Exégèse d’un rapport humain-social :
L’amour- le mariage
Introduction : Le problème
Dès que nous entreprenons de comprendre les "rapports concrets" des individus entre eux, la contradiction surgit à nouveau : Comment puis –je être à la fois cet être qui se définit par son individualité sociale, qui lui assigne les contours de son identité, et cet individu singulier qui s’appréhende lui-même et se manifeste auprès des autres comme un être unique, d’une certaine façon irremplaçable ?
Le sociologue Louis ROUSSEL, dans la Famille Incertaine, étudiant les conditions de la formation des couples et du mariage, rencontre le problème de l'amour.L'amour est sans aucun doute un rapport concret entre deux individus singuliers; mais il est en même temps un rapport social que met à jour l'étude des conditions objectives de la formation des couples et du mariage.
Posons concrètement le problème :
- C'est bien "Paul" qui "choisit" d'épouser Sophie, et, réciproquement, Sophie a choisi "Paul", de préférence à ses camarades de l'Ecole (ENA, polytechnique etc. . . ) qu'elle fréquentait également depuis qu'ils s'étaient rencontrés à la soirée annuelle d'H.E.C. A partir de ce choix, de cet évènement dans leur vie que constitue leur mariage, leur biographie (-les évènements de leur vie commune) est singulière, concrètement différente des autres . . .
- Cela est "vrai". Et, pourtant, lorsque l'on veut comprendre "le choix" qu'ils ont fait, puis leur biographie, et, d'une certaine façon, leurs personnalités respectives, l'on doit prendre en considération, la situation de leurs familles : Paul est le fils d'un Manager d'entreprise ; Sophie la fille d'un haut fonctionnaire; leur formation, l'ENA pour l'un et HEC pour l'autre sont analogues ; puis, la structure de la famille qu'ils vont constituer est commune à cette classe privilégiée : c'est elle qui détermine la fécondité (un taux de natalité différent suivant les couches sociales), mais aussi les rapports de chacun dans le couple etc . . Enfin, l'évolution de leur personnalité est inséparable de l'évolution de leur situation économique et sociale, voire de certaines évolutions politiques ou historiques qui peuvent être déterminantes au travers de leur appartenance à telle classe sociale.
Comment ces rapports entre les individus peuvent-ils être en même temps des rapports sociaux et des rapports humains c'est à dire des relations "uniques" entre deux individus singuliers ?
La sociologie qui a pour objet la connaissance des rapports sociaux réels peut-elle expliquer les rapports humains, la singularité des rapports qui lient entre eux les individus, concrets ?
La question est posée par le livre de Louis ROUSSEL, dont nous allons suivre la réflexion.
I - L'expérience "vécue" de l'amour
L'individu est bien cet être concret, singulier, cet être "unique" auquel s'adressent mon amitié ou mon amour . . . "Nous nous aimions parce que c'était lui, parce que c'était moi". L'amitié, l'amour ne se trompent pas. C'est bien "Paul" ou "Sophie" que j'aime et personne d'autre.
Ce qui fait la vérité de cette relation, c'est qu'elle met en jeu, en contact deux êtres concrets. Et, ce contact met en jeu l'individu tout entier.
Si l'on veut rendre compte de cette fusion "réciproque", ce n'est pas de sentiment qu'il faut parler mais il faut rappeler toutes les formes de sensibilité primitives décrites aux premiers stades de la psychogénèse - où la sensation interne des attitudes du corps permettait à l'individu de se modeler à l'image de l'autre, où le contact avec l'autre lui permettait d'explorer son propre corps, de se connaitre lui-même, comme différent et comme semblable en même temps. A ces premiers stades de la psychogénèse, parce que la relation avec l'autre ne passait pas encore par l'image de soi mais reposait tout entière sur la sensibilité posturale et l'émotion, stade premier de l'affectivité, régnait ce qu'on a appelé "le transitivisme", par lequel l'un attribuait à l'autre ses propres sentiments, ses pensées encore confuses ou ses actes, de sorte que le mensonge n'avait pas de sens.
C'est ce même transitivisme qui, malgré toutes les expériences contraires que l'individu a faites, réapparait dans la relation amoureuse : Les pensées de l'un "sont" transparentes pour l'autre. Le mensonge est impensable.
Il n'est pas inutile d'emprunter à un sociologue une description "du vécu amoureux", puisque tout son travail va consister à montrer les conditions objectives qui expliquent ce vécu.
Louis Roussel décrit ainsi ce vécu dans La famille incertaine.
" Voici soudain que deux êtres se trouvent dotés du redoutable pouvoir réciproque de dispenser à l'autre, par un mot, ou un geste, une joie vive ou une irrépressible angoisse. Voici que les deux amoureux se trouvent établis dans une situation d'extrême dépendance affective l'un vis-à-vis de l'autre. Tout se passe comme si chacun rejoignait dans l'autre une part de soi-même, comme si deux êtres incomplets soudain fusionnaient et trouvaient ainsi leur plénitude.
Alors, leur relation les installe dans un monde nouveau, où, en dépit de leurs expériences amoureuses passées, tout ce qu'ils avaient éprouvé jusqu'alors n'aurait été que faux-semblant. Après une période plus ou moins longue d'approches mesurées, de cour plus ou moins pressante, d'appréhension et d'espoir, voici que l'aveu réciproque les fait entrer dans cet univers nouveau ; tout alors paraît possible et d'avance promis. Les relations entre les deux amoureux ne sont plus réglées, comme dans l'existence ordinaire, par les habitudes, les calculs, la gratitude, l'estime, bref par des sentiments raisonnables, au sens fort de l'adjectif. Voici que chacun pense connaître l'autre, par empathie et comme de l'intérieur. Voici qu'avec cet autre, un regard est plus décisif qu'un long dialogue. En même temps, l'être aimé apparaît d'une richesse inépuisable : il est l'inconnu, l'inattendu, celui dont le partenaire ne pourra saisir, même avec le temps, la totalité. Voici que pour un être au monde, celui qui est aimé est devenu singulier et irréductible.
A quoi tient cette soudaine transformation ? C'est que tout se passe comme si chacun trouvait enfin sa propre identité dans le temps même où il découvre celle de l'autre. "J'étais, pense l'amoureux, un petit employé ; j'avais mes habitudes, mes qualités et mes défauts. J'étais ordinaire. Et voici que quelqu'un m'affirme que je suis unique, merveilleux ; voici que moi-même je ne puis m'empêcher de lui faire de semblables aveux. J'étais estimé peut-être, j'avais des amis, mes parents trouvaient plaisir à me voir. Mais soudain, un autre être me dit que je suis pour lui toute sa raison de vivre. Voici que je suis enfin pour lui, non pas seulement agréable, mais nécessaire". Comment n'y aurait-il pas rupture entre ces deux "régimes" de relations ? En ce sens, par cette relation unique, les amoureux sont bien "seuls au monde".
Ce sentiment de re-naissance se conforte du fait de la "gratuité" du sentiment amoureux. Même s'il a fallu des efforts et du temps pour être reconnu par l'autre, il semble toujours qu'il n'y ait aucune commune mesure entre ce qui a été fait et ce qui a été obtenu. Une limite a été franchie. Le couple est rentré dans un "ailleurs" dont il n'avait pas jusqu'ici connaissance. Ce nouvel univers est comme une "grâce".
Cette révélation implique toujours que ce sentiment apparaisse entre deux êtres qui jusqu'alors ne se connaissaient pas. Trop familier, comment l'autre pourrait-il donner cette conscience de découverte inopinée ?
Inconnu, il doit l'être et il l'est le plus souvent au sens banal : celui qui m'aime, je ne l'avais jusqu'alors pas rencontré. Inconnu, il peut aussi l'être en ce sens que je trouve soudain dans un familier une étrangeté jusqu'ici inaperçue, qui seule explique mon changement d'attitude à son endroit. D'une manière ou d'une autre, on ne peut être amoureux que d'un inconnu. Tout se passe donc comme si chacun découvrait alors en soi un être nouveau, jusqu'alors latent et soudain éveillé. C'est là ce que veut dire Robert Musil lorsqu'il écrit : " Les grandes, les implacables passions amoureuses sont toutes liées au fait qu'un être s'imagine voir son moi le plus secret l'épier derrière les rideaux des yeux de l'autre." En somme, le sentiment amoureux, c'est peut-être d'abord ce don réciproque d'une nouvelle identité, ou plus précisément, de ce qui est perçu par l'un et par l'autre comme leur véritable identité, hier encore secrète, aujourd'hui exaltée.
