leçon xii: autrui

 

Autrui

 

 

 

PLAN

 

PARTIE I: La « communication des consciences »

 

Introduction

 

Comment communiquons-nous avec autrui ?

 

Chapitre I : Les expériences de la communication

  1. Mensonge et inadéquation

  2. Malentendu et aliénation

 

Chapitre II : Le problème de la communication des consciences

  1. Position du problème

  2. Solutions de la philosophie classique : la communication des consciences

  3. L'approche phénoménologique: La critique du psychologisme

 

Chapitre III : La philosophie contemporaine : La connaissance d’autrui est « reconnaissance » de l’autre

1) L'expérience d'autrui est une intuition a priori : Max Scheler, la « sympathie »

2) La reconnaissance de l’autre comme conflit

3) L’altérité comme intersubjectivité

 

PARTIE II : Anthropologie des rapports humains : Ego et Alter Ego

 

Chapitre I : Renversement de la perspective philosophique

  1. Les leçons de la psychologie de l'enfant

2) L’ « essence » de la personnalité : Dédoublement du moi.

 

Chapitre II : Le secret de l’individualisation

  1. La base concrète de l'individualisation

  2. Le problème de l'Individualisation

 

Chapitre III : Le secret de l’altérité

1) La tentation de la psychogenèse

  1. La constitution de l’ego

  2. L’alter ego : « mon semblable »

Conclusion :

Autrui – l’altérité de l’autre – n’est un mystère, que parce que l’ego – l’individualité singulière - reste une énigme.

 

 

 

 

 

 

COURS

 

 

PARTIE I: La « communication des consciences »

 

 

Introduction

 

Comment communiquons-nous avec autrui ?

 

Je perçois dans "ses" gestes sa colère, dans "ses" larmes son émotion ; je lis sur ce sourire un appel, une joie, un remerciement. Expressions, gestes, attitudes d'autrui ont immédiatement pour moi une signification. Cette signification humaine constitue mon expérience d'Autrui. Le langage, l'échange de paroles, apparaissent comme le prolongement naturel de cette expérience de communication.

Les mots dans la phrase ont immédiatement un sens. Ils traduisent un ordre ou une défense, un souhait ou un regret, la révélation d'un état ou la constatation d'un fait, un désir ou un projet. La langue que nous parlons nous permet de nous comprendre. Le progrès de la culture linguistique apparaît ainsi naturellement comme une condition d'une plus grande compréhension entre les Hommes.

 

Mais, poser la question "comment", parler des "moyens" de communication, n'est-ce pas soulever un problème ? N'est-ce pas dire qu'une distance nous sépare l'un de l'Autre, que ces moyens nous permettent de franchir ? L'expérience "vécue" de communication "immédiate" avec Autrui, loin de résoudre le problème de la connaissance de l'Autre, paradoxalement ne nous oblige-t-elle pas à considérer que cette connaissance est une médiation ?

 

Demander "comment nous communiquons avec Autrui" n'est plus analyser une expérience, expliciter une réalité vécue, mais bien s'interroger sur la possibilité de cette expérience et sur sa valeur.

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre I : Les expériences de la communication

 

 

Certes ces expressions, ces gestes, ces paroles ont immédiatement un "sens humain". Nous faisons continuellement l'expérience d'une parenté originelle, d'une communauté "originaire" entre "Nous".

Cette expérience vécue de la coexistence et de la compréhension éviterait de poser le problème de la connaissance d'autrui, de la valeur de la communication si nous ne faisions en même temps l'expérience contraire : celle du mensonge ou de l'inadéquation quand il s'agit de comprendre l'Autre, celle du malentendu et de l'aliénation quand nous sommes nous-mêmes compris par l'autre.

 

  1. Mensonge et inadéquation

 

Ce sourire qui naturellement exprime la joie, dont l'enfant comprend immédiatement le sens sur le visage de sa mère, peut dissimuler sur le visage de l'autre un sentiment contraire ; la colère, expression naturelle d'un désarroi, est aussi un moyen d'agir "magiquement" sur celui qu'on est impuissant à conduire ou à convaincre ; enfin ces larmes où s'exprime naturellement la détresse ne dissimulent-elles pas seulement la défaite et ne sont-elles pas comme la colère une dernière tentative de vaincre ou de séduire ?

S'il en est ainsi des expressions, des gestes et des attitudes, que dira-t-on du langage ? Les mots qui sont destinés à exprimer et à traduire servent à dissimuler et à trahir. Ainsi, sans exception, tous les moyens de communication se changent en instruments de mensonge, en moyens de dissimulation. Toutes les expressions - gestes, ou paroles- ont un sens humain mais toutes peuvent être détournées de leur sens.

L'expérience du mensonge met à jour le paradoxe de la communication : ce qui nous révèle l'Autre est en même temps ce qui nous le dissimule. Ce qui est un moyen est en même temps une limite, voire un obstacle. Je sais "immédiatement" que l'Autre nourrit les mêmes pensées, éprouve les mêmes émotions et les mêmes sentiments : je reconnais en lui comme un autre moi - alter-ego - mais je ne connais "ses" pensées, "ses" émotions et "ses" sentiments que par l'intermédiaire de ses gestes, de ses attitudes et par le truchement d'un langage. Le paradoxe tient tout entier dans l'expression d'"alter-ego" : cet autre que je sais immédiatement semblable à moi est en même temps radicalement différent de moi, entièrement distinct, complètement séparé. La communication "immédiate" avec autrui ne se réalise, ne s'accomplit que comme une connaissance "médiate".

 

Quel est le sens de cette contradiction ?

 

L'expérience du mensonge est complétée par l'épreuve de l'inadéquation, qui aggrave le problème de la communication. Par le mensonge Autrui volontairement "se" dissimule. L'inadéquation est la révélation brutale d'une dissimulation "involontaire".

Soudain je découvre après une absence, à la faveur du retour, ou bien au détour d'une action qui me surprend que l'Autre "n'est pas" ce qu'il était pour moi jusqu'à ce jour ou cette minute. Je le découvre entièrement "autre". Entre ce qu'il était et ce qu'il est maintenant, une distance apparaît comme une évidence où risquent de s'effondrer mon amour, mon amitié, quelquefois aussi ma haine ou ma colère.

Faut-il dire alors qu'il m'a déçu ou surpris, que je me fusse trompé en l'imaginant tout autre ou que je me suis dépris ?

 

Que j'attribue à l'Autre ma déception ou ma surprise ou que je vois dans mon erreur l'oeuvre de mon imagination, l'importance de cette épreuve réside en cette question : Comment puis-je me tromper ainsi ? Qu'est-ce que je connais réellement de l'Autre pour qu'il puisse se révéler ainsi soudain totalement différent de ce que je croyais connaître ? Comment cette femme, cet enfant, cet élève que je découvre soudain entièrement différents de ce que croyais, sont-ils restés pour moi aussi longtemps étrangers, alors que je les croyais si proches ?

Si de telles découvertes sont ainsi possibles, n'est-ce pas parce qu'Autrui que je croyais connaître en communiquant avec lui, est réellement étranger, hors de portée, inconnu, voire inconnaissable ?

L'expérience de l'inadéquation ne fait-elle pas du mensonge non plus une tromperie, mais l'essence même de nos rapports avec autrui ?

 

Alors que je croyais communiquer avec Autrui, je n'avais affaire qu'à des expressions - gestes ou langage - qui ne sont que des apparences. Un moi social (que le langage spatialise) et non son moi profond (les sentiments) comme l’explique Bergson. La question est alors la suivante : puis-je connaître autre chose de l'Autre que des apparences ? Que le phénomène ? Celui que je crois connaître, n'est-ce pas seulement ce personnage que j'ai construit : un substitut, un simulacre, une image de l'Autre ?

 

 

2) Malentendu et aliénation

 

L'expérience du mensonge, l'épreuve de l'inadéquation sont confirmées par les expériences du malentendu et de l'aliénation. Etre "compris" par Autrui, n'est-ce pas être mal-entendu ? L'expression de ma joie ou de ma tristesse, mon enthousiasme ou ma détresse n'ont-ils pas toujours pour Autrui un "Autre sens" ? Que dire de nos paroles ? Le sens de notre enseignement ou de nos instructions, les perspectives et les directives sont toujours "faussées" : Les résultats et l'application ne peuvent que surprendre et déconcerter.

Quand je croyais comprendre Autrui, je me trompais ; alors que je crois être compris, je suis "trahi" : l'expérience du malentendu est la réciproque de l'épreuve de l'inadéquation.

S'il s'agit non plus seulement de mes sentiments ou de mon enseignement, mais de ma personne et de mon être, comme je découvrais que l'Autre était pour moi un étranger, ne dois-je pas découvrir que je suis pour lui un autre, "un personnage", entièrement différent de ce que je suis ?

Cette expérience est celle de l'aliénation : combien de fois je me heurte à ces "doubles" de moi-même qu'Autrui "voit" à ma place.

Pour chacun de ceux qui m'aiment ou me haïssent je suis un être différent. Tout se passe comme si les autres possédaient des images de moi-même, où je ne me reconnais pas. Ne dois-je pas aller jusqu'à me poser la question : Qui suis-je, en dehors de cet étranger que je suis pour les autres ?

Ainsi, malgré l'expérience de notre communication "naturelle" avec Autrui, ne sommes-nous pas conduits à reconnaître que nous n'avons jamais affaire, dans cette communication même, qu'à des apparences ?

L'autre -dans lequel nous voyions immédiatement un alter-ego- reste cependant un étranger. Et, réciproquement je suis pour autrui ce que je ne suis pas.

 

Ne peut-on aller jusqu'à dire que notre communication apparente dissimule notre isolement essentiel ?

 

 

 

 

Chapitre II : Le problème de la communication des consciences

 

 

1) Position du problème

 

Comment interpréter cette altérité - cette dualité entre moi et l'autre - sinon comme une séparation essentielle ?

Si je ne peux pas connaître l'Autre comme moi-même, n'est-ce pas précisément que l'Ego n'existe que pour lui-même ?

Tel est le point de départ de la philosophie. Le moi se définit, dans une expérience privilégiée dont le cogito cartésien est l'exemple, comme conscience de soi, c'est-à- dire qu'il n'existe que "pour soi ".

Dans ces conditions le problème fondamental n'est-il pas de savoir comment la conscience - ainsi définie comme "pour soi" - peut connaître quelque chose en dehors d'elle ?

