leçon xxiii: les échanges

 

 

 

 

LES ECHANGES

 

Les mutations sociales et culturelles de la « société de consommation »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Introduction

 

Lorsqu’on commence à réfléchir sur la notion d’échange, on est tenté d’écrire le mot au singulier. Ce n’est sans doute pas un hasard, car il semble bien que la singularité des échanges entre les hommes tienne tout entière dans le fait de la réciprocité... L’analyse des échanges dans les sociétés primitives nous permettra de retrouver cette signification initiale de l’échange entre les hommes.

Or, au cours d’une longue histoire, l’échange s’est pour ainsi dire scindé et a revêtu une double signification qui correspond à un double aspect des rapports des hommes entre eux et avec les choses.

La première signification correspond à l’échange de biens, ce qu’on appelle dans une économie marchande telle qu’elle a été développée par le capitalisme, des échanges économiques. Ces échanges entre les individus peuvent être considérés comme des échanges matériels

Mais les échanges ont revêtu une autre signification qui ressort de l’usage du mot. On parle des échanges de vue, des échanges de politesse, des échanges verbaux dans les dialogues (qu’on appelle conversations) ; et, entre les états, on ne parle plus seulement d’échanges économiques, mais d’échanges artistiques et culturels.

Autrement dit, tout se passe comme si, au sein même des rapports entre les hommes s’était instauré un dédoublement entre les rapports matériels et les rapports culturels.

Notre objectif est donc d’analyser les liens entre, d’une part, ces échanges matériels qu’on a isolés sous la catégorie des rapports économiques (comme s’ils avaient lieu indépendamment des hommes) et d’autre part des rapports proprement humains qui donneraient naissance à une culture indépendante de la vie réelle des hommes.

Pour mettre en œuvre cette analyse, nous avons choisi une période bien déterminée de notre histoire : celle de l’Age d’or de la croissance économique de la société française de 1960 à 1973, à la veille de la première crise pétrolière.

En cette période, le lien est en effet flagrant entre le développement économique et les mutations sociales d’une part, et les bouleversements des rapports entre les hommes qui trouvent leur écho dans les mutations de la culture. Ce lien est souligné par le terme de « société de consommation » employé par les historiens pour qualifier cette période. En parlant de société de consommation, l’historien désigne selon ces termes mêmes une nouvelle ère sociale, une véritable révolution des conditions de vie et des façons de vivre, qui ne va pas sans l’émergence d’une nouvelle culture.

 

 

 

 

 

 

 

PREMIERE PARTIE :

 

 

L’âge d’or de la croissance française : Croissance économique et mutations sociales

 

 

On peut situer l’âge d’or de la croissance française à partir de 1958. Cette période est marquée par un phénomène exceptionnel de croissance économique qui fait franchir à la France un véritable saut qualitatif et l’installe définitivement après l’ère de la pénurie puis celle de la reconstruction et des déséquilibres engendrés par les guerres coloniales dans une situation d’expansion continue. Ce tournant dans la continuité de l’histoire nationale provoquée par la croissance, marque les années 1958-1974. Les effets sur la société, sur les modes de vie, les comportements des individus, et les valeurs auxquelles ils adhèrent sont à tel point marquants que la France du début des années 1970 apparaît plus éloignée que celle de 1945 que celle-ci pouvait l’être du XIXe siècle. C’est cette période de mutations profondes que l’on a désigné sous le nom de « la société de consommation ».

La société de consommation est une nouvelle ère sociale, une véritable révolution des conditions de vie et des façons de vivre, autrement dit, du mode de vie. Et cette réalité sociale, est le reflet, l'expression, la conséquence d'une réalité économique qui est la croissance.

Il faut commencer par rappeler les traits principaux et prendre les mesures de cette croissance économique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A) La croissance économique (rappel historique)

 

1) La politique de croissance

 

Les grandes réformes de structures de la Libération ont mis entre les mains de l’Etat par les nationalisations des leviers qui lui permettent de jouer un rôle majeur dans la vie économique et financière : source d’énergie, moyens de transports collectifs, appareil de crédit avec la banque de France. La planification fait de la puissance publique le principal maître d’œuvre de la modernisation économique et de l’équipement national.

La décennie 1959-1970 qui représente la période de la République gaullienne est celle au cours de laquelle le PIB a connu sa croissance la plus spectaculaire. Cette croissance se prolongera jusqu’en 1974 avec des taux d’environ 7%. Cette croissance s’inscrit dans un phénomène de conjoncture mondiale que la France n’a pas crée, mais dont elle a profité.

Un plan de croissance (1962-1965) est crée, qui intègre à l’évolution de l’économie française les facteurs nouveaux que sont la poussée démographique des années d’après-guerre, la mise en application du Marché commun, et la décolonisation, et prévoyant une croissance annuelle de 5,5% du PIB, et insiste sur la nécessité de réserver aux équipements collectifs une importante part des ressources pour préparer la France à affronter la concurrence internationale.

L’Etat s’ouvre vers l’extérieur, abandonne le protectionnisme frileux de l’ancienne économie française, accepte les concurrences. La logique européenne et l’effondrement de l’Empire combinent leurs effets pour rendre inéluctable le choix de la concurrence que font les milieux industriels et financiers les plus dynamiques, avec l’aide de l’Etat qui fait de la compétition économique l’un des objectifs de sa politique. Le rôle de l’Etat a tendance à s’estomper pour laisser place à l’initiative privée. Il cherche à substituer aux investissements publics des investissements privés et pour ce faire, il allège la charge fiscale des entreprises à travers l’amenuisement de la fiscalité indirecte et encourage l’épargne privée et les investissements privés.

La priorité va au secteur industriel capable d’affronter la concurrence internationale.

L’internationalisation de l’économie française débouche à la fois sur une remarquable accélération des échanges extérieurs et sur une restructuration géographique de ceux-ci. Les exportations qui représentaient en 1958 moins de 10% du PNB de la France dépassent 17% en 1970. L’Europe des Six, récente, a remplacé les colonies comme partenaire commercial privilégié de la France. Mais cette substitution pose de réels problèmes car il ne s’agit plus d’un marché à peu près réservé où la France se trouvait en position de quasi-monopole, mais d’un marché hautement concurrentiel où le succès passe par un dynamisme commercial de tous les instants. Le maître mot de la politique gouvernementale (qui doit restructurer l’économie) sera de favoriser désormais la constitution de groupes de dimension internationale à capitaux français, pouvant investir, innover, être dynamique et compétitifs au niveau international.

 

2) Le processus de la croissance: La concentration des entreprises et l'intervention du capital financier.

 

L’agent essentiel du dynamisme espéré est l’entreprise dont on attend un esprit de conquête et la réalisation de profits qui sont sa raison d’être et lui fourniront les moyens de l’innovation technique, de la modernité de la gestion et une nouvelle agressivité commerciale.

Pour atteindre cet objectif, on compte sur la concentration des entreprises, facteur essentiel d’amélioration de la productivité. L’Etat favorise à partir de 1959 cette concentration des entreprises, en prenant des dispositions pour faciliter sa mise en œuvre. La fin des années 1960, voit une rapide accélération des fusions : dans l’industrie, elles atteignent dans les années 1966-1972 un nombre moyen annuel de 136.

Tous les secteurs de l’économie sont touchés par le processus de concentration, inséparable de la modernisation des entreprises, dans le secteur bancaire, les fusions s’opèrent. C’est le secteur industriel qui constitue le lieu privilégié du mouvement de concentration des entreprises. Les nécessités internationales, l’intérêt des dirigeants d’entreprises et l’action d’Etat se combinent pour aboutir à l’absorption des entreprises de taille moyenne par des firmes géantes, à la disparition des petites entreprises mal adaptées à la concurrence : l’industrie chimique est entre les mains de trois géants internationaux (Ugine-Kuhlmann, Rhône-Poulenc, Saint-Gobain) ; l’automobile est dominée à la fin des années 1960 par quatre groupes (Renault, Citroën, Peugeot, Simca).

Le secteur de la distribution est aussi touché. C’est le résultat de l’évolution économique et des transformations de la vie quotidienne sous le double effet de l’urbanisation galopante et du développement de l’automobile qui fait nitre les supermarchés et hypermarchés. En 1969, la banlieue parisienne compte 253 établissements de ce type... Cette modernisation des entreprises due au développement des investissements en est aussi une conséquence. Elle est le résultat d’une croissance des profits des entreprises de 1969 à 1972 et d’une augmentation des revenus bruts des ménages de plus de 10% en moyenne annuelle de 1959 à 1973.

La décennie gaullienne représente donc une période de spectaculaire bouleversement des structures économiques de la France sous l’effet de la croissance et de l’ouverture internationale qui l’accompagne. « La France des petits » cesse d’être le modèle valorisé par la propagande officielle et l’opinion, au profit de notions neuves empruntées au vocabulaire américain de l’expansion économique. La croissance de la production, la rentabilité, l’investissement, la productivité, la compétitivité deviennent des thèmes majeurs qui font prime dans le discours dominant.

 

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3) Une conséquence : la grande expansion du secteur tertiaire

 

Le développement du secteur et des emplois tertiaires est très rapide pendant les années soixante. En France, le secteur tertiaire occupe 34% de la population active en 1946 et plus de 50% à la fin des années soixante-dix. Les trois-quarts des emplois nouveaux des années soixante ont été crées dans ce secteur et surtout dans la banque, les institutions financières et les assurances qui connaissent la plus grande progression (+158 % )de 1954 à 1975, puis les télécommunications, les administrations publiques, les commerces et transports.

C’est dans le secteur tertiaire que s’emploie plus de 66% femmes qui travaillent. Le secteur tertiaire participe à la fin des années soixante pour plus de 50% de la production nationale.

 

 

 

B) Les mutations sociales ou : «  Le bouleversement des structures socio-professionnelles. »

 

Voici l’évolution de ces catégories de 1954 à 1975 :

- Les agriculteurs exploitants représentent 20,7 % de la population active en 1954 ils ne sont plus que 7,7 % en 1975.

- Les salariés agricoles sont de 6 % en 1954, ils ne sont plus que 1,8 % en 1975.

- Les patrons (des entreprises en nom propre, individuels) de l'industrie et du commerce passe de 12 % en 1954 à 8,7 % en 1975.

- Les cadres supérieurs et professions libérales qui représentaient 2,9 % de la population active en 1954 représentent 6,3 %en 1975.

- Les cadres moyens qui représentaient 5,8 % représentent 13,8 %.

- Les employés qui représentaient 13,8 % , représentent 16,6 %

- Les ouvriers qui représentaient 33,8 % représentent 37 %.

 

C'est l'explosion de la catégorie des cadres supérieurs qui sont multipliés par deux, les cadres moyens par plus de deux, les employés par plus de la moitié,.

 

Il faut compléter ces données statistiques par les observations suivantes :

1- Le nombre des ouvriers, s’il demeure très important, stagne en pourcentage de la population active de 1962 à 1975.

 

2- Les vaincus de la croissance sont les paysans et petits patrons. En 1954 ils forment encore 26,7 % de la population active et en 1975 ils ne représentent que 10% de la population active.

 

3- « Entre la bourgeoisie et la classe ouvrière, qui subissent l'une et l'autre de profondes transformations, s'interpose un ensemble hétérogène de groupes intermédiaires qu'on rassemble par commodité sous le nom de classe moyenne salariée qui comprend les catégories en très rapide expansion des cadres supérieurs et professions libérales, mais surtout des cadres moyens et employés. »

C’est sans doute la mutation sociale la plus importante : Si la « classe ouvrière » constitue encore le noyau dur des salariés, qu’on appelait significativement les « travailleurs », de fait le travail salarié, qui constitue la base de l’économie capitaliste, s’étend à l’immense majorité de la population.

 

C) La « société de consommation »

 

Cette exceptionnelle croissance économique entraîne une élévation générale du niveau de vie des français. Elle marque l’entrée décisive de la société française dans l’ère des loisirs et de la consommation de masse. 

De 1960 à 1975 le revenu national disponible par habitant a presque doublé. La très rapide croissance de la production permet une multiplication des produits disponibles ; l’indicateur le plus concret de cette évolution est la diffusion des quatre produits symboles de ce nouvel âge : le réfrigérateur, l’automobile, la télévision et la machine à laver le linge. En 1965 plus de la moitié des ménages français disposent d’un réfrigérateur, en 1966 d’une automobile et de la télévision, en 1968 d’une machine à laver le linge. Encore au début des années 1960 ces biens de consommation sont répartis de manière très inégalitaire, mais progressivement leur diffusion s’étend à l’ensemble de la société. En 1970 plus de 70% des ménages de contremaîtres et d’ouvriers qualifiés disposent d’une automobile. De 1960 à 1975, le nombre des véhicules automobiles en circulation passe de 5 à 15 millions. Le premier tronçon de l’autoroute du Sud est inauguré en 1960 et Georges Pompidou célèbre son achèvement au début des années 1970. Les logements neufs se multiplient ; ils disposent dorénavant du confort; rappelons qu’en 1954, 17,5% des logements seulement étaient équipés d’une salles de bains ou de douches : le pourcentage atteint 70% en 1975. C’est en 1963 que s’ouvre à Sainte-Geneviève-des-Bois le premier hypermarché Carrefour. Le cadi des grandes surfaces est le symbole de l’époque, permettant des transporter les produits du magasin au parking, et devient une silhouette familière des banlieues.

Les Français consomment dans les années 1960 : la part des revenus consacrée aux dépenses d’alimentation passe de 34% à 27 %, alors que s’accroissent les dépenses de logement, de santé et de loisirs. L’Institut National de la Consommation est créé en 1966 ; et, selon le titre du livre de Galbraith (traduit en 1961), la France entre dans « l’ère de l’opulence ». Un sociologue publie en 1962 un essai intitulé « Vers une civilisation des loisirs ». De cette époque date l’épanouissement du club Méditerranée, la multiplication des résidences secondaires et la pratique du week-end. Mais c’est surtout la diffusion de la télévision qui marque cette période : en 1968 il y a moins d’un million de récepteurs, en 1973 il y en a 11 millions ; la télévision pénètre dans tous les foyers.

La consommation des ménages s’accroît en moyenne de 4,5% par an entre 1959 et 1973, entretenant un vif courant d’expansion dans quatre secteurs privilégies : la santé, le logement ; les transports et les loisirs. La croissance française est très largement fille de la consommation.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DEUXIEME PARTIE :

 

La société de consommation : une phase du développement capitaliste de l’économie marchande

 

 

 

Une remarque préliminaire : de l’échange dans les sociétés primitives aux échanges de l’économie marchande

 

l’échange dans les sociétés primitives

 

L’échange dans les sociétés primitives ne fonctionne pas comme dans les sociétés marchandes : « Ce qu’ils échangent, ce ne sont pas seulement des choses utiles économiquement, ce sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des femmes, des enfants, des danses, des foires, dont le marché n’est qu’un des moments et où la circulation des richesses n’est qu’un des termes d’un contrat plus général et permanent. »

Tout est conçu comme si c’était une lutte de richesses : le mariage des enfants, et les sièges dans les confréries ne s’obtiennent qu’au cours de potlatch échangés et rendus. Cet échange de biens est l’acte fondamental d’une reconnaissance qui concerne tous les domaines de la vie du groupe.

