Saint Augustin

 

 

Saint Augustin

(397-401)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Saint Augustin (397-401)

 

 

 

 

Introduction

 

L’effondrement des cités grecques, puis la désagrégation de l’Empire romain entraînent une modification décisive de la conscience que l individu prend de lui-même : Là où prenant conscience de soi, il découvrait son identité à l’extérieur de lui-même en sa qualité de citoyen garantissant son autonomie dans la Grèce antique), ou comme sujet d’un Etat ( sous la forme de la République, puis de l’Empire), dont les institutions et le pouvoir préservaient sa liberté privée, il apprend maintenant qu’il doit découvrir « en lui-même », dans son indépendance à l’égard de la réalité,( un univers sur lequel il n’a pas prise parce qu’il n’est plus un ordre humain ), le sens de son rapport au monde.

C’est un véritable renversement qui s’impose à la réflexion du penseur : ce qui maintenant est premier, quand il fait retour vers soi, ce n’est plus ce monde où il appréhendait les contours de son être ; car, dans cet effondrement du monde, c’est son identité qu’il perd ; c’est « quelque chose » qui le « dépasse » : un être dont ni lui ni personne ne peut dire qui il est , et qui, comme le disait déjà Platon, « transcende toute essence en ancienneté et en puissance ».

 

Nous devons assister à une nouvelle forme du renversement qui s’impose à la réflexion :

- la conscience douloureusement vécue du malheur est convertie en malheur de la conscience.

le néant découvert au cœur de l’existence, est un appel à la découverte de l’Etre, dont la transcendance éclaire notre finitude.

- le temps qui nous sépare irrémédiablement de nous-mêmes nous conduit à l’affirmation de l’éternité, qui nous délivre de la menace vécue de la mort.

- l’espérance, portée par tous, d’une vie nouvelle ici bas, qui soit comme une résurrection de notre humanité, est convertie en la promesse d’un autre monde.

 

Les confessions

 

Les Confessions, ouvrage de saint Augustin (354-430) le plus célèbre avec La Cité de Dieu, furent rédigées de 397 à 401. L’auteur s’adresse directement, dans un dialogue intime, à ce Dieu qu’il avait tant cherché « en labeur et fièvre » ailleurs que là où le Dieu d’amour l’attendait, comme il le lui déclare : « Mais toi, tu étais/ Plus intérieur que l’intime de moi-même/ Et plus haut que le plus haut de moi-même » (III, VI, 11)Un ouvrage apologétique

Les Confessions sont composées de treize livres.

Dans les livres I à IX, Augustin raconte les principaux événements de son existence, depuis sa naissance à Thagaste, le 13 novembre 354, jusqu’à la fameuse « extase d’Ostie », à l’automne 387, suivie peu après de la mort de sa mère, Monique.

Le livre X contient une méditation sur le récit qui vient d’être fait. Le triple sens du titre (Confessiones) est alors expliqué.

  1. Il s’agit tout d’abord d’une confession faite directement à Dieu, qui connaît déjà tout : « Tu m’as percé à jour, Seigneur, quel que je sois ;/ Le fruit de ma confession ? Je te l’ai dit..; par les mots de l’âme, clameur de la pensée » (X, III, 3).

2 - C’est ensuite aux hommes que s’adresse cet aveu des fautes passées, afin qu’eux aussi entendent la parole qui a décidé de la conversion du pécheur : « D’en lire ou d’en entendre les confessions éveille le cœur….Et, pour les justes, c’est une joie d’entendre le récit des fautes passées de ceux qui en sont désormais délivrés ; et ils trouvent de la joie, non parce que ce furent des fautes, mais parce qu’elles ont existé et qu’elles ne sont plus » (X, III, 4).

  1. Enfin, le troisième sens du titre est qu’il s’agit de confesser la grandeur de Dieu.

La louange de Dieu, doublée d’un chant d’action de grâces, tel est l’objet majeur de ce livre. Dans une perspective néo-platonicienne, il est remarquable que pour Augustin ce soit la mémoire qui s’avère le lieu et la formule de cette rencontre avec le Seigneur : « ... je ne t’ai pas trouvé en dehors d’elle. Je n’ai rien trouvé de toi qui ne fût dans mon souvenir, du jour où je te connus [...] Là où j’ai trouvé la vérité, là j’ai trouvé mon Dieu qui est la vérité, que je n’ai plus oubliée, du jour où je la connus » (X, XXIV, 35).

Si l’on veut comprendre la forme sous laquelle le problème se présente à nous, il faut analyser comment cette relation d’extériorité entre la conscience et la réalité -réfléchie par la philosophie dès son origine comme un dualisme- celui de la pensée et de l’être- devient un divorce entre l’homme et « le monde de l’homme »,qui lui devient étranger, comme un séjour où il a été jeté

Là encore, cette nouvelle forme de dualisme, que nous appréhendons comme une mutation dans la réflexion des penseurs, comme un tournant dans l’histoire de la philosophie renvoie à une mutation historique:

 

La réflexion du penseur sur l’expérience historique du christianisme est à l’origine d’un nouveau mode de réflexion philosophique :

 

 

I. La genèse de la foi et l’expérience du penseur

 

 

A. La genèse de la foi

 

 

1) Les conditions historiques

 

L’avènement du christianisme, lié à la décadence puis à la désagrégation de l’Empire romain sous les coups des barbares, trouve sa base dans les couches inférieures de la société, en particulier la grande masse des esclaves mais aussi toutes les couches sociales, qui se trouvent ruinées à partir du moment où l’aristocratie romaine tire sa richesse non plus seulement de l’esclavage (constituant la force productive essentielle dans l’agriculture, les mines, l’artisanat),mais de l’exploitation systématique des provinces.