Pour autant, le sentiment amoureux n'est pas "aveugle" : l'autre a ses faiblesses, mais par une étrange métamorphose, ses défauts mêmes deviennent objet d'amour, comme s'ils étaient transfigurés, du seul fait qu'ils sont les traits de l'être aimé. Finalement, les qualités elles-mêmes n'entrent guère en jeu dans l'éveil du sentiment amoureux. Le prix accordé à l'autre ne tient pas tellement à ses mérites, mais à ce don plus radical d'une réciproque transfiguration. Aimer et être aimé, est-ce rien d'autre que la perception, vive et allègre, d'exister soi-même en faisant exister l'autre ? Alors, enchantés l'un par l'autre, les conjoints, comme dans la "carte du tendre", se promènent ensemble dans "les terres inconnues" qu'ils ont découvertes au-delà de la "mer dangereuse". Et ces "terres inconnues" leur sont comme le paradis retrouvé. »
Ce texte décrit parfaitement les éléments constitutifs de l'expérience vécue de l'amour, que nous avons soulignés dans cette longue citation. Mais remarquons que cette description comporte une double dimension : L'auteur décrit, constate ; mais en même temps il s'étonne, il s'interroge, il ne peut pas s'empêcher de s'interroger. Sous-jacente à chaque constatation, une question : - Comment est-ce possible ? C'est bien ainsi que les choses sont vécues mais en même temps c'est incompréhensible. Ou, en inversant les termes : cette expérience a tous les aspects d'une illusion, mais cette illusion est "réelle", elle est "vraie".
Autrement dit : L'expérience de l'amour est contradictoire. Au travers de cette expérience, la relation à autrui révèle sa contradiction : chacun a bien affaire à l'autre comme à un être singulier, irréductible : mais l'Autre, en même temps, "n'est pas" cet être singulier, irremplaçable.
Paradoxalement, c'est par l'amour qu'il le devient.
Et ainsi, toute la description s'effectue dans la dimension du "comme si . . .", - ce qui sous-entend que l'on a affaire à une illusion, et en même temps cette relation s’inscrit dans le sens du devenir.
De sorte que, s'il est vrai qu'on ne peut pas penser l'amour comme une réalité, on ne peut pas non plus le penser comme une illusion.
D'une part,
"tout se passe comme si chacun rejoignait dans l'autre une part de soi-même, comme si deux êtres incomplets soudain fusionnaient . . .
Tout se passe comme si chacun trouvait enfin sa propre identité dans le temps même où il découvre celle de l'autre. . .
Mais, il s'agit "d'une soudaine transformation : j'étais, pense l'amoureux, un petit employé ; j'avais mes habitudes, mes qualités et mes défauts. J'étais ordinaire . . . Tout se passe comme si chacun découvrait alors en soi un être nouveau, jusqu'alors latent et soudain éveillé".
N'y a-t-il pas rupture "entre ces deux régimes de relations ?. . . Comment l'individu peut-il être en même temps ce qu'il était jusqu'alors (cet être ordinaire) et ce qu'il est maintenant pour l'être aimé (cet être singulier, irremplaçable )?
Comment se résout cette contradiction ?
C’est le sociologue qui nous indique la réponse, sans doute sans en mesurer la portée : - par le devenir.
" L'être aimé apparait d'une richesse inépuisable, celui dont le partenaire ne pourra saisir, même avec le temps, la totalité. Voici que, pour un être au monde celui qui est aimé est devenu singulier et irréductible."
Autrement dit :
- Qu'est-ce qu'une réalité qui "est" et "n'est pas" à la fois ?
C'est un devenir.
Entre ce qu'"est" la relation à l'autre et ce qu'elle "devient" dans l'amour, la contradiction est manifeste. Mais, tout le temps que l'amour dure, la contradiction "est" résolue ou plus exactement "se résout".
Et, si l'amour pouvait durer "tout le temps", si l'amour était non pas un état mais un devenir, une "vraie" histoire ou, comme rêvent les jeunes filles en inversant les choses : "une histoire vraie", ne faut-il pas aller jusqu'à dire que la vie serait changée ?
Pourquoi l'amour a-t-il les apparences d'une illusion ? Pourquoi "ce qui se produit réellement" a-t-il le parfum d'un miracle ? N'est-ce pas parce que - comme "rêvent les jeunes filles", nous inversons les choses ?
Remettons les choses à l'endroit et risquons l'hypothèse :
Parce que nous ne pouvons pas vivre notre relation à l'autre - notre amour - comme un devenir, parce que nous ne pouvons vivre le temps comme une histoire, notre amour nous apparait comme un état, le temps comme un "état qui dure", et le caractère "indéfini", "intempestif" et productif ou créateur du devenir comme l'infini figé d'une éternité. Faute de pouvoir vivre "vraiment" notre histoire - et en particulier notre histoire d'amour, nous rêvons d'une histoire vraie ; nous projetons hors du réel - comme un idéal, comme une illusion- ce qui s’annonçait comme le sens de notre vie et de notre histoire. Nous convertissons ce qui s’annonçait comme une vérité de notre existence à venir en une "réalité idéale", "imaginaire", une histoire "vraie" c'est à dire une fable.
Quelle est la vraie question ?
Parce que chacun d'entre nous est victime de l'inversion, la question se pose ainsi :- Comment peut naitre l'illusion de l'amour, qui défie un moment la réalité pour aboutir au "désenchantement" ?
Nous suivrons au travers du livre de Louis Roussel les réponses "philosophique, sociologique, psychologique ou psychanalytique à cette question.
Ces réponses ne sont-elles pas vouées, après bien des tentatives, à constater la contradiction ?
2) L'explication "sociologique"
Dans la relation "amoureuse" avec l'autre, le partenaire est toujours cet être singulier, irréductible, et je suis moi-même pour lui cet être concret, irremplaçable. Mais, dès que l'on s'intéresse "concrètement", à la personne de ceux qui s'aiment, que constate-t-on ?
A la suite de nombreuses enquêtes sociologiques, voici les conclusions exprimées par Louis Roussel :
« Le "choix du conjoint" suit la règle d'homogamie, c'est-à-dire que la probabilité est très forte que chacun élise un partenaire socialement proche. Le médecin n'épouse généralement pas une employée de commerce ni la femme ingénieur un ouvrier spécialisé. Seuls les romans-photos nous content aujourd'hui les belles histoires où les princes épousent des bergères. Ils demeurent d'ailleurs très discrets sur les reines qui auraient épousé un berger.
Un jeune peut bien être le "fan" d'une vedette de la chanson ou du cinéma, il n'en tombe pas amoureux, tant paraît nécessaire pour cela, l'existence d'une certaine proximité sociale. On ne devient amoureux que de celui ou de celle qui est susceptible, plus ou moins rapidement, de répondre positivement à la demande de réciprocité, et chacun sent qu'une trop grande distance sociale est ici un obstacle rédhibitoire. »
L’explication sociologique relève manifestement d’une épistémologie bien connue, qu’on peut qualifier d’empiriocriticisme : nous n'avons jamais affaire aux choses elles-mêmes, aux processus réels qui expliquent les phénomènes : La "loi", ici : la règle" ou "la loi" de l'homogamie n'est qu'une relation statistique qui enregistre une "probabilité".
Cette limitation de la portée de la science laisse la porte grande ouverte à une explication sociologique qui n'a plus rien de scientifique :
« La pression sociale confirme le réalisme des individus et elle "souffle" à chacun que la vie conjugale conduirait, avec un partenaire trop différent, à une coexistence difficile, sinon impossible. Elle montre la fragilité des mariages "mixtes", rappelle que les promenades au clair de lune ne constituent qu'une petite part de la vie commune. Bref, elle fait en sorte que chacun ne s'autorise à choisir que son semblable. »
Nous retrouvons ici le dualisme qui préside à toute explication sociologique : Les individus - abstraits - et la société sont deux réalités distinctes : L'étude sociologique montre que les couples ou les conjoints s'unissent à l'intérieur d'un même "milieu social" : "les marchés matrimoniaux" sont relativement étroits, et, en même temps, les individus sont psychologiquement réalistes et choisissent parmi les partenaires "socialement possibles".
