Henri Bergson
(1859-1941)
Biographie
Né et mort à Paris. Professeur au Collège de France (1900), membre de l’Académie des sciences morales et politiques (1901), de l’Académie française (1914) ainsi que de nombreuses académies étrangères, lauréat du prix Nobel de littérature (1927), Bergson fut connu et admiré dans le monde entier. Son œuvre se compose essentiellement de quatre grands ouvrages : Essai sur les données immédiates de la conscience (1889) ; Matière et mémoire (1896), L’Évolution créatrice (1907), Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), auxquels s’ajoutent deux importants recueils d’articles, L’Énergie spirituelle (1919), et La Pensée et le mouvant (1934). Le Rire (1900), et Durée et simultanéité (1922)
Introduction : Le bergsonisme, « une mystification philosophique »
Une mystification philosophique, selon le titre du pamphlet de Georges Politzer, parce qu’il s’agit pour Bergson de restaurer, sous l’apparence mystificatrice d’un « retour au concret », fondé sur l’intuition des données immédiates de la conscience, un spiritualisme, qui, à la façon de l’évêque Berkeley, nie l’existence de la matière, dont il découvre qu’elle n’est rien d’autre que la manifestation de « L’Energie spirituelle ».
1) La raison et la science
Bergson consomme la rupture entre la philosophie et la science au moment où tout impose de les réconcilier. Certes, au premier abord, le bergsonisme, comme le spencérianisme, avec lequel il a plus d’un rapport, paraît s’appuyer sur la science. Matière et mémoire se présente comme une réflexion sur la psycho-physiologie, L’Evolution créatrice, sur la biologie, Les deux sources de la morale et de la religion, sur la sociologie.
Comme l’a expliqué Politzer, la fonction du bergsonisme était de parader avec la science quand dans la réalité il lui tourne le dos, de repeindre aux couleurs du concret la métaphysique abstraite et figée.
Ce que souhaite Bergson, c’est la constitution d’une métaphysique, en tant que telle attachée à la recherche de l’absolu qui fasse bon ménage avec une science dont la vocation reste de servir l’action au niveau des réalités contingentes.
-1) Au nombre des discussions engagées par Bergson avec les savants de son temps, on citera d’abord l’étude critique à laquelle il soumet très tôt les travaux des psychophysiciens. Considérant que la sensation est non pas une image du réel, mais une réaction biologique de l’organe sensoriel à son milieu qui dépend tout autant de l’organe qui réagit que la nature de l’excitant, réalisant l’adaptation de l’être vivant à son environnement, Weber et Fechner étudient les rapports entre les variations de l’excitant et les modifications de la sensation correspondante. Ils établissent d’abord le seuil d’intensité à partir duquel une excitation produit une sensation ; puis, constatant que l’excitation croît en progression géométrique, pendant que la sensation varie en progression arithmétique, ils établissent une loi mathématique, selon laquelle la sensation croît comme le logarithme de l’excitation.
Bergson établit les thèses de son Essai sur les données immédiates de la conscience pour montrer le caractère incommensurable et exclusivement qualitatif des sensations. La science a évidemment raison de vouloir mesurer et comparer. Mais, la sensation est un état – une donnée immédiate - de la conscience. En comparant une excitation mesurable et une sensation purement vécue par la conscience on met sur le même plan deux réalités hétérogènes.-
2) Un second exemple concerne les premiers développements de la neurologie, dont il perçoit immédiatement le risque pour une philosophie spiritualiste.
En 1861, le docteur Broca a montré qu’un patient avait perdu l’usage de la parole à la suite d’un choc ayant lésé la partie gauche de son cerveau. Quelques années plus tard, la thèse s’est imposée d’une localisation dans cette partie du cerveau de la faculté du langage. On voulut évidemment en tirer des conséquences favorables à la position matérialiste ; ces développements de la psychophysiologie semblaient devoir redonner des points à cette position, dont La Mettrie, l’auteur de L’Homme-machine, avait donné, au XVIIIème siècle, une formulation extrême. En d’autres termes, la vieille question de la relation de l’âme et du corps se trouvait bel et bien reposée.
L’attitude de Bergson consiste à prendre au sérieux les enseignements de Broca, pour mieux en récuser la portée. Il admet qu’on ne puisse en effet méconnaître le fait que les travaux sur l’aphasie prouvent « une certaine relation entre le cerveau et la conscience ». Mais pourquoi irait-on aussitôt en conclure à la seule réalité de la matière cérébrale ? Il refuse cependant de s’en tenir à cette simple objection de principe : la démonstration d’une corrélation ne saurait conduire à l’affirmation d’une identité et, partant, à celle d’un monisme matérialiste. Il va consulter d’autres travaux sur l’aphasie, plus récents que ceux de Broca : ceux de Pierre Marie sur l’aphasie dite de Wernicke. Avec eux, il croit pouvoir établir la thèse selon laquelle l’organe cérébral ne rend pas illusoire l’acte mental, mais lui offre au contraire ses conditions de réalisation. L’analyse des troubles de la mémoire, en particulier, lui enseigne que « la conscience déborde l’organisme », qu’elle est capable de miser sur l’infrastructure de la matière corporelle pour assurer ses fonctions.
Bergson écrit en 1896 son livre Matière et Mémoire pour prendre position – notamment contre les travaux de Théodule Ribot, l’auteur des Maladies de la mémoire (1881) qui considérait que les sciences du cerveau prouvaient que le souvenir est logé dans quelque partie du système nerveux. Contre son collègue Ribot, Bergson soutient une thèse, selon laquelle le rôle du cerveau se limite à l’actualisation du souvenir, refusant au corps toute influence déterminante sur l’esprit : « Ni dans la perception, ni dans la mémoire, ni, à plus forte raison, dans les opérations supérieures de l’esprit, le corps ne contribue directement à la représentation ».
Là où l’observation des aphasies pouvait donner tort à Bergson et raison à Ribot, en révélant qu’une lésion du cerveau implique nécessairement la disparition d’une fonction mentale qui lui est liée, Bergson fait valoir que, lorsque la mémoire est touchée, la disparition du souvenir se fait graduellement et non pas soudainement, comme ce devrait être le cas si la dépendance du mental par rapport au cérébral était absolue. Il est ainsi conduit à distinguer une mémoire-habitude, de nature essentiellement sensori-motrice, qui paraît bien gravée dans le corps et partager, à ce titre, son état, et une mémoire pure, d’essence spirituelle, qui semble coextensive à la conscience, et présente un dynamisme relativement autonome par rapport au corps. Dans cette dernière mémoire, interviennent selon lui trois éléments : le souvenir pur, le souvenir-image et la perception, le second servant en quelque sorte de relais aux deux autres, qui sont de nature opposée.
Sur la base de cette distinction, Bergson peut conclure que le souvenir pur est « une manifestation spirituelle » et que la mémoire proprement dite relève véritablement du domaine de l’esprit. Si la perception mobilise bien des portions déterminées de la surface du cerveau et si le souvenir-image consiste aussi en une matérialisation (affaiblie) de la perception, le souvenir pur est en revanche indépendant de l’état cérébral. Autrement dit, explique Bergson « nous ne voyons pas comment la mémoire se logerait dans la matière » et s’il faut tout de même envisager qu’elle ait besoin du corps, ce n’est pas au titre d’un réceptacle de souvenirs : « Le rôle du cerveau est de faire que l’esprit, quand il a besoin d’un souvenir, puisse obtenir du corps l’attitude ou le mouvement naissant qui présente au souvenir cherché un cadre approprié. Si ce cadre est là, le souvenir viendra, de lui-même, s’y insérer. L’organe cérébral présente le cadre, il ne fournit pas le souvenir. »
Telle est la ligne d’argumentation suivie par Bergson pour résister aux enseignements des sciences du cerveau de l’époque et pour sauver l’autonomie de l’esprit par rapport au corps.
Bergson assure qu’une science qui nous révélerait intégralement le mécanisme de notre cerveau, ainsi que celui de notre esprit, nous donnerait assurément les moyens d’identifier l’état corporel (neuronal) correspondant à telle activité psychique, mais qu’elle ne nous permettrait pas pour autant de prévoir celle-ci à partir de celui-là. Il y aura toujours davantage, selon lui, dans la conscience que dans le cerveau.
Bergson va plus loin encore en soutenant que le cerveau ne saurait conditionner l’image totale que nous avons du monde, puisqu’il est lui-même une représentation qui fait partie de cette image. Il écrit, dès le début de Matière et mémoire :
« Faire du cerveau la condition de l’image totale, c’est véritablement se contredire soi-même, puisque le cerveau, par hypothèse, est une partie de cette image. Ni les nerfs, ni les centres nerveux ne peuvent donc conditionner l’image de l’univers. »
C’est un retour pur et simple à l’idéalisme absolu de Berkeley !
