Qu’est-ce que l’art ?
Introduction : Le problème philosophique de l’Art
Le problème philosophique de l’Art, tel qu’il s’impose aujourd’hui encore, se noue à partir d’une double réflexion.
La réflexion philosophique (notamment avec le platonisme) consiste à observer qu’on ne peut désigner comme œuvre d'art, qu’un objet, quel qu’il soit (une chose matérielle ayant forme et couleur, l’ordonnance des mots et les rythmes d’un discours, l’enchaînement des mouvements dans une chorégraphie, la combinaison des sons qui constituent une musique), dont la valeur dépasseses qualités et ses aspects sensibles, tels qu’ils nous sont donnés dans l’expérience immédiate. Que cette expérience soit simplement perceptive ou qu’elle soit l’objet d’une intention utilitaire ou cognitive.
L’objet artistique semble impliquer une transcendance de cet objet par rapport à l’expérience, une qualité « supra-sensible ».
La seconde face de cette réflexion, propre à la modernité, qui reconnaît son point de départ dans la découverte du sujet par le cogito cartésien et se réfère à la « Critique du jugement » de Kant, trouve l’origine de la valeur artistique dans la relation esthétique du sujet avec l’objet, qui n’a rien à voir ni avec la pratique ni avec la connaissance, mais bien avec une appréciation qu’on appelle le goût, résidant dans la sensibilité propre à chacun, immanente au sujet :
La valeur artistique prend sa source dans une appréciation subjective.
Concrétisons
Un poème « hermétique » de Char
Une peinture abstraite de Nicolas de Stael
Une statue de Giacometti
Un quatuor à cordes de Schönberg
Si j’ai du goüt.. pour ces œuvres, je ne saurais l’expliquer ; j’entretiens avec elles un rapport particulier, singulier. N’est-ce pas pour moi, en moi qu’elles prennent leur valeur. Si je commets l’imprudence d’affirmer : - c’est beau…, j’émets un jugement de valeur que je ne peux justifier que par une relation esthétique : Cette valeur est éprouvéedans la perception de cet objet qui se donne avant tout comme à percevoir (et goûter est encore sentir) ….
Mais qui me reprochera cette imprudence ?
Je ne puis justifier ce jugement par quoi j’affirme la qualité esthétique de cet objet sans affirmer en même temps que sa valeur excède, dépasse la relation singulière que j’entretiens avec lui. N’est-ce pas cette transcendance que je reconnais en faisant référence à la beauté ?
J’affirme implicitement que « l’articité » de l’œuvre - la valeur artistique qui fait de cet objet une œuvre - est indépendante de moi.
Que signifie cette transcendance qui se dévoile dans l’immanence ?
Voici donc la contradiction qui constitue une aporie philosophique :
Un objet quelconque n’est une œuvre d'art qu’autant qu’il détient (pour ainsi dire mystérieusement en lui) une valeur qui dépasse, -transcende-, l’expérience sensible, c’est à dire le rapport subjectif que nous, un individu quelconque, entretenons avec lui.
Mais, d’un autre côté, cette valeur est inséparable d’une « relation esthétique », c’est à dire du rapport de cet objet avec notre sensibilité.
La question se pose non seulement du côté de la réception de l’œuvre, mais aussi du côté de sa production : ce qui confère à l’objet le caractère d’une œuvre d’art, ce n’est ni pour l’individu « récepteur » le fait qu’il entretient avec cet objet une relation « esthétique » ( c’est à dire un rapport privilégié avec sa sensibilité ). ni pour l’individu qui l’a créé le fait qu’il l’a produit dans une intention artistique,
Tout le problème est alors de comprendre comment il est possible de fonder dans l’immanence de la relation esthétique, c’est à dire dans le rapport de l’objet à la subjectivité, la transcendance de la valeur artistique.
Comment cette qualité « supra-sensible », qui constitue la valeur, peut-elle trouver son origine dans notre sensibilité. ?
Cette formulation du problème relève d’une philosophie réflexive, qui cherche à comprendre à partir du sujet le rapport qui l’unit à une réalité objective, qui semble se définir par son extériorité et son indépendance à l’égard du sujet.
Luc Ferry écrit :
«C’est au niveau de l’esthétique moderne que se pose de la façon la plus difficile, la plus décisive, le problème central de la modernité en général :-comment fonder l’objectivité sur la subjectivité, la transcendance sur l’immanence ? »
Il précise la raison pour laquelle l’Esthétique, la réflexion sur l’oeuvre d’art, lui paraît décisive pour poser et, peut-être, résoudre la question centrale de la philosophie:
«Dans le domaine de l’esthétique, cette question se lit à l’état pur, parce que c’est en elle que la tension entre l’individuel et le collectif, entre le subjectif et l’objectif est la plus forte Il y a moins de désaccord sur la grandeur de Bach ou de Shakespeare (disons: sur la valeur de l’œuvre de Bach ou de Shakespeare) que sur la validité de la physique d’Einstein...»
La question de l’objectivité se pose en effet en d’autres termes quand il s’agit, non pas de la validité de la connaissance, mais de la valeur de l’œuvre. Mettre en œuvre, c’est en effet, pour l’homme, pour un individu, qui est le « sujet », produire une réalité ; un « objet » : L’œuvre est un « artefact ».
Il ne s’agit plus de s’interroger pour savoir comment le sujet, par la pensée, peut comprendre une réalité indépendante de la pensée. Il s’agit de comprendre comment une réalité, - un objet produit par un sujet -, peut avoir une « valeur » indépendante de l’individu, et, remarquons-le, non seulement du sujet qui l’a produite, mais de tout individu, pourvu qu’il ait une relation « esthétique » avec cet objet.
Or, ce qui confère à l’objet le caractère d’une œuvre d’art, ce n’est ni, pour l’individu qui l’a créé : le fait qu’il l’a produit dans une intention artistique, ni pour l’individu « récepteur » : le fait qu’il entretient avec cet objet une relation « esthétique » (c’est à dire un rapport privilégié avec sa sensibilité).
Autrement dit, si l’on part de l’individu, la valeur de l’œuvre d’art reste un mystère, parce qu’elle transcende l’individu en renvoyant à un rapport social.
Et Luc Ferry s’interroge : «Comment penser le lien social dans une société qui prétend partir des individus pour reconstruire le collectif ?»
Celui qui contesterait que la valeur de l’oeuvre transcende la relation de l’objet à l’individu - récepteur ou créateur - devrait expliquer pourquoi l’œuvre à une valeur commerciale, quand l’objet entre dans le circuit de l’échange
L’« articité » de l’œuvre renvoie-t-elle au mystère de la Beauté ou à l’énigme de la valeur qui naît d’un échange social?
Cette question est au cœur de la problématique de l’Art.
PARTIE I : Philosophie et esthétique
Chapitre 1: La transcendance du Beau
Dès qu’on passe de l’énoncé : ceci est beau à l’énoncé : le beau est..., on en vient à concevoir un être du beau et à le doter d’une consistance et d’une autorité telles qu’au lieu qu’il procède des choses belles, ce sont les choses belles qui procèdent de lui : les choses ne sont belles que dans la mesure où elles ont part à la beauté. Voici la valeur promue au rang d’Idée et installée dans un ciel métaphysique. (M. Dufrenne)
Pour Platon la beauté, loin de résider dans l’objet, dans le visible, appartient, comme le Vrai et le Bien, au royaume des Idées, qu’on peut, nous explique Platon dans le mythe du «Timée », comprendre comme les Formes, les modèles à partir desquels un Démiurge a structuré le chaos pour constituer notre univers visible : ce cosmos , qui est synonyme de l’ordre. Le chemin ascendant, que doit suivre l’apprenti philosophe (selon les textes de l’Hyppias majeur, du Phèdre, et du Banquet, complétés par le mythe de la Caverne dans la République) le conduit de l’amour des beaux corps à l’affection pour les belles âmes jusqu’ à la découverte et à la contemplation des Idées.
Mais, ce qui se dérobera toujours à la vue de l’homme, explique Platon dans l’Allégorie de la Caverne, c’est cette transcendance, qui, comme la lumière d’un soleil, rend les choses visibles, mais aveugle celui qui veut la comprendre, comme le soleil éblouit celui qui veut le contempler. Le Beau est bien l’Idée qui resplendit dans le sensible. L’art est ainsi la médiation par laquelle l’imitation de la nature (la mimesis), fait apparaître l’éclat du beau idéal.
C’est la transcendance de la Beauté idéale structurant le visible qui rend compte de la transcendance de l’œuvre d'art.
Il faut noter que l’Idée du Beau est seule à resplendir dans le sensible ; seule capable de séduire directement, elle est distincte des autres Idées. D’où la complexité de l’esthétique platonicienne. D’un côté, l’art ne peut être que second par rapport au Vrai ou au Bien et le Beau est en désaccord avec le Vrai et le Bien, puisqu’il apparaît dans le sensible. Pourtant, ce désaccord est heureux, et le Beau rejoint le Vrai parce qu’il révèle ou désigne l’Être au sein du sensible. Et l’art, s’il peut et doit être condamné, en ce que l’imitation des Idées telle qu’il l’accomplit est toujours de second ordre, mérite cependant d’être pris en considération en ce qu’il est médiation : par lui s’articule la différence entre sensible et non-sensible.
Ce dernier point explique la souplesse des jugements que Platon a successivement portés sur l’art. Souvent sévère, il s’adoucit jusqu’à suggérer, dans Les Lois, que l’art n’est qu’un divertissement inoffensif. De même, il faut souligner l’incertitude dans laquelle se trouve Platon sur le bien-fondé de la théorie des Idées. Dans la premièrepartie du Parménide, il s’interroge sur l’opportunité de parler d’Idées à propos des choses laides ; c’est seulement à propos des choses belles que le mot avait jusqu’ici été prononcé. Il est clair que c’est alors toute la question des rapports du sensible et de l’intelligible, du Devenir et de l’Être, c’est-à-dire de la participation, qui se trouve posée à nouveau.
1) Aristote
Par rapport à l’esthétique de la transcendance, Aristote opère un retour au concret en transposant à l’ensemble du réel une analyse propre à l’esthétique : celle des quatre causes.
Une statue est faite de marbre (cause matérielle), elle suppose un travail de la part du sculpteur (cause efficiente), ce dernier lui donne une certaine forme (cause formelle) en vue d’une certaine fin (cause finale). Dans cette technique, en quoi consiste l’art, la fin que se propose le sculpteur est la réalisation de la forme, que, par son travail (cause efficiente), il impose à une matière, qui en elle-même est indéfinie, indéterminée, in-forme (apeïron). C’est la forme (telle ou telle statue), se confondant avec la fin que se propose le sculpteur, qui est le moteur du processus. Or, ce processus est précisément celui qui est à l’œuvre dans la Nature, auquel se ramènent tous les mouvements que nous pouvons observer.
La nature, où l’on ne voit en action que des causes matérielles, obéit à une téléologie, où tous les mouvements sont régis par une finalité, qui est la réalisation d’une forme, qui est propre à chaque chose et définit sa nature. On peut comparer la forme, explique Aristote, à un modèle que la nature réalise spontanément. La forme contient en elle-même toutes les conditions matérielles de sa réalisation. S’il y a ou s’il doit y avoir un arbre, il faut qu’il y ait eu ou qu’il y ait une graine, puis qu’elle germe, enfin que ce germe croisse. Mais la graine contient en elle toutes les conditions qui vont donner naissance à la « forme » de l’arbre ; la semence de tel arbre fruitier contient en elle toutes les conditions qui vont donner naissance à la forme du fruit après le moment de la floraison.
Qu’il s’agisse de l’Art ou bien de la Nature, aux yeux d’Aristote, la causalité véritable provient donc de la « forme », en tant que celle-ci est à la fois la « fin » et le moteur d’un processus de réalisation.
De cette description, on peut tirer une esthétique normative : l’œuvre montre l’union de la forme et de la fin, elle est et doit rester proportionnée à l’homme, et cela suppose une lutte contre la démesure et l’indéfini, l’aspect informe et fuyant de la matière. Il n’y a pas moins de normativité chez Aristote que chez Platon : si ce dernier en appelait à une définition « idéale » du Beau ou au dogmatisme des Idées-nombres, Aristote soumet l’art à une finalité immanente à la Nature.
D’où une nouvelle approche de la mimèsis : l’œuvre reproduit la Nature telle qu’elle se manifeste, mais selon une exigence d’ordre et d’universalité logique, à déduire de cette manifestation même, et qui rend, par exemple, la poésie supérieure à l’histoire parce que plus universelle.
La mimesis n’est pas tant reproduction de la nature que recréation artificielle du processus naturel grâce à laquelle l’art réalise une catharsis permettant à l’homme d’échapper aux mouvements erratiques des passions.
Chapitre 2: La « révolution » kantienne
Il est possible, à partir de Baumgarten, de saisir le sens de l’entreprise kantienne. Celle-ci, dans la Critique du jugement (1790), commence par démentir, à la façon de Dubos, qu’il soit possible de fixer « une règle d’après laquelle quelqu’un pourrait être obligé de reconnaître la beauté d’une chose ». Le jugement esthétique est donc subjectif ; c’est un jugement réfléchissant, susceptible de varier d’un sujet à l’autre, et qui s’oppose par là au jugement logique, déterminant, lequel, reposant sur des concepts, est invariable.
Le plaisir, éminemment changeant, est-il dès lors le seul critère du Beau ?
Pour Kant il n’est pas d’autre critère du beau que le « jugement esthétique » ou « jugementde goût ». Mais cette notion comporte deux aspects :
Lorsqu’il écrit « Le jugement de goût est esthétique », il ne s’agit pas d’une tautologie : Kant qualifie d’esthétique le caractère purement subjectif de l’appréciation, caractère que le jugement de goût partage entièrement avec le jugement « d’agrément » ou de satisfaction physique, par exemple (selon Kant) le plaisir de savourer un verre de vin des Canaries.
« Le jugement de goût n’est pas un jugement de connaissance (déterminé par les caractères objectifs de l’objet) mais un jugement esthétique, c’est-à-dire un jugement dont le principe déterminant ne peut être rien autre que subjectif. ».
Les sentiments de plaisir et de déplaisir déterminent le jugement. Quand je dis cela est beau, je ne fais pas référence à un caractère objectif de la chose mais au sentiment subjectif que j’éprouve.
Le deuxième aspect (en général le seul retenu par les commentateurs) de la réflexion de Kant, c’est le fait que « la satisfaction qui détermine le jugement de goût est indépendante de tout intérêt. », ou, comme on dit, « désintéressée ».
Le trait de désintéressement caractérise non pas la nature du plaisir mais le fait que l’attention qu’on porte à l’objet n’a rien à voir avec la finalité objective de cet objet.
Ce que Kant exprime ainsi :
« La beauté est la forme de la finalité d’un objet en tant qu’elle est perçue dans cet objet sans représentation d’une fin déterminée. »
La finalité d’un objet ou finalité objective (qui précisément n’appartient pas au jugement esthétique) peut être soit externe : c’est l’utilité de l’objet, soit interne : c’est un caractère objectif de l’objet que je pourrais définir par un concept.
Dans un jugement « esthétique » de goût, non seulement je n’ai aucun rapport « pratique » à l’objet, je ne fais aucune référence à son usage ou son utilité, mais, bien plus, je ne peux valablement justifier mon appréciation par aucun caractère objectif de cet objet, je ne puis former un concept, une représentation abstraite capables de rendre compte de ce que j’éprouve.
Cela revient à dire que l’objet artistique, qui est déterminé comme tel par un sentiment subjectif, comporte par ailleurs une finalité (c’est-à-dire une valeur), sans doute mystérieuse dans la mesure où elle ne correspond à aucune utilité ni à aucun concept que je puisse former de cet objet.
L’objet artistique me procure un sentiment de plaisir sans que son existence, sa réalité est un quelconque intérêt pour moi, et bien plus, sans que je sois capable de la conceptualiser.
Kant désigne le jugement esthétique comme un « jugement réfléchissant », pour le distinguer du « jugement déterminant », qui est à l’œuvre dans toute connaissance. Il écrit :
«La faculté de juger en général est la faculté qui consiste à penser le particulier comme compris sous l’universel. Si l’universel (la règle, le principe, la loi) est donné, alors la faculté de juger, qui subsume le particulier sous l’universel, est déterminante. Si seul le particulier est donné, et si la faculté de juger doit trouver l’universel (qui lui correspond), elle est simplement réfléchissante ».
La distinction entre ces deux types de jugement, formulée par Kant dans La Critique du Jugement, ne peut se comprendre qu’à partir de sa théorie de la connaissance, qui est l’objet de La Critique de la Raison pure.
