des chances d’être perçue comme telle, elle puisse servir de base à la recherche du « consensus » social.
Rousseau, sur le problème des inégalités comme sur d’autres, paraît effectivement avoir entrevu l’essentiel. Le sociologue qui se soucie d’analyser les inégalités doit s’efforcer de comprendre les mécanismes de marché complexes qui les sous-tendent. S’il est vrai que les inégalités sont cumulatives, il est également vrai qu’elles ne se transmettent ni ne se cumulent à la manière du capital patrimonial.
Le système politique se doit de « lutter contre les inégalités » s’il veut obtenir que les citoyens restent attachés au « contrat social ». Mais, il ne peut, sauf à utiliser d’insupportables doses de contraintes contradictoires avec la « liberté civile », les réduire au-delà de limites qu’il est impossible de déterminer exactement, mais dont l’existence est hors de doute. Ces deux facteurs, impossibilité de déterminer les limites de l’égalité et existence de limites (variables puisque dépendantes de l’état général de la société), se combinent pour assurer la pérennité des passions égalitaires inhérentes selon Tocqueville aux sociétés industrielles.
On ne peut ici qu’évoquer sommairement le vaste problème de la perception des inégalités, de la relation entre inégalités et frustration, et de la tolérance aux inégalités. Bien qu’il soit mal exploré par la sociologie, un point est acquis : à deux distributions globales identiques de tel ou tel type de biens, qu’il s’agisse de biens matériels ou symboliques, peuvent correspondre des niveaux très différents de frustration collective ou de tolérance collective à l’inégalité. Cela résulte de ce que les mécanismes de la comparaison envieuse sont une fonction complexe non seulement des inégalités objectives, mais de nombreuses autres variables. Bien que l’individu A soit dans une situation plus défavorable que l’individu B, ou que les individus appartenant à un groupe b, il peut ne pas être incité par le contexte social à comparer sa situation à celle de B ou des membres de b. Et s’il est incité à comparer sa situation à celle de B, ou des membres du groupe b (qui devient le groupe de référence de A), il est possible qu’il considère la différence comme légitime. Ce sera le cas si l’inégale distribution lui paraît résulter d’une inégale contribution et être d’un ordre de grandeur acceptable. Par contraste, une inégalité – même négligeable au vu d’indicateurs objectifs – lui sera insupportable, si elle lui paraît résulter de règles de jeu injustifiables ou illégitimes. En résumé, la relation entre le degré des inégalités et le degré du ressentiment qu’elles provoquent est variable selon les conjonctures et selon les types d’inégalités. Elle varie aussi avec les biographies socio-professionnelles des individus.
4) La justice sociale selon John Rawls
Dans sa Théorie de la justice sont présentés les deux principes de justice :
« 1. Chaque personne a un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres. 2. Les inégalités sociales et économiques sont autorisées à condition : a) qu’elles soient au plus grand avantage du plus mal loti ; b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous, dans des conditions d’égalité équitable des chances. »
Les abondantes discussions que ces énoncés ont suscitées doivent aujourd’hui être revues à la lumière d’analyses plus récentes de Rawls dont la synthèse, publiée sous le titre Political Liberalism (1993), a paru plus de vingt ans après A Theory of Justice.
Prenant acte que l’idée d’une société bien ordonnée, unifiée par la conception de la justice comme équité, est irréaliste, Rawls entreprend ici de répondre à la question : « Comment est-il possible qu’existe et se perpétue une société juste et stable, constituée de citoyens libres et égaux, mais profondément divisés entre eux en raison de leurs doctrines compréhensives, morales, philosophiques et religieuses, incompatibles entre elles bien que raisonnables ? »
Trois conditions doivent être remplies pour que la société soit un système équitable et de libre coopération.
