Introduction : la problématique de l’identité
Le principe d’identité ou de non contradiction préside à la cohérence de la pensée et rend possible le dialogue: Si l’on veut parler vrai, être cohérent avec soi-même, on ne peut affirmer d’une chose en même temps qu’elle est et qu’elle n’est pas telle que je la désigne en lui attribuant telle ou telle qualité: Si j’affirme que le ciel est bleu, je ne peux affirmer qu’il est non-bleu. Ce que dit le principe de non-contradiction, c’est précisément que dans le même temps une chose ne peut être autre, différente d’elle-même.
La question est posée : - Y a-t-il une seule chose concrète qui ne soit pas soumise au changement, qui ne soit sans cesse différente d’elle-même, présentant tel aspect puis tel autre ?
L’espace et le temps, qui sont les deux grandes catégories ou structures qui permettent d’appréhender le monde et nous-mêmes en tant qu’êtres dans le monde, nous interdisent de penser toute réalité - toute chose appartenant au monde - comme identique à elle-même : Par le mouvement dans l’espace, la chose n’est plus là où elle était ; dans le changement, qui est devenir dans le temps, ce qui était maintenant n’est plus (n’existe plus).
L’identité est un mystère ;
- Quand il s’agit des choses, objets de ma perception, comment puis-je dire que ce pommier dans le jardin est le même, alors qu’hier il était en fleurs et demain portera des fruits ? Or, le monde perçu est-il rien d’autre que cet ensemble de choses, identiques à elles- mêmes et distinctes des autres, qui constitue sa diversité ?
Seule une expérience, comme celle de la Nausée, peut mettre entre parenthèses cette structure du monde qui nous apparaît immédiatement - naturellement, disent les phénoménologues - comme indépendante de notre perception.
L’identité et la diversité des choses doit-elle être comprise comme l’horizon de notre perception, liée à la présence de l’homme au monde ; ou bien faut-il comprendre la perception à partir de l’identité des choses et de leurs rapports entre elles ?
-Pose-t-on question de l’identité des artéfacts ? Qu’en est-il du bateau de Thésée (Hobbes, De Corpore, III, 11) : ce bateau étant soumis à une réparation continue, chacune de ses vieilles planches (appelons-le T-I) était immédiatement remplacée par une autre, jusqu’à ce que fussent changées toutes les planches (appelons T-II le nouveau bateau) ; pour leur part, les vieilles planches, transportées ailleurs au fur et à mesure, ont été plus tard assemblées dans un autre bateau (T-III). Lequel, de T-II ou de T-III, est le même bateau que T-I ?
La question est la suivante : Après - et malgré - le changement de toutes ses planches, pourquoi le bateau reste-il le même ? N’est-ce parce que l’identité du bateau ne se confond pas avec les parties qui le composent , mais avec sa structure ?
- Si l’on quitte le domaine des objets inanimés pour tenter de définir l’identité biologique, il faut poser à nouveau la question‘ celle que posait déjà Hume - : Sommes-nous les mêmes, alors que nos cellules se renouvellent tous les sept ans (cf. Hume, Traité, I, IV, 6) ? Sans doute la biologie, avec la théorie cellulaire, puis la découverte de l’ADN a-t-elle mis à jour la base de l’unité du vivant ; mais le « secret » de la vie, de ses propriétés de développement et d’organisation, peut-il être ramené à l’ADN (acide désoxyribonucléique) où est enregistrée l’information nécessaire à la synthèse des protéines qui se voient identifiées comme les « responsables » de l’ordre vivant ? Par quel « miracle » l’identité de l’ADN peut-elle expliquer cet équilibre instable de l’unité de l’organisme qui dépend sans cesse de ses échanges avec l’extérieur ?
- En passant du biologique à l’humain, du vivant à l’homme, la question de l’identité change de sens : Elle n’est plus, comme au cœur des réalités physiques, l’emboîtement de structures ; elle n’est pas non plus, comme au cœur de l’évolution du vivant, l’émergence d’une espèce nouvelle au terme d’un processus aléatoire ; elle est le moment d’une rupture qui est le point de départ d’une histoire :
- moment de l’hominisation qui, rompant avec le processus génétique, est le point de départ du développement d’un monde humain ;
- moment de l’individuation, par quoi l’individu, rompant avec son appartenance biologique, se singularise en se socialisant : point de départ d’un processus biographique ;
- moment de la personnalisation, où l’individu ne peut être lui-même que mettant en cause son identité, point de départ d’un devenir sans fin, puisqu’il n’a d’autre terme que l’abolition de l’individualité.
- Enfin, s’il est vrai que tout groupe - une nation, une société, une classe - est composé d’individus, comment peut-on parler de l’identité d’un groupe : identité nationale, ethnique ou sociale ? Bien que, dans leur multiplicité, les conduites, les pratiques sociales, les appartenances à divers groupements – famille, classe, ethnie –, sont en quelque sorte nouées par les individus ( par les agents sociaux), pour autant peut-on réduire la société à n’être que le lieu où s’entrecroisent les volontés et les pratiques de sujets, qui existeraient en dehors d’elle ?
Dans tous les domaines que nous nous proposons d’explorer, le concept d’identité comporte deux aspects qui semblent indissociables :
- un aspect quantitatif : pour qu’une chose fût identique, il faudrait qu’elle fût numériquement une,
- un aspect qualitatif : il faudrait qu’elle restât qualitativement égale, autrement dit que tout ce qui constitue son unité singulière et permet de la distinguer de tout autre, restât inchangé.
Or, ces deux aspects indissociables apparaissent contradictoires : - Comment tout être - une chose, un être vivant, un être humain, un être collectif - peut-il rester le même alors que toutes les déterminations qui constituent son individualité, sa différence sont soumises au changement ?
Le problème paraît bien insoluble, à moins que l’identité ne réside dans cette contradiction
Dès la naissance de la philosophie la question de l’identité est au cœur de la réflexion.
I. Le problème philosophique
1) La réflexion sur la nature : phusis (les physiologues)
Dans les Études philosophiques, Marx et Engels notaient : « Le monde est un enchevêtrement infini de relations et d’actions réciproques, où rien ne reste ce qu’il était et comme il était, mais où tout se meut, change, devient et périt. »
Dès le moment où la réflexion, qui devient la tâche des penseurs, rompant avec la cosmogonie mythologique, se donne pour objet de comprendre la nature - phusis -, c’est le changement qu’il faut expliquer. Ceux qu’on a appelé les physiologues décrivent le changement comme la transformation les uns dans les autres des quatre éléments primordiaux : la terre, l’eau, l’air et le feu. Mais, chacun d’eux pose la question : - ne faut-il pas, pour qu’il y ait transformation, que l’un de ces éléments soit premier -plus « vieux » que les autres- et joue le rôle de principe ? Pour l’un -Thalès- c’est l’eau ; pour Anasimène, c’est l’air, pour Héraclite, ce sera le feu ; Anaximandre va plus loin : ce n’est ni l’eau ni aucun autre des prétendus éléments mais une substance différente de ceux-ci qui est infinie et d’où procèdent tous les cieux et tous les mondes qu’elle enveloppe ; si l’on donnait l’infini à l’un des éléments, cet élément deviendrait tout l’être. Et alors il n’y aurait plus de place pour les autres, car en toutes choses il y a des contrariétés. Aristote résume ainsi : « Une seule de ces choses infinie, et voilà toutes les autres détruites ; il faut donc qu’il y ait une autre chose d’où viennent celles-là. »
C’est le souci d’expliquer tout le contenu des choses (transformation des qualités les unes dans les autres) qui a poussé Anaximandre à nier que le principe soit une qualité.
Si l’on identifie l’être à la phusis, il faut le comprendre comme ce lieu indéterminé, cet infini - apeïron - où les éléments se transforment les uns dans les autres ou se combinent entre eux. Le changement suppose un substrat. Mais, comment ce qui est dépourvu de qualité : une matière indéterminée (que le grec désigne par hylè) peut-elle donner naissance à un univers qui doit avoir en lui-même sa raison d’être ?
2) la réflexion sur le langage : Parménide
La raison d’être -l’explication de l’être- ne saurait être immanente à l’univers ; elle appartient au logos : telle est la position de Parménide.
Le devenir, qu’il s’agisse du mouvement ou du changement, que l’on voudrait confondre avec la nature est à proprement parler impensable, si l’on entend par pensée la connaissance d’un objet.
La formule : “Pensée et objet de pensée sont une seule et même chose “(trad. Burnett) signifie que l’être auquel la pensée s’applique ne saurait être ni les mouvements et changements qui constituent les phénomènes naturels, ni le devenir qui exige de penser le passage du néant à l’être - parce qu’il faudrait pouvoir penser le non-être.
« Non, tu ne plieras pas l’être au non-être. »
Cette interdiction est lourde de conséquences : dans la mesure où la négation appartient à la description du mouvement, du changement, du devenir (ce qui n’était pas existe maintenant, ce qui existe maintenant ne sera plus), il faut dire que l’être ne comporte ni temps ni mouvement. Il est intemporel et immuable. De lui, on ne peut dire « il était, il sera », mais seulement « il est », sans temps verbaux. On ne peut donc plus dire : « il devient, mais il est même que soi ». Que se passe t-il dans le monde et quelles sont les causes ? De cela, on ne peut rien dire.
Ainsi la réflexion de Parménide est bien une pensée anti-dialectique dans la mesure où à la différence des physiciens, il exclut toutes contradictions dans l’essence des choses, qui les rendraient à proprement parler impensables.
3) La contradiction : Héraclite.
Face à l’alternative du matérialisme des physiologues et de l’éléatisme, la vision d’Héraclite est décisive dans l’histoire de la réflexion sur l’identité.
Citons les deux aphorismes connus :
Fragment 12 : « Pour ceux qui entrent dans les mêmes fleuves, autres et toujours autres sont les eaux qui s’écoulent. »
Fragment 91 : « On ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve. Toutes choses se répandent et de nouveau se contractent, s’approchent et s’éloignent. »
Retenons, pour commenter la pensée d’Héraclite, le seul Fragment.43 :
“Homère avait tort de dire : puisse la discorde s’évanouir entre les hommes et les choses car tout périrait sans la discorde.”
Autrement dit, selon Héraclite, la discorde, c’est à dire la contradiction est le principe du développement : ce qui nous apparaît comme un flux erratique, c’est un mouvement qui a sa loi en lui-même, réalisant l’unité des contraires.