Maurice Godelier, dans « L’énigme du don », précise : « Le don dans ces sociétés n’est pas seulement un mécanisme qui fait circuler les biens et par-là assure leur redistribution entre les groupes qui composent la société. C’est aussi, plus profondément, la production et la reproduction des rapports sociaux qui constituent les liens qui se tissent entre les individus et entre les groupes (…)»

C’est là toute la différence avec l’échange de biens propre à l’économie marchande : Dans l’échange primitif, la chose donnée n’a pas été séparée de celui qui la donne. Autrement dit, la chose a été donnée sans être aliénée : elle n’est pas devenue la propriété d’un autre, comme dans notre économie marchande où le bien que nous avons donné ne nous appartient plus.

Cela signifie que « l’échange » (quels que soient les biens : richesses ou privilèges) est inséparable des relations entre personnes ; il n’a d’autre résultat ni d autre objet que de nouer et d’entretenir entre les membres du groupe ou les groupes eux-mêmes des liens sociaux fondés sur la reconnaissance réciproque.

Mauss peut conclure : « Ces sociétés ne sont pas parvenues au contrat entre les individus, au marché où roule l’argent, à l’achat et la vente proprement dite, où la valeur des choses se confond avec le prix des marchandises, estimé en monnaie… »

 

l’économie marchande

 

La production marchande naît à partir du moment où les individus, qui chacun exécute des travaux particuliers, produisent non seulement ce qui est nécessaire pour satisfaire leurs besoins ou ceux du groupe auquel ils appartiennent, mais « en vue de » l’échange de leurs produits sur le marché : les produits de leurs travaux se transforment en marchandises.

Dès que les objets sont produits par les individus, non plus pour satisfaire les besoins du groupe, mais en vue de l’échange, nous sommes entrés dans le système économique de la production marchande.

Lorsque l’économie marchande se développe sous la forme historique du capitalisme, tout se passe comme si les rapports des hommes entre eux, jusqu’à la conscience qu’ils prennent d’eux-mêmes et de leur vie ( de leur rapport au monde) étaient déterminés par le « système des échanges ».

 

Ce sont ces rapports des hommes entre eux qui constituent leur vie dans ce système de l’économie marchande capitaliste qu’il nous faut maintenant analyser afin de comprendre les nouveaux rapports qui s’instaurent en cette phase historique de la « société de consommation », qui génère une nouvelle culture.

 

C’est à travers un certain nombre de mutations de la vie réelle des hommes, introduites par l’économie marchande et développées par le capitalisme, qu’on peut analyser l’étape originale constituée par l’avènement de la société de consommation.

 

1- La mutation des rapports de l’homme avec les choses : de la propriété des choses à leur réappropriation symbolique.

 

L’échange marchand

 

A travers l’échange, les objets produits apparaissent comme des choses « équivalentes ».

Dans la pratique de l’échange marchand, la valeur d’une chose qui, dans les sociétés primitives, est tout entière « symbolisée » par son usage social, apparaît comme une propriété attachée aux objets, comme un attribut, une qualité inhérente aux marchandises.

C’est une véritable mutation du rapport des hommes aux choses qui a lieu à partir de l’apparition et du développement de l’économie marchande.

 

Dès lors, qu’il s’agisse des choses qui appartiennent à la nature, ou des objets produits par l’homme qui constituent l’environnement de sa vie quotidienne, ce monde apparaît comme une réalité extérieure à l’homme : un univers de choses, un « système d’objets » ( selon le titre du livre de Baudrillard).

Dès lors que la valeur des objets-produits par les hommes, apparaît, sous la forme de marchandises, comme une « propriété » des choses, les nouveaux rapports que les hommes nouent avec le monde ne peuvent prendre que la forme d’une « appropriation » des choses. Quand l’économie marchande prend la forme développée du capitalisme, ces nouveaux rapports des hommes aux choses se développent sur la base de la propriété privée.

 

L’étape de la société de consommation :

 

Dans cette phase de développement du capitalisme que constitue la société de consommation, où les richesses produites excèdent les besoins solvables, la consommation de masse est un mode de réappropriation symbolique.

Jean Baudrillard écrit :

" Il y a aujourd'hui autour de nous une espèce d'évidence fantastique de la consommation et de l'abondance constituée par la multiplication des objets, des services, des biens matériels qui constitue une sorte de mutation fondamentale de l'écologie de l'espèce humaine."

Voici qu’avec l’univers de la consommation les objets retrouvent une âme : ils ne sont plus seulement des choses, qui constituent une réalité étrangère aux hommes, mais un système d’ambiance où les individus inscrivent leur image. 

 

2- La mutation de l’activité proprement humaine : De l’aliénation du travail à sa dévalorisation

 

L’économie marchande

 

Dans les sociétés primitives, où les tâches sont réparties entre les membres du groupe pour satisfaire les besoins de la communauté, les travaux exécutés par chacun « s’affirment comme partie intégrante du travail social où, la répartition des tâches se forme spontanément ».le travail ( à travers l’activité collective de production ) a immédiatement un caractère social.

Pour l’individu (on peut le comprendre aujourd’hui encore par le travail de l’artisan) le travail tient sa valeur tout entière de l’objet qu’il produit.

Dès le moment où, dans l’économie marchande, les hommes ne produisent qu’en vue de l’échange (où l’objet n’a d’autre valeur que celle d’une marchandise), le travail devient une activité abstraite : identique pour tous et pour ainsi dire dépersonnalisée.

Le développement capitaliste de l’économie marchande accroît cette dépersonnalisation du travail par l’aliénation, c’est-à-dire par le fait que le produit du travail se trouve être (avant même d’être produit) la propriété d’un autre.

 

 

L’étape de la société de consommation :

 

Dans la période historique que nous analysons, où la productivité et les luttes sociales ont permis de limiter le temps de travail, avec le développement du secteur tertiaire, l’aliénation du travail pour une importante classe moyenne salariée revêt la forme d’une vie professionnelle, qui, loin de mobiliser l’emploi de la vie, doit libérer le temps de vivre ; cette dévalorisation du travail s’accompagne d’une valorisation de la vie privée, qui apparaît comme « la vraie vie ». L’étude de la société de consommation nous permettra de montrer comment la vie privée elle-même se trouve aliénée (marchandisation de la culture, des loisirs…) entraînant une dichotomie de la personnalité des individus.

 

 

 

3. La mutation des rapports des hommes entre eux : de l’aliénation des rapports humains au vide des relations sociales.

 

L’économie marchande

 

L’échange entre les produits, qui constitue l’économie marchande, suppose un rapport social particulier : la division du travail entre les producteurs

 

Alors que, dans les sociétés primitives, la production, ayant pour objet la satisfaction des besoins sociaux, reposait sur une répartition spontanée des tâches entre les membres du groupe, dès l’avènement de l’économie marchande, la production en vue de l’échange repose sur une division du travail entre les hommes. Et, dès lors, « les producteurs n’entrent socialement en contact les uns avec les autres qu’à travers l’échange de leurs produits » ; c’est la division du travail qui constitue le lien social.

«Il en résulte que pour ces producteurs (devenus prisonniers de l’économie marchande) les rapports de leurs travaux privés apparaissent, non comme des rapports sociaux immédiats des personnes dans leurs travaux mêmes, mais bien plutôt comme des rapports sociaux entre des choses »(Marx)

Ce mode de production, fondé sur la division du travail, relie les hommes entre eux en les séparant, et institue entre eux une relation d’extériorité, comme celle qui existe entre les choses.

 

L’étape de la société de consommation :

 

Cette chosification des rapports sociaux au travers des échanges génère une nouvelle dichotomie : Là où les rapports dans la vie sociale sont devenus impersonnels, les rapports humains (entre personnes) constituent un autre domaine : celui des relations interpersonnelles, intersubjectives (relations familiale, amicale, amoureuse, associative).

Dans la société de consommation, où les échanges de biens et de services tendent à devenir l’essentiel des rapports entre les individus, le développement des relations interpersonnelles, à travers la prolifération de groupes d’affinité ( associations de toutes sortes), cherche à combler le vide des rapports sociaux.

 

 

4) la mutation de l’individualité : du statut social de l’individualité au vide de la personnalité.

 

L’économie marchande

 

Là où le développement historique du capitalisme, sur la base de la division du travail, génère une stratification sociale - une division de la société en classes -, qui rive tous les individus à un même travail, à une même fonction sociale leur vie durant, la personnalité de chacun se trouve figée dans une fonction sociale et se confond avec une identité qui pour ainsi dire lui « colle à la peau ».

A l'intérieur de chaque formation historique donnée, se constituent des formes particulières d'individualité liées à l'appartenance à telle ou telle classe sociale.

 

L’étape de la société de consommation :

 

Dans la phase historique de croissance économique, qui ouvre cette nouvelle ère sociale de la société de consommation, le développement d’une très importante classe moyenne salariée entraîne, en même temps qu’une mutation sociale décisive par laquelle semble s’estomper la division en deux grandes classes antagonistes, une véritable mutation de la conscience que les individus prennent d’eux-mêmes : Tout se passe comme si, en même temps que s’estompe le profil d’une individualité sociale liée à leur appartenance de classe, ils perdaient leur identité, leur individualité personnelle.

Dans les plus grandes couches de la population naît une immense aspiration à « être soi-même », qui ne saurait s’exprimer ( pour les raisons que nous avons évoquées) dans la sphère de l’activité professionnelle qui reste celle du travail aliéné.

C’est au travers de la réappropriation des choses, que les individus vont chercher les marques – les signes- d’un nouveau statut personnel. Comme l’ont souligné les sociologues, c’est un immense « procès de personnalisation » qui joue un rôle moteur au cœur de la société de consommation : par l’adhésion des individus à un système, dont il est loin d’être certain qu’il réponde à leurs besoins et à leurs espérances.

 

 

5- La personnification des rapports sociaux : de la domination des puissances sociales aux « vertus » du système.

 

L’économie marchande

 

Lorsque les rapports des individus entre eux, en devenant indépendants des individus, cessent de leur apparaître comme des “rapports” (les relations entre eux qui constituent leur communauté), ils se métamorphosent en des “entités”, des réalités “personnifiées ; Ce sont “la Famille”, l'Entreprise, la Société, l'État, etc. ,qui sont comme des noms propres écrits avec des majuscules. C’est en ce sens que l'on parle dans le droit de “ personnes morales ”.Tout se passe comme si ces entités avaient une réalité en elles-mêmes, indépendamment des rapports concrets entre les hommes.

La personnification de ces puissances objectives – leur « idéalisation » - consacre les structures sociales existantes.

Au cours de l’évolution historique, chaque mutation importante de ces structures met en cause ces entités personnifiées, qui sont en quelque sorte leur représentation « idéelle », sous la forme d’une contestation de leur « pouvoir » : l’autorité au sein de la famille, la domination « hiérarchique » au sein de l’entreprise, la contrainte des lois et l’emprise de la morale, jusqu’à l’incarnation du pouvoir dans l’Etat.

 

L’étape de la société de consommation :

 

L’âge d’or de la croissance économique qui donne naissance à la société de consommation, semble bien mettre fin à cette dialectique, qui est au cœur de l’histoire, par laquelle les mutations des structures sociales mettent périodiquement en cause la forme des institutions, les idées et les valeurs qui les consacrent.

Dans l’univers de la consommation, l’accumulation des objets créant l’« évidence fantastique » de l’abondance, fait croire aux individus qu’ils entrent dans une « ère nouvelle » qui , à court et moyen termes, serait en mesure d'apporter la plus grande satisfaction possible à tous les besoins humains, conduisant tous les hommes à cet état de bien-être qu’on appelle bonheur.

Le système, sur la base de sa réussite économique, en cette phase de croissance, (loin d'apparaître comme un équilibre temporaire, menacé de contradictions) réussit à créer l'illusion d'une croissance indéfinie, capable d’ouvrir à tous une ère de bien-être.

En assurant aux individus qu'il intègre par larges couches sociales, "le plein-emploi" de leur temps et de leur vie, le "système" apparaît comme une réalité "incontournable", comme la seule réalité, à laquelle il faut s'adapter, si l'on veut réaliser ce qui est le but de l'existence : le bonheur individuel. S'adapter est trop peu dire : il faut adopter les modes de penser, les conduites, les méthodes d'action, qui sont celles de cet Univers de l'Entreprise pour manifester, dans l'esprit même du système, sa performance. Tout se passe comme si les barrières "sociales" avaient disparu : il s'agit non plus de classes séparées par la propriété ou la richesse mais d'un même monde : s'il y a une lutte, c'est une rivalité entre les individus eux-mêmes (qui comme "salariés" sont tous égaux en droit) et qui n'ont à faire que la preuve de leur performance.

En cette période, tout le monde croit aux vertus du système, parce qu'en même temps le système lui-même impose comme idéal la poursuite du bonheur individuel.

 

 

Conclusion : La société de consommation synonyme de la fin de l’histoire.

 

Se rappelant les crises de croissance du système au XIX siècle, l'on s'était imaginé que les explosions de la première moitié du XXème siècle, par leur gravité, étaient les signes d’une crise du système. Là où l'on croyait voir avant la Guerre dans les luttes sociales de 1936, et encore dans les grandes grèves d’avant 1950, des explosions capables de mettre en cause le système, il faut bien admettre que l'on était victime d’une illusion, exploitée par l’idéologie marxiste : ces «évènements sociaux » sous l’apparence de contradictions internes au système, ne sont que des phénomènes d'auto-régulation du système: Si l'on renonce à toute eschatologie, ce que l'on découvre, c'est précisément qu'il n'y a rien en dehors du système. Il n'y a rien d'autre que le système lui-même.

Dès lors l’idée selon laquelle l’Histoire aurait un sens, c’est à dire à la fois une direction et une signification, a fait long feu. La réussite du système, sa capacité à résoudre les contradictions (mettant fin aux antagonismes) dénoncent l’idée d’une finalité de l’histoire comme une illusion.

C’est le thème développé par Baudrillard dans un livre, dont le titre est significatif : «  L’illusion de la fin ».

 

Le livre de Georges Perec : Les Choses peut nous servir de guide pour illustrer les mutations propres à la Société de consommation, telles que nous venons de les analyser.

 

 

 

TROISIEME PARTIE :

 

La culture de la société de consommation

illustrée par le récit de Georges Perec : Les choses

 

 

Avant de tenter d’illustrer par le récit de Georges Perec les modes de vie, les façons d’être et de penser qui constituent la culture de la société de consommation, il convient de rappeler l’essentiel du récit :

Publié en 1965 c’est le récit de la vie ordinaire quotidienne d’un jeune couple : Jérôme et Sylvie, issu des classes moyennes qui font l’apprentissage de leur vie d’adultes dans l’univers de la consommation.

