leçon xxi: approches contemporaines

 
 
La morale : Approches contemporaines
 
Au-delà de la philosophie classique
 

 
PLAN
 
Chapitre I : La perversion de l’éthique : L’utilitarisme
 
1) Bentham (Jeremy) 1748-1832
 
Le principe de l’utilité
Le calcul des plaisirs De l’individu à la société ou la sanction « automatique » Critique des idéologies morales
 
2)L’Utilitarisme de John Stuart Mill (1806-1873)
 
Une morale utilitariste et altruiste
Conclusion
 
3) Rawls John, 1921-2002
 
 
Chapitre II : Le renversement idéaliste : le bonheur manqué (André Comte Sponville)
 
Chapitre III : La postérité de Kant , l’éthique contemporaine
 
      1. Habermas : « L’éthique de la discussion » ( Lucien Sève)

      2. Hans Jonas : Le principe de responsabilité ( Lucien Sève)

 
 
 
 
 
 
 
 
 
Chapitre I : La perversion de l’éthique : L’utilitarisme
 
 
C’est en Angleterre, dans le pays économiquement le plus avancé et à la suite de la révolution industrielle, que s’instaure et se développe, dès la fin du XVIII°siècle et les premières décennies du XX°, une économie libérale. On assiste à une véritable mise en cause de la réflexion morale.
Jusqu’alors, quels que soient les systèmes philosophiques, la réflexion morale s’achevait par une éthique visant à éclairer le sujet de l’action – l’agent moral – sur le choix d’un chemin capable de le conduire personnellement à la réalisation d’une « vie bonne ». Il appartenait à chacun d’examiner « en conscience » si tel ou tel de ses désirs, de ses décisions, de ses projets répondait aux impératifs moraux, aux valeurs, à l’idéal qui définissaient la finalité de son existence humaine.
Mais la philosophie utilitariste accomplit une rupture. On ne saurait définir la valeur d’une action, quelle qu’elle soit, à partir du sens que l’individu lui confère par référence à une morale ou un idéal de vie, mais seulement à partir de la réalité objective de l’acte, c’est à dire de ses conséquences.
 
 
 
 
1) BENTHAM (Jeremy) 1748-1832
 
Ce qui motive la réflexion de Bentham, c’est le constat d’une contradiction entre la réalité sociale constituée par les rapports économiques, les liens réels entre les hommes et les règles juridiques dont la fonction sociale devrait être de faire respecter ces rapports objectifs.
 
La réification est la loi même de l’activité humaine : l’économie libérale est fondée sur la mise en concurrence sur le marché des producteurs qui n’existent les uns pour les autres que sous la forme visible et mesurable de la marchandise. En conséquence, les fondements mêmes du droit pénal, du droit civil et de la morale elle-même doivent être reconsidérés.
 
La justice ne doit plus se rendre au nom du roi ou au nom de Dieu, mais par référence explicite aux nécessités objectives des rapports humains.
Les mêmes lois qui régissent l’économie (les rapports objectifs entre les hommes) doivent s’appliquer dans le domaine juridique et moral.
 
Le principe de l’utilité
 
S’il est vrai que les phénomènes moraux et juridiques doivent être traités comme des choses mesurables, cela signifie qu’on fera abstraction des justifications que les consciences se donnent de leur existence et de leur dessein ; un sujet se définira par ses actes qui sont la face objective de ses projets et de ses désirs.
On peut alors apprécier et mesurer une action par sa corrélation avec d’autres actions et par ses effets sur les autres acteurs. Prise isolément, une action est absolument indifférente ; elle n’a de valeur et de sens que par ses conséquences. La différence entre deux actions s’apprécie par l’utilité ou par la nuisance de leurs conséquences respectives. Il faut chercher le critère de cette utilité ou de cette nuisance dans l’affection de plaisir et de douleur du sujet individuel.
Cette considération est capitale : Bentham voit bien que l’utilité est toujours définie socialement . Tout comme l’économie libérale prend pour unité réelle le producteur individuel et combine ensuite les produits des producteurs individuels sur le marché, distribuant ainsi en retour avantages et faillites. Bentham mesure l’utilité d’une action par le surcroît de bonheur ou le décroissement de malheur qu’elle apporte dans le système des échanges de plaisirs et de douleurs tel qu’il était avant que cette action ne se soit produite.
 
Les concepts imprécis de légitimité, de justice, de bonté, de moralité seront transformés en concepts opératoires précis.
Il faut donc trouver le biais expérimental qui permettra de mesurer le plaisir et la douleur escomptés par un individu dans le choix de ses actions. Or ce biais expérimental est déjà donné dans l’existence sociale des hommes, et très précisément sur le marché économique : chaque chose se vend à son prix, et chacun sait mesurer la valeur comparée de deux marchandises. C’est donc par le biais du prix que l’on est disposé à payer pour un plaisir qu’il est possible de mesurer la valeur de ce plaisir. Et pour un même prix nous choisissons entre divers plaisirs celui qui est le plus grand.
 
Le calcul des plaisirs
 
Bentham établit une liste de qualités mesurables qui permet de situer un plaisir dans ses relations avec les autres.
  1. Un plaisir se mesure par des caractères intrinsèques (durée, intensité), une double probabilité (certitude, proximité), sa fécondité, sa pureté et sa possibilité d’extension et de partage avec d’autres hommes.

  2. Ensuite, il faut considérer que deux plaisirs qui seraient identiquement mesurés, selon ces critères combinés, peuvent appartenir à deux domaines sensoriels différents (le goût et l’ouïe, par exemple) : l’argent sera la mesure abstraite de plaisirs hétérogènes, tout comme il est mesure abstraite dans les échanges économiques.