Faisons ce détour :
Pour Kant, il faut opérer en philosophie un véritable renversement, une révolution copernicienne. Jusqu’à présent, on a cherché à comprendre la connaissance humaine en admettant que ce qu’on désigne sous le nom de « réalité » ou d’univers, est un ensemble de choses (existant) en soi, en elles-mêmes, indépendamment de la pensée. Or, s’il est vrai que cette réalité, -en admettant qu’elle existe indépendamment de la pensée-, nous est « donnée » à travers nos organes des sens, il faut reconnaître que nous n’avons affaire alors qu’à une « rhapsodie » de sensations, et peut-être est-ce trop dire, puisque le « divers » (la diversité et la multiplicité) de ces sensations, -à la différence d’une rhapsodie-, ne comporte en elle-même aucune structure. Il est alors impossible de comprendre comment, à partir de ce donné, consistant en des sensations, dont chacune est « particulière », la pensée peut former un concept, c’est à dire une idée générale, qui fait abstraction de la diversité concrète, en la subsumant sous un ensemble.
Pour qu’on puisse parler de connaissance, il faut d’une part que quelque chose nous soit « donnée », et d’autre part que la diversité de ce donné puisse être ordonnée, organisée, structurée. Sinon, comment pourrions-nous dans la perception avoir affaire à des « choses », dont l’ensemble se « présente » comme un monde ? Comment la science pourrait-elle se « re-présenter » les choses comme des « objets » dont l’ensemble constitue un « univers » ?
Dès lors, la Critique de la Raison pure a pour but de rechercher, « les conditions de possibilité » de notre connaissance, en sachant qu’il y a deux écueils à éviter, auxquels la philosophie s’est heurtée :
D’une part, on ne peut pas soutenir que la connaissance est l’oeuvre de la Raison pure, du moins la connaissance humaine, puisqu’elle prend sa source dans un donné « sensible ».
D’autre part, on ne peut pas non plus expliquer comment le « général » peut naître du « particulier », comment nous pouvons avoir affaire à des « objets » définis, « déterminés » par des concepts, sans l’intervention de la pensée (Kant appellera « entendement » la pensée qui est à l’œuvre dans la connaissance précisément pour la distinguer de la raison pure).
La simple « réflexion » nous permet de comprendre que la diversité de nos sensations ne peut se présenter à nous qu’à travers les formes de l’espace et du temps . La première partie de la Critique de la raison pure, intitulée par Kant : l’ « Esthétique transcendantale », nous montre que l’espace et le temps, suivant lesquels s’ordonnent nos sensations, n’appartiennent à aucune d’entre elles, mais les englobent toutes et sont pour ainsi dire des formes vides, qui sont comme « les conditions de possibilité » de leur présentation, (qui « transcendent » leur contenu), de sorte que les données des sens ne sont pas pour nous de simples apparences (schein), mais des « phénomènes » (erscheinung) .
La seconde partie de la Critique de la raison pure, intitulée par Kant l’«Analytique transcendantale », se donne pour tâche de mettre à jour les conditions de possibilité de la formation de nos concepts, qu’il s’agisse des concepts empiriques (le feu brûle) ou des concepts et théories scientifiques (la chaleur dilate les corps).
C’est le rôle du jugement, en reliant entre eux les « phénomènes », de « subsumer » le particulier sous l’universel.
Kant montre que la possibilité des jugements qui subsument les phénomènes sous l’universalité d’une règle ou d’une loi repose sur des catégories de la pensée (tel le principe de causalité), qui, par l’intermédiaire de schèmes, structurent l’expérience.
Voilà qui nous permet de découvrir l’originalité et le paradoxe du jugement esthétique , qui se dégagent de la définition même du Beau :
« Est beau ce qui plait universellement sans concept » ou encore : « Est beau ce qui est connu sans concept comme objet d’une satisfaction nécessaire ».
Autrement dit, tout se passe comme si le jugement de goût pouvait, -selon l’expression de Kant-, «trouver l’universel », sans subsumer l’expérience sensible sous un concept, c’est à dire comme si l’universel pouvait être atteint par l’homme sous la forme d’un sentiment et faire l’objet d’une satisfaction pour ainsi dire nécessaire, parce qu’elle s’impose à tous comme une loi (une liaison nécessaire).
Ainsi la réflexion sur l’Art confirme cette Idée de la Raison pure, un idéal, qui n’est justiciable d’aucune preuve, selon laquelle la Nature, dont la connaissance nous dévoile la structure, n’est pas seulement l’objet de la connaissance mais un système ordonnancé par Dieu, qui a la forme d’un Univers.
C’est cette Idée qui permet de comprendre à la fois l’universalité de la connaissance et l’accord de tous sur le Beau, l’universalité du jugement esthétique.
Dans l’œuvre d’art se manifeste une finalité qui nous dépasse, et qui confère à l’œuvre sa transcendance, celle d’une Nature créée par Dieu, dont il est seul à détenir le secret. L’artiste, en tant que créateur, témoigne de cette finalité.
Selon Kant, l’œuvre d’art, digne de ce nom, lorsqu’elle est l’œuvre du génie, « revêt l’apparence de la nature et se présente au récepteur comme un objet naturel auquel on ne peut attribuer aucune fin déterminée. »
Kant écrit :
« Dans la production des Beaux-Arts, la finalité, bien qu’animée d’une intention, ne doit pas paraître intentionnelle. L’objet d’art doit revêtir l’apparence de la nature, bien que l’on ait conscience qu’il s’agit d’art. ».
Autrement dit, la réflexion transcendantale de Kant, tout en découvrant dans la subjectivité sensible la source de l’appréciation esthétique, ne rompt pas avec l'Esthétique de la transcendance, qui renvoie à la Beauté idéale inscrite dans la Nature. C’est cette beauté, qui se dévoile dans l’art grâce à l’imitation de la nature et qui explique la transcendance des œuvres du Génie.
Partie II : L’Esthétique de la Modernité
Analyse et discussion du livre de Gérard Genette : L’œuvre de l’art
Introduction : Les termes du problème
L’Esthétique de la Modernité ne prend naissance ni en 1750 avec le livre de Baumgarten intitulé Aesthética, ni en 1790 avec la Critique du jugement de Kant, mais bien, après la révolution industrielle, avec la mutation culturelle par laquelle l’art lui-même rompt, en plusieurs étapes, avec sa finalité, comprise comme la représentation « idéale » du réel.
Dès le moment où la réflexion esthétique n’a plus la caution de la beauté idéale, ni de la nature, ne devient-il pas impossible de comprendre la valeur « transcendante » de l’œuvre d’art à partir de la subjectivité où elle prend sa source et son sens propre ?
Ce passage obligé par Kant permet de préciser les dimensions et les coordonnées du problème que l’Esthétique contemporaine cherche à résoudre.
La première coordonnée du problème est commune à l’Esthétique et à la philosophie qu’il s’agisse de la gnoséologie (théorie de la connaissance) ou de l’éthique (la question du rapport des valeurs morales avec la pratique individuelle et sociale).
Comment à partir du sujet, c’est à dire en partant de la réflexion sur l’individu, peut-on comprendre la « transcendance » du sens (constitutive de l’objectivité de la connaissance), la transcendance de l’idéal ou de la loi (constitutive de la finalité de l’action et de l’idéalité du droit), enfin la transcendance de la valeur esthétique (constitutive de l’articité de l’objet d’art ) ?
Et cela en un temps où l’idée de Dieu, -en termes nietzschéens : l’événement de la mort de dieu, ne peut plus ni garantir l’adéquation de nos idées avec les choses ( par quoi se trouvait fondée l’objectivité de la connaissance ), ni consacrer l’incarnation des idéaux et des valeurs morales dans le monde (par quoi se trouvait fondée la possibilité d’une éthique), ni expliquer l’artefact humain sur le modèle de la création de la nature par Dieu (par quoi se trouvait justifiée la valeur transcendante de l’œuvre d’art).
La seconde coordonnée du problème auquel se heurte l’esthétique contemporaine est un fait culturel, qui fait partie non de la réflexion philosophique, mais de l’évolution de l’art.
Trouvant dans la réflexion kantienne la possibilité de comprendre la valeur esthétique à partir de la subjectivité, c’est l’évolution de l’art qui interdit à l’esthétique contemporaine de trouver dans la nature l’explication et la garantie de la transcendance de l’œuvre.
Chapitre I : La réflexion esthétique contemporaine :
L’esthétique contemporaine prétend rompre avec le problème philosophique de l’art en substituant à la question : « Qu’est-ce que l’art ? » ou : - d’où vient qu’il y ait de l’art?, cette interrogation : « Quand, à partir de quel moment, ou selon quels critères peut-on affirmer d’un objet qu’il est artistique ?. »
Nous avons choisi de « lire » le livre de Gérard Genette, parce qu’il conduit l’analyse « subjectiviste » de Kant, qui situe dans le sujet (dans l’appréciation subjective) le fondement du jugement de goût, jusqu’à son terme logique : le relativisme de la valeur artistique.
Cette logique n’est pas celle de la pensée de Kant, pour qui le jugement du sujet « devait se croire nécessairement fondé », dans la mesure où la « Raison pure » impose au sujet qui réfléchit l’“Idée” d’une nature créée par Dieu, entièrement intelligible, qui garantit l’universalité de nos jugements, dont l’art est l’imitation .
Gérard Genette développe les conséquences logiques d’une philosophie du sujet en un temps, qui est le nôtre, où l’idée d’un Dieu, créateur de la nature, n’est plus là pour garantir l’universalité de nos jugements, et où l’idée de l’art comme « mimésis » a, depuis longtemps fait faillite.
Voici le jugement que porte sur la thèse de Genette Monsieur Jean Galard :
«Genette propose une théorie de la relation esthétique qu’il qualifie d’“hyperkantienne”, parce qu’elle tire du subjectivisme assumé par Kant une conséquence relativiste dont celui-ci « se gardait par tous les moyens possibles ».
Le radicalisme de la théorie de Genette tient à ceci que le subjectivisme qu’elle défend est considéré comme n’ayant pas besoin d’être justifié (il est donc indépassable). Là est l’étonnant. Dans un ouvrage d’une impeccable logique et d’une extraordinaire minutie argumentatrice, la thèse essentielle est donnée comme une évidence : « Quand un objet me plait ou me déplait, il va de soi que ce plaisir ou déplaisir est un fait “psychologique” et comme tel subjectif ».
Tout se passe comme si Genette avait mis en œuvre la logique de l’argumentation pour démontrer l’impasse du subjectivisme.
Il n’est nul besoin de « forcer » la lecture pour mettre à jour le sens de la démarche.
1)Introduction – définitions
Le second tome du livre de Genette : « la relation esthétique », commence par d’utiles définitions, par lesquelles se trouve engagée la logique de l’argumentation :
« Il est pour moi définitoire des œuvres d’art de procéder d’une intention esthétique et donc d’exercer une telle fonction, là où les autres sortes d’objets ne peuvent provoquer qu’un effet esthétique purement attentionnel. ».
A titre d’exemple : Un objet naturel tel le Mont Cervin provoque en moi un effet esthétique au même titre que la Vue de Delft sans qu’il puisse être considéré comme une œuvre d’art.
Ce qui est propre aux œuvres d’art et qu’on appellera fonction artistique, c’est la fonction esthétique intentionnelle. En d’autres termes : ce qui confère à un objet aux yeux de son récepteur, le statut d’œuvre d’art, c’est le sentiment, fondé ou non, que cet objet a été produit dans un intention esthétique. La différence de fait entre une telle fonction intentionnelle et la relation esthétique simplement attentionnelle que nous pouvons avoir à d’autres objets, naturels ou produits par l’homme, n’entraîne aucune différence de valeur ni même d’intensité entre leurs effets.
Par exemple : l’effet de contemplation d’un paysage est le même que celui de la contemplation d’un tableau ou d’une symphonie.
« Une attention à l’objet doit pour être une attention esthétique, et non seulement perceptive, être en même temps appréciative ».
A titre d’exemple: L’attention que j’accorde à un galet ou une pomme de terre est différente, lorsque je les rencontre dans la nature ou lorsque je les place sur la cheminée.
2 ) La fonction artistique
Si l’on veut distinguer la valeur artistique d’un objet de notre relation esthétique avec lui, il faut que cet objet réponde à deux conditions :
-
qu’il soit un artefact, c’est à dire un produit humain
-
qu’il procède d’une intention artistique de son producteur
Suivons la démarche:
G.Genette cite Arthur Danto :
« Les œuvres d’art ne sauraient être définies uniquement par la réaction esthétique qui leur correspond opposée à celle provoquée par des objets naturels ou des artefacts quelconques, puisqu’il faut déjà les avoir distingués de ceux-ci avant de pouvoir définir la spécificité de la réaction artistique. »
a) La relation esthétique a une œuvre d’art semble bien impliquer une intention artistique: « Pour être une œuvre d’art, un objet doit avoir été effectivement produit dans une intention artistique ».
Ma réaction esthétique à une œuvre d’art comme La vue de Delft est différente de ma réaction à celle d’un objet naturel comme le Mont Cervin, fondamentalement parce que ma réaction à la vue de Delft comporte la considération d’une intention artistique.
Or, voici la difficulté : la reconnaissance d’une intention esthétique auctoriale (chez le producteur de l’objet) ne peut jamais être rigoureusement fondée.
Michel Leiris, s’interrogeant sur le statut, artistique ou non, de certains objets africains, formule ainsi la question :
« Certains estiment qu’on n’est fondé à qualifier « d’œuvres d’art » aucune chose qui ne soit reconnue comme telle par le peuple qui la produite…Or, nous ignorons quelles pouvaient être les réactions des anciens égyptiens en face des statues de leurs dieux ou de leurs rois. Toutefois, il ne viendrait à l’esprit d’aucun occidental, tant soit peu cultivé, de contester, en prétextant cette ignorance, la légitimité de l’attribution de la qualité d’objet d’art à ces pièces, dont il est impossible d’affirmer que leur exécution répondait si peu que ce fût à des besoins proprement esthétiques. »
Et, reprend Genette, « lorsque je tiens l’ensemble des peintures de Lascaux pour une œuvre d’art, cette articité est conditionnelle ; elle repose sur l’hypothèse d’une intention esthétique chez leurs auteurs. Or il y a peu de chances que le champ conceptuel des hommes de l’époque magdalénienne ait été structuré de telle sorte qu’y ait eu place pour une intention esthétique identique à la nôtre…. Il en va sans doute de même à l’égard des artéfacts produits dans des sociétés dites primitives contemporaines : les témoignages sur leur « statut natif » que l’ethnologue peut encore recueillir, ne sont pas susceptibles d’une relation ou d’une traduction terme à terme avec le statut de nos propres œuvres d’art. »
Or « une peinture rupestre ou un masque africain n’ont pas besoin d’avoir été produits comme œuvres d’art pour être reçus et fonctionner comme telles aujourd’hui et pour le plus grand nombre ».
Force est de constater que « la relation esthétique, c’est à dire le fait pour un objet de fonctionner comme une œuvre, ne dépend pas nécessairement du statut artistique de cet objet».
G. Genette prend l’exemple de l’objet utilitaire : « Si une charrue, un lampadaire ou une fourchette me plaisent esthétiquement, non seulement j’ignore souvent si son auteur l’a voulu, mais encore peut-il l’avoir ignoré lui-même. »
Dès lors, ou bien il faut soutenir que l’articité de l’objet dépend de l’appréciation subjective : « N’est-il pas suffisant, écrit M. Leiris, pour constituer l’œuvre d’art qu’une émotion esthétique se manifeste à propos de l’objet considéré ? »
Ou bien il faut poser cette question : N’y a-t-il pas des critères qui permettent de considérer que « ce qui n’a peut-être pas été intentionnellement produit comme œuvre d’art, (que l’historien des cultures peut, au nom de ce doute, refuser de qualifier comme telle) peut être légitimement reçu comme une œuvre d’art par le public ou l’amateur d’art etfonctionner comme telle à ses yeux ? »
b) Y a-t-il des critères de l’“articité” ?
Ne peut-on découvrir dans la « relation esthétique » à l’objet, - non dans l’objet lui-même-, « les modalités » qui « constituent » l’œuvre d’art comme telle, permettant d’échapper au problème philosophique de la transcendance de la valeur de l’œuvre par rapport au sujet, qui est, comme auteur ou comme récepteur-, à la source de l’évaluation ?
La question n’est plus : Quels sont les caractères « constitutifs » d’une « œuvre d’art », mais bien : Y a-t-il des critères permettant de qualifier cet objet d’œuvre de l’art, de lui «attribuer » une valeur artistique ?