 

Ce point de départ de la réflexion philosophique devrait logiquement conduire au solipsisme constatant l'impossibilité pour la conscience de sortir de soi ; mais nous faisons en même temps l'expérience de l'Autre : d'une réalité extérieure à la conscience ; aussi le problème est-il de comprendre comment cette expérience est possible.

Le doute cartésien s’étend tout autant à l’existence des autres qu’à l’existence des corps extérieurs. Certes, je vois autour de moi des corps se mouvoir et parler, mais comment puis-je affirmer qu’ils sont habités par des consciences, par d’autres « ego »? La conscience que je prends de moi-même est la seule dont je fasse l’expérience dans l’immédiateté du cogito.

Le problème de la communication avec Autrui n'est, dans la dimension "idéaliste" de la philosophie, qu'un cas particulier du problème de la connaissance.

 

L'expérience que nous faisons d'Autrui ne diffère en rien de notre expérience en général de l'Autre, c'est à dire d'une réalité extérieure à la conscience. Comme conscience, je n'ai affaire qu'à des objets : ce sourire d Autrui ou ses larmes ne sont rien d'autre que la couleur "de" cet arbre que je perçois ; ce sourire est la façon dont Autrui m'apparaît. Entre le bruit de la source et le son de sa voix, il n'y a point de différence essentielle. Le problème est le même dans les deux cas : comment à partir de ces apparences - ces façons d'apparaître (non point schein, dira Kant, mais ersheinung), puis-je connaître un objet, une réalité différente de moi ?

 

 

2) Solutions de la philosophie classique : la communication des consciences

 

Pour la philosophie "classique" le problème de nos rapports avec autrui est celui de la communication des consciences.

 

Il n'en est que deux solutions, opposées mais jumelles, entre lesquelles tous les compromis sont possibles. Ou bien, la connaissance de l'Autre est le résultat d'une opération de la conscience, d'un processus psychologique - raisonnement par analogie, ou bien, elle est l'objet d'une intuition, d'une connaissance "immédiate", d’une expérience vécue.

 

a) Première solution : L’intellectualisme

 

Le raisonnement qui nous permet à la fois de conclure à l'existence d'Autrui et d'élaborer notre connaissance procède par analogie : je ne connais d'abord que des "apparences" : gestes, attitudes ou sons, mais je connais immédiatement mes états de conscience et les gestes ou les sons qui leur correspondent : connaitre Autrui c'est donc lui attribuer par analogie les états de conscience correspondant aux mêmes gestes ou aux mêmes sons.

Dans cette solution, il s'agit d'un processus complexe d'interprétation qui comprend quatre phases :

- J'ai une conscience immédiate de mon psychisme c'est à dire de mes sentiments.

- J'ai une image visuelle de mon corps : de mes attitudes, de mes gestes.

- Je perçois le corps d'autrui.

- Je déchiffre les expressions d'autrui pour projeter derrière son corps, derrière ses gestes, ses mouvements, ses attitudes - le psychisme, les sentiments qui sont les miens.

Cette thèse, qui n'est qu'une solution au problème de la connaissance, est évidemment contredite par toute connaissance psychologique réelle. L'existence d'un raisonnement analogique est contredite par la précocité de la compréhension d'autrui qui apparaît à un âge où l'enfant est incapable d'effectuer ce raisonnement, où il ne possède encore qu'une connaissance infime de son propre corps, point de départ de ce raisonnement. De plus, l'étude psychologique de l'expérience du corps propre (de notre propre corps) fait apparaître une différence radicale entre l'expérience que j'ai du corps d'autrui, véritable perception objective et celle que je fais de mon propre corps, véritable sens des expressions, des attitudes qui n'équivaut jamais à une connaissance. A ce double titre la comparaison sur laquelle on veut fonder le raisonnement analogique est bien évidement impossible.

 

b) Deuxième solution : L'expérience vécue est une « donnée immédiate de la conscience ».

 

N'est-ce pas dire que la connaissance d'Autrui n'est pas l'oeuvre de l'entendement, mais bien l'objet d'une expérience vécue, non point une connaissance mais une intuition ?

Nos moyens de communication trahissent le sens vécu de la communication. Nos expressions dénaturent notre expérience vécue. Nos relations avec autrui, à travers la médiation du langage, ne sont que l'adultération de notre expérience immédiate. Autrui n'est pas étranger, il l'est devenu, quand nous avons substitué à notre communication première, des moyens qui sont l'oeuvre de l'intelligence, quand nous avons subordonné la connaissance à l'action et à sa réussite.

On reconnaît là le point de vue de Bergson.

En parlant de communication des consciences, nous sommes déjà prisonniers de l’illusion qui consiste à voir dans le langage la médiation de notre rapport avec autrui. En effet, le langage est l’instrument qui sert aux hommes aux prises avec les choses dans leur activité matérielle et sociale : pour les besoins de l’action, grâce au langage l’homme substitue à la diversité fluente et foisonnante du vécu une réalité ordonnée et juxtaposée dans l’espace. C’est là l’origine du dualisme insoluble qui oppose la conscience à la réalité.

Réfléchissant sur la mémoire, Bergson croit pouvoir affirmer que celle-ci n'est pas seulement ni essentiellement reconstruction du passé, mais, comme le montre certaines expériences privilégiées (et tout le monde sait qu'il s'agit des descriptions de Proust), réviviscence, résurgence des évènements tels qu'ils ont été vécus ; certains de nos souvenirs ressurgissent à la faveur d'une circonstance, sans aucune date, sans aucune place dans le passé mais avec la saveur même, le halo, l'environnement du présent de leur surgissement.

De cette découverte va naître chez Bergson l'intuition qui est à la base de sa philosophie. Si le passé peut ainsi ressusciter spontanément tel qu'il a été vécu à la faveur d'une circonstance imprévue, c'est qu'il est toujours présent ; et, dès ce moment, Bergson va développer cette thèse : Au fur et à mesure que nous vivons les choses, le monde tel que nous le vivons, inscrit en nous son image, son image sensible, son image avec toutes les couleurs et les chatoiements d'un paysage. Et, dès lors, la vie, - son essence -, ce qui constitue notre existence profonde s'identifie avec la multiplicité de ces impressions vécues dont le flot constitue la réalité même de notre moi ; tout ce que nous avons vécu, ou plus exactement, (il ne faut pas parler au passé), tout ce que nous vivons constitue notre être. Les impressions, les images, loin de mourir comme on pourrait le croire lorsqu'on parle de souvenirs, se mêlent, s'interpénètrent et le courant qu'elles forment, le virtuel, ignoré de nous (et l'on verra pourquoi il est ignoré), est notre être véritable.

Suppléant par l’intelligence l’instinct qui assure chez tous les autres vivants l’adaptation au réel, l’homme a du, pour les besoins de l’action, ordonner dans l’espace cette durée où toutes choses s’interpénètrent, qui constitue son lien profond, originaire avec le monde.

Le dualisme de la conscience et de la réalité, l’opposition de l’esprit et de la matière trouvent là leur origine.

C’est donc la vie sociale et pratique qui rend les individus étrangers les uns aux autres : les consciences ne communiquent par le langage qu’en renonçant à l’essence même de leur individualité.

 

Si l’on met à part la motivation profonde de la démarche bergsonienne qui s’attache à résoudre le problème fondamental de la philosophie en dénonçant comme une illusion liée à notre vie pratique, l’affirmation matérialiste d’une réalité existant indépendamment de la conscience, que reste-il de l’analyse , sinon l’idée que les vrais – les seuls - rapports humains se situent dans les relations interpersonnelles de la sphère privée, où chacun, partageant le même univers intérieur, peut comprendre l’autre sans médiation.

 

Mais, peut-on définir par opposition à la sphère des rapports sociaux superficiels, une dimension des rapports interpersonnels où la communication serait échange de sentiments intimes et profonds ?

En réalité, on ne constate pas de solution de continuité, de rupture entre la vie sociale qui serait communication artificielle et la vie intime qui serait interpénétration des consciences. Comme il existe une mimique sociale dans laquelle les émotions et les sentiments "sont joués", ne peut-on pas parler dans la vie privée d'une stéréotypie psychologique par laquelle l'échange des sentiments se limite à "des expressions" qui dispensent de toute connaissance véritable ?

Dans la vie familiale ou conjugale des stéréotypes sentimentaux dispensent de tous vrais rapports humains. Dans les rapports entre les parents et les enfants, dans la vie du couple des expressions stéréotypées se sont substituées à tout échange vrai.

On ne peut pas soutenir qu'il existe par opposition à une vie superficielle une sphère où la communication serait échange de sentiments profonds.

 

 

3) L'approche phénoménologique: La critique du psychologisme

 

Autrui est l’horizon de la conscience de soi

 

De même que le problème de l'idéalisme est "dépassé", selon Husserl, si l'on reconnaît que toute conscience est d'emblée conscience "de" quelque chose, de même le problème de la communication n'est-il pas résolu, si l'on reconnaît qu'Autrui est une dimension, une signification inséparable de la connaissance de soi ?

Le problème "idéaliste" de la communication des consciences n'est pour Husserl que le résultat d'un réalisme psychologique : parce qu'on a défini la conscience comme un psychisme, parce qu'on l'a transformée en une réalité, l'on se demande ensuite quel est le rapport de la conscience à une autre réalité - nature ou Autrui - extérieure et étrangère. C'est parce que j'ai "réalisé" ma conscience que la réalité m'apparaît extérieure à la conscience

Mais, si l'on "met entre parenthèses" l'existence de ces réalités empiriques que sont le moi ou autrui par la réduction phénoménologique, l'on découvre que leur signification reste intacte :

Comme l’écrit Ricœur « on découvre que l’altérité ne s’ajoute pas du dehors à l’ipséité mais appartient à la teneur de sens et à la constitution ontologique de l’ipséité. » C’est bien le sens que reprend Ricœur dans le titre de son ouvrage Soi-même comme un autre.

