L'identité grecque chez Ulysse

 
L’identité grecque au travers d’Ulysse 
 
Introduction
 
Après leur victoire, sur Troyes, où ils ont massacré les hommes et pris femmes et enfants pour esclaves, les grecs doivent payer pour leurs excès.
Pour Ulysse et ses compagnons, il est deux chemins qui mènent à la patrie. Le premier est celui de Ménélas qui décide de quitter la ville sans rendre grâce aux Dieux qui ont permis leur victoire, la seconde est celle d’Agamemnon, qui demeure pour offrir quelques sacrifices aux dieux.
Après une querelle avec Ménélas, ils décident de rejoindre Agamemnon, mais la tempête qui se lève en décide autrement en dispersant la flotte grecque. Parmi les grecs victorieux, bien peu retrouveront la mère patrie, et d’autres trouveront la mort et la trahison au seuil de leur maison. Ainsi d’Agamemnon par exemple, qui tombera dans le piège de sa femme Clytemnestre et de son amant Égisthe.
 
Peu après l’épisode des Cicones, dont l’accueil hostile pousse Ulysse à s’emparer de leur ville et à massacrer la population, ils aperçoivent les côtes d’Ithaque et s’apprêtent à rentrer victorieux au logis, mais une nouvelle tempête va les conduire loin de ce monde familier, loin du monde humain, de l’oikoumenos humain.
 
 
1. Le danger de l’oubli
 
La première des terres sur lesquelles Ulysse et ses compagnons font naufrage précise la menace qui pèse sur eux ; il s’agit de la terre des lotophages, les mangeurs de lotos, cette « plante exquise », écrit Jean-Pierre Vernant, qui entraîne chez tout mortel qui l’ingurgite un oubli total. « Il oubli tout. Il ne se souvient plus de son passé, il perd toute notion de qui il est, d’où il vient, où il va. Celui qui absorbe le loto cesse d’exister comme le font les hommes, avec en eux le souvenir du passé et la conscience de ce qu’ils sont ».
Telle est la double menace que nous révèle cet épisode de l’Odyssée : Non seulement l’oubli de son passé : de son père Laërte, de son fils Télémaque et de sa femme Pénélope, sans qui l’épopée d’Ulysse n’aurait pas de sens, mais aussi la perte de son identité. « L’oubli, l’effacement du souvenir, de la patrie et du désir d’y faire retour, c’est cela qui, à l’arrière plan des aventures d’Ulysse, représente le danger et le mal. (…) Car être dans le monde humain, c’est être vivant à la lumière du soleil, vivre en réciprocité, se souvenir de soi et des autres. (…) Les puissances nocturnes, les enfants de la Nuit, comme les nomme Hésiode, il demeure toujours quelque chose qui menace de perdre l’équipage s’il se laisse aller à l’oubli du retour. » 
 
Ulysse, s’il veut rentrer chez lui, ne doit jamais cesser de veiller. Preuve en est, que lorsqu’Éole, Dieu du vent, enferme tous les vents dans une outre, ne laissant que celui qui doit mener les mener à Ithaque, c’est la négligence d’Ulysse qui entraîne leur perte : Lorsqu’il aperçoit les côtes d’Ithaque, il se laisse aller au sommeil, à l’hypnos, aux enfants de la nuit, aux puissances nocturnes, et cesse ainsi de veiller sur l’outre qui contient les vents. Excités par leur curiosité, ses compagnons décident de savoir ce qu’elle contient, et ce que Éole a confié à Ulysse, libérant ainsi tous les vents qui vont les ramener à leur point de départ : L’île d’Éole.
De la même façon, sur l’île du soleil -Hélios- c’est parce qu’Ulysse se laisse envelopper par le sommeil qu’il laisse ses compagnons en proie à la faim dévorés les animaux sacrés et immortels qui appartiennent au soleil. Celui-ci dès lors s’adresse, non plus à Poséidon, mais à Zeus lui-même : « Si tu ne me venges pas, je cesserai de briller pour les immortels dans l’Ether, et pour les humains mortels qui voient sur la terre se succéder le jour et la nuit, j’irai briller pour ceux d’en bas, pour les morts ».  Cette imprudence leur vaudra à tous la mort et détournera Ulysse du chemin du retour, sur l’île de Calypso, pendant « une éternité, écrit Vernant, cinq, dix, quinze ans… peu importe puisque sur cet île, il est à la fois en dehors de l’espace et du temps ». Il faudra l’intervention d’Hermès –grâce à Athéna-, pour qu’il reprenne sa route vers Ithaque, son chemin vers lui-même. 
 
