leçon xxv: le droit

 
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                1. Le Droit

 

 

 

 

 

 

 

 

PLAN

 

 

Introduction : L’ambiguïté de la notion ou la double face de l’expérience 

  1. Légalité et légitimité

  2. L’illustration par la tragédie d’Antigone

 

Chapitre I : « Les droits « naturels »

    1. L’idée est fort ancienne.

    2. La thèse des droits naturels s’est développée au XVIIIème siècle

        1.  

        2. Chapitre II : La critique par Marx de l’idéalité du droit

 

Chapitre III : L’origine et le contenu du droit

  1. Explication sociologique : Y a-t-il des droits naturels ?

  2. Une analyse historique

 

Chapitre IV : L’évolution des droits

1) Analyse de la Déclaration de 1789

2) L’évolution des droits dans les sociétés libérales

3) Deuxième étape : Les droits sociaux en économie libérale

        1. Chapitre V : Une mutation du droit. La notion de droits sociaux

 

Conclusion

1) Les leçons de l’évolution du droit

2) L’idéalité du droit et l’avenir de l’humanité à travers son histoire

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

COURS

 

 

Introduction : L’ambiguïté de la notion ou la double face de l’expérience

 

  1. Légalité et légitimité

 

Dès la première réflexion le droit se présente sous une double face :

 

Nous pouvons percevoir le droit comme un certain pouvoir : par exemple celui de me déplacer ou de m’exprimer librement. On peut alors définir le droit, en suivant Leibniz comme un pouvoir moral, c’est-à-dire un pouvoir qui d’une part fait référence à ma liberté (individuelle) et qui d’autre part renvoie à une certaine « idéalité ». En effet, ce pouvoir me permet de faire non point n’importe quelle action, mais un acte qui a une valeur, qui constitue un idéal. Mais cet idéal ou cette valeur est différent d’un idéal moral.

 

D’une part cet idéal est inscrit, « écrit » et prend, sous la forme des constitutions et des lois, le caractère d’un « droit positif ». D’autre part, le droit est un pouvoir qui se réfère à une instance sociale : c’est un pouvoir qui régit mes rapports sociaux. Il définit ce qui m’est permis : il concerne l’individu en tant qu’être social. C’est bien une face objective puisque le droit est fixé par la loi, par l’ensemble des lois.

On peut exprimer autrement la différence entre ces deux aspects du droit. Le premier aspect : la face idéale du droit, renvoie à une culture, dont les idéaux et les valeurs sont constitutives de mon individualité. Le second aspect : le droit positif, renvoie aux institutions qui régissent mon action en tant qu’être social. Il faut souligner que le « droit positif » a un aspect qui limite mon pouvoir par l’énonciation de lois.

 

Nous avons deux mots pour définir le droit qui correspondent à chacune de ces deux faces :

- la légalité : c’est-à-dire le respect des lois qui constitue le droit positif.

- la légitimité : le fait que j’ai conscience d’avoir le droit … d’être dans mon droit, etc.

Dès l’Antiquité, la distinction est établie entre le droit et la loi : «  jus et lex differunt ut libertas et obligatio ».

 

 

 

 

  1. L’illustration par la tragédie d’Antigone

 

Ces deux faces représentent bien une dualité puisqu’il peut y avoir conflit entre l’idéal appréhendé par la conscience et le droit écrit défini par la loi.

Ce conflit peut être illustré par la tragédie d’Antigone, qu’on considère encore parfois comme une figure de la Résistance, lorsqu’elle a été réécrite par Anouilh.

Il ne s’agit pas d’un conflit entre un droit nouveau (les lois de la Cité) que Créon doit faire respecter et un droit ancien qui voudrait qu’on respecte les morts en leur faisant une sépulture ; il s’agit de la revendication par un individu d’une valeur qui pour sa conscience dépasse le droit.

S’opposant aux décisions du roi Créon, Antigone décide de donner une sépulture à son frère Polynice, tué par son autre frère et jugé traitre à la nation, que l’on a enterré quant à lui en grande pompe comme héros national. Voici un extrait de l’Antigone de Sophocle :
- Antigone : "Tes ordres, à ce que je pense, ont moins d’autorité que les lois non-écrites et imprescriptibles de Dieu"
- Créon : "L’un attaquait sa patrie, l’autre la défendait. Faut-il traiter de la même manière l’honnête et le coupable ?"
- Antigone : "Qui sait si ces distinctions sont valables chez les morts ?"
- Créon : "Un ennemi même lorsqu’il est mort ne devient pas pour cela un ami".

 

De nos jours le conflit va jusqu’à s’exprimer sous la forme de la « désobéissance civile ». La notion est de l'américainHenry David Thoreau dans son essai Résistance au gouvernement civil, publié en 1849, à la suite de son refus de payer une taxe destinée à financer la guerre contre le Mexique. Nombre d’exemples d’hommes politiques ont suivi ensuite ce précepte.

 

Cette analyse nous oblige à poser un double problème :

Y-a-t-il des droits fondamentaux, imprescriptibles, liés à la nature humaine qu’on pourrait appeler « des droits naturels » ? Par exemple : le droit à la vie, à l’éducation, à la propriété, à la sécurité, etc.

Quelle est l’origine du droit positif ? A la différence des droits naturels, le droit positif, les lois, ne sont-ils pas liées à l’évolution sociale et l’histoire des hommes réels ?

Dans ces conditions, comment comprendre le lien entre les droits fondamentaux liés à la nature humaine et le droit positif inséparable de l’Histoire ?

 

 

Chapitre I : « Les droits « naturels »

 

L’idée des droits imprescriptibles est fondée sur l’idée d’une nature humaine identique, qui constitue une égalité fondamentale entre les hommes.

 

  1. L’idée est fort ancienne.

 

Dans la lettre de Saint-Paul aux Galates : «  il n’y a plus de Juifs, plus de Grecs, ni d’esclaves, ni d’hommes libres, d’homme ni de femme. Vous n’êtes tous qu’un dans le Christ. »

La même idée est reprise au cours de l’histoire :

. 1776 Déclaration de l’Indépendance américaine

. 26/08/1789  (par la Constituante) : Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

. 10/12/1948 : par Nations Unies : Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

 

2) La thèse des droits naturels s’est développée au XVIIIème siècle par ces penseurs politiques qu’on a appelé les Jurisconsultes parmi lesquels on peut citer Grotius, Burlamaqui et Puffendorf, dont la réflexion a préparé la philosophie politique de Jean-Jacques Rousseau.

La pensée politique du XVIII° siècle se donne pour tâche de montrer que la société civile, quelle que soit la forme de son gouvernement, repose tout entière sur un contrat par lequel les individus s’entendent pour confier à un tiers le pouvoir de régir leurs rapports entre eux. La société civile n’existe pas “avant” ce “pacte social”.