Feu éternellement vivant qui s’allume et s’éteint avec mesure”
Autrement dit, le feu n’est pas un élément qui se transforme pour donner naissance aux autres éléments qui constituent le réel (comme l’eau pour Thalès) ; le feu vivant n’est pas un élément parmi d’autres mais comme le principe de tous lesngements.
Et, si le monde se présente à nous comme un univers ordonné, c’est -sans que nous le sachions- qu’il réalise « l’harmonie de tensions opposées comme celle de l’arc et de la lyre ».
Voici la leçon :Si l’on veut comprendre la nature - toute chose appartenant à la nature, mais aussi au monde humain, il faut penser en même temps l’unité des contraires : l’identité et le changement
La pensée grecque ne pourra développer cette vision d’Héraclite parce que seule la géométrie et l’astronomie ont un statut de science, qui ont affaire à des objets immuables. Et en même temps, de façon plus décisive encore, la formation de la Cité grecque va mettre un terme à toute pensée matérialiste de la nature pour lui substituer une réflexion sur le langage.
Dès ce moment, avec Platon, la pensée d’Héraclite va réapparaître comme un élément dans un débat idéologique : celui qui oppose Platon aux sophistes : à Protagoras ou Gorgias.
4) Les sophistes.
Si le monde sensible (celui qui est donné à nos sens) n’est qu’un flux d’impressions, un devenir sans lois, un chaos, il faut admettre avec les sophistes, que nous n’avons jamais affaire qu’à des sensations, que seul le langage peut traduire en un sens ou un autre pour donner aux apparences l’aspect de la vérité, afin de persuader autrui de choisir ce qui nous semble bon.
La sophistique déconstruit l’identité de l’être et de la nature, l’immédiateté de leur présence et, avec elles, l’évidence d’une parole qui aurait à charge de les dire adéquatement. L’identité ne peut plus apparaître que comme le résultat d’une procédure, le résultat toujours précaire d’une opération rhétorique de persuasion, qui produit pour l’occasion une unité faite tout entière de différences.
Le discours sophistique est à l’âme ce que le pharmakon, remède/poison, est au corps : il induit un changement d’état, pour le meilleur ou pour le pire. Le sophiste, comme le médecin, sait utiliser le pharmakon et peut transmettre ce savoir ; il sait et enseigne comment faire passer non pas de l’erreur à la vérité ou de l’ignorance à la sagesse, mais d’un état moins bon à un état meilleur
5) Platon
C’est Platon qui reprenant la réflexion sur le langage va tenter de réconcilier l’idée parménidienne de l’unité de l’être qu’exige la connaissance et la multiplicité de choses, telles qu’elles nous apparaissent sous la forme d’un monde sensible.
Platon retient la leçon de Parménide : il ne saurait y avoir de pensée que si l’objet de la pensée est l’être qui est un, immuable, échappant aux changements et au devenir. :
Qu’est-ce qui me permet d’affirmer qu’une chose est ce qu’elle est et non pas une autre, si ce n’est l’idée que je possède, qui me permet de penser ensemble une multiplicité de choses concrètes toutes différentes les unes des autres ?
La connaissance qui est déjà à l’oeuvre dans le langage fait abstraction des propriétés sensibles et sans cesse changeantes de cet objet-ci pour ne retenir que les propriétés communes à plusieurs objets qui constituent leur nature propre, leur essence. L’essence est cette réalité qui est l’objet de la pensée.
L’être véritable, le véritablement étant, c’est l’eidos, à la fois périmètre de réalité et contour d’intelligibilité. Les Idées sont « véritablement étant » ; il ne leur manque rien dans l’ordre de l’être. Ce qu’on appellerait aujourd’hui les choses existantes sont seulement l’image ou l’ombre de ces essences-existantes ; ce sont donc de moindres êtres, qui n’ont aucunement le privilège d’exister qui ferait défaut aux Idées. Nous sommes donc à un stade où l’être en tant qu’Idée est indistinctement essence et existence.
Tout se passe comme si, pour avoir reconnu la contradiction dans les choses - dans la réalité concrète, le penseur, qui est en même temps géomètre, était conduit à concevoir l’objet de la pensée comme le réel véritable, et la connaissance comme la saisie des idées : des propriétés immuables des choses.
Cette primauté des idées est illustrée par l’Allégorie de la Caverne. Mais on sait où conduit l’Ascension : Si, à mi-chemin de l’ascension, les idées apparaissent comme les « êtres véritables », dont les choses sensibles ne sont que les ombres, la question reste entière de savoir ce qu’est l’être qu’il faut accorder à ces réalités « idéelles ».Il faut bien avouer que la réponse à cette question dépasse l’entendement( comme le constate Glaucon : il y a là une hyperbole, un bond). Force est d’admettre que ce qu’on appelle « être » est au-delà des essences, qu’il dépasse « en ancienneté et en puissance », analogue au soleil dont la lumière produit et éclaire les choses. C’est cette lumière que nous nommerons : l’idée du Bien.
A la fin du compte, on ne peut accorder l’être,- au sens de l’identité de l’essence et de l’existence -, aux idées, sous peine de rendre incompréhensible le rapport des idées entre elles, qui seul permet, au travers du langage, d’établir un lien entre les choses.
Le problème reste entier du rapport des idées aux choses, à moins de supposer, comme il est exposé dans le sophiste, qu’il existe des catégories de la pensée - de grands genres : à côté de l’Etre, le Même et l’Autre, le Mouvement et le Repos - qui introduisent une structure complexe qui, pour ainsi dire « constitue » la réalité à laquelle nous avons affaire. Pour résoudre l’insoluble question du rapport des idées aux choses, Platon n’a-t-il pas été conduit à attribuer au langage le pouvoir de structurer le réel ?
6) Le compromis aristotélitien
Aristote reprend l’analyse logique de la notion d’identité
Dans les Topiques (I, 7), il procède à une élucidation des sens du même. Il oppose l’identité numérique – qu’on rencontre « dans les cas où il y a plus d’un nom pour une seule chose, par exemple vêtement et manteau – à l’identité de l’espèce et du genre, telle qu’elle apparaît « quand il y a plusieurs choses ne présentant aucune différence », que ce soit selon l’espèce (un homme et un homme) ou selon le genre (un homme et un cheval). Autrement dit, dans le premier cas, Aristote a en vue l’existence d’une seule et même chose, alors que, dans le second, c’est l’unité de l’espèce et du genre (la description, la constance d’un même ensemble de propriétés) qui confèrent une même identité aux objets. D’un point de vue voisin, dans la Métaphysique (V, 6), l’identité – appelée une « unité d’être » – comporte deux acceptions selon qu’elle est « l’unité d’un seul être » ou « l’unité d’une multiplicité d’êtres ». « Tous les êtres que nous connaissons, nous les connaissons en tant qu’un et identique et en tant que quelque attribut universel leur appartient ;
L’analyse d’Aristote développe ainsi les deux faces de la notion d’identité : l’idée de permanence d’un être qui reste identique à lui-même et celle d’un être dont l’identité se définit comme l’unité de ses déterminations
Mais, l’analyse logique de la notion recèle la contradiction : - Comment un être, dont l’identité est constituée par l’unité de ces déterminations peut-il rester « le même » - identique à lui-même - , alors que changent ses déterminations. ?
Aristote tente de lever la contradiction entre les deux aspects inséparables de la permanence et de l’unité par la distinction de la substance et des accidents : « Tout en demeurant une et identique numériquement », la substance se révèle capable de recevoir des déterminations contraires dans le temps ; « l’homme individuel, tout en restant un et le même, est tantôt blanc et tantôt noir, tantôt chaud et tantôt froid, tantôt bon et tantôt méchant » (Catégories, 5) – et c’est là « la principale caractéristique de la substance » (ibid.). Il y aura, selon ces termes, compossibilité du même et de l’autre, de la persistance du substrat et de la diversité qualitative. C’est en chaque chose concrète, qui unit indissolublement matière et forme que se trouve « réalisée » l’identité véritable qui est à la fois l’identité numérique et l’identité selon le logos (X, 3, cf. aussi VII, 6), à savoir la définition, l’essence.
L’élucidation conceptuelle aboutit à ce constat :
On ne saurait penser un substrat sans des propriétés qui le marquent et l’individualisent (comme le dit Quine, pas d’entité sans identité) ni, inversement, penser la constance des propriétés sans un support (comme le dit P. Geach, pas d’identité sans entité).
Pour résoudre l’aporie, n’est-ce pas la logique conceptuelle - celle de l’entendement - qu’il faut dépasser ?
C’est la réflexion sur les êtres naturels et animés, dans la Métaphysique ( VII, 16 ; cf. aussi VII) et le De Anima, II, 1, qui lui permet de ne pas formuler l’aporie . En ceux-ci, observe-t-il, le tout (holon) se distingue de la simple collection ou totalité non organisée (pan) (ibid., 26) ; c’est une unité interne qui en garantit la stabilité, il possède une identité que les agrégats ne possèdent pas. Dans le cas des êtres animés, qu’on se réfère à l’existence et la stabilité d’un substrat, hypokeimenon – ou à l’unité des propriétés, l’identité repose sur un principe de cohésion interne, par quoi le tout est solidaire des parties.
En ce domaine, comme en bien d’autres, Aristote ouvre le chemin d’une réflexion, qui, sur le modèle du rapport du tout aux parties, conduit à comprendre l’identité, non plus comme entité, où l’être est distinct de ses déterminations, mais comme l’unité interne des propriétés constitutives de la chose, comme la qualité constituée par les déterminations quantitatives elles-mêmes.
7) De l’ontologie à la théologie
Le Moyen âge est traversé par la querelle des Universaux. Si l’essence est l’invariant de sens, ce qui fait qu’une chose est elle-même et non pas une autre, qu’elle est déterminée et par conséquent pensable, si .l’idée, c’est bien « ce que chacun des êtres est », dans son contour distinct, il faut s’interroger sur le statut ontologique des universaux : les genres que nous pensons ne doivent-ils pas, d’une manière ou de l’autre, être comptés parmi les êtres, si nous en avons une pensée vraie ?
Mais, s’il est vrai que l’être appartient à l’essence, peut-on comme Platon, accorder aux idées l’existence, alors que, comme l’a montré Aristote, l’universel n’existe à proprement parler que dans le particulier, dans les choses concrètes, singulières (l’homme en Socrate ou Alcibiade) ?