Le dualisme de la société et des individus ne peut conduire qu'à une impasse :
La conception mécaniste de leurs rapports - où la contrainte sociale s'impose aux individus comme un déterminisme doit être corrigée par la conception "mercantile" des rapports sociaux compris comme un marché où jouent l'offre et la demande qui remet alors en cause ce mécanisme économique et social.
Voici le constat :
« Dans certains "marchés matrimoniaux" étroits, son mécanisme suffisait autrefois à désigner l'unique éligible possible. Le fils du notaire, au chef-lieu de canton, n'avait parfois d'autre choix que d'épouser la fille du pharmacien. Mais cette situation est devenue exceptionnelle et les mariables socialement possibles et géographiquement accessibles sont aujourd'hui nombreux. Le tri homogamique élimine la plus grande partie de la population, mais laisse encore plus ou moins largement ouvert le marché de la nuptialité. »
Le déterminisme est corrigé par la contingence
Comme la formation de la personnalité, le choix du conjoint résulte de l'interaction de l'individu avec son milieu : Les circonstances étant chaque fois différentes, aussi multiples que les cas considérés, le choix n'est que le fruit du hasard.
II - Le RECOURS METAPHYSIQUE au HASARD
Comme l'explique Louis Roussel, la thèse du hasard est développée par KUNDERA dans L'insoutenable légèreté de l'Etre :
Voici comment il décrit les conditions de la rencontre de Thomas et Théreza :
« Sept ans plus tôt, un cas de méningite s'était déclaré par hasard à l'hôpital de la ville où travaillait Thereza . . . Par hasard le chef de service avait une sciatique . . . Il avait envoyé Thomas à sa place. Il y avait cinq hôtels dans la ville ; il était descendu par hasard dans celui où travaillait Thereza . . ." Et la série des "par hasard" continue ainsi en une longue phrase qui tend à montrer que la rencontre entre Thomas et Thereza résulte d'une aléatoire convergence d'évènements eux-mêmes aléatoires. »
C'est également le thème du double film de d'Alain Resnais : Smoking or no smoking.
Avant de faire "le récit" de cette histoire, s'il y en a une, prenons le "double" titre au sérieux : Le héros (ou l'anti-héros) regarde le paquet de cigarettes sur la table, auprès duquel un briquet.Va-t-il faire ce geste, le plus anonyme qui soit : allumer une cigarette, - comme peut-être il le fait vingt ou trente fois par jour depuis des années, depuis que sa vie est ce qu'elle est dans cette ville de province qui n'a pas de nom ?
A partir de ce geste - anonyme et naturel - l'habitude n'est-elle pas une seconde nature ? -, les conséquences semblent suivre comme une fatalité, comme un enchaînement naturel. Les statistiques ne montrent-elles pas qu'il y a toute probabilité pour qu'il écourte ainsi sa vie de vingt ou trente ans par un accident cardiaque ou un cancer ?
Extrapolons : si, au lieu de ce simple geste anonyme, nous considérons "n'importe quel" acte de notre vie, par exemple le choix que nous avons fait d'être professeur ou le choix de "ce" conjoint, - après coup ce choix nous parait important, décisif puisqu'à partir de cet acte, notre vie a pris un "sens", une certaine direction et se présente comme un déroulement, ou un enchaînement "nécessaire", comme une histoire dont on peut faire un récit linéaire. Ce qui m'arrive et ce que je suis "maintenant" - au moment où je commence mon récit, s'explique à partir de cet enchainement d'actes et de circonstances qui ont "constitué" ma vie.
C'est sur cette réalité pleine, sur cette continuité de mon existence que repose la technique cinématographique du "Flash back". Le cinéaste, qui veut faire le récit d'un épisode particulièrement dramatique et met en scène les personnages à un moment donné de leur existence, fait "retour en arrière" pour expliquer à partir de leur histoire ce qu'ils "sont" maintenant : L'évènement ou le drame qu'on veut raconter, n'a de sens que s'il s'insère dans la continuité de la vie de "ces" personnages.
Le procédé cinématographique repose sur une conviction - ou une illusion - commune : Notre vie est une sorte de vecteur ; chaque acte, chaque évènement a sa place "déterminée" sur ce vecteur et certains actes - plus importants que d'autres-, déterminent l'orientation de ce vecteur.
Si notre vie a un "sens", n'est-ce pas précisément parce qu'elle n'a qu'un seul sens ?
Or, si nous abandonnons pour un moment, - le temps d'un film -, et si, par hypothèse, nous faisons abstraction de ce sentiment naturel (de cette conviction ou de cette illusion) - si le cinéaste emploie la technique du flash back innocemment, que découvre-t-on ? En se plaçant à n'importe quel instant "t" de ce vecteur, au moment de tel acte ou de tel autre, qui nous paraissait s'insérer dans la continuité de notre vie, on constate que tout aurait pu "se passer" autrement. A partir de ce point : x, n'importe quel vecteur était possible. Si l'on renouvelle l'expérience, en t1, t2, t3, l'on découvre une infinité de vecteurs possibles, une infinité de sens.
Qu'est-ce que nous dévoile cette "expérience" ou cette "expérimentation" cinématographique ?
Si tel évènement de notre vie dont nous croyions qu'il avait un sens –un sens « unique »-, n'est que la manifestation du hasard : c'est à dire le point de la rencontre fortuite de plusieurs séries de phénomènes indépendantes les unes des autres (et qui n'ont rien à voir avec l'évènement qui me concerne) » dès lors, non seulement cet évènement ou cet acte, mais mon existence tout entière (qui n'est que la série discontinue de ces évènements) sont "contingents". Si l'on passe à la limite, - dans la mesure où plusieurs sens sont possibles notre vie a-t-elle encore un sens (un seul sens) ?
Deux thèses - en apparence opposées, mais en réalité jumelles - sont ainsi "critiquées" :
L'idéalisme parce qu'il considère qu'au travers de chaque acte, l'individu donne un sens à sa vie ; le matérialisme - naïf - parce qu'il considère que chaque acte, de tel ou tel individu, est déterminé par les conditions sociales de son existence.
III - L'ECHEC de l'EXPLICATION : sa portée
1° L'échec de la thèse philosophique
- Au plan philosophique, quelle est la portée de cette critique, de cette démonstration "artificielle" que nous présentent le Roman et le Film ?
Si l'individu concret n'est pas déterminé par les conditions de son existence, parce que ces conditions sont "contingentes", c'est son existence c'est à dire l'ensemble des actes et des évènements qui constituent sa biographie, qui sont dépourvus de sens. La part faite au hasard, la contingence découverte au cœur de l’existence privent le choix de tout sens et ne peut que conduire à la thèse du non sens de la vie.
Il s'agit bien d'un échec de la philosophie :
Se proposant de comprendre l'individu concret, elle le confond avec une liberté, vide de tout contenu et incompréhensible ; se proposant de comprendre l'existence concrète, elle découvre que cette existence n'a pas de sens ; elle reconnait son "absurdité" essentielle.
Pour résoudre le problème, la philosophie n'a fait que l'éliminer.
2) L’impasse de l’explication sociologique
Jadis, écrit Louis Roussel, "le fils du notaire n'avait d'autre choix que d'épouser la fille du pharmacien."
"Aujourd'hui les mariages socialement possibles et géographiquement accessibles sont nombreux. Le marché de la nuptialité est plus ou moins largement ouvert".
Est-ce à dire que Paul - aujourd'hui, fils du manager-capitaliste, peut épouser - non pas Sophie qui sort d'HEC, mais la secrétaire issue d'une famille ouvrière ?
Peut-on affirmer que certaines "barrières sociales" ont disparu, que les différences de classes se sont estompées, que la démocratisation de la société et en particulier de la formation et de la culture, ont réellement libéré les individus, de sorte que la pression sociale ne détermine plus - de façon aussi contraignante - le choix de l'individu ?