_______________________________________________________________

Nota :

Pour les théoriciens du Droit Naturel les sociétés civiles n'existent pas avant le pacte social qui les constitue. En d'autres termes, il leur faut imaginer un hypothétique état de nature dans lequel les hommes existent indépendamment les uns des autres, avant toute institution humaine.

Dans cet état de nature, les hommes vivent indépendants et égaux, l'égalité consistant dans le fait que nul n'a par nature le droit de commander aux autres.

A partir de cette hypothèse, le problème est donc de savoir comment on est passé de cet état d'indépendance des individus à la société civile où les hommes sont soumis à une autorité commune : c'est la théorie du contrat social, qui constitue la réponse.

Le contrat social est le pacte par lequel les hommes, indépendants et égaux, se soumettent soit par nécessité, soit volontairement, à l'autorité d'un seul homme ou d'une assemblée.

Il s'agit d'un pacte de soumission par lequel les particuliers se dépouillent d'une partie de leur liberté naturelle en faveur du souverain ou de l'assemblée souveraine : c'est cette aliénation qui donne naissance à la souveraineté.

PUFENDORF écrit : « La souveraineté résulte d'une convention par laquelle les sujets s'engagent à ne pas résister au souverain et à le laisser disposer de leurs forces et de leurs facultés.»

Ainsi les particuliers en s'unissant par des conventions, en aliénant d'un commun accord leur liberté naturelle au profit d'un Roi ou d'une Assemblée, donnent naissance à cet "être moral" qu'on appelle la souveraineté. Une fois cette aliénation faite, les particuliers d'indépendants qu'ils étaient, deviennent sujets, et pour toutes les actions qui intéressent la communauté, ne doivent plus suivre leur propre volonté mais celle du "souverain".

 

 

Toute la démonstration repose sur l’idée d’un état de nature où les individus vivent indépendamment les uns des autres, qu’on le comprenne à la façon de Hobbes comme un état de guerre ou, à la façon des théoriciens du droit naturel, comme un état d’isolement où les hommes sont encore proches de la vie animale

Grâce à l’hypothèse de l’état de nature, la pensée politique se donne les moyens de concevoir une société fondée sur un contrat entre des individus indépendants les uns des autres.

Il faut chercher la genèse de cette idée dans la nouvelle conscience que les hommes du XVIII° siècle prennent de leur individualité au fur et à mesure de la transformation des rapports sociaux qui conduit à la chute du système féodal.

 

L’analyse historique montre comment se substitue peu à peu à la hiérarchie féodale définie par les “trois ordres“ une nouvelle division sociale, où la richesse est le véritable critère qui distingue la classe privilégiée.

La minorité privilégiée est celle de la richesse qui fait fi des barrières entre les ordres comme si elle constituait une nouvelle classe sociale.

Selon la formule de Turgot : « La cause des privilégiés est devenue la cause du riche contre le pauvre ».

La pensée économique la plus avancée - celle des physiocrates - va jusqu’à montrer qu’il n’y a plus en réalité que deux classes sociales : celle des propriétaires détenteurs de toute la richesse de la nation et la classe “stipendiée” (salariée), à qui les propriétaires verse le salaire nécessaire à leur seule subsistance.

Au cours de cette évolution, qui est le processus de dissolution des rapports féodaux, au sein de cette nouvelle réalité sociale, quelle est la situation d’un individu ?

Un noble peut vivre aussi pauvrement que ses paysans s’il n’appartient pas à la noblesse de robe ou de cour et un curé aussi modestement que ses ouailles .En revanche, peu importe qu’on appartienne au Haut Clergé ou à la Noblesse de Cour, que l’on bénéficie des revenus attachés à la charge et des dîmes de l’église ou des pensions du Roi, la situation, le mode de vie et son train fastueux seront les mêmes.

Il y a plus encore, puisqu’un roturier peut devenir "noble" pourvu qu'il soit riche : riche négociant ou capitaine d’industrie.

Qu’est-ce à dire sinon qu’au fur et à mesure que se développent à l'intérieur du système féodal des rapports de production capitalistes, l'individu apparaît comme indépendant de son rang social jusqu’alors déterminé par la hiérarchie des rapports féodaux ?

Un siècle plus tôt aucun membre de la société féodale n’eut pu prendre conscience de soi comme individu : il ne pouvait s’appréhender lui-même autrement que comme personne, c’est à dire comme un être inséparable de son rang social.

C’est cette nouvelle conscience de l’individu qui est à la base de la théorie des droits naturels.

Cette pensée politique prépare la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Elle annonce les rapports sociaux instaurés par la bourgeoisie grâce à la Révolution, où les individus sont liés par contrat (contrat de commerce / contrat de travail).

De fait, ce que cette pensée politique (et notamment les Physiocrates décrivent ainsi au travers du régime féodal de la propriété foncière), c'est la condition "idéale" du mode de production capitaliste : un état dans lequel des individus isolés, ne possédant que leur force de travail n'ont d'autre ressource pour assurer leur subsistance que de la vendre à d'autres individus qui possèdent les moyens de la leur acheter.

C'est l'idée que les hommes, dans l'état de nature, sont des individus "isolés", "indépendants" les uns des autres. La division réelle entre propriétaires et salariés résultant alors d'un contrat qui fonde "juridiquement" la société civile.

 

 

Chapitre II : La critique par Marx de l’idéalité du droit

 

L’analyse par Marx de la Déclaration des Droits de l’Homme doit être située dans le cadre de son interprétation de la Révolution de 1789 comme une « révolution bourgeoise ». Pour Marx cette révolution aboutit à la production d’un Etat séparé de la société civile, Etat qui se donne l’apparence de viser l’universel et qui n’est en réalité qu’un instrument pour permettre aux intérêts particuliers (capitalistes) de se donner libre cours : «  Cet Etat n’est pas autre chose que la forme d’organisation que les bourgeois se donnent pour garantir leurs propriétés et leurs intérêts. »

C’est dans la Question Juive que Marx se livre à la critique de la Déclaration. Il souligne de quelle façon la fameuse distinction de l’homme et du citoyen n’a lieu en réalité que pour garantir le libre jeu des intérêts privés qui continuent de régir les relations entre les hommes. Les individus en tant que citoyens sont reconnus libres et égaux devant la loi, mais en tant qu’hommes, ils n’en sont pas moins à la merci des rapports naturels incontrôlés d’une société fondée sur le libre échange.

Marx dénonce l’illusion « idéologique » des hommes de 1789.

