leçon ix: le désir

 

Le désir

 

Dans notre interrogation sur le rapport de l’homme au monde, que nous avons déjà rencontré sous la forme du dualisme de la pensée et de l’être, de la conscience et de la réalité, la notion de désir occupe une place privilégiée.

Le désir nous oblige à penser :

  • le lien entre l’homme et la nature sous la forme du rapport entre l’existence consciente et la réalité biologique de la vie,

  • l’écart entre l’homme et l’animal sous la forme du rapport entre le désir et l’instinct, comme une différence « spécifique », correspondant à deux voies divergentes de l’adaptation de l’être vivant au monde,

  • le lien entre l’homme et son corps sous la forme du rapport entre la conscience d’agir et celle de subir, où se joue, entre le volontaire et l’involontaire la question de sa liberté.

 

 

Introduction : L’ambivalence du désir

 

1. Sans doute le désir est-il le premier lien entre l’individu que je suis et le monde que j’habite. C’est un lien, qu’on peut dire « vital » : si je cessais de désirer, je me laisserais aller à mourir, comme le montre la pathologie de l’anorexie, où tout se passe comme si le malade refusait de manger pour se laisser mourir. La philosophe Simone Weil, soutenant, comme les mystiques, que le chemin vers Dieu passe par le « détachement » : la rupture de nos liens avec le monde, qui commence par la négation de nos désirs, est morte d’anorexie.

Le désir est d’abord vécu comme une exigence « vitale » : cette force, que je possède en commun avec tous les êtres vivants, que Spinoza appelait « conatus », par laquelle «  tout être  s’efforce de persévérer dans son être ». Cette force qui « meut » les animaux n’est-ce pas la même qui nous «anime » ? Ce que nous appelons « appétit » chez les uns, n’est-ce pas ce que nous nommons « désir » chez nous autres, les hommes ? Sans doute, cependant, y a-t-il une « différence », puisque tout naturellement nous avons employé deux verbes distincts pour désigner cette force. Quand il s’agit de l’animal : « mouvoir » ; quand il s’agit de l’homme : « animer », qui est dérivé du mot : « anima », que toute une tradition « judéo-chrétienne » nous fait traduire par âme.

 

2. Mais, lorsque je réfléchis, sans être pour autant philosophe, une seconde face de l’expérience s’impose à moi : ce sont les objets dans la vitrine du monde qui me sollicitent et, peut-être me « déterminent ». Il n’est que de penser à la « société de consommation » où nous vivons : le désir, qui naît en moi est en quelque sorte provoqué par ces objets ( choses ou êtres) qui sont extérieurs à moi : le désir de cette pâtisserie, de ce vêtement, de cette voiture, mais aussi de ce partenaire etc.

Or, dans cette situation, mon expérience est ambiguë.

D’un côté, il suffit que quelque obstacle m’empêche de satisfaire « ce » désir, pour que je l’éprouve comme un manque, à tel point que je n’hésite pas à parler alors de « besoin ». Et, d’un autre côté, à peine ai-je satisfait ce désir que je suis insatisfait, immédiatement animé, envahi par d’autres désirs, que je dois à nouveau satisfaire, ainsi de suite dans un mouvement qui paraît sans fin : tout se passe comme si le manque que j’éprouvais de tel ou tel objet, - loin d’être provoqué par l’objet, trouvait son origine en moi ; et c’est une sorte de malaise, d’inquiétude qui m’envahit. Ne suis-je pas cet être qui désire sans qu’aucun « objet » puisse combler le Désir ?

Toute une tradition philosophique et religieuse naît de cette expérience, qu’il nous faudra analyser pour tenter de comprendre le « mystère » du désir humain.

 

 

 

 

Chapitre I: Le désir et l'Éros ou la genèse du désir

 

Le désir est bien l’idée d’une force originaire, qui correspond à la première face de l’expérience que nous avons décrite : cette puissance inhérente à tout être, qui le meut et l’anime, avant même qu’il ne se divise pour se séparer et se rejoindre: C’est à cette force que les hommes ont donné le nom d’Eros.

 

1) La mythologie : la « théogonie » d’Hésiode

 

La théogonie d’Hésiode est un mythe cosmogonique, qui raconte « ce qui a eu lieu depuis le commencement » : la genèse du monde, du cosmos, tel que nous le connaissons, où l’homme doit découvrir le moment de sa naissance et, peut-être, ce lien qui l’unit aux choses, qu’on appelle le Désir.

Empruntons à l’historien Jean-Pierre Vernant l’analyse de la mythologie cosmogonique, en excluant toute idée de création du monde et de l’homme, qui nous est familière telle qu’elle est décrite dans la Genèse par les religions monothéistes.

S’il n’y a pas « création », comment imaginer qu’il puisse « y avoir quelque chose, plutôt que rien » comme le demande Leibniz au 17ème siècle ?

Dans le Mythe, il n’y a pas à proprement parler de commencement. En effet, nous raconte Hésiode, dès que l’on s’imagine le «  chaos », c’est à dire un vide « béant » ( c’est le sens du mot grec), où il n’y aurait rien, on est amené à penser en même temps son contraire ; le plein, qui ne peut être qu’une Terre mère, (pour ainsi dire nourricière de toutes choses, comme la nature nous en fournit l’image), que les Grecs appellent Gaïa.

J.P Vernant : « Le Chaos en tant qu’abîme, en tant qu’ouverture débouche sur ce qui est lié à lui mais est en même temps son contraire. Gaia est une base solide pour marcher, une sûre assise où s’appuyer ; elle a des formes pleines et denses, une hauteur de montagne, une profondeur souterraine; elle n’est pas seulement le plancher à partir duquel l’édifice du monde va se construire ; elle est la mère, l’ancêtre qui a enfanté tout ce qui existe, sous toutes les formes et en tous lieux. »

Et Jean-Pierre Vernant précise les rapports entre Chaos et Gaia pour montrer qu’il ne s’agit pas d’une simple opposition entre des contraires telle que la philosophie la comprend sous la forme d’un dualisme dont les termes restent «essentiellement » séparés, mais bien d’une union des contraires, qui est « au commencement » (nous dirions, nous : de toute éternité) ; Chaos et Gaïa sont unis sans avoir eu besoin de s’accoupler ( puisqu’ils n’étaient pas séparés !).

Il fallait cependant une « force », pour unir ainsi les contraires.

Et, voici le troisième terme du récit mythologique qui permet de comprendre cette Unité ; cette force, cette puissance, c’est Eros (qu’on ne peut traduire ni par amour ni par désir).

 

C’est cette force, ayant scellé l’unité initiale, qui permet à Gaïa de produire d’elle-même, sans aucun accouplement, Ouranos (le Ciel) comme son complément, son double masculin. Elle l’a fait égal à elle-même pour qu’il la couvre exactement en son entier. Ouranos et Gaia ne sont pas encore vraiment séparés ; ils s’accouplent sans pouvoir se détacher l’un de l’autre, donnant naissance à des enfants qu’ils maintiennent entre eux prisonniers de leur accouplement. Il faudra une ruse de la Mère pour que l’un des enfants, Chronos (le Temps) les sépare en tranchant le sexe de son père.

 

Ce drame intime a des conséquences qui éclairent l’origine du monde que nous habitons :

1-Il éloigne le Ciel à jamais de la Terre et le fixe au sommet du Monde comme le toit de l’édifice cosmique.

2-L’espace entre Ciel et Terre s’ouvre et cette déchirure permet à la diversité des êtres de prendre forme et de trouver place dans l’espace et dans le temps.

3-Le geste libérateur est en même temps une rébellion contre le Ciel-Père, qui lance une imprécation contre ses fils.

4-La lutte, la violence font leur entrée sur la scène du monde.

 

Mais ce drame s’accompagne d’un heureux événement : la naissance d’Aphrodite. Le sang d’Ouranos est tombé sur la terre ; son sexe est tombé dans le Flot, Pontos, et au cours d’un long temps, de l’écume qui est à la fois sperme et mousse marine, émerge la gracieuse déesse qui préside à tous les sortilèges, à toutes les tromperies de la séduction. Le même geste qui en émasculant Ciel l’a fixé au sommet du monde, loin de Terre, donne ainsi naissance à Aphrodite, qui a pour fils un dénommé Himéros : Le Désir.

Paradoxalement, c’est la castration d’Ouranos qui, en éloignant le ciel de la terre, en mettant fin à la carrière de l’Eros primordial, va disjoindre le masculin du féminin et conférer au dieu du désir un statut nouveau, lié à la dichotomie, désormais définitive et tranchée, entre les sexes.

Qu’est-ce qui change encore dans la puissance d’Eros quand son statut est ainsi modifié et que, de divinité primordiale, il devient l’associé ou le serviteur ou l’enfant d’Aphrodite ?

Eros ne joue plus comme cette pulsion initiale qui maintenait l’unité mais comme l’instrument qui, dans le cadre de la bi- sexualité désormais établie, permet à deux de s’unir pour engendrer un troisième et ainsi de suite, indéfiniment.