La réponse se trouve dans une théologie de la puissance créatrice : la position des créatures dans l’être n’est rien d’autre que leur création, radicalement libre, contingente et gratuite ; le Créateur peut, dans sa toute-puissance, faire exister à part tout ce qui apparaît sans contradiction, concevable à part : A la distinction réelle, logiquement, ontologiquement seule admissible, correspond la séparabilité des choses ainsi distinguées par le créateur: chaque res est un creabile, un « créable » . Dieu ne peut créer que ce qu’il pense séparément/ L’existence, par quoi l’essence vient à l’être, n’est rien d’autre que le mystère de la création. L’essence est inséparable de l’existence parce que tous les êtres sont des créatures de Dieu.
Le problème de l’identité ne se pose plus parce que chaque créature est un être unique.
Si l’on refuse ainsi aux universaux tout fondement distinct dans la réalité : s’il n’y a point une nature de l’homme en laquelle Socrate « conviendrait » avec Platon, et non point avec tel âne, il n’en reste pas moins que Socrate « convient » avec Platon et davantage qu’avec un quelconque animal non raisonnable ; irréductibles à une communauté de nature, les similitudes n’en sont pas moins réelles. Le problème de l’identité s’achève dans une vision de l’Univers, où chaque être, créé unique par Dieu, trouve sa place dans une hiérarchie en une classification naturelle aristotélicienne.
La réponse à la question de l’identité peut-elle échapper à l’ontologie, qui se commue en onto-théologie ?
Ce qui est perdu au terme de la démarche, c’est l’un des deux aspects, des deux critères de l’identité : Pour avoir fondé la permanence de la chose sur la substance, ce qui reste incompréhensible, c’est l’unité des déterminations -Or que sont ces déterminations sinon les qualités (couleur, odeur, dureté etc.) qui constituent l’identité concrète de la chose ?
II. Questions et réponses : l’identité des choses, l’unité du vivant, l’individualité humaine, le genre humain
C’est une révolution à la fois culturelle et scientifique, qui au XVII°siècle remet à l’ordre du jour le problème de l’identité et l’instaure en des termes nouveaux qui vont constituer le socle, jusqu’à nos jours, de la réflexion philosophique.
Descartes doit mettre en cause la conception finaliste de l’univers par Aristote, figée par la scolastique en une théologie, pour élaborer de nouveaux concepts de l'homme et de la nature :
Il doit en premier lieu pour fonder la physique mathématique dépouiller la nature de toutes les qualités secondes pour définir son essence par l’étendue et le mouvement. Corrélativement il doit élaborer une nouvelle idée de l'homme compris non plus comme un animal raisonnable que Dieu a situé dans l’univers de sa création entre la bête et l’ange mais comme un être qui se définit par l'exercice de la raison et dont l’essence consiste en la pensée.
C’est cette double démarche qui va conduire à poser en termes nouveaux le problème de l’identité :
1° Concernant les choses : Si, constituées par essence de l’étendue et du mouvement, elles sont dépouillées de toutes les qualités qui, dans la perception, représentent leur réalité concrète, comment puis-je me représenter la chose - telle ou telle chose concrète - comme étant « la même », lorsque ses qualités changent ?
Comment puis-je dire d’une chose ce qu’elle est, si mes sensations me la représentent sans cesse comme différente d’elle-même ?
2°Quant à cet être qu’est l’homme, qui se définit comme sujet de la pensée, réellement distinct de la nature puisqu’il peut la comprendre, comment puis-je dire qui il est, lorsque lui-même découvre qu’il est cet homme concret qui imagine, qui veut et qui sent ? Dans la conscience qu’il prend de lui-même, loin de pouvoir coïncider avec son essence, n’est-il pas toujours différent de soi ?
C’est à cette double problématique qu’à partir de Descartes, la philosophie réflexive se trouve confrontée.
Et, c’est à cette double interrogation -aporétique - qu’il faut tenter de répondre.
A. L’identité des choses
1) Le rationalisme
Pour des raisons bien différentes, de Platon à Descartes, la démarche est la même : c’est la thèse rationaliste : L’identité ne se limite pas à l’identité numérique ; elle est une identité selon le logos (X, 3, cf. aussi VII, 6), à savoir l’essence (ousia). Si je n’avais jamais affaire qu’aux données des sens, je ne pourrais jamais dire ce qu’est la chose ; la chose qui existe véritablement, c’est l’essence, c'est-à-dire la réalité intelligible : non point Socrate ou Alcibiade, mais l’humanité qui est tout entière en chacun d’eux ; non point ce pommier en fleurs, mais l’arbre fruitier, qui le distingue de tout autre espèce d’arbre.
Qu’est-ce à dire lorsqu’on tente de comprendre la connaissance sensible, c'est-à-dire l’appréhension concrète de l’identité de la chose ? C’est Descartes qui répond dans l’épisode du morceau de cire
Voici cet épisode :
Le morceau de cire est une chose revêtue de toutes les qualités : odeur, couleur, dureté etc. qui sont inséparables des rapports que cette chose entretient avec moi par l’intermédiaire de mes organes des sens.
« Cependant que je parle, écrit Descartes en poursuivant sa méditation sur le morceau de cire, on l’approche du feu : ce qui restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu’on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu’elle demeure ; et personne ne le peut nier. Qu’est-ce donc que l’on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut-être rien de tout ce que j’y ai remarqué par l’entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l’odorat ou la vue, ou l’attouchement ou l’ouïe se trouvent changés et cependant, la même cire demeure. (…)
Il faut donc que je tombe d’accord que je ne saurais pas même concevoir par l’imagination ce que c’est que cette cire, et qu’il n’y a que mon entendement seul qui le conçoive. Or quelle est cette cire qui ne peut-être conçue que par l’entendement ou par l’esprit ? Certes c’est la même chose que je vois, que je touche, que j’imagine et la même que je connaissais dès le commencement ; mais ce qui est à remarquer, sa perception ou bien l’action par laquelle on l’aperçoit n’est point une vision, ni un attouchement et ne l’a jamais été quoiqu’il semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l’esprit »
La leçon de l’expérience du morceau de cire est claire : Si, dans la perception, nous pouvons avoir affaire à un objet alors que nos sens ne nous donnent que des images changeantes, c’est que nous possédons des idées qui ont en elles-mêmes une réalité objective, dans la mesure où elles nous donnent accès à l’essence des choses. Si je puis dire que c’est la même cire, alors que ses qualités ont totalement changé, c’est que son essence ne consiste pas dans ces qualités, mais uniquement en l’étendue.
La réponse est ambiguë, parce que la question était de savoir si « ce » morceau de cire - et non tel autre - pouvait rester le même, au travers de ces changements.
Le second exemple, développé à la suite, lève cette ambiguïté. Si, regardant par ma fenêtre des hommes qui passent dans la rue, je puis dire que ce sont des hommes, alors que je ne vois que des chapeaux et autres « phénomènes » que m’offrent les sens, c’est bien que je possède l’idée d’homme, qui ne saurait se réduire à ce que ma sensibilité - mes sensations - me représentent. Autrement dit, si nous pouvons, au travers de la diversité colorée et odorante de nos sensations, identifier les choses, c’est que nous possédons, sans doute de façon innée, des idées de ces choses. Si les animaux n’ont accès aux choses que par la stimulation de leurs sens, l’homme, grâce aux idées, est capable non seulement de sentir, mais de percevoir : il a affaire non seulement à une multiplicité de sensations, mais à des choses, à une réalité objective, qui tient cette objectivité non pas directement de la réalité formelle qui impressionne nos sens, mais des idées elles mêmes qui nous donnent accès à leur essence.
De la même façon que le savant, dans l’exemple du « morceau de cire, identifie la cire grâce au concept d’étendue : l’idée claire et distincte grâce à laquelle nous connaissons l’essence de tout corps, de même chaque homme possède des idées plus ou moins confuses qui lui permettent d’identifier des choses concrètes à travers ses sensations.
Dans la droite ligne de la réflexion cartésienne, se développe une philosophie intellectualiste selon laquelle nous ne pouvons jamais avoir affaire à un objet dans la perception sans l’intervention de l’activité de l’esprit. On peut prendre comme exemple la réflexion du philosophe Alain dans Les Passions de la sagesse : Il écrit : « Je ne touche pas ce dé cubique. Non. Je touche successivement des arrêtes, des pointes, des plans durs et lisses et réunissant toutes ces apparences en un seul objet je juge que cet objet est cubique. »
Si l’on renonce à l’innéisme cartésien ou, comme la philosophie réflexive, à l’activité constituante de l’esprit ; si l’on doit reconnaître que toute connaissance commence par les sens, le problème est alors le suivant : - Qu’est-ce qui nous fait attribuer aux objets l’unité qualitative de leurs déterminations et une existence continuée dans le temps ?
2) L’empirisme
À quelle expérience, demande Hume, se réfère l’idée d’identité, étant entendu qu’à toute « idée » une « impression » empirique doit correspondre ? La singularité de chaque objet nous procure l’idée d’unité (au sens d’unicité), non celle d’identité. Et la pluralité des objets nous fournit celle de multiplicité, mais on ne peut pas non plus en déduire l’identité, car, si grandes que soient les ressemblances entre des objets, l’esprit ne cessera pour autant de constater que leurs « existences » restent distinctes et indépendantes. Selon Hume, l’illusion de l’identité est engendrée par le temps. Dire d’un objet qu’il est identique à soi signifie qu’un objet existant à un moment (« numérosité ») demeure le même (« unicité ») à un autre moment (« numérosité ») : « Le principe d’individuation n’est que l’invariabilité et la persistance (uninterruptedness) de tout objet au cours d’une variation supposée du temps. ». L’idée - Hume dit : la « fiction » - d’identité naît de la constance et de la cohérence des perceptions. La constance, c’est-à-dire la ressemblance des impressions relatives à un certain objet en des moments différents, nous amène à imaginer que cette ressemblance s’enracine dans une seule et même chose, et représente une véritable identité ; et la cohérence des impressions, pour sa part, fait que nous nous autorisons à remplir, par des perceptions non effectivement perçues, les intervalles dans l’observation d’un objet et à déclarer cet objet comme doté d’une existence continuée.
Si la critique de Hume repose sur le préjugé empiriste que toutes les idées doivent avoir un fondement sensible (en s’obligeant ainsi à chercher une « impression d’identité »), son analyse n’en dégage pas moins les noyaux conceptuels impliqués dans la notion d’identité.
L’identité se rapporte, en effet, à l’existence dans le temps et à la variation : -comment déterminer une permanence, à travers et malgré le changement ?) ; et elle présuppose aussi l’unité qualitative : le même s’oppose au différent.