Lorsqu’ils croyaient lutter pour la liberté de l’Homme, les révolutionnaires n’avaient pour objectif réel que la liberté du propriétaire privé de développer son entreprise : « l’application pratique du droit de liberté est le droit de propriété ».

L’idéal de l’ « Egalité », à travers l’égalité des droits, dissimule une réelle inégalité sociale. Politiquement, dans le cadre du régime censitaire instauré dès la Restauration, l’exercice du Droit défini et limité par les lois, est réservé à ceux -propriétaires- qui ont la faculté, c’est-à-dire les moyens de l’exercer.

Socialement, l’égalité des droits met face à face -sur un pied d’égalité- celui qui possède les moyens de production et celui qui ne possède rien d’autre que sa force de travail.

Quant au droit de sûreté, qui est « le plus haut concept social de la sociétébourgeoise, le concept de police » qui doit garantir la Personne, les Droits et les Biens, c’est l’idée que la société tout entière n’existe que pour garantir le droit de propriété. La sûreté, idéal de la Révolution,est « l’assurance de l’égoïsme ».

 

Marx conclut : « Aucun des prétendus droits de l’Homme ne dépasse l’homme égoïste, l’homme tel qu’il est dans la société bourgeoise, c’est-à-dire replié sur soi, sur ses intérêts privés et ses volontés arbitraires ».

Autrement dit, les Révolutionnaires de 1789, alors qu’ils croyaient lutter pour les Droits de l’Homme (de l’Homme en général), se battaient pour l’avènement de la société bourgeoise où l’individu “ égoïste ” acquiert le droit, c’est-à-dire la possibilité de développer ses entreprises.

Une formule ironique d’Anatole France résume l’illusion de l’égalité « en droits » des citoyens quand il écrit : «  la loi égale pour tous interdit également aux millionnaires et aux clochards de coucher sous les ponts. »

 

La critique par Marx de l’idéalité du droit et la formule d’Anatole France qui souligne la distorsion entre le droit idéal et le droit positif nous conduisent à réfléchir sur l’origine du droit positif.

 

 

 

Chapitre III : L’origine et le contenu du droit

 

- Quelle est l’origine du droit positif ?

Comment l’économie marchande nous permet-elle de comprendre la constitution d’un droit, tel que nous l’entendons, et l’institution d’un pouvoir sous la forme d’un Etat ?

              1. Cette réflexion, qu’il ne s’agit pas de confondre avec une histoire, doit nous permettre de comprendre quel est le contenu du droit positif.

          1.  
          2. 2) Une analyse historique

 

On ne peut prétendre présenter une explication historique de l’apparition du droit, mais seulement une analyse des conditions de sa genèse.

La production marchande naît à partir du moment où les individus, qui chacun exécute des travaux particuliers produisent non seulement ce qui est nécessaire pour satisfaire leurs besoins ou ceux du groupe auquel ils appartiennent, mais en vuede » l’échange de leurs produits sur le marché. Les produits de leurs travaux se transforment en marchandises. Sans qu’il soit besoin d’analyser comment se produit ce changement du mode de production, on peut comprendre que la condition et en même temps la conséquence de ce changement, c’est la division du travail entre les individus ; pour que les produits puissent être échangés sur le marché, il faut que chaque individu (ou groupe d’individus) se spécialise dans la production d’un type de produits qui ait une valeur d’usage différente : pour prendre l’exemple d’Aristote, les chaussures produites par le cordonnier seront échangées, sur le marché, contre la maison produite par l’architecte. Aristote choisit sans doute cet exemple pour souligner le mystère : Comment comparer des produits aussi différents, résultant de travaux particuliers aussi dissemblables ? Il faut, explique Aristote pouvoir établir une proportion entre eux, grâce à une unité de mesure, un intermédiaire qui est la monnaie. C’est à cette énigme que répond l’analyse par Marx de ce mode de production où les objets d’usage se voient attribuer une valeur qui les rend comparables, dont l’origine est mystérieuse.

              1. Ce n’est pas l’analyse de la valeur qui nous intéresse, mais Cette réflexion, qu’il ne s’agit pas de confondre avec une histoire, doit nous permettre de comprendre quel est le contenu du droit positif.

          1.  
          2. 2) Une analyse historique

 

On ne peut prétendre présenter une explication historique de l’apparition du droit, mais seulement une analyse des conditions de sa genèse.

La production marchande naît à partir du moment où les individus, qui chacun exécute des travaux particuliers produisent non seulement ce qui est nécessaire pour satisfaire leurs besoins ou ceux du groupe auquel ils appartiennent, mais en vuede » l’échange de leurs produits sur le marché. Les produits de leurs travaux se transforment en marchandises. Sans qu’il soit besoin d’analyser comment se produit ce changement du mode de production, on peut comprendre que la condition et en même temps la conséquence de ce changement, c’est la division du travail entre les individus ; pour que les produits puissent être échangés sur le marché, il faut que chaque individu (ou groupe d’individus) se spécialise dans la production d’un type de produits qui ait une valeur d’usage différente : pour prendre l’exemple d’Aristote, les chaussures produites par le cordonnier seront échangées, sur le marché, contre la maison produite par l’architecte. Aristote choisit sans doute cet exemple pour souligner le mystère : Comment comparer des produits aussi différents, résultant de travaux particuliers aussi dissemblables ? Il faut, explique Aristote pouvoir établir une proportion entre eux, grâce à une unité de mesure, un intermédiaire qui est la monnaie. C’est à cette énigme que répond l’analyse par Marx de ce mode de production où les objets d’usage se voient attribuer une valeur qui les rend comparables, dont l’origine est mystérieuse.

Ce n’est pas l’analyse de la valeur qui nous intéresse, mais la conséquence de ce mode de production inséparable de la division du travail. Dès le moment où les individus ne sont plus en rapports entre eux, comme dans les sociétés primitives, à travers leur participation à des tâches collectives et à une vie commune, mais bien maintenant à travers l’échange de leurs produits devenus des marchandises, « des choses », ils doivent maintenant entrer « volontairement » en rapport ou mieux : « contracter » des rapports.

Marx décrit ainsi le phénomène: « Pour mettre en rapport les choses considérées comme marchandises, les gardiens des marchandises (qui ne sont pas forcément les producteurs eux-mêmes) doivent contracter des rapports réciproques comme des personnes dont la volonté réside dans ces choses (et non plus dans le travail de production lui-même), de sorte qu’on peut s’approprier les marchandises étrangères qu’avec la volonté d’autrui, par conséquent au moyen d’un acte de volonté commun. Ils doivent donc se reconnaître réciproquement comme propriétaires privés. »

Marx poursuit, voici « un rapport juridique », qui, aujourd’hui comme hier, apparaît comme « un rapport volontaire ». C’est nous qui ajoutons « aujourd’hui comme hier », parce que c’est bien ainsi que ces nouveaux rapports entre les hommes, fondés ou non sur un contrat, apparaissent en même temps comme la base de la « société civile » et l’origine du droit qui régit ces rapports.