Là où Eros traduisait la surabondance d’être, une force sans limite, un excès de plénitude, voici que naît le Désir, qui apparaît comme manque.

Avec le Désir, commence une toute autre dialectique, qui n’appartient plus au Mythe, mais à la philosophie.

 

 

2) La réflexion de Platon

 

Là où Eros n’impliquait ni manque, ni défaut, ni dénuement, maintenant, ayant revêtu la forme du Désir, il est un « démon », fils de Pôros et de Pénia, unissant l’abondance (Pôros : fils de Métis la Prudence) et la pauvreté (pénia) d’après le récit de Diotime lors du Banquet de Platon.

Dès lors qu’on est deux, une relation (spéculaire) s’instaure dans le face à face amoureux : chacun cherche dans l’autre ce qui lui manque, ce dont il a besoin parce qu’il en est privé : Eros est fils de Pénia, Pauvreté ; et, entre les partenaires s’instaure une stratégie sophistiquée de séduction, de conquête, où la vue et le regard ont un rôle essentiel. Eros est aussi fils de Pôros, plein d’ingéniosité pour parvenir à ses fins.

Couple amoureux, dichotomie sexuelle ou au moins dualité des partenaires et de leur rôle, la relation érotique institue pour chacun, dans l’élan qui le porte vers un comparse, un autre que soi, l’expérience de sa propre incomplétude ; elle témoigne de l’impossibilité où l’individu se trouve de se limiter à lui-même, de se satisfaire de ce qu’il est, de se saisir dans sa particularité sans chercher à se dédoubler par et dans l’autre, objet de son désir amoureux.

Mais, voici le tournant de la réflexion :

Platon rejette la thèse qu’Aristophane soutient dans le Banquet. Selon le mythe de l’androgyne primordial que raconte le poète comique, le désir d’amour traduit l’état d’incomplétude dans lequel nous nous trouvons depuis que nous avons été, sur l’ordre de Zeus, coupés en deux. Eros, c’est la nostalgie de notre unité perdue. Aussi l’amour est-il d’autant meilleur qu’il parvient à réunir deux moitiés parfaitement homologues, complètement semblables L’auto-érotisme, sous-jacent au thème du miroir dans le récit mythique de l’androgyne que développe Aristophane, s’accomplit en homosexualité. Le plus bel amour, c’est celui qui s’écrit : un demi de mâle plus l’autre demi de ce mâle font un homme totalement homme, entièrement lui-même en sa virilité. Mais il existe une troisième forme : moitié homme et moitié femme s’unissant.

La position de Platon, telle que Diotime l’expose au Socrate du Banquet, s’oppose point par point à celle dont Aristophane se fait l’interprète.

Pour Platon le délire érotique constitue une forme particulière de folie divine, de possession par une puissance surnaturelle, d’initiation mystérique avec ses étapes successives et sa révélation finale. Dire qu’amour est une folie divine, une initiation, un état de possession, c’est reconnaître qu’au miroir de l’aimé ce n’est pas notre visage d’homme qui apparaît, mais celui du Dieu dont nous sommes possédés, dont nous portons le masque et qui, transfigurant notre face en même temps que celle de notre partenaire, les illumine toutes deux d’un éclat venu d’ailleurs, d’un autre monde.

L’amour pointe les partenaires vers le haut en direction du ciel.

Le but ultime, le terme final auquel aura accès celui qui aura été droitement instruit dans les choses d’amour, consiste en une vision soudaine, une brusque épiphanie : « il apercevra subitement une certaine beauté d’une nature merveilleuse », qui « dépasse » infiniment toute beauté sensible.

Eros ouvre la voie qui mène à la révélation bouleversante du Beau en soi, «  en ce point de la vie qui pour un homme vaut la peine de vivre : quand il contemple la beauté en elle-même. »

Le point de vue de Platon s’exprime, à l’inverse d’Aristophane, dans une formule du type : 1+1=3, valable aux deux niveaux où s’opère Eros. Sur le plan de la vie physique, l’amour consiste pour deux êtres à en engendrer un troisième, différent de chacun d’entre eux et qui cependant les prolonge. L’érotique selon le corps vise à produire, au sein même de l’existence terrestre, passagère et périssable, un substitut d’immortalité. Aussi le plus bel amour, ou plutôt le seul amour justifié selon le corps, est celui qui unit un homme et une femme « pour engendrer dans la beauté ».

A travers l’Eros qui la pousse vers autrui, l’âme se rejoint dans la coïncidence de sa nature authentique avec le divin.

 

Platonnous invite à commencer, comme nous nous le proposions, par la compréhension du « désir humain », qui est l’aspect le plus familier de notre expérience, sans doute parce que notre culture chrétienne en éclaire le sens.

 

 

 

 

Chapitre II: Le désir comme manque

 

 

1) La thèse chrétienne : Une compréhension du désir fondée sur le « dualisme »

 

Le désir impose à la réflexion de comprendre l’originalité de l’homme : la conscience qu’il prend de sa « différence », à partir de son lien avec la vie et de sa parenté avec les autres vivants. Il a en commun avec eux un certain nombre de besoins élémentaires, auxquels il ne peut se soustraire, en particulier se nourrir (pour survivre) et procréer (pour reproduire l’espèce).

Le désir, qui est proprement humain, est ainsi étayé, greffé sur le besoin ; et l’ « existence » humaine pour ainsi dire ancrée dans la « vie », biologique.

Sans idée préconçue, ce qui différencie l’homme, c’est quelque chose de plus, un « supplément » ; mais ce « plus » change tout. On voudrait que le désir ne fût que la conscience du besoin ; mais il faut constater qu’avec le désir, l’homme dépasse les besoins élémentaires, biologiques, parce qu’il désire « autre chose », qui peut ne pas appartenir à la nature, qu’il s’agisse d’un objet qu’il a lui-même produit, ou de quelque chose qui n’appartient pas au réel : un bien culturel par exemple, non seulement un beau corps, selon Platon, mais une belle statue.

La « différence » n’est donc pas un supplément, mais quelque chose d’essentiel. Ce qui permet à l’homme, explique Platon, d’avoir affaire à des réalités « idéales » (telles que sont, sans parler des valeurs morales, les objets de la connaissance), ce ne peut être qu’une essence idéale, qu’on appelle l’âme.Et, il faut aller plus loin : si les idées sont éternelles, immuables, impérissables, il faut admettre que l’âme qui les connaît, est elle-même, d’une certaine façon, « immortelle ».

On mesure combien le Christianisme a pu, pour exprimer une toute autre expérience, dans des conditions historiques bien différentes, emprunter ses notions à la philosophie. L’idée de « création » de l’univers par un Dieu unique et tout puissant reprend l’idée de l’incarnation de l’âme dans un corps, dont elle devient prisonnière par le péché. L’homme doit être compris à partir du dualisme de l’âme et du corps et de son rapport à Dieu.

L’expérience du désir s’éclaire : c’est en raison de son union avec le corps que l’âme éprouve le désir de toutes choses multiples, qui conduit l’homme d’objet en objet ; et, si aucun objet, aucune des choses multiples, ne peut le satisfaire, c’est que l’âme, même si l’homme l’ignore, ne désire que son union avec Dieu. Ainsi peut-on comprendre que le désir est toujours vécu par l’homme, comme un manque, puisqu’il ne saurait être comblé que par Dieu.

Simone Weil, dans La Pesanteur et la Grâce  décrit la dialectique du désir : dans le désir, la chose ou l’être m’apparaît comme un objet réel dont j’ai besoin et pourtant, dès que le désir est « réalisé » l’objet a cessé d’exister ; il est devenu irréel ; la satisfaction nous révèle que « la souffrance, le vide sont le mode d’existence des objets du désir » … Il faudrait détacher notre désir de tous les biens, désirer « sans objet » et attendre que Dieu vienne combler le désir.

 

On peut se poser la question de savoir si cette compréhension du désir est liée à la perspective religieuse : si Dieu n’existe pas, comment peut-on encore comprendre le désir comme un manque et l’insatisfaction comme une recherche de l’Etre ?

Ou bien n’est-ce pas plutôt la compréhension de l’homme comme conscience séparée du réel, qui s’exprime dans cette analyse du désir.

La philosophie de Sartre, qui s’affirme athée, nous permet de répondre à cette question.

 

2) La thèse de Sartre : conscience et désir

 

a) L’objet du désir

 

Le désir est un mystère : si le désir visait l’appropriation d’un objet, d’une chose, on ne comprendrait pas que la possession ne puisse le satisfaire ; or, si l’on décrit fidèlement le phénomène de l’appropriation qui est censée « me » satisfaire, on découvre que, par exemple, au moment où ma soif est étanchée ou ma faim apaisée, je ne cesse pas d’être conscient d’avoir, provisoirement , comblé un vide ; là est tout mon plaisir et non dans la satisfaction du besoin ou la possession de l’objet.

