L'interprétation

 

Introduction

 

Le terme d’interprétation renvoie à la reconnaissance d’un sens caché sous le sens apparent que prennent la parole du dieu, la manifestation d’un signe, l’expression humaine d’un geste ou d’un mot.

Parler d’interprétation, c’est présupposer qu’une lecture ne suffit pas pour que le sens soit compris et que, précisément, le sens doit être double pour laisser place à une autre lecture. Tel est originairement l’art d’interpréter : mettre au jour un sens caché sous le sens apparent.

Mais le terme d’interprétation renvoie à tout autre usage, quand on parle de l’interprétation à propos du musicien, du chanteur, de l’acteur ou du chorégraphe. Bien qu’on associe souvent ici la notion d’interprétation à celle de transposition personnelle d’une œuvre littéraire ou musicale, l’essentiel reste, dans tous les cas, de faire en sorte que – corporellement et instrumentalement – le chanteur, l’acteur, le chorégraphe travaillent à la production du sens dans la voix, le geste, l’attitude.

Dans le premier usage du terme, on présupposeque le sens est établi derrière les signes chargés de le rendre manifeste et l’interprétation est une appréhension et une restitution de ce sens. Mais, dans le second usage, qu’il s’agisse du texte « dit » et « mimé » par l’acteur, de la partition « exécutée » par le chanteur ou le musicien, de la chorégraphie que le danseur exprime, ou de l’œuvre qui est l’objet de la lecture, le sens, loin d’être donné indépendamment des signes et simplement restitué par l’interprétation, ne se dévoile qu’au travers de l’interprétation, inséparable des signes qui le manifestent.

Dans un cas, interpréter, c’est rechercher le sens derrière les signes ; dans l’autre cas, c’est produire le sens par les signes.

 

Une telle ambivalence du terme ouvre une problématique sous la forme d’un paradoxe, voire d’une contradiction : le sens existe puisque les signes le manifestent et pourtant il n’existe pas indépendamment des signes qui le manifestent.

Ce qui est en jeu, c’est le rapport des signes et du sens, car c’est dans leur écart que se joue l’interprétation.

Interroger sur le rapport entre signe et sens, c’est demander quel lien nos idées nos pensées mais aussi nos émotions, nos sentiments entretiennent avec les mots de notre langage et en général avec les moyens d’expression qui sont une certaine forme de langage.

S’il y a place pour l’interprétation, n’est-ce pas que notre langage et en général nos moyens d’expression sont inadéquats pour traduire nos pensées, nos idées, notre vécu ?

Ou bien, n’est-ce pas plutôt, parce que nos idées nos pensées et notre vécu, autrement dit tout ce qui constitue la dimension de la conscience renvoie à une réalité - celle des rapports qui constituent le monde -, qui dépasse infiniment la conscience, en un grand écart que tous nos langages cherchent à combler ?

 

I. La problématique philosophique

 

C’est un grand débat qui, au cours des siècles, n’a cessé de donner tour à tour la priorité au signe sur le sens, et au sens sur le signe.

Nous avons hérité de Platon une problématique du sens où le sens est l’Idée, ou l’essence, c’est-à-dire le principe intelligible de toute réalité.

Dans le Cratyle, Platon s’interroge longuement sur la « justesse » des mots ; il renvoie dos à dos les deux protagonistes dont l’un veut que les mots naissent de la « convention » et l’autre qu’ils tiennent leur signification du lien qu’ils ont conservé avec la « nature » ; refusant l’alternative, il conclut qu’il faut aller aux choses mêmes « sans les mots » ; or, aller aux choses sans les mots, c’est méditer sur les idées, c’est-à-dire sur les modèles intelligibles des choses empiriques, qui seuls sont véritablement. Les définitions qui permettent de saisir les Idées (idées mathématiques, idées morales, idées de choses, etc.) : constituent notre premier concept du sens ; le sens d’une notion, c’est le définissant que nous pouvons lui substituer. Nos mots ont un sens par les significations qui s’attachent aux idées. Ce sont donc les idées, directement saisies par la pensée, qui fondent les significations de nos mots.

La dialectique est alors la science de ces idées séparées et de leurs combinaisons.

L’interprétation n’a pas de place dans cette philosophie de l’intelligible ; Elle relève de ces propos à double sens qu’on tient à table.

 

Aristote

C’est au Peri hermèneias d’Aristote qu’il convient de se référer pour recueillir le sens liminaire de l’interprétation. Selon ce traité, « est interprétation tout son émis par la voix et doté de signification – toute phônè semantikè, toute vox significativa » (P. Ricœur). L’interprétation est donc acte de signification, production de sens. Elle se constitue dans le moment de la profération, précisément à l’instant même où les choses viennent à désignation. C’est pourquoi Aristote accorde une fonction différentielle au nom et au verbe. « Le nom est un son vocal possédant une signification conventionnelle sans référence au temps et dont aucune partie ne présente de signification quand elle est prise isolément. » Quant au verbe, il « est ce qui ajoute à sa propre signification celle du temps : aucune de ses parties ne signifie rien prise séparément et il indique toujours quelque chose d’affirmé de quelque autre chose ». Or, « Dire quelque chose de quelque chose, c’est déjà dire autre chose, c’est, au sens complet et fort du mot, interpréter».

Dès que le sens se trouve présent à la voix (phônè semantikè) et engage alors un nouveau rapport de l’homme aux choses, il y va de l’interpréter.

 

Mais ce constat et le problème qu’il soulève ne sont pour Aristote qu’une introduction à l’analyse des propositions. La logique grecque repose sur l’univocité des affirmations. Il serait abusif de vouloir tirer du Peri hermèneias une conception de l’interprétation qui convienne à la problématique moderne.

 

Comme l’indique Ricœur, l’herméneutique aristotélicienne, du fait qu’elle ne pose pas le problème des significations multivoques, est insuffisante à rendre compte des origines d’une problématique moderne de l’interprétation.

Sans négliger les questions posées à partir du Peri hermèneias, ce sont les domaines privilégiés de l’interprétation qu’il faut explorer :

- en premier lieu l’exégèse religieuse

- le domaine des mythes

- la sphère onirique , explorée par la psychanalyse

- le champ des phénomènes humains qui constituent l’objet des sciences humaines

- enfin, la poésie, qui semble tout entière fondée sur l’écart entre les signes et le sens

Qu’y a-t-il de commun lorsqu’on explore ces différents domaines, sinon l’affirmation ou la découverte d’une transcendance :l’idée d’un être - d’une réalité - qui, selon l’expression de Platon dépasse « en ancienneté et en puissance » tout logos, tout en constituant son fondement ?