 

Ils appartiennent à la génération du « baby boom ».qui atteint sa majorité aux environs des années 60. La France traditionnelle, la France éternelle, ils ne l’ont jamais connue.

« Ils étaient des‘‘ hommes nouveaux ’’ de jeunes cadres n’ayant pas encore percé toutes leurs dents, à mi-chemin de la réussite. Ils venaient presque tous de la petite bourgeoisie »

 

  1. L’illusion de la consommation : la réappropriation symbolique des choses

 

L’illusion de la consommation

 

L’apparence première de l'univers de la consommation, c’est, selon l’expression de Baudrillard, l ‘« évidence fantastique » de l’abondance.

Ce qui concourt à créer cette évidence, c'est la profusion, l'amoncellement des objets.

L’accumulation des objets dans le grand magasin, - « la grande surface » - est plus que la somme des objets. La profusion des objets c'est le signe du surplus. C'est la négation magique de leur rareté.. Lorsqu’o

n les accumule les objets, un objet n'est pas seulement une chose, il devient autre chose : le signe de la richesse, le signe du surplus.

Dans la société de consommation, l’accumulation des objets, écrit Baudrillard, "C'est la virtualité magique d'une fête quotidienne".

Dans cet univers de la consommation les bienfaits de la consommation ne sont pas vécus comme résultant d'un travail, d'un processus de production, ils sont vécus comme un miracle. Miracle quotidien dans la mesure ou l'abondance apparaît comme un bénéfice de la technique, du progrès etc. dont nous sommes les héritiers légitimes . .

Baudrillard : « Dès lors, on vit l'achat de l'objet non comme une appropriation destinée à satisfaire un besoin mais comme une captation sur un mode d'efficacité miraculeuse. La satisfaction (qui est objectivement limitée par le pouvoir d'achat) est une pratique d'exorcisme. Elle est un moyen d'apprivoiser le bien-être total, parce que la totalité des objets achetables, apprivoisables est là. La consommation est une vie imaginaire. »

 

Le système des objets

 

Le premier effet de cette vie imaginaire, c’est un nouveau rapport aux choses, qui deviennent ce système des objets qui constitue l’image des nouvelles relations de l’homme au monde ;

Pour comprendre ce nouveau rapport, il faut entrer dans l’appartement du couple.

Suivons la description : D’abord un long corridor haut et étroit, les murs seraient les placards de bois clair d’où les ferrures de cuivre luiraient, trois gravures etc… Ensuite une salle de séjour longue de sept mètres environ, large de trois, à gauche une petite alcôve avec un gros divan de cuire noir fatigué. Deux bibliothèques en bois de merisier pâle où des livres s’entremêlent pêle-mêle. Au-delà une petite table basse sur un tapis de prière en soie. Trois étagères qui supporteraient des bibelots, des agates et d’autres pierres, des boîtes à priser, des bonbonnières, des cendriers de jade, des coquilles de nacre, une montre de gousset en argent etc. La fenêtre du séjour est garnie de rideau blanc et brun imitant la toile des Jouy. »

Poursuivons cette description du séjour par l’examen du mobilier :

Cette pièce, à la différence des appartements bourgeois des générations antérieures, est sans aucun style : ni Louis XVI, ni Regency, ni même style rustique ou normand.

Rien, autrement dit, qui ne renvoie, ne se réfère au passé, à la tradition qui assurait la continuité entre les générations. Tout se passe comme si la rupture avec le passé, qui ressemble plutôt à l’oubli, à une défaillance de la mémoire, permettait à cette jeunesse d’entrer dans une nouvelle vie sans le secours de personne et de constituer par elle-même, sans efforts ( ceux qu’exigent le savoir et la culture) une personnalité nouvelle.

Rien, non plus, dans ce mobilier, qui dénote un certain niveau social : un rang dans la hiérarchie de la bourgeoisie, où le choix du mobilier, - d’un style plutôt qu’un autre – distinguaient les différentes couches de cette classe sociale ; « il suffit, écrit Baudrillard, de comparer cette description à une description d’intérieur chez Balzac pour voir que nulle relation humaine n’est inscrite ici dans « les choses ». ;Derrière ces objets les véritables relations – les rapports sociaux – restent illisibles. » 

Enfin –dernière notation - le mobilier est médiocre et usagé comme ce divan de cuir noir « fatigué ». Mais, ce détail ne connote pas ici, dans la description, une absence de moyens qui serait un signe du niveau de vie ou de l’appartenance sociale. Il s’agit plutôt d’un signe de négligence qui ne manque pas de charme ! C’est une usure qui reflète l’usage ; ce mobilier est celui d’un lieu de vie où la vie est facile, où l’on peut se laisser aller, se délasser des fatigues de la vie extérieure dans la douceur du cuir fatigué !

Plus caractéristique encore sont les objets qui encombrent les étagères, des agates, des œufs de pierre, des boîtes à priser, des bonbonnières ; il ne s’agit pas d’objets de valeur acquis chez les antiquaires mais, comme le précisera la suite du récit, d’objets « intéressants », de bibelots, glanés au cours de promenades, en « chinant » au marché aux puces.

Un mot, qui n’est pas prononcé, permet de définir le style ou plutôt l’absence de style de cet intérieur : c’est le mot ambiance.

Après cette description du séjour Georges Perec définit cette ambiance : « tout serait brun, ocre, fauve, jaune : un univers de couleur un peu passé au ton soigneusement presque précieusement dosé au milieu desquels surprendrait quelques tâches plus claires… »

 

Dans son livre « Le système des objets » Baudrillard, en analysant les couleurs et les matériaux employés dans l’aménagement des appartements modernes, éclaire le concept d’ambiance, il écrit :

« En fait, nous n’avons plus alors exactement à des couleurs, mais à des valeurs plus abstraites : le ton, la tonalité. Combinaison, assortiment, contraste de tonalités constitue le vrai problème de l’ambiance en matière de couleur. Le bleu peut s’associer au vert, mais certain bleu avec certain vert, et ce n’est plus alors une question de bleu ou de vert c’est une question de chaud ou de froid. Simultanément la couleur n’est plus ce qui souligne chaque objet et l’isole dans le décor, les couleurs sont des plages opposées, de moins en moins valorisées dans leur qualité sensible, dissociée souvent de la forme et ce sont leurs différences de ton qui vont « rythmer une pièce ».

Et il poursuit «  l’analyse des couleurs et des matériaux nous mène ainsi à quelque conclusion. L’alternance systématique du chaud et du froid définit au fond le concept même de « l’ambiance »qui est toujours à la fois chaleur et distance.

 

L’ambiance, c’est l’atmosphère qui, à l’intérieur, reflète l’accord de ce couple - de ces individus - avec le monde extérieur, témoignant d’une vie facile, sans problème : « le confort ambiant, écrit Perec, leur semblerait un fait acquis, une donnée initiale, un état de leur nature…La vie, là, serait facile serait simple, toutes les obligations, tous les problèmes qu’implique la vie matérielle trouveraient une solution naturelle ; une femme de ménage serait là chaque matin »

Et il poursuit : « le séjour serait ainsi une pièce du soir ; alors l’hiver le coin des bibliothèques, la discothèque, le secrétaire, la table basse entre les deux canapés, les vagues reflets dans le miroir, les grandes zones d’ombres où brillerait toutes les choses, le bois poli, la soie lourde et riche, le cristal taillé le cuir assoupli, cette pièce serait havre de paix, terre de bonheur »

 

Voici l’explication : Dans le nouvel univers qui est celui de la société de consommation il y a comme une mystérieuse harmonie entre les individus et le monde où ils vivent : « leurs moyens et leurs désirs s’accorderaient en tous points, en tous temps. Et ils appelleraient cet équilibre leur bonheur. »

Dans les vitrines et les grands magasins l’univers de la consommation, cet horizon multiple, infini, qui ordonne les objets, les biens et les services, instaurent une égalité fictive entre les hommes. Chaque individu a la même capacité de consommation. A travers la profusion des objets qui s’offrent à tous, chacun, alors qu’il acquiert les objets correspondant à ses moyens, a l’illusion de pouvoir acquérir la totalité.

Ainsi s’établit une sorte d’harmonie pour les individus de la « classe moyenne », à quelle que couche qu’ils appartiennent, entre leurs moyens et leurs désirs.-

 

2) La sphère de la vie privée

 

La vie privée est de création récente. Pour qu'il y ait vie privée, il faut qu'il y ait un espace de la vie privée. Or, en France et jusqu'en 1950 cette espace n'existait pas, entendons : pour la majorité de la population.

Auparavant, seuls les ménages bourgeois avaient un véritable appartement avec des pièces de réception, une cuisine, un office et un couloir sur lequel donnaient les chambres pour les membres de la famille. C'est la raison pour laquelle seule la bourgeoisie avait une véritable vie privée. On parlait même à cette époque dans la bourgeoisie du mur de la vie privée. Il y avait une vie extérieure qui était essentiellement celle du chef de famille et il y avait une vie privée complètement séparée de la vie extérieure.« Le mur de la vie privée entourait l'univers domestique, celui de la famille, du ménage. Derrière ce mur protecteur, la vie privée coïncidait pour la bourgeoisie avec la vie de famille. 

Ce n'est qu'à partir de 1953 que l'on va s'attaquer au problème du logement.

Pour des millions de français, la construction des grands ensembles à partir de 1953 va représenter un véritable saut dans la modernité.

Dès ce moment, la vie privée devient un domaine effectivement réel en ce qui concerne l'espace. Mais, en parlant de cette vie privée nous ne désignons plus la même réalité : Alors que la vie privée, la seule qui existait, celle de la classe bourgeoise, était un espace de vie familiale, alors que la vie privée se confondait avec la vie de famille, d'un seul coup, en même temps que l'on résout le problème du logement, on voit apparaître par la composition même des logements un autre sens de la vie privée.

Le caractère individualiste de la vie privée se constitue en même temps que la vie privée. C’est au cœur de cette vie privée, où l’individu est isolé au milieu des autres, qu’il est pour ainsi dire contraint d’élaborer une image de soi –pour- les autres.

 

Là encore, la description de l’appartement de Jérôme et Sylvie illustre ce phénomène ; Nous sommes entrés par un long corridor étroit, mais c’est la salle de séjour qui nous fait réellement pénétrer dans l’intérieur de la vie du couple. La salle de séjour est en effet, dans ces appartements des années soixante, la pièce la plus importante qui porte le nom de « living » : C’est le lieu de vie du couple ou de la famille qui remplace deux pièces des anciens intérieurs bourgeois, la salle à manger où la famille se réunissait pour les repas et le salon dont les meubles étaient couverts de housses et que l’on ne découvrait que pour recevoir les amis.

Ce qui est mise en cause dans la nouvelle disposition de l’appartement moderne, c’est la démarcation entre l’extérieur et l’intérieur, la séparation entre la vie professionnelle et la vie privée, qui apparaît comme la « vraie vie ». Le séjour est un lieu de vie ouvert sur l’extérieur : on reçoit les amis dans le lieu même où l’on vit en couple ou en famille, non seulement comme si l’on n’avait rien à cacher, mais plutôt comme si l’on souhaitait présenter aux autres, au travers des objets, une image de ce que l’on est vraiment, vus de l’intérieur.

Si le séjour est un lieu de vie, c’est parce que l’essentiel de la vie n’est plus dans la vie professionnelle, qui assurait les moyens de vivre de la famille ; la vraie vie, c’est celle que l’on retrouve après le travail, libérée des contraintes, où l’on peut être vraiment soi-même, exprimer sa personnalité.

 

 

 

 

 

 

3) La dévalorisation du travail et le rejet de la vie aliénée

 

Il est une seconde face de cet univers où la nouvelle génération fait l’apprentissage de la vie adulte:

Non seulement les choses sont offertes, mais les carrières sont ouvertes. Le temps n’est plus où la carrière était un chemin tracé pour des héritiers ; maintenant, quelle que soit l’origine sociale, - fut-elle modeste ( quand on est issu de la petite bourgeoisie), pourvu qu’on ait fait quelques études, l’avenir est ouvert, les carrières offertes ; on est pour ainsi dire promis à la réussite sociale.

Le couple que Perec nous décrit est là encore exemplaire

Ces « hommes nouveaux », , ce sont bien de jeunes cadres, mais, comme le dit le texte, ce sont de jeunes cadres qui « n’ont pas encore percé toutes leurs dents » ; ce sont « des technocrates » mais qui sont « à mi-chemin de la réussite ».

Ils choisissent la profession de psychosociologue, profession récente, née en même temps que la société de consommation, qui consiste à faire « des enquêtes de motivations ». ;

Rien de ce qui était humain ne leur fût étranger. Pour la première fois ils gagnèrent quelque argent. Leur travail ne leur plaisait pas, aurait-il pu leur plaire ! il ne les ennuyait pas trop non plus, ils avaient l’impression de beaucoup y apprendre ; d’année en année, il les transforma.

Ce furent les plus grandes heures de leur conquête : ils n’avaient rien, ils découvraient les richesses du monde. »

 

Ils vont tomber dans le piège de la société de consommation, parce que la société met à leur disposition tous les biens et services. Parce que la vie s’ouvre à eux comme un chemin facile, ils vont retarder leur entrée dans la vie pour jouir de leur jeunesse, des facilités de l’existence. C’est ainsi qu’ils abandonnent leurs études, Jérôme après la propédeutique, Sylvie après deux années de licence, - tellement persuadés que la réussite leur est promise dés le moment où ils décideront de s’engager dans une carrière. Issus de la petite bourgeoisie, ils n’attendent pas d’héritage, mais ils possèdent une sorte de certitude intime : « on attend après eux ».

 

« C’est ( pensent Jérôme et Sylvie) un métier qui laisse espérer beaucoup : « on ne reste jamais très longtemps simple enquêteur ; à peine formé le psychosociologue gagne au plus vite les échelons supérieurs ; Il devient sous-directeur ou directeur d’agence ; on trouve dans quelques grandes entreprises une place enviée de chef de service chargé du recrutement du personnel, de l’orientation, des rapports sociaux ou de la politique commerciale. Ce sont de belles situations : les bureaux sont recouverts de moquette, il y a deux téléphones, un dictaphone, un réfrigérateur de salon et même parfois un tableau de Bernard Buffet sur l’un des murs. »

On peut donc retarder le moment de faire carrière : « Hélas, pensaient souvent et se disaient parfois Gérôme et Sylvie, qui ne travaille pas ne mange pas ; certes, mais qui travaille ne vit plus. »

Il faut d’abord commencer par vivre, se préserver la liberté de vivre, de bien vivre.