Si l’on y regarde de près, il s’agit en réalité d’un rapport magique : pour qu’il y ait possession, il faut en effet que l’objet soit totalement moi et dans le même temps indépendant de moi. L’objet possédé est en soi mais en même temps je suis cet objet. En effet, si je possède une pipe, un stylo ou un tableau, ces objets pendant mon absence, me représentant à une place particulière du monde. Aussi bien aux yeux des autres que dans ma propre conscience ils sont moi, je suis en eux. En particulier, les reliques sont celui qui a disparu, nous le voyons à travers « ses » objets, nous le recréons dans « son » livre, « sa » cravate ou « son » bureau. Et pourtant cet objet que je possède, que je suis, est intact, ma propriété ne l’affecte en rien.

Ainsi je suis ces objets que je possède mais hors de moi, face à moi. Ce que je cherche à posséder, c’est moi ; mais, ce que je possède, c’est moi hors de moi-même comme un en-soi.

Mais, dès lors, mon attachement aux choses, le désir que j’ai de les posséder, d’être en-elles, se réduit à une relation de moi avec moi-même sur le mode de l’en-soi.

N’est-ce pas dire que ce rapport est d’emblée illusion ? Ce qui se présente comme un désir des choses n’est que la manifestation de mon désir d’être. Bien plus, loin que mon désir puisse être compris comme une relation au monde, il faut comprendre que le « monde », qui ne se confond pas avec une réalité extérieure à moi, naît comme l’horizon de mon désir d’être.

 

b) Dans nos rapports à autrui

 

Notre désir des êtres qui veut s’accomplir dans l’amour et la possession de l’Autre est de la même façon une tentative illusoire pour rejoindre, récupérer l’être qui nous manque.

Autrui existe comme « moi », comme « sujet » : j’en ai la certitude immédiate dès que son regard me transforme en objet. Dans son regard précisément je possède une réalité, je suis sur le mode de l’en-soi. N’est-ce pas par Autrui que mon désir d’être se réalise ? Mais, je suis celui qui n’est pas l’autre et l’autre se pose comme n’étant pas moi. C’est une double négation interne et réciproque : l’autre veut à son tour être en-soi pour moi.

L’amour est ce combat. Et Jean-Paul Sartre décrit ainsi dans « l’existence d’autrui » la tentative impossible de l’amour sexuel, véritable conduite d’envoûtement : si je veux « posséder » le corps de l’autre c’est parce que je suis en-soi pour lui. Il me faut incarner l’autre pour saisir sa conscience à travers son corps : « Tel est l’idéal impossible du désir : posséder la transcendance de l’autre comme pure transcendance et pourtant comme corps ».

Mais cet idéal du désir est impossible, car dans la mesure où je me suis approprié son corps, où je l’ai « possédé », l’autre en tant que conscience a disparu et je ne possède plus « rien » : le plaisir est la mort du désir et son échec.

L’illusion de notre attachement à l’autre consiste précisément en ce que nous croyons à chaque fois posséder l’autre, retrouver notre être que son regard nous avait ravi, alors que nous ne possédons rien, parce que nous ne pouvons atteindre la conscience de l’Autre.

Ainsi, si l'on se réfère à l'expérience concrète, par exemple à celle du Regard ou de l'Amour, l'on découvre que « je ne suis pas moi sans être pour un autre ». S'il n'y avait pas un autre être au monde qui me regarde, je ne pourrais même pas dire "je". Mais, dans ces conditions, si la conscience de soi implique l'existence de l'Autre, c'est que dans son essence même -"pour soi"(pour elle-même)- la conscience n'est précisément rien : c'est l'existence de l'Autre - la présence de l'Autre - qui me fait être "quelque chose".

 

Voici un texte de Sartre :

« Faire l’amour avec une jolie femme lorsqu’on en a envie, comme on boit un verre d’eau glacé lorsqu’on a soif… Je suis complice de mon désir. Ou plutôt le désir est tout entier chute dans la complicité avec le corps. (…) Pourquoi la conscience se fait-elle -ou tente-t-elle vainement de se faire- corps et qu’attend-elle de l’objet de son désir ? (…) Le désir est conduite d’envoûtement. Il s’agit, puisque je ne peux saisir l’Autre que dans sa facticité objective, de faire engluer sa liberté dans cette facticité : il faut qu’elle y soit « prise » comme on dit d’une crème qu’elle est prise, de façon que le Pour-soi d’autrui vienne affleurer à la surface de son corps, qu’il s’étende tout à travers de son corps et qu’en touchant ce corps, je touche enfin la libre subjectivité de l’autre. C’est là le vrai sens du mot possession. Il est certain que je veux posséder le corps de l’Autre ; mais je veux le posséder en tant qu’il est lui-même un possédé, c’est à dire en tant que la conscience de l’autre s’y est identifiée. Tel est l’idéal impossible du désir : Posséder la transcendance de l’Autre, comme pure transcendance, et pourtant comme corps. »

Qu'est-ce à dire sinon que la possession de mon être par un Autre, - l'aliénation - constitue la structure même de mon existence ? Je cherche à reprendre à Autrui cet être qu'il possède, pendant que lui-même cherche à "me ravir" pour rentrer en possession de son être. Dès lors tous les rapports humains sont l'expression de ce combat dont l'issue est un échec tragique.

 

Notre désir des choses ou des êtres n’est rien d’autre que le désir, que nous ne pouvons pas combler, d’être nous-mêmes.En un mot, si le désir est vécu par nous comme un manque, il n’est rien d’étonnant, c’est l’homme lui-même qui est « un manque d’être ».

Toute l’ontologie phénoménologique de Sartre se donne pour but de montrer, à partir des expériences de la conscience de soi, que l’homme, en tant qu’il existe « pour soi », estcet « être pour lequel il est dans son être question de son être en tant que cet être implique un autre que soi. »

A travers toutes ses conduites, se révèle le projet fondamental de l’homme qui, « projette d’être en tant que pour soi un être qui soit ce qu’il est. »

Ce projet est l’expression de la structure même de l’existence humaine. On peut dire qu’être homme c’est tendre à être Dieu, que « l’homme est fondamentalement désir d’être Dieu » ; mais il faut ajouter en même temps que Dieu est la suprême illusion : la réalisation idéale d’une synthèse réellement impossible : celle de l’en-soi pour soi.

Ne peut-on mettre à jour à travers toutes les analyses de Sartre la conscience originale que les individus de ce temps prennent du phénomène de l’aliénation ?

 

Si l’on veut comprendre le désir humain, ne faut-il pas renoncer à définir l’homme par la conscience, pour partir de l’individu biologique, où la force du désir prend sa source, même si, chez l’homme, à la différence des autres êtres vivants, cette force vitale se « choisit » un but, s’objective, se transforme en désir d’objet ?

 

 

 

Chapitre III: Le Désir et la vie

 

 

Dans la question que nous posons, nous reconnaîssons la réflexion de Freud, dont il n’est pas certain qu’elle nous permette d’échapper au dualisme de la conscience et du corps, où le désir s’inscrit comme un manque.

 

  1. La thèse de Freud

 

Si l’on part de l’individu biologique, la pulsion est en l’homme cette force qui est, en chaque être vivant, la manifestation de la Vie ; et, nous savons (par la compréhension même du vivant), qu’elle n’a point d’objet, mais bien un but qui n’est autre que sa propre satisfaction ; c’est la situation originelle du petit de l’homme, lié « génétiquement » à ses géniteurs, qui, en différant la satisfaction, sépare la pulsion de son but, contraignant le petit de l’homme à choisir un objet de satisfaction imaginaire, qui ne peut être que l’ « image » de l’un des géniteurs. Dès ce moment, la pulsion, qui n’avait d’autre but que sa satisfaction, est commuée en désir d’un « objet » ; et l’individu est condamné à poursuivre d’objet en objet une satisfaction imaginaire.

En son essence, le désir est un manque qui ne saurait être comblé. La Vie s’est convertie en une existence humaine, creusée par ce vide et mue par un mouvement sans fin et sans but, dont on peut percevoir qu’elle est, en son essence, porteuse du malheur.

Heureusement la force de la pulsion, qui exige son accomplissement dans la jouissance, s’est perdue dans le désir toujours asservi à un objet dont il attend une satisfaction imaginaire : Alors que la Vie est mue par la force de la pulsion, l’existence, elle, est régulée par le principe de plaisir qui motive le désir et le principe de réalité qui protège du délire, instaurant un équilibre précaire qui n’est rompu que par les rêves, les névroses, les psychoses et la mort.

 

Pour tenter de comprendre le désir sans invoquer un dédoublement de l’homme, il faut, comme le tente Deleuze, revenir à Spinoza.

 

 

2) Retour à Spinoza 

 

a) Le point de départ de la réflexion : le dualisme cartésien

 

La réflexion de Spinoza est décisive dans l’interrogation que nous poursuivons sur le désir parce que l’essentiel de sa démarche réside en la mise en cause du dualisme, tel qu’il a été instauré par Descartes entre la pensée et l’étendue comprises comme deux substances distinctes. C’est cette distinction « réelle » qui a conduit Descartes à faire appel à Dieu pour résoudre le problème de la connaissance et sceller l’union mystérieuse de l’âme et du corps.