  3. Il faut enfin considérer les différences de situation des agents : le tempérament, l’état de santé, le type de caractère, les habitudes déjà prises, l’intelligence... Et comme la loi ne peut entrer dans le détail infini des individualités, il conviendra d’établir un jeu de critères applicables aux individus, tout comme on en avait établi un pour déterminer la valeur d’un plaisir : le sexe, l’âge, l’éducation, la profession, le climat, la nature du gouvernement établi, le poids des opinions religieuses... Ces critères permettent de mesurer à la fois la nécessité qui détermine un individu à agir en tel sens et la congruence de l’action et des exigences sociales.

 
 
De l’individu à la société ou la sanction « automatique »
 
Bentham, fidèle au projet scientifique qui est le sien, pense qu’il faut remplacer l’idée d’une harmonie (ou d’une opposition) de l’intérêt individuel et de l’intérêt collectif par l’invention d’une méthode unique qui permettrait de rendre compte à la fois des actions moléculaires des individus et des normes molaires de la cité. Les questions traditionnelles de la légitimité, du droit de punir, de la proportionnalité des fautes et des peines sont ainsi renouvelées, et toujours sur le modèle de la sanction économique dans un régime de concurrence libérale.
 
Toute action comporte nécessairement pour l’individu, et par le pur jeu de ses effets composés, sa propre sanction. Cette sanction peut être naturelle (accident matériel, maladie), morale (c’est-à-dire manifestée par l’opinion des autres), légale ou religieuse.
 
L'objectif que se propose Bentham est de substituer partout où cela sera possible la forme légale aux autres formes de sanction. Tout comme, notons-le, la société de capitalisme libéral affiche la prétention de ne soumettre les producteurs qu’à la seule loi du marché, de l’offre et de la demande, Bentham propose de faire du tribunal de la loi civile et pénale le milieu objectif où les actes s’échangent contre d’autres actes, qui en seront les sanctions heureuses ou malheureuses.
 
 
 
 
 
 
 
Critique des idéologies morales
 
 
Le système de critères plaisir-douleur est fondé sur la fonction diacritique des deux signes, positif et négatif, qui le composent.
 
Un tel système peut être affecté de deux modifications essentielles :
  1. on peut inverser l’ordre des signes, déclarer mauvais ce qui procure du plaisir, et l’on obtient ainsi les morales ascétiques qui sont le renversement du principe d’utilité, sans toutefois le nier, puisqu’on conserve son fonctionnement diacritique.

  2. on peut aussi – deuxième avatar – refuser la relation nécessaire du positif et du négatif, prétendre définir le positif par quelque autre chose positive, et l’on obtient ainsi le principe de la sympathie qui déclare bonnes des actions pour des raisons positives qui sont autres que ses vraies raisons parce qu’elles sont indépendantes de la considération utilitaire des conséquences de l’action.

 
Renversement et oblitération partielle, tels sont les deux modes de la constitution des fausses idéologies morales.
 
2) L’Utilitarisme de John Stuart Mill (1806-1873)
 
L’Utilitarisme (Utilitarianism) parut en 1861-1863 faisant suite au Système de logique déductive et inductive (1843), aux Principes d’économie politique (1848), à De la liberté (1859), et à L’Essai sur Bentham (1828).
Cette œuvre de maturité s’inscrit dans le schéma de pensée empiriste, associationniste et sensualiste de l’école utilitariste rassemblée autour de J. Bentham et du père de Mill, James Mill.
 
Mill avance un « utilitarisme indirect » qui s’éloigne de la théorie du bonheur fondée, dans sa version première, sur la stricte « arithmétique du plaisir » individuel.
 
Une morale utilitariste et altruiste
 
Mill, après avoir fait remonter la tradition utilitariste à Socrate, critique les philosophies intuitionnistes et invite à dépasser la définition kantienne de l’obligation morale au nom de son conséquentialisme.
 
  1. II affirme que « les actions sont bonnes ou mauvaises dans la mesure où elles tendent à accroître le bonheur, ou à produire le contraire du bonheur ».

  2. Mais cet hédonisme, pour ne pas réduire l’homme en quête de plaisir à un animal, impose de ne pas confondre bonheur et satisfaction et d’introduire une différence qualitative entre les plaisirs – les plus désirables étant ceux qui mettent en œuvre les facultés supérieures – que l’expérience nous assure d’opérer.

  3. En définitive, « le bonheur qui constitue la norme utilitariste de la conduite bonne n’est pas le bonheur propre de l’agent, mais le bonheur de tous ceux concernés ».

 
« La pratique de la justice fondée sur l’utilité est la partie maîtresse, la partie incomparablement la plus sacrée et la plus obligatoire de la moralité ».
 
Fondé non pas sur l’intérêt mais sur l’utile, cet idéal n’est accessible que sous certaines conditions sociales et culturelles propres à orienter naturellement et sans esprit de sacrifice le développement des potentialités individuelles vers le bien de la société.
Si la morale utilitariste dispose de « sanctions extérieures » (craintes de ses semblables ou de Dieu) et de « sanctions intérieures » (le sentiment d’obligation morale), c’est surtout dans le sens social dont dispose tout individu que Mill y voit son fondement le plus solide.
 
  1. Partant de l’idée que « la seule chose qu’on puisse donner pour établir qu’une chose est désirable, c’est en fait qu’on la désire », Mill voit dans la vertu, définie comme moyen du bonheur puis comme fin en soi, l’objet de désir le plus à même de remplir l’objectif utilitariste. La volonté qui, née du désir, est entretenue par l’habitude, garantit l’accomplissement des devoirs vertueux indépendamment des plaisirs et des peines qu’ils procurent

 
Conclusion
 
Le principal apport de L’Utilitarisme réside dans le projet de son éthique rationnelle qui substitue à la conception hédoniste et égoïste du bonheur une théorie de l’altruisme et du désintéressement dans laquelle le principe d’utilité se greffe directement sur la pluralité des fins, la complexité des motivations, l’obligation morale et les sentiments sociaux. Dans cette tentative de concilier réalisation de soi et bonheur collectif, devoir kantien et utilité benthamienne, liberté individuelle et justice sociale, maints commentateurs ont souligné les difficultés que posait l’argumentation de l’utilitarisme indirect de Mill qui confond dans sa classification des plaisirs, fait et valeur, dans son éthique naturaliste, être et devoir-être, et dans sa conception de la vertu, morale d’intention et morale de résultat.
 