Le roman décrit, tout au long des premiers chapitres, leur mode de vie : la façon dont ils profitent des libertés que leur laisse leur métier. Ce sont les promenades dans Paris, les visites au marché aux puces où ils découvrent des objets rares et pas chers, le cinéma, qui n’est pas culturel, et surtout les réunions avec les amis autour d’un bon repas dans un petit restaurant.

A la sortie du restaurant, « ils pensaient que leur vie ne serait que l’inépuisable somme de ces moments propices et qu’ils seraient toujours heureux parce qu’ils méritaient de l’être, parce qu’ils savaient rester disponibles, parce que le bonheur était en eux …

A partir de cette table servie, ils avaient l’impression d’une synchronie parfaite : ils étaient à l’unisson du monde, ils y baignaient, ils y étaient à l’aise, ils n ‘avaient rien à en craindre. »

 

  1. Le vide des relations

 

Si la vie de travail paraît bien être le terrain où l'individu peut exercer ses capacités, faire la preuve de ses compétences et dans laquelle d'une certaine façon, il devrait pouvoir s'exprimer, se réaliser et progresser, le lieu où se nouent les rapports sociaux, qu’en est-il des « relations humaines », quand la vraie vie est ailleurs : dans la sphère de la vie privée ?

Dans la société de consommation, où les échanges de biens et de services tendent à devenir l’essentiel des rapports entre les individus, le développement des relations interpersonnelles cherche à combler le vide des rapports sociaux.

 

« Amis ou parents, famille ou client, écrit Baudrillard une certaine relation est toujours de rigueur mais elle doit rester mobile c’est à dire il faut qu’elle soit à tout moment possible : les divers types de relation doivent pouvoir s’échanger librement, » elles doivent pouvoir être choisies comme les objets : « L’intérieur « d’ambiance » est fait pour que joue entre les être la même alternance chaleur-non chaleur, intimité-distance qu’entre les objets qui le compose. »

 

Après avoir cité la description de l’appartement de Jérôme et Sylvie par Georges Perec, il écrit :

« Tout est signe. Rien n’a de présence ni d’histoire, tout par contre y est riche de références : oriental, écossaise, early American, etc.

Nous sommes entrés dans l’univers de la consommation … Or,la suite du récit laisse entrevoir la fonction d’un tel système d’objets qui sont des signes. Loin de symboliser, de traduire une relation, ces objets décrivent le vide de la relation, visible partout dans l’inexistence l’un à l’autre des deux partenaires. Jérôme et Sylvie n’existent pas en tant que couple : leur seule réalité c’est « Jérôme - et - Sylvie » pure complicité transparaissant dans le système d’objets qui lui donne un sens. Ne disons pas non plus que les objets se substituent à la relation absente et comble un vide, non : ils décrivent ce vide, le lieu de la relation dans un mouvement qui est tout ensemble une façon de ne pas la vivre mais de la désigner quand même toujours à une possibilité de vivre. La configuration des objets la plupart du temps pauvre, schématique, close, ne ressasse que l’idée d’une relation qui n’est pas donnée à vivre. Divan de cuir, électrophone, bibelots, cendrier de jade : c’est l’idée de la relation qui se signifie dans ces objets se consomme en eux et donc s’y abolie en tant que relation vécue. Ceci définit l’univers de la consommation. »

 

Baudrillard fait référence à Marx : « De même que les besoins, les sentiments, la culture, le savoir, toutes les forces propres de l’homme sont intégrées comme marchandises dans le mode de production de notre société et sont matérialisées pour être vendues, aujourd’hui tous les désirs, les projets, les exigences, toutes les passions et toutes les relations se matérialisent en signes et en objets pour être achetés et consommés. Le couple par exemple : sa finalité objective devient la consommation d’objets, entre autres des objets qui jadis symbolisaient des relations. »

 

 

5) Le « vide » de la personnalité

 

L’analyse de Marx est décisive pour comprendre comment naît, à la suite des mutations économiques et sociales de la période de croissance économique des Trente Glorieuses, non seulement une profonde mutation des rapports personnels entre les individus, mais aussi de leur personnalité qui se trouve modifiée en son fond.

La transformation de couches sociales de plus en plus nombreuses en une classe salariée crée l’illusion de l’uniformisation des conditions de vie, de la disparition progressive des inégalités et de l’abolition des barrières sociales

Pour tous les individus vivant cette période historique, c'est la fin d'une certaine forme de conscience : celle dans laquelle les conditions sociales d'existence apparaissent comme inhérentes à l'individualité.

L'individualité sociale, -l'appartenance de l'individu à telle ou telle condition (classe sociale)- ne se confond plus avec la "personne", avec la conscience de l'identité personnelle. C'est la fin de ce sentiment par lequel l'individualité sociale (le fait d'être ce bourgeois, ce patron, propriétaire exploitant ou manager, commerçant, artisan ou propriétaire agricole) apparaissait comme constitutive de l'identité personnelle pour ainsi dire "essentielle" à la personne.

C’est cette mutation de la conscience que les sociologues désignent comme une réelle dépersonnalisation.

 

La conséquence de cette mutation, c’est la naissance au cœur des individus d’un immense besoin de personnalisation, d’une profonde aspiration à être soi, en même temps qu’une exigence de vraies « relations humaines ».

Là où la chosification de l’individu à travers l’identité de l ‘appartenance sociale s’effondre, c’est au travers des choses que chacun cherche à reconstituer un statut de l’individualité : une personnalité fictive. Et, c’est au travers de « signes de reconnaissance », que chacun cherche à combler le vide de la relation avec autrui.

« Toute personne se qualifie par ses objets. » : Ce sont les signes qui différencient entre eux les individus, voués ou condamnés à vivre cette nouvelle aliénation que constitue la société de consommation.

 

Jean Baudrillard montre comment ce sont les objets eux-mêmes qui créent le phantasme du statut social ou « standing »:

Le miracle créé par la profusion et la prodigalité des objets et des biens qui nous entourent formant autour de nous un univers, enlèvent à ces objets leur caractère de valeur d'usage pour les transformer en signes, notamment de profusion, de jouissance possible. Dans l’univers de la consommation les objets ne sont pas des choses, des biens ou des richesses comme dans les sociétés traditionnelles mais bien des « signes » de distinction : les objets transformés en signes simulent l'essence sociale.

Dans la société de consommation, l'objet n’est pas désiré pour sa valeur d'usage. On n'achète pas quelque chose parce qu'on en a besoin ; on manipule toujours les objets au sens le plus large du terme comme des signes qui vous distingue des autres, - soit en vous affiliant à votre propre groupe pris comme référence idéale si on est cadre supérieur, soit en vous démarquant de votre groupe si on fait partie d'une classe moyenne ou inférieure, par référence à un groupe de statut supérieur. L'objet est un signe de distinction.

 

6) La constitution de l’image de soi : une personnalité de synthèse.

 

Le désir d'être soi-même, le besoin de personnalisation n'ont jamais été aussi forts, aussi impératifs qu’en un temps où l'individu est “dispersé” dans sa vie, “dissocié” dans son être par des relations sociales multiples, “surplombé” par des réalités -l'économie, la politique- qu'il ne maîtrise pas.

 

" Ce qui est le plus demandé aujourd'hui, écritBaudrillard, ce n'est ni une machine, ni une fortune, ni une oeuvre. C'est une personnalité."

 

Il cite une publicité extraite d'un hebdomadaire féminin, qui éclaire la réponse à cette demande ; voici cet extrait :

" Il n'est pas une femme si exigeante soit-elle, qui ne puisse satisfaire les goûts et les désirs d'une Mercedes Benz. Depuis la couleur du cuir, le garnissage et la couleur de la carrosserie jusqu'aux enjolivures et aux mille et une commodités qu'offre les équipements standards et optionnels.»

 

Se personnaliser : c'est se créer à partir de signes. (La Mercedes 300 SE etc...) ; c'est s'affilier à un modèle, se qualifier par référence à une figure combinatoire La personnalité est une individualité de synthèse constituée de multiplicité de différences.

Cette Individualité de synthèse s'exprime bien dans une formule que l'on retrouve partout, et notamment dans cette publicité de Marie Claire:

Avoir trouvé sa personnalité, savoir l'affirmer, c'est découvrir le plaisir d'être vraiment” soi-même. Il suffit souvent de peu de chose. J'ai longtemps cherché et je me suis aperçue qu'une petite note claire dans mes cheveux suffisait à créer une harmonie parfaite avec mon teint, mes yeux. Ce blond, je l'ai trouvé dans la gamme des shampoings colorants "Récital" ... Avec ce blond de Récital, tellement naturel, je n'ai pas changé : je suis, plus que jamais, moi-même. ”

 

 

Et Jean Baudrillard commente :

« Toutes les contradictions de ce thème sont sensibles dans l'acrobatie désespérée du langage qui l'exprime :“ To be or not be myself ”: "se" personnaliser « soi-même » ...

Si l'on est quelqu'un, peut-on "trouver "sa personnalité ? - Si l'on est soi-même, faut-il l'être "vraiment" ? - Ou alors, si l'on est doublé par un faux "soi-même", suffit-il d'une "petite note claire" pour restituer l'unité miraculeuse de l'être ? ...

Et si je suis moi-même, comment puis-je l'être "plus que jamais" : ne l'étais-je pas tout à fait hier ? Puis-je donc m'élever à la puissance deux, puis-je m'inscrire en valeur ajoutée à moi-même, comme une sorte de plus-value ... ? ”

 

Derrière cette formule il y a un secret :

« Cette formule sur-réfléchie livre le fin mot de l'histoire, écrit Jean Baudrillard. Ce que dit toute cette rhétorique, qui se débat dans l'impossibilité de le dire, c'est précisément qu' "Il n’y a personne"….

La "personne" en valeur absolue ... telle que toute la tradition occidentale l'a forgée comme mythe organisateur du sujet, avec ses passions, sa volonté, son caractère ... cette personne est absente, morte, balayée de notre univers fonctionnel ... C'est cette personne absente, cet "être" perdu qui va se reconstituer in abstracto dans l'éventail multiplié des différences ... La petite note claire du shampoing Récital et mille autres "signes" agrégés pour recréer une individualité de synthèse

 

Et Baudrillard explique :

Auparavant, « Les différences réelles qui marquaient les personnes faisaient d'elles des êtres contradictoires. (Maintenant) les différences "personnalisantes" n'opposent plus les individus les uns aux autres : se différencier, c'est s'affilier à un modèle, à une figure combinatoire de "mode" et donc par là se dessaisir de toute différence "réelle" de toute singularité. »

Il s’agit de compenser et de masquer l’absence " d'une personnalité réelle qui, elle, ne pourrait se constituer que dans des rapports sociaux."

 

« La personnalisation, ajoute-t-il avec humour, consiste en un recyclage quotidien sur la P.P.D.M. : La Plus Petite Différence Marginale ! »

 

En d'autres termes, selon l'explication sociologique, ce qui apparaît sous la forme d'une aspiration générale à "être soi", d'un immense besoin de "se" réaliser, d'un véritable processus quotidien de personnalisation, n'est que le résultat, le reflet inversé, la réaction compensatrice d'un réel processus de dépersonnalisation inauguré par la société industrielle et qui atteint son point culminant avec la société de consommation.

 

 

7) Le procès de personnalisation : un exemple, le corps

 

Le corps, parce qu’il est inséparable de la personne, de la conscience que l’individu prend de soi, est l’objet de bien des fantasmes, que décrit Baudrillard : le fantasme de la beauté, le fantasme de la forme et de la santé, de l'érotisme, de l’érotisme et du sexe.


Le statut du corps

 

Il faut d’abord observer que le corps a un statut social : l'image que l'on a de son corps et celle qu’on voudrait promouvoir dépend de la société dans laquelle on vit et du milieu social auquel on appartient.

Au 19ème siècle et jusqu'au premier tiers du 20ème siècle:

Pour les travailleurs, le corps n’est qu’un serviteur robuste, endurant, fidèle, alors, pour la bourgeoisie, l'apparence physique compte davantage. Mais on ne montre pas son corps, on l'habille avec beaucoup de vêtements (chapeaux, gants etc) qui sont les signes d’une appartenance sociale. L'hygiène du corps est déterminée par les conditions sociales.( Dans les ménages populaires où il n'y a qu'une seule pièce le problème de l'hygiène corporelle est extrêmement difficile, et on ne se lave peu. Dans la bourgeoisie, on ne fait la « grande toilette » qu’une fois par semaine ou une fois par mois suivant le milieu social)

C'est dans la bourgeoisie essentiellement, que l'évolution se produit à partir de 1930. Elle consiste en particulier dans la modification des rapports entre le corps et le vêtement. C'est le début d'une évolution : l'apparence physique est donnée non plus par le vêtement qui dissimule le corps mais par le corps lui-même : le scandale de la mode à partir de 1930, c'est que le vêtement montre le corps au lieu de le dissimuler.

Cette même période est celle où l'hygiène progresse, notamment l'hygiène alimentaire : les femmes commencent à manger des viandes grillées et des légumes ; elles s’imposent une gymnastique quotidienne. 1937est la date de la création du journal Marie-Claire. C'est aussi l'apparition de l'ambre solaire.

 

La mutation à la fin des années 50:

 

Cette évolution s'accélère à partir des années 1950 avec l’avènement de la société de consommation.

Le moment décisif est celui qui se produit lorsqu'on peut montrer son corps sur les plages : on a parlé entre 1956 et 1962, de « la période du corps estival ».Le corps revêt un statut social particulier pendant l'été.

C'est vraiment à ce moment-là que l'entretien du corps change de statut : le devoir envers le corps n'est pas seulement un devoir d'hygiène, c'est une façon d'épouser son temps ; le corps devient signe de distinction sociale. Cette modification du statut du corps est une révolution : l'on porte intérêt au corps non seulement pour lui-même mais comme un signe, un symbole de bien-être et plus encore, comme porteur de toutes les valeurs individuelles. L'idéal, c'est de se sentir « bien dans sa peau ». Le corps, c'est le moyen d'être soi-même.

Avec le développement de la société de la société de consommation, le corps est devenu la médiation par lequel l'individu se sent être lui-même.

 

Baudrillard analyse ainsi le sens de cette réappropriation du corps

a) Le phantasme de la beauté

Pour nous le faire bien comprendre, Jean Baudrillard cite une phrase du magasine"Elle" :

« Le secret de B.B., c'est qu'elle habite réellement son corps, elle est comme un petit animal qui remplit exactement sa robe ».

Voici le commentaire de Baudrillard :

« Cette publicité signifie que la peau, exactement comme la résidence secondaire, comme n'importe quel signe de distinction, devient le vêtement de prestige. On se réapproprie le corps selon une logique spécifique, une logique spectaculaire. »

La beauté que l’on recherche et que l’on soigne, est véritablement un impératif social : elle est un véritable faire valoir du corps.

 

b)Le fantasme de l’érotisme :

De même que la beauté est un faire valoir du corps présenté comme un signe de distinction, comme un modèle, de la même façon, l'érotisme est un faire valoir sexuel.

