I/ L’impasse de théorie de la connaissance : l’alternative de l’empirisme et du rationalisme
La réflexion sur les “sciences contemporaines”, -non seulement à raison de leur progrès mais à l’examen du procès qu’elles mettent en œuvre- nous conduit à ce constat, formulé ainsi par Lucien Sève : Le développement de la connaissance en chacune des sciences est « de plus en plus dépendant des procès théoriques autant que pratiques, au point de ne saisir le naturel qu’au travers de l’artificiel, et, s’éloignant de plus en plus de la connaissance commune, d’avoir affaire à des réalités “inimaginables” ».
Tout se passe comme si, pour avoir décrit le procès de la connaissance et pour avoir conclu avec les savants eux-mêmes à un indéniable progrès de la connaissance du réel, nous restions dépourvus face au problème philosophique de la connaissance : Comment passe-t-on de la connaissance sensible à la connaissance rationnelle, quand celle-ci trouve son expression dans le formalisme mathématique ?
Dans son livre « les idéalités mathématiques », Jean-Toussaint Desanti a parfaitement analysé le développement des sciences contemporaines non seulement en raison de leur progrès, mais, plus fondamentalement, en raison du procès qu’elles mettent en œuvre.
Avec les avancées de la science, l'objectivité « sensible » a passé dans les concepts et le formalisme mathématique …
Les idéalités mathématiques sont le type même de ces « êtres de raison » qui ne peuvent pas être compris à partir des images sensibles ; on peut aller jusqu'à dire que leur développement est « intra-théorique », non seulement au sens où il ne peut être compris que de l'intérieur d'elle-même mais aussi au sens où le progrès peut avoir lieu sous la forme d'un développement théorique, qui ne requiert pas le recours à l'expérience sensible, laquelle viendra après coup valider ou non la théorie.
Jean-Toussaint Desanti dénonce l’alternative de l’empirisme et du rationalisme, solutions jumelles des théories de la connaissance.
1°L’impasse de l’empirisme
La « voie du Salut », explique Jean-Toussaint Desanti, serait l'empirisme qui, à partir des « data », que seraient les données des sens, “repérables de l'extérieur” pourrait faire la « genèse » de toutes les « idéalités », qui « marquent » (où l'on reconnaît la trace de … ) la présence « humaine » au « monde », y compris ce que nous appelons « monde ».
Or, en réfléchissant sur n'importe laquelle des idéalités auxquelles nous avons affaire, le constat s'impose :
« Il est impossible de remplir jusqu'au bout un programme empiriste, car, pour le « sujet » humain qui réfléchit à partir de soi, rien n'existe si ce n'est la sensation, mais celle-ci est comme une limite jamais isolable, à peine « repérable » si ce n'est dans l'éclair de l'évanouissement ou la violence de la douleur … Rien n'existe à proprement parler si ce ne sont les données des sens, mais celles-ci ne nous sont jamais données comme telles ; elles ne sont jamais connues « pour nous. »
Et Jean-Toussaint Desanti s'arrête sur cette question qui est essentielle à toute réflexion « gnoséologique », qui veut aboutir :
- Pourquoi le programme empiriste est-il impossible ? - Pourquoi est-il impossible d'expliquer à partir des « data », d'un donné, qui est celui des sens, les modes de manifestation de notre présence au monde qui constituent nos savoirs?
2° La seconde démarche est celle de l'idéalisme transcendantal, par lequel Kant espère échapper au « problème de l'idéalisme » :
S’il est impossible de comprendre la structure de l'objet de la connaissance à partir de la chose en soi, d'une réalité indépendante du sujet, la démarche, selon Kant, consiste -au lieu de partir de la chose en soi- à interroger les conditions de la manifestation de l'objet, dont on découvre qu'elles sont les structures constitutives de son rapport à tout sujet, lesquelles sont du même coup les conditions de possibilité de la connaissance.
Dans cette démarche lorsqu’on s’interroge sur les conditions de manifestation de l’objet ; l’on est renvoyé à l’activité de la pensée qui structure le donné. L'exigence empiriste de découvrir l'origine des structures de l'expérience et la critique rationaliste de l'expérience pour découvrir dans l'activité de l'esprit la genèse de l'objet, se heurtent au même obstacle : chercher, à partir d'un donné ou dans l'activité de l'esprit, l'origine des objets tels qu'ils sont connus au travers des différentes structures de notre expérience.
L'épistémologie, en cherchant à comprendre à partir de la réflexion sur la connaissance le rapport de la pensée à son objet, à son “autre”, à sa “matière” propre, -qu'il s'agisse de l'objet de telle ou telle science, voire de ce «monde » qui est l'objet de la connaissance commune (dite sensible), ne parvient à découvrir ni « la moindre naissance ni la moindre genèse » susceptible d'expliquer l'une ou l'autre des structures de notre expérience.
Ainsi, conclut Desanti ; qu'on adopte le point de vue de l'idéalisme (transcendantal) ou d'un matérialisme (empiriste) …«la recherche d'origine paraît se dévoiler comme absurde. » Lorsqu'on réfléchit sur la connaissance, « le mot “origine” ne signifie ni commencement ni principe, ni moment de passage … »
A celui qui réfléchit sur la science, poursuit Jean-Toussaint Desanti, la question qui se pose, ce n'est pas seulement celle de l'objectivité des concepts et des théories scientifiques ; c'est celle du « mode de manifestation» de ce que nous appelons “monde”, “expérience” ou “savoirs”.
Car, ce qui porte le sceau de l'idéal (-idéel-), ce n'est pas seulement les idéalités mathématiques ou les concepts scientifiques (qui marqueraient une rupture avec l'expérience immédiate, directe, sensible qui pour nous constitue le réel), c'est tout ce qui porte la « marque » de l'humain : les savoirs, bien sûr (non seulement les concepts scientifiques mais toutes nos « idées » et croyances) mais aussi ce que nous appelons monde et même expérience : « Rien ne commence à vrai dire absolument : ni le savoir, ni la philosophie, ni la mathématique, ni même la parole. Il n'y a pas -pour rien- de moment inaugural.»
Ainsi dire que tout ce que nous appelons le réel –idéel ou matériel- n’est justiciable d’aucun commencement, cela signifie qu’aucune réalité n’a de sens en dehors du rapport « originaire » qu’elle entretient avec nous.
En 1921 Einstein posait la question : « Comment est-il possible que les mathématiques, qui sont issues de la pensée humaine indépendamment de toute expérience, s’appliquent si parfaitement aux objets de la réalité ? La raison humaine peut-elle donc, sans l’aide de l’expérience, par sa seule activité pensante, découvrir des propriétés des choses réelles ? »
Pourquoi une théorie de la connaissance, qui veut mettre en œuvre une solution « empiriste » renvoie-t-elle à un rationalisme qui remet en selle l'idéalisme ?