Posant ainsi la question, on est amené à rencontrer l’analyse de Goodman, dans son livre : Langages de l’art, qui fait de l’exemplarité l’un des principaux « symptômes », qui permet à un objet de « fonctionner » comme œuvre d’art.
C’est l’appartenance de l’objet à un ensemble qui lui permet de « fonctionner »comme une oeuvre de l’art, c’est à dire comme un objet dont la valeur « dépasse » l’évaluation.
Mais, ne faut-il pas répondre à la question : Comment se constituent les ensembles ? Comment peut-on comprendre « le fonctionnement » des œuvres de l’art, populaire ou savant, par leur appartenance à des ensembles d’objets sans reconnaître un caractère « objectif » appartenant à l’œuvre d’art en tant que telle, une « réalité » spécifique constituant sa valeur ?
Même si l’on veut dénier tout sens à la question « pourquoi » : Pourquoi l’objet lui-même (et non pas un autre) peut-il apparaître ou fonctionner comme une œuvre d’art ? Il y a au moins une réalité qu’on ne saurait « mettre entre parenthèses » : c’est la réalité du musée. Si le musée existe, n’y a-t-il pas un critère de l’objet d’art ?
Il ne s’agit pas, précise Goodman, de souscrire à une quelconque théorie « institutionnelle » de l’art, pour laquelle c’est l’institution du musée qui, par elle-même, consacrerait un objet comme œuvre d’art. «L’institution est seulement l’un des moyens, parfois surestimé et souvent inefficace », de faire jouer le phénomène par lequel un objet se met à « fonctionner » comme une œuvre de l’art. Il faut comprendre que le musée est un lieu parmi d’autres où se constituent les ensembles, c’est à dire l’espace (le champ) où les objets acquièrent leur qualité « artistique », parce qu’ils sont « mis en relation ».
Pour Goodman, c’est la réunion des objets dans un espace ou un champ commun qui confère à ces objets une valeur esthétique, qui les fait apparaître comme œuvres de l’art en « exemplifiant certaines de leurs propriétés,- par exemple des propriétés de forme, de couleur, de texture. »
Voici l’exemple qui illustre la thèse et en dévoile le sens :
«Quand un objet n’est pas un artefact, mais par exemple une pierre trouvée sur une plage, le phénomène peut avoir lieu , dès le moment où la pierre est montée et exposée dans un musée d’art».
Si « la pierre de la plage peut être amenée à fonctionner comme art, c’est simplement le fait de la percevoir, -là où elle se trouve-, comme un symbole exemplifiant certaines propriétés, par exemple formelles…Ce qui compte, c’est le fonctionnement symbolique ».
Autrement dit, c’est la « mise en relation » des objets, qui, en exemplifiant certaines de leurs propriétés, les convertit en symboles c’est à dire en signes qui font abstraction de la réalité concrète, sensible des objets au profit d’une propriété exemplaire qui, mobilisant l’attention du spectateur, du récepteur, fonctionne pour lui comme valeur.
Nous avons délibérément omis dans les citations le terme choisi par Goodman, qui, dans le texte anglais, désigne le phénomène : «Implementation ». Le terme est dérivé du substantif « implement » qu’on traduit par outil, mais qui désigne tout objet, dont la réalité (les caractères sensibles) sont inséparables de sa fonction.
Dire que c’est le fonctionnement symbolique qui confère à un objet quelconque une valeur esthétique, cela signifie que l’art n’est rien d’autre qu’un langage.
L’«articité » d’un objet n’est pas une quelconque valeur qui renverrait à un statut particulier de certains objets produits par les hommes, mais simplement l‘une des manifestations de l’activité symbolique, -propre à l’homme-, grâce à laquelle il a la faculté de désigner les choses concrètes par un signe qui les constitue comme un ensemble, structurant ainsi le réel.
L’art est essentiellement métaphorique, parce qu’il substitue un signe à un autre, (comme un nouvel outil remplaçant celui émoussé par l’usage) ou métonymique, parce qu ‘il signifie la chose par l’une de ses propriétés.
Goodman souligne lui-même la dimension « subjectiviste » de cette thèse qui réduit l’art au langage, quand il écrit :
« Dire qu’un objet est de l’art quand et seulement quand il fonctionne ainsi est peut-être excessif . La peinture de Rembrandt demeure une œuvre d’art, alors même qu’elle ne sert que de couverture ; et la pierre de la route ne peut pas devenir à strictement parler de l’art en fonctionnant comme art ».
c) La réponse de Genette est éclairante et va nous conduire jusqu’à la compréhension de sa démarche :
« Le sort du Rembrandt et celui du caillou ne sont pas tout à fait assimilables, parce que le tableau reste de l’art, même quand il ne fonctionne pas comme tel, tandis que le caillou, quand il fonctionne comme art , n’est pas stricto sensu une œuvre d’art. Même exposé dans un musée d’art, un objet naturel, comme un simple galet, peut fonctionner comme objet esthétique, mais non comme œuvre d’art.
Pour, non pas seulement fonctionner comme une œuvre d’art, mais être une œuvre d’art, un objet doit avoir été effectivement produit par un être humain dans une intention esthétique ».
Dans la mesure où nous ignorons s’il a étéproduit dans cette intention et même si nous croyons savoir qu’il ne l’a pas été, « un objet ne peut fonctionner comme œuvre d’art que si son récepteur lui attribue, à tort ou à raison, cette intention esthétique ».
Conclusion de l’analyse : une véritable aporie
Il faut se rendre à l’évidence:
Un artefact, un objet produit par l’homme, peut fonctionner comme œuvre d’art sans avoir été produit dans une intention esthétique pourvu que le récepteur entretienne une relation esthétique avec cet objet : c’est le cas d’« une peinture rupestre ou un masque africain qui n’ont pas besoin d’avoir été produits comme œuvres d’art pour être reçus et fonctionner comme telles aujourd’hui et pour le plus grand nombre. », mais le fait de « fonctionner » comme telles, ne confèrent pas à ces objets « l’articité », c’est à dire la qualité d’ « œuvre d’art ». On ne peut parler en toute rigueur que d’œuvres « de » l’art.
Autrement dit, ce qui confère à l’objet le caractère d’une « œuvre d’art », ce n’est ni le fait qu’il a été produit dans une intention artistique par l’individu « créateur », ni le fait que l’individu « récepteur » entretient avec cet objet une relation « esthétique » (c’est à dire un rapport privilégié avec sa sensibilité), parce qu’elle transcende l’individu.
Voici la découverte d’une réflexion rigoureuse de notre expérience esthétique :
Si l’on part de l’individu, la valeur de l’œuvre d’art reste un mystère l’oeuvre d’art, ou, selon le néologisme de Genette, l’« articité » de l’objet n’est nulle part, si on la cherche dans le rapport de l’objet à l’individu. Si l’on part de l’individu, la valeur de l’œuvre d’art reste un mystère. L’Esthétique, renonçant à toute ambition philosophique, doit-«elle s’en tenir là ?
Chapitre II : L’analyse de la démarche
1) L’analyse de Genette est incontournable
En décrivant notre expérience esthétique, nous avons fait un double constat :
1. «La relation esthétique, c’est à dire le fait pour un objet de fonctionner comme une œuvre, ne dépend pas nécessairement du statut artistique de cet objet». En d’autres termes, il faut reconnaître que notre relation esthétique à un objet quelconque est indépendante de la valeur artistique de cet objet.
Cela veut dire en clair que la valeur esthétique que nous reconnaissons à un objet, contrairement à ce que nous pensions naïvement, ne s’explique pas par une qualité inhérente à l’objet. Est-ce à dire qu’il suffit qu’un objet procure une émotion esthétique et soit reçu comme une œuvre d’art pour qu’il ait une valeur artistique ?
Non point, car, écrit Gérard Genette,
2. «Une relation esthétique, ne se confond pas avec une relation artistique ; et tout objet esthétique n’est pas ipso facto une œuvre d’art ».
Pour que cet objet puisse avoir une valeur artistique, il faut que je reconnaisse en lui une intention artistique de la part de son auteur.
Or, tel est le paradoxe : lorsque j’accorde à un objet une valeur artistique ou le statut d’œuvre d’art, j’attribue implicitement une intention artistique à son auteur, à celui qui a produit cet objet, alors même que j’ignore si l’objet a été produit dans cette intention, ou même si je sais qu’il n’en est rien pour la simple raison que la différence de champ conceptuel ne permet pas d’établir une relation entre « le statut natif » de l’œuvre et le statut de nos propres « œuvres d’art ».
Gérard Genette prend l’exemple de l’objet utilitaire : « Si une charrue, un lampadaire ou une fourchette me plaisent esthétiquement, non seulement j’ignore souvent si son auteur l’a voulu, mais encore peut-il l’avoir ignoré lui-même ».
Mais, comme il a été montré ci-avant, ce qui est vrai de l’objet d’usage l’est tout autant de toutes les œuvres, qu’on a désignées comme « primitives ».
Tout se passe comme si Gérard Genette avait voulu démontrer l’impuissance de la réflexion philosophique à résoudre le problème qu’elle pose.
En menant jusqu’à son terme la réflexion sur l’œuvre de l’art à partir de la relation esthétique, c’est à dire à partir de la façon dont le sujet « comprend » sa relation à l’objet d’art, Genette a démontré,- démonté-, la logique de la philosophie. Lorsque la philosophie prétend répondre à la question : Qu’est-ce que l’art ? en partant de la réflexion du sujet, elle est nécessairement conduite à un subjectivisme radical, quelles que soient les tentatives (toutes minutieusement passées en revue par Genette) qu’elle met en oeuvre pour y échapper : On ne peut pas « constituer » à partir du sujet la réalité objective de l’œuvre « de » l’art, en quoi semble bien résider sa valeur.
2) Une conclusion en filigrane
Reprenons le parcours de la réflexion de Genette :
1. Il faut mettre entre parenthèses la question philosophique : Qu’est-ce que l’Art ? Parce qu’elle appelle une réponse en termes d’ontologie, nous obligeant à admettre que la «valeur » artistique est un caractère objectif, inhérent à l’œuvre,- au produit-, et définissant son « être » propre.
2. Il faut donc substituer à ce problème philosophique une question à laquelle la réflexion sur notre expérience doit nous permettre de répondre : Quand y a-t-il de l’art ? La réponse est simple : quand un objet produit par l’homme,- un artefact – peut être reçu et fonctionner comme un objet esthétique, c’est à dire un objet auquel le Récepteur –public et amateur conjoints- attribuent une « intention esthétique », qui ne saurait être objectivement fondée.
3. Une telle réponse, qui « décrit » fidèlement notre « relation esthétique » à l’objet (intitulé et propos affirmé du livre de Genette), conduit droit à un subjectivisme radical, à moins d’invoquer, - ce que ne fait pas Genette- le consensus d’un collectif, cheval de bataille de la nouvelle épistémologie.
4. Le consensus ne résout rien, car il provoque la question : Quel est le caractère objectif, inhérent à l’œuvre d’art, qui explique le consensus ? On peut seulement constater que certains genres littéraires, certaines formes musicales, l’ensemble des tableaux accrochés dans les musées, ont acquis le label d’œuvres de l’art, jusqu’à ce que le public, contestant la valeur esthétique d’une nouvelle forme d’art, qu’il n’apprécie pas, reconnaisse sa « valeur » (artistico-vénale). Toute l’histoire culturelle de l’art, et, en particulier de la peinture, non seulement illustre ce phénomène, mais, bien plus, conduit à le considérer comme l’essence même de cette histoire.
Ainsi, force est de reconnaître que ni l’appréciation subjective, ni le consensus, ni l’institutionaisation des œuvres ne permettent de répondre valablement à la question « Quand » (quand y-a-t-il de l’art ?), en éliminant la question « Quoi » En quoi consiste l’articité ? Ou qu’est-ce qui « constitue » la valeur artistique d’un objet ?
Notons l’aveu de Gérard Genette :
«Pour le dire une dernière fois, et aussi clairement que possible, : la question quand ne déboute nullement la question quoi, et ne peut s’y substituer en toutes occasions ».
3 ) Une parenthèse décisive
Tout en admettant que l’Esthétique ne peut pas aller plus loin, si elle ne veut pas retomber dans les apories et les affres du problème philosophique, Gérard Genette explique ce parti pris de l’esthétique contemporaine :
«Si l’on veut bien s’abstenir, écrit-il, d’ériger en paradigmes universels les incertitudes propres à une certaine période contemporaine, il faut bien reconnaître que le statut historique d’articité de certains objets n’est pas douteux. Devant la plupart des objets du monde, nul n’est réduit à des hypothèses aventureuses pour déterminer s’il a affaire à un objet naturel, à un artefact dépourvu d’intention esthétique ou à une oeuvre (plus ou moins) artistique. Les cas d’incertitude résultent de la différence culturelle et de la dérive historique : « Nous, Occidentaux cultivés et quelque peu esthètes, avons, depuis un bon siècle, pris l’habitude de traiter en œuvres d’art, -par exemple en les plaçant dans des musées, en en publiant des reproductions, ou en les achetant plus ou moins chers pour décorer nos intérieurs, des objets provenant de toutes sortes de civilisations lointaines ou exotiques (peintures rupestres, idoles, masques, pièces d’étoffe , ustensiles divers) dont nous ignorons la fonction d’origine, ou même dont nous croyons savoir que leur « statut natif » n’était pas d’ordre esthétique. »
Dans ce texte de Gérard Genette, les termes significatifs ont été soulignés par nous :
L’esthétique contemporaine, y compris la réflexion de Gérard Genette et son rejet de la philosophie, quand elle rattache la valeur esthétique- l’articité- d’un objet à sa réception comme œuvre de l’art (titre significatif du livre de Genette), ne fait qu’exprimer la dérive de l’époque contemporaine (mot souligné), pour laquelle la valeur de l’objet tend à se confondre avec sa valeur marchande :
« Ce n’est pas le « placement » d’un objet dans un musée ou ses reproductions dans des livres de collections ni même leur reproduction sérielle en posters qui font dépendre la valeur « artistique » des objets de l’appréciation ou de l’estimation du récepteur mais bien le développement d’un marché de l’art, où ces objets ont d’abord une valeur de « placement » -une valeur marchande- qui, recouvrant leur valeur esthétique, génère toutes les « incertitudes »concernant leur valeur « artistique ».
En clair, que nous dit G. Genette ?
Lorsqu’à notre époque, réfléchissant sur notre expérience esthétique sans préjugé philosophique, nous découvrons que la valeur artistique des objets trouve son origine dans l’appréciation ou l’estimation du récepteur, il ne faut pas en chercher la raison ailleurs que dans le développement d’un marché de l’art, où ces objets ont d’abord une valeur de « placement » - une valeur marchande.
La valeur des œuvres de l’art (comme le sens des choses) « flotte », selon l’expression des sociologues,parce que le développement contemporain du capitalisme a fait dépendre la valeur des choses de leur valeur marchande, de la cote et des fluctuations erratiques du marché financier.
Ce n’est pas un hasard si Genette substitue au syntagme « œuvre d’art » (où sens et valeur sont liés) l’expression : œuvre « de » l’art, où le produit (l’œuvre) est relié à la valeur (l’art) par la syntaxe d’un complément de nom. Cela veut dire que l’œuvre « produite » par l’art est un produit comme les autres, parce que la production artistique a non seulement une valeur marchande (qu’ elle a toujours eu dans notre civilisation sous la forme des « commandes » des Grands, puis de l’Etat), mais qu’à l’époque contemporaine elle est devenue un secteur de la production, coté au marché financier, au même titre que la production alimentaire, pharmaceutique ou informatique.
2. La deuxième remarque de Genette est encore plus instructive :
Alors même que la valeur esthétique d’un objet semble dépendre du Récepteur,(du public et de l’amateur d’art), dans la mesure où il « prête » à son auteur une intention artistique (qu’il ignore et dont il peut même savoir qu’elle n’a pas existé), cependant « il faut bien reconnaître » que le statut d’articité de certains objets ne fait pas de doute, dans la mesure même où il s’agit d’un statut « historique ».
Autrement dit, si la valeur artistique de certains objets produits par l’homme ne fait pas de doute, c’est parce que cette valeur est, d’une certaine façon, liée à leur statut historique.
Mais, que signifie ce lien, ce rapport de l’œuvre à l’histoire ?
Chapitre III : Le résultat de la démarche, conclusions préalables à la compréhension de l’art
Tout se passe comme si Gérard Genette avait voulu démontrer l’impuissance de la réflexion philosophique à résoudre le problème qu’elle pose.