 

Si l’on ne met pas en lumière, comme le fait Marx, la mutation économique qui est à l’origine du « rapport juridique » (et se trouve dissimulée par celui-ci), la société civile et toute la vie sociale semble bien reposer sur une solidarité entre les individus, qui doit, pour la pérennité du groupe nécessairement s’organiser. Le sociologue Durkheim, dans son livre sur la Division du travail  écrit : « La vie sociale, partout où elle existe d’une manière durable, tend inévitablement à prendre une forme définitive et à s’organiser ; et le droit n’est autre chose que cette organisation même dans ce qu’elle a de plus valable et de plus précis ». Le droit est donc un fait social où se reflète la solidarité des hommes dans une société fondée sur la division du travail.

Cette analyse fonde et justifie une position social-démocrate, réformiste. Si une société fondée sur la division du travail suppose et génère une solidarité entre les citoyens qui trouve son expression dans le droit, il suffit de faire progresser le droit pour accroître la solidarité.

 

C’est à ce moment qu’intervient, non point seulement l’analyse de Marx, mais ici tout simplement l’histoire.

Toute l’analyse de Marx va consister à montrer que ce rapport contractuel entre les individus, volontaire ou non, qui apparaît comme la base de la société et du droit dissimule des rapports de production : les rapports que les hommes contractent dans la production matérielle de leurs conditions d’existence.

C’est par l’analyse du capitalisme qu’il montre comment les rapports entre les hommes, à partir de l’économie marchande, ont pu, historiquement, sur la base de la division du travail se transformer en rapports de classes.

Même si l’on conteste l’analyse de Marx, parce qu’elle fait dépendre l’évolution de la société de la transformation des rapports de production, même si l’on estime que, sur la base de la division du travail, en raison même des progrès de la production, on peut instaurer une nouvelle solidarité, une meilleure répartition des richesses qui réduise les inégalités, il n’en reste pas moins que l’histoire a son mot à dire, puisque, s’agissant de comprendre le droit, l’on a affaire, non pas à un idéal, ni à une création volontaire, mais à un fait social.

Aujourd’hui la réflexion politique, -qu’il s’agisse des sociologues, des politologues ou des philosophes, nous permet de mettre à jour, à la lumière des évolutions récentes, le lien entre l’évolution du droit et les « aspirations » (si l’on veut éviter le terme d’intérêts) des classes sociales.

 

 

Chapitre IV : L’évolution des droits

 

L’évolution des Déclarations des Droits est significative : Les droits « fondamentaux » de la déclaration de 1789 se sont complétés, dès la constitution de 1848 par le droit au travail, puis, jusqu’à la Déclaration universelle des Nations Unies par des droits économiques et sociaux ( articles 22 à 27) : le droit syndical, le droit de grève, le droit d’obtenir un emploi, le droit de défendre son emploi par l’action syndicale, le droit à la sécurité matérielle, le droit à des moyens convenables d’existence, en cas d’incapacité de travailler, le droit à un niveau de vie suffisant etc

Par une analyse historique, l’inscription de ces droits dans les Déclarations et les constitutions, sans parler de ceux reconnus par la loi, doit être rattachée non seulement de façon générale à l’évolution des mœurs, mais bien aux luttes politiques nées des mutations économiques et sociales.

A partir de l’analyse de la Déclaration de 1789 essayons de préciser les étapes qui permettent de comprendre cette évolution.

La Déclaration de 1789 est au cœur de tous les débats intellectuels et de tous les affrontements civiques du XIXe siècle, qui se prolongent jusqu’à la Première Guerre mondiale et au delà. Les positions prises à l’égard des droits de l’homme sont l’une des grandes lignes de clivage des opinions.

 

1) Analyse de la Déclaration de 1789

 

La Déclaration a pour point de départ la notion de droits naturels, droits que l’individu possède à raison de sa qualité même d’être humain et de membre d’un corps politique quel qu’il soit. L’État est établi en fonction de l’individu et pour l’individu, comme une organisation dont la raison d’être est de lui garantir ses facultés naturelles :

« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression » (art. 2).

« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi » (art. 4).

« La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce que la loi n’ordonne pas » (art. 5).

Cela signifie très précisément que, si les droits sont formellement reconnus, leur exercice est déterminé par la loi. Ainsi les libertés particulières qui sont énoncées dans les articles suivants la liberté physique (art. 7) « Nul ne peut être accusé, arrêté, ni détenu, que dans les cas déterminés que par la loi, et selon les formes qu’elle a prescrites » ; la liberté d’opinion et de conscience (art. 10) : « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses » ; la liberté de pensée et de presse (art. 11) peuvent être limitées par la loi.

 

La propriétéest une forme et une condition de la liberté de l’individu. Suivant l’article 17, « étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique légalement constatée l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ».

 

La sûretén’est pas, à vrai dire, un droit qui ait un contenu spécial. C’est le droit du citoyen – c’est-à-dire de l’homme entré dans une société politique – d’exiger que le corps social reconnaisse ses droits naturels de liberté et de propriété et protège ceux-ci par son organisation politique, judiciaire, administrative.

La Déclaration se borne à énoncer le principe de la résistance à l’oppression sans déterminer ni quand il y a oppression, ni les moyens de résistance qui peuvent lui être légitimement opposés.

 

Avec la liberté, la Déclaration reconnaît l’égalité : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » (art. 1er).

L’égalité des individus ainsi énoncée en termes généraux, ne signifie rien d’autre, selon la Déclaration, que l’égalité devant la loi et devant la justice : « La loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse » (art. 6),

 

Le contexte philosophique de la Déclaration de 1789-1791 est la théorie des droits naturels : l’homme porte en lui un certain nombre de droits tellement inhérents à sa personne qu’ils ne sauraient être méconnus sans que, du même coup, son essence soit altérée.

La déclaration énonce, pour les reconnaître à l’Homme, les droits que l’organisation des institutions a pour objet de garantir.

 

Une première observation s’impose, qui éclaire la critique de Marx dénonçant la république instaurée par la bourgeoisie comme une démocratie formelle.

Alors qu’il n’est aujourd’hui aucune organisation politique qui ne se prévale de son souci de réaliser les droits de l’homme, alors que le 10 décembre 1948, l’Assemblée générale des Nations unies a voté, sous le titre de Déclaration universelle des droits de l’homme, la charte proclamant les principes dont devrait s’inspirer la politique de tous les États, force est de constater que les principes sont trop souvent démentis par les faits.