Le milieu érotique dans lequel nous vivons n'a rien à voir avec la libération des instincts, telle que l’entend la psychanalyse, prenant ses racines dans l’enfance et refoulée par l’instance sociale, qui se satisfont imaginairement par des phantasmes, ni avec une libération sexuelle qui serait l’expression d’une relation nouvelle dans le couple, qui témoignerait d’un nouveau rapport de l’homme et la femme.

Ni triomphe des instincts, ni victoire de l’amour, l'escalade de l'érotisme qui nous entoure. dans les médias, autour de nous, est une affiche sexuelle, une sorte de gigantesque alibi pour masquer les problèmes sexuels issus des contradictions de la société en les officialisant systématiquement.

« la sexualité devient en fait une affaire privée, c'est-à-dire férocement consciente d'elle-même, narcissique et ennuyée d'elle-même. »

 

c) Le fantasme de la santé : l'intégrité du corps

 

Il faut dire non pas la santé mais le culte de la santé. Il faut dire non pas seulement le culte de la santé mais le culte de la forme.

La santé est moins aujourd'hui un impératif lié à la vie et à la survie qu'un impératif social lié au statut. C'est un faire valoir. Ainsi s’explique la demande virtuellement illimitée des services médicaux, chirurgicaux, pharmaceutiques. On peut ainsi comprendre la « vogue » des maladies « psychosomatiques » : Parce que le corps est devenu un objet de prestige social, un objet de sollicitude, n'importe quelle déception de prestige, n'importe quel revers social, psychologique, est immédiatement somatisé.

 

d)La hantise du vieillissement est liée au phantasme du corps :

La personnalité se confond avec le corps. Le corps est le représentant de la personne, il s'est substitué à l'âme, et pour être soi-même, pour rester soi-même, il n'y a qu'une seule façon, il faut rester jeune. Il faut lutter contre le vieillissement par l'hygiène, la diététique, la culture physique certes, mais aussi par la cosmétologie et jusqu'à la chirurgie esthétique. Voici un nouveau marché !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

8) Le mythe du bonheur et l’éthique du bien-être

Baudrillard: le secret du mythe.

 

La profusion des produits dans le grand magasin, ou le récital des gammes d'objets dans la vitrine, s'offre à la consommation sans pouvoir être consommé en totalité. -Comment la multiplicité et l'infinité de cet univers de la consommation pourrait-il être consommé ? Mais, dès lors, pourquoi les objets sont-ils là sous la forme d’une multiplicité infinie, sinon pour offrir l'image du bien-être, c'est à dire l'image de la plus grande satisfaction possible ?

Baudrillard écrit : « Il y a une métonymie de la consommation »

Cela signifie que l'individu qui achète, acquiert la partie pour le tout. En achetant un objet de la gamme il participe à la totalité : Il s'agit d'une conduite magique comme celle des primitifs qui touchant au fétiche croyaient entrer en contact avec le Mana. Au travers de la consommation, l’individu apprivoise le bien être.

Qu'est ce qu'il attend de cette participation magique à l'univers infini des objets qui s'offrent à la consommation ? Rien d’autre que le bonheur.

« Le bonheur, écrit Baudrillard, inscrit en lettres de feu derrière la moindre publicité pour les Canaries ou la salle de bains, c'est la référence absolue pour la société de consommation. »

 

Mais qu'est- ce que le bonheur ? Quel est le contenu de cette notion de nos jours et depuis la révolution industrielle du XIX siècle?

Le concept de bonheur a un contenu historique : Dans les sociétés primitives, le bonheur était sans doute lié à la fête, à une exaltation collective ; dans la société antique, avec le stoïcisme, le bonheur résidait dans l’absence de trouble – l’ataraxie – que le sage atteint en se détachant des biens superflus ; pour Montaigne, le bonheur consistait tout entier dans une loyale jouissance de soi.

Nous avons sans doute perdu le sens collectif de la fête ; nous ne sommes plus au temps de la société antique, ni à l’époque de Montaigne ; nous ne sommes pas non plus dans la perspective communiste du bonheur de l’humanité.

Qu'est ce que ce bonheur qui est propre à la société industrielle ? C'est la possibilité égale pour tous d'accéder au bien-être, -bien-être qui se mesure à toutes les satisfactions que l'individu peut obtenir sur cette terre où le progrès a fait apparaître tant de richesses.

 

 

 

 

 

 

Conclusion : le mythe de la consommation

 

1) La fin de l’illusion : Jérôme et Sylvie

 

Où est le piège de ce monde de la consommation qui, tout naturellement, a ouvert ses portes au couple de Jérôme et Sylvie ?

Ce monde de la consommation, qui rend la vie si facile, c’est aussi l’univers de la compétitivité qui est le maître mot et le secret de cette transformation, de cette mutation économique qui voit l’expansion des entreprises, et leur concentration. Ces jeunes, à qui l’on offre toutes les facilités de vivre, tous les moyens de satisfaire leurs désirs, on attend d’eux qu’ils se mettent au service des entreprises, qu’ils deviennent des cadres dévoués, consacrant tout leur temps et leur liberté à concourir à l’expansion des entreprises.

Voici les réflexions de Jérôme et Sylvie : « Des gens qui choisissent de gagner d’abord de l’argent, ceux qui réservent pour plus tard, pour quand ils seront riches, leur vrai projet, ils n’ont pas forcement tort. Ce qui ne veulent que vivre et qui appellent vie la liberté la plus grande, la seule poursuite du bonheur, l’exclusif assouvissement de leurs désirs ou de leurs instincts, l’usage immédiat des richesses illimitées du monde (Jérôme et Sylvie avaient fait leur ce vaste programme), ceux-là seront toujours malheureux…

L’impatience, se disent Jérôme et Sylvie, est une vertu du XXe siècle. A vingt ans quand ils eurent vu ou cru voir ce que la vie pouvait être, la somme de bonheur qu’elle recelait, les infinies conquêtes qu’elle permettait, etc. ils surent qu’ils n’auraient pas la force d’attendre. Ils pouvaient, tout comme les autres, arriver mais ils ne voulaient qu’être arrivés.

Or tout leur donnait tort et d’abord la vie elle-même. Ils voulaient jouir de la vie mais, partout autour d’eux la jouissance se confondait avec la propriété. Ils voulaient rester disponibles et presque innocents ; mais les années s’écoulaient quand même, et ne leur apportaient rien. Les autres avançaient chargés de chaînes peut être, mais eux n’avançaient pas du tout. Les autres finissaient par ne plus voir dans la richesse qu’une fin, mais eux ils n’avaient pas d’argent du tout. »

 

L’univers de la modernité prend sa revanche. « Ils étaient encore jeunes mais le temps passait vite … Et l’économique parfois les dévorait tout entier, ils ne cessaient pas d’y penser, leur vie affective même dans une large mesure en dépendait étroitement. Tout donnait à penser que, quand ils étaient un peu riches, quand ils avaient un peu d’avance, leur bonheur commun était indestructible… Mais ces moments étaient privilégiés, il leur fallait plus souvent lutter : au premier signe de déficit il n’était pas rare qu’ils se dressent l’un contre l’autre, ils s’affrontaient pour un rien, pour cent francs gaspillés, pour une paire de bas, pour une vaisselle pas faite… Entre eux se dressait l’argent. C’était un mur, une espèce de butoir qu’ils venaient heurter à chaque instant… Et ils leur semblaient parfois que leur seul vraie conversation concernait l’argent, le confort, le bonheur ; alors le ton montait, la passion devenait plus grande, ils parlaient et tout en parlant ils ressentaient tout ce qu’il y avait en eux d’impossible, d’inaccessible, de misérable ; ils s’énervaient… il leur semblait que leur vie la plus réelle apparaissait sous son vrai jour, comme quelque chose d’inconsistant, d’inexistant.

C’est à ce point qu’ils se brouillèrent avec leurs amis : « Jérôme et Sylvie furent sévères, furent injustes, ils parlèrent de leur trahison…. Ils se plurent à assister au ravage foudroyant que l’argent -disaient-ils- creusait chez ceux qui lui avaient tout sacrifié et auquel, pensaient-ils, ils échappaient encore ; ils virent leurs anciens amis s’installer, presque sans peine, presque trop bien, dans une hiérarchie rigide et adhérer sans recul au monde dans lequel ils entraient, le monde sérieux des cadres, le monde de la puissance ; Ils n’étaient pas loin de penser que leurs anciens amis étaient en train de se faire valoir. »

Eux qui dans leur génération avaient pensé qui n’était pas nécessaire de poursuivre leurs études pour réussir dans la vie, puisque la vie leur était offerte, « ils se posaient maintenant un problème insoluble : Comment faire fortune ? Et pourtant, chaque jour, sous leurs yeux, ils voyaient des individus qui parvenaient parfaitement à résoudre ce problème : des exemples à suivre

L’illusion de la vie facile, de la réussite à portée de la main, du bien-être lui-même vécu comme un cadeau du présent, se heurtent à un mur, qui, comme ledit le roman, est celui de l’argent, non pas l’argent qu’ils découvriraient sous la forme des puissances financières qui dominent l’économie, mais ce levier de la « fortune », dont il faut disposer pour atteindre au bonheur à travers la consommation des biens. Le système leur refuse ce qu’il leur promet, à moins d’en accepter les exigences et les contraintes et d’en épouser les objectifs, jusqu’à devenir un autre que celui qu’ils rêvaient d’être, conformes à un modèle proposé comme un idéal, qui contredit les promesses et les aspirations communes

Si « Les choses » sont, non pas seulement un témoignage sur une réalité sociale, mais un roman, c’est que le couple qui représente cette génération des années 60, contemporaine de l’avènement de la société de consommation, Jérôme et Sylvie, vivent un drame qui est le moteur du récit parce qu’il est au cœur de leur vie : Ce monde de la consommation, qui rend la vie si facile, c’est aussi l’univers de la compétitivité qui est le maître mot et le secret de cette transformation, de cette mutation économique qui voit la concentration et l’expansion des entreprises.

 

Georges Perec écrit la fin de l’histoire au futur :

 

« Alors un jour - n’avait-il pas toujours su que ce jour viendrait ? Ils décideront d’en finir une fois pour toutes, comme les autres. Leurs amis alertés leur chercheront un travail, on les recommandera auprès de plusieurs agences, la chance, mais ce ne sera pas exactement de la chance, sera pour eux, on les convoquera » et ils seront enfin entrés dans la vie. « 

 

A la fin Jérôme et Sylvie acceptent, sous la contrainte des choses, d’entrer dans la vie, en devenant l’un de ces cadres que le patron se félicite d’avoir engagé pour le former, le façonner à son image : un cadre dévoué, c’est à dire qui consacre tous ses efforts, mais aussi toutes ses forces, son temps, ses libertés et voue sa vie à l’expansion de l’Entreprise, jusqu’à modeler ses pensées, son discours et ses façons d’être à la mesure des performances que l’Entreprise exige de lui pour relever les défis de la compétitivité !

 

 

2) La portée du mythe

 

« Toute l'idéologie de la consommation veut nous faire croire, écrit Baudrillard, que nous sommes entrés dans une ère nouvelle et qu'une révolution humaine décisive sépare l'âge douloureux et héroïque de la production de l'âge euphorique de la consommation où il est enfin rendu droit à l'homme et à ses désirs. »

Tel est bien la fonction du mythe : il s’agit de nous faire croire que nous vivons dans une société où les besoins humains sont de mieux en mieux satisfaits, et qui, à terme, à court et moyen termes, serait en mesure d'apporter la plus grande satisfaction possible à tous les besoins humains, conduisant tous les hommes à cet état de bien-être qu’on appelle bonheur.

Autrement dit: Ce qui se dissimule sous la notion de bonheur, c’est la notion d'égalité, dont la société de consommation semble réaliser la promesse.

Ce qui apparaît à l'individu auquel est offert l'univers infini de la consommation. c'est que, face à cet univers, il y a égalité des individus : Chaque individu a la même capacité de consommation. En s'offrant à tous dans le grand magasin ou la vitrine, cet univers de la consommation, cet horizon multiple, infini, qui ordonne les objets, les biens et les services, instaurent une égalité fictive entre les hommes.

La finalité du mythe de la consommation n'est-ce pas de dissimuler l'inégalité réelle, sociale ? dans l’univers qui est celui de la consommation, face aux objets, tout le monde se trouve sur le même pied. L’inégalité de moyens entre les individus est masquée par l’identité de la fin qui est, pour tous, la consommation.

(Le P.D.G. ( ou son épouse) et le petit employé se rencontrent dans le couloir du supermarché ou tout du moins du Drugstore. Dans cet univers, quand on y entre, il n'y a plus de différence entre la femme du P.D.G. et la secrétaire qui est en train de faire ses courses.)

Il y a une sorte d'égalisation magique entre ceux qu’on appelle les partenaires sociaux. La société de consommation, un siècle après la révolution industrielle, réussit ce miracle de faire croire à tout le monde que tous les hommes sont égaux. La révolution du bien être est l'héritière, l'exécutrice de la révolution bourgeoise qui exige en principe l'égalité des hommes. Tout se passe comme si l'univers de la consommation réalisait « en fait » l'égalité des hommes que la Révolution de 1789 proclamait « en droit ».

 

L’idéologie des « Trente Glorieuses » est celle développée par Galbraith, idéologue américain, qui écrit (livre traduit en 1961) « L’ère de l’opulence », qu'on pourrait nommer l'idéologie de la croissance et de l'abondance.

Elle tient en deux formules : La croissance, c'est l'abondance et l'abondance c'est la démocratie.

Pour lui le problème de l'égalité-inégalité, n'est plus à l'ordre du jour. Il était lié à celui de la richesse et de la pauvreté. Or les nouvelles structures de la société affluente, ont résorbé le problème en dépit d'une redistribution inégale. S'il est vrai qu'il y a encore des inégalités sociales choquantes, il est certain que l'abondance des biens viendra résoudre ces inégalités. En accroissant le volume des biens on parviendra automatiquement à une sorte d'égalisation ou de pondération des inégalités. Les grandes inégalités sont celles de la première phase du capitalisme et elles s'amenuisent au fur et à mesure les revenus s'harmonisent. La croissance, constatée au plan économique, est une étape du développement du système : l’avènement d’une nouvelle ère sociale qui serait celle de la consommation, confirmerait la capacité du système capitaliste à assurer le progrès social et le progrès humain.

 

L’analyse historique permet de montrer que les faits s’inscrivent en faux contre cette thèse.

Mais il n’empêche que, malgré les faits, l’idée de la société de consommation s’impose à la conscience des individus qui vivent les mutations sociales de cette période : Sur la base de la pratique de la consommation qui s’impose à eux, ils découvrent la promesse du bonheur et, au-delà, de la réalisation d’eux-mêmes : de leur individualité.