Ricœur explicite la démarche husserlienne de la façon suivante : « Que l’autre soit dès le début présupposé dans la conscience de soi, l’épochè par laquelle débute l’analyse le prouve une première fois. D’une manière ou d’une autre, j’ai toujours su que l’autre n’est pas un de mes objets de pensée, mais, comme moi un sujet de pensée ; qu’il me perçoit moi-même comme un autre que lui-même ; qu’ensemble nous visons le monde comme une nature commune ; qu’ensemble encore, nous édifions des communautés de personnes susceptibles de se comporter à leur tour comme des personnalités. Cette teneur (donation) de sens précède la réduction au propre (à ma vie propre telle qu’elle apparaît dans le Cogito cartésien). »

« Mais cette présupposition de l’autre est une deuxième fois contenue dans la formation même du sens de ce que j’appelle ma vie propre. En effet, dans l’hypothèse où je serais seul, cette expérience (de ma vie propre) serait impossible sans le secours de l’autre qui m’aide à me rassembler, à m’affermir, à me maintenir dans mon identité. Bien plus, dans cette sphère du propre, la transcendance ainsi réduite à l’immanence ne mériterait pas d’être appelée un monde : Monde ne signifie encore rien avant la constitution d’une nature commune. »

Comme l’explique Sartre, « il s’agit pour Husserl de saisir au sein même des consciences une liaison fondamentale et transcendante à autrui qui serait constitutive de chaque conscience dans son surgissement même. (…) Et il croit y parvenir en montrant que le recours à autrui est la condition indispensable de la constitution d’un monde. (…) »

 

En faisant d'Autrui une dimension de mon expérience, un horizon de ma conscience, Husserl résout-il le problème de la communication ?

Autrui nous est immédiatement donné comme un horizon de notre expérience ; nous n'avons pas besoin de le "constituer" comme une réalité extérieure à nous à partir de notre psychisme défini comme pure conscience de soi.

Husserl semble résoudre le problème parce qu'il dénonce "le faux problème" posé par la philosophie ; mais, s'il est vrai qu'Autrui nous est immédiatement "donné" comme dimension de notre expérience, comment comprendre cette expérience ? En effet, les expériences du mensonge et de l'inadéquation et leurs réciproques : - le malentendu et l'aliénation - nous ont montré que ce sens "immédiatement donné" n'est souvent qu'un faux-sens : celui du mensonge, ou un contre-sens : celui de l'inadéquation. Elles nous ont montré qu'Autrui, s'il est immédiatement présent, reste en même temps toujours absent ou étranger.

Si Autrui nous est immédiatement "donné", ne faut-il pas comprendre comment il est perdu ?

 

 

Il ne faut point partir du problème de la connaissance pour comprendre notre communication avec Autrui : Telle est la leçon de Husserl. La communication - l'expérience vécue d'Autrui - "précède" la connaissance.

 

Mais, le problème est le suivant : que signifie cette "priorité" de l'expérience vécue ? En quel sens précède-t-elle notre connaissance ? S'agit-il d'une priorité "chronologique" ou d'une primauté "ontologique" ?

Dans le premier cas, l'expérience d'Autrui "immédiatement" vécue n'est qu'un degré, une étape de la connaissance d'Autrui, mais il ne faut alors pas, comme Husserl, partir de cette expérience comme d'une donnée première, mais l'expliquer comme un moment de la connaissance, c'est à dire reconstituer concrètement la genèse de notre expérience d'Autrui. N'est-ce pas renoncer au point de vue phénoménologique ?

 

Dans le second cas, la priorité de l'expérience vécue ne doit-elle pas prendre le sens d'une primauté ontologique ? Cette expérience devient le fondement de toute connaissance ; elle est le domaine originaire où toute connaissance "explicite" prend son sens.

C’est la seconde voie que retient la philosophie contemporaine.

 

 

 

 

 

Chapitre III : La philosophie contemporaine : La connaissance d’autrui est « reconnaissance » de l’autre

 

 

1) L'expérience d'autrui est une intuition a priori : Max Scheler, la « sympathie »

 

Pour sauvegarder l'idée d'une connaissance immédiate d'autrui, il faut donner aux expériences de l'amour de l'amitié et tout particulièrement de la sympathie un autre sens que celui d'une contagion affective, d'une participation passive et pour ainsi dire involontaire aux sentiments des autres. Max Scheler a montré que la sympathie authentique est tout autre chose. Loin de consister en une participation à la souffrance de l'autre (ce que signifie étymologiquement la sympathie : "souffrir avec"), la sympathie transcende l'affectivité : elle est un acte de la personne, qui n’a pas besoin d’éprouver la joie ou la souffrance de l’autre pour le comprendre.

Il s'agit d'une intuition par laquelle autrui m'est révélé comme une "personne humaine ". Ce qu'il y a de commun entre le moi et les autres, c'est une certaine essence de l'homme. Et, la connaissance d'autrui est d'une certaine façon une reconnaissance de l'autre ; elle est un acte de la personne qui vise une autre personne immédiatement, sans l'intermédiaire de l'affectivité, sans le truchement du langage.

 

Cette thèse, rejetant, en même temps que l'affectivité, tous nos rapports concrets avec les autres, ne fait que supposer une communication immédiate, intuitive, qui n'est que l'idée d'une communication "vraie" opposée aux avatars de notre communication réelle avec Autrui.

En réalité, s'il est vrai que nous faisons l'expérience de notre communication immédiate avec Autrui, nous faisons en même temps l'expérience de l'aliénation. Autrui est immédiatement présent mais aussi étranger. Les thèses intuitionnistes font bon marché de ce paradoxe qui constitue le problème de la communication.

 

 

 

2) La reconnaissance de l’autre comme conflit

 

 

  1. Hegel : la dialectique du maître et de l’esclave

 

Phénoménologie de l’Esprit « la lutte des consciences de soi opposées, le Maître et l’Esclave » p 158 s.q.q

 

L’analyse du rapport avec autrui, réside dans cette dialectique que Hegel nomme « le concept de la reconnaissance mutuelle des conscience de soi ».

Empruntons l’analyse de cette dialectique à Jean Hyppolite dans son Introduction à la Phénoménologie de l’Esprit :

Cette expérience traduit le fait de l’émergence de la conscience de soi dans le milieu de la vie. Chaque conscience de soi est pour soi, et, en tant que telle, elle nie toute altérité ; elle est désir, mais désir qui se pose dans son absoluité.

Mais, en même temps qu’elle est pour elle-même certitude absolue de soi, elle est pour l’autre un objet vivant, un être donné au milieu de l’être ; et elle est donc vue comme un « dehors ».

C’est cette inégalité qui doit disparaître et disparaître aussi bien d’un côté que de l’autre, car chacune des consciences de soi est aussi une chose vivante pour l’autre et une certitude absolue de soi pour soi même.

Ainsi, chacune des consciences ne peut trouver sa vérité qu’en se faisant reconnaître par l’autre comme elle est pour soi, en se manifestant au dehors comme elle est au-dedans. Elle ne parvient à exister au sens où exister n’est pas seulement être là à la manière des choses, que par une opération qui la pose dans l’être comme elle est pour soi-même ; et cette opération est essentiellement une opération sur et par une autre conscience de soi : je ne suis conscience de soi que si je me fais reconnaître par une conscience de soi et si je reconnais l’autre de la même façon. (…)

On peut dire que le rapport du maître et de l’esclave est le paradigme de cette lutte pour la reconnaissance, s’opposant comme les deux figures de la conscience.

 

Sartre a parfaitement décrit cette dialectique. Il écrit :

«  En tant que conscience de soi, le moi se saisit lui-même. L’égalité « moi = moi » ou « je suis je » est l’expression même de ce fait. Tout d’abord cette conscience de soi est pure identité avec elle-même, pure existence pour soi. Elle a la certitude de soi même, mais cette certitude est encore privée de vérité. En effet, elle serait vraie seulement dans la mesure où sa propre existence pour soi lui apparaîtrait comme un objet indépendant. Il s’agit pour elle de se produire soi-même pour objet pour atteindre le stade ultime de son développement. (…)

Dans ce mouvement, le médiateur c’est l’autre. L’autre apparaît avec moi-même puisque la conscience de soi est identique avec elle-même par l’exclusion de tout Autre.

Ainsi, le fait premier, c’est la pluralité des consciences et cette pluralité est réalisée sous forme d’une double et réciproque relation d’exclusion. En effet, c’est seulement en tant qu’il s’oppose à l’autre que chacun est absolument pour soi : il affirme contre l’autre et vis-à-vis de l’autre son droit d’être individualité. Ainsi, le Cogito lui-même ne saurait être un point de départ pour la philosophie ; il ne saurait naître en effet qu’en conséquence de mon apparition pour moi comme individualité, et cette apparition est conditionnée par la reconnaissance de l’autre. Dès lors, loin que le problème de l’autre se pose à partir du Cogito, c’est, au contraire, l’existence de l’autre qui rend le Cogito possible comme le moment abstrait où le moi se saisit comme objet. »

Sartre peut écrire : «  le solipsisme semble définitivement hors de combat. »

 

Sartre souligne ce qu’il doit à Hegel, annonçant ainsi sa propre analyse : « L’intuition géniale de Hegel, écrit-il, est de me faire dépendre de l’autre en mon être : un être pour soi qui n’est pour soi que par un autre. (…) « 

 

 

b) L'existentialisme de Sartre: Autrui est une structure fondamentale de l’existence

 

 

Après avoir défini la conscience comme pure distance à soi, l'homme comme un être dont l'essence est de n'être pas, de n'être jamais ce qu'il est, Sartre découvre Autrui comme la raison de cette dépossession, de cette séparation de la conscience d'avec elle-même, de ce divorce de l'homme d'avec lui-même.

 

Quand j'affirme qu'Autrui est inséparable de la conscience de soi, ce n’est pas seulement, comme le voulait Husserl, à titre de signification.

Si l'on se réfère à l'expérience concrète, par exemple à celle du Regard ou de l'Amour, l'on découvre que je ne suis pas moi sans être pour un autre. S'il n'y avait pas un autre être au monde qui me regarde, je ne pourrais même pas dire "je". Mais, dans ces conditions, si la conscience de soi implique l'existence de l'Autre, c'est que dans son essence même - "pour soi "(pour elle-même) - la conscience n'est précisément rien : c'est l'existence de l'Autre - la présence de l'Autre - qui me fait être "quelque chose" : je ne suis "pour moi" que pour-un-autre.

N'est-ce pas dire que Sartre fait de l'aliénation : de la possession des uns par les autres - l'essence même des rapports humains ?

N'est-ce pas transformer en une vérité "métaphysique" une réalité dramatique, c'est à dire seulement historique ?