2) Philosophie et métaphysique
Bergson a tenté la gageure d’édifier une philosophie complètement en marge de la pensée philosophique antérieure ou contemporaine. Il en rejette tout à la fois la problématique, les thèses, les notions et le langage, prenant ainsi ses distances à l’égard de l’intelligence philosophique elle-même et de ses instruments: les concepts. Il se propose de penser l’inconcevable et d’exprimer l’inexprimable.
La novation de la démarche consiste en un triple rejet :
1) Refus des concepts
Bergson n’hésite pas à caractériser sa démarche philosophique par la précision : l’explication philosophique doit être, en chaque cas, exactement adaptée à son objet, et donc ne convenir à aucun autre ; la pensée porte sur la réalité elle-même et non sur des symboles censés la représenter.
La philosophie est une discipline concrète qui épouse la réalité de la façon la plus étroite. C’est une connaissance positive et non une activité productrice de concepts.
La méthode de cette philosophie, qui s’oppose à la connaissance conceptuelle, est l’intuition.
2) Refus du quantitatif au profit du qualitatif
Le concept de quantité appartient à la science, qui transforme toute chose en réalité mesurable.
Seule la qualité exprime le plus fidèlement l’originalité de chaque chose et de ses variations. Le concret réside pour Bergson dans la qualité et dans le vécu.
3) Refus du système
La philosophie doit rejeter l’idée de système. Un système, en effet, se veut global et, par conséquent, se trouve condamné à reconstruire la plus grande partie des faits à partir d’un petit nombre de principes et de concepts généraux : il est nécessairement artificiel, abstrait et vague. La vraie philosophie ignore les problèmes angoissants et insolubles sécrétés par la pensée systématique et sujets de controverses millénaires comme celui de la liberté et du déterminisme ou celui de l’origine de l’être.
La réalité n’enferme aucune contradiction ni impossibilité et ne laisse place à aucune hésitation dès qu’on entre en contact avec elle.
La philosophie véritable est donc pour Bergson une pensée qu’il n’hésite pas à qualifier de rigoureuse, qui conduit à des certitudes. Il la nomme parfois une science mais, relevant tous les défis, il préfère l’appeler une métaphysique positive : métaphysique ou connaissance absolue
Une connaissance absolue requiert une expérience pure, capable d’atteindre la réalité elle-même, sans intermédiaire. Mais comment parvenir à l’expérience pure, quelles sont ses conditions et les critères d’une observation directe de l’esprit par l’esprit et des choses par l’esprit ?
Ces trois rejets : de la connaissance par concepts, de la méthode « géométrique, et de l’esprit de système, qui, pour Bergson, inaugurent la nouvelle philosophie, dans sa volonté de « retour au concret », font d’emblée apparaître sa démarche comme une condamnation de la philosophie spéculative, prisonnière de toutes les apories, qu’elle ne résout que par la construction de systèmes.
C’est par là d’abord que la démarche de Bergson exerce sa séduction, parce qu’elle arrive, comme le note Politzer, à un moment de l’histoire de la philosophie où l’idéalisme sous toutes ses formes semble bien avoir épuisé toutes ses ressources pour contre battre un matérialisme « dialectique », qui s’appuie sur le progrès des sciences, et qu’on ne peut plus confondre avec le matérialisme du XVIII°siècle.
Il reste à exposer cette démarche soi-disant novatrice pour découvrir, à la suite de l’analyse de Politzer, ce qui se dissimule sous l’apparence mystificatrice de ce « retour au concret »
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A. Exposé de la démarche
I. Le procès de l’intelligence, l’intuition et l’immédiat
1) Le procès de l’intelligence
La recherche de l’immédiat commence par une critique de l’expérience première. Cette critique, le bergsonisme la fait porter, pour l’essentiel, sur l’intelligence, ses procédés et ses instruments : l’intelligence commune, mais également l’intellect, l’entendement et la raison constituent de mauvaises références philosophiques.
L’intelligence n’est pas tombée du ciel comme la forme achevée de l’intelligibilité. Elle a une origine : de même que tous les caractères et aptitudes des vivants, elle est le produit de l’évolution vitale. Sous sa forme élaborée, elle est la manière de penser propre à une espèce animale, l’espèce humaine. Sa première signification est vitale : c’est une fonction d’adaptation permettant la survie. Par sa destination originelle, elle est donc foncièrement pratique et non théorique : c’est une faculté fabricatrice d’objets et d’outils. De cette fonction découlent son objet principal et sa forme. L’objet auquel s’applique toute fabrication est la matière, spécialement la matière inerte et, plus encore, la matière solide qui offre un meilleur point d’appui à l’action. L’objet premier et principal de l’intelligence, c’est donc le solide inorganisé. Quant à sa forme, elle est relative à sa fonction et à son objet. L’intelligence est avant tout la faculté d’établir des rapports et de les varier indéfiniment. Son cadre fondamental correspond à la propriété la plus générale de la matière, à savoir l’espace homogène infiniment divisible, décomposable et recomposable à volonté. Ses instruments par excellence sont les idées abstraites et générales qui permettent de relier entre elles des réalités par ailleurs différentes ainsi que de donner une apparence de fixité à ce qui, en fait, ne cesse de varier.
Le langage dont la fonction est de communiquer, c’est-à-dire de transmettre ce qui est ou peut devenir commun, en est le produit et constitue, en même temps, un moyen qui en accuse les traits.
Ces caractères requis par l’action, l’intelligence les conserve quand elle se tourne vers la spéculation. Tout d’abord, elle privilégie dans le réel ce qu’il peut comporter de régularité et de stabilité et, au besoin, y introduit par artifice l’une et l’autre. Ensuite, elle procède par analyse, en résolvant la réalité qu’elle étudie en éléments distincts et fixes dont chacun est déterminé par référence à une catégorie générale. Elle les réunit alors par de multiples relations et tente ainsi d’obtenir par une reconstruction artificielle l’équivalent de son objet.
En résumé, l’intelligence n’élabore qu’une connaissance indirecte, et donc conventionnelle et symbolique. Même dans ses productions théoriques, sa signification reste pragmatique : expliquer, pour elle, n’est guère que décrire une manière de faire. Son principal ouvrage et son emblème, le concept, en réunit tous les défauts : c’est une abstraction, une généralisation et, finalement, une déformation ; il dénature la réalité dont il prétend représenter l’essence.
Si l’on excepte la connaissance de la matière inerte et de l’espace abstrait sur lesquels elle s’est moulée et où elle se trouve donc chez elle, dans tous les autres domaines la pensée analytique, la méthode géométrique et la connaissance par concepts qui la constituent habituellement — ainsi que le langage, son auxiliaire — doivent faire l’objet d’un doute systématique. À l’inverse de Descartes, qui demande qu’on se détache des sens pour chercher la vérité par l’entendement, Bergson soutient qu’il faut commencer par écarter les représentations de l’intelligence pour espérer rejoindre le réel.
2) L’intuition ou la connaissance immédiate
L’intelligence, en effet, n’est pas la seule forme de la pensée. Il existe d’autres facultés de connaissance, déposées également par l’évolution de la vie, qui se rapportent directement à la réalité : l’instinct et l’intuition.
L’instinct est comme une intuition qui aurait tourné court et l’intuition comme un instinct qui se serait intensifié et dilaté jusqu’à devenir conscient et susceptible de s’appliquer à toutes choses.
1) Mode de connaissance
Sous sa forme achevée, l’intuition est un pouvoir propre à l’homme qui le rend capable d’une expérience pure.
Elle n’est pas une faculté de représentation, mais un mouvement pour s’identifier à la réalité. Plutôt que de connaissance au sens traditionnel du terme, il faut parler à son propos de « contact », de « coïncidence » ou de « fusion ».
Son opération s’effectue, en outre, selon un sens bien précis : elle ne consiste pas dans une réceptivité parfaite de l’esprit mais, à l’inverse, dans un mouvement hors de soi pour se transporter vers l’objet et y pénétrer. L’intuition est « extatique » (V. Jankélévitch). Par suite, elle demande un effort spirituel intense puisqu’il s’agit de sortir de soi-même, d’écarter toutes les habitudes de pensée, les notions familières, les connaissances acquises. Chaque acte d’intuition est un commencement absolu, une tension singulière pour rejoindre une réalité à chaque fois unique. C’est aussi un acte simple (car il n’y a pas plusieurs manières de coïncider) et dont le résultat, parce qu’il est foncièrement original, est en outre ineffable : « Nous appelons ici intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable » (La Pensée et le mouvant). Point par point, l’expérience intuitive s’oppose à la pensée d’entendement.