Sa conclusion vaut la peine d’être intégralement citée :
« Le fait que j’ai à un objet une relation artistique ne suffit en aucune manière à prouver que cet objet est effectivement une œuvre d’art… Que je tienne un objet pour une œuvre d’art ne fait pas de cet objet une œuvre d’art. Et cette difficulté n’est pas du même ordre que celle qui s’attache à la simple appréciation esthétique, car, si l’on peut soutenir, comme je le fais sans réserve à la suite de Kant, qu’aucun objet n’est objectivement beau ou laid, et donc qu’aucune appréciation esthétique ne peut être « correcte » ou « erronée », il est un peu plus difficile de soutenir qu’aucun objet est ou n’est pas, objectivement, une œuvre d’art. L’articité d’une œuvre est après tout un fait historique, qui ne dépend pas de mon appréciation subjective comme sa beauté ou sa laideur, qui ne sont que des expressions objectivées de cette appréciation ».
« Après tout » est une incidente révélatrice de la pensée de Genette :
« Après tout », à travers l’extraordinaire minutie de l’argumentation, selon les termes de son commentateur, quel est le résultat de la démonstration ?
En menant jusqu’à son terme la réflexion sur l’œuvre de l’art à partir de la relation esthétique, c’est à dire à partir de la façon dont le sujet « comprend » sa relation à l’objet d’art, Genette a démontré,- démonté-, la logique de la philosophie. Lorsque la philosophie prétend répondre à la question :-Qu’est-ce que l’art ? en partant de la réflexion du sujet, elle est nécessairement conduite à un subjectivisme radical, quelles que soient les tentatives (toutes minutieusement passées en revue par Genette) qu’elle met en oeuvre pour y échapper : On ne peut pas « constituer » à partir du sujet la réalité objective de l’œuvre « de » l’art : son « articité ».
Si, pour comprendre l’œuvre, on part, comme il semble naturel, de l’individu qui a produit l’objet dans une « intention artistique », ce qu’il veut être «son » œuvre, n’est-il pas incompréhensible, mystérieux, que la valeur de ce qu’il a produit lui échappe, comme si elle était pour ainsi dire « hors de »lui. Par quel mystère cet objet, produit par un individu, serait soudain revêtu d’une valeur, de la « qualité » d’œuvre d’art, dès le moment où, entrant dans le champ de la vie collective, il devient l’objet d’une relation esthétique : d’un jugement de goût ?
Comme le souligne Luc Ferry, le problème philosophique de comprendre ce qui « constitue » le produit d’un individu comme « œuvre d’art » est sans doute lié à l’impossibilité de « reconstruire le collectif à partir des individus ».
Face à ce problème de l’art, est-on si éloigné, comme le pense Luc Ferry, du problème de la connaissance ?
De même qu’il semble bien impossible, en partant de l’individu, de comprendre comment, dès la perception sensible, un sens se trouve inséparable des qualités sensibles de l’objet, n’est-ce pas de même parce que l’on part de l’individu qu’il est impossible de comprendre comment une valeur peut être « attachée » à la perception sensible de l’objet?
Sans doute y a-t-il, pour l’individu qui réfléchit à partir de lui-même ( de son expérience propre ) une même énigme dans le fait qu’un sens est attaché à la chose par l’intermédiaire d’un mot et dans cet autre fait qu’un objet produit par l’homme est porteur d’une valeur . .
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Perspectives
L’impasse de la réflexion esthétique nous enjoint de prendre un autre chemin.
Si l’œuvre est un produit « de » l’art, n’est-ce pas dire qu’elle est un aspect, de l’activité matérielle, « objective » par laquelle les hommes produisent, au cours de leur histoire, les objets qui constituent les conditions de leur existence commune ?
L’articité d’un objet précède sa valeur, Ce que Genette appelle. l’œuvre « de » l’art précède l’œuvre d’art.
Il faut que l’art historiquement remplisse une fonction spécifique dans la pratique sociale pour qu’on puisse reconnaître dans tel ou tel artefact une œuvre d’art. en attribuant une intention artistique à son auteur
Il faut d’abord repérer les conditions spécifiques qui permettent de reconnaître l’articité d’un artefact.
Mais, pour que l’œuvre « de » l’art devienne une œuvre d’art, il faut quelque chose de plus, il faut qu’historiquement elle soit reconnu comme telle. Il faut comprendre pourquoi l’œuvre d’art a nécessairement un statut historique
1) L’articité de l’oeuvre
S’il est vrai que la valeur esthétique n’est que le corrélatif de notre relation esthétique à l’objet, c’est à dire du rapport de l’objet à notre sensibilité individuelle, ou, comme le dit Genette, « notre appréciation subjective objectivée », la valeur artistique dépasse la sensibilité individuelle parce qu’elle est liée au caractère social de la production par les hommes des objets qui constituent leur monde.
La qualité d’un objet produit par l’homme n’est pas inhérente à l’objet produit, mais renvoie aux rapports des hommes entre eux, inséparable du lien social qui constitue leur vie et leur histoire communes..
Il n’est aucun rapport de l’homme à la nature qui ne passe par les rapports des hommes entre eux, qu’ils nouent dans la production de leur vie commune ; et, ce sont les symboles à travers lesquels ils prennent conscience de ces rapports qu’ils inscrivent dans les formes sensibles de ces artefacts que nous désignons comme œuvres de l’art.
L’art est sans doute un « produit social » comme le langage, qui passe par l’invention et l’articulation des signifiants, dont Ferdinand de Saussure a montré qu’il mettait en jeu la notion de valeur qui renvoie, non pas aux choses, mais aux rapports que l’homme entretient avec elles.
Mais, si l’on doit comprendre l’art comme un langage, c’est la spécificité de ce système de signes qu’il faut analyser.
C’est cette différence spécifique que l’on a cherché à approcher par la distinction du signe et du symbole, qui doit permettre de comprendre la double face de l’activité symbolique de l’homme. Avant d’aller plus loin, on peut dire simplement ceci : Là où la « valeur » - qui est constitutive des rapports que les hommes nouent avec le réel, se trouve pour ainsi dire « figée » dans le « signe linguistique » par le lien « arbitraire » du signifiant et du signifié, elle est pour ainsi dire « libérée » dans le langage de l’art, parce que le signifiant renvoie non pas à la chose par l’intermédiaire de l’idée abstraite (du concept), mais au rapport social par quoi les choses, produites par les hommes, ont, non pas seulement un sens – une signification – mais une forme « humaine » où se réfléchit le vécu d’une expérience commune.
Cette métamorphose n’est pas plus mystérieuse (ou elle l’est tout autant) que celle par laquelle un objet d’usage acquiert une valeur.
Pour comprendre l’énigme de l’ »œuvre d’art », une double tâche s’impose :
1° Il faut montrer comment historiquement l’articité est inséparable de la fonction qui réside tot entière dans l’échange symbolique
il faut considérer la genèse de laforme-valeur.
L'activité symbolique qui conduit à l’élaboration de tout langage est un processus d’abstraction :
« Abstraire, écrit Leroi-Gourhan, c’est isoler par la pensée ; considérer une partie en l’isolant du tout. Cela correspond exactement aux premières formes de l’art préhistorique qui sélectionne au départ les points expressifs : phallus, vulve, tête de bison ou de cheval, pour les traduire ensuite en symboles dans un tout (le mythogramme).
L’art préhistorique commence par les symboles abstraits et les lignes pures – par le préfiguratif- pour aboutir, à l’étape du paléolithique supérieur, à l’explosion de l’art pariétal, où les symboles sont intégrés dans le graphisme des mythes, pour constituer « des mythogrammes » ».
Chapitre IV : Exemple des arts premiers : La valeur artistique des objets d’usage
Avant que certains artefacts ne se « constituent » comme œuvres de l’art, tous les objets produits par l’homme, y compris les outils et les ustensiles, sont susceptibles d’être affectés d’une valeur artistique.
Parce que la production humaine met en jeu, en même temps que le rapport de l’homme à la matière, les rapports des hommes entre eux, cette dualité se réalise dans l’histoire des objets.
Comment comprendre cette alliance toujours possible, ce lien secret, latent, sans doute caché (mais pourquoi ?) entre l’usage et la valeur, qui semble bien « constitutif » de tout artefact, de tout objet produit par l’homme ?
2) La genèse de la forme –valeur et L’énigme de l’œuvre d’art
Il reste à comprendre comment cette valeur, immanente aux rapports des hommes entre eux dans la production sociale de leur existence, peut apparaître comme transcendante et « attachée » à l’objet, à la chose comme une « propriété ».
Ce que Marx décrit comme la genèse de la valeur marchande se réfléchit à l’envers pour les hommes comme la réduction de la valeur des choses à leur utilité, En analysant le processus par lequel la forme de la valeur vient s’attribuer aux choses, on découvre le procès inverse par lequel les objets produits par l’homme ont été dépouillés de leur forme et de leur valeur humaines.
N’est-ce pas de cette inversion que naît la fonction nouvelle et le sens de l’art, tel que nous l’entendons, dont la vocation nous apparaît comme l’exigence, inscrite au cœur de l’homme, de la transfiguration du réel figé dans l’anonymat des choses, dont il s’agirait de ressusciter le sens en leur donnant un nouveau visage ?
L’ignorance du procès par lequel les objets produits ont perdu leur valeur fait apparaître la fonction nouvelle de l’art comme un mystérieux pouvoir, dont il faut chercher l’origine, et la valeur « artistique », mystérieusement restituée aux choses, comme une énigme, dont il faut comprendre le secret : L’insoluble problème philosophique de l’essence et de l’origine de l’Art est né, qui interdit de découvrir ce secret .
En quoi consiste la pratique de l’art, -la « création artistique », si elle n’est pas ce mystérieux pouvoir de transfigurer le réel ? Où réside la « valeur artistique », si les figures et les formes sans cesse renouvelées, où elle s’incarne, ne sont pas la recherche et le résultat d’une nouvelle configuration par l’art du réel ?
4. C’est ma rencontre, - ultime rencontre -, avec la cuiller de Giacometti qui fut une révélation. Délibérément, par dessus les siècles, l’artiste reprend le profil féminin de « ma » cuillère « primitive » pour en modifier la forme, - un nouveau profil , dont la silhouette, enrichie d’une nouvelle valeur, retrouve la fécondité de la Vénus de Lespugne.
Ce n’est pas le réel que l’art transfigure, mais les figures et les formes où les hommes qui « précèdent » ont « inscrits » les rapports entre eux qui les relient au réel la signification du monde qu’ils ont produits pour l’habiter.
« L’ artiste est un transformateur de la signification du monde ; il a besoin de ses prédécesseurs « vivants » et peut être plus encore de ceux qui sont morts .L’histoire de l’art, écrit Malraux, est celle des formes inventées contre les formes héritées… le peintre passe d’un monde de formes à un autre monde de formes, l’écrivain d’un monde de mots à un autre monde de mots, de la même façon que le musicien passe de la musique à la musique ».
Ce que notre enquête doit éclairer, c’est l’énigmatique formule de Malraux :
«La métamorphose n’est pas un accident ; elle est la vie même de l’Art,»
La valeur « artistique » n’est pas inhérente à l’être de l’objet produit, mais à son devenir où se réfléchit l’histoire des rapports des hommes entre eux, au travers desquels ils produisent un monde.
L’originalité de cette histoire , qui est un moment du devenir des choses où la pensée prend naissance à travers le caractère spécifique de l’individualité humaine, - parce qu’elle ne s’écrit qu’à travers des vies individuelles, des biographies singulières, c’est de ne pouvoir laisser que des traces de ses origines et seulement des marques de l’œuvre sociale dont elle est le développement sans limite et sans fin.
Sans doute n’est-il pas besoin d’une vision métaphysique du destin humain pour
comprendre que cette histoire ne peut s’accomplir , à travers leurs destinées singulières, que si les hommes inscrivent dans la matière les formes de l’expérience commune, comme autant d’empreintes que les successeurs pourront lire pour « écrire» des formes nouvelles.
De ses formes « premières » à son aventure contemporaine, l’art est –il autre chose que l’histoire sans fin de l’avènement de l’homme ?
La réponse appartient à une analyse historique, s’appuyant sur l’explication par Marx de la genèse de la « forme-valeur »:
C’est à partir du moment où les rapports des hommes entre eux dans la production ne peuvent se « réaliser » qu’à travers l’échange des objets produits que la « valeur », immanente à leurs rapports (dans la production des objets), vient s’attribuer aux produits, qui sont leur œuvre commune, comme à des choses « naturelles », indépendantes d’eux-mêmes (et de leur activité productive), de telle sorte qu’elle apparaît comme une qualité des objets, comme une propriété des « choses ».Les objets, produits du travail humain, n’ont plus, sous la forme des marchandises, d’autre « usage social » que leur utilité. C’est le monde de l’homme qui devient tout entier un espace abstrait, où les choses, hors de l’échange marchand qui fait tout leur prix, ont perdu leur richesse et leur valeur. C’est le monde de l’homme, comme l’expliquait Malraux, qui devient tout entier un espace abstrait, où les choses, hors de l’échange marchand qui fait tout leur prix, ont perdu leur richesse et leur valeur.
D’une façon analogue, les produits de l’art, dès le moment où ils entrent dans le circuit de l’échange, dont l’articité est liée à leur usage social (rituel, magique, symbolique), se métamorphosent en choses porteuses d’un signe abstrait, revêtues de la « forme-valeur ».
C’est alors que l’œuvre de l’art incarne cette contradiction entre la valeur que l’objet-produit tient de son usage social, toujours symbolique, (parce qu’il renvoie à la signification culturelle des rapports sociaux) et la forme marchande de la valeur liée à son prix de marché, c’est à dire à l’appréciation des sujets abstraits de l’échange commercial.
Dès ce moment, la transcendance de la valeur, qui apparaît comme une propriété de l’objet, et la relativité du jugement esthétique (le goût) vont de pair : ils forment un couple de contraires, qui constitue les termes de l’insoluble problème de l’essence de l’œuvre d’art.
La contradiction devient manifeste quand l’économie marchande revêt la forme du capitalisme, plus encore quand elle s’incarne dans la prédominance du marché financier.
Genette a montré, -dans ce que nous avons appelé « une parenthèse décisive »- le lien entre le problème de l’Esthétique, s’interrogeant sur la transcendance de l’œuvre d’art et « la dérive historique », par quoi la valeur des produits de l’activité humaine devenait indépendante des hommes en même temps que se constituait la valeur marchande.
L’articité (selon le néologisme de G. Genette, qui permet d’éviter le terme de valeur) d’un artefact, c’est à dire d’un produit du travail humain ne devient mystérieuse qu’à partir de cette « dérive historique » transformant tous les produits du travail en objets d’échange, qui n’ont plus de valeur sociale qu’à travers la forme abstraite constituée par la valeur marchande.
La réponse à la question : quand y a-t-il « œuvre d’art ? », se trouve dans le processus historique par lequel une valeur immanente aux rapports humains vient s’attribuer aux objets produits comme une propriété des choses elles-mêmes. L’œuvre d’art « stricto sensu » (au sens où nous l’entendons) est inséparable de ce processus par lequel la valeur s’est attachée aux objets comme à des choses.
Genette nous indique comment la logique de la réflexion philosophique, dont tout son livre consiste à montrer comment elle conduit à un relativisme (à un subjectivisme radical) de la valeur, n’est que l’expression de la logique contemporaine de l’indépendance radicale du Marché qui fait dépendre les valeurs des mouvements financiers erratiques de la Bourse, et la « valeur artistique » de la cote de l’œuvre sur le marché.
3) L’historicité de l’oeuvre
Si l’on voulait pouvoir substituer à la question : «Qu’est-ce que l’art ?» la question « Quand? », il faudrait, en adoptant les termes de Goodman (Esthétique et connaissances), mettre à jour ce qu’il appelle un symptôme. Mais l’attribution d’une intention esthétique à l’auteur, qui ne peut être fondée, ne saurait jouer ce rôle ; elle n’est qu’un signe, qui renvoie la charge de la réponse à l’historien des cultures.
Gérard Genette nous met alors sur le chemin :
Rejetant les analyses de Goodman, prétendant définir ces symptômes, il précise : «le symptôme par excellence », sur quoi repose l’attribution d’une intention esthétique, est ce que Robert Klein (la Forme et l’Intelligible) appelle l’historisation de la valeur.
L’historisation, n’est-ce pas ce que Malraux a désigné et analysé comme « métamorphose » ? A condition de comprendre dans toutes ces implications philosophiques cette formule de Malraux :
«La métamorphose n’est pas un accident ; elle est la vie même de l’Art.»