 

L'existentialisme de Sartre, s'appuyant sur la phénoménologie, découvre l'Autre comme le corrélatif de ma conscience. Mais, pour expliquer cette corrélation originaire, fondamentale, il définit l'homme comme une conscience qui n'existe pour-soi que - par - l'Autre : seule la présence de l'Autre, notamment son regard mais aussi son amour ou sa haine me "donnent", me "présentent" à distance cet être que je ne "suis" jamais (pour moi).

Dès lors, l'aliénation c'est à dire le fait que l'Autre possède mon être constitue une structure de mon existence.

Ce qui est commun à la philosophie classique et à l'existentialisme de Sartre, c'est que toujours, semble-t-il, la philosophie prend pour point de départ la conscience : - la conscience que j'ai moi-même, de sorte que le problème, consiste à se demander comment cette conscience peut découvrir ou constituer hors de soi quelque chose comme un Autre.

 

 

3) L’altérité comme intersubjectivité

 

a) La réflexion de Levinas

 

Pour Levinas toute la philosophie occidentale, « de l’Ionie à Iéna » (F. Rosenzweig), repose sur le présupposé d’un acheminement vers une totalité dont le système hégélien marquera l’aboutissement. Totalité qui est toujours issue d’un mouvement violent de réduction de l’Autre au Même.» C’est une subjectivité « fondée dans l’idée de l’infini » que la recherche va s’efforcer de dégager, comme seule capable de faire irruption au sein de la totalité et d’en briser l’hégémonie. « Insuffisance de la totalisation » qui ne provient pas du Moi mais du surgissement de « l’Infini d’Autrui ».

En reprenant des intuitions de Platon, Plotin, Kant et Bergson, Levinas cherche à cerner un rapport à autrui qui précède l’effort de comprendre autrui seulement comme un alter ego. Sa découverte essentielle est que la compréhension d’autrui est inséparable de son invocation : l’injonction éthique a sa source première dans le fait qu’autrui me regarde.

 

Autrui, ici, n’est pas l’alter ego, l’autre moi que je rencontre dans les luttes, plus ou moins pacifiques, du monde quotidien. Le rapport à autrui, dont le face-à-face est la modalité la plus exemplaire, ne saurait se dire en effet dans les termes par lesquels s’affirment les rapports aux choses du monde. Le « visage parle », il est d’emblée « expression », injonction à dire, à répondre.

« Autrui me regarde » : cet énoncé forme le cœur secret du livre, développé dans la longue analyse intitulée Le Visage et l’extériorité. Ce qui se montre dans l’épiphanie du visage, « signification sans contexte », ce n’est rien d’autre que le concept de transcendance, c’est-à-dire l’idée d’Infini, telle que Descartes l’a exposée dans la troisième Méditation métaphysique. L’extériorité fonde ici une défense paradoxale de la subjectivité, ancrée directement dans la responsabilité « infinie » pour autrui. Tout au long de l’ouvrage, on voit se déployer l’idée nouvelle de « la subjectivité comme accueillant Autrui, comme hospitalité ». Autrui, et non Dieu, est l’absolument autre.

Au moment même où l’antihumanisme, allié aux différentes versions du structuralisme, ou à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger, occupe le devant de la scène, Levinas montre de quel côté il fallait trouver une issue : l’avènement d’un nouvel humanisme, non plus centré sur les valeurs de l’individu libéral, ni fasciné par le surhomme nietzschéen, mais faisant l’expérience de la responsabilité. Au lieu d’aspirer à être le « berger de l’être », comme le veut Heidegger, l’homme doit accepter humblement d’être le « gardien de [son] frère » (Genèse, IV, 10), ce qui implique qu’il puisse être « pris en otage » par autrui.

 

« Le visage ouvre le discours originel dont le premier mot est obligation qu’aucune « intériorité » ne permet d’éviter. »

 

b) la portée de la démarche

 

Cette analyse sommaire de la démarche de Levinas, que nous avons choisie parce qu’elle représente l’acmé (le point culminant) de la réflexion contemporaine, nous permet de comprendre comment s’achève en quelque sorte la réflexion philosophique sur notre rapport à l’Autre qui prend son point de départ dans le Cogito, c’est à dire dans la prise de conscience immédiate de soi.

Lorsque la réflexion philosophique, mais sans doute aussi notre propre réflexion, part de la conscience de soi pour comprendre le rapport à autrui, elle rencontre un paradoxe : -Comment l’autre peut-il nous apparaître en même temps comme un sujet (c’est à dire comme un ego qui se définit par la conscience de soi) et comme un être indépendant de nous, c’est à dire d’une certaine façon comme un étranger ?

 

 

Conclusion :

 

Il est temps de reprendre le long parcours de la philosophie contemporaine qui tente de résoudre le problème fondamental de la philosophie : celui du rapport de la conscience à l’Autre (désignant toute réalité qui apparaît extérieure à la conscience) en analysant l’expérience de notre rapport à Autrui.

 

A partir de la démarche phénoménologique de Husserl, dont Levinas est l’un des premiers disciples, pionnier de la phénoménologie française, la réflexion contemporaine, se donne pour tâche de réitérer le cogito (comme l’y engageait Husserl par le titre de son livre : Les Méditations cartésiennes).

De la même façon que Descartes mettait en doute l’existence des corps extérieurs pour comprendre le rapport de la conscience à la réalité matérielle, l’épochè phénoménologique, pour comprendre notre rapport à autrui, commence par mettre entre parenthèses l’existence des autres « moi » et des rapports que nous entretenons avec eux dans notre expérience quotidienne.

C’est alors que « réduit » à la conscience de soi, chacun découvre que la conscience de soi « présuppose » l’existence d’une autre conscience : il serait impossible de dire « je », de me saisir comme sujet, si je n’avais pas l’idée d’un autre « sujet ». L’ipséité, c’est à dire la conscience que chacun prend immédiatement de soi implique l’altérité, c’est à dire la certitude immédiate d’une autre conscience de soi.

Si l’on veut comprendre la « révolution » phénoménologique (le caractère révolutionnaire que lui confère la philosophie contemporaine), il faut revenir une fois encore sur le cogito cartésien, qui est à double détente. Ce que Descartes découvre, pour avoir mis en doute l’existence d’une réalité extérieure à la conscience, ce n’est pas seulement la certitude de soi, mais bien le fait que tous mes rapports conscients avec le réel (dont on ne peut dire s’il existe) trouvent en moi leur sens, leur signification : je sais immédiatement ce que c’est que penser, juger, imaginer ou sentir. Dès lors, ce que j’appelle monde se trouve « réduit »à ma vie propre, à ma vie consciente.

C’est à partir de cet instant que l’existence d’une réalité extérieure à la conscience, indépendante d’elle, devient réellement problématique. Descartes a effectué sous nos yeux la démarche qui met à jour le problème de l’idéalisme c’est à dire l’impossibilité de comprendre nos rapports, quels qu’ils soient, avec le réel, en partant de la conscience de soi.

En réitérant le cogito, quand Husserl montre que la conscience de soi implique l’existence d’une autre conscience, que découvre-t-il ?

Alors que mes rapports avec le réel se trouvaient « réduits » à ma vie propre, de sorte que nous nous trouvions dans l’impossibilité de dire ce qu’est la réalité en dehors de la conscience, voici que se dévoile à nous le sens de ce que nous appelons monde : ce n’est pas une réalité extérieure à « ma » conscience ; c’est l’horizon commun à la pluralité des consciences ; ce que nous appelons monde, c’est tout simplement cette réalité qui n’existe que pour les hommes : une « réalité-humaine ». La meilleure preuve que cette réalité n’a pas de sens en elle-même hors des rapports qui unissent les consciences, c’est qu’il existe une nature qui est l’objet de la connaissance, laquelle appartient à tous (comme le bon sens également partagé), des communautés humaines qui rassemblent des personnes, et une histoire commune qui a l’humanité pour sujet.

Telle est la novation de la phénoménologie : le problème de l’idéalisme semble bien dépassé : la position d’une réalité extérieure à la conscience n’est que l’expression d’une illusion de la conscience qui se donne pour une réalité existant pour soi, indépendamment de son rapport à l’Autre.

 

C’est ici le nœud du problème :

Ou bien il faut découvrir dans ce rapport spécifique à l’Autre que nous appelons conscience l’origine de l’illusion par laquelle la conscience s’apparaît comme existant pour soi, indépendamment de ce rapport.

Et, sous peine d’être victime de l’illusion, cela veut dire que, pour comprendre ce rapport, il faut partir non pas de la conscience de soi, mais de l’existence de l’Autre.

Nous voici reconduit à l’affirmation matérialiste de l’existence d’une réalité existant indépendamment de la conscience.

Ou bien, si l’on veut éviter l’écueil, il faut affirmer que le rapport à l’autre est constitutif de la conscience de soi ; mais il faut alors comprendre comment l’Autre apparaît comme une réalité extérieure, transcendante à la conscience.

Nous voici reconduits à l’idéalisme transcendantal de Kant qui, se donnant pour tâche de fonder la transcendance de l’objet dans l’immanence du sujet, doit forger le concept d’un sujet transcendantal, constituant l’expérience.

 

Pourvu que l’on renonce à partir du cogito pour revenir aux choses mêmes, c’est à dire à l’expérience concrète, à notre vécu, l’expérience de notre rapport à autrui est privilégiée.

Autrui n’est pas un Autre comme les autres, à la façon des objets qui constituent cette réalité extérieure à moi que j’appelle « nature ».
Certes, il m’apparaît – il est donné dans mon expérience - comme un être indépendant de moi, c’est à dire d’une certaine façon comme un étranger. Et ce n’est pas une apparence : quand il subit, quand il pâtit, quand il souffre, je ne peux éprouver sa souffrance ; je ne peux pas me mettre « à sa place ». Il est « réellement » (au sens étymologique : comme une chose) distinct de moi. Malgré mon désir sincère, profond de « sympathiser », de partager sa souffrance, je reste « étranger » à ce qu’il éprouve, en quelque sorte enfermé en moi ou, si l’on veut, prisonnier de ma subjectivité. La réciproque est vraie : quand je souffre, personne ne peut partager ma souffrance. Là, plus encore, je suis seul.

Et pourtant – telle est la seconde face de mon expérience – je ne peux pas « exister » sans l’autre, ni l’autre sans moi.