- Il faut d’abord que la structure de base soit régie par une conception politique de la justice, et par structure de base Rawls entend « la manière dont les principales institutions sociales s’agencent en un système unique, assignent des droits et des devoirs fondamentaux et structurent la répartition des avantages qui résultent de la coopération sociale » ;
- ensuite, que cette conception politique soit l’objet d’un consensus ;
- enfin, que le débat sur les questions fondamentales (justice et constitution) soit mené dans les termes du politique. À cette représentation de la société s’accorde une conception des personnes comme libres et égales en ce sens qu’elles ont en partage le sens de la justice, la conception du bien, c’est-à-dire des facultés morales, et en commun des facultés de jugement, de pensée, c’est-à-dire des facultés rationnelles.
« La société, c’est-à-dire les citoyens comme corps collectif, accepte la responsabilité de protéger l’égalité des libertés de base et l’égalité équitable des chances, et de fournir une part équitable des biens premiers à tous dans ce cadre ; les citoyens, quant à eux, en tant qu’individus et les associations acceptent la responsabilité de la révision et de l’ajustement de leurs fins et de leurs aspirations en fonction des moyens qu’ils peuvent espérer, étant donné leur situation présente et prévisible. »
En définitive, les deux principes de justice rappelés ci-dessus gouvernent « l’acquisition des titres (au sens juridique) en contrepartie de la contribution à des associations ou à d’autres formes de coopération au sein de la structure de base. La contribution de chacun dépend en partie de ses efforts et de ses réalisations, en partie du hasard et des contingences sociales ».
« En vertu de quel principe des personnes morales, libres et égales peuvent-elles accepter que les inégalités économiques et sociales soient fortement influencées par les hasards de la vie sociale et par des contingences naturelles et historiques ? », se demande finalement Rawls.
Selon lui, il n’est pas raisonnable de s’en tenir à une répartition égale ; il faut prendre en compte les exigences organisationnelles de l’efficacité économique. On en revient donc à l’invocation d’une forme idéale de la structure de base qui « devrait autoriser les inégalités organisationnelles et économiques, pour autant qu’elles améliorent la situation de chacun, y compris celle des plus mal lotis, et pourvu que ces inégalités soient compatibles avec une liberté égale pour tous et l’équitable égalité des chances ».
5) Critique de la théorie rawlsienne
Les objections n’ont pas manqué à l’encontre de la théorie rawlsienne qui est apparue aux uns comme une légitimation des politiques sociales de style social-démocrate, et aux autres comme un simple modus vivendi. S’appliquant à concilier libéralisme et justice sociale, Rawls a également réfuté la seconde critique. Le consensus par recoupement comprend des motifs moraux ; la Théorie de la justice est une « conception morale ». Derek Parfit (1996) a cependant mis en question la conception égalitariste de Rawls, en montrant qu’elle relève, en fait, d’une position prioritariste.
Après avoir distingué l’égalitarisme téléologique, pour lequel l’inégalité est mauvaise en elle-même et doit céder la place à une nouvelle distribution, de l’égalitarisme déontologique qui, sensible au caractère injuste des inégalités produites de façon délibérée et injustifiée, s’attache à les corriger sans s’attaquer aux avantages distribués par la nature, Parfit oppose égalitarisme et prioritarisme. L’égalitariste focalise son attention sur les individus qui sont plus favorisés que d’autres, en prenant en considération des données relatives. Le prioritariste s’intéresse aux personnes qui sont moins bien loties qu’elles auraient pu l’être ; seul compte à ses yeux le niveau absolu des acteurs, en l’occurrence le niveau inférieur absolu. Pour le premier, l’inégalité, intrinsèquement mauvaise, doit être combattue, même quand elle ne nuit à personne. Pour le second, il n’y a rien de positif dans la suppression d’une inégalité, quand cette suppression ne profite à personne : « Je suis moins bien loti que d’autres personnes. Cela me nuit-il ? De toute évidence, il est mauvais pour moi de ne pas être aussi bien loti. Mais est-il mauvais pour moi que ces personnes le soient ? »
À la lumière de ces distinctions, Parfit revient sur le principe de différence de Rawls, pour examiner une série d’affirmations :
-L’inégalité n’est pas injuste si elle profite au groupe le plus défavorisé.