Mais, ce qu’il convient de souligner, c’est que le décalage entre la proclamation et les faits, entre l’intention et les résultats, n’est pas seulement un aspect du divorce entre la théorie et la pratique. Il est lié à l’ambiguïté qui affecte la notion même de droit de l’homme, quand on cherche à définir le sujet de ces droits.

Quel est cet homme dont les droits sont proclamés ?

C’est l’homme abstrait : l’homme considéré indépendamment de son origine, de sa condition sociale ou de son milieu.

Dès lors, que signifie la jouissance des droits pour ceux qui, par leurs conditions sociales, ne sont pas en mesure de les mettre en œuvre ?

 

Cette conception fonde la théorie libérale. Ces droits , qui ne doivent rien à la législation positive puisqu’ils lui sont antérieurs, constituent autant de limites à l’action de l’État. À leur endroit, son seul devoir est de ne pas faire obstacle à leur exercice. L’invocation des droits de l’homme justifie le libéralisme économique.

Progressivement, des luttes politiques liées aux mutations sociales s’est dégagée une notion nouvelle des droits de l’homme qui vise à la réalisation concrète des facultés incluses dans les droits « fondamentaux ».

 

2) L’évolution des droits dans les sociétés libérales

 

a) L’âge d’or de la démocratie libérale

 

À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, l’Europe et l’Amérique latine accédant à l’indépendance, ce fut le triomphe progressif de régimes politiques de démocratie libérale formelle : constitutions rédigées sur le modèle de la Constitution des États-Unis ou de la systématisation des principes du régime parlementaire à l’anglaise ou à la française.

Le droit à la sûreté de la personne et à la libre expression de la pensée marque le perfectionnement suprême de la démocratie libérale.

 

La Grande-Bretagne, « mère des parlements », a servi également de modèle dans ce domaine à de nombreuses démocraties. L’Habeas Corpus Act de 1679, « loi pour mieux garantir la liberté des sujets et prévenir l’envoi des prisonniers outre-mer », permet à tout détenu ou à toute personne se préoccupant du sort de celui-ci d’adresser à un juge une demande affirmant l’illégalité de la détention ; le writ (ordre écrit) d’habeas corpus adressé au geôlier oblige celui-ci à conduire le détenu devant la cour qui apprécie l’existence et la valeur des raisons de la détention ; la cour peut ordonner la mise en liberté pure et simple, si la détention est irrégulière, ou accorder la mise en liberté provisoire L’institution britannique est particulièrement efficace. Le degré de libéralisme des systèmes étrangers peut utilement être mesuré par comparaison avec cet étalon.

Un siècle après la Grande-Bretagne, les États-Unis ont été les héritiers de ce régime et en ont inscrit le principe dans la Constitution du 17 septembre 1787 (art. premier, sect. IX).

La France a également formulé dans la Déclaration du 27 août 1789 les garanties générales en matière d’arrestation et de détention, mais la Révolution a sans cesse promulgué des textes spéciaux contraires au principe, le Consulat et l’Empire ont organisé un régime de « liberté individuelle » où régnait l’arbitraire ; à travers les vicissitudes des changements de régimes, il a fallu attendre la IIIe République pour voir triompher un libéralisme satisfaisant pour les droits de la personne humaine. Les régimes de la IVe et de la Ve République n’ont pas perfectionné le système français qui demeure moins protecteur de la liberté que le système britannique.

 

Aujourd’hui encore les droits de la personne humaine sont au premier plan de l’idéologie « démocratique » des sociétés libérales.

 

b) Première étape de l’évolution

 

La phase de développement de la démocratie libérale est marquée par la revendication puis l’introduction des droits politiques dans l’ordre juridique positif.

Peuvent être considérés comme droits politiques positifs ceux qui sont aménagés pour assurer la participation des citoyens à la gestion et au contrôle des affaires publiques : droit à des élections libres, droit de vote, droit à la liberté d’expression de la pensée, droit de réunion, droit d’association.

Le propre de ces droits, qui ressortissent des principes de la Déclaration, consiste dans la nécessité de définir leur étendue en même temps que les conditions de leur exercice.

Aussi l’inscription de ces droits dans l’ordre juridique positif et leur évolution est-elle inséparable des luttes politiques.

Ainsi le droit à des élections libres implique le vote secret qui suppose une organisation matérielle (bulletins, enveloppes, isoloirs, bureaux de vote, un nombre important d’électeurs etc.). On sait combien ces dispositions sont difficiles à mettre en œuvre dans les pays qui veulent instaurer le modèle démocratique des sociétés occidentales ; mais, que dire de la démocratie effective dans ces sociétés libérales quand la participation des citoyens est sans cesse décroissante, quand sans cesse augmente le taux d’abstention ?

Qu’est-ce qu’un droit que les citoyens s’abstiennent ou refusent d’exercer ? S’agit-il simplement, comme on l’a dit, d’un « déficit démocratique » (qu’on pourrait corriger par « une nouvelle façon de faire de la politique »), ou, bien plutôt, d’une faillite de la démocratie libérale, quand les citoyens prennent conscience que la déclaration formelle des droits ne garantit pas la mise en œuvre d’une démocratie réelle ?

 

Pour le droit de vote, la démocratie implique que le suffrage soit universel, mais l’histoire montre que l’exercice, défini par la loi, fut une longue conquête. Dès la restauration, après l’installation de la bourgeoisie au pouvoir, sous prétexte que le droit ne peut être exercé que par ceux qui en ont la capacité, il est soumis, sous la forme du « suffrage censitaire », à des conditions de fortune. Et, lorsqu’on affirme qu’en France le suffrage universel a été établi en 1848, il ne faut pas omettre cette restriction : le suffrage universel n’était reconnu qu’aux seuls « hommes majeurs de vingt et un ans » ; il a fallu près d’un siècle pour le rendre universel aux femmes du même âge ; l’extension du droit de suffrage aux citoyens de dix-huit à vingt et un ans a été le perfectionnement le plus récent du régime des droits politiques. Mais, peut-on encore parler aujourd’hui de suffrage universel, quand la population de travailleurs émigrés, qu’on prétend « intégrer » à la communauté nationale, est exclue de toute participation à la vie politique, fut-ce seulement à la gestion locale de la Cité ?

 

Le droit à la libre expression de la pensée est un droit qui dérive de la liberté d’opinion (liberté personnelle qui est l’ultime liberté, celle qui subsisterait si toutes les autres étaient abolies) ; mais, il n’y a pas de véritable liberté d’opinion si l’opinion ne peut librement se manifester. Il n’est pas de domaine où l’exercice d’un droit a donné lieu à tant de luttes politiques, qu’il s’agisse de la liberté de presse, de la liberté de l’enseignement ou de la liberté religieuse (qui doit garantir le libre exercice des cultes).