Citons l’historien :

« Jusqu’au 1°siècle de notre ère, Rome reçut de tous les pays qui composaient l’Empire une énorme quantité de valeurs ( de marchandises et de biens de toutes sortes ). Alors la situation changea : la campagne romaine jusqu’à cette époque grenier de la ville, fut livrée aux troupeaux de moutons et les terres les moins fertiles furent abandonnées, transformant des milliers d’esclaves en bouches inutiles. …Mais, ce sont surtout les provinces, qui, souffrirent de cette exploitation, notamment celles d’Asie Mineure et de Syrie . Dans les pays conquis, la domination romaine détruisait les anciens rapports sociaux ; l’imposition de lourds tributs entraînait l’appauvrissement des masses et le nivellement des conditions : en dehors des esclaves, bientôt une seule différence juridique subsista dans la population, celle qui distinguait les citoyens romains de ceux qui ne l’étaient pas…

Ce nivellement des conditions sociales eut sans aucun doute, -en même temps qu’il entraînait un abandon des cultes traditionnels ou locaux-, une influence décisive sur l’expansion d’une religion « universelle », telle que le christianisme. »

Ce sont en tous cas ces conditions historiques qui expliquent que le christianisme naquit au sein des couches populaires, parmi les plus pauvres, embrasant subitement des groupes entiers d’hommes et de femmes, de Syrie ou de Palestine. Et ce sont ces conditions sociales qui expliquent que le noyau idéologique de cette nouvelle religion, inséparable d’une vision apocalyptique, fut constitué par l’attente du messie annonçant la fin imminente de ce monde-ci et la bonne nouvelle de l’avènement prochain du Royaume. « Ce ne sont, en effet, comme l’écrit J.C.Guillebaud, ni des théologiens ni des prêtres qui, dans un premier temps, portent de province en province cette vision eschatologique, mais des communautés mixtes, conduites par des prédicateurs vagabonds. Pauvres, elles cheminent en chantant sur les pourtours de la Méditerranée, ivres de renoncement absolu et d’attente du Royaume. …Ces hommes et ces femmes sont convaincus qu’ils connaîtront de leur vivant la fin de ce monde-ci et l’instauration sur terre du royaume…Dans bien des Epîtres de Paul s’exprime cette perspective : il est lui-même convaincu de l’imminence d’évènements décisifs, c’est à dire de la venue du Royaume qu’il s’attend à connaître de son vivant. »

 

2) L’expérience des exclus

 

Avec ce mouvement social, qui prend naissance dès le début de la décadence de l’Empire romain et s’amplifie dans le temps de sa désagrégation, des milliers d’hommes et de femmes, se retrouvant dans des communautés mixtes, à qui l’esclavage et l’exploitation interdisaient jusqu’à présent, même dans leurs révoltes, toute perspective qui leur eut permis de prendre conscience d’eux-mêmes au travers d’une collectivité, soudain découvrent leur humainité comme une promesse liée à la fin de ce monde et à la venue du Royaume, réunissant les « justes » dans une communauté idéale.

.C’est la nature même du pouvoir fondé sur le travail servile ( sans but, pas même les moyens de leur survie),qui interdisait à ces sous-hommes de prendre conscience d’eux-mêmes, de leur existence en tant qu’êtres humains. Et quand le pouvoir s’effondre, ce qu’ils découvrent, c’est un immense vide :

Si l’on se réfère, selon l’analyse que nous avons présentée, à l’appréhension par les Grecs de leur individualité entièrement liée à leur identité de citoyen et dépendante du regard des autres, on peut mesurer quel néant s’ouvre au cœur de ceux qui prennent conscience d’eux-mêmes sans avoir d’identité !

C’est ce néant de leur vie qu’ils doivent immédiatement combler par l’espérance : d’une autre vie et la venue du Royaume.

Le noyau de cette espérance n’est pas une utopie collective, parce que ces hommes n’ont pas, comme les prolétaires, l’expérience de conditions de vie et d’intérêts communs ; à travers la vision de cette communauté idéale, ce qu’ils attendent, c’est leur « salut individuel », ce qui ne signifie rien d’autre pour eux que l’espoir d’accéder à une existence humaine.

C’est la profonde raison pour laquelle la résurrection des corps est inséparable de l’eschatologie chrétienne :- parce que cette résurrection « physique » permet seule de penser la « réalisation » de leur individualité et sa pérennité en affirmant que la mort elle-même ne saurait l’abolir.

Pour ceux qui ont toujours été privés de toute identité, l’idée de la résurrection des corps est l’équivalent, -en même temps que le contraire-, de l’idée de la métempsychose développée dans l’antiquité par ceux qui, pourvus d’une identité sociale, pouvaient penser leur survie comme une réincarnation de leur âme, .

 

Louis Dumont, auteur des « Essais sur l’individualisme, une perspective sur l’idéologie moderne » n’hésite pas à écrire que le christianisme est « l’amorce d’une immense rupture qui n’en finira pas de cheminer dans tout l’Occident..qu’on peut déceler dans le détail chez Saint Augustin ».

On est allé jusqu’à désigner Saint Augustin comme « le père de l’Occident ».

Qu’en est-il ?

En quoi consiste la rupture idéologique- la mutation de la culture - qui s’est produite sur la base de la mutation sociale et de l’expérience collective que constitue l’avènement du christianisme ?

Essayer de répondre à ces questions devrait nous permettre de comprendre pourquoi la culture occidentale se réclame encore aujourd’hui de cette rupture, pourquoi la réflexion des penseurs de notre siècle,- et sans doute aussi notre propre interrogation – y reconnaissent leurs racines : c’est là l’objet de notre enquête.