-L’inégalité est injuste si elle nuit au groupe le plus défavorisé.
-L’inégalité est injuste si elle ne profite pas aux moins bien lotis : ici il observe que cette affirmation n’est pas défendue par Rawls, l’injustice provenant des inégalités qui ne sont pas à l’avantage de tous.
-L’inégalité n’est injuste que si elle nuit aux plus défavorisés. Pour Parfit, la position de Rawls est donc prioritariste par sa prise en compte des niveaux absolus et non relatifs : on doit améliorer autant que possible la situation des plus mal lotis, sans se soucier de savoir si, en le faisant, on réduit ou accroît l’inégalité.
Cela admis – qu’au lieu de revendiquer l’égalité, on doit prioritairement se préoccuper du sort des personnes les plus défavorisées –, bien des questions restent posées. À qui donnera-t-on la priorité ? Aux plus défavorisés dans la vie en général ? À ceux qui sont sur le moment les plus mal lotis ? Aux individus qui ont des besoins pressants du point de vue moral ? Le débat sur les réponses à donner à ces interrogations est, par ailleurs, traversé par l’active recherche des remèdes propres à réduire la fracture sociale, et à résorber le chômage. Il est actuellement surclassé par celui qui a pour objet la cohésion sociale, et qui fait passer la lutte contre les inégalités après la lutte contre le chômage, la nouvelle pauvreté, l’exclusion.
6) De la lutte contre les inégalités
En France, la lutte contre les inégalités a été un objectif prioritaire au cours des années 1960 et 1970. Depuis le début des années 1980, cet objectif est apparu à beaucoup comme dépassé. L’approfondissement de la réflexion sur l’équité, l’idée qu’il existe un rapport entre inégalités sociales, dispersions salariales et efficacité économique, la reconnaissance de logiques multiples à l’œuvre dans une société ont abouti à mettre en question l’universelle validité des principes de justice sociale. Mireille Elbaum a bien montré comment, durant cette période, on a traité distinctement égalité des droits, égalité des chances, égalité des conditions ; comment le contexte historique et culturel a été pris en considération, faisant voir que des inégalités, ici perçues comme des sources de frustration, sont là tenues pour légitimes ; comment aussi on a distingué le marché, le mérite et les besoins pour envisager autant de rapports d’égalité qu’il existe de biens différents à répartir. On a enfin spécifié le juste selon une pluralité de niveaux : civique, industriel, marchand, domestique.
L’existence de divergences entre les notions d’égalité et de justice est ainsi apparue. L’effet contre-productif de « l’excès de justice » a été mis en lumière. Finalement, la réflexion sur les limites des politiques d’égalisation a provoqué le coup d’arrêt donné au resserrement des inégalités. Le rapport du Credoc (1996) sur l’évolution des inégalités en France entre 1980 et 1994 montre, en effet, au moyen d’un indicateur de mesure non limité au domaine du revenu, une amélioration générale des conditions de vie, doublée d’un accroissement des inégalités entre les groupes extrêmes ; les ménages favorisés ont accentué leurs profils de « possédants », tandis qu’au bas de l’échelle se sont accumulés les désavantages dans différents domaines (revenu, emploi, éducation, logement, santé...). Mais ce constat global n’a pas été immédiatement posé, car depuis quinze ans, ainsi qu’il est précisé dans l’introduction du rapport, « les études se sont plus portées sur la situation des populations défavorisées que sur l’analyse des inégalités de revenus ou de patrimoine ».