Si les besoins sociaux ne sont pas « réellement » satisfaits, si l’immense majorité des individus ne trouve pas, sur la base de la croissance économique, les moyens de ce bien-être qu’ils identifient au bonheur, encore moins les ressources d’un « réel » développement personnel, d’où naît l’illusion qui les fait croire aux vertus de la consommation pour « réaliser » ces profondes aspirations, plus que jamais éveillées, renforcées par les mutations en cours ?

Si la pratique de la consommation est bien loin d’ouvrir une nouvelle ère sociale où s’inscrirait la promesse de la satisfaction des besoins et du progrès humain, qu’est-ce que la société de consommation sinon un mythe?

La société de consommation n’est-elle pas la forme extrême que prend l'aliénation des hommes dans un système qui ne peut se reproduire et perdurer sans mettre en cause le développement humain ?

 

 

 

QUATRIEME PARTIE :

 

Les mutations de la culture

 

 

Ce n’est pas la dualité de la culture de l’élite et de la culture populaire –laquelle est un phénomène historique- qui caractérise la période de la société de consommation que nous étudions.

C’est bien davantage un nouveau rapport entre elles qui est déterminé par une évolution de la culture populaire.

Les mutations sociales qui donnent naissance à une importante classe moyenne et la mutation démographique qui, avec la génération du « baby-boom », entraîne une prédominance de la jeunesse, transforme la culture populaire en une culture de masse.

Parce que, comme nous l’avons analysé, la société de consommation, -si elle en donne l’illusion- ne résout pas les inégalités sociales et notamment ne supprime pas le rôle de la reproduction sociale dans l’accès à la culture, l’on assiste, à côté de la culture populaire, à la formation de ce que les sociologues ont appelé « une sub-culture ».

Ce processus a pour effet de transformer la culture de l’élite qui, au cours de l’histoire, fut toujours d’une certaine façon l’image de la société toute entière, en une sorte de « ghetto » des intellectuels  où les élites, isolées du peuple comme une intelligentsia, s’emploient à déconstruire l’image d’une société dont ils appréhendent le déclin.

 

 

 

  1. La culture populaire et le développement original d’une culture de masse :

 

 

On date généralement le plein épanouissement de la « culture de masse » des « sixties » en caractérisant cette « mass culture » comme une culture éclectique, homogène, répondant aux normes de la production industrielle. Or, si l’on s’intéresse au contenu de cette culture plutôt qu’à sa forme qui est liée aux progrès techniques des médias, on est amené à distinguer un double aspect:

-Une culture populaire, qui renouvelle la culture populaire traditionnelle par une influence américaine déterminante et un rôle désormais majeur joué par la jeunesse.

-Une culture transformée en produit de consommation qui répond au souci de la classe moyenne de faire sienne une culture noble, à laquelle elle n’a pas accès, pour bénéficier du prestige social qui lui est attaché: c’est la « sub-culture ».

 

 

1) La culture populaire :

 

La perméabilité de la culture populaire à la culture anglo-saxonne n’est pas nouvelle mais elle est accentuée durant les « sixties » par les progrès médiatiques et le rôle joué p=ar la jeunesse. C’est ainsi que se constitue ce que le sociologue Edgar Morin appelle une culture de « décagénaires » ayant en commun ce « je ne sais quoi copain », qui s’étend progressivement à l’ensemble du corps social.

C’est ainsi que la France accueille le Rock’n’Roll américain, celui d’Elvis Presley, de Bill Haley et des Platters, et, plus tard, les groupes de ces chanteurs de Rock que les Français dénomment music pop : les Beatles, Pink Floyd, les Rolling Stones, ou Bob Dylan.

Par delà cette imitation de la musique américaine des noms émergent en France pendant la courte période des années 1960-63 : C’est d’une part le Rock ‘n’ roll français autour de Johnny Hallyday, d’Eddie Michel et des ses Chaussettes Noires ; c’est d’autre part le phénomène « yé-yé » qui s’installe, entre les chansons tendres de Françoise Hardy ou les chorégraphies de Claude François.

 

Cette culture propre à la jeunesse est amplement médiatisée s’étendant ainsi à toute la société. On imite la promotion pratiquée aux Etats-Unis : Les tubes d’été sont repris dans les juke-box des cafés, les boites de nuit et les surprises-parties. Les 45 tours voient leur vente programmée à des moments précis de l’année. Les émissions de radio à l’usage des jeunes comme « Salut les copains » sur la chaîne d’Europe 1 depuis 1959, se nourrissent de jingles et de rubriques variées. Des shows télévisés assurent la promotion de chanteurs. Des affiches posters annoncent les concerts : celle de Michel Polnareff qui s’expose à demi nu fait scandale en 1972. Toute une presse spécialisée (Salut les copains créé en 1962 et qui atteint un millions d’exemplaires, son double ; Mademoiselle age tendre, Salut ! Ok ! Hit Podium) fourmille de renseignements sur la vie privée des artistes. Et la France connaît ses premiers rassemblements de foules : Le concert de la Nation organisé par Daniel Filipacchi le 22 juin 1963 rassemble jusqu’à 150 000 personnes, sans commune mesure toutefois avec Woodstock en 1969, le grand festival « pop » américain.

 

 

 

2) Le développement original d’une culture : la sub-culture et le rôle des médias :

 

Le second aspect de ce que l’on a appelé la culture de masse, à la différence de la culture populaire, est tout autre chose qu’une culture. C’est un phénomène de la société de consommation qui, comme tous ceux que nous avons analysés, a pour fin de créer l’illusion et en l’occurrence la simulation de la culture.

Si de façon sommaire la culture peut se comprendre comme l’appropriation par les individus d’un patrimoine social mettant en œuvre des processus didactiques ou symboliques, la sub-culture n’a rien à voir avec ce processus civilisationnel que l’on appelle la culture.

Comme l’écrit Baudrillard :« Ce n'est pas un savoir au sens propre du terme. C'est cet étrange mélange de signes et de références, de réminiscences scolaires et de signaux intellectuels de mode qu'on nomme culture de masse et qu'on pourrait appeler P.P.C.C. (plus petite commune culture) au sens du plus petit commun dénominateur en arithmétique, au sens du « standard-package », lequel définit la plus petite commune panoplie d'objets que se doit de posséder le consommateur moyen pour accéder au titre de citoyen de cette société de consommation. »

Et Baudrillard ajoute « c’est ainsi que la P.P.C.C. définit la plus petite commune panoplie de réponses justes que l'individu moyen soit censé posséder pour accéder au brevet de citoyenneté culturelle. »

Ce n’est pas un hasard si ce mécanisme de question-réponse, développé par exemple dans les jeux radiophoniques, a beaucoup d’affinités avec la culture scolaire, évoquant, l’archétype de l’examen ; car l’examen est précisément la forme de la promotion sociale ; et, chacun veut passer des examens, fût-ce sous une forme radiophonique bâtarde, parce qu’être examiné est aujourd’hui un élément de prestige.

Dans la multiplication infinie de ces jeux, il s’agit d’un processus d’intégration sociale par la simulation de la culture. « Ce consommé culturel, écrit Baudrillard, ce digest-répertoire de question-réponses codées, cette P.P.C.C est à la culture ce qu’est l’assurance vie à la vie. » Elle est faite pour en conjurer les risques, pour acquérir la garantie de bénéficier malgré tout, malgré l’absence de culture, d’une culturalisation ( qui est comme l’équivalent d’une naturalisation pour un émigré qui constitue son intégration sociale).

De larges couches de la population procèdent ainsi le long de l’échelle sociale et accèdent à un statut supérieur par la demande culturelle, qui n’est que la nécessité de manifester ce statut par des signes.

 

 

 

 

II. Les mutations de la culture de l’élite : Une rupture avec l’Art comme représentation (« mimesis »)

 

Exemple : La littérature :

 

  1. Le théâtre « contemporain » ou la tentative de destruction de l’illusion de la « représentation » du vécu.

 

Les évènements historiques, les mutations sociales, un monde figé dans la guerre froide ont donné lieu, à partir des années 50, à une prise de conscience nouvelle, que Foucault a explicité dans Les Mots et les Choses :

Quand l'individu prend conscience de lui-même, il ne découvre pas l'universalité d'une essence de l'Homme, mais bien « cette figure de lui-même qui se présente à lui sous la forme d'une extériorité têtue… Dominé par le travail, la vie et le langage, son existence concrète trouve en eux ses déterminations : il ne peut avoir accès à lui qu'au travers de ses mots, de son organisme, des objets qu'il fabrique, comme si eux d'abord (et eux seuls peut-être) détenaient (sa) vérité ».

 

Face à un monde qui le domine, faisant l’expérience des formes et des contenus qu'il ne maîtrise pas, l'individu n'est plus qu'un point "virtuel" de convergence et une identité fictive, "au milieu d'une prolifération toujours renouvelée " : il fait l'expérience d'une véritable dispersion ; il n'est plus rien d'autre que ses masques.

"Ce qui s'annonce", c'est que "l'homme est en train de disparaître" ..., ce n'est plus la promesse d'un autre monde, ni l'espérance d'un avenir ; ce n'est rien d'autre, que la fin de l'homme : l'éclatement du visage de l'homme dans le rire et le retour des masques !

C’est cette mutation de la conscience que rencontrent les dramaturges des années cinquante, lorsqu’ils doivent mettre en scène le nouveau visage des hommes. Ce visage n’a plus de contours ; et l’homme n’est-il pas, comme l’écrit Foucault, « en train de disparaître » ?

Rien n’éclaire mieux le théâtre contemporain que ces analyses de Foucault. La finalité du théâtre, c’est de faire prendre conscience à chaque homme de ce temps qu’il n’est plus rien d’autre que ses masques.

C’est au travers des œuvres de Genet (Les paravents, Haute surveillance, Les bonnes, Le balcon, Les nègres), de Ionesco (La cantatrice chauve, La leçon, Les chaises, Rhinocéros, Le roi se meurt), de Beckett ( En attendant Godot, Fin de partie, Oh les beaux jours !) qu’il faut commenter la révolution qui bouleverse la dramaturgie depuis les années 1950.

En juin 1959, le « Discours sur l’avant-garde » que prononce Ionesco consacre l’existence de ce nouveau théâtre.

A travers des tentatives de révolution du théâtre contemporain mettant en cause le langage( déconstruction du dialogue), la logique de l’action (abolition de l’intrigue et des repères temporels), l’identité des personnages et le jeu de l’acteur, et, à la fin du compte, le rapport du public au spectacle,, on est tenté de comprendre le théâtre contemporain comme la mise en scène de l’absurde, vécu comme le néant du sens.

Ne s’agit-il pas plutôt d’une tentative de « désaliénation » ? - ce qui est dénoncé par le théâtre contemporain, c’est l’aliénation des rapports humains où les liens entre les hommes (figés à travers les rapports sociaux) sont devenus synonymes de rapports entre les choses.

La dramaturgie de ce nouveau théâtre consiste à mobiliser le théâtre contre le théâtre pour détruire l’illusion de la représentation par laquelle une société et les hommes d’une époque se confondent (le temps de la représentation) avec l’image qu’ils ont ( qu’ils se donnent) d’eux-mêmes.

 

 

  1. Le « nouveau roman » ou la tentative de déconstruction du récit, qui crée l’illusion du réel à travers un temps fictif (celui de la narration).

 

Le nouveau roman est représenté par un certain nombre d’écrivains réunis en 1957 autour de leur éditeur, les Éditions de Minuit. Ce sont Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Robert Pinget, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute, mais aussi Michel Butor, Marguerite Duras et Jean Ricardou. Les premiers nouveaux romans sortent dans les années 1950, notamment en 1953 Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet. Cette révolution du roman prend forme à travers d’une théorisation : en 1963, Alain Robbe-Grillet publie Pour un nouveau Roman, en 1967, Jean Ricardou publie Problème du nouveau roman. Dès ce moment, le nouveau roman apparaît comme un nouvel acteur dans le champ culturel des années 1960.

Il s’agit de faire exploser la cohérence et la lisibilité du monde représentées par le roman balzacien. Se réclamant de Joyce, de Kafka ou de Dostoïevski, les tenants du nouveau roman se réfèrent à l’évolution du monde pour justifier la nécessité de ce renouvellement littéraire.. ..

Le nouveau roman, c’est, comme le montrait Bernard Pingaud, « L’Ecole du refus » : refus du personnage, refus de l’histoire, bref, refus de tout ce qui, jusqu’alors, constituait le roman. Mais, au-delà, de quoi s’agit-il ?

Comme le théâtre contemporain, le nouveau roman semble n’avoir pour but et pour raison d’être que la dénonciation du roman, face à l’impossibilité de raconter.

Si l’on veut tenter de comprendre l’évolution du roman qui mène à cette impasse déclarée qu’est le nouveau roman, sans doute faut-il identifier l’obstacle qui interdit aux écrivains de ce temps de « raconter », comme si le récit avait perdu son objet, comme si ce langage qu’est l’écriture romanesque n’avait plus rien à dire.

Le triomphe de la société de consommation qui bouleverse les anciens rapports sociaux, éclaire cette impasse :.

- La caducité d’une psychologie dont les termes désignent des rapports sociaux où l’individualité se trouvait figée dans une identité sociale, condamne les personnages, qui n’empruntent leur réalité qu’à un découpage des caractères et des rôles.

- Le vide des relations auquel laisse place le délitement des rapports sociaux dans un monde où rien ne semble annoncer la genèse de rapports nouveaux, interdit d’inscrire dans une histoire le récit des destins individuels.

- La transformation des choses, - où s’inscrivaient les modes de vie de chacun selon son appartenance sociale –, en objets offerts à la consommation de tous à travers le phantasme d’une égalité fictive, interdit toute description du monde comme un lieu habité des hommes.

Telles nous paraissent être les mutations historiques et sociales qui rendent compte de la genèse du nouveau roman.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CONCLUSION

 

 

Nous sommes partis d’une première approche de la société de consommation qui nous a été livrée par les livres d'histoire, sur laquelle il faut maintenant revenir:

La société de consommation serait une nouvelle ère sociale, une véritable révolution des conditions de vie et des façons de vivre, autrement dit, du mode de vie. Et cette réalité sociale, serait le reflet, l'expression, la conséquence d'une réalité économique qui est la croissance.

Une telle définition est ambiguë : Dans la mesure, en effet, où la consommation est comprise comme la satisfaction des besoins sociaux (les besoins de tous les individus qui composent une société), définir les mutations sociales consécutives aux changements économiques comme l’avènement d’une société de consommation ne saurait avoir d’autre sens sinon que la croissance économique a produit une nouvelle société capable de satisfaire l’ensemble des besoins humains, - non seulement les besoins élémentaires, mais aussi ce qu’il est convenu d’appeler les besoins culturels, autrement dit : Une société qui, sur la base d’un progrès matériel, permettrait dès maintenant les progrès sociaux, et réaliserait à terme le développement de l’individualité humaine.