 

B. L’expérience du penseur

 

 

1) Le christianisme et les élites

 

A mesure que s’amplifie la dégradation de l’Empire romain, « l’irrésistible progression du christianisme jusqu’à la conversion de l’empereur Constantin en 324, attire peu à peu vers lui les élites sociales, et surtout ce qu’on appellerait aujourd’hui « les intellectuels ». Au début du III°siècle, le christianisme…a gagné les milieux dirigeants, les gouverneurs de province, les magistrats, certains hauts dignitaires de la cour, voire la famille impériale elle-même. »

« Face à un paganisme appauvri, écrit Marrou, c’est le christianisme qui est l’élément ascendant, le principe directeur de l’atmosphère culturelle du IV°siècle.. ; l’idéal nouveau de la culture chrétienne rassemble la majorité des meilleurs esprits de ce temps. »

Dans ces conditions, demandons-nous comment un penseur, comme Saint Augustin –un « intellectuel », comme l’écrit J.C.Guillebaud – peut « réfléchir » l’expérience vécue par des milliers d’exclus qui assistent à la désagrégation de l’Empire romain, alors que lui-même, appartenant aux élites proches du pouvoir, ne saurait vivre cette expérience.

Le penseur, à qui son appartenance sociale ( aux élites de l’Empire) confère une identité, ne peut réfléchir l’expérience vive de ces milliers d’exclus sans faire retour sur lui-même pour s’interroger dans son for intérieur sur cette identité qui fait partie de la conscience qu’il prend de lui-même

Afin de ne pas dénaturer le mouvement de la réflexion par l’exposé de sa « philosophie », suivons la « méditation » de Saint Augustin

 

2) Les étapes de la méditation de Saint Augustin.

 

Comme l’écrit Paul Ricoeur, toute l’œuvre de Saint Augustin est une méditation qui donne à sa recherche intérieure « le ton singulier d’un gémissement plein d’espérance. »

 

Le retour sur soi :

« Je sais que j’existe, que je suis là présentement. Je suis certain de ma présence, ne pouvant jamais être absent de moi-même..Je vis. »

Voici la première certitude : l’appréhension de la conscience comme présence à soi-même, inséparable pour l’homme du fait d’exister.

Dans le retour vers soi mis en œuvre par Saint Augustin, ce que l’on appréhende en premier lieu, loin d’être notre rapport avec une quelconque réalité hors de nous, c’est notre propre existence : celle de cet être que nous sommes, qui souffre, qui aime, qui pense et qui doute ; en un mot cet être qui vit : «  Je me sais donc vivre. Que je dorme, que je veille, que je doute, que je me souvienne, que j’aime : une même vie anime tout ce qui se passe en moi(,-une vie qui est la mienne-). Je vis, et puis-je douter encore que je veuille vivre ? Je veux vivre, j’aime la vie.. Autrement, comment vivrai-je ? »

 

Le cogito, s’il est le moment privilégié d’une certitude, chez Augustin celle-ci est la découverte de moi-même, de ma vie, du miracle de cette existence ; celui que j’appréhende ainsi, en faisant retour sur moi-même, n’est pas un être du monde, - partie de l’univers, que je pourrais voir « avec les yeux de la chair », mais cet être qui se découvre , sans médiation, par « une vue intérieure ».

Dans ce premier moment de la réflexion du penseur ne reconnaît-on pas une découverte qui lui vient d’ailleurs, non pas celle d’une identité liée à son appartenance au monde ( sa qualité d’homme liée à son rôle social de penseur ), mais celle d’un être qui doute et qui aime, d’une individualité souffrante, vivante, qui est le lot commun des hommes n’appartenant à aucune communauté sinon l’assemblée ( ecclesia ) de tous ceux que rapproche leur déréliction ?

Mais, comment le penseur peut-il les comprendre ? comment peut-il retrouver, revivre, restituer l’expérience qui est la leur ?

 

La conscience de soi : « Distensio animi » : la distance qui me sépare de moi-même.

 

La découverte de la distance qui sépare le moi de lui-même, comme un manque à l’intérieur de lui-même, comme un défaut d’être, qui se donnent à la réflexion du penseur comme une douloureuse énigme, est-elle autre chose que l’expression tronquée, faussée, d’une expérience qu’il ne peut pas vivre : celle de tous les exclus qui, d’un seul coup, en prenant conscience d’eux-mêmes découvrent leur individualité comme un manque, leur « moi » comme un être dont ils sont radicalement privés, leur vie comme une existence dépourvue de sens ?

Confronté à la prise de conscience des exclus, qu’il ne saurait vivre comme eux,, la « réflexion » du penseur consiste tout entière dans l’intériorisation du drame.

Pour celui qui possède une identité inséparable de la conscience de soi, la tragédie des exclus, orphelins de toute identité, ne peut se comprendre que comme un drame intérieur : le malheur pour la conscience de soi de ne pouvoir connaître, saisir ce moi qui la constitue. Le penseur ne peut comprendre cette expérience extraordinaire d’un vide au cœur de la vie réelle de ces hommes, autrement que comme une faille, une abîme, une sorte de néant intérieur à la conscience de soi.

Tel est le processus idéologique: Témoin de cette expérience qui appartient à d’autres, le penseur ne peut comprendre leur malheur qu’en le traduisant dans les termes d’un drame intérieur, ; La conscience du malheur, vécue par des milliers d’exclus, se trouve convertie pour le penseur en malheur de la conscience. – en in drame inhérent à la condition humaine.