3) L’impasse de l’origine
Jean-Toussaint Desanti nous met sur le chemin en livrant sa réflexion sur l'objet des Mathématiques, qu’il faut citer intégralement :
« Si l'on part des théories bien constituées (les théories des espèces élaborées de structures propres à notre mathématique ; en gros structures algébriques, structures d'ordre, structures topologiques), on peut certes se poser et traiter le problème de leur genèse : mais jamais, en cette recherche, on n'atteindra un point d'origine radicale. La raison en est que toute théorie renvoie toujours à un “état de théorie” dont elle a à assumer et à réeffectuer les concepts et les procédures - et cela-, in infinitum.
Bref jamais, à vouloir mener à bien une telle entreprise, on ne sortira du mathématique. Les gestes (fussent-ils nommés “transcendantaux”) constitutifs d'une telle genèse se meuvent et sont appris dans un horizon toujours et sans cesse “intra-théorique”. Bien entendu, il demeure possible dans une telle recherche de marquer des points d'arrêt, des nœuds de problèmes, que l'on désignera comme “origine” de telles ou telles exigences théoriques (ex. : certains problèmes de théories des fonctions ont exigé, pour pouvoir être traités, la constitution de la théorie des ensembles de points et la définition des concepts topologiques qui lui sont liées). Mais il s'agit de “lieux d'origine” relatifs à tel édifice théorique et qui sont eux-mêmes produits à l'intérieur d'un champ théorique bien déterminé. Je tiens pour assuré qu'en partant des théories bien constituées, on n'obtiendra jamais plus que cela : des points d'origine produits dans un mouvement de constitution théorique déjà disponible.
D'où ma conclusion (négative) : chercher l'origine radicale de ce que nous nommons “théories mathématiques” est un projet, au sens propre absurde, c'est-à-dire fondamentalement incompatible avec le mouvement (qui se laisse repérer et articuler) constitutif des théories elles-mêmes. »
4) Une troisième voie : la phénoménologie
Tel semble bien être le résultat de la réflexion sur les sciences modernes : autant de champs d'objets que de domaines de la connaissance -épistémé- où la théorie et l'expérimentation forment cycle, sans que jamais il ne nous soit permis de sortir de ce champ d'objets.
N'est-ce pas dire que le concept de « matière » qui désigne une réalité indépendante de la connaissance est dépourvue de sens et que se trouve ainsi dépassé -grâce à l'épistémologie-, le débat de l'idéalisme et du matérialisme où se jouait le problème fondamental de la philosophie : celui des rapports de la pensée à l'être (à une réalité indépendante de la pensée -extérieure et antérieure à elle-) ?
Chacun des champs d'objets auquel nous avons affaire serait l'une des formes de notre présence au monde, et chacun des domaines de sens où sont produits les objets de la connaissance serait l'une des manifestations de la réalité humaine.
Jean-Toussaint Desanti rencontre ici la réflexion phénoménologique, mais il nous oblige à aller plus loin.
Quand on s'interroge sur « l'étrange statut du “mathématique” » ou de l'objet de toute science - « toujours intérieur à lui-même, au point qu'on doit repousser comme absurde l'idée de sa propre et radicale origine, n'est-ce pas l'usage inconsidéré du possessif « son origine » qui fait ici problème ? »
Que découvrons-nous avec Jean-Toussaint Desanti ?
L'épistémologie, en cherchant à comprendre à partir de la réflexion sur la connaissance le rapport de la pensée à son objet, à son “autre”, à sa “matière” propre, -qu'il s'agisse de l'objet de telle ou telle science, voire de ce «monde » qui est l'objet de la connaissance commune (dite sensible), ne parvient à découvrir ni « la moindre naissance ni la moindre genèse » susceptible d'expliquer l'une ou l'autre des structures de notre expérience.
Dans le débat philosophique entre l'empirisme et le rationalisme, c'est la même « tentation » qui s'exprime : chercher, à partir d'un donné ou dans l'activité de l'esprit, l'origine des objets tels qu'ils sont connus au travers des différentes structures de notre expérience.
La question
Et voici la question décisive posée par Jean-Toussaint Desanti :
Quand nous cherchons l'origine radicale de tel ou tel édifice théorique, par exemple le “mathématique”, n'est-ce pas « une autre origine » dont nous parlons, « qui n'est nullement celle du mathématique au sens où, nous autres, êtres historiques et cultivés, avons appris à le pratiquer ? » … « ce que nous cherchons sous le nom d'origine radicale » de ces domaines de sens ou de ces champs épistémologiques,« et qui fuit à l'infini sous nos pas, n'est-ce pas le déguisement d'autre chose, profondément enfouie au cœur de notre expérience qu'il faudrait tenter de réveiller ? »
« Remarquons, poursuit Jean-Toussaint Desanti, que le mathématique n'est pas il s'en faut, la seule structure d'expérience à n'être repérable que de l'intérieur d'elle-même. Il en va ainsi du langage, de ce que nous nommons pensée, et aussi du temps.»
Que signifie ce constat ?
• Ou bien il faut admettre, avec le structuralisme, qu'il existe des structures inconscientes ; mais sont-elles de l'esprit ou de la matière ?
Le débat de l'idéalisme et du matérialisme est de nouveau en vigueur.
• Ou bien il faut comprendre pourquoi aucune “théorie” de la connaissance, aucune réflexion de la pensée sur son rapport à l'objet ne peut résoudre le problème “philosophique” du rapport de la pensée à la matière.
Si la « réflexion » ne peut pas découvrir un « moment inaugural » de la pensée -de tout ce qu'on appelle “conscience” (pour désigner la spécificité de tout rapport humain au réel)- n'est-ce pas parce que la pensée -et la conscience- n'est rien d'autre qu'un moment du réel : celui de la réflexion, le moment où ce qui est « matériel », ce qui existe « matériellement » se trouve « réfléchi », re-produit, re-flété ?
C'est dans l'unité de la matière que se trouve le secret de la dualité de la matière et de la pensée : voilà ce que le « matérialisme » doit nous permettre de comprendre, de sorte que sa « gnoséologie » - sa compréhension de la connaissance échappe à toute théorie de la connaissance.
Partir de l'expérience humaine comme origine -comme « originaire »- pour comprendre n'importe quelle situation de cette expérience (-qu'il s'agisse des sciences, du langage ou du temps, comme le dit Jean-Toussaint Desanti-), c'est, en inversant les choses, récuser, au point de départ, que la « réflexion » puisse avoir une «autre origine » qu'elle-même, c'est récuser l'idée que la “réflexion” puisse être le produit d'une genèse.