Seule l’idée d’un Etre en qui l’essence et l’existence ne font qu’un lui a permis de garantir la correspondance des idées et des choses ; et seule l’idée contradictoire d’une union « substantielle » de deux substances distinctes lui a permis de restaurer l’unité de l’homme et le visage concret du monde tel qu’il lui apparaît.

L’« artifice » de cette solution ne va pas sans difficulté quand il s’agit pour Descartes de rendre compte de la possibilité de l’erreur qu’il ne peut expliquer que par une disproportion entre l’entendement fini de l’homme et son libre-arbitre infini qui le fait à l’image de Dieu; mais l’obstacle est plus grand encore quand il s’agit d’expliquer les passions humaines qu’il est obligé de comprendre comme des modifications de l’âme qui sont produites par les mouvements du corps ( l’agitation des esprits animaux), auxquelles il faut opposer les actions de l’âme que sont nos volontés, dont nous expérimentons qu’elles viennent directement de notre âme et semblent ne dépendre que d’elle. »

L’opposition de la volonté qui trouve son origine en l’âme et de l’appétit, qui n’est en l’âme que l’affection du corps, rend incompréhensible le pouvoir-faire (l’action concrète), à moins de supposer un pouvoir abstrait par quoi l’homme se déterminerait sans cause (une « liberté d’indifférence », selon l’expression cartésienne).

Dans ces conditions, interroge Spinoza, comment l’homme pourrait-il choisir le bien en fonction d’une idée, alors qu’il n’est aucun lien entre l’idéal du bien et une vie bienheureuse ?

 

b) La démarche « moniste de Spinoza

 

Le chemin de la réflexion philosophique de Spinoza passe par la contestation du dualisme, qui oppose la pensée à la nature, comme deux substances distinctes.

Pour échapper au dualisme, il suffit de poser comme principe (comme point de départ du raisonnement) l’idée d’un Etre infini, en qui précisément s’identifient l’essence et l’existence, et qui, véritablement, peut seul être considéré comme substance, - qu’on désigne cet Etre (en qui le sens et l’être coïncident) comme Dieu ou comme Nature – Deus sive Natura : Pensée et étendue se révèlent alors n’être que des attributs d’une même substance, que seule la réflexion a séparés.

Et, dès lors la correspondance des idées et des choses ne fait pas mystère : Il s’agit pour ainsi dire des deux faces de l’être.

On peut alors poser la question : qu’est-ce que l’homme ? Et la réponse ne fait pas de doute : il est une partie de la nature ; ou, si l’on préfère, partant de l’idée d’un être infini qui existe par lui-même et pour soi, il est un mode de l’être, dont l’essence ne comprend pas l’existence, mais qui participe des deux attributs de l’être : pensée et étendue.

Lorsqu’il fait l’expérience de la pensée, l’idée que l’homme forme de lui-même comme âme, enferme un objet qui est un certain mode de l’étendue. Et cette chose singulière qui est l’objet de l’idée qui constitue l’âme humaine ; ce n’est rien d’autre que le corps.

L’idée du corps (c’est-à-dire l’âme) et le corps sont un seul et même individu qui est tantôt conçu sous l’attribut de la pensée tantôt sous celui de l’étendue ; c’est pourquoi l’idée de l’âme et l’âme elle-même sont une seule et même chose qui est conçue sous un seul et même attribut ».

Nous soulignons la liaison «  c’est pourquoi » entre le premier et le second membre de cette phrase, parce qu’elle indique le sens de la proposition: affirmer que l’âme n’est rien d’autre que l’idée du corps, c’est récuser la thèse qui voudrait que l’âme eût une réalité en elle-même, indépendamment du corps.

L’affirmation du « monisme », qui, dès le point de départ, fait de la pensée et de l’étendue deux attributs de l’Etre, refusant le dualisme qui s’impose à la réflexion quand elle part de la conscience de l’individu, restaure l’unité de l’individu. Ou, plus précisément, cette position « moniste » permet à Spinoza de penser l’homme comme un individu concret.

 

c) Et voici le corollaire : En l’homme le désir est tout l’être.

 

L’homme étant un mode de l’être – une partie de la nature – le moteur de l’activité ne peut être cherché dans un pouvoir inhérent à l’homme, qui constituerait son essence : il ne réside nulle part ailleurs que dans l’effort - l’élan- par lequel toute chose persévère dans son être :

« Toute chose s’efforce –autant qu’il est en son pouvoir- de persévérer dans son être. L’effort par lequel toute chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence actuelle de cette chose ».

Dès lors, la distinction que l’on établit entre la volonté et l’appétit n’est que le résultat de la réflexion qui nous fait attribuer certaines de nos actions (telles les pensées) à l’âme, alors que d’autres (telles les sensations, les émotions et l’imagination) doivent bien évidemment être rapportées à l’homme total qui est inséparablement âme et corps. Volonté et appétit ne sont que les noms qui consacrent cette distinction qui est une illusion de la réflexion :

« Cet effort en tant qu’il a rapport à l’âme seule s’appelle : Volonté. Mais, lorsqu’il a rapport en même temps à l’âme et au corps, il se nomme : Appétit. »

 

Spinoza tire la conséquence : Si l’homme est une partie de la nature qui, comme toutes choses, est mue par la nécessité de persévérer dans son être, l’appétit (au sens étymologique : tendre vers) est bien l’essence de l’homme, qui doit rechercher dans la nature les choses qui concourent à la conservation de son être :

« L’appétit, par conséquence, n’est pas autre chose que l’essence même de l’homme, de la nature de laquelle, les choses qui servent à sa propre conservation résultent nécessairement ».

Si véritablement l’âme n’est que l’idée du corps, il faut reconnaître que « entre l’appétit et le désir, il n’existe aucune différence, sauf que le désir s’applique, la plupart du temps, aux hommes lorsqu’ils ont conscience de leur appétit, et, par suite le désir peut être ainsi défini ; « Le désir est un appétit dont on a conscience. »

 

Mais de cette réflexion, il faut tirer l’ultime conséquence : on ne peut attribuer à l’homme, sous le nom de liberté, un pouvoir qui le soustrairait à la nécessité qui s’impose à tout être de persévérer dans son être.

« … et, par conséquent, ces mêmes choses (qui servent à sa conservation et résultent de sa nature), l’homme est déterminé à les accomplir. »

On ne peut comprendre l’homme comme une partie de la nature sans reconnaître qu’il est soumis à la même nécessité que toute chose, et, primordialement, celle de reproduire sa vie.

 

C’est ici le tournant de la réflexion de Spinoza ; il va montrer que le désir qui est notre lien primordial aux choses est en même temps le lieu de notre servitude parce qu’il nous fait confondre ce qui est nécessaire à la conservation de notre vie avec la finalité de notre existence humaine. L’éthique, qui est la prise de conscience de cette nécessité, libère l’individu de l’esclavage des choses pour atteindre lui-même au bonheur ; elle ouvre la voie à une politique permettant de fonder les relations sociales sur la liberté de chacun.

A la fin du compte la force vitale, qui est le moteur secret de notre existence est mise au service de la moralité et d’une réforme des liens sociaux.

 

Pour la pensée contemporaine, la leçon de Spinoza est perdue, dès le moment où elle fait prévaloir le pouvoir de la connaissance sur la force du désir et sur sa puissance de libération la réforme libérale des relations sociales.

La portée véritable de la réflexion de Spinoza se trouve dans cette conclusion qu’il énonçait ainsi :

« Il est donc constant, en vertu des théorèmes qui précèdent, que nous ne nous efforçons pas de faire une chose, que nous ne voulons pas une chose, que nous n’avons non plus l’appétit ni le désir de quelque chose, parce que nous jugions que cette chose est bonne ; mais qu’au contraire, nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, parce que nous la voulons, et que nous en avons l’appétit et le désir. »

 

Ce qui est mis en cause dans ce texte, c’est l’idée de la moralité fondée sur l’autonomie, selon laquelle l’homme aurait le pouvoir de se déterminer soi-même en fonction d’une idée du bien où se manifeste la transcendance des valeurs.

Derrière l’idée de l’autonomie (la faculté de l’homme de se déterminer soi-même), sur laquelle on veut fonder l’action morale se dissimule une véritable hétéronomie : la soumission de l’homme à une morale (qui édicte des impératifs), à des valeurs transcendantes qui s’imposent comme des règles de vie.

Ce que l’affirmation de la Vie met en cause, c’est précisément l’aliénation de l’homme par la morale : C’est la leçon retenue par la réflexion contemporaine.

 

 

 

3) La réflexion de Deleuze

 

Le livre de Deleuze et Guettari porte significativement, à l’encontre de la psychanalyse, le titre de L’Anti-Œdipe, qui éclaire la représentation mythique du désir.

La philosophie s’est employée à comprendre le désir humain à partir du besoin naturel (physiologique), -tout naturellement, semble-t-il, puisque les besoins primaires sont communs aux hommes et aux animaux.