- C’est dans les religions la transcendance du divin affirmée par la foi et peut-être confisquée par la gnose ;

- Dans les mythes c’est le retour aux « temps primordiaux », qui seuls, à travers les rites, peuvent donner sens à la pratique quotidienne de la vie sociale ;

- Non seulement dans le domaine du rêve mais dans toute la vie psychique, jusqu’à ses manifestations culturelles, c’est une autre transcendance que découvre la psychanalyse: celle des profondeurs d’une énergie vitale qui n’est jamais accessible parce que la conscience n’est rien d’autre que son oblitération : Une transcendance - nous le verrons - que l’interprétation ne saurait dévoiler, mais seulement exorciser par la parole et le discours.

- C’est bien la transcendance d’une liberté au cœur des phénomènes humains que la philosophie, à travers la constitution des sciences humaines, tente de reconnaître et de préserver en opposant aux prétentions de l’explication causale des sciences de la nature, une nouvelle forme d’objectivité fondée sur la compréhension. Avec Dilthey en histoire ou Max Weber en sociologie comme avec Karl Jaspers en psychologie ou K. Goldstein en biologie, la notion d’interprétation entre dans une problématique de la compréhension de l'homme par l'homme.

 

Transcendance du divin, transcendance de l’origine, transcendance de l’inconscient, transcendance de l’humain ouvrent le champ de l’interprétation, qui, dans tous ces domaines, derrière les signes manifestes, répond à une fondamentale quête du sens.

Mais, dans cette quête, le champ que l’interprétation veut explorer, l’interprétation n’est-elle pas conduite à le clôturer, convertissant la transcendance en au-delà, et le sens en mystère ?

 

C’est ce que doit montrer une enquête sur ce que Ricoeur désigne comme les domaines privilégiés de l’interprétation

 

I. Les domaines privilégiés de l’interprétation

 

Il faut se tourner d’abord vers les conceptions religieuses de l’interprétation

 

1) L'exégèse allégorique et le symbolisme religieux : la transcendance du divin confisquée

 

Sens littéral et sens spirituel

L'exégèse allégorique consiste essentiellement à découvrir sous le sens obvie d'un texte une signification cachée, restée jusqu'alors inaperçue.

 C'est avec Origène que l'on trouve, pour la première fois, le souci d'organiser un système cohérent d'exégèse allégorique appliquée à l'Écriture. Avec des nuances et des exceptions, cette méthode d'interprétation va devenir le bien commun de l'exégèse des Pères de l'Église.

À leurs yeux, puisque la Bible est la parole de Dieu, tout en elle devait avoir un sens - et un sens digne de son auteur. Réciproquement, tout ce qui avait un sens, toute connaissance utile à l'homme devait être contenu dans la Bible. Il s'ensuivait deux corollaires. En premier lieu, l'Écriture comprenait deux niveaux de signification : le « sens littéral » et le « sens spirituel ». Dans les cas d'absurdité ou d'inconvenance, le sens littéral n'avait pas de consistance propre et n'était qu'une pure allégorie ; ailleurs, et le plus souvent, le sens littéral avait sa vérité autonome, mais, en outre, il était l'allégorie d'un sens plus profond. L’allégorie se livre sans cesse à une fuite du symbole donné vers un prétendu sens à découvrir.

 

L’interprète allégoriste du texte saint impose un sens second plutôt qu’il ne cherche à découvrir son sens caché. Aussi l’allégorie débouche-t-elle le plus souvent dans la gnose. Dans ce climat de pensée, ce n’est pas tant l’Ecriture qui est estimé vraie que la signification qu’on lui attribue.

 

Historiquement, c’est avec la Réforme luthérienne, notamment, que s’est explicité dans le christianisme moderne le problème de la traduction d’un texte sacré et de sa transmission sans l’intermédiaire d’une hiérarchie ecclésiale. L’entreprise de Luther met catégoriquement en cause le principe d’une parole hiérarchique impliquant la connaissance de la Révélation et ordonnant la soumission des fidèles à une Vérité qu’ils ne peuvent en aucun cas acquérir directement.

L’Église catholique romainemet en garde ses fidèles contre toute interprétation individuelle des Écritures, et inversement fonde l’obéissance dans la foi en la Parole dont la transmission passe par elle seule. On assiste ici à un glissement du sens de l’interprétation, comme si, hors de la tradition, elle ne pouvait qu’encourager le doute et l’erreur et favoriser les fanatismes.

Dès lors, la notion d’interprétation, au-delà du sens que la religion lui confère, engage des déterminations d’ordre moral, social et politique qui lient la Parole à l’autorité d’un savoir et à un pouvoir.

 

L’illusion religieuse

Ricoeur explique fort bien comment la quête du sens, qui, à travers la foi, renvoie à la transcendance, se trouve confisquée par la religion.

Suivons l’analyse :

1.En déployant des symboles, les religions ne fournissent pas une explication des choses (contresens souvent commis, même par les théologies), mais double le monde humain d’un sens qui rende l’environnement praticable, l’existence supportable

2.Or, pour rendre l’environnement praticable, l’existence supportable, il faut consacrer, mieux sacraliser l’ordre existant. Dès lors, les religions font de la transcendance, non pas une sortie du système, une négation de l’ordre, mais le fondement de l’ordre ou du système. Ainsi, elles tendent à l’absolu et elles fortifient le relatif.

3. Voici le processus idéologique : Parce que l’ordre cosmique ou social ne peut être sacralisé tel quel, car il comporte des déficits, du désordre, du négatif (ce que la sorcellerie, la démonologie s’empressent d’exploiter), la religion ne peut porter à l’absolu qu’un ordre parfait, c’est-à-dire un ordre qui n’existe pas, un ordre imaginé. Cela lui permet de sauvegarder l’ordre réel, en alléguant que celui-ci n’est pas parfait, mais qu’il participe de la perfection, qu’il se fonde sur un transcendant.

4. Mais c’est au prix d’une illusion. Car l’ordre parfait n’est ni transcendance ni mystère : il est fiction et artifice. Le postulat du parfait n’est qu’un mécanisme de projection, à effet compensateur, consolateur.