Nous pouvons le comprendre dès maintenant : l'illusion prend sa source dans le fait que les individus « partant toujours d'eux-mêmes » s'appréhendent comme origine de la réflexion.
II/. Le retour au matérialisme et le problème de la philosophie
Si la démarche scientifique, le procès et le progrès des sciences ne permettent pas de contester sérieusement ni l'existence d'une réalité objective (indépendante de la connaissance) ni le critère « en dernière instance » sensible de l'objectivité de ces connaissances, le problème philosophique reste entier :
Tout se passe comme si la réflexion sur la connaissance,- quel que soit le développement des sciences, interdisait de comprendre le rapport de la pensée et de la matière : - comment les concepts qui sont « produits » par l’activité de la pensée peuvent-ils re-produire les rapports et les procès qui se produisent effectivement indépendamment de la pensée ?
1) Le concept scientifique de matière
Cette question est étrangère au savant dans sa pratique quotidienne, (jusqu’au moment où, comme quiconque, il « doit »faire de la philosophie) : il élabore des concepts, formule des hypothèses, construit des théories en attendant que le réel vérifie leur valeur, c’est à dire confère à ce qui est nécessairement une représentation « subjective », fût-ce celle d’une communauté de savants, une portée « objective », reproduisant ce que l’on connaît d’une réalité à un moment donné (compte tenu des technologies mises en œuvre).
Lorsque ²le savant est amené à utiliser le concept de matière, en employant le mot qui sert dans le langage courant à désigner la matière inerte par rapport aux systèmes vivants, y compris jusqu’à l’homme (qui présente l’originalité d’un système neuronal), c’est pour affirmer une conviction matérialiste, selon laquelle telle réalité qu’il étudie s’explique par des processus matériels, sans qu’il soit besoin de faire appel à quelque principe immatériel).
Citons, à titre d’exemple, la formulation de F.Jacob dans « La logique du vivant » : « Ce qu’a démontré la biologie, c’est qu’il n’existe pas d’entité métaphysique pour se cacher derrière le mot de vie. Le pouvoir de s’assembler, de produire des structures de complexité croissante, de se reproduire même, appartient aux éléments qui composent la matière. » . Mais il ajoute aussitôt : des particules élémentaires à l’homme, « aucun changement d’essence ».
Par cette formulation, F.Jacob est passé d’une conviction matérialiste, selon laquelle la compréhension de la vie ne requiert l’intervention d’aucun principe immatériel à une position philosophique : tous les phénomènes matériels sont de même nature. Et, le voici contraint de corriger la formulation : « Cela ne signifie pas que la biologie soit devenue une annexe de la physique..Avec chaque niveau d’organisation apparaissent des nouveautés, tant de propriétés que de logique. »
Qu’est-ce à dire sinon qu’entre les phénomènes de la vie et les processus physico-chimiques, il y a un véritable changement d’essence, même s’il s’agit dans les deux cas de processus matériels ?
Ce qu’exprime les savants, c’est une conception du monde où l’unité du réel repose sur sa matérialité. Mais tel est le paradoxe : S’il est vrai que la conception scientifique du monde est devenue aujourd’hui un état de fait, la pensée, y compris celle de la science, est incapable de comprendre la totalité du réel comme l’unité de la matière, sans réduire la matière aux processus physico- chimiques qui seraient comme l’essence de toutes ses manifestations.
Essayons d’identifier l’obstacle.
2) L’impuissance de la réflexion
1. Tout se passe comme si le développement des connaissances imposait à la réflexion une conception matérialiste du monde : un matérialisme « scientifique », rendant caduque toute « philosophie matérialiste », et caduc également le concept philosophique de matière.
La simple évocation de l’état actuel de nos connaissances doit permettre d’assister à la genèse de ce matérialisme « scientifique » :
-Dès le moment où l’astrophysique est en mesure d’expliquer la formation de l’univers à partir des particules élémentaires qui constituent la matière, le lien que la connaissance établit entre les deux infinis, loin d’attester la distance qui nous sépare de l’Etre, permet de concevoir l’unité de la matière
- Dès le moment où la physique moléculaire établit une continuité entre la matière « inerte » et la matière vivante, plus rien n’interdit de concevoir la genèse de la vie à partir de la matière.
- Dès le moment où la biogénétique permet de comprendre ce qui distingue l’espèce humaine des espèces animales comme une simple différence , un cas particulier de la diversité biogénétique du vivant, rien n’interdit de concevoir l’apparition de l’espèce humaine comme un moment, voire un accident de l’évolution.
- Dès le moment où l’anthropologie, à partir des découvertes de la paléontologie, s’appuyant sur la neurophysiologie, montre comment le passage dans l’humain est inséparable du processus de corticalisation, rien n’interdit de concevoir l’essence humaine comme le résultat d’un processus d’hominisation : montrant comment, en particulier, s’établit au niveau du cortex le lien entre les organes de la motricité manuelle et ceux de la phonation, qui va permettre le progrès conjugué du geste et de la parole, moteur, à son tour, du développement cérébral, on peut comprendre l’apparition de l’homme comme un stade déterminé du développement du vivant correspondant à une filière spécifique, qui s’est à un moment donné distinguée de celle des anthropoïdes supérieurs.
2.Et pourtant le développement des sciences semble impuissant à élaborer un « matérialisme scientifique »:
- Dans le temps où l’astrophysique se montre et se déclare capable de « décrire » mathématiquement, - ce qui a pour elle valeur d’explication -, la formation de l’Univers à partir du big-bang, elle doit reconnaître en même temps qu’elle n’a pas de réponse à la question philosophique de l’origine du monde, qui ne pourrait avoir d’autre sens que l’explication « mathématique » de l’émergence à un moment donné des particules élémentaires, qu’elle découvre au début de la formation de l’univers.
- A l’heure où la biochimie peut affirmer, en s’appuyant sur les résultats de la cosmochimie, qu’ à un moment de l’évolution du système solaire l’apparition de la vie était « nécessaire »,. que toutes les conditions se trouvaient réunies à un certain stade du devenir de la planète terre, pour qu’apparaissent des systèmes vivants , on voudrait que les résultats de la science laissent intacte la question philosophique de l’origine de la vie.
Quand la biologie moléculaire montre que les constituants de tout système vivant : atomes et molécules, ne diffèrent en rien des composants de la « matière » inerte, la complexification croissante des systèmes vivants semble interdire de comprendre l’organisation comme une propriété de la matière : comment le « pouvoir » de s’assembler, de produire des structures, elles-mêmes capables de se reproduire, appartiendrait-il aux éléments qui composent la matière ?