Tout le monde s’accordant à reconnaître que la croissance, constatée au plan économique, est une étape du développement du système capitaliste, l’avènement d’une nouvelle ère sociale qui serait celle de la consommation, confirmerait la capacité du système à assurer le progrès social et le progrès humain.

L’analyse de l’univers de la consommation, nous a permis de mettre à jour les illusions qu’il met en œuvre:

Ce que dissimule le mythe de la société de consommation, c'est précisément l'inégalité sociale : la réalité profonde d’une société où le progrès ne profite qu'à une minorité sans que jamais l'écart puisse être réduit entre les classes sociales, particulièrement entre cette minorité privilégiée et l’immense majorité des couches sociales salariées.

Ce que le mythe de la consommation habille d’un voile, c’est l’absence de toute relation « humaine » véritable entre les êtres non seulement parce qu’ils sont étrangers les uns aux autres dans leur vie sociale, mais parce que leurs rapports sont symbolisés par les choses ; et, c’est aussi l’inexistence d’une réelle personnalité non seulement parce que le développement de leur individualité est interdit par les conditions d’existence, mais parce que l’univers de la consommation dispense les hommes de toute manifestation de leur individualité en leur offrant dans les choses l’image d’eux-mêmes.

C’est à partir de ces illusions que se développent tous les phantasmes :

Les phantasmes de la beauté, de la santé, la hantise du vieillissement satisfont imaginairement l’exigence de libération du corps ; le phantasme de l’érotisme idéalise les nouvelles relations du couple qui ne sauraient être libérées des interdits sans que soient changés socialement les rapports de l’homme et la femme ; la promotion des « relations humaines » dans l’entreprise idéalise des rapports de pouvoir qui ne sont pas abolis. La consommation des « biens culturels », en détournant des besoins profonds, dissimule les obstacles réels de l’accès de tous à la culture etc. Enfin, comme l’écrit un sociologue, l’ « égoïsme » de l’individualisme bourgeois, que fustigeait Marx, a fait place au narcissisme primaire de l’image de soi, que l’on cultive.

 

Pour faire vivre ces phantasmes, il faut se donner les « moyens » : Le rôle des médias est inséparable du système, non seulement parce qu’ils sont le véhicule des phantasmes, mais parce qu’ils font partie de la stratégie du système.

 

A la fin du compte, la fonction du mythe est de dissimuler de profondes aspirations nées du progrès global de la société:

  • une exigence profonde d’égalité, propre à changer non seulement les conditions d’existence, mais aussi les rapports entre les hommes,

  • un profond besoin de réalisation de soi, de développement de l’individualité, de la personnalité,

et, par delà ces aspirations, une formidable espérance : celle d’un bonheur individuel qu’on pourrait partager.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Annexe : La culture de l’élite

 

 

 

 

I. Le théâtre des années 1950

 

 

1) Les auteurs et les oeuvres

 

 

De 1947 à 1953 se révèlent à Paris dans les petits théâtres de la rive gauche des auteurs dramatiques qui vont révolutionner la scène européenne : Genet, Ionesco, Adamov, et Beckett.

C’est Jean Genet dont le public découvre en premier l’existence grâce à la mise en scène des Bonnes par Louis Jouvet en 1947.

En décembre 1949, La cantatrice chauve de Ionesco est représentée au Noctambules par Nicolas Bataille.

Quelques mois après, Jean-Marie Serreau révèle Adamov, ami intime d’Artaud, nourri de Brecht, en montant au même théâtre La Grande et la Petite Manœuvre. En janvier 1953, Roger Blin met en scène En attendant Godot de Beckett.

C’est alors que la célébrité rapide de Beckett attire le public français sur les autres auteurs dramatiques de cette avant-garde. En juin 1959, leur « Discours sur l’avant-garde » que prononce Ionesco consacre l’existence de ce nouveau théâtre.

 

Ces au travers des œuvres de ces dramaturges qu’il faudrait commenter la révolution qui bouleverse la dramaturgie depuis les années 1950.

 

Genet :

Les paravents

Haute surveillance

Les bonnes

Le balcon

Les nègres

 

Ionesco :

La cantatrice chauve

La leçon

Les chaises

Rhinocéros

Le roi se meurt

 

Beckett :

En attendant Godot

Fin de partie

Oh les beaux jours !

 

Ne peut-on dégager de ces œuvres des caractéristiques qui permettent de découvrir un dénominateur commun à toutes ces tentatives de révolutionner le théâtre ?

 

 

2) Les caractéristiques du théâtre contemporain

 

Reprenons la définition aristotélicienne de la mimesis pour analyser les tentatives du théâtre contemporain d’abolir l’illusion : le théâtre est la représentation d’une réalité dramatique telle qu’elle est vécue à travers le dialogue des personnages

 

a) L’illusion du théâtre commence avec l’écriture théâtrale elle-même : le texte est écrit mais il ne prend son sens qu’en étant joué. L’écriture théâtrale prétend décrire ou imiter la réalité vécue : tant les hommes que leurs actions et le monde qu’ils habitent à travers le seul texte énoncé par des acteurs sur la scène. La principale illusion théâtrale ne consiste-elle pas dans la prétention du texte à « dire » le sens ?

Pour détruire cette illusion, selon laquelle le texte écrit contient le sens de la pièce, la première démarche du théâtre contemporain est de mettre en cause le sens du texte : Est-il certain que ce que nous disons ait un sens, comme voudrait nous le faire croire le texte qu’un auteur met dans la bouche des acteurs ?

La cantatrice chauve de Ionesco est une pièce exemplaire : Ionesco tourne en dérision le principe de la non contradiction.

Les mots sont associés en raison de leur incompatibilité ; les phrases se succèdent en se contredisant, comme si chaque affirmation aussitôt énoncée était oubliée. Dans le même phrase, Madame Smith dit : « Elle a les traits réguliers et pourtant on ne peut dire qu’elle est belle ; elle est trop grande et trop forte. Ces traits ne sont pas réguliers et pourtant on peut dire qu’elle est très belle. Elle est un peu petite et maigre. »

Les scènes de la même façon se succèdent l’une l’autre en se contredisant. Madame Smith décrit longuement le dîner qu’elle vient de prendre avec son mari, et à l’arrivée de ses amis qu’elle a invités à dîner, elle affirme qu’ils n’ont pas encore dîné.

De même, les didascalies décrivant les gestes et le décor contredisent les dialogues :

- Le pompier : « Je veux bien enlever mon casque mais je n’ai pas le temps de m’asseoir. » (didascalie : il s’assoit sans enlever son casque).

 

Cette « tragédie du langage », qui développe la contradiction à tous les niveaux, est la clé du titre, explicité par cet échange burlesque de répliques :

 

  • Le pompier :  A propos, et la cantatrice chauve ?

  • Madame Smith : elle se coiffe toujours de la même façon  »

 

Dans Fin de partie, Beckett met dans la bouche de ses personnages, Hamm et Clov cette interrogation sur le langage : « J’emploie les mots que tu m’as appris (dit Clov à Hamm) ; s’ils ne veulent plus rien dire, apprends m’en d’autres ou laisse moi me taire. »

Et dans une autre pièce, Tous ceux qui tombent, les protagonistes de Beckett avouent qu’ils ont perdu les clés du langage : « Tu sais Maddy, on dirait quelque fois que tu te bats avec une langue morte. »

 

b) Pour détruire l’illusion du texte, il ne suffit pas de mettre en cause le sens du langage, il faut briser le dialogue par lequel le texte pour exprimer la réalité vécue doit prendre un sens dans la bouche des personnages.

Ionesco, dans Les chaises, brise la structure traditionnelle du dialogue : les deux protagonistes, hallucinés, conversent avec des personnages invisibles si bien que le dialogue est ponctué de silences, de trous, pendant lesquels le Vieux et la Vieille écoutent le vide.

La pièce de Beckett : Fin de partie s’ouvre par deux longs monologues, celui de Clov et celui de Hamm, et s’achève par un monologue de Hamm qui reste prisonnier de lui-même, alors que Clov tente en vain de le quitter.

Oh les beaux jours ! n’est qu’un long monologue où Winnie seule en scène pendant toute la pièce, moitié enfouie dans un monticule de terre, tente de reconstituer la réalité qu’elle a jadis vécue.

 

Chez tous ces auteurs, le langage toujours étranger à l’homme est le lieu où se marque l’aliénation de leur personnage : il prend pour ainsi dire la place de tout lien social.

 

c) Pour détruire l’illusion du théâtre, il faut aller plus loin et mettre en cause l’action dramatique elle-même : son déroulement dans le temps.

Dans le théâtre Libre d’Antoine, on disait : il est cinq heures et il y avait une vraie pendule qui sonnait cinq heures.

- Le théâtre contemporain s’emploie à briser les repères temporels.

Le réveil de Fin de partie n’a jamais marché, la pendule de La cantatrice chauve sonne « tant qu’elle veut ». D’autres horloges ne portent pas d’aiguilles. Elle n’occupe plus sa fonction usuelle du théâtre réaliste qui est littéralement de donner l’heure de la fiction au spectateur, et de marquer le passage du temps.

De même qu’ils ne maîtrisent pas le langage, les personnages sont inaptes à se repérer dans le temps.

Dans En attendant Godot, il s’interroge : « Sommes-nous samedi ? Ne serions-nous pas plutôt dimanche, ou lundi, ou mardi ? »

Les didascalies du début du deuxième acte indiquent : l’arbre porte quelques feuilles. Entre Vladimir, vivement. Il s’arrête et regarde longuement l’arbre. On en déduit donc que les feuilles de l’arbre ont poussé en une nuit, autre indice du dérèglement du temps sur lequel s’arrête les personnages :

 

- Vladimir : « Il y a du nouveau ici depuis hier. »

- Estragon : « Et s’il ne vient pas ? »

- Vladimir (après un moment d’incompréhension) : « Nous aviserons. (Un temps). Je te dis qu’il y a du nouveau ici. »

- Estragon : « Tout suinte. »

- Vladimir  : « Regarde-moi l’arbre. »

- Estragon : « On ne descend pas deux fois dans le même puits. »

- Vladimir : « L’arbre, je te le dis, regarde-le. »

 

L’arbre est à la fois le signe conventionnel du temps qui passe et du rapport problématique des personnages au temps. Il a changé et il n’a pas changé et Estragon demande à Vladimir de lui « foutre la paix » avec ses paysages.

 

Oh les beaux jours ! que nous avons déjà cité, résume le sens de cette abolition du temps : Winnie a beau fouiller dans sa mémoire pour tisser une autobiographie, il s’avère impossible d’exprimer la réalité du temps vécu.

 

Pour détruire l’illusion de l’action dramatique il faut également abolir la notion de dénouement.

Les pièces de Beckett ne se dénouent jamais. Dans Fin de partie, Clov annonce dès la première réplique :

 

- « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. Les grains s’ajoutent au grains, un à un et un jour, soudain, c’est un tas, un petit tas, un impossible tas. »

 

Il annonce ainsi dès le début que la représentation n’a pas de fin parce que la partie n’est jamais finie.

Le ressort dramatique n’est rien d’autre qu’une question : Clov parviendra-t-il à quitter Hamm dont il partage l’existence depuis longtemps. La fin offre le spectacle d’un dénouement impossible : Clov qui a annoncé son départ à Hamm demeure immobile en costume de voyage, ses valises à la main, sur le pas de la porte, les yeux rivés sur Hamm ; il ne peut que mimer son départ.

 

d) Dans le théâtre traditionnel, dans la mesure où l’acteur se confond avec le personnage, le corps est pour ainsi dire absent. Il est l’instrument dont les gestes et les expressions permettent à l’acteur de traduire les sentiments et les émotions du personnage en complétant le texte. Le théâtre contemporain cherche à saisir le personnage ailleurs que dans son discours. Le corps qui n’était qu’un médiateur devient le sujet de la pièce.

Le corps est souvent habillé par Ionesco d’un vêtement noir, image de mort. Dans d’autres pièces il affuble ses personnages de formes surprenantes : l’homme sans tête dans Le maître, ou bien La Fille-Monsieur au sexe interminable dans La jeune fille à marier.

De son côté c’est un monde de vieillards que met en scène Beckett, où les personnages aveugles, boiteux, voire cul-de-jatte, sont parvenus au terme de la partie qu’ils se sont joués toute leur vie. Leurs infirmités les rivent ensemble pour l’éternité et ils passent leur temps, le temps qui leur reste, à se faire souffrir.

Pour le théâtre contemporain, Le corps vieilli, malade, est le lieu de l’aliénation de l’un à l’autre.

 

e) Ce n’est pas seulement le langage, ni le temps de l’action, qu’il faut déconstruire s’il l’on veut dissiper l’illusion du théâtre. C’est aussi l’identité des personnages.

- C’est dans le théâtre de Genet que se trouve mise en cause la notion même de personnage : le personnage c’est « nous-mêmes » que Genet nous présente sur la scène avec nos masques.

Les bonnes commencent par une scène de déshabillage où Solange en petite robe noire de domestique aide Claire, dévêtue, à se parer. Chaque soir les deux sœurs s’enferment dans une sorte de délire où elles jouent une étrange cérémonie : l’une devient Madame en revêtant ses robes tandis que l’autre prend le rôle de sa sœur et le rituel consiste à jouer le meurtre de la patronne.

Dans Le Balcon, dont on ne sait s’il est un bordel ou un théâtre, tenu par Madame Irma, chaque client se déguise, endossant avec l’habit un rôle imaginaire, l’Evêque, le Juge, le Général, le Clochard, pendant que les filles se prêtent à l’exécution de leurs fantasmes pervers.

Mais le drame est là : les personnages ne parviennent pas à faire retour à la réalité, à abandonner leur travestissement, leur masque, et leur personnage.

Il s’agit pour Genet de faire du théâtre une cérémonie, une fête, la Fête.

Genet écrit à propos du Balcon : « Les pièces, habituellement, dit-on, aurait un sens, pas celle-ci. Elle n’est que la célébration de rien. »

N’est-ce pas dire que la vie n’est rien d’autre qu’une cérémonie, où chacun joue son rôle ? Il n’y a que le théâtre pour célébrer ce « rien ».

 

 

3) La portée de cette révolution du théâtre

 

A travers les tentatives de révolution du théâtre contemporain mettant en cause le langage( déconstruction du dialogue), la logique de l’action (abolition de l’intrigue et des repères temporels), l’identité des personnages et le jeu de l’acteur, et, à la fin du compte, le rapport du public au spectacle,, on est tenté de comprendre le théâtre contemporain comme la mise en scène de l’absurde, vécu comme le néant du sens.

Ne s’agit-il pas plutôt d’une tentative de « désaliénation » ? - ce qui est dénoncé par le théâtre contemporain, c’est l’aliénation des rapports humains où les liens entre les hommes (figés à travers les rapports sociaux) sont devenus synonymes de rapports entre les choses.