3) Rawls John, 1921-2002
 
On ne peut définir la justice à partir de l’économie, mais, en même temps la notion de justice doit faire place à l’intérêt et à la rationalité économique.
 
Rawls va donc construire une théorie de la justice en réaction contre la thèsede l’économie du bien-être ou économie normative (welfare economics), selon laquelle seule une redistribution « rationnelle », c’est-à-dire qui a pour conséquence d’augmenter le bien-être de tous, est moralement défendable ou juste.
Il rejette l’idée, conforme aux principes de l’utilitarisme, selon laquelle il serait légitime de sacrifier ou de réduire les droits fondamentaux si, par là, on augmente le bien-être général.
« Chaque personne, écrit-il, possède une inviolabilité fondée sur la justice que, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société, l’on ne peut transgresser. »
La priorité de la justice sur l’utilité sociale est la thèse fondamentale de sa doctrine qui se rapproche ainsi de la grande tradition du contrat social : Locke, Rousseau, Kant.
 
Mais ce qui le différencie aussi bien du libéralisme de Locke que de la philosophie de Kant est son souci, - qui le rapproche de l’utilitarisme, de justifier des principes premiers en dehors de toute référence métaphysique ou religieuse à un droit naturel ou à un ordre transcendant.
Le défi normatif que relève Rawls avec son monumental ouvrage Théorie de la justice (1971), est de découvrir les principes de justice que devrait adopter toute société « juste » ou « bien ordonnée » , avant toute considération des institutions capables de garantir ces droits.
 
La question de la justice est un choix rationnel reposant sur un contrat que Rawls désigne comme « une position originelle ».
 
Considérant que, dans une société démocratique, tous les individus doivent avoir les mêmes droits, mais constatant que le système économique libéral sur lequel cette société est fondée ne manque pas de générer des inégalités, comment peut-on instaurer ou restaurer la justice ? En s’appuyant sur le principe même de la société libérale, selon lequel tous les individus sont confrontés à la même incertitude et au même risque qui résulte de l’économie de marché.
Si, comme dans le contrat social de Rousseau, chacun fait abstraction de sa situation particulière, quiconque risque ainsi « originellement » (et à tout moment de sa vie) d’occuper non pas n’importe quelle position dans la société, mais la position du plus défavorisé. Grâce à cette abstraction le contrat est possible.
 
Toute mesure de justice est un choix rationnel, qui prend en compte la situation des plus défavorisés pour déterminer le droit, qui s’applique à tous.
Les meilleurs principes sont alors logiquement, selon Rawls, au nombre de deux :
  • le principe de justice qui protège les droits fondamentaux de tous de manière égale

  • le principe de différence  qui n’autorise des inégalités économiques et sociales que si elles bénéficient aux plus désavantagés.

C’est au double nom de l’équité et de la rationalité que la situation des plus désavantagés doit être la pierre de touche de la justice dans une société démocratique.
Le second livre publié par Rawls en 1993, Libéralisme politique, est une réflexion en profondeur sur la notion du « plus désavantagé » pour y intégrer le contenu culturel soit la dimension d’exclusion, sexuelle, raciale, ethnique, qu’il avait laissée de côté.
 
 
Chapitre II : Le renversement idéaliste : le bonheur manqué (André Comte Sponville)
 
Le bonheur est désirable, montrait Aristote, suprêmement désirable, et c’est ce qui le définit. Mais qu’est-ce que le désir ? Platon, dans Le Banquet, avait déjà répondu. Le désir est manque : « Celui qui désire désire une chose qui lui manque et ne désire pas ce qui ne lui manque pas. » Comment désirer être grand ou fort quand on l’est déjà ? Tout au plus peut-on désirer être plus grand ou plus fort – ce qui n’est pas. On objectera qu’on peut, étant en bonne santé, désirer la santé, étant riche, désirer la richesse. Mais Platon répond qu’on veut alors « jouir de ces biens pour l’avenir aussi » : on désire, non la santé ou la richesse qu’on a, mais leur continuation. Tout désir, par conséquent, est absence : « Ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour » (Le Banquet, 200, a-e).
 