- Quand l’anthropologie a décrit l’avènement de l’homme comme un long processus d’hominisation, qui s’accomplit d’abord au rythme d’ «une dérive génétique » pour franchir un pas décisif avec l’invention de l’outil et du langage, les différences biologiques qui accompagnent ce procès, pour considérables qu'elles soient -telle l'ampleur du cerveau frontal-, sont incapables de rendre compte du changement radical que constitue l’apparition d’une pensée réfléchie ; et certains n’hésitent pas à parler d’un bing bang socio-culturel.
Tous les processus que « décrivent » les sciences montrent que l’unité de la matière se confond avec son devenir mais on devrait reconnaître en même temps que ces processus n’expliquent pas le devenir. Toutes les questions sont formulées de même : S’il est vrai qu’on peut décrire la formation de l’univers à partir du big-bang, n’est-ce pas cet instant qui permet de dater l’origine du monde ? S’il est vrai qu’on peut montrer comment on passe « insensiblement » des molécules composant la matière inerte, aux macromolécules , puis aux biomolécules et aux organismes vivants, à partir de quel moment peut-on parler de l’origine de la vie ? S’il est vrai qu’on peut décrire l’avènement de l’homme comme un long processus d’hominisation, qui fait suite à une évolution zoologique, où la marche verticale est déterminante pour le développement du cerveau, qui s’accompagne d’un processus technologique décisif, à quel moment faut-il situer le passage dans l’humain ?:
Là où toutes les sciences décrivent la matière comme un processus de développement qui fait apparaître plusieurs niveaux d’organisation, le passage d’un niveau à un autre reste incompréhensible, mystérieux. Tout se passe comme si la logique de la pensée interdisait de comprendre le devenir autrement que comme le passage du néant à l’être : à chaque niveau, c’est un « principe » nouveau, c’est à dire un nouveau « commencement », qui seul peut expliquer le nouveau mode d’être : la formation de l’univers à partir d’un chaos « initial » renvoie à l’idée d’ordre, qui, dès les origines de la réflexion, domine toute cosmologie ; l’auto-régulation des systèmes vivants et la « logique » de l’évolution renvoient à l’idée d’un « principe vital » ; la représentation symbolique du réel renvoie à l’émergence de la pensée.
Que ce soit le philosophe ou le savant, quiconque réfléchit aux résultats des sciences, est contraint à une réflexion qui dépasse la méthodologie et l’objet spécifique des connaissances : à chaque complexification du réel, quand on passe d’un niveau à un autre de la réalité qui est l’objet de telle ou telle connaissance scientifique, apparaît une propriété nouvelle « de » la matière, ou pour employer le langage de la philosophie, une « essence » nouvelle : d’un niveau à l’autre se produit un bond, qui est un changement d’essence : cela est si vrai que les rapports nouveaux entre les composants de la matière, qui constituent tel niveau de complexité, obéissent à des mécanismes spécifiques qui sont précisément l’objet de telle science.
Face à ce constat qui s’impose à la réflexion, la logique de la pensée n’a que deux voies :
Ou bien elle doit reconnaître que les sciences ne peuvent qu’étudier –décrire à l’aide de modèles (mathématiques) – les phénomènes propres à tel ou tel ordre de réalité, sans pouvoir rendre compte de sa genèse, parce qu’il s’agit précisément d’un changement d’essence, d’une propriété nouvelle : la « description » de l’évolution de la matière laisse intacte la question de l’origine parce que le devenir est toujours passage du néant à l’être : l’apparition d’une propriété nouvelle de la réalité ne s’explique pas à partir des constituants de la matière.
La philosophie, dans son dialogue avec la religion, reprend ses droits : c’est à elle qu’il appartient de poser la question de l’origine : du monde, de la vie, et de la pensée, pour en célébrer le mystère ou pour dénoncer l’impuissance de la raison humaine.
Ou bien la logique veut qu’on admette que la matière, dans son évolution, procède elle-même par bonds, dans un mouvement où chaque niveau de réalité, qui constituait un ordre relativement stable : une structure ( dont on peut décrire les lois de fonctionnement) , se trouve pour ainsi dire nié pour être dépassé, et donné, mystérieusement, naissance à un nouvel ordre de réalité, qu’on ne peut décrire qu’en élaborant de nouveaux concepts, des théories qui sont de nouveaux modèles.
Ne faut-il pas parler de « dialectique de la nature » pour rendre compte de ce mouvement de génération, de création « spontanées », par lequel ce qui est devient autre chose ? Mais, cette idée d’une dialectique de la nature ne consiste-t-elle pas à attribuer à la matière ce pouvoir de négation et de dépassement qui est le mouvement même de la pensée ?
Cette conception du monde se heurte à l’idéologie religieuse, « en vertu de laquelle la matière ne saurait être en aucune façon créatrice, représentant cela même qui a dû être créé, de sorte que la dialectique ne peut relever que d’un dynamisme appartenant à l’esprit. »
Mais, l’obstacle qui suscite cette impuissance à comprendre la matière comme devenir est sans doute plus profond,
Alors que l’on ne découvre au sein de la réalité, quels que soient son échelle et son niveau de complexité, que des processus matériels, qu’est-ce qui interdit à la science de penser l’unité du réel?
3) L’illusion gnoséologique
On peut parler à bon droit d’illusion gnoséologique : tout se passe en effet comme si les concepts que le savant élabore (jusqu’aux théories inséparables du formalisme mathématique), pour rendre compte de la réalité qui est l’objet de ses expériences, constituaient l’essence de la réalité. En un mot tout se passe comme si, dans le procès de la connaissance, ce qui est l’objet de la pensée se confondait avec la réalité concrète à laquelle le savant a affaire au travers de ses expériences.? Alors même que le savant affirme que le réel, auquel il a affaire dans la pratique de sa science, est tout entier matériel, il confond la matière avec sa représentation.
C’est à partir de ce moment que le changement d’essence devient mystérieux : S’il est vrai que les processus physico-chimiques, qu’on découvre à la base des phénomènes de la vie constituent l’essence de la matière, rien ne permet de comprendre l’essence de la vie comme un processus matériel. Que dire de l’explication de la pensée à partir des phénomènes neuro-physiologiques qui constituent l’essence de l’activité cérébrale !
La réflexion sur le procès de la connaissance restaure à son insu l’idéalisme platonicien pour qui l’intelligible constitue la vraie réalité. La réalité concrète – la réalité sensible – n’est rien d’autre que la manifestation de l’essence ; la façon dont l’être nous « apparaît » : L’essence est comprise comme la « raison » des phénomènes : l’être des choses caché derrière les apparences.