Certes, cette illusion est utile : elle soulage, elle absorbe toutes les souffrances de la terre, elle venge tous les déboires, rachète toutes les déceptions. Mieux : en procurant un support imaginatif à la certitude éthique d’un royaume des fins, d’un règne de justice et d’intégrité, elle fomente l’espérance.

Si cette analyse est exacte, il y a bien une illusion religieuse. Mais ce n’est pas celle de la transcendance. C’est celle de la transcendance confisquée, « récupérée », de la transcendance confondue avec le parfait, rabattue sur l’ordre élevé subrepticement à l’absolu. Travestie en perfection de l’ordre, la transcendance n’est qu’un leurre.

 

Le problème de l’herméneutique 

 

Dans le procès historique de l’évolution des religions, les exégèses et les traditions tendent à s’exclure et à s’excommunier.

Le problème de l’herméneutique naît du fait que les questions demeurent multiples et les interprétations divergentes. La question de la vérité s’en trouve redoublée : puis-je encore croire ? « Quelque chose est perdu, irrémédiablement perdu, l’immédiateté de la croyance »

.Si le philosophe veut maintenir comme horizon de son discours une transcendance, il ne peut y parvenir par la voie des interprétations qui la figent à travers les symboles. Une fois qu’il est entré dans le monde des symboles, ce monde lui devient étranger et incohérent s’il s’abstient d’y croire. Ayant vocation de penser, il doit opter, et, comme Pascal, parier, faute de quoi sa pensée s’arrête. Il doit acquiescer et s’abstenir de juger

Tel est le « cercle herméneutique » : on ne peut plus croire sans comprendre, mais il nous faut croire pour comprendre.

Si l’homme est placé devant l’option concrète de la transcendance, la conséquence de la réflexion herméneutique est qu’elle le réduit, en face de la transcendance précisément, à ne plus pouvoir parler de Dieu. Une parole significative sur l’action de Dieu n’est ni pure image ni pur symbole, car elle ne peut être proférée que par celui que Dieu atteint effectivement. La foi est aventure réelle parce qu’en reconnaissant l’action de Dieu elle nie le monde comme totalité naturelle close. La transcendance du sens n’est rien en dehors de la révélation et de la foi.

Mais « là réside le paradoxe de la foi : elle comprend comme fait de Dieu les événements que l’on peut aussi interpréter dans leur contexte naturel et historique » (Bultmann, in Kerygma und Mythos, t. II).

 

2) Le sens et les mythes

 

On tiendra ici, avec Mircea Eliade, que le mythe, en tant qu’histoire des origines, a essentiellement une fonction d’instauration ; il n’y a mythe que si l’événement fondateur n’a pas de place dans l’histoire, mais dans un temps avant l’histoire ; in illo tempore : c’est essentiellement le rapport de notre temps avec ce temps qui constitue le mythe,. Le mythe dit toujours comment quelque chose est née. Récit traditionnel qui rapporte des événements arrivés à l’origine des temps, il est destiné à fonder l’action rituelle des hommes d’aujourd’hui et, de manière générale, à instituer toutes les formes d’action et de pensée par lesquelles l’homme se situe dans son monde. C’est dans la mesure où le mythe institue la liaison du temps historique avec le temps primordial que la narration des origines prend valeur de paradigme pour le temps présent : voilà comment les choses ont été fondées à l’origine, et elles sont encore aujourd’hui de la même façon. Par le récit des origines l’homme émerge du temps historique vers le temps fondamental, à la fois par l’acte du récit par lequel il se rend contemporain des origines et par la réactivation du sens du récit dans l’action rituelle..

Mais, si le mythe est discours, il faut admettre que le mythe dit quelque chose sur quelque chose. Comment porte-t-il sens et référence ?

A cette question Ricoeur répond que, « une fois mise à part sa dimension étiologique, sa portée apparaît dans sa fonction symbolique, c’est-à-dire dans le pouvoir qu’il a de dévoiler le lien de l’homme à son sacré ».

Mais, précisément, peut-on mettre à part sa dimension étiologique ? A moins, comme Ricoeur, de poser le rapport au sacré comme une dimension fondamentale de l’existence humaine (qui suppose la foi en l’existence de Dieu), le mythe est inséparable de son étiologie : son sens, sa portée symbolique est inséparable de sa fonction : consacrer, sacraliser tous les actes qui constituent le lien social. Ricoeur écrit lui-même : « Le mythe est un récit traditionnel qui rapporte des événements arrivés à l’origine des temps et qui est destiné à fonder l’action rituelle des hommes d’aujourd’hui et, de manière générale, à instituer toutes les formes d’action et de pensée par lesquelles l’homme se situe dans son monde. »

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Pour comprendre cette dimension de la culture, il faut revenir sur les analyses de Mircea Eliade. Pour le primitif tel évènement ou tel acte n’a de signification que si l’on fait retour à l’origine, c'est-à-dire au moment où il a eu lieu pour la première fois. Mais, précisément ce moment n’appartient pas au temps vécu. Revivre le moment où les choses ont eu lieu pour la première fois, c’est revivre, par le récit et le rite, leur création (d’où l’importance des mythes cosmogoniques). Tout se passe comme si l’évènement n’avait pas eu lieu, ou si l’acte ne pouvait commencer, sans que l’on sache comment la chose est venue pour la première fois à l’existence. Par le récit et par le rite, il faut réitérer la création.

 

 

Qu’est-ce à dire, sinon que le sens du vécu - des évènements et des actes - n’appartient pas à une quelconque diachronie, au temps irréversible d’une histoire, dont les individus pourraient changer le cours, mais se trouve ailleurs, sous la forme d’une transcendance originelle qui consacre « toutes les formes d’action et de pensée par lesquelles l’homme se situe dans son monde. »

Ce que le mythe exprime sous la forme diachronique dans le récit, c’est un système synchronique : celui des relations qui, dans une société ou un groupe donnés, constituent le lien des hommes entre eux dans leur pratique quotidienne.

 

Cela dit, comment interpréter ces systèmes ? Comment comprendre ce que les mythes veulent dire ?

Les réponses à ces questions constituent toute l’évolution de l’ethnologie , qu’il faut rappeler ici .