2. La question de l’individualité
 
Le retour[1] qui motive cette épopée, est indissociable chez les grecs de la question de l’individualité. En effet, en Grèce, l’identité, l’ipséité, c’est à la fois une place sociale (Télémaque ne saurait être un fils sans son père, Laërte n’est plus un père en l’absence de son fils, les habitants d’Ithaque, de la même façon ne sauraient être contenus dans leur place et leur rôle sans souverain…) mais aussi, et ce qui tend à rejoindre ce qui précède, de l’apparence, du paraître. Cependant, à la différence de nos sociétés modernes, le paraître n’est pas le reflet, ou l’expression de l’être, il est l’être lui-même, ou plutôt il se confond avec l’être.
Aussi assiste-t-on à un jeu d’Homère ; On serait tenté de croire, que les différentes apparences que revêt Ulysse au cours de son voyage, sont des perversions de son identité réelle, là où, à l’inverse, elle contribue à peindre son identité. Il est tour à tour guerrier lorsqu’il quitte Troyes, « outis », c’est à dire personne chez le Polyphème, proche d’être métamorphosé en animal chez Circé, puis en Dieu chez la nymphe Calypso, naufragé épouvantable et répugnant, un vilain, un kakos, lorsqu’il arrive sur l’île des Phéaciens, puis, Athéna aidant, beau comme un Dieu devant Nausicaa, son père Alcinoos et sa mère Arétè, enfin un mendiant dans sa propre demeure, puis un père, un roi, en un mot l’image que l’on se fait du véritable Ulysse.  Il est tour à tour aeikelios, dissemblable et eikelios, semblable. A y regarder de près, c’est l’épisode de cyclope qui nous livre la clef : Il est « outis », c’est à dire personne, que l’on peut aussi traduire par « métis », qui peut signifier, et non par hasard « le rusé ». Les changements d’apparences ne sont pas une perversion de son être, mais son être même, il est celui qui est revêt différentes formes, il est le rusé, celui qui sait mentir pour se tirer des mauvais pas dans lesquelles le mène son destin. Ne dit-il pas de lui-même en quittant le cyclope qu’il est «Ulysse aux milles tours » ?
 
3. L’importance de l’ipséité  
 
Cependant, il ne saurait être vraiment lui-même dans ce monde hors du monde, ces lieux isolés du monde humain, c’est à dire d’Ithaque et plus généralement de la Grèce. « Être vivant, c’est vivre en pleine lumière, dans la réciprocité, se souvenir de soi et des autres. »
Comme nous l’avons vu, un grec ne saurait exister indépendamment de sa relation à l’autre qui le définit dans l’espace social. C’est pourquoi, Ulysse doit quitter ce monde des ténèbres, où il est guetté par les enfants de la nuit et les puissances nocturnes, et retourner dans le monde humain s’il veut reconquérir son identité.
 