Quel rapport avec le bonheur ? Celui-ci : parce que le désir est manque, et dans la mesure où il est manque, le bonheur, nécessairement, est manqué. C’est pourquoi Calliclès, quoi qu’il en dise, ne sera jamais heureux (Gorgias, 491 sq.), ni personne dans ce monde. Les vrais philosophes, même de leur vivant, sont déjà morts (Phédon, 64 sq.), et eux seuls sont heureux véritablement. Le bonheur, pour Platon, est d’outre-tombe et suppose qu’on fuit, dès ici-bas, de ce monde dans l’autre... On ne peut suivre ici les analyses de Platon, du Banquet au Philèbe ou au Théétète, du Gorgias au Phédon ou à La République. Mais chacun peut se suffire de son expérience. Si le désir est manque, je manque toujours de ce que je désire (or le manque est une souffrance), et je ne désire jamais ce que j’ai (puisque le désir est manque). Tantôt, donc, je désire ce que je n’ai pas, et j’en souffre ; tantôt j’ai ce que dès lors je ne désire plus. De là la tristesse, pour l’enfant, des après-midi de Noël, quand le jouet tant rêvé, en son absence, échoue, puisqu’il est là, à maintenir vivace le désir qui le visait. De là aussi la tristesse des amants, quand la présence tant souhaitée de l’autre triomphe du désir que, en son absence, ils en avaient... Albertine présente, Albertine disparue... C’est la même femme pourtant, mais l’une est impossible à aimer, et l’autre à oublier. On désire ce qu’on n’a pas, donc on ne désire plus ce qu’on a – qu’on désirera à nouveau si on le perd. Souffrance du manque, indifférence de la possession, horreur du deuil... La vue ferait le bonheur de l’aveugle (puisqu’elle lui manque), mais échoue à faire le nôtre (puisque nous voyons). Et la mort ou la fuite d’un être cher, lui rendant soudain son urgence et son prix, semble briser un bonheur que sa présence pourtant était incapable de donner... Le piège est terrible où nous sommes enfermés : la vue ne pourrait rendre heureux (pour combien de temps ?) que des aveugles, et l’amour, comme passion, que des amants malheureux. C’est pourquoi, comme dit le poète, « il n’y a pas d’amour heureux », et il ne peut (tant que l’amour est manque) y en avoir. « Imaginez Madame Tristan », suggérait Denis de Rougemont, et chacun devine assez ce qu’il en fût advenu : la passion d’Iseut ne se nourrit que du manque de Tristan, et le bonheur qu’elle souhaitait, comblant ce manque, se fût aboli, par là même, comme bonheur... Comment désirer ce qu’on a ? Comment ne pas souffrir de ce qui manque ? Il n’y a pas d’amour heureux, ni de bonheur sans amour : il n’y a pas de bonheur du tout.
Schopenhauer, mieux que Platon ou que quiconque, a dit ici l’essentiel. L’homme est désir et le désir est manque. C’est pourquoi, pour Schopenhauer comme pour le Bouddha, toute vie est souffrance : « Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être ; c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur... » (Le Monde comme volonté et comme représentation, IV, 57). Bien entendu, si le manque est souffrance, la satisfaction est plaisir. Mais cela ne fait pas un bonheur : « Tout désir naît d’un manque, d’un état qui ne nous satisfait pas ; donc il est souffrance tant qu’il n’est pas satisfait. Or nulle satisfaction n’est de durée ; elle n’est que le point de départ d’un désir nouveau [...]. Pas de terme dernier à l’effort, donc pas de mesure, pas de terme à la souffrance... » (IV, 56). Il n’y a donc pas, il ne peut y avoir d’expérience du bonheur : ce que nous expérimentons, c’est d’abord l’absence du bonheur (le désir, le manque, la souffrance...), puis (satisfaction) l’absence de son absence. Sa présence, donc ? Non, et c’est ici que Schopenhauer est le plus profond : ce que nous expérimentons, quand le désir enfin est satisfait, ce n’est certes plus la souffrance (sauf quand un nouveau désir, et cela ne saurait tarder, aussitôt renaît...), mais ce n’est pas non plus le bonheur. Quoi ? Au lieu même de sa présence attendue, le vide encore de son absence abolie. Cela s’appelle l’ennui : en lieu et place du bonheur espéré, le creux seulement du désir disparu... Pensée désespérante, dit Schopenhauer : le bonheur nous manque quand nous souffrons, et nous nous ennuyons quand nous ne souffrons plus. La souffrance est le manque du bonheur, l’ennui son absence (quand il ne manque plus). Car l’absence d’une absence, c’est une absence encore. « Ah ! que je serais heureux, disait-il, si j’avais cette maison, cet emploi, cette femme !... » Voici qu’il les a ; et certes il cesse alors (provisoirement) de souffrir – mais sans être heureux pour autant. Il l’aimait quand il ne l’avait pas, il s’ennuie quand il l’a... C’est le cercle du manque : tantôt nous désirons ce que nous n’avons pas, et nous souffrons de ce manque ; tantôt nous avons ce que nous ne désirons plus (puisque nous l’avons), et nous nous ennuyons... Schopenhauer conclut: « La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui... » (ibid., IV, 57).
 
Misère de l’homme. Le chômage est un malheur, mais chacun sait bien que le travail n’est pas pour autant, en tant que tel, un bonheur. Et il est affreux de n’avoir pas de domicile ; mais qui serait heureux, simplement, d’en avoir un ? On peut mourir d’amour, enfin, mais point en vivre : déchirement de la passion, ennui du couple... Il n’y a pas d’expérience du bonheur, il ne peut y en avoir. C’est que le bonheur, explique Schopenhauer, n’est rien de positif, rien de réel : il n’est que l’absence de la souffrance, et une absence n’est rien. « La satisfaction, le bonheur, comme l’appellent les hommes, n’est au propre et dans son essence rien que de négatif... Le désir, en effet, la privation, est la condition préliminaire de toute jouissance. Or avec la satisfaction cesse le désir, et par conséquent la jouissance aussi » (IV, 58). Le désir s’abolit dans sa satisfaction, et le bonheur se perd dans ce plaisir. Il manque donc toujours (souffrance), même quand il ne manque plus (ennui). Il n’existe qu’en imagination : tout bonheur est d’espérance ; toute vie, de déception.
 
On est bien au-delà, ici, des doctrines ou des écoles. Relisez Sénèque ou Pascal, Lucrèce ou Cioran... Sur ce que serait le bonheur, ils s’opposent ; sur son absence, ils se rejoignent. « À désirer toujours ce que tu n’as pas, explique Lucrèce (III, 957-958), à mépriser les biens présents, ta vie s’est écoulée incomplète et sans joie... »
Et Pascal :« Nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais » (Pensées, éd. Brunschvicg, fragment 172). Le bonheur manque toujours, et c’est pourquoi tout homme veut être heureux, et ne peut l’être, et en souffre... On pourrait accepter de n’être pas heureux, si l’on ne devait mourir ; ou de mourir, si l’on ne voulait être heureux. Mais cela n’est pas : « Il veut être heureux, et ne veut être qu’heureux, et ne peut ne vouloir pas l’être ; mais comment s’y prendra-t-il ? Il faudrait, pour bien faire, qu’il se rendît immortel ; ne le pouvant, il s’est avisé de s’empêcher d’y penser » (Pensées, 169). Il s’agit de combattre – plutôt, de fuir – l’angoisse et l’ennui, qui sont les deux maux de l’homme, et c’est ce qui nous occupe, et qui nous perd. « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre » (Pensées, 139)... Mais comment le pourraient-ils ? Il faudrait accepter l’ennui, donc l’angoisse, et c’est ce que l’on fuit : « Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent, il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir » (Pensées, 131). Le divertissement n’est pas un bonheur (Pensées, 170 et 171), mais la dénégation de son absence. Les hommes s’amusent pour oublier qu’ils ne sont pas heureux.
 