Mais, les faits "sociologiques" s'inscrivent en faux contre cette interprétation : si les différences d'âge, de religion ne sont plus des obstacles "infranchissables" si dans certaines couches sociales les "mariages mixtes" sont possibles, les différences "de classe" - au travers de "formation" et "de culture différentes - restent déterminantes dans le choix du conjoint. S'il y a des exceptions, l'échec final vient confirmer l'impossibilité réelle.
L'explication déterministe ne rend pas compte des faits : l'extension du marché économique n'entraine pas l'ouverture du "marché de la nuptialité".
.
Louis Roussel nous présente une solution de compromis :
"On présenterait sans doute, écrit-il, une démonstration plus convaincante du poids du hasard en le décrivant comme la rencontre fortuite entre une offre d'amour et une attente d'amour. Celui-là en somme tomberait amoureux qui souhaiterait l'être et qui simultanément rencontrerait un partenaire qui lui ferait la cour. Et fort probablement les choses se passent-elles souvent ainsi. Mais reste à expliquer l'essentiel : la naissance du sentiment amoureux . Nous ne sommes donc guère avancés en invoquant le hasard."
3) L'aveu d’impuissance
Pour la sociologie, qui explique la formation et la dissolution des couples, les structures de la famille et leur évolution comme des rapports sociaux, la relation "humaine", unique entre deux individus singuliers, telle que l'amour, reste "incompréhensible", "mystérieuse" ; elle ne peut être qu'une illusion, dont l’explication relève de la psychologie.
Voici l’aveu : quand on parle des rapports singuliers entre les individus, tel que l'amour, il s'agit de "sentiment" et "l'ignorance du sociologue doit céder la place aux hypothèses, ou aux théories du psychologue."
Mais, voici un fait nouveau qui oblige le sociologue à s’intéresser à la psychologie des sentiments de l'amour alors qu'il étudie une structure sociale - la famille - fondée sur une institution : le mariage : Le sociologue - dit-il, constate "un singulier revirement" : le sentiment - "l'amour, qui, dans la société traditionnelle, était considéré - en principe au moins - comme incompatible avec le mariage, en devient l'indispensable fondement...Tous les calculs (d'intérêts) toutes les explications objectives sont désormais "honteux" ou "dissimulés", sans intérêt, sans pertinence. Quand on interroge ceux qui décident de former "un couple" ou de "constituer" une famille, "seul est avouable - ou simplement invoqué - le sentiment amoureux : "je l'ai épousé, parce que je l'aimais".
Or, à peine a-t-il souligné que l'amour, comme fondement du couple, est un phénomène "nouveau", Louis Roussel ajoute : "cette notion est très complexe et, pour certains métaphysique". Parlons plutôt d'"amour naissant" et contentons-nous de décrire les bouleversements éprouvés par ceux-là qui sont "tombés amoureux".
Cela signifie que pour le sociologue, il n'y a pas d'explication "rationnelle", scientifique des rapports humains. La science aurait ainsi pour objet de décrire "les rapports sociaux" - ici les couples et le mariage - et laisserait place - porte grande ouverte - à la psychologie, voire à la métaphysique, pour comprendre les rapports humains. Ainsi, la contradiction entre la singularité et l'essence sociale des rapports concrets entre les individus est convertie en un dualisme : d'un côté une réalité "sociale" qui relève de l'explication sociologique, de l'autre une réalité psychologique qui se définit par le "vécu concret" des individus.
Considérant que la seule réalité, qui peut faire l'objet d'une connaissance objective, d'un savoir positif, exclut la conscience, le phénomène conscient, c'est à dire le vécu de l'amour, lui apparait comme inexplicable, relevant d'une compréhension psychologique ou d'une interprétation métaphysique.
4)La pierre d’achoppement
Pour le sociologue, d'un premier point de vue, qui est celui de la science, les choses sont claires :
Si les rapports sociaux qu'il décrit comme des structures existantes sont bien la réalité, le vécu concret est une réalité idéale, par exemple dans l'amour, "l'idée" de la fusion entre deux êtres ; le sentiment amoureux n'est qu'une illusion :
Mais, les choses ne sont pas si simples : lorsque le vécu concret (de l'amour) - comme rapport singulier entre des individus concrets - apparait à l'individu comme le fondement du mariage ou du couple, voilà un fait qui reste inexplicable pour le sociologue, puisqu'il est par définition autre chose que la structure sociale du mariage.
Pourquoi, à ce stade de notre analyse, la lecture du livre de Louis Roussel est-elle décisive ?- C’est précisément là que le positivisme du sociologue rejoint le scepticisme de tous ceux qui ont vécu – tous ceux qui vivent – le désenchantement de l’amour à travers leur histoire du couple ou du mariage, incapables de comprendre cette usure, cette sclérose, qui renie la fièvre qu’ils ont connue à la naissance de la passion.
Comment répondre à la certitude sans faille de ceux qui croient à l’amour , parce qu’ils vivent leur rencontre et leur passion comme une nouvelle naissance de l’être et comme un changement de la vie, ce moment où tout est possible , cette promesse où le possible l’emporte sur le réel ?
Qu’en est-il de la réalité de cet amour vécu que le sociologue a si bien décrite ?
Voici la réponse, où s’exprime un désenchantement qui sans doute va bien au delà de la déception de l’amour
"il ne peut être que "naissant" car la durée révèlera l'incohérence et la précarité du projet. "
5) Un renversement
L’amour – ce vécu illusoire- est "comme une sorte de piège qui induit le mariage".
Le savant - le sociologue - renverse soudain son point de vue : De réalités premières qu'elles étaient, les structures sociales (le mariage) deviennent pour les individus concrets une manière de répondre à l'échec de leur amour :
Louis Roussel conclut le chapitre sur "le Sentiment Amoureux" en écrivant :
"Les différents modèles de famille dont il va maintenant être question (dans le chapitre suivant : "Retour à la Réalité") ne sont rien d'autre que les diverses manières dont les couples font le deuil de leur passion et relèvent ensemble ou séparément le défi de leur désenchantement."
Le mariage - fait social - n'est plus qu'une manière pour la conscience de "réaliser" un idéal qui s'exprimait dans le sentiment (amoureux). Le renversement est complet : c'est l'idéal qui - fut-ce par son échec - produit le réel.
La "réalité" du mariage - rapport "extérieur", "conflictuel et précaire - contredit le sentiment de l'amour : fusion idéale de deux êtres.
En sa démarche positiviste la sociologie conduit droit à l’idéalisme.
Conclusion : Le problème du « rapport humain » est insoluble à partir du moment où l’on rencontre, à la réflexion, comme une donnée première, le dualisme qui oppose l’individualité et la réalité sociale
IV. La résolution du dualisme
1)Le processus social d’individualisation:
La constitution de l’individualité – la formation de la personnalité n’est pas une psychogénèse qui se produirait au travers de l’adaptation de l’individu à son milieu ; c’est unprocessus social d'individuation.
Dans la première étape de l'enfance, l'individuation est la reproduction spontanée par l'enfant (l'imitation qui comprend une phase d'imprégnation ou d'incubation) - des rapports réels qu'il perçoit.
Dès ce moment, comme le soulignait H. Wallon, l'activité n'est plus seulement utilitaire, tournée vers l'extérieur pour obtenir la satisfaction des besoins : elle est déjà une façon pour l'individu de se "modeler" lui-même à l'image de ce qu'il perçoit. Dans un second temps, cette reproduction des rapports réels "que l'enfant perçoit s'effectue par l'intermédiaire d'une image de lui-même qui permet à l'individu de "contrôler" que "ses manières d'être", c'est à dire ses rapports concrets avec la réalité sont conformes aux modèles qu'il a sous les yeux, ou : si l'on préfère, il construit ses rapports concrets avec la réalité selon ces modèles.
Mais, qu'est-ce que ces modèles ? Ce ne sont pas, comme le veut la sociologie américaine des "modèles culturels", des "rôles sociaux" ni même des "formes" de comportement ; Ce sont les rapports réels que des individus concrets - notamment, en premier lieu, ses parents entretiennent avec la réalité et qui vont déterminer le contenu de la vie concrète, quotidienne de l'enfant. La vie du couple, la vie de la famille détermine la vie concrète de l'enfant.