3) L’erreur commune de l’empirisme et de l’intellectualisme
L’erreur commune de l’empirisme et de l’intellectualisme, c’est de partir de la sensation (par exemple la couleur rouge -et toutes les autres impressions des sens-) considérée comme une donnée de la conscience pour expliquer comment peut se constituer à partir de la pluralité de nos sensations l’identité et l’unité d’une chose extérieure à la conscience. Or, rien ne saurait permettre d’expliquer l’identité de la chose à partir de la pluralité de nos sensations et de la synthèse de celles-ci opérée par le système nerveux si l’on ne part pas des propriétés physico-chimiques de la chose qui existe indépendamment de nos sensations et donc de la conscience.
Il n’est pas vrai, comme le prétend l’idéalisme physiologique, que la couleur, le son ou l’odeur sont uniquement conditionnés par l’organisation du sujet connaissant. Que la santonine nous colore le monde en jaune, ou qu’un coup de poing dans l’œil nous fasse « voir des étoiles » ne prouve nullement que les propriétés du monde extérieur dépendent de notre état organique, ou que la nature de l’excitant soit indifférente pour notre perception. Cela prouve seulement que l’image n’est pas un reflet mécanique comme celui d’un miroir.
Certes, nous ne pouvons connaître ce qui est objectif sans ce qui est subjectif, mais cela n’empêche nullement que tout ce que nous percevons, quelque soit notre apport subjectif, a un caractère, une signification objective. La preuve, c’est que, précisément, par l’étude de la structure du fonctionnement de nos organes des sens, par la connaissance des lois physiologiques, nous pouvons faire la part de l’apport subjectif, déterminer ce qu’il y a de pathologique dans la vision du monde du daltonien ou du malade atteint de la jaunisse. Les éléments subjectifs de la sensation ne nient pas, mais au contraire présupposent l’existence objective de la réalité extérieure.
Si nous sommes en mesure de faire cette discrimination entre le subjectif et l’objectif dans le cas d’une pathologie telle que le daltonisme, c’est parce que la perception est d’abord une relation physique entre choses physiques ; la perception, c’est l’action de certaines propriétés de la matière sur nos organes des sens qui eux-mêmes ont la capacité de recevoir certaines stimulations.
Prenons un exemple : celui de la couleur.
L’œil de l’homme est capable de réagir à des émissions lumineuses d’une longueur d’onde de 400 à 850µ. Au-delà la lumière cesse, en général, d’être visible.
Le processus qui donne lieu à la perception de la couleur a pour base ici la transformation de l’énergie lumineuse en énergie nerveuse. Cette transformation s’opère dans les bâtonnets de la rétine ; l’action de l’énergie lumineuse sur l’œil suscite une série de phénomènes photochimiques et électriques qui produisent un changement de concentration des ions dans les terminaisons nerveuses du nerf optique. Ainsi dans les éléments sensibles de la rétine se produit un processus complexe de transformation, de passage de l’énergie lumineuse en une autre forme d’énergie, l’énergie nerveuse. A partir des cellules sensibles à la lumière -bâtonnets et cônes- le processus visuel d’excitation se transmet, par les filaments du nerf optique jusqu’aux centres visuels du cortex cérébral. Ainsi, la fréquence des vibrations de l’impulsion nerveuse est déterminée par l’action de l’excitant extérieur ; c’est pourquoi l’œil de l’homme ne reflète pas seulement les différences d’intensité de la lumière, mais aussi les particularités qualitatives liées aux différentes longueurs d’ondes correspondant à la gamme des couleurs.
La perception du rouge vient à la fois de la longueur d’onde de la lumière et de la capacité des organes sensoriels de l’homme.
Chaque couleur se distingue d’une autre d’une manière qualitative et la lumière, en tant qu’unité dialectique des aspects ondulatoires et corpusculaires constitue bien un processus matériel, elle est une forme de la matière. A chaque changement quantitatif (longueur d’onde, vitesse) correspond un changement qualitatif (couleur différent ou ton différent d’une même couleur. Ces vitesses, ces longueurs d’ondes existent indépendamment de l’homme et de sa rétine. Et lorsque que les rayons frappent notre œil, ce ne sont pas, ce ne sont pas les rayons que nous percevons, mais les objets d’où ils émanent ou qui les reflètent. Une pratique plusieurs fois millénaire a élaboré une telle aptitude, car si nous percevions le choc des rayons lumineux sur notre œil comme cela arrive pour des lumières aveuglantes (celle du soleil en plein jour), ces rayons ne seraient pas pour nous un moyen de connaître les propriétés des corps, mais un obstacle, un écran qui nous sépareraient des objets.
C'est ce que l’on peut vérifier chez les aveugles de naissance lorsque l’on parvient à leur rendre la vue : au début ils aperçoivent les objets éloignés comme s’ils touchaient leur œil. Si les rayons lumineux n’étaient pas un moyen mais un objet de reflet, nous ne serions pas en état de nous orienter dans l’espace. Il nous semblerait que tous les objets sont collés directement sur notre œil. Au contraire, par le moyen des rayons lumineux, nous connaissons les propriétés de l’objet lui-même, sa couleur se déterminant suivant les rayons qu’il absorbe et les rayons qu’il reflète. La couleur de l’objet est une propriété physique déterminée du corps consistant dans l’absorption d’une partie du spectre et la réflexion d’une autre partie.
Mais il y a plus encore : non seulement la lumière existe indépendamment de l’œil, mais l’œil n’existe que dans la mesure où la lumière existe. La structure est créée par les conditions du milieu et non pas l’inverse. « Tes rayons ont créé les yeux de toutes les créatures » chantaient les Egyptiens dans un hymne au Soleil.
Lorsque l’on parle de la dépendance de la forme de nos sensations à l’égard des particularités anatomiques et physiologiques du sujet connaissant, il est indispensable de ne pas oublier que l’organisme en général et les organes des sens en particulier sont le résultat du développement historique du monde extérieur ; ce que nous montre l’étude du rapport des différentes espèces à la lumière, c’est que l’adaptation est la solution dialectique des contradictions qui naissent entre l’organisme et son milieu. Sans cette solution permanente des contradictions, sans doute n’y aurait-il pas de développement : la vie n’existerait pas.
4) La solution de l’aporie : la dialectique de la quantité et de la qualité
La question posée n’est pas de savoir - comme le veut la philosophie idéaliste - comment peut se former pour la conscience un objet dont l’identité est constituée par l’unité de ses déterminations concrètes, mais bien de comprendre comment cet objet qui existe indépendamment de la perception - de la conscience - peut rester identique à lui-même lorsque ses déterminations sont soumises au changement.
Voici l’aporie : Si l’identité d’une chose réside dans l’unité de ses déterminations, comment, lorsque ces déterminations changent, la chose peut-elle rester la même ?
N’est-ce pas cette contradiction qu’il faut comprendre, si l’on veut comprendre l’identité ?
Par exemple, comment cet arbre qui subit des changements continus lors de sa croissance, laquelle se mesure aux cercles concentriques qui forment son tronc, peut-il rester le même sans que ces changements ne modifient son identité : la qualité qui fait de lui un conifère ou un arbre fruitier ?
Le processus quantitatif de la croissance de l’arbre, qui modifie sans cesse ses déterminations, ne modifie pas son identité, parce que celle-ci est constituée par l’unité de ses déterminations, en l’occurrence les propriétés constitutives de l’espèce.
Pour qu’il en fût autrement, pour que les changements continus de cet arbre mettent en cause son identité, il faudrait précisément qu’il pût changer d’espèce ; autrement dit, que de tous les changements quantitatifs puissent surgir une autre espèce qui fut la négation de ses qualités propres. L’identité de la chose qui constitue sa différence est précisément sa qualité qui se manifeste dans des propriétés correspondantes (feuillage persistant du conifère, floraison et fructification du pommier) ; la qualité fait corps avec les propriétés déterminées qui constituent son identité. Ainsi, les changements de la chose sont à proprement parler indifférents tant qu’ils ne font pas différer d’elle-même le quelque chose.
L’exemple de cet arbre constitue une démonstration a contrario : en effet, dans la mesure où l’espèce ést le produit de l’évolution, il n’est pas concevable, toutes conditions égales, ( géographique, climatique, écologique etc.), que puisse surgir de tous les changements quantitatifs de cet arbre une espèce nouvelle.
Ainsi, l’identité de l’arbre est constituée par l’unité de ses déterminations spécifiques.
Ma perception de l’arbre, c'est-à-dire d’une chose identique à elle-même, différente de tout autre, est le reflet de cette identité spécifique.
Dans l’exemple que nous avons analysé de la perception de la couleur, nous avons montré que la gamme des couleurs perçues par l’œil humain correspond aux différentes longueurs d’ondes de la lumière ; par le moyen des rayons lumineux, nous connaissons les propriétés de l’objet lui-même, sa couleur se déterminant suivant les rayons qu’il absorbe et les rayons qu’il reflète. La couleur de l’objet est une propriété physique déterminée du corps consistant dans l’absorption d’une partie du spectre et la réflexion d’une autre partie.
Au travers du processus complexe de transformation de l’énergie lumineuse en énergie nerveuse (depuis les cellules sensibles à la lumière - jusqu’aux centres visuels du cortex cérébral), l’œil de l’homme ne reflète pas seulement les différences d’intensité de la lumière, mais aussi les particularités qualitatives liées aux différentes longueurs d’ondes correspondant à la gamme des couleurs.
A chaque changement quantitatif (longueur d’onde, vitesse) correspond un changement qualitatif (couleur différente ou ton différent d’une même couleur)
La perception du rouge reflète des vibrations d’une vitesse de 450 trillions à la seconde.. la couleur rouge peut varier ; elle ne cesse pas d’être rouge tant que n’est pas franchi, dans un sens ou dans l’autre, le seuil des vibrations qui constituent ses limites.
C’est bien la sélection par les sens (ainsi formés par l’évolution) et l’analyse par le cortex d’une réalité physique (existant indépendamment de nos sens) qui constituent la base de notre perception du réel, déterminant la diversité qualitative des choses que nous désignons comme le monde de l’homme.