C’est bien à ceux-là qu’il s’adresse, interpellant l’individu pour le conduire à la compréhension de son malheur :

«  Et que veux-tu donc, toi qui veux vivre ? Ne répondras-tu pas : je veux être heureux ? » Car, « il n’est personne qui ne désire être, comme il n’est personne qui ne désire être heureux. »

 

La découverte de la temporalité : Distensio animi tempus est.

( la distance qui me sépare de moi-même est le temps)

 

« Et, quand je me retire en moi-même, que puis-je y trouver qui dure ?Mes pensées changent, et vont tantôt à tel objet, tantôt à tel autre. J’aime, et bientôt ce que j’ai aimé me fuit, et moi qui l’aimais, j’ai cessé d’être. Tantôt je veux, tantôt je ne veux plus. Tantôt je sais, tantôt j’ignore. Tantôt je me souviens, et tantôt j’oublie. Où donc demeure-t-il, ce moi qui se sait être ?N’est-il pas tantôt ici, et tantôt là ? N’était-il pas hier, et ne sera-t-il pas demain, sans que je puisse jamais l’arrêter au moment où il passe, pour qu’il demeure, et lui dire : tu es ? »

 

Pour comprendre en quoi consiste la distance qui me sépare de moi-même et expliquer aux hommes ce qui constitue leur malheur commun, il faut entreprendre une méditation sur le temps,- qui est au cœur de l’œuvre d’Augustin : - C’est le temps qui m’interdit en tout moment de ma vie de coïncider avec ce que je vis, et qui m’empêche de dire simplement : je suis.

La réflexion sur le temps enferme Saint Augustin dans la dimension du dualisme qui s’impose à la réflexion philosophique dès sa naissance, opposant comme deux contraires inconciliables la conscience et la réalité : ici, la réflexion sur le temps vécu, insaisissable, et le temps du monde, mesurable. C’est la découverte de cette aporie qui explique « le cri d’Augustin au seuil de sa méditation :Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me pose la question, je sais ; si quelqu’un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus, »

Comment le temps peut-il être, si le passé n’est plus, si le futur n’est pas encore et si le présent n’est pas toujours ? – C’est ce paradoxe qui va permettre à Saint Augustin d’expliquer la « distension » constitutive de la conscience et d’éclairer le malheur des hommesen mettant à jour la signification « philosophique » de la « misère humaine ».

Voici le développement de la réflexion : « Ce n’est pas au sens propre que l’on dit ; il y a trois temps : le passé, le présent, le futur…et, si l’on voulait parler au sens propre, peut-être faudrait-il dire : il y a trois temps, le passé de présent, le présent de présent, le présent de futur… ».

Autrement dit : si je peux « parler » de « choses » passées, de « choses » futures et du « passage » du présent, c’est parce que ces trois dimensions du temps sont « à proprement parler » constitutives de la conscience, une sorte de « distension » qui est l’essence de la conscience humaine: « Il y a en effet dans l’âme ces trois modes de temps, et je ne les vois pas ailleurs. »

Le renversement « idéaliste » est accompli :

L’extension : cet espace qui constitue le temps du monde, prend sa source dans la distension de l’âme : dans cette distance, cette faille qui constitue la conscience : «  il m’est apparu que le temps n’est pas autre chose qu’une distension, mais de quoi ? Je ne sais, il serait surprenant que ce ne fût pas de l’esprit lui-même. »

Parvenu à ce point de sa méditation, Saint Augustin a rejoint l’expérience vive d’où est née sa réflexion ( qu’il s’agissait pour lui de réfléchir ) : l’individualité n’est rien d’autre que l’abîme que l’homme découvre quand il prend conscience de lui-même.

Mais, ce que le penseur ignore, c’est que cette distance qui sépare l’individu de lui-même, où il veut voir ce qui constitue l’essence même de la conscience, cette distance intérieure exprime – ou réfléchit – une expérience historique, vécue par ceux que nous avons désignés comme les exclus.

En effet, celui qui est exclu, parce qu’il est privé de toute individualité sociale reste étranger au devenir, à ce mouvement objectif qui constitue l’histoire des hommes. Et, dès lors, la conscience qu’il prend de son existence personnelle n’est rien d’autre que ce présent écartelé entre les dimensions du passé et de l’avenir. qui coïncident avec les bornes de son existence . L’être dont il est séparé, c’est lui-même, dans la mesure où sa condition lui interdit toute « réalisation » de soi au travers du devenir..

 

 

La genèse de la foi : Du temps à l’éternité ; le mouvement de la conversion

 

Après avoir transmué le malheur de ces sous hommes en « conscience malheureuse », comment transfigurer le non sens de leur vie en la croyance à une autre vie ?.

P. Ricoeur note très justement : « Pour penser jusqu’au bout la négativité de la distensio animi, c’est à dire la faille du triple présent qui constitue la conscience,, il faut pouvoir la comparer à un présent sans passé ni futur. »

Reprenons la méditation où nous l’avons interrompue :

« Et, quand je me retire en moi-même, que puis-je y trouver qui dure ?Mes pensées changent, et vont tantôt à tel objet, tantôt à tel autre. J’aime, et bientôt ce que j’ai aimé me fuit, et moi qui l’aimais, j’ai cessé d’être…Et Augustinpoursuit : « Je l’ai aimé, tant que je ne l’avais pas, et je ne l’aimais déjà plus quand je l’avais… 

Nulle part, je n’ai trouvé ce que je cherchais, partout où j’allais, j’ai rencontré le néant. »

Et voici l’interrogation qui, d’un seul coup, fait franchir l’abîme, comme une révélation : «  Que cherches-tu si ce n’est ce qui ne passe pas, la présence sans absence, l’unité sans dispersion, la connaissance sans oubli, l’être sans le non-être, la vie sans la mort, la vie même de la vie ?..