Mais, quel est le contenu de la vie de telle ou telle famille ?
- Ce sont des rapports sociaux objectifs : selon la "situation" de "cette" famille, les rapports seront différents avec la nature, avec les moyens techniques, avec le travail, avec l'argent, avec les autres, - dans le couple, mais aussi dans les relations extérieures (professionnelles ou amicales)-, et avec les produits de la culture.
De façon primordiale, comme le souligne L. Sève, "l'emploi du temps réel des parents et de la famille sera un élément capital de la modulation dialectique de la personnalité naissante des enfants". Le partage de l'emploi du temps dans la vie de famille entre le temps de travail, les activités domestiques et l'emploi des loisirs est décisif dans la formation de l'individualité, de la personnalité de l'enfant.
: Autrement dit, par son appartenance à "cette" famille - et par delà cette famille à telle ou telle classe sociale - l'enfant n'adopte pas un mode de vie , ni même des manières d'être ou des façons de penser, comme s'il existait - en tant qu'individu - avant d'appartenir à "cette" famille, comme s'il pré-existait : par cette appartenance, il constitue son individualité ; il "s'individualise".
Il n'était "rien" avant que ne commence, dès sa première enfance, cette individuation ; et, maintenant, à tel moment de sa croissance et de son développement, il n'est rien d'autre que ce qu'il "est" devenu (ce qui n'exclut pas la possibilité de devenir quelqu'un d'autre dans son développement ultérieur).
Mais, il faut ajouter aussitôt que ce qu'il est devenu n'est rien d'autre que lui-même. Cette fameuse "image spéculaire" - cette image dans le miroir -, que dans une première étape, il prend pour un autre et en laquelle il ne se reconnait pas ; cette image qu'ensuite il distingue de lui-même et avec laquelle il joue comme d'une simple apparence ; maintenant cette image s'impose à lui comme si l'apparence et l'être ne faisait plus qu'un, comme si ne faisaient plus qu'un la conscience qu'il a de lui-même et son individualité.
Cela signifie qu'à certain stade de son développement, son individualité, inséparable des rapports sociaux sur la base desquels elle s'est constituée, a revêtu "une forme psychologique" : L'enfant est devenu un être concret c'est à dire "singulier" : il "est" Paul. Il est "Sophie" et "non" quelqu'un d'autre. C'est ce que lui confirme son miroir et la conscience qu'il prend de lui-même.
2) Le contenu social de l’individualité
L'individu trouve hors de lui les conditions objectives de son individualisation : Ce n'est pas la même chose d'être fils d'ouvrier, de cadre moyen ou de grand Manager.
Lucien Sève précise :
"Ce qui du côté des réalités économiques constitue le fonctionnement et la reproduction des rapports sociaux, apparait du côté des individus comme des matrices d'activité nécessaires" : Un certain rapport au travail, à l'argent, aux moyens techniques, aux loisirs etc. . .
"Ces matrices d'activité impriment aux individus des caractères sociaux déterminés".
L'individu n'existe pas "en dehors" des rapports sociaux qui déterminent ces matrices d'activité.
Et, dans la mesure même où c'est au travers de ses activités qu'il s'individualise, ces matrices d'activité sont sans aucun doute la base de l'individuation.
Il est impossible de comprendre l'individu concret sans ces formes générales de l'individualité qui sont déterminées par les rapports sociaux tels qu'ils existent dans une formation sociale et historique donnée.
Développement d'un exemple :l'individualité du capitaliste.
Lucien Sève, reprenant l'analyse de Marx, montre que la structure caractéristique de cette individualité réside dans le conflit à la Faust entre le "penchant à l'accumulation " et "le penchant à la jouissance ". Et l'analyse est double : d'une part ce conflit interne à l'individu reflète une contradiction sociale objective ; d'autre part cette contradiction se traduit bien psychologiquement par des traits caractéristiques de la personnalité.
L'essence du capitalisme, qui est "l'agrandissement continu du capital " (sa reproduction élargie), s'imposant au capitaliste comme une loi externe, se traduit aujourd'hui (non pas comme dans la première phase du capitalisme par l'appât du gain) mais par une certaine rigueur de la personne,une "austérité", voire un certain jansénisme du caractère, qui correspond aux impératifs rigoureux de la gestion, au fait que, selon l'expression de Marx, le capitaliste n'est d'une certaine façon qu'une machine à capitaliser de la plus-value. D'un autre côté, le résultat du processus de capitalisation qui est la réalisation d'un profit maximum se traduit (non pas comme dans la première phase du capitalisme par un appétit de jouissance) mais, comme le soulignait déjà Marx, par un luxe qui est comme "une nécessité du métier et entre dans les frais de représentation du capital", comme la manifestation "personnelle" - le "standing" - qui traduit la réussite de l'Entreprise.
Ainsi, "Même la satisfaction du penchant personnel tend a devenir chez le capitaliste un aspect du processus de la reproduction élargie du capital "
Cet exemple montre que le processus de vie du capitaliste "reproduit" d'une certaine façon le processus même du capital.
Les traits principaux de sa personnalité sont déterminés par ce processus objectif.
Revenons sur le cas de Paul.
- Pour que cet être concret soit tel que je le connais aujourd'hui, c'est à dire à la fois ce manager ou ce capitaliste mais aussi cet homme cultivé, sensible, passionné (car c'est cet être concret - en sa totalité - auquel s'adressent mon amitié ou mon amour), il a fallu que cet individu, que j'ai connu alors qu'il était encore étudiant et passionné de littérature et de musique - prenne la succession de son père, principal actionnaire et manager de l'Entreprise et devienne lui-même capitaliste.
C'est parce qu'il est devenu "manager-capitaliste" que la forme générale d'individualité propre au capitaliste de cette période (le profil psychologique du "manager" bien différent du profil du capitaliste, Maître de Forges) constitue les traits principaux de la personnalité de cet individu concret, tel que nous le connaissons aujourd'hui : sa "psychologie" s'explique rationnellement comme une personnalité historico-sociale.
Sans ces formes générales de l'individualité qui sont déterminées par les rapports sociaux tels qu'ils existent dans une formation sociale et historique donnée. il est impossible de comprendre telle ou telle individualité.
Mais, voici la contradiction :
D'un côté l'individu serait caractérisé par certains traits généraux qui sont les formes sociales objectives de l'individualité : L'individu est un ouvrier, un employé, un cadre moyen, un capitaliste.
D'un autre côté, l'individu serait cet être unique, singulier celui auquel s'adresse mon amitié ou mon amour.
Mais, si l’essence de l’individualité réside dans l’individualité sociale, il faut lui opposer l’existence concrète de l’individu, qui est sa vérité: il est "avec moi" cet être tendre, cultivé mais aussi passionné, imprévisible - tel que je l'aime.
Nous avons précisément à comprendre comment cet individu concret peut être cet homme double, comment une contradiction "interne" peut prendre la forme d'un dédoublement, voire d'une opposition, d'un antagonisme.
Mais, si l'on veut comprendre comment est possible ce dédoublement de l'individu concret, dont la personne et la vie sont "dichotomisées", ne faut-il pas d'abord rechercher le sens de la contradiction qui est à la base de ce dédoublement, de cet antagonisme et sans laquelle cette dichotomie, dont nous faisons l'expérience c, serait incompréhensible ?
Il est impossible de comprendre l'individu concret sans ces formes générales de
l'individualité qui sont déterminées par les rapports sociaux tels qu'ils existent dans une formation sociale et historique donnée.
Mais - et c'est le second terme de la contradiction - l'individu concret ne se confond pas avec ces formes générales de l'individualité qui s'expliquent par les rapports sociaux.
IV. La contradiction :
Qu'est ce qui interdit de confondre cet individu concret avec telle ou telle forme générale de l'individualité ; ou comme l'ont dit les philosophes, de la "réduire" à cette explication ?
Ce n'est pas quelque principe mystérieux, comme l'âme, (dans la religion) ou la notion de "personne humaine" (dans la philosophie idéaliste) qui ferait de l'individu cet être "unique" (dont l'essence serait une forme idéale qui lui viendrait d'ailleurs et le distinguerait radicalement de tout autre être vivant).