Au pays des cimmériens, où Ulysse est allé demander conseil au fantôme de Tirésias, il rencontre le fantôme d’Achille qui lui révèle que la mort est la pire des choses et qu’il préférerait encore (à l’encontre de ce qu’il affirmait dans l’Iliade) être le dernier des paysans.
A partir de cette mise en garde, l’épisode de Calypso nous permet de mesurer l’importance que revêt l’ipséité pour la conscience grecque.
En effet, ce que la nymphe offre à Ulysse c’est l’immortalité, c’est à dire l’assurance de ne jamais se retrouver dans la situation d’Achille, qui affirme avec force que la mort est le pire des maux. Bien plus, il ne s’agit pas là de l’immortalité telle que Zeus avait bien voulu l’accorder à Tithon après les supplications d’Aurore, Eôs, (Tithon était devenu immortel, mais subissait les outrages du temps, au point de se métamorphoser peu à peu une sorte de spectre vivant, incapable de se mouvoir et se nourrissant de rien) mais bien l’immortalité des Dieux et l’éternelle jeunesse.
Mais ce qu’elle lui offre, c’est une immortalité anonyme, loin des hommes, -soit dit en passant, Calypso, vient du grec Kaluptein « dissimuler, cacher ».- L’éternité qu’on lui offre disparaît dans un nuage d’obscurité.
 
De la même façon, l’épisode des sirènes nous révèle l’importance du soi en Grèce : C’est la ruse –métis- d’Ulysse qui nous permet de comprendre le mystérieux pouvoir des sirènes. Si personne ne leur résiste, c’est parce qu’elle chante la gloire de celui qui les écoute comme elle chanterait la gloire d’un mort. Autrement dit, ce qu’elle leur propose aux voyageurs c’est de voir en face d’eux-mêmes leur vie accomplie, ce qui est comme le diront par les suites les philosophes, l’idéal du Bonheur. La tentation des sirènes est de réaliser son identité en restant en vie, c’est, en quelque sorte, d’arriver avant la mort.
 
4. Du retour au présent retrouvé
 
le simple retour d’Ulysse ne saurait suffire à rétablir l’ordre dans sa maison, dans son royaume. Après ces vingt années, il faut être sûr qu’Ulysse est toujours le même. Si le retour du père et du fils avait suffit à Télémaque et à Laërte, le retour à la souveraineté au côté de son épouse, la reconstruction du couple royal nécessite une épreuve. C’est, naturellement, à Pénélope que cette tache est confiée.
Bien qu’Ulysse est recouvré, grâce ) Athéna, son apparence initiale, c’est à dire celle d’Ulysse vingt ans plus tard, Pénélope se refuse à le reconnaître, et Euryclée comme Télémaque son furieux contre elle.
En secret elle se dit « Si cet homme est bien le seul et l’unique Ulysse, nous nous retrouverons, parce qu’il y a entre nous un signe secret et sûr, un signe irréfutable, que nous sommes, lui et moi, seuls à connaître. »
Le soir, elle demande qu’on apporte à Ulysse le lit de sa chambre parce qu’ils ne vont pas dormir ensemble. A peine a-t-elle prononcé ces mots qu’Ulysse voit rouge, il rentre dans une véritable fureur : « Quoi ? Apporter ici le lit ? Mais ce lit on ne devrait pas pouvoir le déplacer ! –Pourquoi ? –Parce que s’exclame Ulysse, ce lit c’est moi qui les construit, je ne l’ai pas dressé mobile sur quatre pieds, un de ses pieds c’est un olivier enraciné dans la terre (…) Cette couche ne peut pas bouger… ». A ces mots, Pénélope tombe dans ses bras « Tu es Ulysse ».
Ce pied de lit revêt, bien entendu, des sens multiples. Il est fixe, immuable. L’immuabilité de ce pied de lit nuptial est l’expression de l’immuabilité du secret qu’ils partagent tout deux, celle de sa vertu à elle, de son identité à lui. En même temps ce lit où Pénélope et Ulysse se rejoigne, c’est aussi celui qui confirme et consacre le héros dans ses fonctions de roi d’Ithaque. Il représente les droits légitimes de ce couple à régner sur cette terre.
 
Au palais, en ville, le pied d’olivier installé au cœur de la maison dans la terre d’Ithaque, dans le jardin, à la campagne, toute cette végétation continûment entretenue, voilà qui fait le lien entre le passé et le présent. Les arbres plantés jadis ont grandi. Comme des témoins véridiques, ils marquent la continuité entre le temps où Ulysse était petit garçon et le temps où maintenant il est au seuil de la vieillesse. En écoutant cette histoire ne faisons-nous pas la même chose, ne relions nous pas le passé, le départ d’Ulysse au présent de son retour ?
D’une certaine façon, le temps par la mémoire est aboli, alors même qu’il reste retracé au fil de la narration. Aboli et représenté parce que Ulysse lui-même n’a cessé de garder en mémoire le retour, parce que Pénélope n’a cessé de garder en mémoire le souvenir d’Ulysse.
 