Il est temps d’essayer d’éclairer le sens de cette expérience.

 

 

 

 

PARTIE II : Anthropologie des rapports humains : Ego et Alter Ego

 

 

 

Chapitre I : Renversement de la perspective philosophique

 

Les sciences humaines, - notamment la pédopsychologie, nous invitent à renverser la perspective philosophique.

En effet, la conscience de soi, loin d'être un point de départ, apparaît, aussi bien dans l'évolution de l'espèce que dans l'évolution de l'individu - dans la psychogenèse - comme un certain stade de cette évolution.

Ne faut-il pas alors renverser la réflexion ?

Au lieu de se demander : Comment une "conscience" peut communiquer avec une autre, ne faut-il pas rechercher à quel moment de son évolution réelle l'individu découvre Autrui comme tel- un être distinct de lui-, et à quel stade il prend conscience de lui comme distinct de cet Autre ?

La psychologie de l'enfant montre que la psychogenèse commence par un état d'indifférenciation entre l'individu et le monde qui l'entoure, de sorte que le développement de l'enfant consiste d'une part en l'objectivation du corps propre (c'est à dire la formation d'une image de son corps à partir de la sensation qu'il en a) d'autre part en la constitution d'autrui comme un être différent de lui-même.

 

1) Les leçons de la psychologie de l'enfant

 

Jusqu'à la fin de la deuxième année, l'enfant - quand il commence à parler - se désigne par son prénom ou par le pronom de la troisième personne : "Paul ou "il" a fait cela". De même, quand il s'adresse à autrui il n'emploie pas les pronoms de la deuxième personne : tu, toi.

Il ne tutoiera, distinguant ainsi l'autre comme un autre moi, qu'au moment où il emploiera la première personne, le "je" pour se désigner lui-même. C'est donc corrélativement, simultanément que se constituent le moi et l'autre, dans une sorte de partage entre ce qui appartient "en propre" à lui-même et ce qui sort de la sphère de son appartenance.

Que s'est-il donc passé pendant cette longue période qui va de la naissance jusqu'à la fin de la deuxième année ? S'il n'y a pas distinction entre l'individu et le monde qui l'entoure, qu'il s'agisse des objets ou d'Autrui, comment l'enfant "vit"-il son rapport avec le monde extérieur ?

Si l'on confond l'individu humain avec une conscience on ne peut comprendre la "sensibilité" - c'est à dire le rapport de l'individu avec le monde extérieur par l'intermédiaire de ses sens - que comme un rapport extérieur entre la conscience et les choses : le corps n'est en quelque sorte que l'intermédiaire qui met "la conscience" en rapport avec les choses.

Mais, si l'on étudie l'individu humain concrètement, comme un être vivant, que découvre-t-on ?

 

La sensibilité a un double aspect :

- Un aspect extéroceptif : L'individu perçoit (par tous les organes des sens) des formes, des mouvements, des couleurs etc. . . . , qui lui viennent de l'extérieur.

- Un aspect qu'on appellera intéroceptif pour le distinguer de la perception qui vient de l'extérieur : L'individu a la sensation de son corps sous la forme d'une sensibilité posturale, c'est à dire qu'il perçoit les gestes, les mouvements, les attitudes et les postures de son corps.

Physiologiquement, cette sensibilité repose sur la répartition du tonus dans les différents muscles du corps : H. Wallon écrit :" Le tonus n'est pas simple ; il a , suivant les centres dont il reçoit momentanément son influx, des fonctions diverses. Répandu dans tout l'ensemble du corps, il y assure l'équilibre nécessaire à l'exécution de chaque geste, en réalisant l'attitude soit stable, soit mobile qui est approprié aux différentes phases de l'acte."

Ainsi, l'individu a affaire d'une part à des structures perceptives (les formes constituées à partir des différentes informations des organes des sens), d'autre part à la sensation des différentes attitudes du corps propre (de son propre corps) qui constitue en quelque sorte une structure posturale.

Or, ces deux aspects de la sensibilité sont intimement liés : La fonction "tonique" permet de fusionner les deux pôles de l'activité : Le pôle sensoriel, par lequel l'individu reçoit des impressions de l'extérieur, et, le pôle moteur par lequel il va exécuter des mouvements adaptés aux structures perceptives.

Telle est la base à la fois de la fusion de l'individu (de l'enfant à ce premier stade) avec le monde extérieur et d'une sensibilité proprioceptive (c'est à dire d'une sensation qui l'informe des propres mouvements de son corps).

On peut avoir une idée de cet état de fusion ou de participation entre l'individu et son environnement en évoquant ce qui se produit encore chez l'adulte devant un spectacle captivant.

H. Wallon écrit : "S'absorber dans la contemplation d'un spectacle (un match de football, un tournoi de tennis, un combat de boxe), ce n'est pas demeurer passif. L'excitation ne reste pas purement cérébrale. Elle se répand dans les muscles. Bien qu'ils puissent n'exécuter aucun mouvement, ils sont néanmoins le siège d'une activité parfois intensément ressentie par le sujet. Cette impression n'est pas une pure illusion. C'est une contraction des muscles qui leur donne un degré variable de consistance, de résistance aux déplacements, c'est leur fonction tonique."

 

Ainsi, la période de maturation qui va de la naissance au stade des deux ans n'est pas, comme on pourrait le croire, un âge où il ne se passe rien : c'est la période pendant laquelle l'enfant va dans un premier temps coordonner ses mouvements et dans un deuxième temps adapter ses mouvements aux formes qu'il perçoit, aux structures perceptives.

 

La psychologie de l'enfant a décrit tous les stades de cette évolution qui est inséparable du développement physiologique et neurophysiologique de l'organisme:

 

a) Après une phase où le corps intéroceptif fonctionne comme corps extéroceptif (l'enfant explore avec la bouche, s'exprime par des cris etc. . . ., parce que la perception est encore impossible à cause de l'accommodation visuelle) ; entre le troisième et sixième mois le lien s'établit entre la perception et la motricité ; puis, l'enfant explore son corps propre (sa main droite d'abord, puis, au sixième mois une main par l'autre). A ce stade il n'y a pas de perception d'Autrui. L'enfant réagit seulement à la voix de l'autre et à sa disparition du champ visuel. Ce n'est qu'au cinquième mois que l'enfant regarde le visage de l'autre.

 

b) C'est à six mois seulement que se produit un fait majeur : l'acquisition par l'enfant d'une image visuelle de son corps grâce au miroir, - ce qu'on appelle "une image spéculaire" ; mais l'image qu'il voit dans le miroir est perçue comme un double de lui-même et non pas comme un simple reflet de son corps : il essaie de saisir l'image, marque des réactions de surprise ; il n'a pas à ce stade une image de son propre corps comme une réalité distincte.

En même temps, il ne se distingue pas de l'autre. L'on a affaire à ce que les psychologues ont appelé une sociabilité syncrétique, qui se caractérise par le transitivisme. L'enfant croit que ses sentiments, ses pensées sont transparents pour l'autre : il ne sait pas mentir ; de même il attribue à l'autre ce qu'il a fait lui-même. C'est l'exemple de la petite fille qui giflant sa camarade déclare à ses parents, surpris du mensonge : elle m'a frappé !

 

c) C'est à partir de la seconde moitié de la deuxième année, qu'intervient le rôle essentiel - qu'Henri Wallon a souligné - de l'imitation : il ne s'agit pas de reproduire des mouvements conformément à un modèle mais de reproduire grâce à la sensibilité posturale les gestes ou mouvements que l'enfant perçoit. "L'activité à partir de ce moment prend une orientation nouvelle : au lieu d'être uniquement tournée vers le monde extérieur pour en modifier les rapports, elle devient une modification du sujet lui-même, dont les réactions ne sont plus façonnées par les nécessités du milieu mais aussi selon des modèles extérieurs. La conversion qui s'opère est celle de l'activité immédiatement utilitaire vers l'activité spéculaire."

" Quand l'enfant assiste aux choses, il est en état d'imprégnation perceptivo-motrice . . . L'intervalle entre l'imprégnation et la reproduction peut être de quelques minutes, de quelques heures, de plusieurs jours ou de plusieurs semaines. Mais, plus longue elle est, d'autant mieux la phase d'incubation démontre l'importance de l'apprentissage muet qui s'est poursuivi entre les perceptions initiales et l'acquisition des nouveaux gestes."

"Dans cette période l'enfant entre en possession de son corps et de ses mouvements et se plait à en faire l'instrument de ce qu'il voit réaliser près de lui."

 

Ainsi se prépare la distinction entre ce qui appartient à l'autre, qui lui est donné sous la forme de structures perceptives et ce qui lui appartient en propre, - appartenance inséparable de la sensibilité posturale, de la sensation qu'il a de reproduire ses gestes ou ses mouvements.

H. Wallon conclut :

" Loin d'être lui-même une source immédiate et primitive de connaissances, d'où il tirerait des intuitions applicables à la réalité extérieure, le sujet commence par être confondu par sa sensibilité avec toute son ambiance. C'est par son union avec elle qu'il commence, non seulement par vivre, mais par éprouver sa vie, et c'est de ce premier amalgame qu'il devra extraire ce qu'il lui faudra s'attribuer pour prendre conscience de son moi et pour l'opposer à ce qui, simultanément, lui apparaîtra comme appartenant à ce qui n'est pas lui-même. Mais, ce partage ne se fera pas sans qu'il laisse dans les choses un résidu de ses impressions subjectives et sans qu'ainsi il les fasse exister à son image."

 

Entre la reproduction que réalise l'imitation et la représentation qui distingue l'individu de son image, il y a un véritable bond dans la psychogenèse qui sera franchi en même temps que l'acquisition du langage.

Sans doute ce bond n'est-il pas explicable par la psychologie, parce que la psychogenèse renvoie au problème de la genèse réelle, historique de la conscience au travers de la constitution du langage ?

 

d) La psychologie de l'enfant permet de dater dans l'évolution de l'enfant la mutation qui se produit dans les rapports de l'enfant - de l'individu - avec lui-même et avec Autrui. C'est cette mutation que l'on a désigné comme "la crise des trois ans".

Cette crise a été minutieusement décrite par tous les psychologues et par les psychanalystes (Docteur LACAN).