 
Chapitre III : La postérité de Kant, l’éthique contemporaine
 
 
  1. Habermas : « L’éthique de la discussion » ( Lucien Sève)

 
Habermas n’a apparemment pas d’autre but que de « reformuler » la morale kantienne en ce qu’il nomme une « éthique de la discussion ».
Cette démarche écarte comme celle de Kant les problèmes de la ‘vie bonne’ pour se consacrer à ceux de l’ ‘agir juste’, qu’il qualifie cependant d’éthique  ou de « théorie discursive de la morale », pour marquer  la différence
Elle conserve les mêmes caractères d’ensemble : déontologique, c’est-à-dire tournée vers la détermination de normes universelles ; cognitiviste, autrement dit convaincue que les énoncés moraux sont « susceptibles de vérité » en ce sens du moins qu’on peut « produire de bonnes raisons » pour soutenir leur prétention à la justesse ; formaliste enfin, ce qui ne signifie pas qu’on y ferait « abstraction des contenus » mais que, ceux-ci étant reçus de l’expérience, la tâche est seulement de « tester la validité » des normes proposées.
Si la manière dont Kant pense la morale est pertinente, pourquoi la reformuler ? Parce qu’elle reste grevée chez lui par des hypothèses transcendantales que nous ne pouvons absolument plus faire nôtres, à commencer par la « doctrine des deux règnes », celui des phénomènes auquel appartiennent les inclinations subjectives et les institutions sociales, et celui des noumènes qui est censé rendre possible la liberté.
Si l’on écarte ce dualisme – ce dédoublement de l’homme -, il n’est plus possible de soutenir que la raison de chaque sujet privé, en quelque sorte préaccordé d’avance avec l’ensemble des autres, serait par elle-même capable d’établir une législation morale valant pour tous.
L’entente sur les normes ne peut résulter que « d’un discussion publique menée intersubjectivement ». Là est tout l’esprit de cette nouvelle éthique : « Au lieu d’imposer à tous les autres une maxime dont je veux qu’elle soit une loi universelle, je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d’examiner par la discussion sa prétention à l’universalité. »
La discussion, où « en principe tous les concernés prennent part, libres et égaux, est une recherche coopérative de la vérité dans laquelle seule peut valoir la force sans contrainte du meilleur argument ».
Deux principes-clefs régissent cette procédure.
D’abord, le principe général de discussion (D) en vertu duquel « ne peuvent prétendre à la validité que les normes qui sont acceptées (ou pourraient l’être) par toutes les personnes concernées en tant qu’elles participent à une discussion publique ».
Ensuite, et de façon plus précise, le principe d’universalisation (U), règle majeure d’argumentation qui « prend la place de l’impératif catégorique » et que Habermas énonce ainsi : « Chaque norme valide doit satisfaire à la condition selon laquelle les conséquences et les effets secondaires qui, de manière prévisible, résultent de son observance universelle dans l’intention de satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être acceptés sans contrainte par toutes les personnes concernées. »
En d’autres termes, étant admise la thèse de Kant que « ce qui est justifié du point de vue moral doit pouvoir être voulu par tous les êtres rationnels », il faut y ajouter ce fait d’expérience que « la participation effective de chaque personne concernée est seule à pouvoir prévenir les déformations de perspective qu’introduit l’interprétation d’intérêts à chaque fois personnels ». On doit dégager dans l’échange d’arguments un consensuel « point de vue moral » - entendu comme « celui à partir duquel les questions morales peuvent être évaluées impartialement ».
Ainsi reformulée, la conception kantienne échappe selon Habermas aux objections qui lui sont faites. Désormais purement procédurale, c’est-à-dire se bornant à indiquer de quelle manière on peut justifier des normes, elle s’est dégagée « de toute hypothèque religieuse ou métaphysique » pour devenir « complètement profane ».
La faiblesse principale de la conception kantienne, conséquence de son idéalisme, est, selon Habermas, qu’elle reste captive d’une philosophie du sujet attachée à « un concept présocial de personne ». Ce sujet purement individuel, « autonome et privé », est une illusion caractéristique de « l’idéologie bourgeoise », où un concept contractualiste de société répond à un concept atomiste de personne. En réalité, « l’individuation n’est que le revers de la socialisation ».
Dès lors, la volonté éthique ne peut se former que dans l’échange « au sein d’un monde-de-la-vie » d’individus socialisés. L’éthique de la discussion n’a pas de fondement ultime mais un sol préalable, celui d’un monde vécu « moralement imprégné » d’avance qu’elle a pour rôle de « travailler ».
 