C'est simplement le fait d'être un "être concret" qui fait de lui un "être unique".
Voici une formule énigmatique qui requiert une parenthèse philosophique.
Quand l’idéalisme comprend l’essence humaine comme l’âme ou l’unicité de la personne inhérente à l’individu ; quand un matérialisme naïf ou spontané confond l’essence de l’individualité singulière avec les traits généraux de l’individualité sociale, ils sont également victimes d’une conception abstraite de l’essence élaborée par la philosophie réflexive.
Le premier (l’idéalisme) identifie l’essence à une réalité idéale, à proprement parler immatérielle, qui ne saurait faire l’objet d’une connaissance rationnelle ; le matérialisme, qui élabore une connaissance scientifique de l’individualité, confond les concepts qu’il a élaborés, avec l’essence de la réalité, en l’occurrence de l’être humain concret, qui se trouve réduit à l’abstraction conceptuelle.
L'erreur de cette démarche "philosophique", commune à l'idéalisme et au matérialisme naïf, c'est d'ignorer que l'essence n'existe pas en dehors de telle ou telle réalité concrète, ni comme réalité "idéale" (c'est à dire non matérielle) ni comme objet de la connaissance (-comme concept scientifique).
Mais, si l'essence n'existe pas en dehors de la réalité concrète, cela ne peut avoir que deux sens :
- Ou bien cela signifie qu'elle n'existe pas du tout, que l’idée, en l’occurrence l’idée d’homme, est une pure et simple 'abstraction : C'est ainsi que pour Sartre par exemple - parce que l'homme n'a pas d'essence - l'individu concret n'est rien d'autre qu'une liberté irrationnelle : l’homme un être qui n’est que l’impossible projet d’être.
- Ou bien, cela signifie que "le général n'existe que dans le particulier (comme le voulait déjà Aristote), que l'essence est inséparable de l'existence.
Cela veut dire que l'individu concret - en tant que tel - est "inséparablement" une "individualité singulière" et une "individualité générale".
Comment comprendre cette contradiction ?
Lucien SEVE indique la voie à suivre en posant ainsi le problème:
« S'il y a effectivement une singularité de l'individu qui est irréductible aux données sociales générales, la singularité la plus essentielle, celle qui constitue le coeur du problème, est justement celle de la personnalité historico-sociale comme telle. Ce qu'il faut expliquer, c'est que selon la formule de Marx, l'homme s'individualise dans le processus historique, et non pas malgré lui ou a sa marge. Il y a là une contradiction qu'on ne peut esquiver, parce qu'elle est tout le problème : c'est que l'individu est un individu en tant qu'être social général, un être social en tant qu'individu singulier. »
Si l'on se place dans la dimension de la genèse de la personnalité, par exemple celle du capitaliste, la contradiction entre la forme générale de l'individualité du capitaliste (l'essence) et la personnalité concrète de "ce" capitaliste (l'existence), se résout dans le processus même du développement de "cet" individu.
Cela ne signifie en aucune façon que l'essence précède l'existence ; que l'essence des rapports sociaux, qui constituent le capitalisme, viendrait s'incarner dans cet individu concret pour constituer sa personnalité ; cela ne signifie pas qu'une forme générale de l'individualité (celle de capitaliste), reflet des rapports sociaux, viendrait s'imposer à l'individu pour le "former" ou le "transformer" ; cela ne signifie pas que le processus économique "détermine" le processus psychologique. En raisonnant ainsi, on confond l'individu concret avec un individu en général – un individu abstrait- qui pré-existerait aux rapports sociaux dans lesquels il se trouve engagé, et l'on considère les rapports sociaux comme une réalité extérieure à l'individu (comme un "milieu" social).
Ce que montre la genèse « biographique », c'est que cet individu "n'est" pas (sinon sous la forme d'une abstraction) mais "devient" cet individu concret, singulier. C’est précisément parce que cet individu n'existe pas à l'origine comme "individualité concrète", parce que ce devenir n'est pas la manifestation ou l'expression "mystérieuse" d'un individu "singulier", "unique" (modifié ensuite : limité ou favorisé par son milieu social et par le hasard des circonstances), mais bien une biographie c'est-à-dire une histoire : celle de ses rapports avec les autres qui sont des rapports "sociaux", eux-mêmes historiques.
Le procès concret d'individuation (le processus par lequel l'individu va devenir "non pas seulement "quelqu'un " sous une forme générale mais bien un être "singulier", unique) n'obéit pas au hasard mais à des lois de développement : L'essence de l'individu concret c'est "la" loi de ce processus de développement par lequel il "devient" toujours ce qu'il est (même si ce devenir à un moment donné semble "arrêté").
Mais, dire que l'essence n'est que la loi de ce processus d'individuation, cela signifie que ce processus d'individuation constitue l'existence même de cet individu concret. L'individu, au travers de ses activités concrètes, reproduit les rapports sociaux qui constituent son essence. Il ne cesse donc pas de "devenir".
Son existence n'est rien d'autre que ce devenir, qui n'a d'autre fin que le terme naturel de cette existence.
Si le processus d'individuation permet d'expliquer comment l'individu est devenu ce qu'il est, il doit nous apprendre en même temps que l'individu "n'est pas", mais continue à devenir.
La VIème Thèse sur Feuerbach éclaire la contradiction : Quand Marx affirme que l’essence humaine n’est rien d’autre que l’ensemble des rapports sociaux, cela signifie qu’il n’est pas d’essence de l’individualité en dehors des rapports qui constituent son existence concrète. Cela signifie que l’individu, qui est un être social, n’existe pas, en tant qu’individu singulier, en dehors de ce procès par lequel il devient ce qu’il est. Et, il n’est rien d’autre –en lui-même - que ce devenir. Il n’existe, en tant qu’être social, que dans la mesure où il se singularise.
Parce que l’essence humaine n’appartient pas à l’individu (sinon comme le résultat d’une abstraction fondée sur une illusion (qu’il nous faudra comprendre), le procès d’individualisation, en quoi consiste l’existence, n’a « potentiellement » d’autre limite que le temps d’une vie.
S’il est vrai que le contenu de l’individualité, à tel moment d’une vie singulière : d’une biographie, c’est la richesse du patrimoine social que tel ou tel être humain a réussi à s’approprier, il faut ajouter que cette richesse ne lui appartient pas (comme un bien qu’il aurait acquis), parce que, à tout moment, elle n’est rien d’autre que la richesse des rapports sociaux qui constituent le contenu de sa vie.
Il reste à comprendre comment cette contradiction, qui est au cœur de l’existence comme son véritable moteur, se transforme en un dédoublement, une dichotomie de la personnalité, qui conduit les partenaires d’un rapport humain sur le chemin du désenchantement.
VI. La réification de l’individualité et ce qui nous sépare :
1)La forme psychologique de la conscience de soi
Il faut comprendre pourquoi et dans quelles conditions l'individu peut s'apparaitre à lui-même - lorsqu'il est devenu adulte - comme "étant" ce qu'il est, comme un individu qui s'est, d'une certaine façon "réalisé", ignorant la possibilité, inscrite au centre de l’individualité, de devenir un autre.
C’est l’aliénation des rapports sociaux qui est à la base de cette « ignorance », qui a la prégnance d’une illusion.
Dès lors que le monde où sont objectivées les capacités humaines est devenu étranger aux individus, – les individus s’appréhendent eux-mêmes, à travers leur individualité sociale, comme des êtres existant en eux-mêmes, pour ainsi dire à la manière des choses, indépendamment des rapports qui sont le contenu réel de leur vie. Si, aujourd’hui, comme aux débuts de l’histoire humaine, aucun individu ne saurait être un homme qu’en se socialisant, la contradiction qui habite l’individu est flagrante, car l’inversion est réelle : l’individu ne peut se socialiser qu’à travers une individualité sociale aliénée, dont le profil – la forme et le contenu – est « figé » par des rapports sociaux qui lui sont étrangers.