Le désir est compris alors comme un manque : « un manque de l’objet réel », puisqu’il est d’abord besoin de quelque chose. Et, ce qui, dès ce moment, différencie le désir humain du besoin (qui nous est commun avec l’animal), c’est le fait que l’homme, détenteur de la pensée, peut satisfaire ses désirs par l’imagination, par la production de fantasmes. L’homme se distingue de l’animal en surajoutant aux objets des besoins naturels la multiplicité des objets imaginaires, fantasmés.

«La réalité même du désir, écrit Deleuze, est dans une essence de manque, qui produit l’objet fantasmé »

Et, Deleuze précise : «Le désir ainsi compris comme production de fantasmes a été parfaitement exposé par la psychanalyse.»

 

Or, cette interprétation psychanalytique, prisonnière de l’idéalisme philosophique, est un contre sens manifeste :

La présentation du désir comme étayé sur les besoins conduit à comprendre la spécificité du désir chez l’homme comme redoublement du manque inscrit dans le besoin naturel, qui se trouverait ainsi, chez l’homme, porté à l’absolu, au point que la vie humaine tout entière devrait être comprise comme une « incurable insuffisance d’être », « un manque à être ». Le désir humain se révèlerait, à la fin du compte, être un désir d’éternité.

Le mythe d’Oedipe est le couronnement de cette compréhension idéaliste du désir humain.

En écrivant L’Anti-Œdipe, Deleuze se propose de renverser cette compréhension du désir comme manque étayé sur le besoin :

«Ce n’est pas le désir qui s’étaie sur le besoin ; au contraire ce sont les besoins qui dérivent du désir ;»

Pour Deleuze, ce renversement signifie qu’il faut comprendre le désir –l’Eros- comme premier en l’homme, comme un « conatus », selon le terme de Spinoza, c’est à dire une force, un effort par lesquels chaque être se définit par le désir de persévérer dans son être.

En 1962 dans un livre consacré à Nietzsche, Deleuze nous prescrit de retrouver l’élan de la volonté de puissance, laquelle affirme et créée, mais ne porte jamais le poids du négatif. Affirmer, c’est créer, inventer de nouvelles valeurs. Loin d’être assujetti aux conditions et normes d’autrui, le surhomme assume cette production infinie.

Il écrit : « Que le multiple, le devenir, le hasard soient objets d’affirmation, tel est le sens de la philosophie de Nietzsche. L’affirmation du multiple est la proposition spéculative, comme la joie du divers est la proposition pratique… On affirme le hasard, et la nécessité de hasard ; le devenir et l’être du devenir ; le multiple et l’un du multiple. L’affirmation se dédouble, puis redouble, portée à sa plus haute puissance. La différence se réfléchit et se répète ou se reproduit. L’éternel retour est cette plus haute puissance, synthèse de l’affirmation qui trouve son principe dans la Volonté. »

 

A la suite de Nietzsche, Deleuze estime que l’homme n’a pas d’autre essence que cette volonté d’affirmation de soi.

Le désir, manifestation de cette puissance, conduit l’homme à produire des objets, des œuvres hors de lui. Loin que le désir consiste dans la production de fantasmes destinés à combler un manque d’objet réel, c’est lui qui est le véritable producteur du réel.

«  Bref quand on réduit la production désirante à uneproduction de fantasmes, on se contente de tirer toutes les conséquences du principe idéaliste qui définit le désir comme un manque. (…) Ce n’est pas le désir qui s’étaie sur les besoins, c’est le contraire, ce sont les besoins qui dérivent du désir ; ils sont contre- produits dans le réel que le désir produit. Le manque est contre- effet du désir, il est déposé, aménagé, vacuolisé, dans le réel naturel et social. Il se tient toujours proche des conditions d’existence objective….

Si le désir produit, il produit le réel. Si le désir est producteur, il ne peut l’être qu’en réalité et de réalité. »

 

Mais, par conditions objectives Deleuze n’entend pas les conditions sociales qui transforment le désir en manque en soumettant les hommes aux impératifs économiques du système capitaliste. Il s’agit, comme il le précise, des conditions d’existence objective. La transformation des désirs en besoins n’est pas le fait de l’aliénation économique, mais l’effet de l’objectivité de l’existence, c’est à dire de la soumission de l’homme aux objets qu’il produit. Tout se passe comme si le réel, qui est production du désir, contre-produisait la servitude de l’homme. Tout se passe comme si l’homme, créateur de toutes les valeurs, se faisait esclave de ses créations, en transformant ces valeurs en idéaux, en normes sociales, en une morale et une éthique auxquels il soumet son existence en réprimant la formidable puissance affirmative de la Vie.

En 1968, dans Différence et Répétition, Deleuze prescrit de fracturer et briser la fameuse identité du sujet, la croyance en un moi substantiel identique à lui-même pour ouvrir un univers indéfini où l’existence serait création de vie sans limites et puissance affirmative…

Pour mettre un terme à l’aliénation de l’individualité, il n’est d’autre voie que de laisser libre cours à l’explosion du désir en qui se manifeste la puissance de la Vie, qui est l’essence de l’individualité. C’est de cette explosion qu’il faut attendre la libération de l’homme, enfin délivré des phantasmes qui le font prisonnier des valeurs.

Pour combattre l’idéalisme philosophique, Deleuze et Guattari restaurent la signification mythique du désir pour en faire le moteur de la vie et de l’histoire humaine.

 

 

 

Chapitre IV: Le désir : une « différence spécifique »

 

 

Le point de vue anthropologique, que nous allons maintenant adopter constitue un véritable renversement. Là où le désir apparaît à la réflexion comme un rapport spécifique de la conscience à l’être, l’émergence du désir nous renvoie au passage de l’animal à l’homme, qui est aussi l’émergence de la conscience.

 

1) Les leçons de l’anthropologie : L’hominisation

 

Ce rapport spécifique de l’être humain à la réalité ne peut être cherché ailleurs que dans la continuité de l’évolution, sur la base des recherches et des résultats de l’anthropologie.

Lucien Sève résume ainsi les résultats de l’anthropologie :

«Le Geste et la Parole”, selon le titre de l'ouvrage de Leroi-Gourhan, autrement dit : l'invention de l'outil et du langage, inséparable du geste outillé, place l'humanité sur un tout autre orbite de développement que les espèces dont elle provient.L'humanité est sortie de l'animalité : elle en provient et y garde racine, mais en même temps elle est devenue autre chose. »

 

Des travaux de l’anthropologie il faut retenir ces trois enseignements :

1.) Les hommes se sont produits eux-mêmes en produisant leurs moyens d’existence. Alors que, dans tout le règne animal, l'évolution a résolu génétiquement le problème de l'adaptation ; alors que les autres êtres vivants possèdent dans leur patrimoine génétique leurs moyens d'existence, ce qui est radicalement nouveau avec l’avènement de cet être vivant qu’est l’Anthropos, c’est qu’il n'a pas les moyens en tant que individu de reproduire sa vie, c'est à dire d'être « immédiatement », grâce à son patrimoine génétique, adapté à son milieu. L'espèce ne peut survivre si les individus eux-mêmes ne produisent pas leurs moyens d'existence, n'arrachent pas à la nature leurs moyens de vivre.

2.) Pour comprendre ce passage de l’animal à l’homme, qui s’étend sur plusieurs centaines de milliers d’années, l’anthropologie montre les lentes transformations anatomiques liées à la station verticale, qui libère, en même temps que la motricité manuelle, les organes de la phonation et l’emplacement du cerveau frontal. La lente transformation de la motricité manuelle délivre le système audio-phonique pour la parole et la main pour l'écriture. La neurophysiologie montre comment le lien qui s’établit au niveau du cortex entre les organes de la motricité manuelle et ceux de la phonation, constitue le moteur du développement cérébral, du processus de corticalisation.

La corrélation entre l’acquisition de la motricité manuelle et la libération du cerveau (par un « déverrouillage préfrontal ») démontre la liaison étroite entre l’activité manuelle et le développement de l’activité cérébrale

Le passage dans l’humain, qui mène du Zinjanthrope au Néanthrope, s’effectue en même temps dans la pierre, au cours de la lente évolution des techniques de taille des outils et dans l’évolution du cortex.

C’est ainsi qu’à la fin du paléolithique moyen et dés le début du paléolithique supérieur, entre 40 et 30.000 ans B ; P., comme si « le cortex et le silex » s’étaient prêtés main forte, le bond se produit, à tel point que certains n’hésitent pas à parler d’une véritable révolution socio-symbolique, d’un« big bang socioculturel » : en même temps que de nouvelles techniques pour travailler la pierre, l’os, les bois de cervidés, et l’ivoire, apparaissent de nouvelles structures sociales, des échanges de matières premières sur de longues distances, un grand nombre de représentations peintes, gravées ou sculptées, et une abondance de peintures corporelles.