2) L’immédiat : objet de la connaissance
L’intuition philosophique a donc pour objet l’immédiat. Mais à quoi reconnaît-on un immédiat ? Pour Bergson, ce n’est pas la manière dont on l’appréhende qui le qualifie comme tel. Ni la réceptivité de l’esprit ni même son entière passivité n’en sont les critères. Pas davantage le sentiment d’évidence qui accompagne son expérience.
C’est, au contraire, uniquement par ses caractères intrinsèques qu’un donné peut prétendre à l’immédiateté. Celle-ci est une valeur qui s’attache au contenu et non à la modalité de la conscience. En premier lieu, l’immédiat se reconnaît à ce qu’il enveloppe une intelligibilité sui generis, sans référence à des cadres préalables. Non seulement il est clair par lui-même, n’enferme aucune incohérence et ne suscite aucun problème, mais il possède la propriété d’éclairer tout ce qui se rattache à lui. À la lumière de l’immédiat, les problèmes se dissipent : il faut voir là un de ses critères les plus sûrs. Mais c’est surtout l’autosuffisance d’un contenu qui témoigne de sa réalité absolue et de son « originarité ».
L’immédiat est ce dont les caractères intrinsèques sont nécessaires et suffisants pour en imposer l’existence et l’essence. Il n’est pas besoin de connaître auparavant les critères de la réalité pour le reconnaître ; c’est lui-même qui les révèle dans leur spécificité. Par le seul fait d’apparaître, il pose son objectivité. Par suite, il est inutile d’y rien ajouter mais, en revanche, on n’en peut rien séparer : il se présente comme une nature irréductible et donc, quelle que soit sa complexité interne, comme une nature simple.
Ainsi, dans l’immédiat, le réel se confond avec sa manifestation. En bref, l’immédiat bergsonien signifie : que le réel est donné et non caché ; qu’on l’atteint directement et non par un détour : enfin, qu’il consiste et se révèle dans une certaine apparence, celle qui ne requiert rien d’autre qu’elle-même pour être et être intelligible :
« Tout ce qui s’offre directement aux sens ou à la conscience, tout ce qui est objet d’expérience, soit extérieure soit interne, doit être tenu pour réel tant qu’on n’a pas démontré que c’est une simple apparence » (Essai sur les données immédiates de la conscience).
3) L’empirisme
L’empirisme bergsonien définit l’expérience pure par la perception d’un immédiat et, d’autre part, tient cette perception pour l’être même.
Matière et mémoire présente une application particulièrement frappante (dont le résultat a paru étrange à beaucoup) de cette démarche empirico-métaphysique. Une des thèses principales de cet ouvrage consiste à identifier le réel à ce qui en serait la « perception pure », entendons par là une perception directe, complète, universelle et impersonnelle.
Par référence à cette perception idéale qui n’existe qu’en droit, l’univers peut être assimilé à une espèce de conscience latente, impersonnelle et sans sujet. C’est un ensemble d’images mais qui existent en soi : Selon l’expression d’un commentateur, réalité et perception ne sont plus que les deux noms d’une même existence.
Ainsi la perception pure nous ferait percevoir la matière non en nous mais en elle, elle se confondrait avec la nature si elle pouvait s’étendre jusqu’à envelopper cet univers d’images. En fait, elle demeure partielle, et cela suffit à maintenir sa différence avec le réel.
La perception n’est pas le contraire de l’imagination : En comparaison des descriptions empiriques habituelles ou des constructions rationnelles, le contenu de l’intuition, par sa nouveauté, s’apparente à une invention.
II. La métaphysique
1) Le flux spirituel
Sous tous ses aspects, à tous les niveaux, l’existence est mouvement ou, plus généralement, changement : telle est l’intuition fondamentale vers laquelle convergent toutes les autres. Cela est vrai de la conscience, qui ne cesse de se modifier de façon irréversible, ne serait-ce que par le souvenir de sa propre activité. Mais l’expérience pure et les découvertes scientifiques, s’appuyant mutuellement, font paraître également le monde extérieur sous ce jour particulier. Dans le monde vivant, l’individu croît puis décroît d’une manière continue, les espèces se transforment ou, à tout le moins, suscitent constamment dans leur sein des variétés nouvelles. Le monde matériel, de son côté, n’échappe pas à l’universel devenir : outre les mouvements évidents, petits ou grands, qui s’y produisent, la matière apparemment inerte qui le compose est, en fait, parcourue d’ébranlements de tous ordres — oscillations, vibrations, ondulations, etc. —, et son énergie s’altère progressivement et inéluctablement. Enfin, cette mobilité n’épargne pas ses éléments les plus intimes : l’atome est un ensemble de mouvements. Le changement est partout pour qui sait le voir.
Non seulement tout est en mouvement, mais le mouvement lui-même n’est que mobilité. Le mouvement dans l’espace, par exemple, ne se réduit pas, comme on le pense habituellement, à l’occupation successive d’une série de positions séparées ; car chacune d’elles est un point immobile et non un élément de mouvement, et, si le mobile coïncidait, ne serait-ce qu’un instant, avec elle, il marquerait un arrêt, perdant ainsi l’impulsion qui le constituait. Avec de l’immobile on ne fera jamais du mouvant. Le mouvement consiste tout entier dans le passage d’un point à un autre. De la même manière, le changement ne réside pas dans une succession d’états distincts mais dans l’altération continue par laquelle l’état antérieur — qui n’était donc pas un état : déterminé et fixe — se transforme en un état différent. La transition fait donc toute la réalité du mouvement et du changement : elle en est l’essence.
Mais comment penser la transition en elle-même, avec précision ? Comment penser, par exemple, la mobilité pure ? Tout d’abord sous la forme d’un acte indivisé et indivisible : le mouvement consiste en une progression continue.
Sous quelle forme une synthèse de ce genre se réalise-t-elle ? Bergson a découvert dans la qualité un mode de totalisation original : la variation qualitative enchaîne en effet les différences sans les confondre ni les séparer radicalement. Le mouvement est donc d’ordre qualitatif, constitué, dans chaque cas, par une synthèse qualitative particulière qui en fait une réalité singulière et absolue.
En outre, tout mouvement, comme tout changement, est imprévisible, sinon on ne pourrait plus parler proprement de mouvement ni de changement : tout serait donné d’avance, contenu dans une situation initiale parfaitement déterminée dont le cours du temps ne ferait que déployer les virtualités sans y rien ajouter.
Par ces propriétés, mouvement et changement s’apparentent aux réalités spirituelles : « Le changement pur [...] est chose spirituelle ou imprégnée de spiritualité » (La Pensée et le mouvant).
Enfin, le changement en général est à lui seul substance. Il ne requiert pas un substrat immuable qui demeurerait inchangé sous ses variations, car un tel support n’est rien en dehors des actions et des aspects dans lesquels il est censé se manifester, tandis que le changement enveloppe l’ensemble d’un divers ainsi que sa continuité et sa créativité : il n’y a pas de caractère plus consistant, pour poser une réalité, c’est-à-dire l’unité et la diversité d’une existence, que la continuité qualitative d’un devenir. Telle la mélodie, dont l’enchaînement d’une variation sonore suffit à constituer l’être sans qu’il soit besoin de supposer un objet qui change.
Le dynamisme est la vérité du réel, l’univers « un jaillissement ininterrompu de nouveautés » (L’Évolution créatrice) ; et la tâche fondamentale de la philosophie est de penser le « mouvant ».
Vision du monde anti-platonicienne s’il en est : le devenir pur (le non-être selon Platon) constitue ici la réalité en soi, tandis que l’immutabilité et l’éternité (attributs des Idées) passent pour des artifices. Mais le changement n’est pas le flux héraclitéen, tel que se le représente Platon, où « tout s’écoule ». Pour Bergson, le changement perpétuel est continuation et création, c’est-à-dire enrichissement ininterrompu.
2) La mémoire
La première découverte de Bergson, dans sa réflexion sur la mémoire, a consisté à reconnaître que la mémoire, n'est pas seulement ni essentiellement reconstruction du passé, mais, comme le montre certaines expériences privilégiées (et tout le monde sait qu'il s'agit des descriptions de Proust), réviviscence, résurgence des évènements tels qu'ils ont été vécus ; certains de nos souvenirs ressurgissent à la faveur d'une circonstance, sans aucune date, sans aucune place dans le passé mais avec la saveur même, le halo, l'environnement du présent de leur surgissement.