Je ne serai pas rassasié de ce qui est mortel, je ne serai pas rassasié de ce qui est dans le temps. » Il me faut quelque chose d’éternel, il me faut l’éternité. »

Si la distensio animi n’est rien d’autre que « la triple faille du présent » qui constitue la conscience, le malheur de l’homme s’éclaire d’une autre vérité, soudain révélée par le mouvement même de la réflexion : Le vide que l’homme découvre en lui, qu’il cherche désespérément à combler, c’est le signe et l’épreuve de sa condition mortelle, L’autre face de son angoisse et la raison de sa recherche, c’est le désir et l’espérance d’une éternité.

Pour effectuer en sa Méditation le bond qui permet de passer de l’épreuve du temps à l’affirmation de l’éternité, c’est bien à l’un de ces hommes qu’il s’adresse en lui parlant le langage du bonheur l

« Rien d’autre ne saurait te satisfaire que retour sur toi-même : je ne vis pas. Puis-je être heureux sans être toujours ? Qu’est-ce qu’un bonheur qui ne dure pas ? N’est-ce pas plutôt misère que bonheur ? Qu’est-ce donc que la vraie vie, sinon celle qui est la vie éternelle ? »

Qui pouvait entendre cet appel à la conversion, -ce bond qui conduit, sans médiation, du néant à l’être- , sinon l’un de ceux qui, prenant conscience du non sens de leur vie, ne pouvaientvivre, que dans l’attente d’une « autre vie ?

« Il me faut, dit-il, quelque chose d’éternel, il me faut l’éternité. »

 

Ce qu’il nous est donné de comprendre à partir de ce tournant de la méditation augustinienne, c’est le processus idéologique qui constitue la genèse de la foi

La transmutation de la misère des hommes en malheur de la conscience, ne peut s’imposer comme vérité à ceux qui souffrent que si le penseur va plus loin que la description de ce malheur : « en comparant », écrit Ricoeur entre guillemets, le temps à l’éternité, le néant de la conscience humaine à la plénitude de l’être.

Mais que signifie cette comparaison qui s’impose soudain au penseur comme le sens de sa démarche, sinon la nécessité ( qu’il subit en tant que penseur ) de consacrer ce qui est au cœur des hommes l’espérance d’une autre vie?

 

 

II. De la foi à la religion

 

Dans l’analyse de ces premières étapes de la méditation de Saint Augustin , nous venons d’assister à la reprise – à la réflexion – par le penseur d’un processus idéologique qui se produit dans la conscience commune, comme le moment historique de la genèse de la foi.

C’est ce processus que le penseur « reproduit » : L’affirmation de l’éternité semble bien naître de la conscience de la négativité du temps, comme l’exigence de combler le vide ouvert au cœur de l’homme par la conscience de soi, comme une question en suspens, que pose une conscience angoissée.

 

De fait, comme le montre Ricoeur, dès le début de sa méditation, Saint Augustin détient et développe la réponse à la question : La « négativité » que le temps ouvre au coeur de nous-même ne prend son sens que par l’affirmation de l’éternité .

Le penseur, sur le terrain de la foi, met en œuvre une théologie

,

1) Le renversement de la réflexion de Saint-Augustin

 

Pour penser jusqu’au bout le temps comme passage, il faut former l’idée de l’absence de temps. Augustin est ici l’héritier de la philosophie

.Comme le souligne P.Ricoeur, c’est la conjonction de l’hébraïsme et du platonisme qui conduit la réflexion d’un penseur comme Augustin à l’idée d’un Dieu unique qui est l’Eternel, dont le Verbe a créé tout ce qui existe dans le temps.

Citons l’analyse de Ricoeur :

Le livre XI des Confessions de Saint Augustin s’ouvre sur le premier verset de la Genèse : In principio fecit Deus…. De plus les quatorze premiers chapitres joignent la louange du psalmiste à une spéculation largement platonicienne et néoplatonicienne.. A la réflexion, au travail de l’intelligence ( selon l’expression de Ricoeur ), l’antériorité de l’éternité par rapport au temps est donnée dans le contraste entre « l’être qui n’a pas été fait et qui pourtant est » et « l’être qui a un avant et un après, qui change et qui varie ».

Ce contraste, Augustin l’exprime en un cri : « Voici que le ciel et la terre sont ; ils crient qu’ils ont été faits, car ils changent et ils varient ».

Et, si l’on interroge l’Eternel : « Comment as-tu fait le ciel et la terre ? », la réponse ( si l’on met à part le ton de la louange ) est platonicienne : « C’est dans ton Verbe ( logos ) que tu les a faits. »

 

Dès le moment où, pour des raisons historiques et sociales naît, avec les religions monothéistes, l’idée d’un dieu unique considéré comme une Personne, le problème insoluble de l’origine du sens (du Logos) soulevé par la réflexion philosophique, est repris par la religion comme le mystère de la création du monde par le Verbe.

 

Le Monothéisme : l’idée d’un Dieu unique, l’essence de ce Dieu, à la fois intelligent et Tout Puissant, l’idée de la Création de l’Univers qui « procède » de la nature même de Dieu, la chute de l’âme, de nature immortelle, dans un corps matériel, qui la rend prisonnière et aveugle à la lumière, la soumission ou l’ascèse qui lui permettent de retrouver l’Etre dont elle procède, enfin l’idée d’un Médiateur qui est Dieu (en tant que Verbe) et en même temps Fils de Dieu pour reconduire le Monde créé vers la Lumière, jusqu’à son origine, ces thèmes qui constituent le contenu de la Religion chrétienne, sont repris à la philosophie en une continuité qui est la vie propre de l’idéologie.