B. L’identité biologique : L’unité du vivant
. Quand la biologie moléculaire montre que les constituants de tout système vivant : atomes et molécules, ne diffèrent en rien des composants de la « matière » inerte, c’est l’organisation de la matière vivante qui pose problème : Comment le « pouvoir » de s’assembler, de produire des structures, elles-mêmes capables de se reproduire, appartiendrait-il aux éléments qui composent la matière ? Comment comprendre à partir des composants de la « matière » inerte les processus de développement coordonné, de différenciation progressive des tissus, de fonctionnement harmonieux et finalisé des différentes parties du corps vivant ? Comment comprendre l’ordre qui caractérise tout être vivant ? Car cet ordre, loin d’être inerte, associe de manière intime structure et activité : dans la moindre cellule, des milliers de réactions chimiques se produisent simultanément en un régime de fonctionnement hautement ordonné tant du point de vue de la coordination des différentes vitesses de réaction que de celui de leur localisation dans la cellule
a) L’unité du vivant
C’est au milieu du XX° siècle avec le physicien Schrödinger que se trouve lancée la notion de code qui émet l’hypothèse que la structure moléculaire des gènes, qui est celle d’un cristal apériodique, se retrouve dans tous les organismes. En 1953, Watson et Crick élucident la structure en hélice de l’ADN.
C’est la découverte du matériel génétique de la cellule, l’ADN, et de son mode d’action à travers le code génétique qui a permis de donner une base scientifique à l’idée de l’unité du vivant, en même temps qu’il a contribué à la compréhension de l’évolution
Le matériel génétique de la cellule, survenu très tôt dans l’évolution des eucaryotes unicellulaires (il y a environ 1.8 milliard d’années) se trouve non seulement à la base de la construction de la structure cellulaire mais aussi de toute activité cellulaire : du métabolisme de la cellule contrôlée par les enzymes et de la reproduction. Dans la reproduction, il y a transcription précise du code linéaire inscrit dans l’ADN, et donc stabilité d’une génération à l’autre, ce qui assure la pérennité de l’espèce.
A partir des années 60, l’unification du monde vivant, annoncée par la théorie cellulaire, est accomplie par l’analyse moléculaire : La cellule vivante est une usine chimique informatisée
Avec la découverte de l’ ADN, le problème de l’identité du vivant semble ainsi résolu : elle repose sur l’organisation interne du vivant commandée par l’ ADN.
Le « secret » de la vie, de ses propriétés de développement et d’organisation, se trouve ainsi ramené à l’ADN (acide désoxyribonucléique) où est enregistrée l’information nécessaire à la synthèse des protéines qui se voient identifiées comme les « responsables » de l’ ordre vivant. Ce serait la structure des protéines, leurs propriétés d’association stéréospécifique, qui détermineraient non seulement la construction d’édifices multimoléculaires, mais aussi l’activité et la régulation globales du métabolisme. Ce sont elles qui retarderaient, pour un temps bref, l’évolution fatale vers la mort et l’équilibre.
C’est dans la mesure où l’ADN est pris pour responsable de l’ordre vivant que les métaphores cybernétiques liées au programme génétique font de l’unité du vivant la « révélation » ou l’expression de l’information et, plus récemment, l’« enveloppe génétique » qui renferme les différents produits d’un programme d’instructions génétiques donné, selon les différentes séquences temporelles où elles sont susceptibles de s’exprimer.
A partir de cette thèse de l’identité du vivant,, la question se pose : Comment l’unité du vivant, confondue avec l’identité du gène, permet-elle de rendre compte de l’évolution ?
b) L’évolution du vivant
L’évolution du vivant s’explique naturellement par des changements appelés mutations de gènes qui apparaissent parfois dans l’ADN : erreurs de transcriptions, ou un nucléotide en remplace un autre, ou encore modification plus radicale, qui intéresse plusieurs paires de nucléotides. Dans la grande majorité des cas, ces échanges sont nocifs pour la survie et la reproduction de l’individu, qui se trouve ainsi éliminé par la sélection naturelle. Quand une mutation est bénéfique pour la survie et la reproduction, elle est transmise à la génération suivante et a pour résultat une survie accrue du groupe biologique qui partage cette mutation. C’est ainsi que, après de nombreuses générations, cette mutation favorable pourra par la sélection naturelle, être incorporée par l’ensemble de l’espèce, qui accusera un changement de son génotype. Telle est la base essentielle de la version moderne de la théorie de Darwin sur la sélection naturelle, ou la survie du plus apte : Les mutations génétiques favorables sont sélectionnées et celles qui ne le sont pas sont éliminées.
Mais, comment comprendre la mutation ?
Si le programme génétique, comme l’ordre cristallin, se déduit des propriétés des éléments moléculaires qui le constituent., si ce sont les propriétés d’association stéréospécifique qui sont responsables de l’ordre du vivant, il faut soutenir avec Jacques Monod ‘dans son livre Hasard et Nécessité), que les mutations du vivant sont le fruit du hasard : C’est par un processus déclenché à l’origine par le seul hasard -la mutation génétique- que sont formées à travers la sélection naturelle, toutes les caractéristiques structurelles et fonctionnelles des organismes vivants.
L’organisation macroscopique naît de la succession des miracles statistiques sélectionnés dont elle résulte.
Or, ce type de solution extrême que nous venons d’esquisser ne s’impose que dans la mesure où l’ordre cristallin apparaît comme le seul ordre prévisible et reproductible. La cohérence est établie entre la physique et la biologie : Le cristal et le programme génétique sont deux formes d’ordre moléculaire.
Mais comment comprendre, dans ce contexte, l’ordre qui caractérise tout être vivant ? Car cet ordre, loin d’être inerte, associe de manière intime structure et activité : dans la moindre cellule, des milliers de réactions chimiques se produisent simultanément en un régime de fonctionnement hautement ordonné tant du point de vue de la coordination des différentes vitesses de réaction que de celui de leur localisation dans la cellule.
c) L’émergence de l’ordre
Elaboré en physique, le second principe de la thermodynamiquemontrait que l’entropie ne peut que croître dans un système par suite des transformations irréversibles qui s’y produisent, jusqu’à ce que soit atteint un état d’équilibre (maximum de l’entropie), qui met un terme à l’évolution « désordonnée » du système.
C’est l’étude des systèmes vivants qui conduit les chercheurs de l’école de Bruxelles, dont le chef de file est Ilya Prigogine, à une nouvelle compréhension du second principe de la thermodynamique. Là où, dans un système isolé -fermé-ce principe conduit à l’idée de dégradation, qui s’achève par un état d’équilibre ; en revanche dans des systèmes traversés par des flux de matière et d’énergie, tels que les systèmes vivants, l’évolution conduit à des états spécifiques de non-équilibre qui rendent possibles des processus d’autostructuration.
« Loin de l’équilibre thermodynamique,écrit Prigogine, c’est-à-dire dans des systèmes traversés par des flux de matière et d’énergie, peuvent se produire des processus de structuration et d’organisation spontanées au sein de ces systèmes, qui deviennent le siège de « structures dissipatives ».
Telles sont les structures biologiques.
« .C’est la constitution physicochimique du système et les contraintes que le milieu lui impose, qui détermine le seuil d’instabilité du système. » ;
Le hasard n’est pas le deus ex machine d’une mystérieuse mutation. « Il décide quelle fluctuation sera amplifiée après que le système a atteint ce seuil et vers quelle structure, quel type de fonctionnement il se dirige parmi tous ceux que rendent possibles les contraintes imposées par le milieu. »
La découverte des structures dissipatives signifie que l’irréversibilité, loin de l’équilibre, peut jouer un rôle constructif et devenir source d’ordre : L’interprétation nouvelle fait appel au mécanisme sous-jacent d’intervention des fluctuations. Les fluctuations, au lieu de régresser, peuvent s’amplifier et le système adopte alors un régime de fonctionnement nouveau, qui ne résulte plus de la compensation mutuelle des événements moléculaires, mais constitue un véritable ordre macroscopique surgi de la foule de ces événements.
Il en résulte un changement de branche ou bifurcation vers une nouvelle structure.
La thermodynamique des processus irréversibles a découvert que les flux qui séparent certains systèmes physico-chimiques et les éloignent de l’équilibre, peuvent nourrir des phénomènes d’auto-organisation spontanée, des ruptures de symétries, des évolutions vers une complexité et une diversité croissantes
Pour Ilya Prigogine, un système vivant est un système ouvert qui échange continuellement matière et énergie avec son environnement. Il est le siège d’entrées et de sorties, d’une construction et d’une destruction permanente de ses composants. Tout système vivant se maintient dans un flux entrant et un flux sortant continuel ; il ne connaît pas, tant qu’il est en vie, d’équilibre chimique et thermodynamique. On peut même dire que la vie tire son énergie du déséquilibre créé par le métabolisme. Lorsque les organismes vivants sont en équilibre avec leur environnement ou lorsque leur état interne se confond avec l’état extérieur, ils sont morts. Le déséquilibre est créateur ; un tel système hors équilibre est associé à des mouvements dissipatifs qui ont la propriété de donner parfois naissance à des structures organisées. La plupart des activités biologiques fonctionnant dans des conditions éloignées de l’équilibre.
Cette auto-organisation ne constitue pas une réponse à la question de l’origine de la vie mais donne les conditions reproductibles qui rendent non miraculeuse la possibilité d’une histoire comme celle qui a dû mener de la chimie au vivant.
C. L’individualité humaine : l’identité, résultat d’un processus historique
1) Le cogito : la conscience de soi
il y a une certitude immédiate de la conscience et cette certitude est inexpugnable, c’est celle que Descartes énonce dans le cogito. Si je mets entre parenthèses l’existence des corps extérieurs, il reste que j’existe dans la mesure même où j’ai conscience d’exister. Voilà qui permet de reconnaître une distinction réelle entre la nature des corps et cet ego, dont l’essence est de penser : d’une certaine façon je suis une chose qui pense. Mais qu’entend-on par penser ? Retenons la formulation es Principes, qui reprend la réponse des Méditations: « par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous même ; c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir est la même chose ici que penser. »
Ainsi, que m’apprend le cogito ? rien d’autre sinon que je suis le sujet de tous ces rapports avec les choses, que sont juger, vouloir, imaginer, sentir. L’ego n’est rien d’autre que le support de ces manifestations qui constituent la conscience de soi.
2) Le cogito brisé ou l’identité perdue
Mutation de l’épistémè (selon le terme de Foucault), liée à de profondes mutations sociales, c’est sans doute la prise de conscience par les hommes, au cours de toute une histoire, de leur individualité, menacée par toutes les formes d’aliénation, qui conduit la réflexion à cette mise en cause du cogito, que Ricoeur désigne comme le « cogito brisé ».
“ La première vérité -je suis, je pense- reste aussi abstraite et vide qu'elle est invincible ”. L'affirmation de soi, dans une conscience immédiate, est “ une certitude certes, mais une certitude privée de sens ”. “
A la fin du compte, « que signifie le Soi de la réflexion sur soi-même ? ”
”La réflexion doit “ ressaisir l'ego de l'ego cogito dans le miroir de ses objets, de ses œuvres et enfin de compte de ses actes.”