 

3) Le troisième fait est décisif pour comprendre, non seulement l’avènement de l’homme ; le passage dans l’humain, mais le processus qui constitue l’évolution proprement humaine sous la forme d’une histoire. Ce troisième fait, c’est le stockage des produits sous la forme d’un monde.

Dans le monde animal, le passé évolutif de l'espèce s'est inscrit à l'intérieur des organismes sous la forme d'un équipement génétique à partir duquel sont prédéfinis les canevas des comportements individuels.

Comme le montre Leroi-Gourhan, avec la production par les homo-sapiens de médiateurs -outils et langage- dans leurs rapports avec la nature et entre eux-mêmes, le passé évolutif de l'espèce a commencé à se stocker au dehors, sous la forme, de plus en plus rapidement cumulative, d'un monde social -objets, langages, pratiques, institutions- émancipé en sa croissance des limites de l'organisme individuel. »

« Toute l'évolution humaine, écrit Leroi-Gourhan, concourt à placer en dehors de l'homme ce qui, dans le reste du monde animal répond à l'adaptation spécifique. »

A partir de ce moment, l’aventure humaine est irréversible. 

 

C’est ici la réflexion anthropologique que doit développer la philosophie :

 

 

2) Une anthropologie philosophique

 

Les données anthropologiques confirment la réflexion que Marx développe dans L’idéologie allemande.

« Les hommes eux-mêmes, écrit Marx, commencent à se distinguer des animaux, dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence, pas avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même. »

 

Autrement dit, le processus évolutif de « l’organisation corporelle » s’est développé jusqu’à ce que les hommes se distinguent « eux-mêmes » des animaux en produisant leurs moyens d’existence. Le bond que l’on constate à un moment donné, préparé par une longue évolution corporelle, loin d’être inscrit dans un patrimoine génétique, qui marquerait l’avènement d’une nouvelle espèce vivante, est « produit » par les individus lorsqu’ils commencent à produire socialement leurs moyens d’existence.

 

a) le renversement

 

Il s’agit d’un véritable renversement du rapport entre les individus et l’espèce. Là où, dans le règne animal, l’individu est tout entier défini par son appartenance à l’espèce, ce sont maintenant les rapports des individus entre eux qui déterminent l’apparition et le développement d’une nouvelle espèce. Là où, dans le monde animal, le passé évolutif de l'espèce s'est inscrit à l'intérieur des organismes sous la forme d'un équipement génétique à partir duquel sont prédéfinis les canevas des comportements individuels, permettant l’adaptation des individus au milieu, ce sont maintenant les individus qui par leur activité sociale doivent produire les conditions matérielles de la survie de l’espèce.

Lorsque les hommes, pour survivre, produisent non seulement leurs moyens de subsistance mais aussi leurs moyens de production, ils modifient en même temps leurs conditions d’existence c’est à dire leur existence elle-même.La production matérielle de la vie n’est pas seulement l’origine, le point de départ du règne de l’humain, elle en est la base.

Avec l’hominisation biologique, l’histoire de l’homme n’est pas achevée : elle commence.

 

 

b) le « bond qualitatif »

 

Dès lors, la “production matérielle de leur vie” par les hommes ne produit pas seulement de quoi satisfaire leurs besoins. Sinon, -il n’y aurait pas même d’histoire : l’homme n’étant pas biologiquement différent des autres vivants, dès que ses besoins “naturels” sont satisfaits, il devrait en rester là et serait aujourd’hui encore une espèce proche des animaux supérieurs.

Quel est le fait qui oblige à penser les conditions d’existence des hommes autrement que comme l’environnement du milieu dans lequel ils trouvent les moyens de satisfaire leurs besoins ?

La production de nouveaux besoins est, comme le souligne Marx, le premier fait historique.

Dès le moment où les hommes, pour satisfaire leurs besoins, produisent des objets et, en premier lieu, leurs instruments de production, c’est l’activité qui change de sens.

En effet, dans le comportement animal, c’est le besoin qui détermine la conduite destinée à le satisfaire. La satisfaction du besoin mettant fin à l’activité, il faut alors attendre que le besoin se manifeste à nouveau pour que l’activité se reproduise. Le besoin crée une tension, la résolution de la tension se fait par la satisfaction du besoin et il y a retour à l'équilibre. Le cycle de l’activité animale, est homéostatique ; il s’écrit : B (besoin) - A (activité) - B (besoin). Le comportement animal consiste ainsi dans la reproduction simple des mêmes comportements. L'animal ne produit rien. Il reproduit simplement sa vie, assurant ainsi la survie de l'espèce.

A l’inverse, dans l’activité humaine de production, ce n’est plus le besoin qui est le moteur, c’est l’objet-produit qui motive l’activité. L’activité n’est pas un comportement qui se reproduit simplement mais une activité qui se reproduit en s’étendant à de nouveaux objets, en s’élargissant au fur et à mesure que se développe le monde des objets que l’on peut produire.

L’activité humaine ne peut se comprendre que comme une « reproduction élargie ».

C’est un changement radical de la structure de motivation, du sens de l’activité.

 

3) Le moteur de l’activité humaine

 

Quand on passe de l'animal à l'homme c'est une véritable révolution qui se produit : La base de l'activité n'est plus la satisfaction des besoins, mais la production des objets, qui sont pour les hommes les conditions de leur existence.

 

Il s’agit d’un véritable renversement :

 

a) La production des objets

 

Quelque chose nous apparaît immédiatement, qui est précisément l'inverse de l'apparence, dont nous sommes la victime dans l'appréhension que nous avons de la vie économique. C'est pour l'animal seulement que la base et le moteur de l'activité réside dans la satisfaction des besoins.

Quand on passe de l'animal à l'homme c'est une véritable révolution dans l'évolution. La base de l'activité n'est plus la satisfaction des besoins, mais la production des objets, qui sont pour les hommes les conditions de leur existence. Et, dès lors, les conditions d’existence de l’homme- de tel ou tel individu- ne sont plus un milieu (auquel il serait adapté) mais un monde d’objets auquel il ne peut s’adapter qu’en maîtrisant une certaine technique de production (et d’utilisation)

Cela signifie que le point de départ et le moteur de l'activité humaine, dans ce bond que constitue le passage de l'animal à l'homme, devient la production des objets, qui constituent le monde de son existence.

La satisfaction des besoins, c’est à dire la consommation, dans le cycle de l'activité humaine, (loin d’être le point de départ de l’activité) est un moment de la production, un moment second.

Marx écrit :

" Que l'on considère la production et la consommation comme des activités d'un sujet ou de nombreux individus, elles apparaissent en tout cas comme les moments d'un procès dans lequel la production est le véritable point de départ et par la même le facteur qui l'emporte. La consommation est elle-même un facteur interne de l'activité productive, mais cette dernière est le point de départ et par suite aussi son facteur prédominant. L'acte dans lequel tout le procès se déroule à nouveau. L'individu produit un objet, fait retour en soi-même par la consommation de ce dernier, mais il le fait en tant qu'individu productif et qui se reproduit lui-même."

 

b) L’illusion

 

Comment la consommation se trouve-t-elle en apparence détachée de la production ? Comment peut-on avoir une vision de l'homme, de la conduite et de l'activité humaine, qui soient en réalité le type même de l'activité animale, à savoir une vie qui aurait pour point de départ et pour but la satisfaction du besoin ?

C’est au cœur de l’économie marchande qu’il faut chercher la réponse, là où elle fait apparaître l’utilité des choses,- des produits-, comme une propriété des marchandises, directement offertes à la consommation. L’illusion est renforcée dans les sociétés où s’instaure un système d’exploitation. Aux hommes, dont la vie est réduite à gagner leur vie, aux hommes pour qui le travail n’est rien d’autre qu’un moyen de vivre, quel sens peut avoir l’activité humaine, sinon la satisfaction des besoins ?

La société d’extrême pénurie ne fait que rapprocher le besoin humain du besoin animal

« Un homme qui ne dispose d'aucun loisir, dont la vie tout entière, en dehors des simples interruptions physiques pour le sommeil, les repas, etc. est accaparé par son travail pour le capitaliste est moins qu'une bête de somme. C'est une simple machine à produire de la richesse pour autrui, écrasée physiquement et abrutie intellectuellement. »

 

 

4) La mutation : du besoin à la manifestation consciente du désir

 

 

a) Les besoins « élémentaires » eux-mêmes changent de sens :

 

Le besoin de se nourrir est commun à l’homme et aux autres êtres vivants, mais l’homme ne « trouve » pas dans la nature sa nourriture : il produit les aliments destinés à satisfaire ce besoin. Dès lors, il est bien comme les autres êtres vivants déterminé par ce besoin, mais pour le satisfaire il n’est pas directement déterminé par la nature, par le milieu qui l’entoure. Parce qu’il produit les objets qui lui permettent de satisfaire ses besoins, c’est de lui que dépendent les possibilités « réelles » de les satisfaire : la détermination réelle du besoin s’exprime dès lors dans les objets qui s’offrent à ses désirs.