Précisément parce que la valeur de l’objet est inséparable de son contexte historique, incarnant l’essence sociale d’une culture, son articité - sa qualité d’œuvre d’art - est liée à son devenir, c’est à dire à la métamorphose par laquelle les hommes doivent sans cesse reprendre les marques de l’œuvre sociale, qui constituent leur histoire, en réanimant les formes qu’ils ont inscrites dans la matière.
a) L’analyse de Malraux
Malraux écrit dans Les Voix du silence :
« Pour que le passé prenne une valeur artistique, il faut que l’idée d’art existe ; le Moyen Age ne concevait pas plus l’idée que nous exprimons par le mot art, que la Grèce ou l’Egypte qui n’avaient pas de mot pour l’exprimer. (Mais) Pour que cette idée pût naître, il fallut que les œuvres fussent séparées de leur fonction. »
Dans la vision malrucienne de la relation de l’homme au monde et du destin humain, cela signifie qu’avec l’avènement de la civilisation occidentale, la plus grande rupture s’est produite, par laquelle le monde est devenu « un mythe cohérent », un univers abstrait, une réalité étrangère à l’homme, condamné, dans ce face à face avec un monde « mort », à la solitude de la conscience vide de soi.
Là où, avant ce divorce, avant ce « conflit entre l’homme et ses créations », toutes les œuvres de l’homme n’avaient d’autre fonction que de déchiffrer l’énigme du monde, dont il n’était qu’un fragment pour exprimer par la poésie ou la foi sa parenté profonde avec l’univers et l’espoir de s’y fondre, après la grande rupture de l’Occident, ce sont toutes les œuvres qui perdent leur fonction pour n’être plus que des produits dépourvus de sens.
L’Art naît de ce divorce, pour renouer les liens de l’homme avec le monde et assurer, à travers la reprise et la métamorphose des traces de ses créations, malgré la solitude des hommes, la continuité du destin humain.
Les œuvres de l’Art assument la fonction que les créations de l’homme ont perdue : exprimer la parenté de l’homme avec le monde, “artificiellement”, de sorte que, à travers elles, par la médiation d’un musée imaginaire, l’homme prenne conscience de son destin.
L’intérêt de la réflexion de Malraux n’est pas dans sa vision de l’histoire, dont le sens est tout entier suspendu à la conscience que les hommes prennent de leur destin, mais dans sa conception diachronique de l’art.
b) la fonction artistique
Ce n’est pas le réel que l’art transfigure, mais les figures et les formes où les hommes qui « précèdent » ont « inscrits » les rapports entre eux qui les relient au réel : la signification du monde qu’ils ont produits pour l’habiter.
« L’artiste est un transformateur de la signification du monde ;il a besoin de ses prédécesseurs « vivants » et peut être plus encore de ceux qui sont morts.
« L’histoire de l’art, écrit Malraux, est celle des formes inventées contre les formes héritées… Le peintre passe d’un monde de formes à un autre monde de formes, l’écrivain d’un monde de mots à un autre monde de mots, de la même façon que le musicien passe de la musique à la musique ».
La valeur « artistique » n’est pas inhérente à l’être de l’objet produit, mais à son devenir où se réfléchit l’histoire des rapports des hommes entre eux, au travers desquels ils produisent un monde.
Sans doute n’est-il pas besoin d’une vision métaphysique du destin humain pour comprendre que cette histoire ne peut s’accomplir, à travers les destinées singulières, que si les hommes inscrivent dans la matière les formes de l’expérience commune, comme autant d’empreintes que les successeurs pourront lire pour « écrire» des formes nouvelles.
Quand on parle de la forme des choses, il ne s’agit pas seulement des formes, des volumes ou des surfaces colorées des objets qui constituent le monde habité par l’homme ; il s’agit aussi, comme le montre l’anthropologie, des outils et des instruments qui « servent » à la production ; et, comme le montre l’ethnologie, des ustensiles de la vie quotidienne (jusqu’aux manières de table, comme l’a montré Lévi-Strauss). Ces formes sont aussi la phonétique et le graphisme des mots qui président à leur formation ; ce sont enfin les rythmes qui sont générateurs des formes qui structurent le temps, dont la musique est l’expression, où Lévi-Strauss voit un lien privilégié entre la nature et la culture.
Là où l’on voudrait déceler la naissance de l’art, on rencontre le procès par lequel se constitue l’essence humaine, où la production hors des individus des conditions de la survie de l’espèce s’accompagne de l’émergence d’une conscience esthétique: celle de devoir « inscrire » dans la matière les formes de l’expérience commune, comme autant d’empreintes que les successeurs pourront lire pour « écrire des formes nouvelles, autant de traces par lesquelles l’individualité humaine se constitue et se développe en assumant par ses oeuvres la survie de l’espèce ».
L’originalité de cette histoire, parce qu’elle ne s’écrit qu’à travers des vies individuelles, des biographies singulières, c’est de ne pouvoir laisser que des traces de ses origines et seulement des marques de l’œuvre sociale dont elle est le développement sans limite et sans fin.
L’Esthétique est l’analyse de ces « métamorphoses » par lesquelles l’individu prend en charge les nouvelles formes qu’imposent à l’individualité humaine la conscience de la mutation historique des rapports entre les hommes et le réel, pour contribuer à la continuité d’une histoire en lui donnant la forme et l’espérance d’un destin.
« La figuration est le langage des formes visibles ; comme le langage des mots, elle tient l’humanité par la racine. Et il n’y a d’autre solution humaine qu’à travers la construction de trajectoires historiques, qui soutiennent l’élan de création dans une longue ascension, suivie d’une chute enchaînant sur d’autres trajectoires plus neuves. »
Leroi-Gourhan
Le geste et la parole T.II.( p.255 )
ANNEXE I. : L’art préhistorique
Citons l’analyse présentée dans « Le Geste et la Parole ».
1) Naissance du graphisme :
Le graphisme débute non pas dans la représentation naïve, photographique du réel mais dans l’abstrait : on le voit s’organiser en une dizaine de mille ans à partir de signes qui semblent avoir exprimé d’abord des rythmes et non des formes. Tels sont les churinga australiens qui sont des plaquettes de pierre ou de bois gravées de motifs abstraits (spirales, lignes droites et groupe de points) figurant le corps de l’ancêtre mythique ou les lieux dans lesquels se déroule son mythe : le churinga concrétise la récitation incantatoire, il en est le support et l’officiant, du bout du doigt, suit les figures au rythme de sa déclamation.
2) Premier développement et évolution du graphisme :
Vers 30 000 avant notre ère, s’ordonnent les premières figures. Ce sont jusqu’à présent les plus vieilles œuvres d’art de toute l’histoire humaine. Si le contenu est déjà très complexe, l’exécution est encore balbutiante : les meilleures représentations montrent, sans ordre, la superposition de têtes d’animaux et de symboles sexuels déjà extrêmement stylisés.
A l’étape suivante, durant le Gravettien, vers 20 000, on voit s’organiser des figures plus construites. Les animaux sont rendus par leur ligne de charpente cervico-dorsale à laquelle s’accrochent les détails caractéristiques des espèces (cornes du bison, trompe du mammouth, crinière du cheval, etc.)
Au Solutréen, vers 15 000, la technique du graveur ou du peintre est en possession de toutes ses ressources, lesquelles ne sont guère différentes de celles du graveur ou du peintre actuels.
Une curieuse évolution s’est pourtant produite : les représentations humaines semblent avoir perdu tout caractère réaliste et s’être orientées vers les triangles, les quadrilatères, les lignes de points ou de bâtonnets dont les parois de Lascaux, par exemple, sont couvertes. Les animaux par contre s’acheminent peu à peu vers le réalisme des formes et du mouvement, ils en sont pourtant encore loin au Solutréen, malgré tout ce qu’on peut avoir dit sur le réalisme des animaux de Lascaux.
Ce sont en réalité des « mythogrammes », quelque chose qui s’apparente plus à l’idéographie qu’à la pictographie, plus à la pictographie qu’à l’art descriptif.
L’un des faits les plus frappants dans l’étude de l’art paléolithique est l’organisation des figures sur les parois des cavernes. Le nombre des espèces animales représentées est peu élevé et leurs rapports topographiques sont constants : bison et cheval occupent le centre des panneaux, bouquetins et cerfs les encadrent sur les bords, lions et rhinocéros se situent à la périphérie. Le même thème peut se répéter plusieurs fois dans la même caverne. Il s’agit bien, par conséquent, d’autre chose que d’une représentation accidentelle d’animaux de chasse, d’autre chose aussi que d’une « écriture », d’autre chose encore que de « tableaux ». Derrière l’assemblage symbolique des figures a forcément existé un contexte oral avec lequel l’assemblage symbolique était coordonné et dont il reproduit spatialement les valeurs. Le même fait est sensible lorsque les Australiens exécutent sur le sable les figures en spirales qui expriment symboliquement le déroulement du mythe du lézard ou de la fourmi à miel.
Parlant des mythogrammes, André Leroi-Gourhan écrit :
« Alors que nous vivons dans la pratique d'un seul langage dont les sons s'inscrivent dans une écriture qui leur est associée, nous concevons avec peine la possibilité d'un mode d'expression de la pensée dans une organisation des signes en quelque sorte rayonnante ...
Quatre mille ans d’écriture linéaire nous ont fait séparer l’art et l’écriture et il faut un réel effort d’abstraction pour reconstruire en nous une attitude figurative qui a été et qui est encore commune à tous les peuples tenus à l’écart de la phonétisation et surtout du linéarisme graphique. »
L’art paléolithique fournit un témoignage irremplaçable pour la compréhension de ce que sont en réalité la figuration artistique et l’écriture
ANNEXE II. : Les arts premiers
Nous reproduisons ici une étude ethnologique sur les sculptures « Dan
Présentation générale du peuple et de ses traditions artistiques
1) Les Dan : peuple de l’aire sylvestre
Le peuple Dan appartient au groupe linguistique Mande - sud, provenant de l’ouest de l’Afrique noire, qui, durant les siècles derniers, a pénétré les forêts denses et humides et s’est adapté aux particularités de ce milieu. Selon sa situation géographique, le nom de l’ethnie Dan diffère : elle est appelée Gio (Geh) en Côte d’Ivoire et Yacouba au Liberia. On estime à 350.000 individus le nombre de Dan. Ils seraient 270.000 en Côte d’Ivoire.
Les Dan sont un peuple agraire, fermiers sédentaires. Ils vivent en grande partie de la culture du riz, mais aussi du manioc, de la banane plantain, de l’igname, du café, du coton, de chasse, de pêche et élèvent du petit bétail (chèvres, moutons, cochons) et de la volaille (poules, canards). Les bovins ne sont sacrifiés que pour les rituels. Les Dan habitent des villages composés de cases rondes avec des peintures murales et un toit conique en chaume. Ces villages indépendants, et sans pouvoir centralisé, sont composés de plusieurs lignages, entités politiques se partageant les fonctions rituelles et politiques avec une primauté d’honneur au lignées fondatrices. Le contrôle social, l’autorité et les valeurs sont aux mains des anciens, chefs de lignage ou d’associations. C’est une société patrilinéaire, exogame, à résidence virilocale où l’initiation est une étape fondamentale de la vie (circoncision et excision). Ne possédant pas de marché, les villages sont reliés par des échanges rituels entre chefs prospères. Ceux-ci se rendent visite, échangeant des présents et chacun essayant de surpasser la générosité de l’autre (à l’instar du potlach). Chaque cadeau est assigné à une position dans un système structurel ferme de valeur. Le métal, les vêtements, les animaux domestiques, les esclaves ainsi que les femmes ont eu leur valeur d’échange.
2) Le statut de l’individu
Constamment baignés dans un climat de terreur et de violence, les Dan vivaient autrefois dans un quotidien voué au risque, face à la guerre, l’esclavage ou le cannibalisme. La menace ne cessait jamais.
De telles conditions de vie se traduisent chez l’individu par le souci et la volonté de “devenir le meilleur”. Cette ambition de se surpasser au sein de la communauté et de vouloir tendre vers la perfection quelque soit le domaine s’exprimait au travers de toutes sortes d’activités. Être reconnu permettait d’assurer à la personne en question sa sécurité. Il fallait absolument être utile à la communauté pour éviter la persécution. Un bon artisan avait alors des atouts à faire valoir. Citons ces paroles d’un autochtone :
« Ce n’est pas ce que tu fais qui importe, mais que tu le fasses mieux que tout le monde. Soit le meilleur forgeron, ou percussionniste, sculpteur, danseur de masque ou séducteur de femme ou même voleur ! »1
Ces faits expliquent peut-être la multiplicité des arts et artisanats, permettant à une personne de rehausser son statut dans la communauté. La perpétuelle volonté de perfection est liée à cette reconnaissance de la communauté envers le meilleur artisan.
Les Dan s’efforcent de se distinguer dans le village en remplissant un rôle approprié à leur réputation et leurs possibilités, cherchant à obtenir la meilleure renommée possible. Chez les femmes, il est possible de gagner ce statut en étant potier, tisserand, sage-femme, par la circoncision des jeunes filles, ou femme la plus hospitalière. Ce dernier rôle déterminant pour comprendre l’usage et la valeur des cuillers. L’homme, quant à lui, peut obtenir sa renommée en étant bon fermier, chasseur, guerrier ou artisan (forgeron, tisserand, sculpteur).
Cette volonté de mise en valeur de soi est appelée tin. Le meilleur tin, hommes et/ou femmes, atteignant cette domination spirituelle, peut devenir le chef de la société secrète correspondant à l’activité dans laquelle il excelle, un homme divin, un médecin, ou le fondateur d’une communauté. Afin d’augmenter son tin, un Dan peut utiliser sa force matérielle, bou. Cette force hautement considérée est la récompense pour l’énergie, l’hospitalité ou la perspicacité dans le troc. Un homme fort en bou pourra organiser des fêtes où il entretiendra les autochtones et les étrangers de passage. Un tel geste permet ainsi de le faire avancer dans le cercle des âgés, ou consolider sa réputation en tant que chef, l’hospitalité chez les Dan étant l’une de leurs « valeurs » essentielles.
Le statut général de la femme est intéressant, car c’est elle qui utilise les cuillers. La femme se doit d’obtenir la plénitude civique, avant d’être épouse et mère. Elle est ensuite responsable du foyer familial et de l’éducation. Elle est aussi d’un intérêt vital pour la société. Elle a beaucoup de charges et obtient par cela une estime considérable. Elle représente la valeur affective (conjointe et génitrice) et économique (ménagère, travaux aux champs, fournit vivre de base). Mais sa place ne lui permet pas d’intégrer la gestion publique, et économique de la société. La femme a un rôle fixe : génitrice, gérante du foyer et des biens matériels de la famille. Pour les femmes hospitalières, ce statut rejoint cette capacité de savoir et pouvoir accueillir et nourrir.
Sa condition dans la société et sa mission procréatrice (stimulant des créations artistiques et préoccupations intellectuelles, finalité de l’existence) serait à l’image nourricière de la femme, de la Mère (sentiment de sécurité) dans les mythes d’origine.
Cosmologie
On retrouve dans la cosmologie Dan un dieu tout puissant et nombre d’esprits et d’ancêtres. Il existe une force essentielle appelée dü, omniprésente dans tous les aspects du monde visible et invisible et se manifestant en esprit au travers de l’homme ou de l’animal. Certains esprits s’en rapportent aux hommes pour se matérialiser en une forme tangible comme les masques ou les fétiches. La destruction malencontreuse de l’objet laisse dü indemne. Quand dü décide d’abandonner sa forme, celle-ci devient sans valeur.
Dü est aussi une essence qui anime l’homme. Quand dü quitte le corps, il va au village des morts, dimension spirituelle parallèle au village des vivants, et se réincarne ensuite en enfant né dans son ancienne famille terrestre. Durant la période où le dü réside dans le village des morts, il peut se manifester en homme ou en animal. Il arrive souvent que ces deux êtres partagent le même esprit dü. L’homme peut ainsi prendre part aux qualités de l’animal. Les sociétés secrètes s’organisent autour de ces personnes. Les membres peuvent alors prendre part aux qualités animales de leur leader.
Zra, divin créateur, est envisagé comme un chef résidant dans sa ville au paradis. Selon les Dan, Zra est mâle et femelle, et asexué. Il existe un mythe de création, dans lequel il est important d’extraire le fait que le ciel fut aidé par les montagnes et les hauts arbres pour monter. C’est pourquoi les Dan ne touchent jamais aux grands arbres lors de débroussaillement. On observera plus tard que seul le bois vert est utilisé pour la sculpture. Zra ne reçoit aucune forme d’adoration. Peu de mythes mentionnent son intervention dans la vie des hommes.