La dramaturgie de ce nouveau théâtre consiste à mobiliser le théâtre contre le théâtre pour détruire l’illusion de la représentation par laquelle une société et les hommes d’une époque se confondent (le temps de la représentation) avec l’image qu’ils ont ( qu’ils se donnent) d’eux-mêmes.

 

 

 

 

II. Le nouveau roman

 

 

1) Le nouveau roman : un moment de l’histoire culturelle

 

a) Les écrivains et les oeuvres

 

Le nouveau roman est représenté par un certain nombre d’écrivains réunis en 1957 autour de leur éditeur, les Éditions de Minuit. Ce sont Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Robert Pinget, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute, mais aussi Michel Butor, Marguerite Duras et Jean Ricardou.

Le nouveau roman, c’est, depuis les années cinquante, un certain nombre d’œuvres qui présentent ce caractère commun d’avoir provoqué dans la presse un grand nombre de débats théoriques et critiques sur les problèmes du roman. Dans la préface de Portrait d’un inconnu de Nathalie Sarraute (1947), écrite par Sartre, lançait l’expression d’anti-roman. Les débuts de Michel Butor se situent en 1954 avec Passage de Milan. Puis ce fut en 1956 L’Emploi du temps et en 1957 le succès de La Modification. Alain Robbe-Grillet a publié Les Gommes en 1953, Le Voyeur en 1955, La Jalousie en 1957, Dans le labyrinthe en 1961. Jean Cayrol a publié L’Espace d’une nuit en 1954, Le Déménagement en 1956. Claude Simon a publié Le Vent en 1957, La Route des Flandres en 1961, Le Palace en 1962. Marguerite Duras a donné Le Square en 1955 et Moderato Cantabile en 1962.

b) La théorisation

 

Cette révolution du roman prend forme au travers d’une théorisation : Le nouveau roman, c’est d’abord un ensemble de théories sur le roman qui s’expriment à travers des manifestes et des interviews. Robbe-Grillet intervint dans les colonnes de L’Express en 1963, Il condamnait « les formes anciennes du genre », « le vieux réalisme balzacien ». Il devait plus tard réunir l’essentiel de sa production théorique dans Pour un nouveau roman en 1967.

Jean Ricardou publie Problème du nouveau roman. C’est aussi L’Ere du Soupçon rassemblant les essais de Nathalie Sarraute.

Dès ce moment, le nouveau roman apparaît comme un nouvel acteur dans le champ culturel des années 1960. Il s’agit de faire exploser la cohérence et la lisibilité du monde représentées par le roman balzacien. Se réclamant de Joyce, de Kafka ou de Dostoïevski, les tenants du nouveau roman se réfèrent à l’évolution du monde pour justifier la nécessité de ce renouvellement littéraire.

Le nouveau roman, c’est comme montrait Bernard Pingaud, « L’Ecole du refus » : refus du personnage, refus de l’histoire, bref, refus de tout ce qui, jusqu’alors, constituait le roman. Mais, au-delà, de quoi s’agit-il ?

 

 

 

2) La problématique du nouveau roman ou l’ère du soupçon

 

Dans L’ère du soupçon, recueil de ses essais, Nathalie Sarraute développe cette problématique :

« 1- Le lecteur a vu tomber les cloisons étanches qui séparaient les personnages les uns des autres, et le héros de roman devenir une limitation arbitraire, un découpage conventionnel pratiqué sur la trame commune que chacun contient tout entière et qui capte en retient dans ses mailles innombrables tout l’univers.

(…) Les personnages tels que les concevaient les vieux romans (et tout le vieil appareil qui servait à les mettre en valeur) ne parviennent plus à contenir la réalité psychologique actuelle. Au lieu, comme autrefois, de la révéler, ils l’escamotent.

2- Il a vu le temps cesser d’être ce courant rapide qui poussait en avant l’intrigue pour devenir une eau dormante au fond de laquelle s’élabore de lentes et subtiles décompositions.

 

 

3- Il a vu nos actes perdre nos mobiles courants et nos significations admises, des sentiments inconnus apparaître et les mieux connus changer d’aspect et de nom. C’est ainsi qu’il s’est mis à douter que l’objet fabriqué que les romanciers lui proposent puisse receler les richesses de l’objet réel. »

Et Nathalie Sarraute achève cet inventaire des mutations qui constituent la genèse du soupçon, par cette réflexion clairvoyante :

 

« Il y a sans doute à cette mise en cause du roman en tant que représentation du réel, des raisons plus profondes que l’histoire culturelle. »

 

Après avoir décrit les contours et les caractéristiques de cette histoire culturelle, cette réflexion de Nathalie Sarraute nous invite à tenter une compréhension plus profonde du phénomène.

 

3) Le roman impossible

 

Le nouveau roman est né d’une contestation des formes traditionnelles du genre, ainsi que des buts qu’il poursuivait et des fonctions qui étaient les siennes depuis le XIXe siècle : être le miroir de la société, distraire le public en l’instruisant sur son temps, lui présenter une vue rationnelle et cohérente du monde social.

C’est à partir de cette contestation du roman traditionnel que le nouveau roman se présente comme une recherche proprement esthétique. Dans la civilisation de masse qui est en train de naître, une littérature définie comme recherche s’oppose de plus en plus à une littérature de consommation.

Comme le soulignent les essais de Nathalie Sarraute, c’est bien à partir de la critique du roman traditionnel et de la littérature de consommation que tente de se définir la recherche du nouveau roman.

Mais il faut aller plus loin, car il ne s’agit pas d’explorer de nouvelles possibilités du roman, mais bien de mettre en cause sa possibilité.

A ce titre, le nouveau roman est l’aboutissement dernier d’une crise ouverte par Gide avec Paludes ou Les Faux-monnayeurs. Ulysse, d’ailleurs, était aussi un roman que se construisait au fur et à mesure qu’il se cherchait.

Le romancier n’est plus le détenteur de la vérité, le dépositaire d’un secret. Il déploie ses efforts pour dire ce qu’il sait, mais dans la confusion. Le roman devient le roman d’un roman qui ne sera pas écrit, parce qu’il ne peut l’être.

Sartre a parlé d’anti-roman : « Il s’agit de contester le roman par lui-même, de le détruire sous nos yeux, dans le temps même où on semble l’édifier, d’écrire le roman d’un roman qui ne se fait pas. » On ne peut à la fois dire ce qui est et raconter une histoire. . Le roman est tout entier situé dans l’impossibilité de son accomplissement.

La littérature de laboratoire qu’a été le nouveau roman est certes la forme la plus consciente et la plus avancée d’un malaise du genre. Mais le nouveau roman ne procède guère d’une crise superficielle concernant la pureté du genre ou sa valeur ; il procède de l’impossibilité où l’on est de raconter une histoire, dès qu’on réfléchit d’un peu près à ce que suppose le seul fait de raconter.

Comprendre la genèse du nouveau roman, c’est s’interroger sur la découverte par les écrivains – en cette seconde moitié du XX°siècle – de l’impossibilité du récit, mise en œuvre sous la forme de la destruction du roman : – sous toutes les formes possibles de « déconstruction ».

Ce sont ces formes qu’il faut maintenant inventorier.

3) Les formes d’expression : Du réalisme objectif au réalisme subjectif.

 

1) Le réalisme objectif

 

Le nouveau roman se propose de transmettre la présence des choses, en les dépouillant des significations dont nous les revêtons  : il s’agit de décrire « objectivement » les choses afin de traduire l’étrangeté d’un monde, qui ne renvoie pas à l’homme son image.

« Le monde, écrit Alain Robbe-Grillet, n’est ni signifiant ni absurde, il est, tout simplement. C’est là en tout cas ce qu’il a de plus remarquable. ».

Roland Barthes, à propos Des Gommes, disait : « L’objet n’est plus chez Robbe-Grillet un foyer de correspondances, un foisonnement de sensations et de symboles ; il est seulement une résistance optique. » Au lieu d’être l’expérience d’une profondeur, sociale, psychologique ou « mémoriale », le roman de Robbe-Grillet était la description littérale d’un monde réduit à ses seules surfaces. Cette description phénoménologique de l’objet était la première voie dans laquelle Robbe-Grillet s’était engagé ; c’était aussi la première interprétation qu’on proposait de son œuvre. On a fait de Robbe-Grillet le romancier de l’objet – ce qui paraissait d’autant plus fondé qu’il proclamait vouloir supprimer l’histoire et le personnage.

Robbe-Grillet revient sur cette notion d’objectivité :

« Cette objectivité [du roman] est une intention que me prête la critique. J’ai moi-même peu employé ce mot dans mes essais théoriques. S’il m’est arrivé de la faire, c’est toujours en précisant dans quel sens particulier : le sens de « tourné vers l’objet », c’est-à-dire vers le monde matériel extérieur (…). Je crois que tout ce que l’homme ressent est supporté à chaque instant par des formes matérielles de ce monde. Le désir qu’un enfant a d’une bicyclette c’est déjà l’image nickelée des roues et du guidon. »

 

L’objet chez Robbe-Grillet est souvent donné comme l’élément brut d’un contenu mental. Il écrit, lui aussi, à la suite de Proust et de Joyce, le roman de ce qui se passe dans l’esprit. Mais au lieu de se soumettre comme eux à l’écoulement d’une durée, il brise les cadres traditionnels de l’espace et du temps. Des images, sans cesse, reviennent, des images obsédantes, qui reproduisent, avec des variantes, les déformations qu’elles peuvent subir dans l’espace intérieur où elles se déploient.

 

2) Le monologue intérieur

 

Michel Butor, dans La Modification, respectait les cadres de l’espace et du temps. On assistait à un long déroulement d’états de conscience. La Modification, c’était le soliloque d’un homme qui, durant le trajet Paris-Rome, renonce peu à peu à mettre en exécution le projet qu’il avait formé : abandonner sa femme et ses enfants, vivre à Paris avec sa maîtresse. L’emploi du vous, comme le rythme obsédant de ces longues phrases enveloppantes, était un effort pour inviter le lecteur à coïncider contenu d’une conscience imaginaire, pour imposer au lecteur, durant le temps de sa lecture, un contenu de conscience provisoire et fictif.

L’entreprise de Michel Butor, comme celle de Robbe-Grillet, tendait à procéder à une sorte d’incantation. Des images et des thèmes, qui prennent parfois une valeur mythique, sont ressassés sans trêve par cette conscience qu’on nous invite à faire nôtre. Le nouveau roman cherche à obtenir, à l’état pur, ce que le roman a cherché de tout temps, s’emparer de l’esprit du lecteur, l’arracher à lui-même pendant le temps de sa lecture.

 

3) Du monologue intérieur à la sous-conversation : le réalisme subjectif

 

Le nouveau roman hésite aussi entre les données brutes du film de conscience et l’inauthenticité de la parlerie.

« Nathalie Sarraute, disait Jean-Paul Sartre, ne veut prendre ses personnages ni par le dedans, ni par le dehors, parce que nous sommes pour nous-mêmes et pour les autres, tout entier dehors et dedans à la fois (…) Le dehors, c’est un terrain neutre, c’est le dedans de nous-mêmes que nous voulons être pour les autres, et que les autres nous encouragent à être pour nous-mêmes. C’est le règne du lieu commun. »

La parole, ici, dévoile l’inauthentique. Comment pourrait-elle écrire des romans, raconter des histoires ? On ment dès qu’on résume en un caractère toute une vie larvaire où se dessinent des mouvements d’abstraction, de répulsion, d’enveloppement, d’absorption.

Il y a un infiniment petit de la vie psychologique qui vaut qu’on lui sacrifie le récit de drames mouvementés.

Nathalie Sarraute nous donne accès à la conscience d’un personnage – la conscience de cette femme, par exemple, qui au début du Planétarium, pénètre dans son appartement. Elle s’attache à suggérer sous les propos superficiels, sous les clichés du langage et les phrases de convention, toute une vie grouillante des fonds de la conscience. C’est le domaine de la sous-conversation.

L’écrivain reprend la parole à la première personne :

« C’est la vie à laquelle, en fin de compte, tout en art se ramène, qui a abandonné des formes autrefois si pleines de promesses et s’est transportée ailleurs. Le lecteur a connu Joyce, Proust et Freud : le ruissellement, que rien au dehors ne permet de déceler, du monologue intérieur, le foisonnement infini de la vie psychologique et les vastes régions encore à peine défrichées de l’inconscient. »

 

4) L’énigme du nouveau roman 

 

Le nouveau roman, c’est, comme le montrait Bernard Pingaud, « L’Ecole du refus » : refus du personnage, refus de l’histoire, bref, refus de tout ce qui, jusqu’alors, constituait le roman. Mais, au-delà, de quoi s’agit-il ?

Comme le théâtre contemporain, le nouveau roman semble n’avoir pour but et pour raison d’être que la dénonciation du roman, face à l’impossibilité de raconter.

Si l’on veut tenter de comprendre l’évolution du roman qui mène à cette impasse déclarée qu’est le nouveau roman, sans doute faut-il identifier l’obstacle qui interdit aux écrivains de ce temps de « raconter », comme si le récit avait perdu son objet, comme si ce langage qu’est l’écriture romanesque n’avait plus rien à dire.

Le triomphe de la société de consommation qui bouleverse les anciens rapports sociaux, éclaire cette impasse :.

- La caducité d’une psychologie dont les termes désignent des rapports sociaux où l’individualité se trouvait figée dans une identité sociale, condamne les personnages, qui n’empruntent leur réalité qu’à un découpage des caractères et des rôles.

- Le vide des relations auquel laisse place le délitement des rapports sociaux dans un monde où rien ne semble annoncer la genèse de rapports nouveaux, interdit d’inscrire dans une histoire le récit des destins individuels.

- La transformation des choses, - où s’inscrivaient les modes de vie de chacun selon son appartenance sociale –, en objets offerts à la consommation de tous à travers le phantasme d’une égalité fictive, interdit toute description du monde comme un lieu habité des hommes.

Telles nous paraissent être les mutations historiques et sociales qui rendent compte de la genèse du nouveau roman.

 

 

 

 

 

 

Bibliographie

 

 

 

George Perec : Les choses

 

 

 

Mauss Marcel : Essai sur le don.

 

Maurice Godelier : L’énigme du don

L’idéel et le matériel

L’économie marchande.

 

Jean Baudrillard : L’échange symbolique et la mort

 

Gilles Lipovetsky1 : L’ère du vide.

 

Karl Marx : Capital livre I, Chapitre I : La marchandise

Chapitre II les échanges

 

Serge Bernstein : La France de l’expansion

 

Dominique Borne : Histoire de la société française depuis 1945 (collection Cursus).

 

Marie-Claude Hubert : Le Théâtre (collection Cursus)

 

Michel Raimond : Le Roman depuis la Révolution

 

Un article du magazine Histoire intitulé « Autopsie des années de croissance » (numéro 192 – octobre 1995)

 

 

 

 

1 Nous n’avons pas utilisé le livre de Gilles Lipovetsky, car le livre porte sur la période suivant la société de consommation (postmodernisme)

 
 
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