Si le passé peut ainsi ressusciter spontanément tel qu'il a été vécu à la faveur d'une circonstance imprévue, c'est qu'il est toujours présent ; et, dès ce moment, Bergson va développer cette thèse : Au fur et à mesure que nous vivons les choses, le monde tel que nous le vivons, inscrit en nous son image, son image sensible, son image avec toutes les couleurs et les chatoiements d'un paysage. Et, dès lors, la vie, - son essence -, ce qui constitue notre existence profonde, s'identifie à la multiplicité de ces impressions vécues dont le flot constitue la réalité même de notre moi ; tout ce que nous avons vécu, ou plus exactement, (il ne faut pas parler au passé), tout ce que nous vivons constitue notre être; les impressions, les images, loin de mourir comme on pourrait le croire lorsqu'on parle de souvenirs, se mêlent, s'interpénètrent et le courant qu'elles forment, courant souterrain, ignoré de nous (et l'on verra pourquoi il est ignoré), est notre être véritable.
Tout ce qui est véritablement n’existe que sous la forme de la durée.
3) La durée
« Durée » est le nom donné par Bergson à la perception du temps réel, qu’il oppose à la notion commune (pragmatique et sociale) du temps, ainsi qu’à son concept scientifique. Le temps des horloges, comme celui de la mécanique, est d’abord, en effet, une notion abstraite, celle d’un cadre vide où viennent se loger tous les changements, mais qui lui-même ne change pas ; ensuite, une représentation analytique obtenue par la juxtaposition, selon un certain ordre, d’instants identiques et intemporels ; enfin, un concept symbolique qui traduit en termes d’espace ce qui est le plus étranger à celui-ci.
La durée, quant à elle, est le temps dans sa pureté, dissocié de l’espace et des artifices analytiques qui l’obscurcissent et qui l’altèrent. C’est une « donnée immédiate », absolue, une variation qualitative continue et irréversible : « une succession qui n’est pas une juxtaposition, une croissance par le dedans, le prolongement ininterrompu du passé dans un présent qui empiète sur l’avenir » (La Pensée et le mouvant). En outre, la durée est concrète : elle ne forme pas le cadre de tous les changements, mais elle s’identifie au changement lui-même, à chaque fois singulier. Réelle et plurielle, la durée bergsonienne réfute le temps kantien, idéal et unique.
L’expérience de la durée ne se limite pas à la connaissance de la véritable nature du temps. En effet la durée peut servir de modèle pour la recherche et l’identification de l’immédiat en toutes choses. Elle révèle une nouvelle figure des rapports de l’un et du multiple — que Bergson appelle « multiplicité qualitative » — dans laquelle l’unité et la pluralité ne se séparent pas et qui consiste dans une succession d’éléments hétérogènes qui s’interpénètrent.
Le temps dans sa pureté est effectivement une multiplicité de cet ordre, mais c’est le cas également de toute existence successive, de tout changement véritable, et donc de toute réalité. Le réel est constitué par une diversité de durées qui se distinguent les unes des autres par leur degré de tension, par la rapidité de leur rythme, enfin par l’hétérogénéité plus ou moins prononcée des variations élémentaires qu’elles enchaînent.
Bien que chacune soit différente qualitativement, elles restent en continuité, et leur ensemble est lui-même l’unité d’une pluralité de devenirs hétérogènes qui s’interpénètrent, c’est-à-dire durée. Ainsi, la durée fait à la fois l’unité et la variété profondes du réel, et la philosophie consiste à voir toutes choses sub specie durationis (La Pensée et le mouvant).
4) La vie psychique et le moi
a) La durée est d’essence psychique, car elle suppose la conservation et la continuation du passé dans le présent, c’est-à-dire une mémoire. Elle est donc, en premier lieu, la forme sous laquelle l’intuition perçoit la vie intérieure : L’esprit est durée et même il n’est que durée. Pour Bergson, ce qui le caractérise au premier chef, ce n’est pas un pouvoir de connaître ou de sentir, ni la capacité de promouvoir des valeurs, mais la mobilité, l’aptitude à tirer continuellement de lui-même plus qu’il ne contient. Ce n’est pas non plus la conscience explicite : le psychisme est pour une grande part inconscient, la spiritualité sans la conscience est possible. En outre, la vie intérieure est une expérience privilégiée de la durée, car la réalité interne, plus manifestement que tout autre, se présente et se vit comme un courant irréversible, continu et constamment modificateur de lui-même. La durée pure est l’« étoffe même » de la vie psychologique.
Par suite, c’est dans cette durée individuelle et concrète que réside le secret de la personnalité et de la liberté.
b) La personnalité désigne ce qui rend chaque individu inimitable et, par ailleurs, lui permet de rester identique à travers ses changements.
Pour résoudre le problème difficile que soulève cette forme du rapport de l’un et du multiple, Bergson recourt à une distinction, devenue célèbre, entre deux moi (le « moi superficiel » et le « moi profond »), qui correspond moins à la désignation de deux entités différentes qu’à celle de deux niveaux de la vie psychologique.
Le moi superficiel, le plus courant, est celui d’une vie essentiellement tournée vers la pratique, attentive aux besoins de la société et aux exigences du langage, constituée, en conséquence, d’une juxtaposition d’états distincts, définis et facilement communicables : sensations communes, sentiments impersonnels, idées générales. Vie conventionnelle, sans unité interne ni créativité, dans laquelle, pour coller au monde extérieur, nous nous éloignons de nous-même.
Le moi profond, où nous nous plaçons et que nous intensifions quand nous rentrons en nous, est un devenir original dont le changement incessant et imprévisible fait la singularité et le caractère continu l’identité. Le moi réel se confond avec ce dynamisme créateur : il est la durée intérieure, une certaine qualité de durée. La personnalité ainsi entendue définit précisément et complètement chacun de nous, car elle est, tout à la fois, la source, le lien, l’ensemble et la qualité particulière de nos changements.
Elle est aussi ce qu’il y a de plus libre. Personnalité et liberté sont en effet comme les deux faces d’une même réalité dont l’une met en valeur la continuité et l’autre l’imprévisibilité.
5) La liberté
a) L’acte libre et l’acte pur
Pour Bergson, l’acte libre ne résulte pas d’un choix indifférent ; il est, au contraire, l’acte le plus significatif : l’expression du moi tout entier. Pour autant, il n’obéit pas à un déterminisme rationnel ou affectif ; il se rattache à ses antécédents sans s’y réduire : au sens le plus littéral, c’est une création de soi par soi. L’expérience du moi comme durée résout l’énigme de la liberté et révèle qu’elle est inséparable de la vie ;
Dès lors, pour Bergson, qu'est-ce qu'un acte, un acte véritable ? c'est l'expression de ce moi, c'est un jaillissement surgi de ces profondeurs, de ce courant souterrain, qui pour ainsi dire traverserait une sorte d'écorce terrestre pour jaillir comme une manifestation de la vie. L'acte humain est une véritable création.
Et, l'intuition de Bergson va beaucoup plus loin que la découverte du moi profond et de ces jaillissements spontanés et créateurs que sont certains de nos actes, c'est toute la création qu’il conçoit comme une « Energie spirituelle » : A l'origine de la création,- si l'on peut parler d'origine, car il s'agit vraiment d'une création continuée-, il y a l'Acte, l'acte Pur ; Les êtres, à partir de cet acte pur, jaillissent comme des gerbes : ce sont les différentes étapes de la création : la matière inanimée, les végétaux, la vie animale, et l'homme comme un prolongement de l'acte pur.
b) liberté et déterminisme
Cette thèse inverse complètement le problème de la liberté : il ne s'agit plus de savoir comment le déterminisme peut laisser place à la liberté ; ce qui est premier, c'est la liberté, l'acte, le jaillissement de notre moi profond au travers de l'acte. Et le problème est maintenant d'expliquer comment cette liberté, qui se confond avec la spontanéité de notre être, peut et doit être traduite, métamorphosée en un déterminisme, c'est à dire en un enchaînement explicatif de nos actes,- déterminisme qui dissimule la liberté, qui la transforme en une nature.
C’est notre intelligence qui - pour réaliser à la place de l'instinct notre adaptation au monde - va créer un déterminisme.
En effet, le monde, en même temps qu'il imprime en nous ces images qui viennent constituer ce courant souterrain du moi profond, exige de l'homme une adaptation vitale de chaque instant. Et, la première transformation, la première adultération, que l'intelligence met en place, développe, est celle du temps.
Alors que le temps de notre moi souterrain est la durée, c'est à dire un écoulement qui n'a ni commencement, ni fin, qui n'est pas spatialisé, dont on peut avoir une image quand on regarde fondre un sucre dans un verre, (la durée nécessaire à la fonte du sucre), -le temps devient, au service de l'intelligence ou par l'intervention de l'intelligence, un espace.