Les esprits sont au contraire très actifs. Alors que beaucoup de dü ont déjà atteint une forme corporelle, d’autres mènent une existence spirituelle pure. L’homme leur permet d’accéder à une manifestation concrète, par le rêve. Ces esprits sont souvent bienveillants sur leurs élus. Ils peuvent leur accorder des pouvoirs de prescience, la fortune, ou encore la célébrité. Les esprits demandent souvent une forme de renonciation à leur élu pour leur assurer une forme matérielle. Un esprit au pouvoir exceptionnel peut être adorer par plusieurs personnes, comme pour une société secrète s’organisant autour d’un fétiche. Ils partagent alors les pouvoirs du dü.
Précisons que l’Islam a peu pénétré ces régions et par conséquent, les peuples y habitant. Le christianisme a pris place avec la colonisation. Il est possible qu’aujourd’hui un certain syncrétisme existe.
b) La tradition artistique
Les objets quotidiens sont reliés à la vie culturelle (perpétuation de la lignée, rite de passage), soit par leur ornementation symbolique, soit par leur fonction. La sculpture rituelle rejoint constamment la sculpture utilitaire. Une réalité formelle n’est pas forcément représentée, et peut apparaître sous des traits allégoriques. Ces formes peuvent recevoir des offrandes et représenter les êtres mythiques, supporter leurs esprits. La production artistique est influencée par la pensée mystique qui est un cadre de vie. L’objet n’a de sens que par sa représentation. Si aucun esprit ne l’habite, il n’a pas de valeur.
Stylistique
La répartition coloniale des territoires africains n’a pas facilité l’étude de l’art africain. Le grand style « Dan » intègre nombre d’ethnies. Au niveau des masques, on peut distinguer trois types : Dan, Guéré-Wobe et Guerzé. La sculpture de type Dan à laquelle nous nous intéressons est une reproduction assez réaliste mais idéalisée du visage humain, par rapport aux sculptures des ethnies voisines plus expressionnistes, jouant de l’accentuation et de l’hypertrophie des parties représentées. La valeur fonctionnelle est dépendante d’une qualité esthétique. Pour les Dan, cette qualité s’appuie sur différents points : symétrie par rapport à l’axe, équilibre, rythme, harmonie, fini de l’objet.
Les sculptures Dan se doivent de provoquer une émotion spécifique pour son possesseur. L’expression des sculptures est hautement abstraite. Pour communiquer les différentes qualités, les Dan ont conçu un symbolisme de la forme. On retrouve en exemple : li (beau), gruli (heureux), yäiya (détestable), deangle (attirant, féminin et beau) glewa (impressionnants, terrifiants), bagle (masculins et grotesques) ou encore ya weasü (peu attirant). Certaines émotions ne s’appliquent qu’aux objets comme manyänä (splendide) ou ga pe mü : (à regarder). On peut citer des exemples de sculptures correspondant à une émotion :
gbüze : (la peur, le terreur) représenté par un visage avec les contours angulaires, une large bouche, long, les yeux tubulaires, des plumes noires et coloré en rouge ;
ya : (grotesque, vilain) front bas, court, les yeux tubulaires, une bouches aux lèvres pendantes, un nez court et plat, et coloré en marron ;
se : (beau, gentil) front haut, les yeux bridés, un nez étroit, une bouche voluptueuse, et souvent peint à travers les yeux, en blanc, associé avec la gentillesse.
Le sculpteur travaille sur commande. Chacun a son style, peut accepter une demande personnelle. Il semble que certains d’entre eux ont été reconnus dans la région et parfois copiés. Ceux-ci se distinguent dans leur travail de gravure, dans l’application personnelle des symboles. Mais il n’y a pas aujourd’hui de rupture franche avec le passé dans le style de sculpture, même si un certain perfectionnement est né avec l’arrivée nouveaux outils, et quelques déviances avec des influences esthétique extérieures. Les sculpteurs sont à présent nombreux avec le développement du tourisme très intéressé à leur art, mais celui-ci perd sa fonction initiale, et n’est fait que pour la vente.
Le sculpteur
Les sculpteurs Dan, lü shla ka mä (personne expérimentée pour travailler le bois) se divisent en deux catégories : les sculpteurs de masques (gie nye mä) et les sculpteurs de cuillers et autres objets domestiques (mia nye mä). Seuls les hommes peuvent travailler le bois. Les femmes n’ont pas le droit d’assister à la sculpture. Le sculpteur travaille dans un lieu privé, sa maison, dans un endroit défrichée d’un bois sacré, ou dans une forge à la limite des femmes. La tradition interdit le sculpteur de travailler quand il pleut, de toucher du sel ou des agrumes, et d’avoir des relations sexuelles pendant la période où il sculpte. C’est un travail considéré comme exigeant et qui requiert beaucoup de prévoyance et de concentration. Un homme a besoin d’un cœur fort pour être un bon sculpteur. Ces artisans sont respectés, connus de tous, et reconnus après leur mort.
L’art du bois s’obtient par instruction auprès d’un sculpteur expérimenté et reconnu. Après s’être présenté avec une offrande, le jeune demande la permission de devenir élève. Il n’est pas toujours accepté car il y a de la compétition. Habituellement, les élèves, gbumäamä, viennent de la même famille que leur maître, dän, et sont généralement le neveu fraternel. Pendant leur apprentissage, les élèves travaillent dans la ferme du maître quand ils ne reçoivent pas d’instruction.
Le processus d’apprentissage se base sur l’observation et la pratique. La plupart du temps, l’apprenti est un spectateur, restant assis à côté de son maître et gardant sa main sur son genou pendant qu’il travaille. Parfois, Il coupe l’arbre d’où proviendra le futur bloc de bois sculpté, et assiste, si nécessaire, en tenant ce bloc pendant que le maître travaille. Il peut aplanir, lisser les surfaces du travail final, taches typiques de l’apprenti. Pendant sa vie, l’élève reste dans l’ombre de son maître. S’ils vivent dans le même village, l’élève doit donner tout ce qu’il gagne en sculptant à son maître, qui, traditionnellement, lui rend la presque totalité du montant. L’élève supporte les réprimandes de son maître qui surveille les fautes dans son travail, jusqu'au décès de celui-ci. Les outils de sculpture se passent non de père en fils mais du maître au plus brillant élève. Cet héritage lors du décès du maître est marqué d’une courte cérémonie et le don d’un présent au défunt.
Méthodes de sculpture
L’environnement forestier est propice au travail du bois. Les sculpteurs travaillent uniquement un bois vert (comme nous l’avons déjà indiqué, la religion interdit de toucher aux grands arbres), solide et facile à tailler. Trois outils entrent en jeu : l’herminette, outil le plus important, le couteau et les ciseaux. Le sculpteur tient le bloc debout avec ses pieds, ou se fait aider occasionnellement par son élève, comme notifié précédemment.
Les grandes étapes d’une sculpture sont les suivantes. Sans rituel, l’apprenti abat un tronc d’arbre droit appelé gli. Il en tire une section d’environ deux empans de long qu’il coupe avec une machette et fend en deux. Avec l’herminette, le maître crée grossièrement les contours de la sculpture en utilisant les courbes naturels du tronc. Puis il s’attarde sur la forme de la sculpture. Il utilise les ciseaux pour mouler l’intérieur du visage et travaille les détails, des plus grands au plus fins, à l’aide de ces mêmes ciseaux et du couteau. Ensuite l’extérieur de la sculpture est travaillé avec les pointes du couteau. Une fois la sculpture finie, l’apprenti la lisse avec de l’écorce d’arbrisseau, de façon circulaire pendant plusieurs heures, sans trop de pression. La sculpture est au final colorée avec de la sève. Il est possible de la patiner avec de l’huile de parinari (siccative), du kaolin et du noir de fumée, d’utiliser de la gomme pour durcir et noircir.
Après cette présentation générale du peuple et de ses traditions artistiques, nous allons nous pencher sur la sculpture nous intéressant, la cuiller de femme. Cette contextualisation essentielle permet de mieux cerner les différentes dispositions (culturelles, symboliques, artistiques) de l’utilisation et de la représentation de ces objets.
Enquête ethnographique : Les cuillers de femmes hospitalières
Les objets quotidiens sont reliés à la vie culturelle (perpétuation de la lignée, rite de passage), soit par leur ornementation symbolique, soit par leur fonction. La sculpture rituelle rejoint constamment la sculpture utilitaire. La production artistique est influencée par la pensée mystique qui est un cadre de vie. L’objet n’a de sens que par sa représentation. Si aucun esprit ne l’habite, il n’a pas de valeur.
La valeur fonctionnelle est dépendante d’une qualité esthétique. Pour les Dan, cette qualité s’appuie sur différents points : Symétrie par rapport à l’axe, équilibre, rythme, harmonie, fini de l’objet.
Les relations sociales et l’esthétique sont essentielles pour comprendre le rôle des cuillers. Les sculptures reflètent autant l’opposition que la complémentarité entre hommes et femmes. La cuiller est à l’image de la société, symbole de diligence, pour la femme la plus hospitalière (dans cette perspective de perfection). Son usage est un signe d’élection, un attribut féminin important car il évoque son statut et son rôle dans la société, et représente un insigne de dignité. Posséder une cuiller est révélateur de prestige et de richesses. Ces cuillers de femmes sont à l’heure actuelle encore utilisées.
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Usage rituel
Wa ke mia (fête - agir - cuiller) ou bo deü ke mia (représenter - public - particulièrement - cuiller) est la grande cuiller cérémonielle d’une wunkirle ou wakede, la femme la plus hospitalière chez les Dan. Plus imposante que les ustensiles ordinaires, elle ne sert que pour des rituels. C’est pourquoi elle ne possède que de rares traces d’utilisation. Elle symbolise la quantité de riz cuit qu’une femme accueillante est prête à offrir plutôt qu’à distribuer réellement. Ce riz qu’elle porte puis jette en l’air sert aussi à souhaiter la bienvenue aux invités.
Cette grande cuiller est la propriété et l’insigne d’une wunkirle, femme mariée et renommée. Elle est la femme la plus hospitalière d’un village ou d’un quartier de village. Ce statut est différent de celui de première femme d’un chef de famille. Elle se distingue par ses capacités et sa générosité. Une wunkirle doit être une cultivatrice travailleuse et couronnée de succès, capable avec les autres femmes du ménage de produire une grande quantité de vivres. Elle est responsable de l’administration des ressources alimentaires pour toute la famille. Elle doit être d’un caractère magnanime et généreux, et se montrer toujours prête à recevoir avec diligence quelque personne. Elle doit régaler les invités, convier dans sa maison des musiciens ou autres groupes de passage, préparer des repas de fête pour les défricheurs de brousse ou pour les rites de circoncision. Lors d’une grande fête du Mérite, décrite ultérieurement, elle doit approvisionner les nombreux étrangers venus y assister.
Les grandes cuillers sont aussi souvent les attributs de la première femme de grands chefs, mère des futurs chefs. Elles symbolisent alors cette fonction prestigieuse et sont utilisées et montrées pour la première fois lors de la célébration de la fin de l’initiation de leur fils aîné. La femme danse, et offre ensuite du riz aux ancêtres protecteurs, qui sera consommé par les gens du village.
Elle aura aussi la charge et l’honneur, pour les repas exceptionnellement importants marquant le retour du camp de circoncision, pendant les travaux de brûlis, ou lors d’une fête donnée pour une autre occasion, de rassembler la nourriture nécessaire qui sera préparée par ses assistantes sous sa direction. Elle doit fournir en abondance du riz de ses propres réserves, venant compléter le riz offert par les villageois, et offre aussi un cabri ou un mouton, de son propre bétail, qu’elle ajoute au repas avec sa cuiller, et complétant le bœuf sacrifié. Cette haute responsabilité lui vaudra de parader, en brandissant sa cuiller au cours d’une danse, devant les villageois, et de recevoir les salutations et les remerciements du chef et des notables du village.
Pour mener à bien ces tâches, elle a besoin de l’aide d’un esprit, qui se manifeste dans les grandes cuillers qui sont ainsi les manifestations matérielles des esprits individuels venant l’aider (c’est pourquoi elles possèdent des noms personnels). Une histoire illustre le fait que ces cuillers soient des esprits pouvant être actifs même en l’absence d’êtres humains. Ainsi on raconte qu’un matin une cuiller avait perdu une pointe au bout de son manche. La nuit, elle avait participé à une réunion d’esprits de cuillers et s’était tellement disputée avec une autre qu’elle s’en était cassée une pointe.
Ces cuillers sont le plus souvent suspendues au mur de la maison de leur propriétaire où personne ne peut la toucher. Dans le cas où cet incident arrive, ne serait-ce que par hasard, la wunkirle doit considérer cet acte comme une incitation à préparer un repas de fête. Celui qui aura toucher la cuiller devra tuer l’animal sacrifié pour le repas.
L’événement le plus important pour une wunkirle est la fête du Mérite ou fête des Vaches, pouvant apparemment durer plusieurs semaines. A cette occasion, les femmes entrent en scène avec leurs cuillers ; elles dansent, habillées avec des vêtements d’homme, car seuls les hommes sont pris au sérieux (aujourd’hui elles portent un grand vêtement rayé bleu et blanc et un casque colonial) et montrent qu’elles sont les maîtresses de la fête. Elles tiennent les cuillers dans leurs mains. Les cuillerons inclinés sont remplis de grains de riz et de pièces de monnaie. La wunkirle est accompagnée de ses assistantes (notamment la kumane, son adjointe) qui, par des louanges chantées, l’incitent à faire preuve d’une grande générosité. La kumane peut aussi saisir la cuiller. Quant aux autres accompagnatrices, elles portent de grands seaux de cuivre qu’elles frappent. Ces groupes de femmes dansent à travers le village, avançant à petits pas, puis courant à reculons de quelques pas. Pendant que les accompagnatrices jettent en l’air des grains de riz, ou des pièces de monnaie, aussitôt ramassés, surtout par les jeunes garçons, la wunkirle chante un refrain d’une voix stridente. Soudain, une des accompagnatrices se couche par terre devant la wunkirle qui pose son pied sur elle pour montrer son importance. Si en retour on lui donne un cadeau, il doit être de couleur blanche.
Toutes les femmes wunkirle du village doivent participer à une grande fête. Elles tentent de surpasser en générosité les femmes hospitalières des autres quartiers du village. Leur apparition est un spectacle d’une grande majesté au cours duquel les femmes hospitalières font d’un air grave honneur à leur titre. Toutes les femmes wunkirle qui ont contribué ou déroulement de la fête participent au grand repas final.
La wunkirle n’est pas toujours la première femme d’un chef de famille mais peut être une cultivatrice estimée par ses voisines pour sa sagesse et ses réussites. Elle est élue en raison de ses performances par celle qui l’a précédée ; elle n’obtient donc pas sa fonction grâce à son origine ou sa position par rapport à son mari. Mais seules les femmes appartenant par alliance à la famille peuvent accéder à cette fonction. Ainsi, les cuillers sont transmises de belle-mère en belle-fille (et non par voie matrilinéaire).
Cependant, l’esprit de la cuiller doit accepter la nouvelle propriétaire, par le biais d’un rêve (comme pour les masques). Les grandes cuillers représentent pour les femmes ce que les masques représentent pour les hommes : des manifestations d’esprits qui permettent à certains individus de jouer un rôle précis dans leur société. La cuiller est fabriquée avec beaucoup de soins, car c’est un objet de prestige qui représente l’esprit de générosité de celle qui la reçoit.
b) Essai de typologie
Nous nous attarderons sur les cuillers supportant un visage féminin, que nous mettrons en relation avec les idéaux de beauté Dan. Dans l’ensemble, ces cuillers mesurent de quarante à soixante-dix centimètres de long et possèdent un ou deux cuillerons parallèles (l’utilisation de ces secondes est paraît-il difficile). Le cuilleron représente le “ventre enceint de riz” de l’esprit qu’elle matérialise, mais aussi le ventre promesse d’enfant.
Cuillers à tête de femme (mewuoshlümia)
Le manche de ces cuillers est habillé d’une tête féminine au long cou, aux traits stylisés semblables aux statuettes et masques Dan : Une nervure frontale verticale, des sourcils striés de hachures obliques, les yeux en amande, le nez fin, une bouche ornée de dents métalliques. La coiffure se compose de coques transversales, décorées de stries en oblique et en chevrons. Cette coiffure est bordée d’une ganse de fibres tressées formant une boucle de chaque côté de la tête. On distingue sur la nuque un motif en croisillons gravés. Les oreilles percées sont ornées de petites boucles de métal. Le cou est long et cylindrique. Le cuilleron semble adopter les incurvations d’un corps féminin. Des bandes de motifs gravés en oblique bordent sa face convexe.