Aussi peut-il choisir, réaliser une des possibilités que la réalité objective lui propose : non supprimer la détermination du besoin qui s’exprime en eux, mais choisir entre les objets réels capables de le satisfaire. Je ne puis me passer de nourriture, mais cette nécessité se présente à moi comme la possibilité de manger un œuf dur ou une pâtisserie : aussi ai-je conscience de choisir. Aussi le besoin humain n’est-il jamais purement biologique. Tant que l’homme n’est pas par l’esclavage réduit à la condition de l’animal, la faim n’a pas, ne peut avoir pour lui le même sens que pour l’animal ; cette nécessité est vécue par lui non pas comme une contrainte, mais comme un désir : comme « appétit ». Parce qu’il produit ses moyens de subsistance, il dispose de plusieurs possibilités de répondre à la détermination du besoin.

La faim qui se satisfait de la viande cuite, mangée avec fourchette et couteau est une autre faim que celle qui avale de la viande crue en se servant des mains, des ongles et des dents”.

 

De la même façon, l’homme ne subit pas, à l’exception de privation et de continence imposées, le besoin sexuel comme l’animal : il éprouve ce besoin non comme une contrainte mais comme un désir. Ce n’est pas la même chose de plaire ou de séduire que de se précipiter sur la femelle au signal de son odeur.

Parce qu’il produit avec la femme, socialement, ses moyens de subsistance, il la connaît non pas comme une femelle pour reproduire, mais aussi -tout autrement- comme un être avec lequel il vit socialement, c’est-à-dire comme un être qui lui ressemble, comme un être humain. Le besoin de reproduire qui détermine ses rapports avec la femme s’exprime non comme une nécessité sexuelle, mais toujours, en même temps, comme un désir de plaire, ou comme une dévotion, comme un besoin de dominer ou de protéger, de susciter l’admiration ou la sympathie. Parce qu’il vit « socialement » avec la femme, il peut satisfaire ce besoin qui le détermine, de plusieurs façons qui sont autant de moyens de conquête : parce qu’il peut séduire, il n’est pas contraint de posséder.

 

On pourrait en dire autant du besoin de se protéger : le vêtement là encore est inséparable, dès l’origine, de la vie sociale de l’homme : la détermination du besoin cesse d’être contrainte parce qu’elle est liée socialement à la possibilité de plaire et de paraître, parce qu’elle s’exprime dans le désir de la parure.

 

b) la manifestation consciente du besoin

 

Où se situe exactement la différence entre le besoin animal et le désir humain ? L’homme est déterminé objectivement, comme l’animal par le besoin, par exemple par le besoin de nourriture ou le besoin sexuel, mais cette nécessité objective devient « subjectivement » un but. La différence est essentielle : l’animal, poussé par le besoin, cherche à le satisfaire ; l’homme déterminé par le besoin poursuit un but.

Le fait que le besoin chez l’homme devient désir, que l’objet du désir se propose comme un but, ne supprime pas la nécessité, mais il en change radicalement le sens. L’homme est déterminé, mais d’une tout autre façon que l’animal, d’une façon qualitativement différente. En effet, l’animal poussé par le besoin part immédiatement en quête d’une proie ; le même besoin, en s’exprimant dans le langage humain du désir « peut » n’être pas immédiatement satisfait.

Ce langage intérieur, cette conscience, ce moment subjectif s’insèrent entre la nécessité objective qui le détermine et l’action proprement dite: il est la forme originale particulière de l’activité humaine. Avant d’agir, l’homme nécessairement forme un projet, il se propose un but, il prévoit ou il anticipe ce qu’il va faire. Quelque chose de nouveau se produit quand on passe du comportement animal à l’activité humaine : l’objet du besoin devient projet. La nécessité devient subjectivement une possibilité.

 

Cette forme « subjective » que prend la nécessité : cette possibilité de choisirqu’on appelle « liberté », etcette conscience de pouvoir, que l’on confond avec un pouvoir abstrait de la conscience, sont-elles des « illusions » ?

1) Non, d’abord, car ce moment subjectif, cette conscience sont la forme de l’activité humaine : sa forme particulière, originale ; alors même que l’esclavage de l’homme rapproche sa conduite du comportement animal, il ne peut pas l’y ramener ni l’y réduire : comme l’ont montré les camps nazis, la déshumanisation ne peut conduire qu’à l’extermination.

2) Oui, cependant, si l’on confond cette possibilité avec une réalité, si l’on identifie cette conscience de pouvoir avec un pouvoir réel, en appelant liberté cette possibilité et cette conscience. Cette possibilité reste idéale, cette conscience est illusoire tant que l’homme n’a pas le pouvoir effectif de choisir.

 

Il faut donc poser la question : si l’on renonce à confondre cette possibilité avec le mythe d’un pouvoir de la conscience, sur quel pouvoir réel se fonde-t-elle ? D’où vient que réellement l’homme, déterminé comme l’animal, par le besoin, puisse n’être pas en même temps déterminé immédiatement par l’objet susceptible de le satisfaire ?

 

 

Chapitre V: Le possible et le pouvoir

 

 

1) L’émergence du possible

 

La réponse tient tout entière dans la façon dont l’homme s’est historiquement distingué de l’animal. Si l’homme n’est pas déterminé « directement » par l’objet et « immédiatement » par ses besoins, c’est qu’il produit lui-même -dans l’activité sociale du travail- les objets destinés à les satisfaire. C’est ainsi que l’objet ne détermine plus immédiatement le comportement mais devient le but de l’activité réelle, de la pratique humaine. Si la possibilité de choisir est incluse dans le moment subjectif du désir et du vouloir, c’est que l’objet du besoin est en même temps le produit du processus social du travail, le but de la production sociale. C’est le travail, c’est-à-dire la production sociale des objets nécessaires à la vie qui libère historiquement l’homme de la nécessité naturelle et le distingue des autres êtres vivants.

Le désir est la forme humaine du besoin, sa forme consciente parce qu’elle en est la forme sociale, mais c’est dire que l’objet du désir « est » le produit de l’activité sociale. Dès ce moment, la détermination du besoin s’exprime dans les possibilités réelles que la production sociale impose à l’homme pour satisfaire ses besoins et qui se proposent à lui comme les objets de ses désirs, comme les buts de son activité réelle, de son existence concrète.

 

2) L’unité du désir et du vouloir

 

Malgré le divorce vécu dans notre vie même entre notre activité idéale ou rationnelle et notre existence physique ou sensible, en deçà de cette dualité éprouvée entre notre vouloir et nos désirs, n’y a-t-il pas -antérieurement à ce dédoublement- une unité profonde de notre être, une réalité unique de notre existence, un lien indissoluble entre notre vouloir et notre désir ?

Celui qui désire, va-t-on jusqu’à dire, n’agit pas : il subit l’attrait de la chose ; victime de l’image, il ne fait que souhaiter et attendre … Mais, cette servitude et cette impuissance sont-elles essentielles au désir ? Ou n’est-ce pas le désir qui a été transformé, détourné de son sens par un esclavage et une impuissance qui ont transformé et détourné le sens de notre vie même ? N’y a-t-il pas des cas où désirer et vouloir sont synonymes, où l’objet du désir devient réellement le but de notre action ? Qu’en est-il alors de la dualité du désir et du vouloir ? Celui qui désire, lorsqu’il passe de l’image au projet, du souhait à la décision, dit : « Je veux ». L’objet de son désir devient le but de son action.

Qui a faim n’est la proie du désir et de l’image, la victime d’une attente impuissante que s’il n’a pas le pouvoir effectif, les moyens de satisfaire ce besoin ; désirer et vouloir ne font plus qu’un : l’image devient projet ; le désir est vouloir et non plus attente, quand on emploie les moyens pour atteindre le but. Ce n’est donc pas le désir qui nous rend esclave : c’est un esclavage et une servitude réels qui nous rendent esclaves de nos désirs en nous ôtant le pouvoir d’agir.

Qui désire obtenir ce diplôme n’est esclave de son désir, victime d’un rêve, qu’autant qu’il n’a pas les moyens effectifs de préparer l’examen, le pouvoir d’agir réellement. L’impuissance n’est pas le fait du désir mais l’expression de servitudes réelles qui interdisent à l’objet de ce désir de devenir le but d’une action.

Par exemple, le type d’automobile que je peux choisir est « déterminé » par ma situation sociale : selon que je suis ouvrier qualifié, employé, cadre moyen ou supérieur, je peux acheter une 5 CV, une 1500 CV, ou une voiture de sport. Cadre moyen par exemple, je peux seulement acheter une 1500 CV : mes possibilités sont déterminées objectivement dans la réalité sociale. Cette possibilité “ réelle ” devient pour moi un projet : « je veux acheter une 1500 CV par exemple, une Simca ». Lorsque je prends la décision de passer commande, j’ai conscience de « vouloir » acheter cette voiture, de me déterminer moi-même ; cette action -si limitée soit-elle- est vécue et considérée par moi comme une action volontaire.