Le présent n'est plus qu'un point, un instant entre un passé et un avenir ; le temps est conçu sur la forme de l'espace alors que le temps réel est celui de notre moi profond, c'est à dire une durée qu'on ne peut même pas imaginer, dont la fonte du morceau de sucre n'est qu'un symbole, une durée qui s'écoule, où toutes les images s’interpénètrent. Pour nous adapter au monde, l'intelligence transforme le temps en espace, le présent devient synonyme de l'instant et c'est au tour de ce point qu'est l'instant que s'organise spatialement un passé et un avenir. Pour agir, prévoir et préparer notre action, nous faisons du temps la succession d'un passé, d'un présent et d'un avenir.
C'est ainsi que la durée qui constitue notre moi profond, et donc notre moi profond lui-même, se trouvent dissimulés, masqués par notre existence superficielle que l'action développe (au sens étymologique explique dans le temps) , dans un temps objectif qui n'est qu'un espace.
La rétrospection est le mouvement par lequel nous reconstituons notre être que nous avons perdu à cause de la nécessité de nous adapter au monde.
La rétrospection est donc une véritable illusion qui nous sépare irrémédiablement de nous-mêmes : mais, qui plus est, cette illusion est une illusion nécessaire parce qu'elle est l'expression du dualisme de notre être : En tant qu'être vivant nous devons nous adapter au monde. En tant que créature de Dieu, en tant qu'acte, en tant que nous participons à l'Acte Pur qu'est Dieu, nous devons créer ; mais notre création est en quelque sorte limitée, frustrée, arrêtée et en même temps dissimulée par notre destin biologique.
L'analyse psychologique conduit à une véritable métaphysique : nous sommes à la fois cet être qui en tant que créature donne un sens par ses actes ; mais, en même temps, nous restons enchaînés à une réalité que nous n'avons pas créée, contraints de nous adapter à elle :
L'illusion rétrospective qui transforme notre liberté en déterminisme, notre vie en nature, est au bout du compte l'expression de la finitude de notre être.
La liberté est en l'homme le signe de la création, le déterminisme est la marque de la finitude.
Au terme de cette démarche de Bergson, il semblerait qu'on ne puisse pas reconnaître la réalité de l'illusion rétrospective sans affirmer en même temps la nécessité pour ainsi dire essentielle de l'illusion.
6) Métaphysique de la vie
Si le bergsonisme s’est d’abord présenté comme une philosophie de la conscience, il s’est ensuite approfondi pour devenir principalement une philosophie de la vie qui en renouvelle entièrement la conception. La vie ne se définit pas, premièrement, comme un principe d’organisation interne du vivant mais comme évolution : transition d’une espèce à une autre. Pour Bergson, qui accepte le fait du transformisme (tout en rejetant la plupart des théories qui l’interprètent), le caractère évolutif ne constitue pas seulement une propriété de la vie, tardivement reconnue, qui viendrait s’ajouter aux autres, mais son aspect fondamental et qui l’exprime le mieux : la vie est essentiellement changement, progression d’un individu à un autre, d’une espèce à une autre ; les formes où elle se réalise ne sont que des lieux de passage, l’important est le mouvement qui la transmet et la transforme. C’est une force qui transcende les vivants.
Pour l’observateur qui l’envisage dans la perspective de l’évolution, la vie apparaît comme une force divergente. Elle se réalise à la manière d’un explosif qui se projette de façon inégale dans toutes les directions.
L’histoire du monde vivant n’est pas rectiligne mais foisonnante et buissonnante ; l’évolution offre l’image d’un grand désordre et parfois d’une lutte sans merci : elle n’est pas l’application d’un plan concerté poursuivant une fin précise. Les espèces ne forment pas cependant un ensemble entièrement disparate : l’existence de séries orthogénétiques et, plus encore, les analogies qu’on découvre entre certaines d’entre elles montrent que le mouvement évolutif n’est pas complètement dépourvu d’unité.
7) L’élan vital
Il faut se représenter la vie comme un seul et même élan, chargé de virtualités multiples, qui s’est partagé entre des directions différentes et qui, passant d’une génération à la suivante, est la cause profonde de la création d’espèces nouvelles. Cet élan n’a pas son unité en avant de lui, dans un but déterminé qu’il viserait, mais en arrière, dans son impulsion originelle.
L’élan vital doit être compris comme une vis a tergo dont les productions extrêmement variables, en grande partie contingentes et parfois contradictoires, ne sont pas prédéterminées et témoignent, au contraire, d’une capacité de création ininterrompue. La vie échappe aux explications mécanistes et finalistes : elle s’invente dans les espèces.
Elle n’est pas cependant un pouvoir anarchique, sans signification. Considérée dans l’ensemble de son évolution, elle apparaît avant tout, en effet, comme une tendance à agir sur la matière brute, un effort pour obtenir de celle-ci plus qu’elle n’est susceptible de produire par elle-même, en vertu de ses propriétés physiques. Action paradoxale qui consiste à susciter dans la matière, qui est l’expression de la nécessité, des organismes capables d’actions de plus en plus indéterminées. L’élan vital se définit donc fondamentalement comme un courant d’énergie créatrice opposé à la matière et dirigé vers la production d’actes libres. Force créatrice, la vie est néanmoins une force limitée : d’abord par la matière, qui est pour elle un obstacle autant qu’un instrument, ensuite par une finitude propre, qui ne lui permet pas de produire d’emblée tout ce dont elle est capable : le principe de l’évolution est lui-même une réalité évolutive, une création continue. La nature de l’élan vital est du même ordre que les résultats qu’il obtient de la matière et qui ne peuvent venir de celle-ci : il faut le comprendre comme un principe immatériel et continuellement créateur, c’est-à-dire comme une force d’essence psychique :« Les choses se passent comme si un immense courant de conscience [...] avait traversé la matière pour l’entraîner à l’organisation et pour faire d’elle [...] un instrument de liberté. » (L’Énergie spirituelle)
Plus exactement, c’est une supraconscience qu’il convient de placer à l’origine de la vie et de son évolution, car la conscience humaine individuelle, telle que nous l’expérimentons ordinairement, n’en est qu’une manifestation particulière, limitée dans son ampleur et sa profondeur. Courant de conscience créateur incessant de formes et d’actions imprévisibles, la vie saisie dans son évolution est bien une variété de durée : durée vitale, réelle et efficace, qui enveloppe l’ensemble des vivants et anime chacun d’eux.
L’originalité de la définition bergsonienne de la vie éclate dans les conséquences surprenantes qu’elle entraîne. Tout d’abord, elle rend probable l’existence, dans d’autres systèmes solaires, de formes de vie organique radicalement différentes, par l’anatomie et la physiologie, de celles que nous connaissons et, en outre, capables de s’épanouir dans des conditions contraires à celles que requiert la vie terrestre. Conséquence plus étrange encore, il est possible de concevoir une vie sans organisme, sans structure corporelle définie et qui serait la vie originelle, contemporaine de l’univers. Une conscience diffuse dans la matière nébulaire et y mettant en réserve de l’énergie pour la lancer ensuite dans des directions variables et imprévues remplirait en effet la fonction essentielle de la vie.
8) Anthropologie
L’homme n’est pas un être à part issu d’une origine sublime mais, comme tous les autres vivants, un produit de la vie et de son évolution, au moral et au physique. L’humanité n’est qu’une espèce animale, la dernière apparue et le terme de l’évolution sur la terre. Cependant, l’homme n’est pas le but de l’évolution, car l’élan vital ne poursuivait aucun projet précis ; ni même seulement son aboutissement d’ensemble car, sur d’autres planètes, des séries évolutives différentes de celle des Vertébrés ont pu aboutir à d’autres espèces, capables de performances égales ou supérieures à celles de l’humanité. Néanmoins, on peut le considérer comme la « raison d’être », en un sens particulier, de l’évolution sur la terre : non par son organisation physique, qui aurait pu être différente, mais par sa signification en tant qu’être moral. L’humanité est la seule espèce, en effet, dans laquelle l’élan vital est parvenu à surmonter la résistance de la matière. Sa supériorité, l’homme la doit à celle de son cerveau qui, par sa capacité illimitée de monter des mécanismes opposés les uns aux autres, permet à la conscience de s’intensifier et de choisir ses réponses en se rendant ainsi indépendante des automatismes corporels. Dans l’humanité, l’évolution peut donc se poursuivre sous la forme de créations spirituelles. C’est cette aptitude à assumer la signification fondamentale d’ensemble du mouvement évolutif qui confère à l’homme une place privilégiée dans la nature : « Tout se passe comme si un être indécis et flou, qu’on pourra appeler, comme on voudra, homme ou surhomme avait cherché à se réaliser » (L’Évolution créatrice).