Pour bien juger en situation, il faut non seulement soupeser des raisons mais disposer d’informations et prévoir les résultats de l’action envisagée, autrement dit passer de ce que Max Weber appelait « éthique de la conviction », soucieuse des seuls principes, à une « éthique de la responsabilité » qui se tient pour comptable des effets. C’est pourquoi « l’éthique de la discussion a dès le départ inscrit dans sa procédure l’orientation en fonction des conséquences ».
Le nouveau principe d’universalisation qui « prend la place de l’impératif catégorique » suspend en termes exprès la validité de la norme à l’acceptabilité des conséquences et à la prise en compte des intérêts.
Peut-on éviter de se demander si, dans sa version communicationnelle, la ferme universalité des principes kantiens ne se réduit pas à une consensualité plus molle, leur inconditionnalité à une logique des « bonnes raisons » où l’impératif catégorique tend à redevenir quelque peu hypothétique ?
Autant l’apport d’une éthique soucieuse des résultats prévisibles de l’action peut valablement corriger ce qu’il y a d’inattention chez Kant aux problèmes de l’effectuation, autant le projet de justifier la maxime elle-même par l’évaluation de ses conséquences et de sa pertinence en regard des intérêts risque d’amorcer une reddition silencieuse du kantisme moral à l’utilitarisme.
La thèse maîtresse de cette œuvre est en effet que les conflits de l’agir – parmi lesquels ceux qui s’élèvent entre jugements moraux – peuvent être consensuellement résolus par des procédures réglées d’argumentation. Or les activités de communication, loin d’apparaître désormais comme instance résolutoire des différends de tous ordres, sont devenues lieux de redoublement de toutes les aliénations contemporaines. Le problème majeur actuel qu’ignore foncièrement Habermas, écrit le sociologue Jean Lojkine, c’est « l’accès à la parole pour tous ceux, salariés et citoyens, qui en sont privés »
Jamais nous n’avons été si loin d’une « situation idéale de parole ».
 
 
 
2) Hans Jonas : Le principe de responsabilité (Lucien Sève)
 
Hans Jonas s’interroge lui aussi sur ce que doit être une éthique soucieuse du respect de l’homme en notre temps.
Au départ, non point des préoccupations formelles mais une ‘présupposition réelle’ : l’humanité est en péril. « Nous vivons dans une situation apocalyptique, c’est-à-dire dans l’imminence d’une catastrophe universelle, au cas où nous laisserions les choses actuelles poursuivre leur cours. Catastrophe écologique que préparent le pillage toujours plus effronté de la planète et la rupture des équilibres naturels, catastrophe anthropologique dont nous menacent l’explosion démographique et la métamorphose de l’homme en objet, par exemple avec le contrôle du comportement ou les manipulations génétiques – tout cela à cause des dimensions monstrueuses qu’est en train de prendre « la civilisation scientifique-technique-industrielle », suivant la démiurgie propre au « programme baconien » de domination de l’être. »
Dans une telle situation, il est juste de s’angoisser en pratiquant la « prophétie du pire », « l’heuristique de la peur » - une peur « de type spirituel » qui peut être le commencement de la sagesse. L’éthique traditionnelle est ici débordée. Elle ne s’attache qu’à l’homme, or c’est l’ordre naturel en sa totalité qui est en jeu. Elle n’a affaire qu’au maintenant, mais c’est bien davantage de l’avenir qu’on doit se préoccuper. Elle ne nous veut que vertueux quand il nous faut apprendre à être responsables.
Tout cela nous contraint à penser au-delà de Kant. « Le respect lui-même ne suffit plus », car il peut être « totalement inopérant » : « seul le sentiment de responsabilité qui vient s’y ajouter » peut constituer l’efficace éthique du futur dont il est besoin. Non point simplement cette responsabilité qu’on endosse dans la passivité pour ce qui a été fait mais celle qu’on assume activement dans la « détermination de ce qui est à faire ». D’où un nouvel impératif qu’on pourrait énoncer ainsi : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre », ou, de façon négative : « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre. »
Du même coup il érige en devoir non pas l’étroit attachement anthropocentrique à notre descendance mais une « responsabilité ontologique à l’égard de l’idée de l’homme » comme être capable de se faire du souci.
Pour Jonas, cela signifie que le premier principe d’une éthique du futur n’est pas « dans l’éthique en tant que doctrine du faire (…) mais dans la métaphysique en tant que doctrine de l’être, dont l’idée de l’homme forme une partie. »
En somme, pourrait-on demander, pourquoi faut-il que l’humanité subsiste et qu’un avenir advienne ?
Etablir que « l’humanité n’a pas droit au suicide » est « peut-être impossible sans recours à la religion » et en tout cas impensable si l’on ne voit pas que « quelque chose comme une subjectivité sans sujet » est à l’œuvre dans le monde, qu’une téléologie anime l’être, que la nature elle-même pose des valeurs et que l’homme, son résultat suprême, est sa fin immanente. »
 
Pour éclairer cette finalité immanente à la nature, Jonas développe le paradigme du nourrisson.
Le devoir que nous avons envers les enfants que nous avons engendrés, dont la survie dépend de notre sollicitude, ici est l’archétype de tout agir responsable, qui heureusement n’a pas besoin de déduction à partir d’un principe, mais que la nature nous a puissamment implanté. Le devoir qui se manifeste dans le nourrisson possède une évidence indubitable, une concrétude et une urgence. Du même ordre est précisément la responsabilité qui nous échoit aujourd’hui quant à l’avenir même de l’humanité. Si nous y manquions, les hommes de demain seraient en droit « de nous accuser, nous leurs prédécesseurs, en tant qu’auteurs de leur malheur, si par notre agir insouciant et qui aurait pu être évité nous leur avions détérioré le monde ou la constitution humaine. »
 
La pierre d’achoppement se situe dans le téléologisme impénitent qui structure toute la pensée de Jonas. Instituer l’homme en « résultat suprême du travail de finalisation de la nature » afin de faire dicter par elle l’impératif de responsabilité. Selon les propres termes de Jonas, ce principe nous commande d’agir en sorte que demeure possible « la survie indéfinie de l’humanité sur terre ».
Mais, que faut-il entendre au juste par là ? Le pur fait qu’existent encore des hommes, ou celui, bien plus complexe, que subsistent des aspects qualitativement déterminés de leur existence, et lesquels ?
Toute sa thèse -incontestable- est que nous pouvons compromettre l’existence authentiquement humaine, voire l’existence en soi des hommes à venir par des choix irresponsables. Mais il répugne souverainement à admettre son corollaire direct : que par des choix responsables nous pouvons au contraire favoriser pour eux une existence authentiquement humaine, autrement dit – risquons ici le mot fatidique – faire faire des progrès à l’humanisation.
Son projet même est de créer des circonstances plus favorables à l’humanisation de tous qui relèverait inexorablement du mythe eschatologique où l’homme est voué au rôle de simple moyen pour une fin totalitaire.
D’où l’extraordinaire paradoxe d’une « éthique de l’avenir » qui commence par retirer à l’idée de l’avenir son principal contenu éthique : la représentation de fins humaines toujours plus exigeantes à réaliser, donc l’effort pour surmonter l’un après l’autre les obstacles historiques auxquels elles achoppent.
 