Les sociétés libérales font de la liberté de penser le critère essentiel de la démocratie qui suffit à les distinguer du totalitarisme.

On voudrait que les lois ne fussent que des modalités techniques particulières de ce droit politique fondamental qu’est le droit à la libre expression de la pensée. Les limites qui peuvent y être apportées en raison des infractions (responsabilité, censure) doivent trouver leur fondement dans des textes législatifs précis, les sanctions doivent être strictement appliquées par des organes juridictionnels.

Mais, quelle est la portée démocratique de ces modalités techniques, qui définissent l’exercice du droit dans des sociétés libérales où non seulement l’opinion mais la vie des citoyens est sous l’emprise des médias, dont la fonction est analysée par les sociologues.

Citons J. Baudrillard :

« Les langages de la propagande et de la publicité sont des langages de masse, ils constituent le médium d’une socialisation massive des messages…

Et, du coup, leurs champs respectifs (et leur langage) se sont rapprochés jusqu’à se confondre. Il est clair que la publicité est née comme facteur de relance et de consolidation du néo-capitalisme, donc d’emblée comme pratique politique. Quant à la propagande, elle se définit dès le début comme un véritable marketing et merchandizing d’idées-forces, d’hommes politiques et de partis avec leur « image de marque ».

De plus en plus, propagande et publicité convergent aujourd’hui dans une stratégie globale des relations humaines, dans un style de communication et de langage….Ce sont des langages « opérationnels » qui visent à infléchir le comportement du récepteur. Ils ont bien aussi une fonction référentielle : l’une se réfère aux biens de consommation, l’autre à la gestion de la chose publique. Ils prétendent instruire, exposer, dire le vrai mais la référence objective de ce discours, ce dont il parle, disparaît largement derrière le mode sur lequel il parle : mode impératif, mode séductif. Il faut emporter l’adhésion, forcer le consensus et, à la limite – cela est de plus en plus sensible avec l’intensification actuelle des médias –, le contenu n’est plus qu’un alibi de cette fonction de séduction. »

 

 

 

Le droit de réunion et le droit d’association sont les droits politiques positifs dont le caractère collectif est le plus marqué. Ce qui distingue la réunion de l’association, c’est que la première a un caractère discontinu et momentané, alors que l’association est une institution durable. Le régime français a longtemps été hostile à l’exercice de ces droits au nom de l’individualisme dérivé de la Révolution française, par crainte des corps intermédiaires ; la résurgence des groupements était plus périlleuse aux yeux des gouvernants que les troubles susceptibles de résulter des réunions, car les associations peuvent être plus clandestines, moins accessibles (en effet les réunions ne peuvent avoir de grand rayonnement que si elles sont publiques) ; ainsi, en France, le droit de réunion a été garanti en 1881 et le droit de libre association en 1901 seulement.

De fait, la reconnaissance du droit de réunion et d’association n’est pas seulement un des éléments de l’évolution du droit, c’est un chapitre de notre histoire collective.

Ici doit prendre place une étude historique sommaire des luttes politiques, qui, dans le contexte de la France, donnent naissance à la formation des partis. Mais il faut poser de façon générale la question du pluralisme des partis comme condition de la démocratie.

 

Observation

Au total, la plénitude des droits politiques, avec quelques restrictions dans les pays post- socialistes, peut être considérée comme l’apanage des citoyens de la plupart des pays européens (formellement, on peut estimer que les pays membres du Conseil de l’Europe garantissent ces droits à leurs peuples puisque ce fut une condition de l’adhésion des nouveaux membres admis après 1989). Hors de l’Europe, elle concerne une quinzaine de pays. Un quart au plus des habitants de la planète jouissent de manière plus ou moins large de droits politiques positifs.

 

 

3) Deuxième étape : Les droits sociaux en économie libérale

 

La démocratie libérale s’est développée avec l’économie du capitalisme libéral dont un des fondements juridiques était le droit de propriété. L’ambiguïté de l’expression « droits sociaux » a incité certains théoriciens du droit à faire figurer le droit de propriété au nombre des droits sociaux ; mais, sous la pression des doctrines socialistes, la notion de droits sociaux a été réservée aux droits garantissant l’amélioration de la condition des travailleurs dans la société et l’habitude a été prise de désigner sous le nom de droits économiques les droits relatifs à la propriété, à l’industrie et au commerce.

Les dispositions à caractère social qui avaient figuré dans la Constitution française de 1848, mais n’avaient pas fait l’objet de droits positifs sanctionnés, ont pris valeur constitutionnelle dans de nombreux régimes établis à partir de la Première Guerre mondiale. La Constitution du Reich allemand de 1919, dite « de Weimar », est particulièrement significative du phénomène ; dans cette ligne, les dispositions relatives aux droits sociaux figurent aussi par exemple dans la Constitution de la République espagnole de 1931, dans la Constitution brésilienne de 1934, dans la Constitution de la IVe République française du 27 octobre 1946.

 

Quatre types de dispositions constituent les bases de ces droits sociaux : droit syndical, droit à l’emploi, droit à la sécurité, droit à la culture.

 

Le droit syndical est l’expression de la défense des droits du travailleur face au pouvoir économique dérivé du développement de l’économie libérale. Ce droit est très directement lié au droit de grève car historiquement, au XIXe siècle, la grève, cessation concertée et collective du travail, était au syndicat ce que la réunion était à l’association dans le domaine des droits politiques. Il n’est pas sans intérêt de noter qu’en France, par exemple, la puissance du mouvement ouvrier a permis d’obtenir le droit syndical en 1884 (dix-sept ans avant le droit d’association). Présenté sous l’aspect de la liberté syndicale, le droit syndical ne voulait pas à l’origine être conçu par les gouvernants des démocraties occidentales comme un droit de type socialiste, surtout en Allemagne ou en Grande-Bretagne, pays qui n’avaient pas connu la rupture brutale du régime corporatif survenue en France en 1791.

Les doctrines socialistes et les modèles de démocratie socialiste sont au contraire à la base de l’introduction du droit à l’emploi et du droit à la sécurité dans les démocraties libérales. C’est pour ces droits que se pose le grand problème de leur compatibilité avec l’économie libérale, suivant la formule de l’ouvrage de Beveridge, Plein emploi dans une société libre. Plus les démocraties libérales associent les notions de liberté politique et de libre entreprise, moins elles reconnaissent ces droits sociaux : il en est ainsi de la législation des États-Unis ; de nombreux États de l’Europe occidentale et septentrionale qui ont pratiqué ou pratiquent le socialisme réformiste intègrent au contraire les droits sociaux à la démocratie politique dans le cadre de l’économie capitaliste : ainsi les pays de la Communauté économique européenne.