Qu’est-ce qui se dissimule derrière ce dualisme de l’être et de l’apparence, sinon l’idée que la « raison » des choses ne se trouve pas « dans » les choses, mais dans l’activité de la pensée?
Si nous n’avons jamais affaire dans la connaissance, comme le montrait Kant, qu’à des phénomènes, qui sont des manifestations du réel à travers l’expérience sensible, rien ne permet de comprendre, à partir de cette expérience sensible, l’élaboration des concepts et l’invention des théories capables de « décrire » les liens qui permettent de les comprendre ( de les rendre intelligibles) ; - rien si ce n’est une « capacité à concevoir », qui est le propre de la pensée. L.Sève cite la formule d’Einstein : « si le monde de nos impressions sensibles est concevable, c’est un miracle qu’il le soit ».
Cette thèse, selon laquelle les concepts sont produits par la pensée se heurte à une objection rédhibitoire que Sève rappelle ainsi : Si les concepts ne sont pas d’une certaine façon la reproduction des propriétés des choses réelles et des processus qui les relient entre elles, « comment la théorie peut-elle si souvent prédire avec précision l’existence d’objets encore inconnus que l’on découvre effectivement par la suite, comme la planète Neptune, tels les éléments du tableau de Mendeleïev, et bien des particules élémentaires du méson pi au neutrino.3 ou, comme l’écrit Einstein : « Comment est-il possible que les mathématiques, issues de la pensée humaine indépendamment de toute expérience, s’appliquent si parfaitement aux objets de la réalité ? »
- A l’inverse, si les changements, dont nous avons connaissance à travers les phénomènes, ont leur raison dans la nature elle-même, indépendamment de la connaissance, comment expliquer que la connaissance que nous avons du réel grâce aux moyens techniques que nous mettons en œuvre et aux modèles théoriques que nous élaborons, puisse reproduire les rapports et les procès qui se produisent réellement dans la nature indépendamment de la pensée, sans pouvoir comprendre la raison de ces changements. Que peut signifier une dialectique de la nature sinon que la connaissance est incapable de comprendre la raison des choses, le changement d’essence que constitue le passage d’un ordre de réalité à un autre ? Ce que nous nommons dialectique pour désigner ce passage comme un bond, comme la genèse d’une propriété nouvelle : « un saut qualitatif », n’est-il pas une façon d’avouer que la raison des choses échappe à la connaissance, à la pensée humaine ?
A la fin de l’enquête, se trouve confirmé notre point de départ :Tout se passe comme si la réflexion sur la connaissance,- quel que soit le développement des sciences, interdisait de comprendre le rapport de la pensée et de la matière : - comment les concepts qui sont « produits » par l’activité de la pensée peuvent-ils re-produire les rapports et les procès qui se produisent effectivement indépendamment de la pensée ?
C’est à cette question que doit répondre le matérialisme.
3) Le matérialisme gnoséologique
Si l’on veut résoudre le problème philosophique de la connaissance, qui est celui des rapports de la pensée au réel, la position première consiste à affirmer qu’il n’existe rien d’autre que la réalité concrète. Voici une proposition sur laquelle tout le monde peut être d’accord, dans la mesure où il s’agit de réserver le terme d’existence à toute réalité à laquelle nous avons pratiquement affaire. Nous ne sous-entendons rien en cette affirmation sinon cette évidence, dont nous ne mesurons pas encore la portée, à savoir que la connaissance – tant rationnelle que sensible – est une activité pratique.
Dès lors on est en droit de se demander ce que signifie le concept de matière ; puisqu’il ne s’agit plus seulement de désigner l’objet de la science.
Le concept philosophique de matière ne désigne aucune des « réalités » qui constitue l’objet de telle ou telle science ; il affirme simplement que la réalité concrète, qui est l’objet de la connaissance existe indépendamment de la connaissance. Il s’agit d’un concept « gnoséologique », qui n’a strictement rien à voir avec la conception que les sciences se font du réel qu’elles étudient ; - avec l’ensemble des concepts par lequel telle ou telle science se représente la réalité qu’elle a pris pour objet. Il affirme que l’objectivité de la connaissance repose sur l’existence d’une réalité indépendante du sujet de la connaissance. « L’unique propriété de la matière, écrit Lénine, c’est d’être une réalité objective, d’exister indépendamment de notre conscience. »
Alors que les concepts élaborés par les sciences sont destinés à représenter telle ou telle réalité, le concept philosophique de matière est destiné à représenter un rapport : celui qui « relie » nos concepts à la réalité, le rapport de la pensée au réel.
Voici le corollaire de cette affirmation, qui est la seconde exigence d’une compréhension matérialiste de la connaissance.
Si la possibilité de la connaissance – son objectivité - repose sur l’existence d’une réalité indépendante de la connaissance, cela signifie que l’activité de la pensée, en quoi consiste la connaissance, ne peut être que la re-présentation ou la re-production du réel : son reflet .
Le concept de reflet est une catégorie philosophique qui n'a rien à voir avec une réalité concrète comme l'image. Comme l’écrit Sève, « C'est une catégorie dont l'unique contenu est le suivant : la conscience “re”-produit la matière, de façon plus ou moins exacte. Re-flet, re-production, tout est dans le re-. Ce “re” est l'affirmation de la position seconde de la conscience et de son aptitude à nous donner (à certaines conditions) une connaissance valable de la réalité objective, de la matière. »
La physique, progressant à pas de géant, nous oblige à réviser sans cesse et à enrichir nos conceptions scientifiques sur la matière, ses propriété, ses structures et ses lois ; mais cela ne change rien à la définition de la catégorie philosophique de matière, qui est l’affirmation du primat de la matière par rapport à la pensée.
Par là nous n’avons aucunement décrit, ni compris le procès de la connaissance, mais seulement affirmé ce qui constitue, d’un point de vue matérialiste, le présupposé de toute compréhension de ce procès, savoir : 1. l’existence de la réalité indépendamment de la connaissance; 2. le caractère second de la pensée, dans la mesure où la conscience, qui n’est rien d’autre que l’être conscient, ne peut être que le reflet des rapports effectifs de l’être humain avec le réel.
La question philosophique reste entière: -comment l’activité de la pensée peut-elle reproduire ce qui existe, « se produit » indépendamment d’elle ?
Le matérialisme « philosophique» est la réponse à cette question.
4) Le matérialisme « philosophique»
Le matérialisme comprend cette double « thèse : en même temps qu’il affirme l’indépendance du réel à l’égard de la connaissance, comprise comme la re-présentation ou la re-production du réel, il soutient que la pensée est un moment de l’évolution de la matière et que la connaissance : l’activité de la pensée, est un processus matériel.