Historique de l’interprétation des mythes

L’évolutionnisme

 

Les fondateurs de l’anthropologie qui recevaient de toutes les parties du monde les informations recueillies par les voyageurs, les missionnaires, les administrateurs, etc., s’interrogèrent tout de suite sur le statut intellectuel des mythes. Dans le cadre général des théories évolutionnistes qui dominaient la pensée anthropologique du XIXe siècle, les mythes furent alors conçus comme l’expression d’un effort intellectuel pour expliquer le monde, mais aussi comme la manifestation d’une pensée confuse, primitive, irrationnelle, « embryonnaire » pour citer J. G. Frazer. Pour celui-ci comme pour E. B. Tylor, le père de la théorie animiste, les mythes sont le fruit de croyances, résultant elles-mêmes d’une analyse confuse de la réalité. Pour expliquer le passage à la forme narrative, Tylor n’hésite pas à reprendre l’argument de Max Müller et des naturalistes ; ceux-ci voyaient dans la personnification des forces naturelles le résultat d’une sorte de maladie du langage liée au fait que des objets inanimés pouvaient être sujets de verbes qui servent aussi à décrire des actions humaines (exemple : le soleil se lève) ; pour Tylor cependant ce ressort ne fait que corroborer son hypothèse d’une croyance primitive universelle à l’omniprésence des âmes et des esprits, elle-même issue des illusions du rêve.

 

Le fonctionnalisme

 

Quand les théoriciens de l’ethnologie commencèrent à se rendre eux-mêmes sur le terrain ; il fut évident qu’aucune insuffisance intellectuelle ne venait entraver l’efficacité des rapports de ces hommes avec leur milieu ; ils ne confondaient pas les rêves avec la réalité, ni les choses avec les mots ; ces gens avec lesquels on pouvait vivre, converser, raisonner, étaient manifestement de plain-pied avec la réalité qui les entourait même si celle-ci différait sur certains points de la réalité occidentale .

Pour B. Malinowski, initiateur de cette nouvelle orientation, toute pénétrée de l’expérience des années qu’il passa pendant la Première Guerre mondiale dans les îles Trobriand (Mélanésie), les mythes ont pour fonction, non d’expliquer, de répondre à une curiosité de type scientifique, philosophique ou littéraire, mais de justifier, de renforcer, de codifier les croyances et les pratiques qui constituent les ressorts de l’organisation sociale. Comme les autres institutions, les mythes s’expliquent uniquement par leur fonction dans l’organisation sociale ; ils constituent « l’épine dorsale dogmatique de la civilisation primitive », ils en sont « la charte pragmatique ».

Mais, cette conception impliquait qu’il n’y avait rien de plus à trouver dans les mythes que ce qu’on pouvait appréhender dans l’organisation sociale elle-même ; ils n’en étaient qu’un reflet utilitaire, une sorte de rétroviseur qui ne montrait rien de plus que le paysage qu’on venait d’avoir devant soi.

 

L’école française

 

À partir des années trente se développe en France, sous l’impulsion de Marcel Griaule, une orientation ethnologique qui prend le contre-pied des hypothèses fonctionnalistes. Griaule et ses disciples africanistes, étudiant sur le terrain, les mythes, les rites, l’idéologie, les modes de connaissance, la conception du monde.des peuples soudanais, tels les Bambara et surtout les Dogon se sont mis à leur école pour essayer de saisir jusque dans ses plus profonds retranchements la cohérence de leur culture. La mythologie leur apparaissent comme système cohérent et ordonné de mythes et de croyances diverses.où chaque détail doit trouver sa place. Dès lors, ce système, qui n’est pas autre chose que la pensée dogon ou bambara figée par le regard de l’ethnologue, ne fournit plus aucune prise à l’interprétation ; les mythes expliquent tout ; le symbole, l’analogie, la métaphore se suffisent à eux-mêmes comme explication. Tout le jeu social n’est qu’une mise en œuvre des mythes ; l’ethnologue n’a rien à dire de plus sur la société dogon que ce qu’en disent les Dogon eux-mêmes. La spécificité de chaque culture ainsi comprise exclut tout essai de comparaison et donc toute perspective anthropologique véritable. Ici c’est l’étude de la réalité sociale qui est négligée puisque celle-ci n’apparaît jamais que comme le reflet plus ou moins précis, l’aspect vécu de façon plus ou moins adéquate, des constructions idéologiques contenues dans les mythes.

 

L’analyse structurale

 

Claude Lévi-Strauss devait tenter de fonder une véritable science des mythes en les étudiant enfin pour eux-mêmes ; on s’efforce de dégager leurs propriétés avant de leur assigner une fonction dans un système quelconque. Pour lui, il s’agit de savoir ce qu’il faut chercher derrière le sens manifeste des textes mythiques, ces histoires qui semblent gratuites et qui pourtant se ressemblent d’un bout à l’autre de la planète et sont prises tellement au sérieux par les sociétés les plus diverses. Pour analyser par exemple un mythe des Indiens Tsimshian (Colombie britannique) où le héros, Asdiwal, effectue un périple qui lui fait parcourir aussi bien l’aire géographique propre à cette tribu que voyager en mer, gagner le ciel et visiter le monde souterrain, Lévi-Strauss commence par isoler les niveaux où évolue le mythe : géographique, économique, sociologique, cosmologique ; ces différents niveaux marqués par le symbolisme qui leur est propre dans le cadre de la culture tsimshian sont alors comparés, et ils apparaissent chacun « comme une transformation d’une structure logique sous-jacente et commune à tous les niveaux ». Chacun est un code qui transmet le même message et renvoie à tous les autres. Si le contexte est indispensable à l’analyse, le sens des mythes ne se tire pourtant pas de lui mais de l’étude des agencements propres aux textes eux-mêmes. L’analyse structurale des mythes exige qu’ on compare entre eux plusieurs versions d’un même mythe et plusieurs ensembles de mythes pour saisir toutes les implications des différents niveaux sémantiques qui s’interpénètrent dans chaque texte. L’entreprise gigantesque des Mythologiques consacrée à l’étude des mythes des Indiens des deux Amériques fait apparaître l’importance de ces codes et le jeu par lequel ils renvoient indéfiniment les uns aux autres ; Lévi-Strauss montre que la cuisine, par exemple, ses opérations et les objets auxquels elle s’applique, est aussi « bonne à penser » ; ses catégories sensibles que font ressortir des systèmes d’opposition peuvent d’une part être utilisées pour penser d’autres réalités, d’ordre sociologique ou cosmologique par exemple, et d’autre part ouvrir la voie à des catégories plus abstraites. Dans cette optique, la structure des mythes reflète la structure de l’esprit humain. En outre, les mythes ne sont pas seulement un jeu de l’esprit mais le lieu privilégié où se forgent les catégories ; ils servent non seulement à marquer des écarts qui sont déjà donnés par la nature (exemple : l’homme et la femme, le ciel et la terre), mais aussi à introduire la discontinuité indispensable au travail de l’intelligence en creusant des écarts au sein du continu (exemple : nature et culture, nous et les autres).