Tel est, selon Paul Ricœur lui-même, “ le fil conducteur de toutes ses études, [qui] sont construites sur une certaine polysémie de la question : qui ? ”
-“ Qui”souffre ? parle ? ” agit ? - “ Qui vit? - “ Qui ” est responsable ? »
Derrière toutes ces questions se cache la question initialement posée : “ Quelle sorte d'être est le Soi ? ”
- Ce corps, qui est ma chair, par quoi je suis présent au monde appartient à une nature (biologique), qui n’est pas moi : “ L'ipséité implique une altérité propre dont le support est ma chair. ”
“ Qui ” parle ?
Il faut reconnaître que la langue est un espace de sens qui est (comme le monde) toujours -déjà-là- avant que “Je” ne parle. Le Soi ne se manifeste par la parole qu'en parlant comme un Autre.
- “ Qui ” agit ?
C’est bien moi qui agit : Ego-go : L’action atteste le fait que je suis l’origine, la source des mes actes ; Mais, contraint de rendre compte d’un acte, -de lui donner un sens, je dois invoquer des mobiles ou des raisons qui me renvoient à une psychologie qui appartient à une culture ou à une idéologie qui appartient à une classe. Celui qui agit, le sens de son action lui échappe, comme s’il appartenait à un autre.
- “ Qui vit ?
Répondre à la question : “ Qui ” : Qui suis-je ? - Qui es-tu ? - c'est raconter l'histoire d'une vie, sa propre histoire.
“ Qu'est-ce qui justifie qu'on tienne le sujet de l'action pour le même tout au long d'une vie qui s'étire de la naissance à la mort ? ”, sinon que cet être qu'est l'homme au cours de sa vie fait lui-même le récit de sa vie, qu'il reprend sans cesse et où la fiction se mêle toujours à la narration pour maintenir et reconstruire son identité personnelle.
A travers son discours à la première personne, à travers l'interminable chaîne des motifs ou raisons qu'il donne de ses actes, à travers les récits par lesquels il donne un sens à ce qu'il vit, à travers les idéaux et les valeurs auxquels se réfèrent ses engagements, ce qu'il “réalise”, c'est bien lui-même (ipse) mais sous la forme du“ même ”(idem) (de “la mêmeté ”, écrit Paul Ricœur), c'est-à-dire d'une identité qu'il “ constitue ” en même temps qu'il l'emprunte
Tout se passe “ comme si ” “ l'affirmation originaire ”de soi ne pouvait s'exprimer qu'au travers de ce qui ne lui appartient pas : une langue, une culture, une psychologie, une morale.
C'est à une odyssée de la conscience de soi que Paul Ricœur nous invite :
S'approprier son corps, se réapproprier son langage, puis ses actes et enfin sa vie et son histoire par le récit de ses actes, telles sont les étapes du chemin que l'être humain pratiquement emprunte dans une quête de soi
Au terme de la quête de soi, après avoir parcouru toutes les étapes de l’interrogation sur le soi de la conscience de soi, que découvre-t-on ?
Lorsque l'homme, un être humain singulier, cherche à “dire” “qui” il “est” à partir de la conscience qu'il détient de lui-même et de sa vie propre (telle qu'elle se déroule dans le temps d'un monde), tout se passe comme si, “ élevant son expérience au langage, et pour ainsi dire condamné à “ se ” raconter, il n'avait de “ possibilités autres d'exister ” que d'être “ soi-même comme un Autre ”.
Mais,“ qu'est-ce que cet Autre qui est l'être du soi et le dépasse de toutes parts
La volonté de Paul Ricœur d'explorer toutes les manifestations humaines à travers lesquelles l'individu a conscience d'être lui-même pour découvrir qu'il n'est jamais “ lui-même que comme un Autre ” doit conduire à cette constatation “ énigmatique ” que l'individualité n'appartient pas à la conscience que l'individu a de lui-même.
Lorsque l'individu, prenant conscience de soi, découvre qu'il n'est jamais “lui-même que comme un Autre ”, n’est-ce parce que son individualité et son existence singulières ne prennent sens que par son appartenance à l'histoire sans fin de l'humanité? Si l'individualité n'appartient pas à la conscience que l'individu a de lui-même, n’est-ce parce que la conscience de soi est le moment d’une histoire commune ?
Telle est la découverte de notre modernité “ L'humanité n'est une espèce que dans la mesure où elle est une histoire ”.
L’identité de l’homme commence par une histoire : celle de l’hominisation
3) L’identité spécifique : le procès de l’hominisation
A la différence des autres vivants, l’identité de l’espèce humaine n’est pas le résultat d’un processus génétique, mais bien d’un processus historique. C’est la grande leçon de l’anthropologie.
Leroi-Gourhan résume ainsi le chemin parcouru :
1. Dans la première partie, ont été dégagés dans leur commune origine les deux critères majeurs :-la technicité et le langage, permettant à la fois de rattacher l’apparition de l’humain à l’évolution du fonds corporel de l’humanité et de mettre à jour les traits principaux qui constituent sa « différence spécifique ».
2. Dans une seconde partie, il est apparu que technique et langage sont liés à leur extériorisation dans le groupe social , -sinon dans leurs origines, sans aucun doute dans leur développement spécifiquement humain,:
La « libération » de l’outil ( comme « prothèse » de l’organisme vivant ) a cette propriété de placer « hors de » l’homme, « face »à lui, sous la forme d’un objet-produit, le résultat de son activité, de sorte que les conditions de son existence, , situées hors de lui, de biologiques sont devenues sociales.
La « libération » du verbe ( par quoi le signal est devenu un signe ) correspond à cette propriété unique que l’homme possède de placer sa mémoire en dehors de lui-même ,dans l’organisme social.
Ainsi , « toute l’évolution humaine ( par laquelle les hommes se différencient eux-mêmes des autres vivants ) concourt (consiste ) à placer en dehors de l’homme ce qui, dans le reste du monde animal, répond à l’adaptation spécifique( inscrite « en » l’individu sous forme du code génétique )
Le bond que l’on constate à un moment donné, préparé par une longue évolution corporelle, loin d’être inscrit dans un patrimoine génétique, qui marquerait l’avènement d’une nouvelle espèce vivante, est « produit » par les individus lorsqu’ils commencent à produire socialement leurs moyens d’existence. Il s’agit d’un véritable renversement du rapport entre les individus et l’espèce : Là où, dans le règne animal, l’individu est tout entier défini par son appartenance à l’espèce, ce sont maintenant les rapports des individus entre eux qui déterminent l’apparition et le développement d’une nouvelle espèce.
A partir de ce moment l’identité de l’homme n’est plus dans le code génétique par lequel l’individu est « naturellement » adapté à son milieu, mais dans les rapports sociaux qui unissent les hommes entre eux dans la production de leur condition d’existence. L’identité n’est plus dans les caractères propres de l’espèce mais elle se trouve à l’extérieur des individus, en ce monde produit par les hommes qui constitue un patrimoine commun
Cette évolution, qui rompt avec l’évolution nous oblige à poser la question de l’identité, non plus de l’espèce, mais de l’individu singulier : Si l’essence de l’homme ne peut plus être trouvée dans ses déterminations génétiques, comment penser l’identité de l’individu ?
Si l'histoire est bien un processus social d'individuation, si, cours de l'histoire, "l'être humain ne s'individualise qu'en se socialisant", l'explication matérialiste doit permettre de comprendre comment tel ou tel être humain -cet homme-ci, tel individu concret-, devient -au travers de cette histoire qu'on appelle "biographie"- un "individu singulier" .
Ce que nous voulons comprendre, ce n'est pas seulement le processus historico-social d'individuation mais aussi ce que nous pourrions appeler le procès de l'individualisation par lequel tel être humain se singularise.
La question posée est celle de la genèse de l’individualité ; elle est à double détente :
- Si l’identité spécifique se situe hors de l’individu, dans ce monde fondé sur les rapports sociaux, comment l’individu appartenant à cette espèce devient-il un homme ? C’est la psychologie de l’enfant qui doit nous permettre de répondre.
- Et, cet homme qu’il est devenu, comment l’individu peut-il constituer son identité sur sa différence, affirmant sa singularité, alors qu’il a conscience d’être « le même » ?
4) le procès de l’individualisation : La genèse de l’identité
Trois grandes phases peuvent être distinguées dans la construction de l’identité, de l’enfance à l’adolescence : l’individuation primaire, l’identification catégorielle, l’identification personnalisante.
L’individuation primaire couvre les trois premières années, au cours desquelles l’enfant passe d’activités spontanées élémentaires à des conduites organisées. Au cours de la première année, il apprend à construire son propre corps, à le saisir comme une totalité maîtrisable, en relation avec les objets dont il construit progressivement aussi la permanence. Ces progrès sont cependant contemporains d’une forte dépendance vis-à-vis d’autrui et d’une incapacité à organiser une conscience réfléchie de soi. La conscience est, pour l’instant, immergée dans les actions immédiates, à l’occasion desquelles l’enfant vit d’ailleurs une certaine impuissance à réaliser. C’est notamment ce sentiment d’impuissance qui, au cours de la deuxième année, pousse l’enfant à vouloir subordonner ses conduites à des règles ou à des modèles, par l’imitation, motrice, linguistique ou affective.
Mais, vers l’âge de 18 mois, apparaissent des comportements contradictoires. Affection, dépendance et identification alternent avec des réactions de jalousie, de possessivité et d’opposition. Ainsi s’esquissent les premiers signes identitaires à travers le désir de trouver et de maintenir une distance optimale par rapport à autrui (ni trop près ni trop loin). Pour réduire ce conflit, l’enfant s’identifie à la mère qui frustre et qui dit « non » (R. Spitz) ; il s’approprie ainsi son pouvoir de refus et d’interdiction.
Jusqu'à la fin de la deuxième année, l'enfant - quand il commence à parler - se désigne par son prénom ou par le pronom de la troisième personne : "Paul ou "il" a fait cela". De même, quand il s'adresse à autrui il n'emploie pas les pronoms de la deuxième personne : tu, toi.
La psychologie de l'enfant permet de dater dans l'évolution de l'enfant la mutation qui se produit dans les rapports de l'enfant - de l'individu - avec lui-même et avec Autrui. C'est cette mutation que l'on a désignée comme "la crise des trois ans".