Les deux propositions sont inséparablement liées :
L’affirmation « gnoséologique », selon laquelle la connaissance est la reproduction d’une réalité suppose que la réalité existe indépendamment de la pensée; l’affirmation selon laquelle il n’existe d’autre réalité que matérielle exige qu’on comprenne la pensée comme un niveau du développement de la matière, un moment de son devenir : il s’agit d’une compréhension « dialectique » du réel.
La pensée ne peut être la reproduction de la matière que parce qu’elle est elle-même le produit de la matière.
Le primat de la matière sur la pensée, c’est celui de réalité objective sur la conscience ( l’existence de la réalité hors de nous qui est la condition préalable de toute connaissance), mais c’est aussi celui de la nature sur l’esprit (la nature a existé avant l’humanité pensante et subsiste indépendamment d’elle).
« Le primat matérialiste de la matière sur la pensée, écrit Sève, établit une dissymétrie foncière entre les deux termes : le second n’a d’existence que sur la base du premier dont il est à la fois une forme supérieure et un reflet conscient…
La catégorie de matière est à la fois catégorie de l’unité du réel, dont la conscience n’est qu’un aspect spécifique (propre à l’être humain) et une catégorie de l’objectivité du savoir par delà la subjectivité des formes de la conscience.
Corrélativement, la conscience a elle-même un double aspect : celui de produit objectif de la matière et celui de reflet subjectif.
Mais cette double affirmation s’inscrit dans l’unité d’un même rapport : C’est parce que la conscience n’est pas d’une autre essence, parce qu’elle est produit de la matière qu’elle peut en être le reflet véridique. »
Le matérialisme philosophique est à la fois conception du monde et position gnoséologique.
Quand on pose le problème fondamental de la philosophie : celui du rapport de la pensée à l’être, on rencontre une dualité essentielle : celle de l’être comme devenir de la matière qui rend compte de la genèse de la pensée ; et celle de l’être comme réalité indépendante de la pensée qui rend compte de l’objectivité de la connaissance.
Mais cette double face de la catégorie philosophique la plus générale qui est celle de l’être constitue l’unité de ce rapport spécifique que la philosophie désigne comme la « réalité humaine ».
Ce rapport spécifique n’a plus rien d’un mystère, dans la mesure où l’unité de la pensée et de l’être est un moment du devenir de la matière, quand celui-ci, à travers la pratique sociale de l’humanité, prend la forme d’une histoire.
5) La pierre d’achoppement du matérialisme
La thèse du matérialisme philosophique, affirmant que la conscience est la reproduction du réel parce qu’elle est un moment du devenir de la matière est sans preuves :
1 Comment prouver que la connaissance est la reproduction du réel tel qu’il est en lui-même, puisque nous n’avons jamais affaire à la réalité qu’à travers le rapport que nous entretenons avec elle ?
A la thèse gnoséologique, selon laquelle la connaissance est la reproduction ou « le reflet » du réel lui-même, l’idéalisme a beau jeu d’opposer que nous n’avons jamais affaire à la réalité qu’à travers les rapports que nous entretenons avec elle, de sorte que la connaissance est « relative » sinon, comme le voulait Kant, aux structures de la pensée, à sa « logique », mais, sans aucun doute aux moyens mise en œuvre : à la « techno-logie ».
Seule la « pratique » - l’expérimentation ou l’action – peut dans chaque cas valider l’idée ou la représentation.
2 Comment prouver que le concept de matière renvoie à l’unité du réel, alors que les sciences n’ont jamais affaire qu’à des réalités, qui sont leurs « objets » spécifiques, largement déterminés par les relations qu’elles énoncent sous forme de lois ? Comment peut-on passer du concept philosophique de matière à l’idée de matière comme unité du réel, alors que les sciences n’ont jamais affaire qu’à des réalités, dont elles déterminent elles-mêmes l’horizon ?
A la thèse de l’unité de la matière, qui rendrait compte de la genèse de la conscience, l’idéalisme a beau jeu d’opposer que cette idée repose sur une contradiction : celle précisément d’une dialectique de la nature, qui voudrait que quelque chose naquît de ce qui n’existait pas auparavant : Ne s’agit-il pas là d’un mode de penser dont rien ne permet de prouver qu’il correspond à une quelconque propriété de la matière, à moins de lui attribuer un pouvoir de création, qui n’appartient qu’à l’esprit.
On ne saurait demander à la physique d’expliquer les phénomènes de la vie, sous peine de manquer ce qui est l’objet propre de la biologie. Pourra-t-on jamais montrer comment la conscience émerge du devenir de la matière ?
Que peut opposer le matérialisme à cette contestation de la conception dialectique du réel, sinon une question « cardinale », selon l’expression de L.Sève, « d’une simplicité brutale », qui est bien loin d’avoir valeur de preuve face à des convictions spiritualistes : « l’univers matériel nous a-t-il, oui ou non, produits nous-mêmes, en tant qu’êtres capables de penser ? »
6) Le problème fondamental de la philosophie et la résolution matérialiste-historique:
Nous voici reconduit à l’alternative qui constitue le grand procès de la philosophie : A la découverte d’une séparation entre la conscience, qui se révèle comme n’étant rien d’autre que la présence à soi et la réalité qui ne peut se comprendre autrement que comme une matière indépendante de la conscience, de sorte que l’unité reste incompréhensible à moins de découvrir l’origine de la séparation.
L’idéalisme, qui récuse l’unité de la pensée et de la matière( parce qu’elle contredit l’expérience de la dualité), ne saurait contester que la conscience de soi est conscience du rapport à autre chose (que soi) : et, dès lors, il ne saurait prospérer que s’il explique comment ce qui est un rapport d’intériorité ( où le rapport à autre chose est inséparable du rapport à soi) peut se convertir en rapport d’extériorité, par quoi le réel apparaît indépendant de la conscience?
De son côté, la réflexion matérialiste, quand elle affirme l’unité de la pensée et de la matière, ne veut rien dire ( au point de départ, s’opposant au spiritualisme) sinon que la conscience ne peut être rien d’autre que l’être conscient : on ne peut comprendre la conscience autrement que comme le reflet des rapports matériels. Et, dès lors, le matérialisme ne peut prospérer que s’il explique comment l’être conscient peut s’appréhender comme existant pour soi, indépendamment de ces rapports : la position matérialiste exige qu’on pose le problème de la genèse de la conscience de soi, par quoi, selon la formule de Marx, elle s’imagine être réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel.