 

Au terme de ce détour par l’historique de l’ethnologie, la question que nous posions reste entière : comment interpréter ces systèmes de signes, cet autre langage que constituent les mythes ? Qu’est- ce que les mythes veulent dire ?

Force est de reconnaître avec l’Ecole française, qu’ils constituent en eux- mêmes dessystèmes cohérents et ordonnés de croyances propres à une société ou un groupe donné, qui n’offrent aucune prise à l’interprétation et, à travers les symboles, les analogies, les métaphores se suffisent à eux-mêmes comme explication. Tout se passe comme si le jeu social n’était qu’une mise en œuvre des mythes. 

Dès lors, il faut admettre, avec le fonctionnalisme, qu’ils n’ont pas d’autre sens que leur fonction : le rôle qu’ils jouent dans la constitution du lien social entre les individus d’un même groupe, fondé sur la croyance commune.

Mais, c’est ici la limite de l’interprétation fonctionnaliste : si les mythes d’une certaine façon « constituent » le lien social, c’est d’une tout autre façon que les institutions ou les structures productives ne le « réalisent » ou que les religions ne le sacralisent.

Les mythes ne remplissent leur fonction qu’en creusant l’écart ; non pas, comme l’analyse Lévi-Strauss, avec la nature, mais avec la réalité telle qu’elle est vécue au travers des signes qui constituent le langage de la vie quotidienne.

Comme nous l’avons indiqué, les ethnologues, quand ils se sont rendus sur le terrain, ont été frappés par le fait que les peuples primitifs, tout en adhérant aux mythes, étaient manifestement de plain-pied avec la réalité qui les entourait et ne confondaient pas les rêves avec la réalité, ni les choses avec les mots.

« Vivre selon » un mythe, c’est cesser d’exister seulement dans la vie quotidienne ; c’est affirmer, par le récit et par le rite, que les choses ont un autre sens ou mieux : que le sens des choses transcende la signification qu’elles ont naturellement pour nous au travers du langage et de l’usage.

Le mythe inaugure ce que la poésie va mettre en oeuvre

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L’analyse linguistique du symbole par Ricoeur confirme cette fonction essentielle du mythe, qui ouvre la dimension poétique de l’existence humaine

Là où le signe linguistique (unité indissociable du signifiant et du signifié) renvoie à la chose par l’intermédiaire d’une signification  abstraite (le concept),

le symbole « émerge lorsque le langage produit des signes de degré composé où le sens, non content de désigner quelque chose, désigne un autre sens. Autrement dit, le symbole est une structure intentionnelle qui, à la différence du signe, ne consiste pas dans le rapport du sens à la chose, mais dans une architecture du sens, c’est à dire dans un rapport du sens au sens : d’un sens second au sens premier. »

C’est avec la signification des choses figées dans notre langage que rompt le mythe, affirmant qu’il existe un « autre » sens, sans lequel notre vie serait à proprement parler contingente, « insignifiante », « incréée ».

Le récitatif et le rite amorcent une sorte d’intériorisation émotionnelle qui engendre ce qu’on peut appeler le noyau mytho-poétique de l’existence humaine.

Force est de constater que le mythe, qui, comme la religion, ouvre la champ de l’interprétation en affirmant l’existence d’un autre sens, en même temps le clôture : il ne veut rien dire que ce qu’il dit. Mais, il témoigne : il signifie que notre existence a un autre sens.

Comment comprendre ce témoignage, cette « attestation » (selon le terme de Ricoeur, cette signification du mythe ?

Faut-il admettre qu’il y a une dimension de l’existence humaine qui renvoie à la transcendance, qui ferait de l’homme, au travers de la religion, des mythes, de la poésie, un constructeur, un inventeur de symboles ?

Avec la réflexion sur la poésie, il faudra s’interroger pour comprendre d’où vient à l’homme ce pouvoir de rompre avec le réel pour créer une surnature, une sur réalité,- cette faculté de creuser l’écart ou  d’ouvrir l’abîme pour « en récolter les fruits » ( selon la métaphore de René Char ) ?

 

 

3) Le sens caché de la vie consciente : la transcendance de l’inconscient

 

On a souvent rapproché le mythe et le rêve. Le récit d’un rêve ressemble beaucoup à un mythe et, quelle que soit leur invraisemblance, les rêves sont partout considérés comme porteurs de significations profondes

Freud fait intervenir pour la première fois le terme d’interprétation dans la Traumdeutung (1900, traduit en français d’abord sous le titre de Science des rêves, puis d’Interprétation des rêves). Il s’attache déjà à distinguer la notion d’interprétation en psychanalyse du sens qui lui est reconnu dans l’Antiquité à propos des songes. Pour lui, l’interprétation est un travail qui a pour correspondant le travail du rêve et qui, comme celui-ci, est d’abord le fait du rêveur. Il consiste à laisser le patient fragmenter son rêve et « associer » librement à partir de chaque élément. Ainsi l’interprétation n’est-elle point conçue, à l’origine, comme un acte d’intervention externe relevant du seul analyste, mais bien comme l’acte de signification effectué par le patient dans la découverte d’un rapport entre le sens manifeste et le sens caché (toujours problématique) de ce qu’il dit.

Bien qu’ainsi le rêve se trouve historiquement privilégié, les autres productions de l’inconscient – restes diurnes, fantasmes, lapsus, actes manqués, symptômes – peuvent de même être définies comme des interprétations que le sujet livre à l’analyse dans le cours de la cure. L’art d’interpréter consiste, pour l’analyste, à dévoiler à la conscience du patient son complexe inconscient tel qu’il se laisse indiquer et comprendre à partir des éléments (rêves, fantasmes, souvenirs) fournis par le sujet. En ce sens, l’interprétation se distingue déjà d’un acte de compréhension : elle est inséparable d’une communication verbale entre l’analyste et le patient et se définit comme présentation à la conscience.