Dès lors, la conscience que l’être humain prend de lui-même, revêt la forme psychologique d’une conscience de soi, où l’être singulier ne s’appréhende « lui-même » (ipse) , distinct de tout autre, à travers les contours d’une identité et d’une vie propre, par quoi il est toujours « le même » (idem). Cette « conscience de soi », à laquelle s’impose la réalité du « moi », est le reflet d’une individualité « réifiée ».
C’est alors que nous nous appréhendons comme un être porteur en soi d’une essence (inhérente à l’individualité).: La réification de l’individualité ; phénomène social, s’exprime dans cette forme psychologique de la conscience de soi.
2) L’illusion qui sépare
C’est alors- faut-il jouter- que Sophie ne reconnaît plus Paul. Réciproquement. Qu’est-ce à dire ? - Ce qu’ils sont devenus les sépare.
Réponse naïve qui serait sans doute celle de chacun des partenaires. Mais, ceux-là sont victimes d’une illusion : Comment l’un ou l’autre aurait-il pu devenir lui-même, se singulariser à la marge ( selon les termes de Sève) d’un processus historico-social qui déterminela personnalité ?
Paul n’était pas ce jeune homme enthousiaste, passionné de musique et de littérature pour devenir ensuite ce manager rigoureux, dont la réflexion, les projets et les actes sont commandés par la gestion d’une entreprise.
Si Paul était aujourd’hui ce jeune homme que Sophie a « rencontré » au Bal des Ecoles, cela ne peut avoir que deux sens : ou bien il eut vécu « marginal » ; ou bien il fut devenu musicien ou écrivain ; mais alors il serait un autre homme !
Si Paul a pu devenir un homme- cet individu concret que nous connaissons- c’est parce qu’il n’est pas d’abord un individu, mais, primordialement, un être social, dont le devenir est déterminé par les conditions objectives de son existence, c'est-à-dire par les rapports sociaux. C’est en devenant chef d’entreprise que Paul est devenu lui-même, -comme un autre a pu devenir professeur, musicien ou écrivain. L’individu ne se singularise qu’autant qu’il est un être social. C’est ce procès qui constitue l’essence de sa vie singulière.
Dès lors, quand les partenaires attribuent la déception de l’amour et le désenchantement du couple au fait que l’un ou l’autre – l’un et l’autre- sont devenus autres qu’ils n’étaient lorsqu’ils se sont aimés, de quoi rêvent-ils sinon qu’une autre vie était possible ?
Significatif est ce fait nouveau, qui, en notre temps, va bouleverser l’évolution historique et sociale de la famille : Dans un monde où les anciens rapports sociaux se dissolvent, de sorte que l’individu s’imagine libéré de l’aliénation, après l’échec du couple chacun rêve de « refaire » sa vie.
3) La base de l’illusion
Sous peine d’affirmer comme le sociologue que l’amour est un piège, la question mérite d’être posée : Comment comprendre le désenchantement du couple qui aujourd’hui s’accompagne de la tentative de refaire sa vie ?
Le secret de la psychologie n’est pas d’ordre psychologique.
Le sentiment que chacun des partenaires éprouve : -que l’autre est devenu un étranger, a sa base dans un fait social, qui est la réification de l’individualité ; mais il trouve son origine dans une illusion de la conscience, précisément cette forme psychologique de la conscience de soi ( que nous avons analysée), où l’individu s’apparaît come existant pour soi , où il appréhende son individualité sous la forme d’une identité qui constitue sa personnalité, indépendamment des rapports sociaux qui sont le contenu même de sa vie.
Et, sous cette illusion de la conscience, il y a bien plus que la réification de l’individualité, par quoi l’individu s’identifie à ce qu’il est devenu ; il y a cette croyance, qui s’impose aux hommes -où se reflète directement l’aliénation des rapports sociaux- qu’on ne peut pas changer les choses. Parce qu’on ne peut pas changer le monde, on ne peut pas changer la vie.
Mais, ne fait-on pas l’épreuve de liens entre les hommes qui échappent à l’aliénation : non seulement l’amour ou l’amitié, mais aussi cette « camaraderie », dont parlait Saint-Exupéry, qui naît entre les individus au sein d’une collectivité ?
Dès lors, ce qu’on appelle un rapport humain, n’est-ce pas ce lien qui se noue entre deux êtres et n’appartient pas à ce monde où nous vivons où les individus restent «étrangers » les uns aux autres dans ce que nous appelons ordinairement les rapports sociaux ?
Les rapports qui se nouent entre les êtres eux-mêmes en leur individualité propre, semblent d’un tout autre ordre que les rapports sociaux ; ce sont à proprement parler des « relations inter-subjectives ».
Tel est le secret que dissimule la compréhension psychologique du rapport humain : C’est l’aliénation des rapports sociaux telle qu’elle est quotidiennement vécue, qui nous conduit à comprendre les rapports humains comme des relations intersubjectives.
A partir de ce moment, comme nous l’a montré l’analyse du sociologue, seul le concept psychologique de sentiment permet de dénommer ce rapport humain, qui reste mystérieux ; et le philosophe se trouve dans l’obligation d’élaborer une théorie de l’affectivité.
Quand il s’agit de comprendre la dégradation ou la rupture de ce lien, en parlant de désenchantement, l’on passe de la psychologie à la métaphysique
Par une sorte d’ « inhabileté fatale » (selon l’expression de Ricoeur), qu’on peut éclairer par le mystère de l’incarnation, ou, selon Sartre, par une dialectique propre à l’existence humaine, force est de constater que l’homme ne peut se manifester lui-même sans s’objectiver en ses créations ou son produit pour constituer un monde qui lui devient étranger.
Conclusion : La contre épreuve : l’instant de foudre de la Rencontre
1) La dialectique en l’instant de foudre de la rencontre
C'est bien le mode de son appartenance au monde -dans la forme de l'aliénation - qui, sous la figure de son identité, dissimule à l’individu qu'il vit au présent son à-venir, dans ce passage qui est subjectivement l'action et qu'on appelle objectivement le devenir.
Les possibles, inscrits dans le réel, qui permettent à l'individu -chaque jour de sa vie- de “se” réaliser, de « réaliser » son identité (sociale), dénoncent comme « prohibée » toute possibilité de changer le réel, de changer la vie, de se changer «lui-même ».
Il faut, nous dit René CHAR en ses poèmes, un évènement, comme l'instant de foudre d'une Rencontre, pour que cette possibilité de changer la vie, de devenir un Autre -en prenant un nouveau départ- vienne soudain au jour et se confonde -l'instant d'un éclair- avec le possible diurne.
Ce qui est « prohibé » devient soudain possible
*« Dans le mouvement d'une dialectique ultra-rapide, [l'éclair de la Rencontre] n'engendre pas d'affolement mais un tourbillon ajusté et précis, qui emporte toute chose avec lui, insérant dans le devenir sa charge de temps pur».
C'est alors que le Possible Prohibé (l'interdiction de changer sa vie, de devenir un autre) s'identifie au possible diurne (le possible réel) nous conduisant « sur la voie royale du fascinant impossible ».
2) Retour à la description du sociologue
Il faut revenir sur la description de l’amour par le sociologue pour comprendre cette dialectique, qui est au cœur de l’individualité humaine
La condition de la genèse de l’amour, c'est la “Rencontre” avec l'Inconnu(e)
Rappelons le constat
« Cette révélation implique toujours la rencontre de deux êtres qui ne se connaissaient pas. Inconnu, l'autre doit l'être et il l'est souvent au sens banal : celui qui m'aime, je ne l'avais pas jusqu'alors rencontré. Inconnu, il peut l'être aussi en ce sens que je trouve soudain dans un familier une étrangeté jusqu'ici inaperçue. … D'une manière ou d'une autre, écrit Louis Roussel, on ne peut être amoureux que d'un inconnu. »
Ce qu’exige la genèse de l’amour, c’est que l’autre n’ait pas d’identité”, déjà révélée, déjà connue.
Autrement dit, l’obstacle à la révélation d’un vrai rapport humain, c’est le visage connu de l’autre, cette identité par quoi l’individu se confond avec son individualité réifiée.
Ce que chacun « était » : ses relations familières avec les êtres et les choses, tout est pour ainsi dire « annulé », mis entre parenthèses comme si « tout ce qu'il avait éprouvé jusqu'alors n'avait été que faux semblant ».