La réflexion sur les inégalités s’est en fait déplacée avec le chômage de masse, l’aggravation du sort des plus défavorisés, la fracture sociale. On a voulu rendre compte d’une grande diversité de situations et d’une série de processus négatifs au moyen de la notion d’« exclusion ». L’utilisation extensive de cette dernière a conduit à considérer les situations – à tort confondues de chômage, de pauvreté, de précarité – comme dissociées du fonctionnement général de la société. D’autres concepts, ceux de « désaffiliation », de « disqualification », de « désinsertion », le premier privilégié à juste titre par Robert Castel, ne couvrent pas l’ensemble des domaines sociaux ni l’intégralité des processus qui y sont à l’œuvre. Quels que soient les termes utilisés, ils ne doivent pas faire croire à l’existence d’un dedans et d’un dehors ou d’une frontière nettement tracée entre « eux » et « nous » dans la société. L’état d’urgence dans lequel se trouvent les plus démunis ne doit pas non plus faire oublier que « l’action publique à l’encontre de la pauvreté n’est pas indépendante de celle qui est menée par rapport au problème général de la distribution des revenus liée à la division sociale du travail » (Pierre Maclouf, 1994, p. 38).
Aussi bien réclame-t-on aujourd’hui une réhabilitation de l’objectif de justice sociale. Le lien économique entre inégalités sociales et efficacité productive apparaît discutable. Le débat doit aussi être ranimé sur les conséquences des dispersions salariales et les mécanismes institutionnels propres à les corriger, la fonction du salaire minimum, les effets des mesures de prélèvement et des politiques de redistribution. Ainsi, les uns veulent repenser l’État-providence ; d’autres entendent replacer la lutte contre les inégalités au centre des politiques publiques.
On fera, pour terminer, deux observations sur ces différents desseins. On notera, avec Pierre Maclouf, que deux types d’État social coexistent au sein de l’État moderne. D’inspiration durkheimienne, l’État d’équilibre social général vise une intégration conçue a priori. En prise sur les différenciations sociales, l’État d’actions sociales se propose d’ajuster empiriquement les différentes composantes de la société : « Face aux mêmes problèmes, ces deux types d’État produisent deux types de cohésion sociale : la première, partant d’une représentation a priori de l’assemblage social à réaliser, met l’accent sur les systèmes et les institutions de socialisation et sur la question de la distribution des ressources et des biens ; la seconde vise un assemblage progressif et fluctuant, en mettant l’accent prioritairement sur les problèmes de pauvreté et de marginalité. » Deux séries de processus d’assemblage et de différenciation sont ainsi institutionnalisées par les politiques sociales. Dans le cas français, on part d’une harmonie conceptuellement préétablie et d’une réalité peu ordonnée pour produire la cohésion sociale. Dans le cas américain « on part de la réalité différenciée, ordonnée à sa manière, pour [obtenir par l’ajustement des parties] un résultat plus indéterminé a priori ». Il est impératif de tenir compte de ces différences si l’on veut saisir l’originalité de l’analyse rawlsienne de la justice sociale.
On soulignera aussi l’ambiguïté de l’État-providence. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le concept de protection sociale était encore empreint des notions de charité, de prévoyance et de responsabilité individuelle issues du XIXe siècle. Les systèmes de protection mis en œuvre étaient essentiellement conçus pour les salariés les plus vulnérables et les plus faciles à prendre en charge. La position du problème de la justice sociale a été modifiée avec la diversification des formes de participation au sein d’une société devenue complexe, l’accroissement considérable des possibilités de participation directe des citoyens, l’apparition de nouveaux modes de consultation du public, et la multiplication des droits civiques. L’ambiguïté dénoncée par Douglas Ashford apparaît, par exemple, lorsque la protection sociale n’est plus subjectivement perçue en tant que telle, c’est-à-dire lorsque le fait de toucher une retraite n’est plus fondamentalement différent de celui de toucher un salaire.
À comparer la façon dont les sociétés anciennes appréhendaient et traitaient la question de la justice sociale avec les débats conflictuels, ponctués d’appels à la solidarité, auxquels elle donne lieu aujourd’hui, on mesure l’ampleur des problèmes posés par l’avènement d’une société auto-instituée, affranchie de toute autorité extérieure, et où les individus disposent contre l’ État de droits moraux qu’ils s’appliquent à faire valoir.