C'est en effet le moment où l'enfant, échappant au transitivisme, cesse de prêter aux autres ses sentiments, ses pensées et ses actes. Il cesse de "se" confondre avec la situation dans laquelle il se trouve engagé. Il décide - et il revendique - de tout faire seul "par lui-même". Il commet des fautes pour attirer l'attention sur lui. Il trouble le jeu des autres "pour son plaisir" et pour s'affirmer. Il n'a de cesse d'accaparer le regard des autres . . .

Tout se passe comme s'il n'était lui-même qu'en offrant aux autres le spectacle de lui-même : il se sent être ce que les autres voient de lui.

Réciproquement, si, jusqu'alors le regard des autres l'encourageait, maintenant il se sent "gêné" quand le regard des autres le "surprend" : il devient incapable de remplir certaines tâches et les interrompt quand Autrui le regarde.

 

En un mot : "son ego n'émerge qu'en se doublant d'un ego pour autrui".

Il ne se met à exister "pour soi" qu'en découvrant qu'il existe pour autrui. Et pendant toute cette période, pendant cette crise, tout son comportement consiste à "faire jouer" cette relation avec Autrui où le Moi est inséparable de l'image que les autres ont de lui.

On a dit que cette mutation consistait dans le passage du "moi intéroceptif" au "je spéculaire".

Cette formule permet de souligner que la distinction - la dualité du moi et de l'Autre repose sur un dédoublement du moi. Alors que, comme nous l'avons vu, jusqu'alors l'image de soi dans le miroir - l'image spéculaire - n'était pas reconnue comme une "image", comme un simple reflet, sans réalité propre, elle devient maintenant une "apparence" qui renvoie au réel, au "je" qui existe indépendamment de cette image.

C'est dire que le moi s'est dédoublé : il ne se confond plus avec l'apparence de lui-même, avec ce moi qui est visible pour-autrui. En faisant jouer - sans cesse - la relation du moi avec autrui, l'enfant joue en même temps de la dualité de l'être et de l'apparence.

N'est-ce pas cette dualité qui constitue la conscience de soi ?

 

Mais comment comprendre cette dualité ?

 

 

2) L’ « essence » de la personnalité : Dédoublement du moi.

 

La tentation est grande - et les philosophes comme les psychanalystes n'ont pas manqué d'y succomber - de voir dans cette dualité un dédoublement qui constitue l'essence même de l'existence humaine ou de la personnalité.

 

a) L'existentialisme reconnaîtra dans cette dualité le dédoublement de la conscience qui n'est rien pour-soi que ce qu'elle est pour autrui : l'être - et en particulier - l'être de l'homme -n'est rien en dehors de ces "apparences", ces "images" que les autres détiennent de lui-même.

La crise des trois ans, précisément parce qu'elle est une crise, un drame "individuel", révèlerait à l'enfant qu'il ne peut être lui-même que par le regard d'Autrui, qu'il n'échappera jamais à cette dépossession de soi par l'Autre.

La psychogenèse apparait ainsi comme la preuve de ce que l'aliénation est un phénomène "originaire" : le moi ne trouve son être qu'hors de soi et, du même coup, son être lui échappe. L'homme épuisera son existence à la poursuite vaine et sans espoir de cet être qu'"il n'est pas", qui est "perdu" dès l'origine dans la dispersion de l'apparaître.

 

b) La psychanalyse reconnaîtra dans ce dédoublement de l'individu entre le moi - qui tend toujours à s'affirmer comme une force individuelle, vitale, et l'image "idéale" de soi, qui s'impose à lui dans sa vie sociale, le secret de la formation de la personnalité :

Cet être "vivant" qu'est l'homme, en lequel se manifeste la vie, sous la forme de l'Eros, - d'un Désir sans limites -, va, dès l'enfance, sous la contrainte de la vie sociale, constituer un "sur-moi" une image "idéale" de lui-même (faite de toutes les normes et les interdits qui définissent les rapports sociaux) par laquelle il va s'imposer à lui-même et à la force de ses désirs des limites, par le mécanisme de l'autocensure et du refoulement.

Et, ainsi, le dédoublement de l'homme est pour la psychanalyse constitutif de la personnalité. La dualité - sous la forme d'un dualisme entre le moi et le sur-moi, définit l'essence de l'individualité humaine, dans la mesure où l'homme est, en même temps qu'un être vivant, un être social.

Cette personnalité - divisée en elle-même -, dont on peut comprendre l'origine - constitue pour l'homme l'équivalent d'une "nature", d'une essence. Car, il n'y peut rien changer, sinon "résoudre" par l'Analyse, les conflits internes qui naissent de cette opposition entre le moi et le monde, entre l'individu et les instances sociales et morales.

 

Ce qui est commun à l'analyse existentielle et à l'interprétation psychanalytique, ce n'est rien d'autre que l'idée selon laquelle l'homme ne peut être "changé". La contradiction que l'on décèle dans la psychogenèse - lors de la crise des trois ans - entre l'affirmation de soi et la nécessité de se manifester soi-même par la médiation des autres (par l'intermédiaire d'autrui) c'est à dire au travers des rapports sociaux, - cette contradiction est convertie en un véritable antagonisme.

Entre les rapports sociaux qui constituent les conditions de son existence "individuelle" et la manifestation -l'affirmation - de soi comme individu, il y a une opposition fondamentale. Je ne peux m'exprimer qu'au travers de mes rapports avec les autres mais en même temps, dans ces rapports - dans cette existence sociale, je ne suis pas moi-même, je suis un autre, et comme un étranger.

 

Dans ces interprétations philosophiques, la crise des trois ans n'est pas un moment de la psychogenèse mais la préfiguration d'un drame qui constitue l'essence même de l'homme.

 

Mais, plutôt que d'extrapoler par l'interprétation philosophique de la crise de l'enfance au drame de l'homme, ne faut-il pas essayer de comprendre la crise comme telle c'est à dire comme un moment de l'évolution de l'individu, une étape, un stade qui, par l'évolution elle-même, peuvent être dépassés ?

Et, n'est-on pas en droit de se demander si le drame de l'homme - comparable à cette crise de l'enfance - loin d'être la tragédie de son existence ou la structure fondamentale de sa personnalité, n'est pas - d'une certaine façon un moment de son histoire , c'est à dire une étape qu'il pourrait également dépasser ?

 

Allons plus loin : - Comment cette crise de l'enfance qui se trouve pratiquement "résolue" dans son évolution ultérieure, dans la formation de sa personnalité, peut-elle d'une certaine façon, sous une autre forme, réapparaître, resurgir chez l'adulte comme une caractéristique de sa personnalité, comme un drame de son existence ?

 

 

Chapitre II : Le secret de l’individualisation

 

Si l'on se demande en quoi consiste la crise, ce que l'on découvre - et ce que l'enfant découvre - ce n'est pas une opposition - un antagonisme - entre ce qu'il est par lui-même (puisqu'il "n'est pas" encore et qu'il n'est pas "devenu" un homme) et ce qu'il est pour les autres c'est à dire l'image que les autres auraient de lui (s'il était déjà devenu quelqu'un) ; c'est une contradiction : la nécessité pour se manifester soi-même, pour manifester son individualité, de devenir un être social, de se définir par ses rapports avec les autres, et de se réaliser au travers de - par l'intermédiaire - de sces rapports.

 

 

1) La base concrète de l'individualisation

 

Le "monde social" constitue la base concrète à partir de laquelle tout être humain s'individualise.

Mais, qu'est-ce précisément que le "monde social" ?

Le propre du développement de l'humanité, c'est en produisant ses conditions d'existence, de produire avec la nature et entre les hommes une infinité de rapports sociaux, qui vont des rapports de travail -déterminants dans la structure des vies individuelles- aux rapports familiaux, aux relations de couple, aux rapports scolaires, aux rapports juridiques et politiques, aux rapports entre les peuples ... .

C'est cet ensemble de rapports, dont le développement est potentiellement illimité, qui constitue la base concrète, à partir de laquelle non seulement les générations mais en premier lieu les individus des générations successives, peuvent s'hominiser.

C'est parce que l'individu est de part en part un être social qu'un champ -potentiellement illimité- s'ouvre à son individualisation.

Marx écrivait : “ L'homme est, au sens le plus littéral, un « Zoon politikon », non seulement un animal sociable mais un animal qui ne peut se constituer comme individu singulier que dans la société. ”

 

Loin qu'on puisse opposer l'individualité singulière au milieu social, il est clair que "l'être humain" ne s'individualise qu'en se socialisant.

On ne peut pas comprendre l'individualisation de l'enfant, la formation de sa personnalité comme une simple psychogenèse où une identité psychique de base (biologique : capacités innées, dons, etc.) serait pour ainsi dire "coiffée" d'une personnalité "sociale".

 

La personnalité est bien autre chose, écrit Lucien Sève, qu'un épiphénomène social du sujet psychique.”

 

La "formation de la personnalité" est l'histoire singulière d'une individualisation, inséparable de la socialisation de l'enfant, puis de l'adolescent.

 

A ce stade de l'analyse "matérialiste-historique", ce que Lucien Sève nomme "l'excentration de l'essence humaine", le fait -largement corroboré par les progrès de l'anthropologie, que, -à partir de l'hominisation biologique-, les hommes constituent (ou situent en dehors des individus) un monde social, nous a permis de comprendre l'individualité humaine -non comme une abstraction inhérente à l'individu singulier- mais comme un long processus historique d'individuation.

 

Si l'histoire est bien un processus social d'individualisation, si, cours de l'histoire, "l'être humain ne s'individualise qu'en se socialisant", l'explication matérialiste doit permettre de comprendre comment tel ou tel être humain -cet homme-ci, tel individu concret-, devient -au travers de cette histoire qu'on appelle "biographie"- un "individu singulier" (comme MARX l'écrit lui-même).

Ce que nous voulons comprendre, ce n'est pas seulement le processus historico-social d'individuation mais aussi ce que nous pourrions appeler le procès de l'individualisation par lequel tel être humain se singularise.

Comment "se résout" le problème de l'essence "concrète" de l'homme dont nous avons vu qu'il constitue pour la réflexion philosophique une véritable "aporie" ?

 

 

2) Le problème de l'Individualisation

 

Pour avoir montré que les rapports sociaux sont une réalité objective qui se développe sur la base déterminante des conditions matérielles d'existence pour constituer "un monde social", ne se heurte-t-on pas, lorsqu'on veut comprendre la formation de la personnalité (c'est-à-dire d'une individualité singulière), à une véritable contradiction ?