« j'étais un petit employé, j'avais mes habitudes, mes qualités et mes défauts …
j'étais estimé peut-être, j'avais des amis, mes parents trouvaient plaisir à me voir …Soudain … tout cela n'existe plus.
Alors nous assistons à la premiere révélation :
«Tout se passe comme si chacun découvrait alors en soi un être nouveau, jusqu'alors latent et soudain éveillé »
Mais ce qui est vrai pour l'Un l'est en même temps pour l'Autre. Ce qui se produit, «c'est d'abord ce don réciproque d'une nouvelle identité, ou plus exactement, de ce qui est perçu par l'un et par l'autre comme leur véritable identité, hier encore secrète, aujourd'hui exaltée »
Autrement dit, ce que les amants découvrent dans l’éclair de la Rencontre, c’est ce secret qui dévoile l’essence de l’individualité : chacun peut rompre avec l’identité, qu’il portait « en lui », pour devenir un être nouveau, singulier, jusqu'alors caché, masqué, oublié !
La seconde révélation semble être le corollaire ou la conséquence des deux premiers :
« L'aveu réciproque fait entrer (les amants) dans un univers nouveau, où tout paraît possible et d'avance promis …
Il semble toujours qu'il n'y ait pas de commune mesure entre ce qui a été fait et ce qui a été obtenu. Une limite a été franchie. »
Autrement dit, la rencontre, loin d’enfermer les amants dans l’egoïsme d’un rapport fusionnel, ouvre le champ du possible : la promesse d’un autre monde, d’une autre vie.
A travers l'expérience de la Rencontre et l'instant de foudre de l'amour, c'est bien le problème de l'identité qui est posé et se trouve, en même temps, pour ainsi dire «résolu ». « Pour ainsi dire », parce qu'il s'agit expressément, dans cette expérience, de l'instant où l'on découvre que “l'identité” de l'homme -en même temps que son à-venir- est précisément la “question” qui n'est jamais résolue.
C'est là ce qu'il faut éclairer.
3) Le sens de la contradiction
Chaque face de cette expérience comprend une contradiction qui reste inaperçue de chacun des acteurs du drame et qui, au regard objectif des autres -spectateurs du drame- est comprise comme une illusion, traduite dans les termes du “comme si” .( Comme si un être nouveau s’était éveillé.. comme s’ouvrait un
nouvel univers !)
a)Comme si un être nouveau s’était éveillé
Quand se produit « cette soudaine transformation » où chacun voit s'abolir son identité “réelle” (qui est « révélée » par les contours de son appartenance au monde), n'y-a-t-il pas une contradiction entre ce qu'il était jusqu'alors et ce qu'il est maintenant pour l'être aimé ? Car, à cet instant, il est à la fois « le même » (celui qu'il était) et l'autre (celui qu'il est pour son partenaire).
Il n’échappe à la contradiction qu'autant qu'il s'imagine qu'à la faveur de la Rencontre, grâce à l'amour de l'autre, il a acquis « une nouvelle identité ».
Ce qui lui reste dissimulé par l'état de grâce de l'amour, c'est l'essentiel: le fait que « cet être singulier » que l'Autre découvre en lui, il ne l'est pas, il ne peut l'être, mais seulement le «devenir ».
A cet instant, ce n'est pas une reconnaissance qui a lieu, c'est une exigence que l'amour fait naître.
Ce que l'abolition de son « identité réelle » (celle que la vie de chaque jour a «réalisée ») au moment de la Rencontre doit laisser « entrevoir », c'est que l'identité de l'être singulier (qu'il découvre en lui) n'est pas, ni au passé ni au futur, parce qu'elle est dans le présent -à tout instant- toujours « à venir ».
Pour que la contradiction entre ce qu'il « est » et ce qu'il doit devenir fût résolue, il faudrait l'impossible : que l'amour durât tout le temps, que cette vraie histoire d'une rencontre devînt une histoire vraie, au point que la vie en fût changée.
b) Comme si s’ouvrait un nouvel univers !
.
De la même façon, quand le “monde” -les liens de cette appartenance qui constitue leur identité- se trouve d'un coup « annulé », en même temps que ces liens sont abolis, « tout se passe comme si » les amants, se trouvant seuls au monde, «entraient dans un univers nouveau ».
Mais le monde reste là et la contradiction est flagrante, que dissimule l'illusion d'un « monde réduit en seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, en une plage pour deux enfants fidèles, en une maison musicale pour une claire sympathie.» (1)
« Tout alors paraît possible et d'avance promis », écrit Louis Roussel.
Il suffit de « mettre en parenthèses » les liens qui constituent notre appartenance réelle au monde pour que tout semble possible, à la fois ce qui était interdit : changer la vie, et ce qui était impossible : bâtir une autre monde.
4) Le désenchantement
Mais voici où l'expression de l'amour a ses limites, dès que « les ténèbres succèdent » à l'éclair de la Rencontre.
• L'exigence de changer la vie pour devenir-autre est recouverte par l'illusion d'être un autre homme, d'être devenu « soi-même » « grâce à », par la grâce de l'amour de l'Autre, comme si mystérieusement l'amour conférait à chacun « une nouvelle identité », réalisant le désir et l'espoir d'être « soi-même ».
Dès lors, il suffit que l'état de grâce s'achève pour que les amants retrouvent l'identité réelle, qui les sépare à nouveau l'un de l'autre, comme des étrangers.
Retour à l'obscurité du jour, où le secret du devenir est perdu.
• De même, l'exigence de changer le monde, qui, dans l'instant de la Rencontre, apparaît comme la nécessité de bâtir une maison commune, est recouverte par l'illusion d'entrer dans un nouvel univers, dont l'amour ouvrirait les portes ; comme les poètes de jadis, les amants s'imaginent être entrés dans un « ailleurs », dont ils n'avaient pas connaissance :
« Enchantés l'un par l'autre, ils se promènent ensemble dans des terres inconnues, qui leur sont comme un paradis retrouvé »
« Ce nouvel univers, écrit Louis Roussel, est comme une grâce ».
La grâce passée, c'est la pesanteur du monde réel qu'ils retrouvent où le futur est inscrit dans le cours des choses.
Retour au « Possible diurne », par lequel le secret de l'à-venir est perdu.
L'Amour ? « deux étrangers acharnés à se contredire et à se fondre ensemble, si leur rencontre aboutissait ! »
Cet aphorisme de René CHAR devrait être la prière des amants :
« Nous demandons à l'imprévisible de décevoir l'attendu. »
Éclairons :
- Parce que les possibilités de chacun sont inscrites dans les tâches de chaque jour, où il « réalise son identité », hors “ce possible diurne”, tout possible -tel ce nouveau départ que promet la Rencontre- est prohibé
- Parce que le possible n'est rien d'autre que la reproduction du réel, parce que vivre pour chacun n'est, chaque jour, que “décliner” son identité, se “réaliser” soi-même, pour cette raison (-ces raisons-) la « vraie vie » est impossible.
Prisonnier du monde qu'il habite, asservi à la tâche impartie, ou à l'œuvre qu'il accomplit, absent du présent parce que son passé et son futur sont inscrits dans le cours de choses, victime de son identité, parce que faire est toujours « se réaliser » lui-même (le même !), comment l'homme pourrait-il comprendre qu'il ne peut «déclarer son nom» parce que son identité n'existe pas hors du devenir ?
Mais qu'est-ce que ce devenir ? - Ce devenir-Autre ?
Seul le poète le sait, parce que ce qu'il dit et ce qu'il fait n'a de sens que pour un autre.
« En poésie, on n'habite que le lieu que l'on quitte, on ne crée que l'Oeuvre dont on se détache, on n'obtient la durée qu'en détruisant le temps.
Et, tout ce qu'on obtient par rupture, détachement, négation, on ne l'obtient que pour autrui »
Parce que « l'homme n'a pas la souveraineté de disposer de la vraie vie », seul l'éclair des poèmes peut illuminer le sens de son devenir.
« L'évasion dans son semblable, avec d'immenses perspectives de poésie, sera peut-être un jour possible. »