Il est un point commun entre les deux positions adverses, c’est la découverte de l’illusion : Selon l’idéalisme : l’illusion, par laquelle l’homme s’imagine que la réalité est indépendante de la conscience qu’il en prend ; selon le matérialisme : l’illusion par laquelle il s’imagine que la conscience qu’il prend de soi est indépendante du réel.
Est-ce la représentation de la réalité comme une nature indépendante de la conscience ; ou bien est-ce la représentation de la conscience comme réalité indépendante de la matière, qui interdit de comprendre le rapport de la conscience à la réalité ?
D’où vient l’illusion que l’un et l’autre des partis dénoncent, qui interdit de comprendre le rapport de la conscience à la réalité en quoi consiste la connaissance?
L’un – le parti du matérialisme - se représente le résultat de la connaissance comme une propriété de la matière ; l’autre, qui est la position de l’idéalisme, se représente l’activité de la connaissance comme une propriété de la pensée.
L’illusion gnoséologique, confondant la matière, qui est l’objet de la connaissance, avec la représentation qu’en donne la science, interdit de comprendre la pensée comme un processus matériel, sauf à la confondre avec l’activité du cerveau.
L’illusion psychologique, qui confond le sujet de la connaissance avec la conscience qu’il prend de soi, interdit de comprendre la pensée comme le reflet de la réalité, sauf à découvrir que la réalité se confond avec les lois de la pensée.
Quelle est la racine commune de cette double illusion ?
Tout simplement « l’oubli » ou la « dissimulation » du procès de la connaissance, par quoi la réalité en soi se transforme en réalité pour nous.
La thèse matérialiste de la primauté de la matière, affirmant que la pensée est la reproduction du réel, ne prend son sens qu’à partir du moment où la connaissance est comprise comme un processus indissolublement historique et matériel :
- historique, parce que ce procès se confond avec l’histoire de l’humanité considérée dans le rapport spécifique qu’elle entretient avec la nature,
- matériel, parce que ce procès est inséparable de l’activité matérielle des hommes dans la production sociale de leurs conditions d’existence.
C’est sur la base de ce processus historique et matériel, qui se confond avec la pratique sociale, que naît et se développe la pensée réfléchie comme un nouveau rapport des êtres vivants à la nature, dont le progrès est inséparable des moyens matériels que les hommes mettent en œuvre pour forcer la nature à répondre aux questions qui mettent en jeu le devenir historique de leur humanité.
S’il n’est pas de preuves à cette conception matérialiste et historique de la connaissance comme le procès spécifique du rapport des hommes entre eux et avec la nature, il est un moment où le progrès des connaissances vient vérifier le sens de ce procès.
7) Le progrès de la connaissance
1) Une conception de la matière comme devenir
Les progrès de la physique selon Cohen-Tannoudji débouche sur une véritable cosmogonie scientifique.
« En direction de l’infiniment petit, il a été possible d’identifier les constituants irréductibles (jusqu’à nouvel ordre) de la matière et de déterminer les interactions qui gouvernent leurs dynamiques.
Dans la direction de l’infiniment grand, dès 1915 avec la relativité générale, Einstein établissait une nouvelle théorie de la gravitation universelle, englobant et dépassant celle de Newton. Il devenait alors possible de penser l’univers dans son entier, livré à sa propre gravitation.
Par ailleurs, les progrès dans l’observation astronomique mettaient en évidence le caractère évolutif de cet univers : Le rougissement de la lumière nous parvenant des galaxies les plus lointaines, ne pouvait s’interpréter que dans le cadre d’un univers en expansion. Les progrès de la mécanique quantique, de la physique nucléaire et des autres disciplines de la physique, conduisent à une représentation de l’univers où rien ne peut être considéré comme statique et figé : Les étoiles naissent vivent et meurent dans de gigantesques cataclysmes ; la matière dispersée dans ses explosions donne naissance à de nouvelles étoiles. L’univers créé l’espace dans lequel il s’étend.
Si l’univers est ainsi en expansion, on découvre en même temps qu’il y a eu dans le passé un temps où sa densité de matière et d’énergie, et sa température étaient tellement élevées que seuls les concepts de la physique des particules sont à même de rendre compte de sa dynamique. C’est le temps d’une gigantesque explosion, celle du Big-Bang, point de départ de l’expansion universelle dont nous percevons les échos.
Ainsi émerge une représentation de l’univers qui n’est pas seulement en expansion mais en devenir ; à l’origine l’univers est dans un état totalement indifférencié, les interactions fondamentales sont unifiées, les particules sont toutes sans masse ; puis, au fur et à mesure que baisse la température, la matière universelle se dilue, les interactions se séparent, certaines particules deviennent massives, de nouvelles structures et de nouveaux états de la matière se forment.
2) La connaissance comme procès sans fin et sans origine
Le progrès de la science nous apprend en même temps que notre connaissance, même à ses dernières frontières, n’est pas davantage selon l’expression de Gonseth « qu’un horizon de connaissance. » Les dernières « réalités » que nous ayons conçues ne sont pas davantage qu’un « horizon de réalité ». Si nous n’avons jamais affaire qu’à des horizons de réalité, ce n’est pas parce que la réalité est toujours relative à la position de l’observateur, mais parce que celui-ci met en œuvre les moyens pour approfondir l’horizon.
Avec les avancées de la science contemporaine, ce qui se produit, c’est un dévoilement progressif de la réalité. La vérité est historiquement relative parce que le procès de la connaissance est sans fin.
Si l’être ne se donne pas à nous dans une « connaissance achevée », cela signifie que la réalité, que l’on désigne comme matière, précède ontologiquement la connaissance.
Si la connaissance est un procès sans fin, cela signifie que l’être n’a pas de commencement.
Seule l’idée que l’être est identique à lui-même et qu’il peut être connu dans sa vérité ultime, oblige à imaginer un Sujet capable de comprendre l’être dans sa totalité. C’est ainsi que pour les fondateurs de la physique moderne, Galilée et Newton qui considéraient leurs principes comme immuables, la connaissance scientifique n’avait pas d’autre sujet qu’un créateur tout puissant à propos duquel on s’interdit toute hypothèse.
La question de l’origine ne peut naître qu’à partir du moment où, confondant l’être avec la représentation qu’il en a, l’homme s’imagine que le monde (tel que nous le connaissons) est contemporain de sa présence : de sa venue au monde.
Avec les progrès de la science contemporaine, force est de constater que la connaissance commence toujours dans le provisoire et le relatif parce qu’elle explore un monde qui est toujours déjà là comme un devenir, dont l’histoire de l’homme n’est qu’un moment.