Imaginons maintenant que je veuille acheter une voiture de sport quoique je n’ai pas les “ moyens ” de l’acheter et de l’entretenir, puis-je réellement concevoir le projet, prendre la décision ?

Cette automobile est l’objet d’un désir. Si malgré tout, je l’achète, j’aurais cédé à ce désir ; je n’aurais pas conscience d’avoir accompli une action volontaire, mais d’avoir cédé à une impulsion, d’avoir été « déterminé ».

L’ouvrier qualifié achetant une 1500 Simca aura la même impression que le cadre moyen achetant une voiture de sport. Par contre, le cadre supérieur qui décidera d’acheter une voiture de sport aura l’impression de mettre à exécution un projet, d’avoir accompli une action volontaire.

Comment le même acte -l’achat d’une voiture- peut-il être dans un cas une action volontaire, dans un autre cas l’effet d’une impulsion ? Le même acte peut-il être dans un cas, l’œuvre de la liberté, dans un autre cas, chez un autre, l’expression d’un déterminisme ?

Chez le même homme, notre cadre moyen par exemple, pour expliquer qu’il « veut » une Simca 1500, mais qu’il « désire » une voiture de sport, pour rendre compte de ces deux actions dont l’objet seul diffère (l’achat d’une Simca ou d’une voiture de sport), faut-il faire appel à deux principes opposés, exprimant le dualisme de la nature humaine : la volonté dans un cas, le désir dans l’autre ?

 

Lorsque nous voulons, s’agit-il simplement d’un acte de notre intelligence ou de notre âme, d’un principe spirituel ? Lorsque nous désirons, est-ce seulement le corps qui s’émeut ?

Lorsque je « veux » épouser ce jeune homme, serait-ce mon âme seulement qui reconnaît l’âme sœur ; si cette idylle fut passagère, est-ce que mon corps seul s’est ému ? Peut-on ainsi dissocier l’activité de l’affectivité ? L’homme est-il cet hybride de deux principes ou de deux substances ? Ou n’est-il pas un être vivant, unique, complet ?

 

À vrai dire, si l’on ne désirait rien, on ne saurait vouloir. Cela est vrai, semble-t-il, de nos actions les plus simples et de nos actes les plus graves. Pourrais-je vouloir manger si je n’ai ni la faim ni l’appétit qui s’expriment dans mon désir de cet œuf dur ou de cette pâtisserie ? Dans ce trouble -dit psychique- qu’est l’anorexie, le malade, à proprement parler, ne « peut » pas manger ; il n’a ni faim ni appétit... Et ce n’est pas, comme le pense son entourage, parce qu’il refuse de manger, parce qu’il ne veut pas manger, mais bien parce qu’il ne désire pas manger : il ne peut réellement pas agir, ni vouloir. Une frustration affective, qui par un transfert s’est exprimée en une inhibition du désir de nourriture, se traduit par un trouble de l’activité, une impuissance de vouloir.

N’est-ce pas dire -pour employer les concepts philosophiques- que l’activité est inséparable de l’affectivité, ou plus simplement que notre vouloir est inséparable de notre désir ?

Cet exemple nous montre que l’action humaine la plus simple n’est ni l’œuvre d’une volonté désincarnée, d’un psychisme pur ni l’expression d’un déterminisme somatique.

Pour indiquer que l’anorexie n’est ni une impuissance du désir, une inhibition de la tendance, ni une maladie de la volonté, mais qu’il intéresse l’homme tout entier, la psychopathologie a créé le terme de « psychosomatique ».

La nécessité de manger qui est l’expression d’un besoin n’est pas un « mécanisme physique » et l’action de manger n’est pas la simple activation d’une tendance. Parce que cette détermination somatique -ce besoin- chez l’homme est devenu conscient sous la forme originale d’un désir, cette nécessité de manger devient une action, non plus un mécanisme, mais une activité qui se propose un objet.

Il est clair maintenant que les rapports de l’âme et du corps, de la volonté et du désir n’ont rien à voir avec le couple du maître et de l’esclave. L’homme n’est pas le lieu de ce combat entre une volonté désincarnée et un déterminisme « charnel ». Il est d’abord un être vivant, comme tel, déterminé à la fois par ses besoins et ses conditions d’existence.

Demandons-nous à quelles conditions il peut y avoir des biens pour nous qui soient l’objet de nos désirs.

A deux conditions :

D’abord il faut qu’ils aient été « produits » : le rapport des hommes à la nature ne commence pas par la consommation mais par la production ; pour que les objets nous apparaissent comme des choses, il faut que les produits aient pris la forme de marchandises. La société marchande, et plus encore aujourd’hui la société de consommation, nous dissimulent ce fait primordial et inverse les choses, puisque, dans la société marchande, c’est la consommation qui apparaît comme le moteur de la production.

Ensuite, pour que ces choses nous apparaissent comme objets de désir, - comme des choses qui nous manquent, il faut que, alors même qu’ils nous apparaissent comme donnés (offerts à la consommation), nous ne puissions les acquérir qu’à certainesconditions.
Autrement dit, Ce rapport aux objets qui, sous la forme mystérieuse du désir, nous apparaît, selon l’expression de Sartre, comme « un rapport magique » est un double rapport matériel : pour que j’aie affaire à des objets, il faut qu’ils aient été « matériellement » produits ; et pour que je les possède, il faut que j’aie les moyens (matériels) de les acquérir. Les rapports que j’entretiens individuellement avec les objets reposent des rapports économiques et sociaux, qui sont pour ainsi dire masqués lorsque j’en prends conscience sous la forme du désir.

Ce n’est pas mon rapport aux objets qui est premier et qui, comme le voudrait Sartre, représente une catégorie constitutive de mon existence ; ce sont les conditions matérielles de mon existence qui déterminent mes rapports aux objets. Et, dès que l’on a ainsi remis les choses à l’endroit, il devient clair que ces conditions matérielles sont intimement liées à des conditions sociales.

 

3) Pouvoir et servitude

 

Libéré de la nécessité naturelle, l’homme n’a pas acquis un pouvoir absolu : son pouvoir réel, effectif est déterminé doublement : il dépend d’une part, du pouvoir que la société a acquis sur la nature, c’est-à-dire de sa force productive ; d’autre part, des pouvoirs dont il dispose dans la société, c’est-à-dire des rapports déterminés qu’il a contractés avec les hommes dans l’activité humaine sociale de production.

Si, au lieu de prendre, comme exemple, la nécessité de me nourrir ou la détermination sexuelle ou quelque autre « besoin » correspondant au niveau atteint par la société comme le besoin d’une voiture pour assurer mes déplacements et mes promenades, je considère le choix d’une profession ou la décision d’un mariage, ai-je affaire à des actes entièrement différents qui relèveraient seulement d’un pouvoir abstrait – rationnel ou décisoire ?

En réalité dans le « choix » d’une profession s’exprime la nécessité de travailler pour assurer mon existence, qui a fait dire improprement que le travail est le premier besoin humain Or cette nécessité est déterminée par ma « situation » sociale, par la place que j’occupe dans la société. Selon que j’appartiens à telle ou telle couche sociale, je pourrai choisir un métier manuel, devenir employé de bureau, technicien ou exercer une profession libérale : je serai médecin ou professeur. Par les rapports sociaux, -mon appartenance à telle classe sociale ou à telle autre- la nécessité est déterminée comme possibilité « objective » d’exercer telle ou telle profession et non telle autre. Cette possibilité « déterminée » s’exprime pour moi comme volonté d’être médecin ou professeur.

 

 

Conclusion

 

En analysant le bond que constitue le passage de l’animal à l’homme, dès le moment oùla détermination du besoin devient désir d’un objet, nous assistons à une véritable libération de l’homme à l’égard de la nature, dans la mesure où il a

la possibilité de « choisir » tel objet plutôt que tel autre pour satisfaire ses besoins. Mais le phénomène d’inversion par lequel, dans l’économie marchande, la consommation l’emportant sur la production, ne laisse pas de faire apparaître une nouvelle servitude où l’homme est déterminé par les objets qu’il a produits.

Le désir est la manifestation consciente du besoin, mais il ne s’agit pas du besoin biologique ni des pulsions refoulées dès l enfance : ce qui s’exprime sous la forme du désir, ce sont les besoins sociaux ; les objets des désirs ne sont pas, comme le veut Deleuze, produits par le désir ; ce sont les produits de l’activité sociale.

Ce n’est plus dès lors du besoin que l’homme, comme l’animal, est esclave. Ce n’est pas de son désir non plus puisque le désir par sa nature implique la possibilité de contrôler notre conduite.

 

Quand le vouloir apparaît comme étranger au désir au même titre qu’un maître à son esclave, n’est-ce pas parce que l’objet du désir devient étranger à notre pouvoir ? C’est au moment où l’activité sociale – dont les produits sont autant de possibilités pour les individus de reproduire leur vie (en élargissant ses contours)- leur devient étrangère, échappe à leur contrôle que les désirs de l’homme deviennent étrangers à son pouvoir, échappent au contrôle de son vouloir ?

 

 

 

 

 

 

 

 
 
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