Ce type de cuiller se lie à l’esthétique féminin Dan. Les exemples photographiques permettent cette comparaison.
Un visage idéal féminin a une forme ovale symétrique, aux pommettes saillantes et au menton pointu. Pour accentuer la symétrie bilatérale, une scarification verticale est ajoutée sur le centre du front, pouvant aussi être modelé par une ligne dans les cheveux qui s’arque dans la partie centrale. Les cheveux rebelles sont arrachés ou rasés. Le front doit être haut et légèrement bombé et se confondre avec les orbites des yeux. Les sourcils sont rasés pour obtenir une rangée parfaite. Les yeux doivent être comme bridés et beaucoup de femmes Dan ne les ouvrent pas entièrement, pour montrer une certaine nonchalance. Le nez idéal est long et fin, avec de larges narines. Les lèvres doivent être de la même taille, et légèrement charnues. Une belle femme montrera ses dents blanches, taillées pour former des ouvertures en demi-lune ; un vide dans les incisions supérieures est considéré comme désirable. Les coiffures sont travaillées, par des tresses et des rouleaux. Le front est encadré par une bande de cheveux au-dessus de laquelle ceux-ci sont reliés ensemble en un nombre de rouleaux parallèles. Ces rouleaux se terminent à la nuque par des pompons, ou sont aplatis.
Cuillers cérémonielles anthropomorphes(megalümia)
Cette cuiller possède un cuilleron orné de motifs géométriques à l’instar des scarifications et relié par le manche à une paire de jambes aux volumes ronds et fermes. Celles-ci seraient identiques à celles des statuettes. La surface concave du cuilleron équilibre par sa longueur et son volume (approximativement égale à la moitié de la hauteur totale). Les jambes sont légèrement écartées, bien ancrées sur le sol par des pieds à large base. Le « cou » formé par un long cylindre forme la liaison entre le cuilleron et les jambes.
Le Débat : entre ethnologie et asthétique
La théorie de Michel Leiris
Membre de l’expédition Dakar-Djibouti, Michel Leiris a cherché à analyser le sentiment esthétique chez les africains. Autre révolution de ne plus imposer notre reconnaissance des formes africaines, mais de tendre à comprendre le regard esthétique dont ces formes sont sujet dans leur société d’origine. Il semble difficile d’analyser l’art africain, car aucun objet n’est d’art pur, de plus il est très composite. Il faut connaître les traits culturels de chaque société, la véritable signification de ces objets, pour comprendre ce qui provoque pour la société, une émotion esthétique. En partant du principe que ces arts sont identiques aux autres, Michel Leiris énonce cette perspective :
1- « N’est-il pas suffisant pour constituer l’œuvre d’art qu’une émotion esthétique, d’où qu’elle vienne, se manifeste à propos de l’objet considéré ? Nous ignorons quelles pouvaient être les réactions, par exemple, des anciens Egyptiens en face des statues de leurs dieux et de leurs rois ; toutefois, il ne viendrait à l’esprit d’aucun occidental tant soit peu cultivé de contester, en prétextant cette ignorance, le légitimité de l’attribution de la qualité d’objets d’art à ces pièces dont il est impossible d’affirmer que leur exécution répondait si peu que ce fût à des besoins proprement esthétiques. (...) Refuser la qualité d’œuvre d’art à tout objet qui n’est pas reconnu comme tel par le peuple qui l’a produit n’a d’autre signification que celle-ci : n’est objet d’art que ce qui existe en tant que tel dans le contexte culturel qui lui est propre. L’on devrait, dans ce cas, exiger d’une œuvre d’art qu’elle soit tenue pour telle non seulement par le groupe ethnique qui l’a produite mais par les contemporains immédiats de cette œuvre, exigence dont la mise en pratique amènerait à éliminer de nos musées d’art une bonne partie des richesses qu’ils contiennent et dont il est superflu de souligner ce qu’elle aurait de trop limitatif. »
2- « Mais peut-on, ne tenant ainsi aucun compte de l’intention du créateur, étiqueter “objet d’art” un objet qui, dans l’esprit de celui qui l’a fait, répondait à un but autre qu’artistique ? » 8
Les artistes ou artisans africains ne sont pas à la recherche du beau, de l’expression personnelle. Malheureusement leurs conceptions esthétiques sont inconnues. Michel Leiris va alors s’appuyer sur une connaissance du contexte social et les idées et réactions en matière d’esthétique pour mieux appréhender les objets et tenter de se donner « les moyens d’apprécier le sens et l’ampleur de l’enrichissement que les arts plastiques de l’Afrique noire semblent susceptibles d’apporter au patrimoine humain » 9 en envisageant les difficultés de perception de ce sentiment (variété des cultures, développement de l’art nègre en Occident, idéaux esthétiques des africains, différence de statut des mêmes objets en Occident et en Afrique).
Au contraire de l’art occidental ayant pour seul but d’être contemplé, l’art africain a une fonction. Ainsi doit-il être obligatoirement étudié par rapport à cette fonction et sa signification. Mais cela lui ôte-t-il toute existence artistique ? « Une telle position serait-elle juste en principe, dénier à l’art le droit d’être fonctionnel à quelque degré mènerait à une double absurdité : quant à l’Europe, rejeter du côté des arts appliqués non seulement toute la peinture religieuse et la peinture d’histoire mais encore les portraits et tout ce qui d’une manière quelconque revêt un aspect commémoratif ; quant à l’Afrique, admettre comme spécimens d’art pur et privilégier ainsi les figurines en alliage cuivreux, fabriquées pour être seulement des bibelots, sans utilité sauf de fournir une menue monnaie de cadeaux, et en ce sens d’objets d’art, mais objets en vérité ne sont que pacotille. » 10 Il faut ainsi appréhender l’objet d’art dans son contexte originel social, culturel et/ou religieux.
La notion de “beau”, apparemment essentiel dans l’art pour Michel Leiris (on parlerait plutôt d’émotion esthétique) s’attache à ces objets, mais elle est associée à la notion de bonté et d’efficacité, du fait de cette fonction. Il y a une sensibilité artistique en Afrique noire. Certaines pièces sont préférées, sont regardées comme heureuse d’être réussites, parmi des objets de même usage et signification symbolique : « Les productions plastiques négro-africaines répondent certes à des buts religieux ou magiques, à des buts proprement sociaux, à des buts politiques, à des buts de prestige, ou encore à des buts de jeu. Toutefois, cela n’exclut nullement qu’elles puissent susciter une réaction esthétique chez les Noirs africains qui en usent ou simplement les regardent. Ce n’est d’ailleurs pas à propos des seuls objets fabriqués qu’on voit se manifester des réactions de ce genre. » 11 Les objets rituels doivent être aussi bons que possible pour avoir toute l’efficacité désirée, et plaire aux dieux et aux ancêtres. La valeur fonctionnelle est dépendante d’une qualité esthétique.
Il y aurait une liberté d’expression dans l’ouvrage. L’artiste se doit d’évoquer un ancêtre, par la présence de signes nécessaires correspondants, mais il a une certaine marge d’application dans la façon dont il conçoit matériellement ce symbole. Ces objets ont des fins opératoires, lien entre le monde invisible et des vivants. Il faut donc un rapport de similitude et de correspondance dans les symboles, mais l’objet n’est pas une représentation naturaliste. « Le fait est que la plupart des oeuvres africaines étudiées jusqu'à ce jour répondent à des besoins étrangers au domaine de l’art comme tel et qu’elles doivent être tenues pour fonctionnelles, à des titres variées. Pourtant, cela ne signifie pas qu’elles ne comportent aucun élément de beauté pure, autrement dit : de beauté susceptible d’être goûtée pour elle-même. (...) Ces oeuvres, par delà leur valeur d’utilité directe ou indirecte, peuvent être appréciées d’un point de vue proprement esthétique par les usagers et qu’il en existe une quantité notable qui, bien qu’agencées conformément aux traditions, portent la marque évidente d’une personnalité créatrice. » 12
L’apport de la théorie de Michel Leiris est essentielle. On se dirige vers une compréhension des arts africains par les africains et non par les occidentaux. Il faut alors se demander laquelle des deux sera la plus utilisée, et si on ne va pas alors mélanger les deux, dans l’approche scientifique et muséologique.
Ambivalence actuelle
L’art primitif se situe au milieu du 20e siècle entre l’approche des surréalistes (conquis par ses qualités esthétiques et sa charge poétique) et l’essor de la recherche sur cet art en ethnologie. Les travaux se diversifient sur l’étude de l’objet : les scientifiques appréhendent l’objet pour son esthétique (avec une contextualisation sociale, rituelle...), établissent des descriptions formelles, une répartition géographique des formes et des styles, en privilégiant le niveau sociétaire. La muséographie a alors des difficultés à concevoir une nouvelle forme de présentation des collections. L’art primitif ayant d’autre part conquis un public plus large, elle se retrouve face à cette connaissance et reconnaissance grandissantes. « des scientifiques ont éprouvé pour ces arts une attirance ou une fascination dont l’idéologie dominante rendait une expression mal aisée. De Leiris à Bataille, en passant par Georges-Henri Rivière, nombreux ont été les intellectuels à la fois épris par l’exactitude de l’information et sensibles à la suggestion des formes. » 13
Georges-Henri Rivière est partagé entre une attitude scientifique et esthétique. Dans les années 1960, le Musée de l’Homme organise des expositions où les pièces sont présentées comme des oeuvres d’art. Dans le catalogue de l’exposition « Chefs d’œuvre du Musée de l’Homme », Georges-Henri Rivière énonce : « qu’un objet soit reconnu comme beau par des gens étrangers à la culture dont il fait partie est l’une des données dont l’ethnologue doit tenir compte dans l’analyse de cet objet. De telles reconnaissances ne relèvent-elles pas de cette branche importante de la recherche ethnologique : l’étude des contacts entre cultures différentes. » 14
Dans les années 1970, l’art primitif se dirige vers une reconnaissance uniquement esthétique. Christian Zervos écrit dans le catalogue d’une exposition sur la découverte de la Polynésie, au Musée de l’Homme, en 1969 : « Notre propos n’est pas d’amoindrir le débat des spécialités mais de faire entendre que la valeur artistique des objets étudiés par eux devrait aussi être grandement prise en considération. On peut être familier en plus d’un point avec ces objets, savoir parfaitement ce qu’ils ont été dans leur, période première et ce qui leur est advenu lorsque leur force originelle a décliné, il n’empêche que leurs éléments les plus précieux se dérobent et se refusent à celui qui les apprécie à leur seule valeur technique. (...) Omettre ce qui fait du simple objet un facteur de domination de notre sensibilité, c’est s’interdire l’approche du mystère de la création des hommes, qui ne repose jamais exclusivement sure des faits explicables. » 15 On considère que les musées d’art, par leur neutralité dans la présentation libèrent les objet en les décontextualisant. Cette neutralité permet d’étudier et d’apprécier les objets pour leur forme, leur valeur esthétique, car ils ne sont plus témoins d’une société, mais simple objet de contemplation. On veut distinguer l’objet d’art et l’artefact, prouver qu’un objet primitif peut être un objet d’art, par le contexte dans lequel il est situé. La scénographie prend alors une part de plus en plus importante.
Un ensemble de chercheurs pour la plupart historiens de l’art, tente de justifier la place de l’art africain en tant qu’Art, légitimant cette place par une étude identique à celle des arts occidentaux. On veut contempler cet objet d’art hors de tout contexte culturel. Pour cela, ces chercheurs s’attardent sur la reconnaissance des artistes, dans une optique de création non sociétaire (anonyme) mais individuelle. Ils cherchent aussi à retracer une historique de l’art africain, supprimer la sphère intemporelle (par la datation des oeuvres) qui plaçait l’art africain hors de l’Histoire de l’art, et l’empêchait de gagner sa place dans les musées d’art. Cette justification légitime de la place de l’art africain dans l’Art le fait alors entrer dans ce que l’on appelle le patrimoine de l’humanité. L’art africain n’est alors plus l’objet d’étude des seuls africanistes. Nombre de spécialités peuvent ainsi rendre compte de ses qualités. Les amateurs d’art “premiers” refusent une approche ethnologique des objets pour les intégrer dans les beaux-arts.
Aujourd’hui, la question de la signification de l’objet est une des préoccupations principales des chercheurs. L’étude des caractères formels d’un art peut révéler certains traits culturels, liés, comme dirait Claude Lévi-Strauss, à des représentations mentales (transmission du savoir, élaboration symbolique...). Car cette approche esthétique ne peut être entièrement séparée de l’efficacité symbolique de l’objet.
Ainsi, après une approche totalement ethnologique, puis une reconnaissance uniquement esthétique, nous en sommes maintenant à vouloir concilier les deux. « Les ethnologues envisagent l’objet dans ses relations avec d’autres objets de même nature à l’intérieur d’une même société, son interprétation n’étant pas séparable de sa fonction symbolique et/ou de son usage pratique. Le sens prime sur la forme. Les amateurs d’art primitif appréhendent d’emblée l’objet comme œuvre d’art en raison de ses qualités plastiques, ce qui revient à en faire un spécimen d’un musée universel à l’égal de n’importe quel autre chef-d’œuvre, quelle qu’en soit l’origine : la considération de la forme est libre de toute considération de sens. » 16 Dans les deux cas, l’objet est sujet à une réappropriation, il n’est plus ce qu’il était à son origine. Il est objet scientifique ou objet d’art.
Un dernier point sera énoncé dans cette partie, celui de la valeur marchande des pièces d’art premier. A l’image de l’époque des cabinets de curiosités, l’art premier est devenu, avec cette reconnaissance artistique, un insigne de pouvoir, et par ce biais, à l’origine de la création de marchés d’art “tribal”. Ainsi ont-ils acquis une valeur marchande. Troisième sphère dans laquelle ils sont objets de convoitise. Son authenticité est essentielle. Toute trace d’usure justifie son utilisation, son ancienneté et lui apporte une valeur plus conséquente.
Cet historique sur la considération des objets « autres » et français permet de contextualiser les approches sur les cuillers africaine et bretonne présentes au sein des trois musées étudiés dans ce mémoire en relation avec cette ambivalence entre l’art et l’ethnologie, l’usage et l’esthétique.
« Les cuillers africaines n’avaient guère retenu l’attention des spécialistes, sinon par leur intérêt documentaire. Cet aspect est largement traité dans le présent ouvrage, et, restituées dans leurs contextes d’usage, les cuillers y apparaissent comme témoins de coutumes alimentaires, ou comme accessoires du matériel rituel. Pourtant, certaines sont si remarquables par la qualité et la richesse d’invention qu’elles imposent un autre regard. Elles sont des créations plastiques à part entière, et l’inventaire de ces cuillers-sculptures montre qu’elles sont largement présentes dans les sociétés traditionnelles de l’Afrique noire, parmi les nombreux modèles en bois, en ivoire, en os ou en laiton aux styles d’une étonnante diversité. » 27
Il semble que toutes les cuillers ne peuvent avoir ce statut qu’offre le Musée Dapper aux créations africaines. Qu’est-ce qui légitime alors l’entrée dans ce cercle artistique, cette reconnaissance par le monde de l’art ? Car les descriptions formelles sont, outre l’apport ethnologique, semblables à celles que l’on peut appliquer à une sculpture grecque, ou à une œuvre prônant sur les socles du Louvre. Au début de l’ouvrage, on peut lire la présentation suivante :
« Réceptacles d’offrandes, les cuillers à riz Dan assimilent métaphoriquement la partie inférieure du corps féminin. Cette connotation n’est-elle pas aussi présente dans la Femme-cuiller de Giacometti ? Les cuillers-sculptures qui animent les pages de cet ouvrage couvrent une grande diversité d’intention sans toutefois les épuiser. A travers un vaste répertoire de formes se manifestent des choix esthétiques et des styles qui individualisent chaque œuvre, l’affirment en tant que signe et l’engagent dans l’évidence d’un rapport de communication, aux autres et au monde. Cet ouvrage, dont les textes traduisent des sensibilités et des approches différentes, tente de rendre compte des fonctions multiples, utilitaires, symboliques et plastiques qui déterminent la conception même des cuillers-sculptures. »28
Le début de citation peut nous convaincre de cette volonté de reconnaissance « artistique ». La première phrase que le lecteur peut entrevoir est cette comparaison avec une œuvre de l’art occidental savant. Le discours ainsi tenu dans toute l’introduction s’appuie essentiellement sur les détails formels des cuillers, leur agencement, leur facture, le travail esthétique des sculpteurs, le compromis entre leur désir créatif et les impositions culturelles. Il semble que l’on recherche ici l’unique, l’exceptionnel, la reconnaissance de l’œuvre, car on ne peut la rechercher par l’artiste. L’oeuvre devient une pièce rare, alors qu’il en existe plus d’une. La présentation au Musée Dapper appuie cette idée : seule, sous sa cloche, et mise en valeur par l’éclairage, la cuiller Dan semble exceptionnelle. On individualise l’objet.