Pour le dire en un mot : "son ego n'émerge qu'en se doublant d'un ego pour autrui". Il ne se met à exister "pour soi" qu'en découvrant qu'il existe pour autrui. Et pendant toute cette période, pendant cette crise, tout son comportement consiste à "faire jouer" cette relation avec Autrui où le Moi est inséparable de l'image que les autres ont de lui. Cette mutation consiste dans le passage du "moi intero-ceptif" au "je spéculaire".
Si l'on se demande en quoi consiste la crise, ce que l'on découvre - et ce que l'enfant découvre - ce n'est pas une opposition - un antagonisme - entre ce qu'il est par lui-même (puisqu'il "n'est pas" encore et qu'il n'est pas "devenu" un homme) et ce qu'il est pour les autres c'est à dire l'image que les autres auraient de lui (s'il était déjà devenu quelqu'un) ; c'est une contradiction : la nécessité pour se manifester soi-même, pour manifester son individualité, de devenir un être social, de se définir par ses rapports avec les autres, et de se réaliser au travers de - par l'intermédiaire - de ses rapports.
Le "monde social" constitue la base concrète à partir de laquelle tout être humain s'individualise. Loin qu'on puisse opposer l'individualité singulière au milieu social, il est clair que "l'être humain" ne s'individualise qu'en se socialisant.
On ne peut pas comprendre l'individualisation de l'enfant, la formation de sa personnalité comme une simple psycho-genèse où une identité psychique de base (biologique : capacités innées, dons, etc) serait pour ainsi dire "coiffée" d'une personnalité "sociale" : Ce ne sont pas, comme le voudrait la Sociologie américaine, des "modèles culturels", ni même des formes de comportement, puis des "rôles sociaux" que l'individu imite ou qui s'imposent à lui dès sa première enfance jusqu'au moment "critique" de l'adolescence, dont l'entrée dans la vie professionnelle réaliserait la synthèse par la prégnance d'un conditionnement "impersonnel", apaisant ou mettant en sommeil les conflits internes, les tensions psychiques.
“ La personnalité est bien autre chose, écrit Lucien Sève, qu'un épiphénomène social du sujet psychique.”
La "formation de la personnalité" est l'histoire singulière d'une individualisation, inséparable de la socialisation de l'enfant, puis de l'adolescent.
“ Il s'agit, note Lucien Sève, d'un processus qualitativement autre que chez les animaux : l'être humain ne se borne pas à adapter ses capacités héréditaires à son milieu (social), il s'approprie avant tout des capacités sociales en les intériorisant dans sa pratique. ”
Cette appropriation de capacités sociales au travers de la pratique constitue le processus même d'hominisation en quoi consiste l'histoire de l'humanité. Mais, la pertinence de ce point de vue n'est pas moins grande quand il s'agit de comprendre l'individuation de l'enfant comme un processus "total" ou "totipotent", par lequel "toutes" les capacités -non seulement intellectuelles ou culturelles mais aussi affectives et perceptives, sont acquises ou totalement remodelées par la pratique, par l'activité "matricielle" de l'enfant.
“ Les activités modulent les fonctions (mais) les fonctions modulent jusqu'aux organes : l'édification des structures cérébrales chez l'enfant est très sensiblement affectée -et au delà d'un certain âge d'irréversible façon- par la richesse ou la pauvreté des conduites perceptives, pratiques ou langagières auxquelles est incité l'enfant. ” (Lucien Sève)
En d'autres termes, par son appartenance à "cette famille" -au travers de rapports sociaux objectifs qui sont effectivement des rapports de classe, l'enfant n'adopte pas seulement un "mode de vie", ni, non plus seulement des "manières d'être" ou "des façons de penser", comme s'il existait -en tant qu'individu- avant d'appartenir à cette famille : Par cette "appartenance", il constitue son individualité ; il "s'individualise".
“ Tout dans les capacités psychiques proprement humaines présuppose le génome et l'organisme (mais) rien ne s'y comprend en dehors de l'appropriation subjective de capacités -socialement et historiquement- objectives.”
“ Le petit d'homme a tout à s'approprier : Son hominisation exige de lui des activités appropriatives que sous-tend un complexe d'identifications et de différenciations précoces, de désirs, de sens, de motifs et d'attentes configuré dans une biographie inépuisablement singulière .” (Lucien Sève)
Ne peut-on aller jusqu'à dire que cet individu - le petit d'homme - n'était "rien", avant que ne commence, dès sa première enfance, cette individuation ?
Et maintenant, à tel moment de sa croissance et de son développement, est-il rien d'autre que ce qu'il est "devenu" ?
Lorsqu'on veut comprendre la formation de la personnalité (c'est-à-dire d'une individualité singulière), n’est-on pas conduit à une véritable contradiction ?
- Comment l'individu, qui trouve hors de lui les formes sociales objectives de son individualité, comme des traits généraux déterminés par son appartenance sociale, peut-il être en même temps cet être singulier, unique, sans lequel je ne pourrais comprendre cette amitié ou cet amour qui l'ont "choisi" et ne s'adressent qu'à "lui" ?
Voici poser à nouveau le problème de l’identité : Qui suis-je - moi-même (ipse) en tant qu’être singulier, alors que je n’existe qu’au travers d’identités multiples, de territoires, de possessions divers : mon corps, mon nom, mes racines, mes droits et devoirs, mes positions et mes rôles, toutes les personnes ou objets que j’investis comme autant de parties de moi-même ?
3) l’identité personnelle : un procès biographique
En un sens restreint, l’identité personnelle concerne le « sentiment d’identité » (idem, mêmeté), c’est-à-dire le fait que l’individu se perçoit le même, reste le même, dans le temps. Mon identité, c’est donc ce qui me rend semblable à moi-même et différent des autres ; c’est ce par quoi je me sens exister aussi bien en mes personnages (propriétés, fonctions et rôles sociaux) qu’en mes actes de personne (significations, valeurs, orientations). Mon identité, c’est ce par quoi je me définis et me connais, ce par quoi je me sens accepté et reconnu comme tel par autrui. Les dimensions de l’identité personnelle dépendent, en effet, pour une large part des idéologies de la personne qui traversent une culture donnée. La première dimension, la continuité, permet au sujet de se situer tout à la fois dans l’horizon temporel et dans les territoires personnels comme dans l’histoire des groupes sociaux et culturels de référence.
Mais, paradoxalement, pour que l’identité s’instaure comme système relativement unifié et continu, pour que je m’appréhende comme le même -il faut que je m’affirme comme différent de tout autre - affirmation qui se traduit par des actes de séparation, d’autonomisation, d’opposition affective. À l’identité comme unité et continuité (ressembler à soi-même) s’ajoute l’identité par différence (ne ressembler à personne d’autre). Au sentiment d’identité s’ajoute un sentiment d’unicité, d’originalité, Par une sorte de clivage , de dédoublement s’instaure un espace mental, où j’affirme ma différence. Tout se passe comme si mon individualité relevait d’un forum intérieur, lieu d’une richesse potentielle.
Par cette dichotomie, la question est posée des liens entre d’une part cette affirmation de ma singularité et, d’autre part, l’unité et la diversité du soi constitué d’identités multiples, de territoires, de possessions divers : mon corps, mon nom, mes racines, mes droits et devoirs, mes positions et mes rôles, toutes les personnes, ou objets que j’investis comme autant de parties de moi-même.
Nous sortons d’une conception purement cognitiviste de l’identité présentée comme un ensemble de représentations de soi séparées d’activités pratiques. On peut penser, au contraire, avec R. Sainsaulieu, que « l’individualité [se situe] non pas comme une entité de départ sur laquelle se construit ensuite le monde social, mais bien comme le résultat du jeu des relations socialement inscrites dans l’expérience de la lutte et du conflit ». Ainsi l’identité n’est pas une pure organisation cognitive ; elle émerge et se développe pendant des périodes critiques, où la personne est passionnellement impliquée dans sa relation à cet autre extérieur qui la heurte, la contraint et/ou l’attire, et qui est pour elle source d’ambivalence. Le conflit est aussi intrapersonnel, en relation avec cet autre intérieur, ce « fantôme d’autrui que chacun porte en soi » (Henri Wallon). Comme le disait aussi Emmanuel Mounier, « la constance du soi ne consiste pas à maintenir une identité, mais à soutenir une tension dialectique et à maîtriser des crises périodiques ». Comprendre l’identité, c’est donc mettre à jour les processus qui en organisent la construction historique, la mise en question, la perte ou la réappropriation.
4) L’énigme de l’individualité humaine
Cherche-t-on le secret de cette dialectique, c’est l’énigme de l’individualité humaine que l’on doit tenter d’éclairer.
Il faut revenir sur le processus d’individualisation qui, de l’enfance à l’adolescence, fait de moi un homme ; Tous les complexes d’identification de l’enfance, mais, plus encore, toutes les matrices d’activité au travers desquelles l’individu devient ce qu’il est en intériorisant toutes les formes de son appartenance sociale, tendent à transformer le processus d’individuation en un procès d’aliénation.
Certes, les mutations pubertaires, les progrès de l’intelligence formelle, la diversification des intérêts provoquent à l’adolescence une véritable mutation des systèmes d’orientation et de valeurs qui peut se traduire par une crise d’identité. Le sujet n’assume plus ses identifications infantiles ni la conformité aux règles et modèles familiaux ou scolaires. Il cherche dès lors à conforter ou à retrouver son identité par l’exaltation, l’affirmation péremptoire des opinions, la rigidité des attitudes. En organisant des possibles, il s’identifie à des projets ; mais ces possibles sont eux-mêmes déterminés, ces projets déjà structurés par l’appartenance sociale.
Pierre Bourdieu écrit dans “Les Méditations Pascaliennes”
.“ La relation entre les dispositions et les positions, [qui] prend la forme d'un ajustement quasi-miraculeux, et voué de ce fait à passer inaperçu, s'observe lorsque les habitus sont le produit de structures sociales, celles-là mêmes dans lesquelles ils s'actualisent
Un individu ne parvient à “ constituer ” son individualité qu'en la “ réalisant ” sous la forme d'une personnalité qui ne lui appartient pas en propre, sous la forme d'une identité qui est commune à d'autres, autrement dit : une condition sociale (ce mineur, ce paysan ou ce professeur parmi d'autres).
L'énigme de l'individualité humaine, c'est le procès par lequel elle “se” constitue en se “réalisant” à l'extérieur d'elle-même.