 
 
 
 
 
 
 
Chapitre IV : La contestation de la morale comme idéologie
 
 
1) Nietzsche
 
 
Nietzsche définit l’idéologie comme un ensemble de jugements de valeur (Wertschätzungen). Ceux-ci fixant les normes de l’action par quoi un être vivant essaye de conformer le monde à ses intérêts propres, Nietzsche choisit d’appeler «  morale » « tout système de jugements de valeur qui est en relation avec les conditions d’existence d’un être » (XV, 334). Mais, Nietzsche réserve le terme de morale à l’idéologie qui sous-tend l’idéalisme métaphysique. D’où la définition du terme de morale, qui surdétermine le concept primitif : « Une idiosyncrasie de décadents guidés par l’intention cachée de se venger de la vie, intention d’ailleurs couronnée de succès » (XV, 125).
 
La décadence et le désir
 
Nietzsche, scrutant les symptômes de cette maladie de la vie au cœur de la civilisation européenne, brosse un tableau accablant de notre modernité. Mais, plus importante que cette description est l’interprétation que suggère Nietzsche de la décadence en fonction de sa théorie de la volonté de puissance elle-même. La morale, en effet, est la production idéologique du décadent, lequel, à son tour, n’est que le porte-parole d’un certain type de vie.
En dernière analyse, le fait ultime auquel on parvient lorsqu’on descend vers l’origine des valeurs, c’est précisément le fait (Faktum) de la volonté de puissance. Cette origine est à la fois unitaire et scindée en deux pôles antagonistes : « la volonté de vie » et « la volonté du néant » (XV, 432). Cela signifie que toute existence concrète relève ou de la force, c’est-à-dire d’une volonté de puissance ascendante qui affirme la vie et la réalité, ou de la faiblesse, c’est-à-dire d’une volonté de puissance débile qui n’aspire plus qu’au repos, à la capitulation, bref, au néant. Et c’est ce néant qu’elle sacralise en le nommant l’Idéal, l’« être », Dieu !
 
 
Généalogie de la morale, Friedrich Nietzsche, 1887.
 
« Un écrit polémique, pour compléter et éclairer Par-delà bien et mal, récemment publié et en accentuer la portée », c’est ainsi que Friedrich Nietzsche (1844-1900) présente la Généalogie de la morale.
 
L’esprit de ressentiment
 
« Dans quelles conditions l’homme s’est-il inventé à son usage ces deux évaluations : le bien et le mal.Et quelles valeurs ont-elles par elles-mêmes ? » C’est en « médecin de la civilisation » que Nietzsche porte son diagnostic : tout ce qui, jusqu’à présent, s’est annoncé comme morale n’est que signe de décadence, symptômes d’une vie affaiblie. Les origines du symptôme sont multiples, voire hétérogènes et les forces actives et réactives à l’œuvre dans l’histoire demeurent cachées. Le généalogiste ira donc les débusquer sous et dans les évidences les mieux ancrées dans nos habitudes ancestrales de penser et de vivre.
 
Dans Ecce Homo (posthume, 1908), Nietzsche résume le sens des trois dissertations qui composent la Généalogie :
« La vérité de la première dissertation est la psychologie du christianisme – le christianisme né de l’esprit du ressentiment [...] la grande insurrection contre la domination des valeurs aristocratiques. » Les valeurs morales sont la création de « prêtres » qui valorisent l’esprit au détriment du corps : morale d’esclaves contre morale des maîtres.
Le « ressentiment » est ce sentiment engendré par une force qui est séparée de ses pouvoirs d’agir. Il est « esprit de vengeance », incapacité d’oublier, désir de conserver ou de retourner au passé censé se tenir plus près des véritables valeurs que le présent.
 
La pulsion nihiliste
 
« La deuxième dissertation donne la psychologie de la conscience morale. [...] C’est l’instinct de cruauté qui se retourne contre lui-même, une fois qu’il ne peut plus se décharger à l’extérieur. » Véritable intériorisation du ressentiment, la « mauvaise conscience » ou « culpabilité » engendre, par un processus de « sublimation » proche de celui que Freud saura interpréter, par exemple dans Malaise dans la civilisation, des formes « policées » (la justice, le droit) qui ne sont en fait que des métamorphoses d’une cruauté sous-jacente. Derrière tout processus de civilisation est tapie une barbarie qui prend les masques rassurants de son contraire.
 
« La troisième dissertation répond à la question de savoir d’où provient la puissance immense de l’idéal ascétique, de l’idéal sacerdotal, bien qu’il soit sans doute l’idéal nuisible par excellence, un « vouloir-mourir », un idéal de décadence. » Le « vouloir-souffrir » est la conséquence de l’intériorisation analysée dans la précédente dissertation. Le terme de nihilisme est ce qui la caractérise le mieux : « vouloir le rien plutôt que ne rien vouloir ».
 
Retourner le platonisme, « transvaluer toutes les valeurs », c’est ainsi que Nietzsche caractérise sa tentative quasi prométhéenne.
Deleuze, Fink, Foucault et quelques autres sauront se reconnaître dans cette pensée.
 