- Comment l'individu, qui trouve hors de lui les formes sociales objectives de son individualité, comme des traits généraux déterminés par son appartenance à telle ou telle classe sociale, peut-il devenir cet être singulier, unique, sans lequel je ne pourrais comprendre cette amitié ou cet amour qui l'ont "choisi" et ne s'adressent qu'à "lui" ?

 

C'est ici que le concept de "matrices d'activité" élaboré par Lucien Sève, est tout à fait "opérationnel" pour comprendre le processus d'individualisation qui conduit à la formation d'une personnalité, c'est-à-dire à la genèse d'une "forme psychologique" "stabilisée" en laquelle on reconnaît "un individu adulte".

Ce ne sont pas, comme le voudrait la sociologie américaine, des "modèles culturels", ni même des formes de comportement, puis des "rôles sociaux" que l'individu imite ou qui s'imposent à lui dès sa première enfance jusqu'au moment "critique" de l'adolescence, dont l'entrée dans la vie professionnelle réaliserait la synthèse par la prégnance d'un conditionnement "impersonnel", apaisant ou mettant en sommeil les conflits internes, les tensions psychiques.

Ce n'est pas un "milieu parental" qui offre à l'enfant des modèles. Ce sont les rapports des parents avec la réalité qui constituent les "matrices" de l'activité de l'enfant par laquelle, pour s'hominiser, il doit "s'approprier" un certain nombre, limité, de capacités dont la totalité correspond au patrimoine social accumulé par l'humanité.

Les rapports des parents avec la réalité sont des rapports sociaux objectifs : Selon la situation de "cette" famille, les rapports seront différents (voire discordants d'une famille à l'autre) avec la nature, avec les moyens techniques, avec l'argent, avec les autres -dans le couple mais aussi dans les relations extérieures (amicales ou professionnelles)-, et, de façon décisive également dans la formation de l'enfant, avec les produits de la culture.

De façon primordiale, comme souligne Lucien Sève, “ l'emploi du temps réel des parents et de la famille sera un élément capital de la modulation dialectique de la personnalité naissante des enfants. »

Le partage de l'emploi du temps dans la vie de famille entre le temps de travail, les activités domestiques, l'emploi des loisirs est décisif dans la formation de l'individualité chez l'enfant.

L'activité de l'enfant, au travers de ces matrices que constituent les rapports des parents avec la réalité (dont l'emploi du temps est une structure primordiale), est bien autre chose qu'un apprentissage :

 

Il s'agit, note Lucien Sève, d'un processus qualitativement autre que chez les animaux : l'être humain ne se borne pas à adapter ses capacités héréditaires à son milieu (social), il s'approprie avant tout des capacités sociales en les intériorisant dans sa pratique.

 

Cette appropriation de capacités sociales au travers de la pratique constitue le processus même d'hominisation en quoi consiste l'histoire de l'humanité.

Lucien Sève dans la Raison Bioéthique évoque les preuves irréfutables qui confirment cette vision des choses. (*)

 

La pertinence de ce point de vue n'est pas moins grande quand il s'agit de comprendre l'individualisation de l'enfant comme un processus "total" ou "totipotent", par lequel "toutes" les capacités -non seulement intellectuelles ou culturelles mais aussi affectives et perceptives, sont acquises ou totalement remodelées par la pratique, par l'activité "matricielle" de l'enfant.

Les activités modulent les fonctions (mais) les fonctions modulent jusqu'aux organes : l'édification des structures cérébrales chez l'enfant est très sensiblement affectée -et au delà d'un certain âge d'irréversible façon- par la richesse ou la pauvreté des conduites perceptives, pratiques ou langagières auxquelles est incité l'enfant. ” (Lucien Sève)

 

En d'autres termes, par son appartenance à "cette famille" -au travers de rapports sociaux objectifs qui sont effectivement des rapports de classe, l'enfant n'adopte pas seulement un "mode de vie", ni, non plus seulement des "manières d'être" ou "des façons de penser", comme s'il existait -en tant qu'individu- avant d'appartenir à cette famille. Par cette "appartenance", il constitue son individualité ; il "s'individualise".

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(*) Nota :Il ne faudrait rien moins qu'un livre pour détailler les preuves qui viennent à l'appui de cette vision des choses ... je n'en retiendrai que le cas des enfants sauvages avec KASPAR HAUSER et VICTOR de l'AVEYRON :

Celui de Kamala et Amala, ces deux fillettes d'environ huit ans et un an et demi capturées en 1920 aux Indes dans un repaire de loups et prises en charge à l'orphelinat de Midnapore par le Révérend Singh.

Résumant le tableau qu'en trace ce dernier au début de son journal, Lucien Malson les décrit ainsi :

"Elles laissent pendre leur langue à travers des lèvres vermillon, épaisses et ourlées, imitant le halètement et ouvrant parfois démesurément les mâchoires."

 

- Craignant la lumière et voyant clair dans l'obscurité, insociables, dormant très peu, elles passent "tout le jour à se tapir dans l'ombre ou à rester immobiles face à un mur, sortant de leur prostration la nuit, hurlant à de nombreuses reprises, gémissant toujours dans le désir de s'évader ". Elles courent -fort vite- sur les pieds et les mains, bras et jambes tendus, à quatre pattes en quelque sorte. "Les liquides sont lapés et la nourriture est prise, le visage penché, en position accroupie."

Le goût exclusif pour la chair crue les conduit "aux seules activités dont elles sont capables : donner la chasse aux poulets et déterrer les charognes et les entrailles" , qu'elles flairent à très longue distance.

Faute de s'être développées parmi les hommes, ces fillettes se sont entièrement 'lupisées' A l'encontre des croyances si tenaces en une nature humaine, leur cas montre de façon saisissante l'étendue et la profondeur de ce que configure en nous l'intégration à la société : non seulement, bien sûr, les savoir-faire, le langage et la sociabilité, mais des traits même qui passent pour exclusivement congénitaux comme la station droite ou le caractère omnivore, les possibilités sensorielles ou les pulsions émotionnelles. A tous ces égards, le petit d'homme aussi est 'totipotent'.

Amala mourut moins d'un an plus tard. Survivant quant à elle près d'une décennie, mais à compter d'un âge probable où est déjà plus réduite la fantastique plasticité neuropsychique de la petite enfance humaine, Kamala n'apprit que lentement à se tenir debout, à supporter des vêtements et des règles sociales, à prononcer mal quelques douzaines de mots bengalis, à marquer de la joie et de la peine - versant pour la première fois une larme à la mort de sa 'soeur'. Héroïnes d'une extraordinaire expérience anthropologique involontaire, elles enseignent à qui veut entendre que pour penser l'humain, la biologie doit passer le relais à la biographie.

 

Ne peut-on aller jusqu'à dire qu'il n'était "rien", avant que ne commence, dès sa première enfance, cette individualisation.

Et maintenant, à tel moment de sa croissance et de son développement, il n'est rien d'autre que ce qu'il est "devenu" (ce qui n'exclut pas la possibilité de devenir quelqu'un d'autre dans son développement ultérieur).

 

Tout dans les capacités psychiques proprement humaines présuppose le génome et l'organisme (mais) rien ne s'y comprend en dehors de l'appropriation subjective de capacités -socialement et historiquement- objectives.”

Le petit de l'homme a tout à s'approprier : Son hominisation exige de lui des activités appropriatives que sous-tend un complexe d'identifications et de différenciations précoces, de désirs, de sens, de motifs et d'attentes configuré dans une biographie inépuisablement singulière .” (Lucien Sève)

 

En évoquant l'expérience de chacun, “ qui ne voit, ajoute Lucien Sève, que les attitudes et les activités des parents sont réassumées de tout au tout d'un enfant à l'autre ? ”, de sorte qu'on est toujours "surpris" qu'une même enfance, dans une même famille, et une même éducation aient "produit" des "êtres" si différents ...

 

Cela signifie qu’en aucun cas on ne peut comprendre l’individualisation comme l’influence ou l’action du milieu sur un individu qui existerait indépendamment des rapports sociaux qui constituent le contenu de son existence.

Comme dans le procès de l’hominisation les hommes se sont produits eux-mêmes, dans le processus de l’individualisation, le petit de l’homme se produit lui-même en s’appropriant subjectivement ce qui constitue les conditions objectives de son existence.

Quoi qu’il arrive, l’autre ne peut être « mon semblable ».

 

Chapitre III : Le secret de l’altérité

 

1) La tentation de la psychogenèse

 

A ce point de l'analyse, la tentation est grande de faire sa part à la psychanalyse.

Lucien Sève nous y engage dans sa formulation même, tout autant que dans l'invocation de notre expérience commune.

Après avoir décrit et compris l'individualisation comme le processus par lequel "un être humain s'approprie avant tout des capacités sociales en les intériorisant dans sa pratique" : il affirme que ces activités appropriatives sont "sous-tendues" par un "complexe d'identifications et de différenciations précoces."

Si "un complexe d'identifications précoces" sous-tend l'activité pratique d'appropriation de capacités humaines extérieures à l'individu, objectivées historiquement et socialement, cela signifie en clair que la base (ce qui sous-tend) de l'individualisation, ce n'est pas l'activité pratique par laquelle l'individu s'approprie un patrimoine social, mais bien un patrimoine "psychique", qui précède le processus de socialisation.

L'individualisation ne peut être « avant tout » un processus d'appropriation des capacités sociales si avant ce processus de socialisation -dans la première enfance-, le complexe qui constitue la singularité individuelle est déjà en place, déjà précocement "constitué" .

Les rapports parents-enfant -le triangle oedipien = géniteurs-enfant- n'ont rien à voir avec la "réalité sociale" de la famille. Ce ne sont pas des rapports sociaux mais des rapports psychosociologiques qui alors précèdent - chronologiquement et ontogénétiquement - les rapports sociaux.

A la fin du compte, la singularité complexe et incompréhensible, mystérieuse qui constitue l'individualité, n'est rien d'autre qu'une réalité psychique qui échappe à la conscience.

L'invocation par Lucien Sève de l'expérience commune, pour qui précisément la "singularité" individuelle reste "un mystère", révèle l'ambiguïté de la démarche de Lucien Sève dans la Raison Bioéthique et en même temps la portée de l'explication psychanalytique.