 

2) La genèse de la religion

 

La révélation d’un Dieu personnel

 

« Toutes les créatures m’ont dit : Ce n’est pas moi que tu cherches, c’est un autre, c’est celui qui est la vie de notre vie, étant la vie de toute vie. »

 

Si, à la réflexion, chez Plotin tout autant que chez Platon, seule la pensée de l’éternité permet de concevoir le temps ( comme un défaut d’être ), Saint Augustin est bien, d’une certaine façon, l’héritier de la philosophie antique.

Mais, écrit Ricoeur, « Augustin ne se borne pas à penser l’éternité ; il s’adresse à l’Eternel, il l’invoque à la seconde personne. Le présent éternel déclare lui-même à la première personne : sum et non esse. » Dès ce moment, la spéculation est inséparable de l’hymne; le défaut d’éternité n’est pas seulement une idée, -une limite qui permet de penser le temps, mais  un manque ressenti au cœur d’une expérience vive – vécue - du temps,..Ainsi intensifiée au plan existentiel, l’expérience de la « distensio animi » est élevée au niveau de la plainte. »

Il faut citer très largement ici l’analyse de Ricoeur :

« Sous l’horizon de l’éternité stable, la plainte déploie sans vergogne ses affects propres : « Qu’est-ce donc qui resplendit (interlucet) jusqu’à moi et frappe (percutit) mon cœur sans le blesser ? Je suis à la fois plein d’horreur et plein d’ardeur (et inhorresco et inardesco) : plein d’horreur dans la mesure où je ne lui ressemble pas, plein d’ardeur dans la mesure où je lui ressemble » (9,11). Déjà, dans le parcours narratif des Confessions, à l’occasion du récit des vaines tentatives d’extase plotinienne, Augustin gémit : «  Et j’ai découvert que j’étais loin de toi dans la région de la dissemblance (in regione dissimilitudinis) » (VII,10,16).

L’expression, qui vient de Platon (Pol., 273d) et qui avait été transmise en milieu chrétien par l’intermédiaire de Plotin (Ennéade I, 8, 13, 16-17), prend ici un relief saisissant : elle ne se rapporte plus, comme chez Plotin, à la chute dans le bourbier obscur ; elle marque, au contraire, la différence ontologique radicale qui sépare la créature du créateur, différence que l’âme découvre précisément dans son mouvement de retour vers soi et par son effort même pour connaître le principe.

Les pages finales du livre XI, qui achèvent l’enchâssement de l’analyse du temps dans la méditation sur les rapports entre l’éternité et le temps (29, 39 –31, 41), proposent une ultime interprétation de la distensio animi, marquée par le même ton de louange et de plainte que les premiers chapitres du livre. La distensio animi ne désigne plus seulement la « solution » des apories du temps ; elle exprime désormais le déchirement de l’âme privée de la stabilité de l’éternel présent ; elle devient synonyme de la dispersion dans la multiplicité et de l’errance du vieil homme. Avec cette mutation de sens qui affecte la distensio animi, la frontière est tacitement franchie qui sépare la condition de l’être créé et celle de l’être déchu : « Je me suis éparpillé (disolui) dans les temps dont j’ignore l’ordonnance … » (ibid). Les « gémissements » dans lesquels se passent nos années sont indivisément ceux du pêcheur et ceux de la créature. »

Reprenons la méditation de Saint Augustin pour confirmer cette extraordinaire mutation de sens de la prise de conscience de soi, qui conduit de la réflexion philosophique sur le rapport du temps à l’éternité au déchirement de l’âme .Voici le temps :

« Mais où est-elle donc ma demeure puisque tout en moi, et en dehors de moi passe ?

Voici l’espérance :

« Espère, ô mon âme. Apprends à vivre où tu ne vis pas encore, pour que le jour vienne où tu saches y demeurer et vivre. Que ton cœur te précède et te prépare la demeure. Ton cœur te dit : Je suis chez Dieu. Pourquoi donc ne viens-tu pas ? Dis-lui : Attends-moi, je viens. »

Voici la déréliction :

« Tu ne saurais te reposer, ô mon âme ! Tu montes ou tu descends. Elève-toi pour ne pas tomber. Vis afin de ne pas mourir. Sois, afin de ne pas cesser d’être.

Mais je suis tombée et mes forces m’ont abandonnée. Je ne puis me relever. Je vais mourir.

Accroche-toi à lui, afin qu’il te relève. »

Voici enfin le moment où la conscience du malheur, vaincue par l’espérance ouvre le chemin du bonheur :

« Gémis et espère, ô mon âme. Espère en gémissant et gémis en espérant. Gémis de ne pas le voir encore, et espère parce que tu le verras. Quand tu dis : je suis ici, tu gémis ; mais quand tu dis : bientôt je serai chez lui, tu te réjouis. Ton espoir te réjouit ; mais en même temps tu es triste et tu gémis, parce que celui qui espère n’a pas encore ce qu’il espère. Sache être malheureuse, ô mon âme, afin qu’en lui tu sois heureuse. »

 

- La conversion

 

D’où vient cette voix humaine qui affirme que l’homme peut échapper à sa condition mortelle ?

C’est pour répondre à cette question qu’Augustin est, après Paul, l’auteur d’une théologie chrétienne sous la forme d’une idéologie qui emprunte ses concepts à la philosophie

Citons encore une fois l’analyse de Ricoeur, qui reprend la méditation de Saint Augustin là où nous l’avions laissée, pour montrer comment la réflexion initiale sur le temps s’appuie sur la découverte du Dieu personnel – celui de la foi – pour élaborer une idéologie religieuse, c’est à dire une théologie.