L’identité est vécue alors comme une quête continuelle et illusoire, en même temps que nécessaire – et cela tout au long de la vie. Tel est le paradoxe de l’identité : le « je » ne peut être que par la médiation du souhait de devenir « autre », en vue de combler un manque. Cet autre – idéal du moi à son tour rejoint – se projettera dans un autre projet, et cela dans un renvoi sans fin, cherchant à défier la mort même.
Traduisant ce vécu, la philosophie de notre temps peut décrire l’identité comme une transcendance horizontale : un processus sans fin d identifications dont il faut toujours, comme autant d’illusions, se défaire pour se faire, ce qui ne manque pas d’occasionner ces dysfonctionnements qu’on appelle les troubles d’identité.
Cette métaphysique de l’existence plonge ses racines dans une réalité historique et sociale : Dès lors que le monde où sont objectivées les capacités humaines est devenu étranger aux individus, – les individus s’appréhendent eux-mêmes, à travers leur individualité sociale, comme des êtres existant en eux-mêmes, pour ainsi dire à la manière des choses, indépendamment des rapports qui sont le contenu réel de leur vie. Si, aujourd’hui, comme aux débuts de l’histoire humaine, aucun individu ne saurait être un homme qu’en se socialisant, la contradiction qui habite l’individu est flagrante, car l’inversion est réelle : l’individu ne peut se socialiser qu’à travers une individualité sociale aliénée, dont le profil – la forme et le contenu – est « figé » par des rapports sociaux qui lui sont étrangers. La réification de l’individualité est le corollaire de l’aliénation des rapports sociaux
De là naît ce qu’on pourrait appeler l’illusion de l’identité : La conscience que l’être humain prend de lui-même, revêt la forme psychologique d’une conscience de soi, où l’être singulier ne s’appréhende « lui-même » (ipse) comme tel, distinct de tout autre, qu’à travers les contours d’une identité et d’une vie propre, par quoi il est toujours « le même » (idem). Cette « conscience de soi », à laquelle s’impose la réalité du « moi », est le reflet d’une individualité « réifiée ».
Avant d’être ainsi réfléchie par le penseur, si la vie est vécue comme un procès sans fin de « réalisation de soi », n’est-ce pas parce que l’individualité est réifiée par les rapports sociaux ? - Il n‘est d »autre moyen d’être soi-même que de projeter d’être un autre.
Qu’est-ce qui est perdu au travers de ce processus ? - C’est l’essence même de l’individualité, dont il nous faut comprendre qu’elle réside tout entière dans le devenir.
Si l’on peut un moment faire abstraction de cette forme psychologique qui constitue la conscience que nous prenons de nous-mêmes, il faut reconnaître qu’il n’est pas d’essence de l’individualité en dehors des rapports effectifs qui constituent le contenu d’une vie singulière.
Le contenu de l’individualité, à tel moment d’une vie singulière : d’une biographie, c’est la richesse du patrimoine social que tel ou tel être humain a réussi à s’approprier, qui est fonction de l’extension, du développement et de la richesse des rapports sociaux qui constituent le contenu de sa vie. Avant d’être l’appréhension par l’individu d’une identité, qui le sépare de toutes choses, par laquelle il s’apparaît lui-même dans cette transparence qu’on appelle la « conscience de soi, l’individualisation n’est « potentiellement » rien d’autre que le processus d’assimilation par un individu d’un patrimoine humain « intrinsèquement illimité », qui n’a d’autre limite que le temps d’une vie.
C’est ici qu’il faut échapper à une ultime illusion ; il est si vrai que nous nous appréhendons comme un être porteur en soi d’une essence (inhérente à son individualité), que le patrimoine, dont l’appropriation constitue le secret moteur de l’individualisation, nous apparaît comme une propriété ; Avec la réification de l’individualité - l’impossibilité de devenir effectivement un autre, l’impossibilité de vivre une autre vie (plusieurs autres vies) - la richesse de notre vie réelle est comprise comme une richesse « intérieure », qu’on pourrait accumuler comme un bien propre. Bien plus, la richesse de nos rapports réels est appréhendée comme un enrichissement personnel qui constitue la « réalisation de soi ».
Or, tel est le secret de l’individualité humaine : La richesse par quoi l’individu se singularise ne lui appartient pas à lui-même (qui ne saurait l’accumuler comme un bien) mais toujours-déjà à cet Autre qui n’est pas le même que lui.
Rien d’autre ne nous sépare que les rapports qui nous unissent, parce que ni lui ni moi n’existons en dehors de ces rapports.(qui constituent le seul contenu de notre individualité). Comment pourrions-nous être les mêmes, alors que l’un et l’autre nous n’existons qu’à l’extérieur de nous-même.
La frontière qui nous sépare n’est rien d’autre que le lieu de notre rencontre, là où seulement nous pouvons être présents. Et le lien qui nous unit n’est rien d’autre que l’à venir de cette rencontre.
L’essence humaine de nos vies singulières n’est nulle part ailleurs que dans le devenir de nos rapports.
Nous avons franchi une nouvelle étape dans la compréhension de l’identité :
Là où la physique contemporaine a montre que la matière a une histoire, là où, avec l’apparition de la vie et l’évolution du vivant, a été démontrée la possibilité de l’émergence du nouveau, la réflexion anthropologique nous découvre que l’essence de l’individualité n’est nulle part ailleurs qu’en son devenir au coeur d’une histoire collective.
A tous les niveaux du réel, l’identité, c'est-à-dire l’essence que l’on veut saisir, doit être comprise comme un procès de développement.
D. L’identité collective
Les hommes vivent en société. Or, lorsqu’il s’agit de le définir, cet espace familier, dans lequel s’inscrivent toutes leurs pratiques – individuelles ou collectives –, et toutes leurs représentations, révèle une opacité inattendue.
L’analyse sociologique
1.construit des niveaux de réalité sociale, des systèmes de relations : ordre du politique, de l’économique, du religieux ou, plus généralement, du culturel.,
2. elle étudie, d’autre part, les groupes et les groupements (familles, clans, classes, ethnies, etc.), êtres collectifs qui ont les apparences, la cohésion et les contraintes de sous-sociétés dans la société, et qui posent, à leur échelle, le mystère du serment qui les constitue et les unifie.
Mais réseaux de relations, niveaux structurés, groupes, tous ces objets sociologiques s’inscrivent dans une totalité particulière – la société globale –, unité concrète que les sujets découvrent dans l’intensité même des relations qui les unissent et les opposent et qui déterminent leur identité à travers leur appartenance à cette unité (à telle ou telle formation sociale).
Bien que, dans leur multiplicité, les conduites, les pratiques sociales, les appartenances à divers groupements – famille, classe, ethnie –, sont en quelque sorte nouées par les individus ( par les agents sociaux), on ne saurait cependant réduire la société à n’être que le lieu où s’entrecroisent les volontés et les pratiques de sujets définis en dehors d’elle.
La société est constituée des individus, mais constitue une réalité transcendante.
Le mystère que représente l’unité du social a été exposé par Cornélius Castoriadis dans L’Institution imaginaire de la société.
« Qu’est-ce qui fait, se demande-t-il, que la société « tient ensemble », que les règles (juridiques ou morales) qui ordonnent le comportement des adultes sont cohérentes avec les motivations de ceux-ci, qu’elles sont non seulement compatibles, mais profondément et mystérieusement apparentées au mode de travail et de production, que tout cela à son tour correspond à la structure familiale, au mode d’allaitement, de sevrage, d’éducation des enfants, qu’il y a une structure finalement définie de la personnalité humaine dans cette culture, que cette culture comporte ses névroses et pas d’autres, et que tout cela se coordonne avec une vision du monde, une religion, telles façons de manger et de danser ? »
Comment peut-on penser la société - l’unité du social - alors même que l’on a jamais affaire qu’à des formations sociales particulières ?
Conclusion : La logique de l’identité
Quelque chose n’est ce qu’il est qu’en n’étant pas quelque chose-d’autre. Négation instauratrice d’une limite aussi bien interne qu’externe, qui constitue la différence de ce quelque chose avec la chose autre, et qui du même coup détermine son identité. La déterminité de la chose -son identité-différence- est à proprement parler sa qualité qui se manifeste en propriétés correspondantes qualitative du quelque chose. La qualité fait ainsi corps avec le quelque chose, déterminé par sa limite : elle ne peut changer sans le changer, sans le rendre différent. La quantité est au contraire « la qualité supprimée », autrement dit, le changement indifférent, le changement qui ne fait pas différer de lui-même le quelque chose : Plus petite ou plus grande, la maison reste la même, plus pale ou plus foncé, le rouge reste rouge.
C’est parce que la quantité et la qualité forment ainsi un couple de contraires, qu’il y a une dialectique de la quantité et de la qualité. Dès lors que le quantum inhérent à chaque chose outrepasse « une certaine limite » la qualité correspondante, enfermée dans cette limite se trouve supprimée par un saut à une qualité différente.
Selon cette analyse, il y a un effet de seuil et un saut qualitatif parce qu’il y a une unité indissociable de ses contraires que sont la qualité et la quantité, de sorte que une qualité déterminée fait corps avec des « quanta » eux-mêmes régis par certaines limites. Le changement qualitatif n’est pas soudain, il est nécessairement ponctué ; autrement dit, il se produit à un point déterminé du changement quantitatif, une fois atteinte par celui-ci, la valeur limite au-delà de laquelle sont abolies les conditions d’existence d’une qualité donnée. [...]
Le changement du quelque chose est donc comme une médaille à deux faces : une variation continue de la quantité aboutissant de façon nécessaire à une mutation ponctuée de la qualité. Ce qui entraîne la différence qualitative -le passage à une qualité autre- est un changement quantitatif, donc indifférent en lui-même, étranger à la dimension.
En conséquence, les deux qualités -celle d’avant et celle d’après- sont en elles-mêmes indifférentes l’une à l’autre. Voici le point crucial : L’une des qualités ne naît pas de l’autre. « Le nouveau quelque chose » n’a avec l’autre que la différence extérieure du quantum. Il n’est donc pas venu du précédent, mais immédiatement à partir de lui-même. Double conséquence :
1. Pour ce qui est des propriétés nouvelles de la qualité nouvelle (nouvel aspect des choses) elles ne peuvent s’expliquer à partir de l’antérieur ou l’inférieur. Ainsi, le passage aux propriétés nouvelles, tout en étant nécessaire et par là prévisible du point de vue quantitatif, peut s’avérer imprédictible du point de vue qualitatif.
2. Affirmer que le nouveau quelque chose « vient au jour » immédiatement à partir de lui-même ne revient en rien à l’idée de quelque création ex-nihilo.