La reconnaissance généralisée, au nombre des droits sociaux, du droit à la cultureest consécutive à la coopération culturelle internationale et à la consécration qui lui est donnée dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. L’importance politique de ce droit est primordiale, l’exercice rationnel de tous les droits politiques étant conditionné par la culture de l’homme. Les nouveaux États issus depuis deux décennies de la décolonisation de l’Afrique et de l’Asie y sont particulièrement sensibles. Dans l’élaboration du texte de 1948, les démocraties libérales et socialistes ont participé conjointement et sans difficultés à l’insertion des droits de ce type.

 

 

Chapitre V : Une mutation du droit. La notion de droits sociaux.

 

Ce concepttrouve son fondement, au milieu du XIXe siècle, dans les doctrines socialistes. C’est Charles Fourier qui est le père de l’expression « droit au travail » ; il affirme que « la politique vante les droits de l’homme et ne garantit pas le premier droit, le seul utile, qui est le droit au travail », et il écrit ailleurs que la société « doit assurer au peuple du travail en temps de santé et des secours, un minimum social, en cas d’infirmité ». L’expression « liberté du travail », magnifiée en 1791, était dorénavant usée ; cette liberté n’avait jamais participé à la faveur pour les « droits de l’homme », car elle n’était ni un droit civil ni un droit politique. Le droit au travail apparaissait alors comme un droit social, le premier d’entre eux et la fin suprême.

Après les expériences malheureuses de 1848, c’est dans l’association des travailleurs et non dans les élections politiques que le socialisme mit son espoir d’améliorer le sort du peuple : « Le plaisant souverain qu’un souverain qui meurt de faim », avait dit Fourier, et Marx lui fera écho : une loi déterminant la journée de travail, voilà « la véritable grande charte du monde moderne », et cette charte remplacera utilement « le pompeux catalogue des droits de l’homme ». Les travailleurs s’associent alors pour obtenir satisfaction de leurs revendications : c’est le mouvement des trade-unions en Grande-Bretagne, la lutte pour l’abolition du délit de coalition en France et progressivement, dans tous les pays industrialisés qui accèdent peu à peu au régime de démocratie libérale, la reconnaissance du droit syndical.

Mais à partir de là, la reconnaissance des droits sociaux s’étendra à des domaines voisins : droit au repos et au loisir, droit à la sécurité (maladies, accidents), droit à l’instruction, etc. Le mouvement s’accélérera dans les démocraties libérales à partir de la Première Guerre mondiale sous l’influence de la poussée réformiste interne et par contagion des démocraties socialistes. Après la révolution russe d’octobre 1917, l’existence d’un État socialiste concrétise la vision selon laquelle la conquête des droits sociaux est essentielle et prioritaire. Cette révolution survenant dans un pays peu industrialisé et que la démocratie libérale n’avait pas atteint, les institutions de l’Union soviétique ne sacrifièrent pas historiquement les droits politiques aux droits sociaux qu’elles établissaient. Il en fut de même après la Seconde Guerre mondiale dans la quinzaine de pays qui prirent la forme d’États de démocratie populaire ou socialiste.

 

L’expression « droits sociaux » utilisée pour rendre compte de cette extension du droit représente une triple novation :

  • quant à son sujet qui n’est plus l’individu abstrait concerné par les droits de l’homme, mais les hommes réels définis par leur appartenance sociale ;

  • quant à son objet ou son contenu qui n’est plus la consécration d’une égalité juridique, mais la revendication d’un changement des conditions d’existence réelle ;

  • quant à sa garantie qui exige, bien plus qu’une reconnaissance formelle : une inscription dans une constitution, une action politique, c’est à dire l’intervention d’un pouvoir qui serait d’imposer la loi à la réalité concrète d’une société indépendante des individus qui la composent.

 

Quant à son sujet, le droit est dit social parce que son titulaire n’est pas l’homme en tant qu’incarnation d’une intemporelle nature humaine, mais l’individu tel que le font les multiples rapports sociaux dans lesquels il se trouve concrètement engagé. Cet homme, que définissent ses conditions d’existence, trouve dans sa situation le fondement des droits qui doivent lui être reconnus. C’est ainsi que les droits sociaux concernent les catégories sociales les moins favorisées et en arrivent à désigner les droits des travailleurs.

 

Quant à leur contenu,ces droits sont des « créances » sur la société.

Pour exprimer ce nouveau contenu du Droit la pensée politique de notre temps a inventé, à côté des « droits- libertés » (nouvelle appellation des droits de l’homme), cet extraordinaire euphémisme : «  Les Droits-Créances ». Voici les hommes devenus créanciers de la Société, dont on avoue ainsi qu’elle est une entité personnifiée, dont ils ne font manifestement plus partie !

 

Tandis que les droits traditionnels sont des facultés dont il suffit qu’elles ne soient pas entravées pour que l’individu puisse les exercer, les droits sociaux requièrent au contraire une action positive de l’État sur les structures sociales. Les devoirs de l’État par rapport aux droits se trouvent en fait inversés : le droit classique, qui est un droit de..., est satisfait dès lors que les pouvoirs publics en reconnaissent la légitimité et ne mettent pas d’entrave à son exercice ; le droit social, qui est un droit à..., implique que la créance qu’il énonce soit garantie par l’État qui est ainsi tenu de pourvoir à sa réalisation.

Ce qui s’annonce dans cette inversion, c’est l’exigence secrète du renversement d’un pouvoir d’Etat qui, sous couvert d’indépendance, est au service des intérêts particuliers et des puissances dominantes.

Cette exigence s’exprime lorsque le développement des luttes sociales d s’ouvre sur une action politique.

La revendication d’un changement du rôle de l’Etat reste une illusion majeure tant que ne sont pas engagées de profondes modifications des structures sociales.

 

L’illusion est entretenue par la social-démocratie, qui, venue à l’exercice du pouvoir, laisse croire que l’Etat peut donner satisfaction aux droits-créances par des réformes qui ne mettent pas en cause les structures sociales.

C’est ainsi que le nouveau contenu du droit représenté par les droits sociaux, exigeant un véritable changement social, se transforme en un clivage politique qui opposent fictivement les apôtres du libéralisme pour qui le rôle de l’Etat doit se limiter à ses tâches « régaliennes » afin de laisser libre cours à l’initiative privée, aux gérants sociaux-démocrates qui défendent l’intervention de l’Etat pour réformer la société.