« Voici que le ciel et la terre sont ; ils crient qu’ils ont été faits, car ils changent et ils varient ».

Et Augustin souligne ( comme pour nous renvoyer au dualisme platonicien ) : « Nous savons cela ». C’est alors qu’il s’adresse au Dieu personnel, qu’il somme de résoudre le problème du dualisme en éclairant l’idée de création « Fais que j’entende et que je comprenne comment (quomodo) dans le principe tu as fait le ciel et la terre » (3,5) La question est pressante: « Mais comment (quomodo) as-tu fait le ciel et la terre? » (5,7)

Et, la réponse, qui se réfère au concept du « Logos » de la Gnose, ne se démarque de la philosophie qu’en s’exprimant dans le langage de la louange et du rapport personnel:« C’est dans ton Verbe que tu les as faits » .

Mais de cette réponse naît une nouvelle question : « Mais comment as-tu parlé ? » (6,8)). Il y est répondu, avec la même assurance : par l’éternité du Verbum :

« C’est ensemble (simul) et éternellement (sempiterne) que tout (omnia) est dit. Autrement, déjà ce serait le temps et le changement, non la vraie éternité ni la vraie immortalité » (7,9). Et Augustin confesse : « Cela, je le sais, mon Dieu, et je t’en rends grâce » (7,9).

Interrogeons donc cette éternité du Verbe.

D’abord, dire que les choses sont faites dans le Verbe, c’est nier que Dieu ait créé à la manière d’un artisan qui fait à partir de quelque chose : Augustin distingue la réponse religieuse de la philosophie en rejetant d’emblée la solution philosophique, qui ne peut qu’ « imager » la création en faisant appel, comme Platon dans le Timée, au mythe cosmogonique. C’est la référence à la foi- au dialogue personnel avec Dieu-, qui interdit de le confondre avec un artisan qui aurait ordonné le chaos et façonné le monde selon des modèles :

« Ce n’est pas dans l’univers que tu as fait l’univers, car il n’était pas (quia non erat) en tant que lieu où il pût être fait, avant qu’(antequam) il ne fût fait de façon à être » (5,7).

« La création ex nihilo, note Ricoeur, est ici anticipée, et ce néant d’origine frappe dès maintenant le temps humain de déficience ontologique. »

Mais le contraste décisif est celui qui oppose le Verbum divin et la vox humaine : Le Verbe créateur n’est pas comme la voix humaine qui « commence » et « s’achève », comme les syllabes qui « résonnent » et « passent » (6,8). Le Verbe et la voix sont aussi irréductibles l’un à l’autre et aussi inséparables que le sont l’oreille intérieure qui écoute la Parole et reçoit l’instruction du maître intérieur, et l’oreille extérieure qui recueille les verba et les transmet à l’intelligence vigilante. Le Verbum demeure ; les verba disparaissent. »

 

Avec l’Affirmation originaire du Verbe divin, créateur de toutes choses, la conversion est accomplie : La « voix humaine », c’est à dire la conscience que les hommes de ce temps prenaient de leur malheur n’est plus que la plainte de la créature, celle d’un être déchu, qui ignore son origine et clame son espérance dans le désert.

 

La leçon de la démarche

 

Le processus, qui est à l’œuvre dans l’élaboration par Saint Augustin d’une idéologie religieuse repose tout entier sur l’ignorance par le penseur de l’origine et de la base de sa démarche : Ce qui lui est et lui reste dissimulé, c’est le sens de cette voix humaine qui est le cri de ceux qui sont depuis toujours privés d’identité, de ceux qui, prenant conscience d’eux-mêmes, ne peuvent appréhender leur individualité autrement que comme une exigence et une promesse, portées par leur espérance commune,

Le penseur, prisonnier de son identité, inséparable de la conscience qu’il prend de lui-même, qui ne peut jamais totalement se dépouiller du « vieil homme », ne saurait entendre cette voix humaine, qui est le cri de gorge – la plainte et le chant – des hommes réels, sans la comprendre comme une voix intérieure, qui lui annonce une vérité qui vient d’ailleurs et l’emplit d’une certitude qui le dépasse.

C’est sur cette terre que les hommes réels attendent l’avènement d’un nouveau Royaume. C’est en lui que le penseur, qui réfléchit cette attente, découvre la Cité de Dieu !

L’analyse que nous avons présentée de la démarche de Saint Augustin nous permet d’éclairer la base historique de cette mutation de la réflexion. Ce moment historique, que nous avons essayé de décrire avec l’aide des historiens, est cet immense mouvement social entraîné par la décadence puis la désagrégation de l’Empire romain , qui jette sur les chemins de Syrie et de Palestine des milliers d’hommes et de femmes, porteurs d’une espérance qui prend la forme de la foi, synonyme pour eux d’une résurrection.

La réponse de Saint Augustin à cette espérance, c’est l’élaboration d’une idéologie religieuse qui promet la vie éternelle, garantie par l’existence d’un dieu personnel, créateur du ciel et de la terre.

 

 

 

En guise de conclusion :

 

Quel est le secret de la méditation d’Augustin, où, selon les termes de Ricoeur, « l’hymne se mêle à la plainte, où la tristesse du fini est inséparable de la célébration de l’absolu », - où, selon la méditation du poète, la découverte du vide, du gouffre intérieur, « allume aux lointains la lueur d’une lampe inconnue de nous» ?

Ou mieux : quel est le secret de la conscience qu’un homme prend de lui-même, - de son individualité et de sa vie singulière -, pour qu’il l’éprouve et l’exprime sous le signe du « déchirement », compris comme une faille à l’intérieur de soi, qui nous sépare radicalement de l’être ?