3) La raison elle-même historique
Si l’on ne peut, comme le soulignait Desanti, repérer aucune origine de la connaissance, c’est qu’elle commence dès la connaissance sensible, quand, avec l’espèce humaine, l’interaction du vivant avec son milieu prend la forme d’une transformation de la nature. On ne s’étonne pas, note Lucien Sève, que le monde soit « percevable » ; car, « compte tenu de ce que nous savons sur l’évolution biologique des sensibilités animales et sur l’ontogenèse neuropsychique de nos activités perceptives, il est clair que l’accord de nos perceptions avec le réel est de nature entièrement adaptative ».
Si l’on s’étonne, comme le disait Einstein, que le réel soit « concevable », c’est parce que reste pour nous mystérieuse la formation des concepts sur la base de la transformation des choses.
Le progrès des sciences permet de concevoir la raison elle-même, productrice de concepts et de théories, comme s’engendrant historiquement sur la base de la pratique du réel. Certes, les concepts ne peuvent se comprendre que comme production d’une capacité à concevoir, mais c’est cette capacité elle-même qui s’est formée, transformée, modulée, validée tout au long de l’histoire humaine dans les rapports essentiels des hommes avec l’expérience. L’époque de la science et de la philosophie grecque est celle ou prennent corps la logique de l’identité abstraite et la géométrie euclidienne de l’espace ; le temps de la physique expérimentale est celui où s’élabore le principe de la causalité mécanique. Notre temps est celui où s’élabore avec la microphysique l’idée de la cohérence quantique. C’est ainsi que les constructions rationnelles les plus abstraites peuvent reproduire quelque chose des connexions et transformations matérielles. Et c’est la seule raison pour laquelle elles parviennent à s’accorder avec leurs manifestations empiriques.
L’illusion gnoséologique naît du fait que se présente comme une propriété naturelle des choses ce qui relève entièrement de leur appropriation historique par l’activité cognitive.
4) Le secret de la dialectique
L’idée de dialectique, qui s’impose aux savants eux-mêmes quand il s’agit d’appréhender les transformations de la matière, ne saurait être attribuée à la nature, qu’autant que la logique de la pensée, élaborée sur la base de la pratique courante, est inadaptée à la description des contradictions qui, au sein du réel, apparaissent comme le moteur du devenir.
Là où les pratiques des métiers, la régulation des échanges, l’institutionnalisation des rapports sociaux conduisent les hommes à discerner l’identique derrière les changements, le général dans le particulier, le nécessaire dans le contingent, dégager l’essence des apparences devient la tâche cardinale de la connaissance ; et le concept, rivé à l’unité du mot, fixe les propriétés constitutives de l’objet, indépendantes des interactions qui constituent son essence. Dès ce moment, la logique de la pensée interdit de comprendre l’interaction comme le moteur du changement et le devenir comme l’essence du réel, par lequel la même chose peut devenir « autre » par son propre développement.
Ainsi l’idée de dialectique, comme le souligne Sève, ne peut être attribuée à la nature en elle-même, mais à un mode de pensée qui constitue la reproduction des rapports et des procès naturels.
Ce sont les deux bouleversements opérés par la théorie de la relativité et celle des quanta qui rend intenable le dualisme classique du sujet et de l’objet. Dans le cas, en effet, de la physique classique, il était naturel de concevoir le sujet connaissant comme étranger aux déterminations temporelles et aux interactions matérielles de l’objet connu. Loin que la physique quantique conduise à l’affirmation de la relativité de l’objet au sujet de l’observation, elle a montré qu’il n’y a pas de connaissance sans une interaction matérielle du subjectif et de l’objectif. (celle là même des techniques de mesure et d’expérimentations) qui sont les deux pôles du rapport cognitif.
Une compréhension matérialiste de la connaissance, loin de comprendre la connaissance comme la simple reproduction du réel, montre que l’objectivité à laquelle la connaissance peut prétendre est toujours en même temps subjective, dans la mesure où cette objectivité porte de toute nécessité la marque de l’interaction cognitive requise pour l’établir.
S’il n’est pas de preuve de l’objectivité de la connaissance, c’est qu’elle n’est rien d’autre que ce procès historique qui est l’appropriation cognitive du réel, où l’interaction prend la forme inédite d’une transformation, qui constitue la pratique sociale de l’humanité.
Conclusion :
La conception matérialiste de la connaissance repose sur une contradiction ; elle met à jour un double rapport de la pensée et de l’être :
D’une part elle soutient que l’être est indépendant de la pensée, à la fois extérieur et antérieur à la connaissance ;
d’autre part elle soutient que la pensée n’existe pas indépendamment de l’être, dont elle n’est qu’une manifestation.
Et, mettant en rapport ce double rapport, elle affirme que la connaissance résout cette contradiction
Cela signifie que la connaissance est cette dialectique par laquelle le réel qui est indépendant de la pensée devient un moment de la pensée au cours d’un procès sans fin, qui n’est rien d’autre que l’histoire des hommes.
Une conclusion doit compléter cette compréhension matérialiste de la connaissance par la mise à jour de l’illusion qui interdit à la réflexion de comprendre ce procès.
Quand l’individu réfléchit sur la connaissance à partir de la conscience qu’il prend de lui-même dans une démarche, qui est celle du cogito, - pour fonder l’objectivité de la connaissance, il ne saurait appréhender que le premier de ces rapports, par quoi la réalité apparaît immédiatement comme indépendante de la pensée.
A l’instant même où nous réfléchissons à nous-mêmes, à cet être que nous sommes, dont nous avons immédiatement conscience, c’est une véritable dichotomie qui s’instaure entre l’intériorité de la conscience et l’extériorité du monde.
Ce qui interdit de comprendre la pensée comme le produit d’un devenir, et la connaissance comme un procès qui n’est jamais achevé, c’est la conscience que l’individu prend de lui-même comme indépendant des rapports réels qui constituent son activité et sa vie pratique : C’est alors, selon la formule de Marx, que la conscience s’imagine être réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel.
Le problème fondamental de la philosophie trouve son origine dans cette séparation entre la conscience, qui se révèle comme n’étant rien d’autre que la présence à soi et la réalité qui ne peut se comprendre autrement que comme une matière indépendante de la conscience, de sorte que l’unité reste incompréhensible tant que l’on n’a pas mis à jour la base de cette dichotomie.
Le concept de conscience est cette opération par laquelle le penseur métamorphose en essence humaine la conscience que les hommes réels prennent d’eux-mêmes, de leur individualité telle qu’elle est historiquement réifiée par les rapports sociaux.
Ainsi, c’est dans la vie réelle des hommes qu’ilfaut chercher la base de cette dichotomie qui est à l’origine de l’insoluble problème de la connaissance.