 
 
 
2) Marx
 
Pour Marx l’idéologie est la conscience inversée que les hommes prennent de leurs rapports réels, parce que ces rapports sont réellement inversés.
 
 
La critique radicale de Marx
 
Pour Marx, cette étroitesse de la morale de Kant, trahit le sous-développement de l’Allemagne qui s’en tient à un idéalisme éthique, à un moment où l’Angleterre en est à la révolution industrielle, et la France à la révolution politique.
Or, selon l’analyse de Marx, détachée de l’économie et de la politique, « la morale, c’est l’impuissance mis en action ; toutes les fois qu’elle s’attaque à un vice, elle a le dessous. »
La dénonciation de cette morale laïque, comme de la religion, doit « aboutir à cet enseignement que l’homme est pour l’homme l’être suprême, c’est à dire à l’impératif catégorique de renverser tous les rapports qui font de l’homme un être humilié, asservi, abandonné, méprisable. »
 
 
 
 
Chapitre V : Le fondement de la morale
 
 
1) D’où viennent les impératifs moraux : le contenu des devoirs ?
 
D’un point de vue biographique et historique (celui que nous avons évoqué), la réponse ne fait pas de doute : le souci de Kant et le ressort de sa réflexion, c’est de consacrer les valeurs de la religion chrétienne, sans référence aux dogmes de la religion, en les faisant apparaître comme immanentes à la conscience de l’homme en tant que tel.
Cela explique la reprise de la réflexion kantienne par l’éthique contemporaine qui doit fonder ces mêmes valeurs dans la dimension laïque d’un Etat républicain.
 
En fondant la morale sur la forme universelle de l’obligation, Kant a mis entre parenthèse la question du contenu des impératifs.
« Une telle façon de voir suscite un doute majeur, écrit Lucien Sève : Où est la preuve que ce prétendu fait a priori n’est pas en réalité un acquis de la conscience individuelle et/ou collective ? »
 
Cet « a priori » du contenu de la morale est mis en cause dès le milieu du XIX°siècle par Marx qui analyse la base historique et sociale des idéaux, par Nietzsche qui trouve dans la volonté de puissance l’origine de la création des valeurs, par Freud qui voit dans la morale la sublimation des conflits, jusqu’à la sociologie qui, rattachant la morale à l’évolution des mœurs, explique la transcendance des valeurs par leur appartenance à la conscience collective.
 
Quelle que soit l’interprétation, la question est posée de la base de la morale et de la genèse des valeurs. C’est à cette question que toute réflexion sur la morale doit répondre si elle veut comprendre le lien de la morale avec la pratique sociale (et politique) des hommes.
 
Mais, nous l’avons vu, la réflexion de Kant se réclame d’une analyse de la moralité telle qu’elle est appréhendée par la conscience commune.
A suivre l’analyse de Kant, la moralité, est tout entière suspendue à la représentation d’une loi obligeant du dedans notre volonté.
 
2) D’où dérive cette représentation elle-même du devoir par les agents ? 
 
D’où vient que les individus, lorsqu’ils ont conscience de se conduire moralement, se représentent la moralité comme une obligation ?
Cette question est, pour Kant, sans objet : C’est un pur fait de la raison.
Elle est pour nous essentielle.
Comment comprendre que la transcendance des valeurs s’imposent à nous sous la forme des impératifs moraux, c’est à dire de contraintes, pendant que, dans le même temps, l’obligation d’y souscrire ou, selon Kant, de les respecter, est immanente à la conscience de l’individu que nous sommes ?
C’est le secret de ce qu’on appelle « la conscience morale » qu’il faut mettre à jour, si l’on veut comprendre l’« inhabileté fatale » (selon l’expression de Ricoeur) qui semble liée à cette mise en pratique des valeurs, qu’on désigne par le terme d’éthique.
 
C’est cette inhabileté qu’il faut maintenant explorer, qui risque bien de se révéler comme un divorce entre la morale et l’action concrète.
L’universalisation du principe qui est le premier critère de l’obligation morale d’un acte peut-elle nous permettre de mettre en pratique la moralité ?
 
Si l’on soutient qu’au cours de tout le développement historique, les rapports des hommes entre eux ont toujours été conditionnés par leurs intérêts de classe, on peut comprendre ce que Nietzsche a appelé la « généalogie de la morale » : ce sont les hommes eux-mêmes qui sont contraints de convertir en idéaux les objectifs qu’ils poursuivent en tant que membres d’une classe. Les antagonismes de classe, dont la base reste le conflit des intérêts économiques, a lieu sur le terrain politique. Aucune classe ne peut faire triompher ses intérêts, sans que les individus qui la composent universalisent leurs objectifs sous forme de valeurs transcendantes. La transcendance des valeurs, qui les fait apparaître comme des réalités « idéales » indépendantes du réel concret, repose sur l’ignorance par les hommes du processus historique qui constitue leur genèse.
Mais ce sont bien les hommes, non pas les classes, qui sont les « créateurs » des valeurs ; non pas, comme le voulait Nietzsche, pour affirmer leur puissance ou exprimer leur ressentiment, mais pour donner un sens humain à leur vie. La transcendance des valeurs, par quoi les individus (se) dissimulent leurs objectifs de classe est en même temps un immense processus civilisationnel.
Car, pour vivre comme des « hommes », affirmer leur « humanité » à travers les péripéties cruelles d’une histoire, les individus, à chaque époque, sont contraints de se dissimuler la réalité de leur vie en idéalisant leurs rapports, en valorisant leur image, en convertissant en idéaux les objectifs qu’ils poursuivent, en découvrant au delà des buts de leurs actes une finalité de leur vie. C’est l’éthique qui vient donner sens à la vie « pratique », où les individus, aux prises avec leurs conditions d’existence, doivent reproduire leur vie.
 
 
 
 
 
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