La mise en acte du sens caché est à la fois construction et déconstruction : c’est ainsi, du moins, qu’il faut entendre cette mise en rapport, par l’interprétation, du manifeste et du caché. Dans le moment où le sens familier se défait, l’effet de sens est produit par les paroles de l’analyste et ces paroles ordonnent autrement les éléments présents dans ce que le patient avait dit. Ainsi, l’interprétation intervient dans une relation au patient, à l’intérieur de la cure ; dans ce cas, elle relève d’un art qui obéit à des règles et possède ses moments d’incidence propres. Intégrée à la dynamique de la cure, elle se présente comme l’argument de la praxis analytique, la forme majeure de l’action thérapeutique.

Mais il est un autre régime de l’interprétation : celui de la culture : œuvres d’art, idéaux et idoles ;c’est le cas, par exemple, des interprétations psychanalytiques portant sur des œuvres littéraires ou artistiques, sur des phénomènes sociologiques, etc. ; l’interprétation fonctionne alors comme une technique conceptuellement armée par la psychanalyse, mais engagée dans un mode de lecture et de critique qui vise à expliciter les déterminations inconscientes sous-jacentes – personnelles ou collectives – d’une œuvre ou d’un phénomène.

 

Dans les deux cas, - qu’il s’agisse de phénomènes psychiques ou de phénomènes culturels, l’interprétation consiste à déchiffrer les effets de sens, au travers desquels seulement se manifeste l’inconscient. Dans la pratique psychanalytique, l’inconscient n’existe, comme l’écrit Ricoeur, que comme réalité diagnostiquée : il n’existe que relativement à ses rejetons dans lesquels il se prolonge et qui le font apparaître dans le champ de conscience.

Pour avoir brisé l’illusion du cogito, où la conscience s’apparaît comme transparente à elle-même, la psychanalyse est porteuse essentiellement de cette découverte : « il n’y a pas d’appréhension directe de soi par soi, pas d’apperception intérieure, pas d’appropriation de mon désir d’exister sur la voie courte de la conscience, mais seulement par la voie longue de l’interprétation des signes. Ce qu’apporte la psychanalyse à la réflexion philosophique, c’est un cogito médiatisé par tout l’univers des signes. »

La psychanalyse semble bien ouvrir ainsi le champ immense de l’interprétation : Par delà ce langage - ces « prédicats psychiques »appartenant toujours à une société et à une culture - par lesquels nous croyons comprendre les raisons de nos actes et le sens de notre vie, ne faut-il pas rechercher ces drames singuliers au travers desquels s’est constituée ce que nous désignons comme notre caractère ou notre personnalité ? Comment pouvons-nous prétendre que cette oeuvre -littéraire ou artistique - épuise son sens dans les signes qu’elle nous livre sans rechercher, bien au-delà du code esthétique ou du message personnel, ce que Char dans l'Argument du Poème Pulvérisé, désignait comme « ce rebelle et solitaire monde des contradictions. », sans lequel le poète n’existerait pas ?

Enfin, peut-on révérer ces idoles, prendre pour argent comptant ces idéaux ou ces croyances sans entreprendre une critique des idéologies ?

Il n’est que d’évoquer ces perspectives qui constituent l’horizon du sens, pour mesurer combien le parti pris philosophique de Freud a trahi la découverte de la psychanalyse : Il y a en effet, comme l’écrit Ricoeur un décalage, une discordance, une faille, entre la découverte freudienne, et la conceptualité mise en œuvre par le système

En interprétant le sens de tous ces phénomènes humains comme une sémantique du désir -et du désir sexuel - Freud nous renvoie à une force vitale, qui est une réalité physique. Du langage du sens, Freud est passé au langage de la force, comme en témoigne tout le vocabulaire désignant la dynamique des conflits, dont le terme de refoulement est le plus connu, mais aussi le vocabulaire économique : investissement, désinvestissement, surinvestissement etc.

« Ce décalage, écrit Ricœur, est manifeste, la découverte de Freud se tient au niveau des effets de sens, mais il continue de l’exposer dans le langage et dans la conceptualité de l’énergétisme de ces maîtres de Vienne et de Berlin. »

Il y a dans la démarche de Freud deux plans différents de cohérence, deux univers du discours : celui de la force et celui du sens. « il faut donc dire à la fois que l’inconscient existe aussi réellement que l’objet physique et qu’il n’existe que relativement à ses rejetons dans lesquels il se prolonge et qui le font apparaître dans le champ de conscience. »

 

L’interprétation, qui nous proposait d’explorer les drames singuliers d’un sujet dans ses rapports avec le monde objectif pour découvrir le sens caché oblitéré par le langage mensonger de la conscience claire, se trouve clôturée par un système qui nous propose, dans ses topiques successives, une archéologue du psychisme, une dynamique qui décrit les conflits comme des rapports de force, et, à la fin du compte, l'idée une essence humaine qu’il faut comprendre comme la genèse inconsciente de l’individualité humaine à partir de la vie.

 

 

4) La connaissance de l’homme : compréhension et interprétation

 

Les sciences historiques ont joué un rôle notable dans la mise au point et le développement de la notion d’interprétation. C’est à Wilhelm Dilthey (1833-1911) que revient le mérite d’avoir engagé la méthode interprétative sur une critique préalable de la « raison historique » et d’avoir nettement distingué sciences de la nature et sciences de l’esprit. S’opposant à l’explication causale, qui vise à rendre compte d’un enchaînement logique des faits, l’interprétation concerne moins les raisons que le sens. C’est pourquoi la notion d’interprétation suppose une révision du statut de la compréhension dès lors que celle-ci s’exerce non plus sur les phénomènes de la nature ou sur les théorèmes de la géométrie, mais sur l’homme, son histoire, ses institutions. Avec Dilthey en histoire ou Max Weber en sociologie comme avec Karl Jaspers en psychologie ou K. Goldstein en biologie, cette notion entre dans une problématique de la compréhension de l’homme par l’homme.

L’insistance avec laquelle les philosophies existentielles et la phénoménologie donnent au comprendre la portée d’un acte fondateur de toute connaissance de l’homme oblige à repenser l’objectivité de la connaissance.