« Les formes humaines, animales ou décoratives des cuillers - leur valeur peut être utilitaires ou d’ordre symbolique - révèlent des mêmes concepts plastiques mis en œuvre dans la statuaire. Il est donc légitime que les cuillers-sculptures, appartenant, comme les appuis-tête, aux arts dits mineurs, trouvent la place qui leur revient en tant qu’oeuvres d’art. » 29
Peut-on considérer ces formes comme des concepts plastiques, et qu’entend-on par ces termes ? La cuiller passe d’un statut de support matériel d’esprit à celui d’œuvre d’art. Ces deux statuts sont certes présentés dans l’exposition et dans ce catalogue, mais l’un est originel, et l’autre est une interprétation, une approche occidentale. A-t-on le droit de légitimer cette approche ? Quels sont les paramètres qui engagent une telle réflexion ? Est-ce un désir de reconnaissance de l’unique travail formel ? Les valeurs utilitaire et symbolique des formes sont ici occultées, devenant ainsi un concept plastique, un style de sculpture propre à ces cuillers qui méritent ce regard esthétique et cette reconnaissance plastique. Même si l’objet doit au départ provoquer une émotion, il n’a pour but de pas satisfaire un tel regard.
D’où vient alors l’inspiration des artistes, s’ils l’on doit les nommer ainsi ? Cet ouvrage nous renseigne sur ce sujet :
« Les cuillers-sculptures servent à communiquer et à exprimer un au-delà de la fonction utilitaire ou rituelle. D’où la présence d’un ensemble de signes, expressions d’une intention de création esthétique, qui rappellent l’existence de quelque chose qui s’impose à travers la forme même de l’objet. Celui-ci est le support d’un langage plastique qui est déterminé par le sens préexistant à l’objet. C’est à travers les structures de la sculpture et selon des modalités bien définies que se développe le thème. On sait ce que l’expression esthétique doit, chez de nombreux peuples africains, à la pensée mythique. Ce n’est donc pas du pure hasard si des figures anthropomorphes ou animales et des chimères activent le sens mythique ou symbolique de ce qui peut paraître aux yeux d’un néophyte œuvre de pure imagination. Ces sculptures sont loin de posséder une transparence immédiate. C’est à partir du thème que se révèlent les données de l’histoire ou du mythe, celui-ci ayant pour fonction d’intégrer le réel et de le perpétuer. (...) Le traitement auquel les sculpteurs soumettent la matière vise à lui faire atteindre un degré d’élaboration conforme à la vocation de l’objet. La cuiller est donc chargée d’effectuer et de marquer l’union entre la réalité, la matérialité d’un acte - boire ou manger - et l’idéalité des fins plastiques. Le “message” esthétique que portent les cuillers-sculptures ne semble pouvoir être dégagé que si l’on s’interroge sur les constantes qui régissent les rapports entre le manche et le cuilleron.
« L’œuvre de Giacometti Femme-cuiller, réalisé en 1926, “prend, comme le rappelle Rosalind Krauss, la métaphore que l’on retrouve fréquemment dans les cuillers à riz Dan, où la partie creuse de l’ustensile est rapprochée de la partie inférieure de la femme vue comme réceptacle, poche ou cavité”. Krauss souligne aussi que Giacometti a repris la métaphore en la renversant et que Femme-cuiller va plus loin que l’adaptation d’un système de formes et témoigne du sens des proportions et de la simplification formelle auxquels Giacometti parvint sans aucun doute grâce à sa connaissance des oeuvres de Brancusi. » 33
ANNEXES
I. De l’oeuvre de l’art à l’oeuvre d’Art
Un exemple : L’art grec
Du point de vue de l’histoire de l’art, Athènes, ville d’Attique, est de loin la plus fameuse et la plus importante de toutes les cités grecques. C’est là que porta ses fruits la plus grande et la plus étonnante révolution de toute l’histoire de l’art. Il est difficile de préciser où et quand cette révolution a commencé – peut-être vers l’époque des premiers temples grecs construits en pierre, c’est-à-dire au VIème siècle avant J.-C.
1) Au V°siècle Av-J.C., il ne faut pas croire que les artistes aient appartenu à la classe intellectuelle. Les riches Grecs, qui dirigeaient les affaires de la cité et qui passaient leur temps sur la grand-place en des discussions interminables, considéraient généralement peintres et sculpteurs comme des inférieurs, et ainsi faisaient sans doute les poètes et les philosophes. Les artistes travaillaient de leurs mains et travaillaient pour gagner leur vie. Dans leurs ateliers de fondeurs, suants et noirs de suie, ils peinaient comme de simples terrassiers. Ils n’avaient pas accès aux cercles supérieurs de la société grecque. Mais ils participaient à la vie de la cité beaucoup plus directement que les artisans de l’Egypte ou de l’Assyrie, car la plupart des cités grecques, et Athènes en particulier, étaient des démocraties où ces humbles travailleurs, bien que méprisés par les riches oisifs, avaient leur mot à dire dans les affaires de l’Etat.
Au début du V° siècle encore, « les riches Grecs, qui dirigeaient les affaires de la cité et qui passaient leur temps sur la grand-place en des discussions interminables, considéraient généralement peintres et sculpteurs comme des inférieurs . Les artistes travaillaient de leurs mains pour gagner leur vie ; les fondeurs dans leurs ateliers, couverts de suie, peinaient comme des terrassiers ».
Il faut attendre l’apogée du V° siècle et le développement de la « démocratie » athénienne pour qu’ils participent plus activement à la vie de la cité. Leur statut ou, du moins, leur rôle social commencent à changer, « quand, sous la conduite de Périclès, on doit reconstruire les temples de l’Acropole (encore en bois ) pillés et brûlés par les Perses..On allait les reconstruire en marbre avec une splendeur et une noblesse encore inégalée. Périclès confia les plans des nouveaux temples à l’architecte Iktinos et les statues des dieux à Phidias, qu’ il chargea de diriger, dans son ensemble, la décoration des temples..
C’est à cette époque que les écrivains de l’antiquité laissent entendre que les artistes étaient considérés comme des égaux
2) Le moment de l’autonomisation de l’art : Après la conquête d’Alexandre et la dissolution de la structure des cités grecques.
La fondation d’un empire par Alexandre eut une influence considérable sur l’art grec, qui cessa d’être l’affaire de quelques petites villes pour devenir le langage plastique de près de la moitié du monde. Pour désigner l’art de cette période nouvelle, on ne parle d’ailleurs plus d’art « grec », mais d’art « hellénistique », nom donné aux empires fondés en terre orientale par les successeurs d’Alexandre. Les riches capitales de ces empires, Alexandrie en Egypte, Antioche en Syrie, Pergame en Asie Mineure, exigeaient des artistes autre chose que ce à quoi la Grèce les avait accoutumés.
On assiste à une mutation de l’art : Devant le marbre de « Laocoon et ses fils » réalisé vers 175/50 av.J.C., la recherche artistique, dont témoigne la manière de traiter la scène ( de sculpter les corps, les visages et les mouvements ), on ne peut que reconnaître une intention artistique, qui relève non plus du souci de représenter la figuration d’une vision collective , mais de la volonté de l’artiste d’exprimer sa maîtrise et son talent personnel.
Aux temps hellénistiques, l’art s’était sans doute tout à fait détaché de la religion ( et de toute fonction étrangère à sa pratique ). Les artistes s’intéressaient sans arrière pensée aux problèmes de leur métier ; et, ( dans l’exemple cité )la difficulté de représenter une scène aussi dramatique, avec tout ce qu’elle implique de mouvement et de tension, était bien propre à mettre à l’épreuve l’habileté du sculpteur. Peut-être n’a-t-il même pas songé à l’iniquité du destin de Laocoon…
C’est vers ce temps que les gens fortunés se mirent à collectionner des œuvres d’art et à les faire copier, quand ils ne pouvaient pas acquérir les originaux. Les œuvres d’art atteignirent des prix très élevés..»
Au IV° siècle ,et dans la période hellénistique, « les écrivains commencent à écrire des vies d’artistes, à réunir des anecdotes sur leur compte et à composer des guides artistiques à l’attention des voyageurs.. »
II. La métamorphose
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1) De l’art égyptien à l’art grec
Lorsque les artistes grecs commencèrent à faire des statues de pierre, ils partirent du point où s’étaient arrêtés les Egyptiens et les Assyriens. (Voir statues d’éphèbes de 600 environ avant J.-C). C’est d’eux qu’ils ont appris à sculpter la figure d’un éphèbe debout, à marquer les différentes parties d’un corps et à indiquer les muscles qui les lient ensemble. Cette figure montre également que l’artiste ne se contentait pas de suivre une formule, même excellente, mais qu’il commençait à travailler suivant sa propre imagination. On voit bien, par exemple, qu’il cherchait à se rendre compte de la structure d’un genou. Peut-être ne réussit-il pas tout à fait, peut-être les genoux de ses statues sont-ils même moins parfaits que ceux d’une statue égyptienne. En tout cas, il était décidé à voir les choses par lui-même et à ne plus suivre aveuglément les anciens préceptes. Il ne s’agissait plus de représenter le corps humain selon une formule établie. Chaque sculpteur grec voulait décider lui-même comment il représenterait un certain corps individualisé. Les Egyptiens s’étaient fondés sur un savoir acquis, les Grecs ont voulu se servir de leurs propres yeux. Dès l’instant où cette révolution était commencée, rien ne pouvait plus l’arrêter. Dans leurs ateliers, les sculpteurs mettaient en œuvre de nouvelles idées et des procédés nouveaux pour représenter la figure humaine. Chacune de ces innovations était reprise par d’autres qui, à leur tour, y ajoutaient leurs propres découvertes.
La grande révolution de l’art grec, la découverte des formes naturelles se produisit au moment le plus étonnant de l’histoire humaine. C’est l’instant où les cités grecques commencent à mettre en doute les légendes et les traditions anciennes concernant les dieux, et cherchent à pénétrer sans idée préconçue la nature des choses. C’est l’époque où naissent à la fois la philosophie et la science, telles que nous les concevons aujourd’hui encore.
2) Giacometti – la femme-cuiller
Le primitivisme a été de la plus grande importance pour Giacometti, lui permettant de se libérer à la fois de la tradition de la sculpture classique et des constructions cubistes qui semblaient au début des années 1920 la seule solution de rechange. On peut aller jusqu’à dire que l’œuvre de Giacometti parvînt lorsqu’il put relier ses recherches aux sources primitives de l’art tribal africain. On peut prendre en exemple cette figure grandeur nature (144x50) intitulée « femme-cuiller » que Giacometti a réalisée en 1926-1927. Cette sculpture va très loin dans l’assimilation des structures des objets africains en particulier dans les cuillers à riz « Dan » : la partie creuse de l’ustensile est rapprochée de la partie inférieure du corps de la femme comme réceptacle, poche ou cavité. Cette métamorphose peut s’exprimer en inversant la métaphore, de sorte que « unecuiller estcomme une femme », devienne « une femme est comme une cuiller ». En surimposant au modèle « Dan » l’image de la femme presque tout entière utérus, Giacometti rapproche l’élégance formelle de l’objet africain, de la conception plus grossière des Vénus symbole de la fertilité, réalisées à l’âge de pierre. Dans un livre publié à la même période « PrimitivesNégro Sculptures » Paul Guillaume montre que chaque œuvre d’art africain peut être comprise comme la solution d’un problème formel, comme « une variation rythmique entre termes de volume, de ligne ou de surface, à partir d’un thème donné ».
3) Picasso et l’art primitif
Alors que l’art nègre, toute la gamme des objets africains et océaniens, présenté au musée du Trocadéro en 1907 n’avait procuré aucune impression décisive sur Picasso, c’est au moment où il commence les Demoiselles d’Avignon qu’il eut une véritable révélation. Tandis que les propriétés et les morphologies des visages-masques des Demoiselles d’Avignon rappellent sans aucun doute les formes africaines c’est un tout autre élément qui constitue à cette période la révélation de Picasso. Il nous est révélé par les couleurs saturées, juxtaposées, et même brutales qui évoquent fortement les juxtapositions discordantes d’orange, bleu, blanc et jaune de certains objets océaniens. En effet ces nouvelles couleurs n’appartiennent ni au fauvisme (qui est resté décoratif dans ses harmonies de couleur axé sur la triade des tons primaires) ni non plus à la palette décorative de Gauguin. S’il n’y avait dans l’art occidental aucun précédent à la palette de la partie droite des Demoiselles, il n’y en avait pas non plus à la morphologie de ses têtes réduites à des masques dont les déformations apportent un complément aux coloris bruts.
Et c’est bien la conjugaison de ces deux aspects qui fait émaner de ces figures une impression de choc, d’effroi et d’horreur. Ce n’est donc pas tant la plastique des figures africaines qui avait soudain suscité chez Picasso cette révélation dont nous parlons mais bien comme il l’a dit lui-même les racines magiques et exorcistes de cet art. L’assimilation de l’art africain par Picasso répond à la catharsis par laquelle, au travers de l’exécution des Demoiselles d’Avignon, Picasso cherchait à se libérer de la peur de la maladie et de la mort que lui inspirait le sexe. C’est pourquoi, dans l’exécution des Demoiselles d’Avignon, Picasso a été amené à allier une plastique africaine à des couleurs océaniennes.
4) Ingres et Picasso
Rien n’éclaire mieux le processus de la métamorphose que le dialogue secret de Picasso avec Ingres qui a été mis en lumière par l’exposition de mars 1904. On peut reconnaître l’influence d’Ingres dans la formation artistique de Picasso. Par exemple le type de femme des saltimbanques émacié au long cou, au menton fermement dessiné, à la nuque pure et dégagée, reprend la silhouette allongée à la fois forte et mince de la stratonice.
A partir de 1904-1905, à cette influence succède une véritable appropriation par Picasso des tableaux et des études préparatoires d’Ingres qui font dès lors partie intégrante de son répertoire visuel. C’est ainsi que pour exécuter le portrait de Gertrude Stein, Picasso s’est inspiré du portrait de Monsieur Bertin exécuté par Ingres en 1832 : même angle du portrait, même massivité, même dessin d’une main surgissant du vêtement sombre avec des doigts écartés. A partir de l’été 1906, s’épanouit dans l’œuvre de Picasso ce sentiment classique qui appartient à l’œuvre d’Ingres. C’est alors que commence un véritable dialogue où Picasso s’empare de la composition entière du bain turc et entreprend un face à face qui ne cessera jamais. L’œuvre d’Ingres contient en effet un répertoire presque illimité de figures de femmes, une atmosphère érotique à intensité variable, une forme complexe de compositions, où Picasso va sans cesse puiser. Dans le harem, Picasso définit une organisation spatiale similaire à celle du bain turc : il montre l’angle droit d’une pièce, brosse une perspective montante et dispense une lumière égale. Picasso fait en même temps le choix de l’érotisme : l’enfermement modifie les relations entre les différents protagonistes de la scène et entre le tableau et son public que Picasso exploite pour ménager la rencontre avec le désir du spectateur. Picasso a adapté ainsi le mythe du sérail cultivé par Ingres en le transposant dans un espace brûlé par le soleil dans lequel quelques femmes – plus des femmes de village que de harem – s’ébattent sous le regard distrait de leurs propriétaire.
5) Histoire d’une peinture : l’odalisque
( Ingres, Delacroix, Manet, Matisse, Picasso)
1FISCHER Eberhard et HIMMELHEBER Hans : The arts of the Dan in West Africa - p. 5 - traduction de l’anglais
8 JAMIN Jean et MERCIER Jacques - op. cit. pp. 1086-1088
9 ibid. - p. 1091
10 ibid. - p. 1162
11 ibid. - pp. 1180-81
12 ibid. - p. 1366
13 MAAO - op. cit. - p. 150
14 ibid. - p 210
15 ibid. - p. 213
16 ibid. - p. 114
27 Musée Dapper - Cuillers-Sculptures - p. 7
28 ibid. - p. 2
29 ibid. - p. 7
33 ibid. - p. 26