Mais ce succès, pour une bonne part, reste à l’état de possibilité. En tant qu’espèce, en effet, l’humanité infléchit toutes ses facultés dans le sens de l’utilité. Comme toute espèce, elle tend à se conserver et à se répéter, plutôt qu’à continuer d’évoluer. De sorte que, compte tenu de leur orientation naturelle, ses aptitudes spécifiques ne lui permettent pas de coïncider avec le dynamisme complet de l’élan vital.
C’est seulement chez quelques individus, de façon exceptionnelle, que l’évolution se poursuit effectivement. Ces individualités privilégiées, ce sont les génies scientifiques et philosophiques, les grandes figures morales, les mystiques. Chacune d’elles parvient à se réinsérer dans le courant évolutif et à le continuer réellement par des créations absolues. Son apparition correspond à un dépassement de la condition humaine. On doit considérer, en particulier, le grand mystique comme un véritable mutant ; sa venue correspond à la création d’une espèce nouvelle dans l’ordre spirituel mais qui se réduirait à un individu unique. En définitive, ce n’est pas l’espèce humaine qui est la raison d’être de l’évolution mais ces personnalités morales hors du commun qui, de loin en loin, en émergent. L’ensemble du mouvement de la vie dans les espèces n’a donc pas d’autre sens que de susciter des âmes d’élite capables de replacer leur volonté dans l’élan créateur pour en continuer l’action.
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III. Cosmologie et théologie
1) Genèse de la matière
La matière est mouvement et même, dans son fond, un courant d’énergie plutôt qu’un flux de particules solides. Elle consiste, elle aussi, en une variété de durée. Par suite, c’est le rythme et, surtout, la direction de son mouvement qui en constituent l’essence .
Or, à tous égards, les processus matériels, par eux-mêmes, sont involutifs. Déjà le second principe de la thermodynamique révèle la démarche régressive d’ensemble qui entraîne inéluctablement l’univers matériel vers l’indifférenciation. Quant à l’ordre que ce dernier manifeste — celui des lois physiques et, plus encore, l’ordre géométrique —, il croît avec l’inertie et l’homogénéisation de la matière et paraît n’être que le corollaire de celles-ci. Contrairement à l’opinion la plus répandue qui tient la matière pour une réalité positive incontestable, Bergson n’y aperçoit qu’un processus négatif : « de l’action qui se défait ».
En revanche, la réalité positive que la matière ne fait que dégrader est nécessairement un mouvement en direction inverse du sien : par définition, c’est une force immatérielle, correspondant à « de l’action qui se fait » et, par suite, créatrice. Cette force est donc de l’ordre de la conscience ; la matière résulte d’un mouvement originel de conscience qui s’est inversé : « Le physique est simplement du psychique inverti » (L’Évolution créatrice).
Pour produire cette inversion, il n’est pas besoin de l’action d’une cause supplémentaire ou d’une initiative de la conscience qui viendrait contrecarrer le mouvement premier de celle-ci ; la simple interruption de la causalité créatrice suffit pour que surgisse le mouvement inverse : la philosophie du plein se conjuguant avec celle de la mobilité, ce qui ne saurait s’anéantir ne peut, s’il s’interrompt, que se renverser. La matière n’a donc qu’une cause déficiente, elle se confond avec la détente de la force créatrice. Et si, en se défaisant, elle dure encore, c’est uniquement par la solidarité qu’elle garde avec ce qui se fait. L’intuition bergsonienne, sur ce point, n’est pas sans rappeler la pensée de Ravaisson et, au-delà, de Plotin. Mais un dernier trait est plus bergsonien : c’est la vie envisagée dans son principe, comme pur élan de conscience, qui est l’origine de la matière. Vie et matière ont même principe : la vitalité en constitue la positivité tandis que la matérialité en manifeste seulement la finitude.
2) La création
Cette explication de la genèse de la matière renferme la clé du problème cosmologique : sous tous ses aspects comme dans son surgissement, l’univers est l’œuvre d’une conscience créatrice qui se matérialise en cherchant à se réaliser. Le bergsonisme est donc une doctrine créationniste mais qui implique une refonte complète de la notion traditionnelle de création. Entendue comme le rapport entre une cause et un effet définis et distincts, la création est, en effet, un mystère. Pour la rendre intelligible, il faut tout d’abord l’envisager comme un processus indivisible, une action dans laquelle la cause est en continuité et intimité avec son effet ; ensuite comme une réalité foncièrement évolutive : par nature, une énergie créatrice ne saurait s’interrompre. Une telle conception entraîne des conséquences extraordinaires. Du côté du créé, elle signifie que la création ne s’est pas faite d’un seul coup, une seule fois pour toutes, mais progressivement, et qu’elle continue de se poursuivre. L’univers « n’est pas fait, mais se fait sans cesse » (L’Évolution créatrice).
3) Dieu, l’expérience mystique
Le Créateur, quant à lui, est en continuité avec son œuvre dont on ne saurait le séparer radicalement : c’est de sa propre croissance que surgit et dure l’Univers. Immanent à sa création, il est, en outre, comme elle, inachevé, en devenir : « Dieu n’a rien de tout fait » (L’Évolution créatrice). Rien de plus contraire, semble-t-il, à une théologie de la transcendance. Certains théologiens et philosophes, en particulier catholiques, ont durement critiqué le bergsonisme à cet égard, l’accusant parfois de panthéisme. En réalité, les notions d’immanence et de transcendance ne sont exclusives que du point de vue de l’entendement ; on peut, selon Bergson, les comprendre de façon à les rendre compatibles jusqu’à un certain point. D’une part, Dieu est bien immanent à l’Univers. Chacun des mondes procède de la vie divine, en est la manifestation positive (l’élan vital) et négative (la matière), et la vie, à l’intérieur de chaque système solaire, ne dure que par l’élan vital qui continue d’agir en celui-ci et qu’on peut considérer, à volonté, comme Dieu lui-même ou comme sa délégation. Mais, d’autre part, Dieu ne se confond pas avec l’Univers : il ne se réduit pas à chacune de ses créations et au principe interne qui continue de l’animer, ni même à leur ensemble puisqu’il est la « source » incessante de mondes nouveaux. Dieu s’identifie à la supraconscience qui est l’origine et le principe de la vie et de toutes choses ; et il est lui-même vie.
L’expérience mystique confirme et, surtout, complète l’intuition philosophique de l’élan vital en révélant la nature de Dieu. Le grand mystique aperçoit que Dieu est un élan, cet élan une émotion, et cette émotion l’amour. Dieu est amour, et c’est pour cela qu’il est créateur, « l’énergie créatrice devant se définir par l’amour » (Les Deux Sources de la morale et de la religion).
Ainsi, c’est l’amour qui a tout fait, et l’élan vital en est la manifestation. L’attribut principal de Dieu n’est ni l’omniscience ni l’omnipotence, mais une capacité prodigieuse et supra-intellectuelle d’émotion. L’expérience mystique enseigne encore que l’objet de l’amour de Dieu ce sont des êtres dignes d’être aimés parce qu’ils sont, à leur tour, des créateurs et tout amour. L’âme mystique est cette nature idéale que l’amour divin a réussi à tirer de lui-même pour en faire son complément. Par ce dernier trait, le bergsonisme prend un caractère finaliste plus marqué : le mysticisme est la fin précise que poursuit la vie et à l’égard de laquelle le reste de la création n’a constitué que des étapes et des moyens.
Le mysticisme introduit à la vraie morale. Sous toutes ses formes, celle-ci consiste à agir dans le sens de la vie. Mais c’est lorsque la volonté coïncide avec l’élan originel pour le continuer qu’elle atteint sa perfection. Le mysticisme représente cet idéal : il se caractérise par la spiritualité, la simplicité de vie, le désintéressement et l’amour envers tous les hommes. Le problème qui reste posé à la morale est de savoir si l’humanité, qui est incapable d’accéder collectivement au mysticisme, pourra s’améliorer suffisamment à son exemple et à son appel pour écarter les dangers que son attachement inévitable à la matérialité lui fait courir. Son progrès moral et même son destin se joueront sur sa capacité à subordonner l’indispensable développement matériel et technique aux exigences de la mystique.
Le bergsonisme est-il un spiritualisme ou un vitalisme ; C’est évidemment un spiritualisme, même s’il est radicalement nouveau, comme l’a souvent souligné son auteur : non seulement, en effet, l’esprit est une réalité indépendante du corps, mais la matière et la vie procèdent d’un courant de conscience. Mais ce spiritualisme apparaît, tout aussi sûrement, comme un vitalisme.