Si l’on prend l’exemple de l'histoire, celle-ci ne peut avoir pour but, comme une science de la nature, d'établir des lois, mais bien de reconstituer le passé humain à partir de la connaissance naturelle que nous avons d'autrui, par une participation au sens de ce passé. Parce que l'histoire est un monde humain, parce que l'histoire a affaire à une réalité humaine, elle est tout entière compréhensive, fondée, comme l'écrit M. Marrou, sur "cette disposition d'esprit qui nous rend connaturels à autrui, qui nous permet de ressentir ses passions, de repenser ses idées sous la lumière même qui les fit naître comme vérité."

Mais, parce que les faits sont passés, et parce que l’historien vit au présent dans une autre époque, la compréhension ouvre le champ de toutes les interprétations.

Si tel est l’objet de l’histoire et la méthode de l’historien, comment échapper à l’idéologie ?

Pour avoir ouvert le champ de l’interprétation, en affirmant la transcendance du sens - identifié au vécu - par rapport aux faits, ne s’est-on pas condamné à figer le sens de l’histoire ?

 

 

III. L’approche linguistique

 

La naissance de la linguistique marque une coupure importante dans l’histoire du problème, elle n’abolit pas pour autant les enjeux philosophiques.

 

a) La subordination du sens au signe

 

On peut dire, en première approximation, que la linguistique structurale place la notion de sens sous l’empire de celle du signe

La possibilité de principe de subordonner la notion de sens à celle de signe est contenue dans l’analyse, aujourd’hui classique, du signe par Ferdinand de Saussure dans le Cours de linguistique générale. Un signe est un phénomène à double face qui oppose et relie un signifiant (vocal, écrit, gestuel, etc.) à un signifié corrélatif. Le signifié n’est aucunement une chose, c’est-à-dire une entité extralinguistique, il est purement et simplement l’autre face du signe, donc une entité proprement linguistique, la simple contrepartie du signifiant. Saussure lui-même donnait une interprétation psychologique et sociologique de cette corrélation : le signifiant est l’image acoustique d’un mot, le signifié est le concept correspondant, c’est-à-dire une notion appartenant au trésor intellectuel de la communauté linguistique ; considéré du point de vue du sujet parlant, le signifié est un dépôt inscrit dans l’inconscient d’où il peut être évoqué à l’occasion d’un acte particulier de parole.

On peut abandonner cette transcription psychologique et sociologique ; l’essentiel demeure, à savoir que signifiant et signifié sont des corrélatifs, comme le sont l’envers et l’endroit de la même feuille de papier ; ils sont taillés ensemble, selon les mêmes découpures, par le ciseau de la convention linguistique. Ainsi compris, le rapport entre signifiant et signifié ne peut même pas être dit arbitraire, du moins au sens où le signe, pris globalement, l’est par rapport à la chose dénommée ; toutefois, ce rapport peut être dit arbitraire, si l’on veut souligner que le caractère conceptuel du signifié n’est pas motivé par le caractère sonore, graphique ou gestuel du signifiant ; mais, par là, on rappelle seulement que signifiant et signifié sont hétérogènes, qu’ils appartiennent à deux ordres différents ; ils n’en sont pas moins strictement corrélatifs.

Comme les unités de signe ( les phonèmes), les unités de sens sont purement différentielles et oppositives ; de même qu’un phonème n’a pas d’existence physique fixe et n’est défini que par son opposition à tous les autres, de la même manière un sens n’est qu’une différence dans un système lexical ; ce que nous appelons le sens d’un mot est constitué par tout ce qui est « autour » de ce mot ; le signe lexical n’a pas d’autre sens que celui que sa place dans le système lui confère

Dans le signe linguistique tel que l’a analysé Saussure, il y a bien une dualité qui est celle du signe sensible, (le mot ou signifiant) et de la signification qu’il porte (le concept ou signifié) et une seconde dualité qui est celle du signe à la chose concrète qu’il désigne. Ainsi, les mots valent la chose qu’ils désignent. Nous disons qu’ils expriment des significations, et que, grâce à leur signification, ils désignent quelque chose.

Telle est la première analyse qui peut être faite du rapport entre signes et sens, si l’on tient pour équivalents sens et signifié.

Un système linguistique est un système fermé dont tous les rapports sont de dépendance interne. Cette loi est d’une grande importance pour la notion de sens. Parler du sens d’un mot, d’une phrase, d’un texte, tant qu’on reste dans les limites du signifié corrélatif du signifiant, ce n’est aucunement impliquer un renvoi du langage à quoi que ce soit d’extérieur à lui ; aucune transcendance au langage n’est admise dans une conception du sens dérivée des lois d’immanence qui régissent les systèmes de signes. Pour une analyse structurale du sens, le sens n’est rien qui tire le langage à l’extérieur de lui-même et le rapporte à des choses extralinguistiques. Elle est la conséquence la plus rigoureuse d’une définition du signe d’où le rapport de transcendance à la chose a été banni au bénéfice d’un rapport du signifiant au signifié entièrement immanent au signe lui-même. En même temps, cette exigence fait de la langue un objet homogène de science, puisque tous les éléments du problème sont situés à l’intérieur d’une clôture instituée par la méthode linguistique elle-même

Dans cette analyse du langage, il n’y a pas place pour l’interprétation

 

Mais, toute cette analyse suppose que la question du sens ne se distingue pas de celle du signifié des signes. Or cette identification du sens au signifié peut elle-même être interrogée/ N’y a-t-il rien d’autre dans le langage à quoi la question du sens puisse être rattachée ?

Cette question est décisive pour la présente investigation; ne peut-on supposer, en effet, que la notion de sens n’est aucunement réductible à celle du signifié, c’est-à-dire de corrélatif du signifiant, mais qu’elle est plutôt un trait caractéristique de la phrase en tant qu’unité de parole ?

 

b) L’instance du discours

 

Pour Émile Benveniste, dans Problèmes de linguistique générale, le fonctionnement du langage repose sur deux sortes d’unités irréductibles l’une à l’autre : les unités sémiologiques ou signes, les unités sémantiques, qui se ramènent à une seule sorte, la phrase. Le sens est du côté de la phrase et non du signe. Le sens n’est donc pas une annexe du signifié et du signe. Cette dichotomie peut être poursuivie jusque dans ses dernières conséquences en suivant un certain ordre de considérations.