Le simple énoncé de la question nous transporte de plain pied sur le terrain d’une réflexion, qui paraît contemporaine de notre modernité :

- le « déchirement » des héros de Dostoïevski, chez qui la croix qu’ils portent les contraint à donner le nom de Dieu à l’absence de l’être ;

- l’« angoisse » qui est le nom donné à la découverte - sans raison- du non sens de l’existence , par quoi le penseur récuse le nom de dieu pour signifier – mesurer en lui - la distance qui le sépare du monde ;

- l’ « interrogation du destin » , quand le penseur cherche en vain à rejoindre « les humiliés et les offensés » de Dostoïevski, qui ne sont plus maintenant les abandonnés de Dieu, mais les acteurs de l’histoire ;

- la « bonne nouvelle de la mort de l’homme », par laquelle les nouveaux hérauts de l’apocalypse des idéaux et des espoirs, inscrivent « la déchirure » au sein de l’être pour signifier aux hommes qu’ils sont définitivement séparés de leur avenir par l’illusion de l’histoire.

 

Qui n’a pas reconnu, à travers cette évocation, l’histoire de la pensée contemporaine : dans le sillage de Dostoïevski, le foisonnement des prophètes de l’absurde, la vie tragique et dérisoire promue par l’œuvre qui désigne Malraux, enfin la tentative « littéraire » de Foucault et de ses épigones ressuscitant Nietzsche pour proclamer la fin de l’homme, et faisant l’éloge de la folie schizophrène pour déguiser la dichotomie installée au cœur de la vie réelle des hommes ?

Avec Augustin, pour la première fois, le penseur, appréhendant le mouvement naturel de la réflexion comme un retour vers soi, « découvre » la conscience comme distance à soi. « Découverte » : ce qui, pour le penseur de notre temps est devenu une évidence de la réflexion , pour lequel la « distance » est l’essence même de la conscience de soi.

Or, voici ce qui doit nous surprendre - nous qui, sans doute, sommes nous-mêmes victimes de cette évidence : Cette découverte ne se produit au temps d’Augustin qu’au prix d’une épreuve « intérieure », qui est celle d’un déchirement.

D’où vient cette douleur qu’Augustin « intériorise » et décrit comme un déchirement de l’âme, qui lui arrache une longue plainte et des « gémissements, - cette douleur qui semble « habiter » son âme ? A qui s’adresse le penseur quand il dialogue avec son âme ? Plainte et gémissements ne sont-ils pas l’écho « affectif » ( selon le qualificatif de Ricoeur ) d’une douleur qu’il découvre hors de lui dans un monde où il est pour ainsi dire « jeté » ?

Le penseur n’est-il pas cet étranger qui écoute la plainte de ces hommes plongés dans la misère, qui prennent soudain conscience de leur malheur ?

Augustin écoute la plainte des exclus, , ainsi que la douleur inscrite dans leur vie réelle, qu’il ne saurait vivre comme eux.

Soudain il entend cette voix comme lui venant de l’intérieur, - sa voix de gorge-, comme dit Malraux,- cette voix qu’il n’entendait jusqu’à présent que par les oreilles, de l’extérieur : Vox humana !

Et c’est alors qu’il s’écrie, comme se parlant à lui-même :

« je suis tombé et mes forces m’ont abandonne. Je ne puis me relever. Je vais mourir. Et cette voix, sa propre voix lui répond : «  Espère en gémissant et gémis en espérant. »

 

Il nous a été donné d’assister à ce mouvement réflexif », par lequel la conscience que l’individu prend de lui-même et de sa vie se transforme en cette intériorité qu’on désigne significativement comme un «  for intérieur », -’un « forum », c’est à dire un espace privé, où l’on aurait le privilège de ne rencontrer que soi-même, mais où l’on ne découvre que le vide.

L’acte de naissance de la conscience de soi, c’est le moment de cette séparation. Ce que chacun rencontre quand il réfléchit ce présent, qui constitue sa vie, c’est lui-même « hors de » lui.

Le présent, qui est l’inscription par un individu de son devenir dans le temps du monde, devient l’espace écartelé d’un « temps propre » ( trouvant en lui sa source ), qui sépare l’individu de ce devenir. - Ce qu’on appelle « temporalité » , c’est cette inversion par laquelle ce pouvoir, - essence même de l’individu «  ce vivant humain » -, d’inscrire ,dans un monde, à l’extérieur de lui-même, le devenir de l’individualité humaine, apparaît à cet individu comme une fatalité inscrite dans sa condition « mortelle »., inhérente à sa séparation « originelle » d’avec l’être.

La découverte par Saint Augustin de la « vox humana », qui s’élève comme une plainte de ces milliers de sous hommes accédant à la conscience, l’oblige à chercher en ce « for intérieur », où le moi est séparé de lui-même par le temps, la raison de cette séparation, que la voix humaine de ce peuple autour de lui conteste en mêlant à sa plainte le chant d’une espérance qui a la couleur de l’espoir concret d’un à venir.

En écoutant ce cri, nous faisons cette découverte, qui annonce le sens de cette interrogation inscrite en nous, - que Char désigne comme la prodigieuse question : la conscience, avant d’être cette intériorité que nous appelons « conscience de soi » ( à partir du moment où l’individualité est déjà figée comme une chose, - « réifiée » sous la forme d’un moi séparé du monde ) , n’est rien d’autre que la perception par l’individu de sa propre voix . Vox humana, parce qu’à travers la perception de sa voix, celui qui prend ainsi conscience appréhende son humanité comme une promesse qu’il lui appartient,- à lui-même et aucun autre – de tenir, et comme une espérance, qui appartient à tous d’un à venir de l’homme.

 

 
 
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