Certes, la vie n’est pas conçue par Bergson comme une force obscure mais comme une supraconscience. Cependant, l’esprit d’où tout procède n’est pas une raison suffisante, une volonté absolue ni une sagesse infinie, mais un effort ininterrompu pour se renouveler, une tension comparable à celle que manifeste la vie biologique ou la vie mentale de l’homme.
B. La critique de Politzer
( Extraits)
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La psychologie soi-disant « concrète »
Le psychologue classique se désintéresse du contenu déterminé des faits psychologiques pour les considérer d’un point de vue formel, en tant que représentatifs d’une notion de classe, comme sensation, image, émotion, volonté, et pour n’étudier alors que ces notions de classe, et parler ensuite, non pas des événements psychologiques dans leur détermination individuelle, mais des états psychologiques en général.
Or, il ne semble pas que M.Bergson se soit jamais placé à un autre point de vue que celui du formalisme. Qu’il étudie la mémoire, le rêve ou le travail intellectuel, qu’il émette des théories sur les états normaux ou les états pathologiques, il se place toujours au point de vue formel – et les données immédiates de la conscience elles-mêmes sont formelles, puisque l’hétérogénéité qualitative et la durée sont des généralités au sujet de tous nos états psychologiques : elles concernent la manière générale dont il faut comprendre la vie psychologique et non pas le contenu déterminé de cette vie.
C’est l’affirmation de l’hétérogénéité qualitative qui permet à Bergson de ne pas dépouiller les faits psychologiques de leur individualité propre et c’est l’idée de durée qui lui permet de comprendre l’individu, parce qu’elle lui restitue sa continuité et son unité vivante.
Le concret réside pour Bergson dans la qualité et dans le « vécu ». Ce qui implique que la psychologie concrète sera une psychologie de la qualité et du vécu.
Mais que me donne cette connaissance en fait ? Rien de déterminé concernant le contenu de la vie singulière de l’individu en question. Tout ce que je pourrai faire, ce sera de faire sentir la mélodie particulière qu’est sa durée et de l’exprimer par des métaphores.
Prenez un amour déterminé, l’amour de telle personne pour telle autre personne. L’intuition vous donnera les qualités sui generis, le mouvement particulier de cet amour, sa coloration singulière. Mais si vous voulez savoir pourquoi telle personne aime telle autre personne, et précisément elle, tout ce que vous pouvez obtenir ce sont des généralités rappelant de nouveau le vécu et la durée.
En d’autres termes, la manière dont Bergson veut rendre la psychologie concrète apparaît comme singulièrement facile. On n’a qu’à ériger la qualité en principe d’individuation ; et alors devant chaque individu on fera des efforts pour saisir des nuances et des qualités. Mais tout ce qu’on pourra faire, ce sera de répéter au sujet de chaque individu les généralités sur la durée et sur les qualités, et en se lamentant sur l’insuffisance du langage : et l’argument péremptoire contre toute critique restera toujours le vécu.
En fin de compte, on ne pourra jamais rien dire de concret et on sera toujours forcé de parler du concret en général, - et renvoyant pour le reste dans le vécu.
C’est justement pour donner au « concret en général » un peu d’animation que Bergson l’a entouré de toute cette mise en scène de l’intuition et du vécu.
Mais on ne s’aperçoit pas qu’il y a au fond de tout cela une illusion : ce n’est pas par le concret qu’on est ému, mais par l’effort à saisir le concret, et parce qu’on ne saisit pas le concret et parce qu’on ne peut pas le saisir, on le déclare insaisissable en faisant mille mystères autour de lui.
Ainsi, Bergson est resté dans la psychologie classique où il s’est fait une spécialité de rêver au concret. Il a alors élaboré une doctrine du concret à l’usage de ceux qui sont dans l’abstraction : voilà pourquoi il a plu. Le concret « fait bien » aujourd’hui et commençait déjà à faire bien, à la fin du XIXe siècle. On ne pouvait donc qu’être reconnaissant à cette philosophie qui donnait à chacun le sentiment du concret en n’exigeant de lui aucune transformation radicale, mais les quelques transformations de langage seulement qu’implique le rituel bergsonien du concret ; une philosophie qui permettait à tout le monde de conserver ses idées fondamentales, à condition de faire quelques gestes symboliques et qui attachait le concret à une simulation qui est à la portée de tout le monde.
2)La métaphysique
a) La durée
La durée est-elle comme le prétend Bergson, une expérience sui generis, qui permettrait de saisir l’essence de la vie psychique, et, au delà, l’essence de toute réalité dans la mesure précisément où le réel est tout entier de nature spirituelle ?
Or, l’idée de la durée est obtenue dans le chapitre II de l’Essai par une analyse purement notionnelle qui ne demande l’intervention d’aucune expérience sui generis.
En effet, le grand problème posé par Bergson concerne la manière dont il faut penser la multiplicité de nos états de conscience et leur succession dans le temps.
Il a devant lui la théorie kantienne d’après laquelle le temps est la forme de notre expérience interne, ou plutôt une combinaison de la thèse kantienne avec la conception de Newton d’après laquelle le temps coule uniformément et indéfiniment, conception qui s’inspire, comme Bergson aime à le répéter, de l’image du sablier.
Le point de départ des analyses bergsoniennes, c’est « la succession de nos états de conscience dans le temps ». Un certain nombre d’analyses notionnelles vont intervenir ensuite pour transformer « la succession de nos états de conscience » dans la « durée concrète du moi ».
Une fois qu’il est entendu qu’on ne raisonne pas sur le temps « vide », mais sur le temps « rempli », et qu’on cherche précisément comment « le temps mord sur les choses », l’analyse notionnelle va nous montrer comment il faut concevoir le temps « plein » auquel Bergson réserve le mot « durée ».
Il démontre d’abord que toute homogénéité implique l’espace, qu’homogénéité et espace sont solidaires. Il s’ensuit immédiatement le corollaire : le temps ne saurait être homogène ; il est hétérogénéité pure.
Or, l’hétérogénéité pure du temps ne saurait être que continue. La position successive de termes qui ne seraient pas solidaires, ne constituerait pas une vraie succession, mais un semblant de succession qui ne serait en réalité qu’une présence. La durée sera donc absolument continue.
D’autre part, la solidarité entre les moments de la succession ne saurait venir du fait que les termes se touchent par leurs extrémités. Les termes seraient alors extérieurs, et c’est là une relation spatiale.
D’autre part, la série elle-même serait ordre, et ordre implique espace, et nous avons éliminé la succession. La durée sera donc progrès, impliquant interpénétration réciproque.
Ce qui est donc vrai, c’est que Bergson a raisonné sur une série temporelle en général : voilà pourquoi il pourra appliquer le schéma de la durée chaque fois qu’il sera question d’une série temporelle.
S’il en est ainsi, il ne faut pas dire qu’appliquer le schéma de la durée au mouvement ou à la biologie par exemple est une connaissance « du dedans » du mouvement ou de la vie. Ce qu’il faut dire c’est qu’il y a là l’application d’un schéma à un ensemble de faits, et rien d’autre.
Comme tout schéma abstrait, la durée donnera ainsi l’impression d’une connaissance du dedans, précisément de ce qui aura été déroulé dans la durée. Si l’on pense dans la durée le moi, la durée sera une connaissance du dedans du moi ; si c’est le mouvement ou la vie qu’on pense dans la durée, celle-ci sera une connaissance absolue du mouvement ou de la vie.
Mais il est évident que la durée ne sera une connaissance absolue que du moi et de la vie pensés dans la durée.
b) Le problème de la liberté
L’abstraction du problème traditionnel de la liberté consiste à concevoir la liberté sur le plan cosmologique. La liberté devient alors une affaire à débattre entre l’homme et la nature, et c’est au déterminisme des lois de la nature que s’oppose la liberté humaine : On doit expliquer comment des mouvements libres peuvent s’insérer dans la détermination rigoureuse des mouvements de la matière. Mais l’abstraction est évidente. Pour que l’action humaine puisse apparaître comme du mouvement que l’on restitue à la matière, il faut se placer au point de vue le plus formel qui soit, faire abstraction de la vie humaine concrète et du fait que l’action n’est qu’un segment de cette vie. Et, au fond, ce n’est pas la liberté de l’homme que l’on veut établir mais la liberté d’une chose.
Et il en est de même lorsque l’on pose le problème sur le plan de la psychologie, car la liberté devient alors un problème purement interne, une affaire du moi avec lui-même. Et de nouveau on fait abstraction de la vie concrète de l’homme. Voilà pourquoi l’antinomie de la liberté et du déterminisme réapparaît à nouveau : car le problème concerne maintenant la décision qui est une réalité psychologique… de nouveau il s’agit de savoir comment on peut concevoir la liberté d’une chose.