 

 

 

 

 

 

Conclusion

 

1) Les leçons de l’évolution du droit

 

Au XIX siècle et dans la première partie du XXème siècle le progrès des droits, notamment l’apparition des « droits sociaux » doivent être attribués aux luttes menées par la « classe montante »( désignant pour Marx la classe ouvrière) ; à partir de la seconde moitié du XXème siècle, les mutations du droit répondent aux aspirations d’une population salariée qui voit ses moyens évoluer en raison inverse des besoins créés par les progrès de la société, ensuite par les revendications des « populations défavorisées », qui voient leur niveau de vie descendre au dessous d’un seuil dit de « pauvreté », enfin, à la fin du siècle, par la prise en compte « humanitaire » d’une exclusion face à laquelle l’Etat, que l’on charge de pallier les défaillances et les crises du système, voudrait faire croire qu’il n’a pas de recours !

Qui oserait soutenir que, dans cette évolution du droit, son contenu « positif » n’est pas lié aux intérêts défendus ou bafoués des classes sociales qui luttent, qui expriment leurs aspirations ou qui interpellent l’opinion par leur détresse ?

Pour exprimer cette évolution du Droit, où apparaît, de façon criante, l’insuffisance, voire la part de mystification des Droits de l’Homme et du citoyen (que Marx dénonçait dans sa lutte contre la bourgeoisie), C’est ainsi que les droits sociaux concernent les catégories sociales les moins favorisées et en arrivent à désigner les droits des travailleurs.

Jamais n’a été aussi vraie l’analyse par Marx  de la signification cachée des droits de l’homme et du citoyen, qu’on pourrait maintenant exprimer ainsi:

Aujourd’hui, plus on laisse les hommes à la merci des rapports naturels incontrôlés d’une société fondée sur le libre échange, plus on leur reconnaît des droits en tant que citoyens, en espérant bien que, médias aidant, ils seront dupes de cette grande manœuvre !

Comme, en 1789, on appelait « citoyens » tous les hommes pour qu’ils croient à l’égalité, que l’on inscrivait au fronton des Droits, aujourd’hui, ce ne sont pas seulement aux hommes qu’on attribue le nom, mais à toutes choses : toutes les démarches sont « citoyennes » et toutes les entreprises, même quand il ne s’agit pas des démarches des hommes mais des sociétés anonymes.

 

Cette remarque nous permet d’aller jusqu’au bout de notre réflexion :

Qu’y a-t-il derrière les droits-liberté, ceux inscrits dans les Déclarations et invoqués dans les discours, qu’on appelle les Droits de l’homme, parce qu’ils sont l’objet d’un consensus social ? Sont-ils différents des « droits- créances ?

Marx avait sans doute raison : ils traduisaient les intérêts de la bourgeoisie, comme les droits- créances traduisent les légitimes intérêts des classes, des couches sociales ou des catégories qu’on dit aujourd’hui défavorisées (comme si le sort, la fortune, la fatalité de l’histoire y était pour quelque chose.)

Si les droits ne traduisaient pas, à tout moment de l’histoire les intérêts des hommes réels, le Droit n’aurait pas de contenu : il n’y aurait tout simplement pas de « droit positif ».

 

Mais Marx a tort, si l’on ne poursuit pas l’analyse jusqu’au bout.

Deux questions restent en suspens :

D’où vient que le droit présente une face idéale, sans laquelle il se confondrait avec le fait, avec le réel ?

S’il traduit les intérêts d’une classe consciente d’elle-même ou d’une population qui n’a pas encore conscience de pouvoir jouer un rôle dans l’histoire (en grande partie parce qu’on l’en persuade), d’où vient que le droit positif qui s’inscrit, reflétant ses aspirations, constitue un réel progrès de civilisation, une marche en avant de l’ « humanité »des hommes réels, de l’essence humaine, alors qu’on sait aujourd’hui qu’il n’y a pas de « nature humaine » ?

 

 

2) L’idéalité du droit et l’avenir de l’humanité à travers son histoire

 

a) A la première question la réponse est brève

 

C’est précisément parce que, dans une société divisée, le contenu du droit ne peut que traduire les intérêts ou les exigences d’une partie de la société, que la forme du droit est nécessairement « idéale ». Il ne s’agit pas d’un paradoxe mais d’une nécessité liée à une société, qui, même si elle est divisée, a pour base la communauté des hommes. Aucune partie de la société ne peut faire inscrire ses aspirations sous la forme écrite d’un droit positif, si elle ne donne pas à ses exigences et ses aspirations particulières la forme de l’universel, à ses intérêts ou ses besoins réels la forme de l’idéal.

On peut en conclure qu’il s’agit ou d’une illusion ou d’une ruse, à moins de répondre à la seconde question.

 

b) Comment l’inscription dans le Droit des intérêts ou des exigences particulières, qui dès ce moment ont force de loi peuvent-elles avoir une valeur pour tous et représenter un progrès pour l’humanité ?

Il y a plusieurs réponses développées par la philosophie à cette question, qu’on ne peut ni exposer ni discuter ici ; mais deux sont importantes : 

La première est celle de Hegel que ses adversaires appellent « historicisme » : à travers les intérêts et les buts poursuivis par les hommes, par une «  ruse de la raison », l’Histoire, qui n’est que l’odyssée de l’Esprit, aboutit à la réalisation de l’Humanité.

La seconde réponse est inspirée de Kant. S’il est vrai que l’être humain n’a point de nature, précisément parce qu’il s’est détaché de la nature , il a en lui une exigence : une sorte d’impératif (selon le mot de Kant), qui l’oblige à agir selon une loi universelle, valable pour tous les hommes, comme s’il était porteur à lui seul de l’ « humanité », de la valeur de l’homme. C’est cette exigence qui est le moteur, non pas du progrès comme le voulait la philosophie des Lumières, mais d’un processus civilisationnel. L’idée de « personne » et de dignité humaine incarne cette exigence ; elle préside aux réflexions de la bioéthique, qui s’appuie dans ses recommandations sur la maxime de la morale de Kant : ne jamais considérer l’homme comme un moyen mais comme une fin.

 

Sans doute la réponse doit-elle être cherchée dans une réflexion sur l’essence humaine. Si l’individu n’existe pas ni comme nature, ni comme personne, c’est parce qu’il n’existe pas comme individu, mais seulement, à travers les rapports sociaux, comme l’acteur d’une histoire qui n’a pour moteur et pour enjeu que le devenir de l’individualité humaine.

A chaque moment de l’histoire, toute exigence des hommes réels, qui s’inscrit au fur et à mesure dans le droit et s’impose au réel ne peut être qu’un pas de ce devenir, qui est le procès de l’ « humanité » de l’homme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
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