 

Or, n'y a-t-il pas une explication du mystère ?

- Parce que le processus d'individualisation reste caché à l'individu, parce que l'activité pratique par laquelle l'individu devient ce qu'il est -en produisant et reproduisant ses conditions sociales d'existence- lui est dissimulée, "ce qu'il est" -devenu- lui apparaît comme un mystère, comme une singularité irréductible, et, à proprement parler (en toute rigueur) inexplicable.

Et, s'il en est ainsi, n'est-ce pas dire que l'inconscience n'est pas d'ordre psychologique mais repose sur la dissimulation effective du processus même par lequel se constitue l'individualité ?

 

2) La constitution de l’ego

 

C'est là que commence l'explication matérialiste :

Elle doit mettre à jour la base de l'inconscience par laquelle se trouve dissimulée la genèse de l'individualité singulière et par laquelle l'individu s'apparaît à lui-même comme conscience ; elle doit montrer comment naît l'inversion par laquelle l'essence de l'individualité est convertie en une forme psychologique et le contenu de la vie réelle de l'individu converti en vécu de la conscience.

 

Il faut revenir sur le processus historique de l’aliénation par lequel les conditions d'existence des hommes sont devenues indépendantes de leur volonté consciente.

C’est la division du travail, qui transforme les puissances personnelles des individus (s'exprimant dans les rapports collectifs) en puissances objectives, c'est-à-dire en rapports indépendants des individus qui s'imposent à eux et rend indépendantes de chacun les conditions sociales de son existence. La division de la société en classes (qui naît avec l'appropriation des moyens de production) ne fait que renforcer, “ réifier ” cette indépendance des rapports sociaux à l'égard des individus. Cette division -qui s'établit entre les individus dans leur activité productive - renforcée et figée par la division en classes, détermine à la fois l'étendue de leurs capacités et le champ de leurs besoins, c'est-à-dire la forme historique de leur individualité. A l'intérieur de chaque formation historique donnée, se constituent des formes particulières d'individualité liées à l'appartenance à telle ou telle classe sociale.

« Dès ce moment, écrit Marx, la personnalité (des individus) est conditionnée par des rapports de classe déterminés. »

L’individualisation des hommes, qui est le secret de leur histoire et de l’humanisation de l’espèce, prend la forme d’une individuation qui « réifie » l’individualité en la chosifiant sous la forme d’une identité.

Par une véritable inversion, leur individualité, déterminée par leur appartenance sociale, leur apparaît sous la forme d’un être, dont l’identité est indépendante des rapports sociaux qui constituent le contenu limité, « borné » de leur existence.

Ce qui est appréhendé par les individus comme leur personnalité n’est rien d’autre que l’individualité figée, réifiée par les rapports sociaux.

Telle est la base de l’illusion de la personnalité.

Le contenu de l’ego : le « je » qui est son corps, qui agit et qui parle, n’est rien d’autre que la conscience que « je » prends de cette mystérieuse identité.

 

3) L’alter ego : « mon semblable »

 

C’est cet « ego » qui reconnaît l’autre immédiatement comme « alter ego » : rien d’autre qu’un « autre moi », cerné en son apparence physique, figé en son caractère, unique en sa personne.

Là où l’individualité se trouve ainsi réifiée, ce qui constitue notre parenté, notre essence commune, c’est l’appartenance au « genre humain ». Comme dans le règne animal, l’autre n’est rien d’autre que notre semblable.

Mais, voici un semblable qui ne nous ressemble guère. Nous nous ressemblons par ce qui nous sépare. L’autre est à proprement parler « étranger » (alienus).

Cette découverte de l’étrangeté de l’autre se produit en un temps, qui est le nôtre, où la mutation des rapports sociaux met en cause les statuts (les formes d’individualité) définis par l’appartenance sociale. Là où l’identité de chacun n’apparaît plus comme le produit des différences de classe, l’étrangeté apparaît comme l’essence de l’altérité.

Mais, paradoxalement, cette découverte qui devrait conduire l’individu à la tragédie de la solitude et le penseur à la thèse du solipsisme, provoque l’effet inverse.

Les individus, pour faire face à la perte d’identité, déploient plusieurs stratégies : la réalisation d’une « personnalité de synthèse » à travers le système des objets, l’investissement du moi dans les phantasmes du corps, mais, surtout, la restauration ou l’invention de relations humaines échappant aux rapports sociaux : relations familiales, communautaires, associatives de toutes sortes.

Quant aux penseurs, pour déjouer le piège du solipsisme, ils empruntent toutes les voies que nous avons analysées : à travers la lutte pour la reconnaissance ou le drame de l’aliénation, la découverte de l’intersubjectivité ou du mystère de l’injonction morale, il s’agit toujours de reconnaître que « l’altérité est constitutive de l’ipséité ».

C’est le sens de cette découverte qu’il faut éclairer.

 

 

Conclusion :

Autrui – l’altérité de l’autre – n’est un mystère, que parce que l’ego – l’individualité singulière - reste une énigme.

 

Le détour anthropologique par l’hominisation permet de comprendre la VIème Thèse sur Feuerbach, qui a fait l'objet de tous les contre-sens.

 

L'essence humaine, écrit Marx, n'est pas une abstraction inhérente à l'individualité singulière, c'est l'ensemble des rapports sociaux.

 

Quand on affirme que l’homme « s’hominise », cela va bien au delà des conclusions d’une science anthropologique .

En effet, si on l’entend des hommes en général, cela signifie que l’espèce humaine est le résultat d’un processus évolutif au cours duquel les individus se produisent eux-mêmes comme êtres vivants différents des autres dès le moment où ils ne peuvent survivre qu’en transformant ensemble – socialement - le milieu naturel pour produire un monde « habitable » ; mais, si on l’entend d’un être humain singulier, il faut comprendre que l’individu n’existe en tant qu’homme qu’au travers de ce processus, qui est un devenir social, et qu’il n’est à proprement rien en tant qu’individu « humain » en dehors de ce processus social, dont il est partie prenante ( parce que ce processus ne peut s’accomplir sans lui) .

A tout moment l’essence humaine n’est rien d’autre – peut-on immédiatement ajouter- que l’ensemble des rapports sociaux entre les hommes, sur la base desquels se constitue le contenu de toute vie singulière. Et, il n’est pas d’individualité singulière en dehors des rapports sociaux où s’inscrit le devenir de l’ « humanité » (de l’essence humaine).

Si l’essence humaine réside tout entière dans les rapports sociaux, il est clair que la richesse d’un individu dépend de la richesse de ces rapports .

Et, Marx peut conclure dans L’idéologie allemande :

« D’après ce qui précède, il est clair que la véritable richesse intellectuelle de l’individu dépend entièrement de la richesse de ses rapports réels. »

La richesse dont parle Marx, c’est bien l’énigme du soi, que nous cherchons à comprendre.

 

C’est l’aliénation des rapports sociaux qui nous interdit de comprendre:

Dès lors que le monde où sont objectivées les capacités humaines est devenu étranger aux individus, – les individus s’appréhendent eux-mêmes, à travers leur individualité sociale, comme des êtres existant en eux-mêmes, pour ainsi dire à la manière des choses, indépendamment des rapports qui sont le contenu réel de leur vie. Si, aujourd’hui, comme aux débuts de l’histoire humaine, aucun individu ne saurait être un homme qu’en se socialisant, la contradiction qui habite l’individu est flagrante, car l’inversion est réelle : l’individu ne peut se socialiser qu’à travers une individualité sociale aliénée, dont le profil – la forme et le contenu – est « figé » par des rapports sociaux qui lui sont étrangers.

Dès lors, la conscience que l’être humain prend de lui-même, revêt la forme psychologique d’une conscience de soi, où l’être singulier ne s’appréhende « lui-même » (ipse) comme tel, distinct de tout autre, qu’à travers les contours d’une identité et d’une vie propre, par quoi il est toujours « le même » (idem). Cette « conscience de soi », à laquelle s’impose la réalité du « moi », est le reflet d’une individualité « réifiée ».

Tout se passe comme si l’essence humaine était inhérente à l’individu singulier.

 

Si l’on peut un moment faire abstraction de cette forme psychologique qui constitue la conscience que nous prenons de nous-mêmes, il faut reconnaître qu’il n’est pas d’essence de l’individualité en dehors des rapports effectifs qui constituent le contenu d’une vie singulière.

Le contenu de l’individualité, à tel moment d’une vie singulière : d’une biographie, c’est la richesse du patrimoine social que tel ou tel être humain a réussi à s’approprier, qui est fonction de l’extension, du développement et de la richesse des rapports sociaux qui constituent le contenu de sa vie. Avant d’être l’appréhension par l’individu d’une identité, qui le sépare de toutes choses, par laquelle il s’apparaît lui-même dans cette transparence qu’on appelle la « conscience de soi, l’individualisation n’est « potentiellement » rien d’autre que le processus d’assimilation par un individu d’un patrimoine humain « intrinsèquement illimité », qui n’a d’autre limite que le temps d’une vie.

C’est ici qu’il faut échapper à une ultime illusion ; il est si vrai que nous nous appréhendons comme un être porteur en soi d’une essence (inhérente à son individualité), que le patrimoine, dont l’appropriation constitue le secret moteur de l’individualisation, nous apparaît comme une propriété ; la richesse de notre vie réelle est comprise comme une richesse « intérieure », qu’on pourrait accumuler comme un bien propre. Bien plus, la richesse de nos rapports réels est appréhendée comme un enrichissement personnel qui constitue la « réalisation de soi ».

Tel est le secret de l’individualité humaine : La richesse par quoi l’individu se singularise ne lui appartient pas à lui-même (qui ne saurait l’accumuler comme un bien) mais toujours-déjà à cet Autre qui n’est pas le même que lui.

Rien d’autre ne nous sépare que les rapports qui nous unissent, parce que ni lui ni moi n’existons en dehors de ces rapports.(qui constituent le seul contenu de notre individualité). Comment pourrions-nous être les mêmes, alors que l’un et l’autre nous n’existons qu’à l’extérieur de nous-même.

La frontière qui nous sépare n’est rien d’autre que le lieu de notre rencontre, là où seulement nous pouvons être présents. Et le lien qui nous unit n’est rien d’autre que l’à venir de cette rencontre.

L’essence humaine de nos vies singulières n’est nulle part ailleurs que dans le devenir de nos rapports.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
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