Tout est à présent comme autrefois, le temps semble s’être effacé. Le lendemains les familles des prétendants ont appris le meurtre, ils crient vengeance, une cohorte de parents, de frères, de cousins, d’alliés, les armes à la main, viennent pour combattre Ulysse, Télémaque et Laërte. Athéna empêche l’affrontement. Il n’y aura pas de combat, la trêve, la paix, l’accord sont rétablis. A Ithaque, tout est désormais comme avant, il y a un roi, une reine, un fils ; il y a un père, l’ordre est rétabli.
 
Le chant de l’aède peut célébrer pour tous les hommes de tous les temps et dans toute sa gloire, la mémoire du retour. 
 
 
ANNEXE.
 
 
Depuis les origines, grecques, de la réflexion sur soi jusqu'à la hantise moderne de “ se ” personnaliser, d'être vraiment soi-même, la question ontologique de l'être du soi est inséparable d'une “ culture ” du corps où l'individualité se “ réfléchit ”.
Cela est si vrai que pour les Grecs, “ la belle mort ”, qui rend l'individu impérissable est réservée à ceux qui, héroïquement, meurent en la fleur de l'âge, en pleine jeunesse : “ le mort incarne des valeurs : beauté, jeunesse, virilité, courage. ”
Mais comment la belle mort réalise-t-elle ce miracle de consacrer le “soi” ? (1)
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Nota :(1) Remarquons combien les proches sont toujours attentifs à la beauté de l'individu sur son lit de mort. On est réellement soi-même que comme un autre : c'est le miracle que “ réalise ” la mort, dès qu'en Grèce l'individu a acquis droit de cité.
Mais le miracle ne serait pas possible si mon corps (en l'occurrence celui du héros) n'était pas, de son vivant, porteur d'un sens, support d'une essence qui ne lui appartiennent pas, constitués non seulement de sa jeunesse et de sa beauté mais de toutes les qualités que je lui “ attribue ” pour le saisir “ lui-même ” : son courage, sa beauté, etc.
Aujourd'hui où l'on ne rend plus seulement les honneurs aux héros mais des hommages à tous les morts, on doit reconnaître que tous les individus, de leur vivant, sont porteurs d'une essence qui, d'une certaine façon, ne leur appartient pas, les excède, les dépasse.
 
 
- le héros échappe à la mort parce qu'il reste pour les autres “ce” vivant mémorable.
Comme le montre Jean-Pierre Vernant : l'épopée qui célèbre le héros, aussi bien que les funérailles (qui lui rendent les honneurs) “ transforme un individu qui a cessé d'être en la figure d'un personnage dont la présence est à jamais inscrite dans l'existence du groupe. Il coïncide comme défunt avec la carrière de vie qui lui fut propre … et qui a trouvé son accomplissement dans la belle mort.
Exister “individuellement” pour le Grec ; c'est “se” faire et [grâce à la belle mort] demeurer mémorable : on échappe à l'anonymat, à l'oubli … L'individu, dans sa condition de héros défunt est plus présent à la communauté que les vivants ne le sont à eux-mêmes.”
 
“Je” suis “ moi-même ”, déjà de mon vivant, cet “ autre ” qui deviendra  “mémorable”, pour ceux qui resteront.
 


[1] Deux des éléments qui sont à l’origine du périple, sont la curiosité et l’arrogance d’Ulysse. En effet, après qu’ils ont échappé au cyclope Polyphème, fils de Poséidon c’est la vantardise d’Ulysse qui le pousse à révéler sa véritable identité, permettant ainsi au Cyclope de jeter contre eux une imprécation, qui sera à l’origine de bien des troubles.

 

 
 
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