Le discours a une existence temporelle qui fait défaut à tous les systèmes de signes ; le discours existe comme instance de discours, qui paraît et disparaît ; un système de signes, en revanche, n’a pas de place dans le temps, même pas dans le présent, car il est purement virtuel. Tous les traits suivants qui concernent la question du sens supposent cette première distinction entre système de signes et instance de discours.

Le trait suivant introduit la première marque distinctive de la notion de sens par rapport à celle de signe : l’instance de discours repose sur une opération originale, la prédication ; celle-ci couvre non seulement la proposition attributive, mais toute proposition énonçant une relation ou une action ; en outre, elle se rencontre aussi bien dans les énoncés déclaratifs que dans les impératifs, les expressions du souhait, les exclamations, etc. La fonction du prédicat est une fonction aussi vaste que l’opération de « dire quelque chose de quelque chose ». Elle suffit à elle seule à donner un sens à l’instance de discours. Même réduite à un mot, la phrase est encore un prédicat ; privé de sujet, le mot-phrase suffit à porter une fonction logique distincte du simple signe, à savoir que quelque chose est dit de quelque chose.

Cette fonction logique du sens, portée par la phrase entière, ne saurait être confondue avec le signifié d’aucun des signes mis en œuvre par la phrase. En effet, le signifié du signe est solidaire du système d’une langue donnée ; à ce titre, il ne peut être transposé d’une langue dans une autre ; au contraire, le sens de la phrase, que l’on appellerait mieux l’« intenté » que le signifié, est un contenu global de pensée que l’on peut se proposer de dire autrement à l’intérieur de la même langue, ou de traduire dans une autre langue ; alors que le signifié est intraduisible, l’intenté est éminemment traduisible.

Alors que les signes n’ont de rapport qu’entre eux, selon un système de dépendance interne, le discours se rapporte aux choses d’une manière spécifique qu’on peut appeler dénotation ou référence. Alors qu’un signe n’est qu’une différence dans un système, le discours fait référence à une réalité extralinguistique à laquelle il prétend s’appliquer, qu’il veut atteindre, exprimer ou représenter Ainsi, c’est la proposition entière qui élève cette prétention à partir de laquelle le discours reçoit une valeur de vérité qui peut être positive ou négative.

L’introduction du problème de la référence est décisive: la notion de sens s’écarte de manière décisive de la notion de signe, lorsque la référence la déplace vers le dehors du langage. Le langage paraît alors mû par deux mouvements : l’un qui sépare le signe de la chose et le rapporte à d’autres signes dans la clôture d’un système linguistique, l’autre qui applique le signe à la réalité, le rapporte au monde.Ainsi, la notion de signe concerne le premier mouvement, et celle de sens, inséparable de celle de référence, concerne le deuxième mouvement..

C’est ce deuxième mouvement qu’il faut analyser, si l’on veut comprendre la nécessité de l’interprétation contemporaine de la réflexion sur tous les phénomènes humains qui sont rapports de l’homme à un être, à une réalité qui le dépasse.

 

c) Signe et symbole

 

La nécessité de l’interprétation selon Ricœur se révèle dans l’analyse de la fonction symbolique. Pour le comprendre, il ne faut pas confondre la fonction symbolique avec la fonction signifiante dans son ensemble, c’est à dire avec la façon dont le réel prend un sens à travers la structure du langage. Si par symbolique on désigne le commun dénominateur de toutes les manières de donner un sens à la réalité en la structurant par un langage, on ne peut pas comprendre que l’expression du réel ait un double sens. Ricœur écrit : «  Si nous appelons symbolique la fonction signifiante dans son ensemble, nous n’avons plus de mots pour désigner ce groupe de signes (ce langage) dont la texture appelle une lecture d’un autre sens, dans le sens premier littéral immédiat. »

Ce n’est pas de cette dualité qu’il s’agit dans le symbole, elle est d’un degré supérieur. Ce n’est ni celle du signe sensible et de la signification, ni celle de la signification et de la chose qui sont inséparables.

Le symbole présuppose des signes qui ont déjà un sens primaire, littéral, manifeste, et qui par ce sens renvoie à un autre sens. Vouloir dire autre chose que ce que l’on dit, voilà la fonction symbolique.

 

Conclusion :

 

Quel est le mode d’existence du symbolique par rapport au réel ?

C’est l’analyse de la « poiétique » qui doit permettre de répondre

La question est au centre de la réflexion de Paul Ricœur dans “La Métaphore Vive”, posée à propos du poème : “ La création d'un objet dur -le poème lui-même- ” où la métaphore (analysée par la sémiotique) semble n'être qu'une “substitution” des signes - n'est possible que par l'abolition, à la faveur d'un nouvel énoncé, de la référence du mot à la chose, qui constitue son sens littéral.

L'auto-destruction du sens (littéral), sous le coup de l'impertinence sémantique (constitutive de la métaphore) est le secret d'une innovation de sens au niveau de l'énoncé tout entier … C'est cette innovation de sens qui constitue la métaphore vive … Ne peut-on pas dire que l'interprétation métaphorique, en faisant surgir une nouvelle pertinence sémantique sur les ruines du sens littéral, suscite “en même temps” une nouvelle visée référentielle, à la faveur même de l'abolition de la référence correspondant à l'interprétation littérale de l'énoncé?”

C’est “ la suspension de la référence définie par les normes du discours ”, telles qu'elles sont déterminées par le système de la langue, qui fait apparaître un autre sens

La suspension de la référence réelle est la condition d'accès à la référence sur le mode virtuel. Mais qu'est-ce qu'une vie virtuelle ? Peut-il y avoir une vie virtuelle sans un monde virtuel dans quoi il serait possible d'habiter ?

N'est-ce pas la fonction de la poésie de susciter un autre monde ? ”

Quel sens faut-il donner à ce soi-disant “ autre monde ” de la poésie, à cette réalité « virtuelle », qui s’offre à l’interprétation?

Mais, qu'est-ce qu'un “ autre monde ”, se demande-t-il, sinon “ un monde autre qui corresponde à des possibilités autres d'exister, à des possibilités qui soient nos possibles les plus propres ? ”.

La transcendance, qui ouvre le champ de l’interprétation n’est pas celle de l’Etre : un dieu vivant ou absent, mais celle d’un autre monde possible.

La nécessité de l’interprétation répond à l’infinité des possibles.

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
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