Le problème devient alors insurmontable. Car cherchant la liberté d’une chose, on veut établir la liberté sur le plan de la réalité. Or la position d’une réalité implique toujours le passage de la chose à la chose, donc le déterminisme.
Quoi qu’il en soit, qu’on considère le problème de la liberté sous son aspect physique, ou qu’on le pose en termes de psychologie, on le pose soit au delà, soit en deçà de la vie concrète de l’homme. En en faisant un problème de physique, on n’est pas encore sur le plan humain, en le posant en termes de psychologie, on n’y est plus : on l’a éliminé dans les deux cas.
Cette opération comporte un gros avantage : la liberté devient un problème purement théorique et on pourra raisonner sur elle comme on raisonne sur une propriété de l’espace, ou de la lumière.
Et c’est ce que fait M.Bergson. Sa théorie renferme l’abstraction traditionnelle des théories de la liberté.
Il pose le problème sous ses deux formes : en termes de psychologie d’abord dans l’Essai, en termes de physique dans Matière et Mémoire. Il explique dans Matière et Mémoire, comment l’action libre « s’insère dans les mailles de la nécessité », et dans l’Essai, comment l’action libre « se détache du moi, à la manière d’un fruit mûr ».
Il n’y a pas deux tendances, ni même deux directions, mais bien un moi qui vit et qui se développe par l’effet de ses hésitations mêmes, jusqu’à ce que l’action s’en détache à la manière d’un fruit mûr.
Le déterminisme est vaincu et l’homme est libre.
Mais Bergson ne voit pas qu’il est, non pas servi, mais trahi par sa métaphore. La métaphore du fruit révèle précisément que Bergson a démontré, non pas la liberté de l’homme, mais la liberté d’une pomme par rapport aux évènements qui sont ses antécédents.
La théorie de la liberté dépasse l’homme : celui-ci sera dit libre dans le même sens que la vie, puisque la théorie de la liberté exposée dans l’Essai contient en germe l’Évolution créatrice.
Que l’homme soit assimilé non pas à une chose qui est, mais à une chose qui dure, cela ne change rien au fait qu’il est assimilé à une chose. Car ce n’est pas le fait que vous pouvez vous laisser écouler dans la durée qui fera de la durée un schéma humain. La meilleure preuve, c’est qu’il s’applique indifféremment à l’homme et au mouvement, et que la liberté qui vient à l’homme de la durée met l’homme et la vie en général sur le même plan. Or, en vérité, qu’importe à un coolie chinois d’être libre dans le même sens que la vie en général ?
La « vraie liberté » se produit lorsque « c’est le moi d’en bas qui remonte à la surface et « la croûte extérieure éclate, cédant à une irrésistible poussée », bref, « l’acte sera d’autant plus libre que la série dynamique à laquelle il se rattache tendra davantage à s’identifier avec le moi fondamental ».
En d’autres termes, on est libre quand l’action reflète toute l’histoire de la personne. « C’est de l’âme entière, en effet, que la décision libre émane ». En un mot, je suis libre quand l’action m’appartient vraiment ; quand je fais ce que je veux vraiment.
On voit bien, si l’on fait abstraction de la mise en scène dynamique, que Bergson a accepté, au sujet de la liberté, l’idée fort en honneur depuis les post- kantiens et d’après laquelle l’acte libre est celui qui exprime le sujet ; qu’on l’appelle « caractère », « individu », « personne » ou « moi concret ».
D’après cette théorie, « on appelle liberté le rapport du moi concret à l’acte qu’il accomplit ». Et bien que Bergson déclare ce rapport indéfinissable, il reste vrai que n’importe quel acte peut être un acte libre ; il suffira de poser un « caractère » dont il sera l’expression. La théorie de Bergson permet de faire un acte de liberté de n’importe quel acte, puisqu’il suffira de se l’assimiler pour qu’il devienne libre.
Bref, l’esclave est d’autant plus libre qu’il est plus esclave, c’est-à-dire plus la soumission est intérieure et profonde. Ce n’est pas en s’évadant que le prisonnier se libère, mais en se transformant en prisonnier volontaire. Et ce n’est pas en prêchant la révolte qu’on fait de la propagande pour la liberté, mais en prêchant la soumission intégrale. La liberté régnera quand les esclaves n’auront plus que des âmes d’esclaves.
Il ne s’agit pas de dire aux hommes : pour devenir libres, changez. Mais non, la meilleure recommandation qu’on puisse leur faire, c’est de s’enfoncer de plus en plus dans le bourbier. Car ils seront vraiment libres, quand le bourbier sera devenu leur chair. En un mot, la liberté ne se définit pas par un contenu, mais par une forme.
Oui, je vois le sens profond de la théorie bergsonienne de la liberté. Mais ce sens n’est pas humain, il est inhumain. Car faire de la liberté une affaire purement intérieure, une affaire du moi avec lui-même, est aussi abstrait que d’en faire une affaire entre l’homme et la nature : on a escamoté dans les deux cas la vie concrète de l’homme. On a accompli dans les deux cas la même abstraction, on a fait de l’homme une chose.
Bref, en consentant à se placer sur ce terrain, on se serait souvenu de l’impératif kantien : « il faut que tu traites la personne humaine comme un fin et jamais comme un moyen », c’est-à-dire : il faut traiter l’homme comme une personne et jamais comme une chose. Mais on aurait compris en même temps l’illusion de cette maxime. Car vous aurez beau traiter, vous personnellement, l’homme comme une personne et non pas comme une chose : vous vivez dans une société où vous êtes, vous, homme vertueux, avec votre vertu et avec le bénéficiaire de votre vertu, traités comme une chose ; dans une société dont les institutions n’ont, directement ou indirectement que ce but.
Bergson n’a pas vu quel était le point de vue que reflète le problème traditionnel de la liberté : il n’a pas comprit que cette manière de traiter l’homme systématiquement comme une chose devait avoir des raisons qui ne sont pas philosophiques.
Conclusion du pamphlet
Le bergsonisme a été produit par ce mouvement du XIX° siècle qui représente, en face du perfectionnement définitif du matérialisme, le retour offensif de l’idéalisme : A la manière de tous les vers de la philosophie officielle, c’est dans le fromage idéaliste que M. Bergson a voulu se creuser une caverne.
Le retour à Kant dont la nécessité fut proclamée au nom de la raison, de la science et de la prudence, n’était que l’expression de la science universelle. Il s’agissait d’empêcher la philosophie de suivre les traces de Marx. La bourgeoisie avait rappelé à l’ordre les philosophes. Elle leur avait signifié qu’il leur était défendu de dépasser, non les limites de la raison, mais celles de l’ordre bourgeois. Mais, le retour à Kant ne représente qu’une mesure provisoire de sécurité : son rôle historique a été de constituer une première ligne de défense, derrière laquelle devait se reformer toute l’armée noire de l’idéalisme. Et cependant que les professeurs, toujours sincères et toujours complices, déterraient les reliques kantiennes, et ne désiraient la béatitude que dans la critique des sciences, les rancunes métaphysiques, qui s’étaient accumulées depuis le XVIII° siècle, préparaient une vengeance plus éclatante. La Religion, la Morale, les valeurs bourgeoises, et, en général, l’idéalisme avaient trop souffert ; ils s’étaient mis à nu dans leur lutte contre le matérialisme et leur force de tromperie avait considérablement diminué : Ils étaient, en principe, discrédités à tout jamais.
Mais la bourgeoisie avait partout vaincu ou noyé les mouvements révolutionnaires et elle acquit une insolence nouvelle. Il y avait en elle, et chez tous ses alliés, un formidable besoin d’attaque et de vengeance : Ce n’est pas le végétarisme néo-kantien ou néo-positiviste qui pouvait satisfaire un pareil appétit. La pudeur kantienne ne faisait qu’agacer les victimes du matérialisme. Ils rêvaient de la renaissance de la métaphysique sans pudeur… Ils voulaient la résurrection de la joie chrétienne, et des vieilles bacchanales spiritualistes. C’est de cette messe noire que M. Bergson voulut être l’officiant.
Et voilà pourquoi, ce n’est pas une philosophie que M. Bergson nous a donnée, car ce n’est pas le concret et la vie qu’il fallait comprendre… Il fallait seulement avoir l’air de donner la vie en donnant la mort.
Et voilà pourquoi en métaphysique par exemple, Bergson s’agite en répétant « vous allez voir ce que vous allez voir » pour donner seulement à la vieille métaphysique le temps de se préparer.
Voilà pourquoi M. Bergson n’a donné que le rituel du concret et de la vie, la partition d’un ensemble de cérémonies symboliques.